D'encre et d'exil 10 : Trajectoires russes

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D’ ENCRE ET D EXIL 10 T RAJECTOIRES RUSSES Dixièmes rencontres internationales des écritures de l’exil Entretiens avec Nicolas Bokov Sergueï Bolmat Mikhaïl Chichkine Anne Coldefy-Faucard Jean-Michel Guenassia Leonid Guirchovitch Luba Jurgenson Laetitia Le Guay Natacha Leytier Leonid Livak Tatiana Marchenko David Markish Irina Muravieva Michel Parfenov Maria Rybakova Nikita Struve Cécile Vaissié avec un hommage à Vassili Axionov En actes

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Dixièmes et dernières rencontres internationales des écritures de l'exil. Du 26 au 28 novembre 2010, la Bpi a invité des écrivains russes, des chercheurs et spécialistes de la littérature russe à partager leurs expériences de l'exil avec le public.

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D’ENCRE ET D’EXIL 10TRAJECTOIRES RUSSES

Dixièmes rencontres internationales des écritures de l’exil

Entretiens avecNicolas Bokov

Sergueï BolmatMikhaïl Chichkine

Anne Coldefy-FaucardJean-Michel Guenassia

Leonid GuirchovitchLuba JurgensonLaetitia Le GuayNatacha Leytier

Leonid LivakTatiana Marchenko

David MarkishIrina MuravievaMichel ParfenovMaria Rybakova

Nikita StruveCécile Vaissié

avec un hommage à Vassili Axionov

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Président du Centre PompidouAlain Seban

Directeur de la BpiPatrick Bazin

Délégué à l’Action culturelleet à la CommunicationPhilippe Charrier

Chef du service AnimationEmmanuèle Payen

Chef du service Édition/DiffusionArielle Rousselle

RencontresConception et organisationFlorence Verdeille-OsowskiConseil scientifiqueMichel Parfenov

PublicationChargés d’éditionMichel ParfenovArielle Rousselle

Mise en pageJean-Michel Wavrant

Conception graphique Claire MineurÉlisabeth Livolsi

Avertissement : L’adaptation de ces entretiens de l’oral à l’écrit ont pu entraîner des modifications de style ou de forme, ce qui explique les différences éventuelles entre cette publication et l’enregistrement réalisé lors des rencontres.

Écoutez les rencontres sur le site :http://archives-sonores.bpi.frCatalogue des éditions :http://editionsdelabibliotheque.frDistribution numérique :GiantChair

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2011 ISBN 978-2-84246-153-9

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« Une soirée au théâtre. Après le spectacle, le public s’apprête à se rendre aux vestiaires pour prendre les manteaux de

fourrures et rentrer à la maison – or, il n’y a plus de fourrures, ni de maisons : tout a brûlé – c’est en ces termes que Vassili

Rozanov, philosophe et essayiste, décrit la révolution russe qui, en 1917, mettait fin à ce théâtre qu’était la Russie.

Une nouvelle époque commençait, qui n’avait rien à voir avec le passé dont plus grand chose ne subsistait. »

Elena Balzamo,préface au Nouvel Abécédaire russe,

de Katia Metelizza, Les Allusifs, 2010.

« La souffrance est inutile. Mais l’on doit souffrir avant de pouvoir comprendre qu’il en est ainsi. C’est alors seulement,

de surcroît, que la vraie signification de la souffrance humaine devient claire. Au dernier moment désespéré – lorsqu’on ne peut

plus souffrir ! – quelque chose advient qui tient du miracle. La grande plaie ouverte qui drainait le sang de la vie se

referme, l’organisme fleurit comme une rose. On est enfin “libre” et non pas “avec la nostalgie de la Russie” mais avec la nostalgie de toujours plus de liberté, toujours plus de félicité.

L’arbre de la vie est maintenu vivant non par les larmes mais par la certitude que la liberté est réelle et éternelle. »

Henry Miller,Plexus, Paris, Buchet-Chastel, 1952.

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Sommaire

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2011 ISBN 978-2-84246-153-9

L’émigration des écrivains russes en France, le Paris des écrivains russesAvec Tatiana Marchenko, Nikita Struve, Jean-Michel Guenassia, Anne Coldefy-Faucard, Cécile VaissiéModérateur : Leonid Livak

Aux quatre coins du monde, les raisons du départAvec Sergueï Bolmat, Mikhaïl Chichkine, Irina Muravieva,Modérateur : Michel Parfenov

Écrire en exil, le rapport à sa langue et à son paysAvec Mikhaïl Chichkine, David Markish, Maria RybakovaModératrice : Luba Jurgenson

L’exil, une chance pour l’écriture ?Avec Nicolas Bokov, Leonid Guirchovitch, Irina MuravievaModératrice : Anne Coldefy-Faucard Hommage à Vassili AxionovAvec David Markish, Laetitia La Guay, Natacha LeytierModérateur : Michel Parfenov

Biographie et bibliographie des intervenants

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L’émigration des écrivains russes en France, le Paris des écrivains russes

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2011 ISBN 978-2-84246-153-9

Avec Tatiana Marchenko, Nikita Struve, Jean-Michel Guenassia, Anne Coldefy-Faucard, Cécile VaissiéModérateur : Leonid Livak

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Leonid Livak : Je vous propose de commencer ces rencontres en évoquant les trois vagues de l’émigration russe en France. La première a eu lieu dans l’entre-deux-guerres, durant les années 1920-1930 ; la deuxième dans l’immédiat après-guerre, après la Libération. Cette deuxième vague était essentiellement constituée de personnes déplacées, parmi lesquelles beaucoup d’intellectuels et d’écrivains. La troisième vague d’émigration vers la France a lieu à la fin des années soixante, et surtout dans les années soixante-dix.

Dans les années 1920 et 1930, Paris est le centre culturel et politique de la première vague de l’émigration russe antisoviétique. La visibilité des Russes dans le tourbillon culturel des années vingt et trente en France n’est pas tellement due à leur nombre – puisque contrairement au mythe très répandu, le nombre des Russes en France n’a jamais dépassé une centaine de milliers d’individus –, mais elle relève plutôt de la composition socioprofessionnelle de cette émigration, ou de ce qu’on appelle aujourd’hui la « Russie en exil ». On y trouve en effet, non seulement tout ce qui avait en fait compté – à une exception près (Alexandre Blok et Fiodor Sologoub tâchent de quitter la Russie mais n’y parviennent pas ; Andreï Biély retourne après un bref exil à Berlin) – dans la vie culturelle russe avant le coup d’État bolchevique, mais aussi une jeune génération qui ne se lance dans la création littéraire, artistique et intellectuelle qu’en exil. Ainsi en est-il de Nina Berberova, Vladimir Nabokov, etc. Les deux générations sont unies dans la même résolution de résister à la culture et à l’idéologie soviétiques.

Ainsi, au début des années vingt, un journaliste français observe-t-il : « C’est presque tout le cerveau russe qui aura habité la France pendant des années. Sachons le voir et l’apprécier. » Contrairement à un autre mythe, également très tenace et très répandu, la France de l’entre-deux-guerres s’est montrée très sensible au voisinage de l’élite culturelle russe comme en témoigne la presse et l’édition françaises de l’époque. On peut dire aujourd’hui, sans exagération, que par sa diversité créatrice, son intensité, et surtout par son engagement dans la vie culturelle et intellectuelle française, la place de l’émigration russe n’a pas de précé-dent dans les annales de l’émigration en Europe moderne. Étouffée sous l’occupation nazie, la vie culturelle russe n’a pas retrouvé son envergure dans la France libérée, surtout du point de vue de l’interaction des élites artistiques et intellectuelles russes et françaises. La logique de la guerre froide, très distincte en France de celle du monde anglophone, produit au sein de l’intelligentsia française une indifférence presque complète vis-à-vis de la « Russie en exil », une attitude qui ne commence à changer que vers la fin des années soixante-dix. Ainsi, l’expérience culturelle et intellectuelle d’un écrivain russe en France avant 1940 n’a-t-elle que très peu en commun avec celle des immigrés des deuxième et troisième vagues, d’où la préférence de ces derniers pour les États-Unis ou bien pour l’Allemagne de l’Ouest comme pays plus ouverts à leur sensibilité politique.

Force est de constater qu’un tel climat avait rendu inévitable le départ de vastes archives de documents sur l’émigration russe en France vers les États-Unis et la Grande-Bretagne. On les y retrouve dans des collections de bibliothèques universitaires prestigieuses. Mais aujourd’hui,

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heureusement, nous sommes très loin de la situation d’il y a vingt ans où un lecteur français en quête d’informations sur l’émigration russe en France aurait trouvé davantage de sources fiables en anglais qu’en français. Je me réjouis surtout d’observer que l’étude de la « Russie en exil » n’est plus considérée comme une affaire strictement russe, mais plutôt comme un chapitre incontournable pour une compréhension plus approfondie et nuancée de l’histoire culturelle française et européenne. C’est pourquoi j’ai demandé aux participants de cette table ronde de prendre pour cadre thématique « L’émigré russe et la culture française » – Paris et la France étant des lieux mythiques de l’imaginaire russe.

Avant de passer la parole aux participants, j’ai le plaisir de les présenter.

Tatiana Marchenko, docteur ès lettres, diplômée de l’université de Moscou et de l’Académie des sciences de Russie, est auteur de nombreux ouvrages sur la littérature russe et notamment du livre intitulé Les Écrivains russes et le prix Nobel de littérature. Tatiana Marchenko dirige le département de littérature et des cultures au centre d’études Les diasporas russes fondé à Moscou par Alexandre Soljenitsyne. Elle se consacre actuellement à l’étude de l’œuvre artistique d’Ivan Bounine et aux problèmes de la réception critique qu’a connue en Europe la littérature russe émigrée.

Jean-Michel Guenassia, diplômé en droit, scénariste, écrivain, est l’auteur du roman Le Club des incorrigibles optimistes auquel a été décerné le prix Goncourt des lycéens. Il s’intéresse au parcours politique des émigrés russes en France et à l’accueil qu’ils ont reçu, surtout après la Libération, de la part de l’intelligentsia française dominée en grande partie par le Parti communiste français.

Nikita Struve, professeur émérite des universités, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’église et l’histoire religieuse russes, et plus récemment d’une monographie sur les soixante-dix ans d’émigration russe. Il est le président du groupe de recherches sur l’émigration russe au Centre d’études slaves à Paris. Il dirige la maison d’édition YMCA Press dont le nom fait partie de l’histoire culturelle et intellectuelle de l’émigration russe en France.

Anne Coldefy-Faucard, docteur ès lettres, enseigne la littérature russe à Paris IV où elle anime également un séminaire de traduction littéraire. Traductrice et cofondatrice des éditions L’Inventaire, Anne Coldefy-Faucard codirige la collection de littérature et de documents russes Poustiaki aux éditions Verdier.

Cécile Vaissié, professeur des universités en études russes et soviétiques, dirige le département de russe de l’université Rennes II. Elle a publié de nombreuses études sur la vie littéraire et intellectuelle russe après la Seconde Guerre mondiale : sur l’instrumentalisation de l’intelligentsia russe par les autorités politiques, mais aussi sur la lutte d’une partie de cette intelligentsia pour la liberté de pensée et d’expression.

Nous commencerons par Tatiana Marchenko qui va nous parler d’Ivan Bounine.

Tatiana Marchenko : Lorsque les immigrés de la première vague, notam-ment les écrivains, se sont retrouvés à Paris, on ne peut pas dire qu’ils ne maîtrisaient pas la langue française. Nombreux étaient ceux qui l’avaient

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apprise à l’université, qui la parlaient relativement bien mais hésitaient à la parler, craignant de s’exprimer de façon imparfaite. C’est un syndrome qui m’afflige également et j’espère que Pierre Skorov 1 qui traduit ici mes propos, m’aidera à leur donner le sens que je voudrais transmettre à notre auditoire français. Il y a des représentants heureux de la littérature, de la culture, dont la biographie personnelle correspond à des événements importants dans l’histoire de leur pays. C’est le cas d’Ivan Alexeïevitch Bounine. Il est très facile de se rappeler les dates de sa naissance et de sa mort 2 car il est né l’année de la naissance de Lénine et il est mort l’année de la mort de Staline. Par bonheur, étant encore vivant à la mort de Staline, il a eu le temps d’en avoir connaissance. La vie de Bounine a coïncidé souvent avec l’histoire de son pays. Ainsi, l’année dans laquelle nous sommes – 2010 – marque-t-elle un anniversaire en ce qui le concerne, puisqu’il est arrivé à Paris en 1920, il y a quatre-vingt-dix ans, en même temps qu’elle correspond aux quatre-vingt-dix ans de l’exil russe – qu’on ne célèbre pas car c’est une date tragique pour notre pays. Après la révolution d’octobre, l’armée blanche a dû quitter les confins de la Russie et une masse d’émigrés, une vraie « vague » – j’utilise ce mot à dessein – s’est retrouvée en France et y a pris racine.

Bounine est lié de plusieurs façons à la France, et notamment à travers trois étapes particulièrement marquantes. Au début de l’émigration, en 1921 ou 1922, en l’honneur d’un anniversaire lié à Molière, un banquet a eu lieu où des émigrés russes ont été invités et ils se sont sentis blessés non pas tant du fait qu’on prêtait ou non attention à ce qu’ils disaient, mais par la gêne occasionnée par les vêtements qu’ils portaient… Bounine a noté dans son journal : « Tout le monde est en frac, sauf nous. Que sommes-nous pour eux ? Des malheureux Russes ! Tout le monde est en habit, sauf nous ! » En 1933, quelque dix années plus tard, Paris est le lieu d’une émotion de nature tout à fait différente : Bounine est le premier lauréat russe du prix Nobel de littérature. Immédiatement, il déménage de son minuscule appartement de la rue Jacques-Offenbach à Paris pour s’installer à l’hôtel Majestic, où il loue la meilleure suite. Le nom même de l’hôtel, « Majestic », devait le flatter car la délégation russe à Stockholm aimait à rappeler en plaisantant que, recevant le prix des mains du roi de Suède, au lieu de dire « Votre Majesté », Bounine avait failli dire « Votre Majestic », tant il se plaisait dans cet hôtel et était heureux de se retrouver enfin en frac ! Un chercheur a appelé cette pléiade russe : « la littérature du monde en habit ». Bounine avait récupéré ainsi une apparence qui lui semblait plus appropriée. Voilà enfin notre Russe en frac à l’hôtel Majestic ! Et qu’importe si les femmes de chambre, ne sachant pas ce qu’est le prix Nobel, l’appellent « brie Nobel » comme s’il s’agissait d’un fromage !

Mais Bounine ne revint à Paris, après avoir longtemps séjourné à Grasse, qu’après la guerre et, de nouveau, Paris redevint pour lui une ville triste. L’époque était passée où il se réjouissait de porter l’habit ; beaucoup de choses avaient changé dans la France d’après-guerre. L’Union soviétique, et donc la Russie, avait beaucoup changé également. Le monde entier avait changé et, une fois encore, Bounine se trouvait lié à l’histoire de son pays.

À la Libération, en 1945, la question du retour des émigrés dans leur patrie se pose de façon très aiguë. Beaucoup d’entre eux, surtout parmi ceux qui étaient plus jeunes que Bounine, avaient participé à la Résistance, à la

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lutte contre l’Allemagne hitlérienne et ils s’étaient ainsi créé des liens avec le grand vainqueur de la guerre, l’Union soviétique. Bounine assistait aux réunions de l’ambassade, mais il ne retourna jamais en Russie. Il est curieux qu’il écrive à un ancien ami : « J’ai envie de rentrer chez moi. » Qu’est-ce à dire pour un écrivain qui a passé près d’un tiers de siècle en France ? Il voulait revenir en Russie, certes, mais dans celle du XIXe siècle. À Stockholm, lors d’une interview qu’il accorda aux journalistes suédois, il déclara que sa deuxième patrie était devenue la France, le pays qui l’avait hébergé. Il est intéressant de noter que pratiquement tous les journaux français ont rapporté cette phrase sympathique, tellement il était agréable de constater qu’un émigré russe, se souvenant que la France l’avait accueilli, lui affirmait sa reconnaissance en recevant son prix Nobel.

Mais Paris n’est pas la France et il n’est pas sans intérêt de noter que Bounine a importé en France cette opposition entre la ville et la province, familière aux amateurs de littérature russe. Cette opposition entre la ville et la nature, entre l’homme artificiel et l’homme à l’état de nature, remonte au romantisme, à Rousseau, et elle demeure très vive chez Bounine. L’écrivain a passé beaucoup de temps dans les Alpes méditerranéennes. Il vivait un peu en hauteur, dans l’arrière-pays, à Grasse, la ville des fleurs et des parfums. Il régnait en quelque sorte sur cette petite ville où il s’élevait au-dessus de la France et de son propre exil.

Les notions de locus amœnus et locus terribilis – endroit rêvé et endroit horrible – trouvent un reflet dans sa création. Nombreux sont ceux qui croient que Bounine, durant son émigration, n’a écrit que sur la Russie. C’est en partie vrai : Paris et la France n’apparaissent que de façon secondaire dans son œuvre, mais on peut tout de même évoquer ces apparitions. En 1923 – on se souvient qu’il est arrivé à Paris en 1921 –, il écrit son premier récit sur un thème français. « La Flamme dévorante » se passe à Paris. Bounine, en écrivain honnête, décrit combien Paris est merveilleux au printemps lorsque les arbres sont en fleurs et comme les boulevards sont magnifiques lorsque ces fleurs éclosent. Mais ce qu’il a dans le cœur, en vérité, c’est la description d’un crématoire. Lorsque je parle de ce récit avec mes collègues russes, on me dit qu’il a trop lu Zola… La description de ce crématoire est assez symptomatique. Ce crématoire en plein centre-ville, qui dévore l’homme sans que rien n’en subsiste, est un enfer ouvert dans ce merveilleux Paris printanier. Non que Paris soit aussi terrible, mais pour les émigrés, c’est un fait : « À Paris, il pleut. » On pourrait presque faire une thèse sur le sujet ! Quand on lit la première vague d’émigrés, on a l’impression qu’il pleut tout le temps à Paris ; c’est à croire que ces gens sont venus d’Afrique à Paris et n’ont jamais vu un ciel gris ! Il y pleut, il y pleut sans cesse ! Et pourtant Bounine aime beaucoup décrire le printemps à Paris parce que, pour la conscience russe orthodoxe, le printemps à Paris, c’est le temps de Pâques. Et opposé à la résurrection, à ce printemps, il y a la mort. La mort de la Russie, évidemment. C’est ce qui lui semble évident. Dans ce récit de 1923, il n’a rien trouvé de mieux à Paris qu’un crématoire au Père Lachaise. Peu à peu, Paris acquiert de plus en plus les traits de ce locus horribilis.

Le récit suivant, « Bernard », a été écrit en utilisant un certain nombre d’éléments de la biographie de Maupassant dans laquelle il y a un passage magnifique. Bernard, c’est le marin avec lequel Maupassant passe beau-

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coup de temps à Antibes avant de revenir mourir à Paris, à la clinique du docteur Blanche. Paris est le lieu de la mort et la Méditerranée le lieu de la vie. Il n’est pas difficile d’expliquer cette opposition. Avant la révolution, pour n’importe quel Russe cultivé qui se rendait en France, Paris était un endroit de culture, un endroit attractif, et devenait une étape entre le passé et l’avenir. L’émigré y attend peut-être le retour en Russie ou le départ pour une Russie à venir – Russie du passé ou Russie d’avenir ? En tout cas, Paris est une étape transitoire. Et ce lieu de transit ne peut pas être heureux.

J’ai regardé quels livres de Bounine étaient présents aujourd’hui en librairie à Paris et j’y retrouve les mêmes titres, dans de nouvelles traductions, que ceux qui paraissaient du vivant de Bounine : Le Monsieur de San Francisco ou Le Village, Soukhodol, La Vie d’Arseniev, L’Amour de Mitia. Je n’ai pas trouvé toutefois Les Allées sombres, même si je sais que ce récit existe en traduction. Il a été écrit par Bounine à Grasse, pendant la guerre, en octobre 1940, et, dans ce recueil, un seul récit éponyme – « À Paris » – a pour thème Paris. C’est un récit écrit par un émigré. On y entend des gallicismes, des noms propres au parler des émigrés – les gens commandent par exemple deux chachlik, ou « un rouge » – en français dans le texte. Les protagonistes sont tous des émigrés. À cette époque, un certain nombre des connaissances de Bounine vivaient sous les bombardements à Paris ; d’autres, comme Marc Aldanov, étaient partis aux États-Unis et appelaient Bounine à les suivre dans le Nouveau Monde. Paris, finalement, acquiert cette image qu’il avait déjà dans la conscience émigrée russe : il cesse d’exister, de la même manière que quelques dizaines d’années auparavant la Russie avait cessé d’exister. Paris devient un point d’adieu avec la Russie et lui-même. Il est curieux de voir la façon dont Paris est décrit ici. En 1923, seul un endroit particulier, le crématoire, est évoqué. Désormais, Paris devient une incarnation de l’Enfer, en particulier le métro, décrit comme les portes de l’Enfer, avec des nuages de fumées noires, des nuées de gens, des foules qui s’y engouffrent… La Seine coule comme du souffre. Et, pour Paris, c’est un adieu. Ce n’est plus seulement un adieu avec la Russie du passé, mais c’est aussi un adieu au Paris russe qui est de nouveau opposé à la Russie. La Russie, c’est à nouveau le pays où tout est autre, différent, où un vent frais souffle sur les prairies, emportant les morts vers la nature et pas dans des cavernes infernales. En France, à Paris, Bounine éprouve la même chose que l’héroïne de « À Paris ». Dans ce récit, le troisième jour de Pâques, au printemps, la femme du héros revient à la maison en deuil. La septième journée chaude de printemps, quelque part dans le ciel de Paris, flottent des nuages et tout parle de la fin de sa jeune et nouvelle vie. À la maison, elle pleure, implorant la merci de « Quelqu’un ». Ce mot « Quelqu’un » est très important. Dans un autre récit, Bounine dit : « Quelqu’un est sans miséricorde. » De là vient cette opposition entre le locus terribilis et le locus amœnus de jadis. « Quelqu’un » à la place de Dieu. Si Dieu n’est plus là, cet endroit n’est plus idéal. Le paradis est perdu. Le paradis perdu, c’est la Russie, et le paradis retrouvé, ce sont des retrouvailles promises aux cieux.

Bounine ne croyait pas qu’il retournerait un jour en Russie, donc il ne pensait pas qu’il y aurait de paradis pour lui. Le paradis perdu, restaient sa villa à Grasse et son appartement au n° 1 de la rue Jacques-Offenbach. L’immeuble dans lequel il a vécu est toujours intact et il fait toujours l’objet

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d’un véritable pèlerinage de la part de personnes modestes qui viennent de Moscou, semaine après semaine, photographier la plaque commémorative que nous y avons apposée il y a quinze ans :

Ici a vécu de 1920 à 1953Ivan BounineÉcrivain russe

Prix Nobel 1933Ces gens demandent inévitablement au concierge de l’immeuble ou aux

femmes de ménage qui en sortent de pouvoir entrer voir la cage d’escalier, de pouvoir se mettre aux fenêtres pour regarder la rue comme Bounine la voyait. Et Paris revient vers Bounine, de la même manière que nous, chercheurs, retrouvons maintenant son œuvre. Et Bounine revient aussi aux Français, non plus comme un écrivain secondaire, non plus comme un écrivain émigré, mais comme un grand classique russe.

Leonid Livak : Tatiana Marchenko vient de nous parler de la place que Paris et la France occupent dans les écrits d’Ivan Bounine. Vous qui l’avez connu personnellement, Nikita Struve, de même que vous avez connu d’autres écrivains de la première vague, que pouvez-vous dire sur la place que la France et la culture française, essentiellement Paris, ont tenue dans leur vie quotidienne ?

Nikita Struve : Je crois que je suis l’un des derniers en France à avoir bien connu Bounine, à partir de 1946, donc lors de son retour à Paris. J’étais jeune bien sûr, mais nous avons eu davantage qu’un contact – une rencontre. Il s’est intéressé à moi en partie parce qu’il avait perdu son fils unique. Ce qui l’intéressait, c’était précisément l’Autre, auquel il prêtait beaucoup d’attention. Mais, comme vous l’avez dit, Bounine n’a pas vécu à Paris, il a vécu dans le Paris russe où, fils d’émigré, j’ai vécu également. C’était dans le 16e arrondissement – un peu plus cossu que le 15e à l’époque ou que Boulogne-Billancourt –, où il y avait une Russie en miniature, avec deux églises. Il y avait également un magasin très couru, que Bounine fréquentait, du moins les premières années. On pouvait l’y rencontrer de 1947 à 1949, avant qu’il ne vieillisse et ne sorte alors plus beaucoup de chez lui. C’était une épicerie en même temps qu’une sorte de café. Les Russes du quartier, et même d’autres quartiers, s’y rencontraient. Je n’ai jamais eu l’impression que Bounine ait véritablement connu la France, ni même qu’il s’y soit beaucoup intéressé. C’est peut-être logique : les écrivains qui ont quitté la Russie aux environs de cinquante ans étaient des écrivains déjà affermis, célèbres. Ils bénéficiaient d’un atout que n’avaient pas les jeunes, l’enracinement. Et un enracinement dans une grande culture car, en 1914, la culture en Russie était à son plus haut niveau. Par différents aspects de sa culture, la Russie était sur le point de dépasser l’Occident, ou d’être quasiment à la tête de l’Occident, avant que ne survienne la tragédie qui a ruiné sa culture. Un écrivain doit être enraciné. Il n’y a pas d’écrivain déraciné. Je suis peut-être un peu trop formel sur ce point mais le rôle de l’écrivain étant de vivre de ses souvenirs, en l’occurrence ici de la Russie qu’il avait connue, son intérêt pour la France était généralement très médiocre. Je me demande si Bounine a lu beaucoup de livres en français.

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En tout cas, il évitait de parler français, et quand il le parlait, c’était avec un accent très prononcé. Il a peut-être lu en Russie les écrivains français qui étaient traduits à l’époque. Mais qu’il ait été ouvert à cette littérature à Paris, je n’en suis pas certain et peut-on vraiment le lui reprocher ? Il est arrivé porteur de tout l’univers qui avait fait de lui un écrivain et cet univers était essentiellement russe. Le fait qu’il ait pu confondre « Majesté » et « Majestic » est quand même révélateur. Non, ce n’est pas tout à fait une chutka 3…

Nikita Struve : Vous m’avez interrogé sur Bounine mais il y avait d’autres écrivains. Dans le contexte d’après-guerre, j’oppose toujours à Bounine, un autre écrivain arrivé en France à l’âge de cinquante ans à peu près, Alexis Remizov, moins connu que Bounine parce que moins lisible, à la fois en russe et en traduction.

Léonid Livak : Et pourtant abondamment traduit en français.

Nikita Struve : Le cas de Remizov est un peu particulier. Il vivait aussi de ses souvenirs, ce qui finalement est le problème de ces écrivains arrivés en France à la cinquantaine, mais en ce qui le concerne, c’est un peu diffé-rent. D’une certaine façon, le déracinement a moins joué pour lui, en ce sens qu’il vivait dans un univers poétique, mythique, symbolique et qu’il a connu une insertion un peu plus importante dans les milieux littéraires français, en particulier grâce au directeur de Gallimard et de la NRF, et à Brice Parain, penseur et philosophe avec lequel il a eu de nombreux contacts – et qui, d’ailleurs, était marié à une Russe. En ce sens il était moderniste. Il était un peu absurdiste aussi sur les bords ; en fait c’est quelqu’un qu’il est difficile de qualifier en quelques mots. Il habitait le même quartier que celui que nous habitions avec Bounine. Il m’arrivait de rencontrer Remizov, en particulier pendant la guerre, faisant la queue, transi, etc., mais il ne se plaignait jamais. Et pour cause : il vivait dans un monde imaginaire, dans un monde reconstitué, inventé et c’est ce qui lui a permis, d’une certaine façon, de survivre sans aucune rancœur.

Leonid Livak : En d’autres termes, vous dites que la France n’existait pas vraiment pour Bounine et Remizov ?

Nikita Struve : Remizov faisait preuve quand même d’une certaine insertion. C’est un écrivain qui a beaucoup travaillé sur les détails, les spécificités, tout en les inventant et les imaginant. Il était à la fois réaliste et imaginaire – c’est d’ailleurs ce qui fait la valeur de ses livres. On y est à la fois dans la réalité – le 16e arrondissement par exemple est décrit dans le menu détail à partir de son appartement, et je peux reconnaître la boulangerie, le magasin russe, etc. –, et dans un univers imaginaire.

Leonid Livak : C’est une mythologie au second degré puisque, en arri-vant, ils avaient déjà une certaine représentation de la France et de Paris. En habitant Paris, ils ont créé une mythologie qui s’est superposée à celle qu’ils avaient apportée avec eux.

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Nikita Struve : Oui, mais Remizov ne s’est pas intéressé à Paris en tant qu’univers. Il s’est attaché au détail, et ce qui fait sa spécificité, c’est que tout détail devient un mythe dans ses livres.

Leonid Livak : Je viens de lire la correspondance entre Ivan Bounine et Boris Zaïtsev, un autre collègue émigré. Dans cette correspondance, qui date de 1946, Bounine demande à Zaïtsev : « Pensez-vous que le temps est venu de reprendre contact avec l’édition française et avec les écrivains français que nous avons connus avant la guerre ? » Et Zaïtsev lui répond : « Vous posez des questions bêtes, regardez les journaux. Les conditions ne sont pas les mêmes, c’est trop prématuré ! » Il parlait bien entendu de la situation politique, et c’est la question que je voudrais poser à M. Guenassia qui s’intéresse précisément à ce problème. À votre avis, comment la situation politique de l’immédiate après-guerre, après la Libération, a-t-elle influencé la position des écrivains émigrés dans la société française et leur vision de la France ?

Jean-Michel Guenassia : Il me semble qu’il y a deux pièges à éviter : c’est de mélanger les trois émigrations qui sont de natures extrêmement diffé-rentes, avec des structurations et des objectifs dissemblables ; et de juger ces émigrations de notre point de vue d’aujourd’hui, en 2010, sans se remettre dans le contexte de l’époque, surtout pour la première émigration. Pour toute cette génération, cette émigration a été très brutale, non préparée, non envisagée et elle s’est d’abord scindée en deux parties : à la révolution, puis surtout au moment de la guerre civile. Pendant les deux décennies qui ont suivi, pratiquement jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale – entre le Front populaire, la guerre d’Espagne et le début de la Seconde Guerre mondiale – l’émigration russe est caractérisée par un très fort sentiment de retour. Je me trompe peut-être, étant le seul qui ne soit pas russe, ou russisant, sur ce plateau, mais il me semble que tous attendent le retour, persuadés que le régime communiste va s’écrouler. Ce sentiment n’est pas seulement partagé par les écrivains mais aussi par tous ceux qui ont fui, hommes poli-tiques, artistes, musiciens, peintres… Ce sentiment d’être dans une sorte d’intervalle – qui explique peut-être l’isolement de Bounine –, fait qu’ils ne se fondent pas dans la société culturelle française, qu’ils restent en marge. On le ressentira d’ailleurs à plusieurs reprises car ils ne participeront pas du tout aux différents courants intellectuels français, européens, politiques, et passeront à côté de mouvements comme le freudisme, le surréalisme, etc., jusqu’à ce qu’ils prennent conscience que le pouvoir soviétique est en train de s’enraciner et qu’ils ne reviendront pas. À ce moment-là, vingt ans ont passé et ils vont se retrouver avec un problème parce que, d’un strict point de vue littéraire, ils vont être considérés durement par la troisième émigration qui aura sur eux un jugement assez sévère. Il faut se replacer dans le contexte de cette époque. Lorsqu’ils arrivent tous en France, après l’épouvantable guerre civile qui a marqué profondément la Russie, la France souhaite avoir des relations apaisées avec l’Union soviétique et cette colonie russe en exil compromet quelque peu ces relations. Et surtout, il y a une mythologie du soviétisme, des années vingt aux années trente, qui est marquée par une idéologie du bonheur, de l’homme nouveau, qui va se développer en URSS

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et donner une sorte de modèle à la société occidentale, à la société française. Rien des crimes et des atrocités staliniennes n’a encore été découvert. Ils sont encore totalement dissimulés et l’image que l’on peut avoir de l’URSS nous est apportée par une pléiade d’écrivains ou d’artistes qui nous peignent une société merveilleuse. C’est le bonheur, avec l’électricité, l’éducation et toutes sortes de choses que les sociétés européennes ne connaissent pas. Et en France notamment, ceux qui comme nous pouvaient dire le contraire n’étaient pas du tout audibles. Donc, jusqu’au début des années trente, le Parti communiste est excessivement fort, de plus en plus puissant, et cette émigration russe, pas seulement littéraire mais aussi artistique et culturelle, va être sous l’éteignoir complet du mythe soviétique. À tel point que lorsqu’à la fin des années trente apparaissent les premiers signaux – avec les premiers procès truqués –, et que des intellectuels français, André Gide par exemple, se posent la question : « Que se passe-t-il en URSS ? », ils ne se tournent pas du tout vers les émigrés russes.

Leonid Livak : Gide n’est pas l’exemple à citer ici car il a été encadré par les émigrés du début à la fin de son expérience d’aller-retour en Union soviétique, mais peut-être n’a-t-il pas donné une expression publique suffi-samment forte de ses doutes.

Jean-Michel Guenassia : Ce que je voulais dire, c’est qu’ils n’ont pas eu d’in-fluence sur le jugement que l’on pouvait avoir dans l’opinion française.

Leonid Livak : D’accord !

Jean-Michel Guenassia : Ils sont restés un peu marginaux. La guerre va interrompre aussi ce mouvement, mais il faut le remettre dans le contexte pas du tout favorable de l’époque. La plupart des émigrés étaient persuadés qu’ils allaient revenir en Russie, que le régime allait s’écrouler, qu’on allait les accueillir en sauveurs et en libérateurs.

Leonid Livak : Je me tourne vers vous Nikita Struve : Bounine a décidé de déposer ses archives non en France mais en Grande-Bretagne. Auriez-vous une opinion sur ce sujet ?

Nikita Struve : Non, pas vraiment. Chacun est libre de ses choix. Ce que je peux dire, c’est que certains universitaires anglais se sont beaucoup intéressés à lui. Je n’ai pas eu l’occasion de lui en parler, bien que je l’ai vu assez fréquemment au moment de sa dernière maladie et même le jour de sa mort. Je crois que cela a été décidé par la suite. Peut-être, la France n’a-t-elle pas été considérée comme un pays suffisamment sûr avec son Parti communiste puissant. Soljenitsyne, par exemple, a finalement fait le choix de ne pas s’installer en France, qui lui avait pourtant semblé si belle, si conforme à ce qu’il se représentait, mais d’émigrer aux États-Unis, parce qu’on ne sentait pas de solidité politique en France. Bounine s’était laissé tenter par les promesses que lui faisait l’ambassade…

Leonid Livak : L’ambassade soviétique ?

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Nikita Struve : Oui, l’ambassade soviétique à l’époque. Il m’avait dit que pour gagner un peu d’argent, il publiait ses articles dans le journal Les Nouvelles russes qui était franchement prosoviétique. Mais je me souviens très bien qu’il m’avait dit aussi : « Je vais dans ce journal chaque semaine, comme on va au bordel », et il était très malheureux de s’être laissé tenter.

Jean-Michel Guenassia : Il faut dire que la plupart de ces auteurs – Bounine est presque une exception – ont vécu dans des conditions matérielles excessivement difficiles, pour beaucoup dans une misère noire, ne trouvant absolument aucun travail. Il faut dire aussi qu’une partie non négligeable des émigrés de la première génération qui sont retournés en Russie avant-guerre…

Nikita Struve : Avant-guerre, cela était très rare, excessivement rare. Le plus souvent, lorsqu’ils sont revenus, même après la guerre, c’était pour y mourir. Nous avons l’exemple de Marina Tsvetaeva qui a fini par se suicider…

Jean-Michel Guenassia : Ce n’était pas un retour motivé par l’éco-nomie.

Leonid Livak : Pour Tsvetaeva, c’était plutôt un retour familial parce que toute sa famille était rentrée en Union soviétique.

Jean-Michel Guenassia : C’était surtout le mal du pays.

Nikita Struve : Pour Tsvetaeva, c’est parce que son mari avait trempé dans un assassinat…

Jean-Michel Guenassia : On voit dans l’extraordinaire correspondance à trois qui a été publiée chez Gallimard entre Marina Tsvetaeva, Boris Pasternak et Rainer Maria Rilke, que ceux qui sont restés au pays, même Anna Akhmatova, ont supporté avec plus ou moins de difficulté le régime soviétique avec lequel ils étaient obligés de vivre. L’exil de la terre russe, prégnant même chez des auteurs comme Bounine et d’autres, va être une peine supplémentaire. L’appel à retourner dans la Russie charnelle se fait toujours sentir et beaucoup vont être trompés – et cela ne concerne pas seulement des écrivains car Prokofiev vivra la même chose. Il y a une véritable propagande soviétique destinée à faire revenir un certain nombre d’immigrés, qui réussira plus ou moins avec certains d’entre eux.

Nikita Struve : Mme Marchenko, vous vouliez rajouter quelque chose ?

Tatiana Marchenko : Oui, j’ai plusieurs remarques. Quant aux écrivains qui sont revenus en Russie, il n’y en a eu que deux : Marina Tsvetaeva pour les raisons familiales que l’on sait. Spirituellement, elle se trouvait tout à fait bien dans la Russie d’après la révolution. Ce qui se passait sur la scène politique la touchait moins que l’atmosphère créatrice magnifique où elle se sentait comme un poisson dans l’eau. Elle est partie pour suivre son mari, et c’est en suivant son mari aussi qu’elle est revenue en Russie – je

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ne parlerai pas de cette histoire familiale tout à fait tragique. L’autre Russe qui est revenu, c’est Alexandre Kouprine qui, à Moscou, était extrêmement populaire avant la révolution et dont l’émigration a été le fait du hasard. Il collaborait à un journal où il avait dit beaucoup de mal de Lénine. Il s’est enfui par la force des choses mais, quand on l’a invité à revenir, il est revenu, aussi âgé que malade. Il avait beaucoup bu – une vieille maladie russe –, et il est effectivement rentré en Russie pour mourir. Le seul avantage de ce retour, c’est qu’il est mort dans sa patrie et qu’ainsi ses livres ont été imprimés librement, ce qui fait qu’il n’a pas disparu pour le lecteur russe comme cela a été le cas pour beaucoup d’autres.

En ce qui concerne Bounine, j’ai du mal à imaginer comment il aurait pu rentrer, même si on lui avait fourni pour cela les meilleures conditions possibles. Sa nature profonde n’aurait tout bonnement pas supporté cette idéologie et la personne de Staline. Pour avancer une raison de plus contre ce retour, j’ajouterai que Bounine a toute sa vie écrit en utilisant l’ortho-graphe russe d’avant la révolution et qu’il haïssait l’orthographe nouvelle qu’il considérait comme l’orthographe des bolcheviks alors que ces derniers n’avaient fait que poursuivre l’application d’une réforme déjà en cours 4. Mais Bounine haïssait cette nouvelle orthographe et il a écrit toute sa vie dans l’ancienne, en se brouillant d’ailleurs avec tout le monde. Et aujourd’hui nous retrouvons des orthographes d’antan que Bounine voulait conserver. Ainsi, ne voulait-il pas écrire le mot « Dieu » avec une minuscule, et aujourd’hui on l’écrit de nouveau avec une majuscule… Il disait que jamais on ne le contraindrait à écrire Leningrad : et voilà qu’aujourd’hui cette ville n’existe plus, et que nous l’appelons à nouveau Saint-Pétersbourg…

En ce qui concerne les archives de son œuvre, Bounine n’avait rien décidé. Les écrivains qui avaient passé une grande partie de leur vie en France ont eu des attitudes différentes concernant le legs de leurs archives. Mark Aldanov, par exemple, est parti aux États-Unis avant l’invasion nazie. En voyant ce qui se passait en France, il a laissé ses archives là-bas et a essayé de convaincre Bounine d’en faire autant. Et c’est bien dommage qu’il ne l’ait pas fait parce que les archivistes américains sont de commerce plus facile et plus agréable que les autres, et en plus ils répondent aux demandes bien plus rapidement !

Bounine n’a jamais pris de décision définitive quant à ses archives. Après sa mort, sa veuve a été très sollicitée. Elle recevait une sorte de pension de l’ambassade soviétique et vraisemblablement elle a passé un certain nombre de choses en Russie, mais pas tout. Non pas qu’elle ait été réticente à le faire mais, à Moscou même, on n’arrivait pas à décider si on avait vraiment besoin de ça et qui en avait besoin et où il fallait le mettre… Un certain nombre des documents transmis par la valise diplomatique ont disparu. Ce dont nous disposons aujourd’hui, en Russie, est au RGALI (archive d’État russe de littéra-ture et d’art), à l’Institut de littérature mondiale, à la Bibliothèque nationale Lénine, et une autre partie se trouve à Orel où Bounine est né. Lorsque j’ai demandé au RGALI, certainement les archives les plus importantes de Russie, comment avait été constitué ce fonds d’archives, ils m’ont répondu : « Il n’y a rien à raconter. Ça s’est retrouvé chez nous, voilà tout. » C’est tout à fait russe, très gogolien. Ça roule, ça roule et puis ça se retrouve là… Un certain nombre de choses se sont retrouvées à Orel, au musée Tourgueniev, tous les

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meubles notamment, tout le mobilier de la rue Jacques-Offenbach ; sa valise, sa machine à écrire – la machine à écrire sur laquelle sa femme et d’autres dames qui partageaient sa vie tapaient ses œuvres. Il y a aussi une photo de Nicolas, son frère qui l’a accompagné toute sa vie. Une autre partie que les fonctionnaires soviétiques n’avaient pas réussi à rapporter est restée à Paris. Paris est une très grande ville où les entrepôts coûtent chers et personne n’a voulu garder dans son garage ou dans sa maison des valises pleines de papiers dont on n’avait pas idée de l’utilité. Quelqu’un en aurait-il besoin un jour et quand ? Et lorsqu’un chercheur, une dame d’Édimbourg d’origine russe, est venue voir l’exécuteur testamentaire de Bounine, M. Zorov, et a échangé ces matériaux contre une certaine somme, il a été heureux de s’en débarrasser. Zorov était un officier blanc qui a gardé ses principes jusqu’au bout et qui n’a jamais voulu donner ces documents à la Russie bolchevique. Et c’est ainsi que ceux-ci se sont retrouvés en Grande-Bretagne. Cette femme a pris ces valises, les a transportées par train, par ferry, et elles sont d’abord restées chez elle, puis à la bibliothèque d’Édimbourg, jusqu’à ce que le conservateur de la bibliothèque de l’université de Leeds la convainque de les déposer chez lui. Je ne sais pas si c’est mieux mais une grande partie des archives de l’époque de l’émigration de Bounine s’est ainsi retrouvée en Angleterre. Ce fonds se trouve ainsi dispersé en Russie, en France et en Angleterre.

Leonid Livak : On parle aujourd’hui de trois vagues d’émigration russe. Et ceux qui ont étudié l’histoire de l’émigration russe en France évoquent souvent les malentendus entre les émigrations d’avant et d’après la Seconde Guerre mondiale. Ce qui s’écrit habituellement, c’est qu’on ne se parlait pas. Et je me demande si les rapports avec la culture française de ces émigrés venus en France après la Seconde Guerre mondiale et l’intérêt qu’ils lui portaient étaient différents de ceux que lui portaient les émigrés qui étaient venus avant la guerre.

Cécile Vaissié : Si vous le permettez, je ferai une petite parenthèse sur deux points qui ont été évoqués avant de revenir à votre question qui est effec-tivement essentielle. Je voudrais signaler que l’on se rend très bien compte de l’enjeu qu’a été ce retour des émigrés russes, et notamment de Bounine, quand on lit les souvenirs de Simonov, écrivain officiel qui, pendant la guerre, est devenu extrêmement célèbre en Union soviétique pour ses poèmes de guerre et ses poèmes patriotiques. Il y écrit avoir été envoyé en mission en France par le ministère des Affaires étrangères soviétique, à l’été 1946, avec pour but de convaincre Bounine de rentrer. C’était sa mission, et il dit très clairement qu’il recevait ses ordres à l’ambassade. Il a organisé des récitals de poésie, déclamé des poèmes sur la Russie en guerre, fait pleurer de nostalgie toute l’émigration… et, à plusieurs reprises, il emmena Bounine déjeuner, lui disant : « Nous sommes des Russes, la Russie vous attend. » L’enjeu politique et symbolique du retour de Bounine était réel. Et pour ce faire le gouvernement soviétique avait recours à des moyens très affectifs, jouant sur la corde sensible. On rapporte que Bounine a failli accepter, mais il a finalement refusé.

Une deuxième petite parenthèse : quand vous disiez que Bounine vivait dans son Paris à lui, je pensais à une nouvelle de Nadejda Teffi, écrite avant

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la guerre, où elle raconte justement le Paris russe et où elle dit, en gros, que dans cette grande ville de Paris, il y a un village qui s’appelle le « Paris russe », où il y a une église, une boulangerie… et que les habitants de ce « village » n’ont pas grand-chose à voir avec les Français et sont coupés de la France. Un des écrivains de la troisième vague d’émigration, Victor Nekrassov, a fait référence à cette nouvelle de Teffi en disant : « Je suis parisien mais je reconnais que je ne fréquente pas les Parisiens. » Néanmoins, si les Russes de la première émigration étaient certes coupés des Français, ils l’étaient beaucoup moins que ceux de la troisième émigration.

La troisième émigration, c’est celle qui commence dans la deuxième moitié des années soixante mais qui a surtout lieu dans les années soixante-dix. Ce n’est pas un grand mouvement d’émigration d’un point de vue quantitatif. Il se compte par individu ou par dizaines d’individus et associe à la fois les gens qui partent grâce à des invitations israéliennes et décident de s’installer soit en Israël, soit ailleurs, et les dissidents ou les proches de dissidents qui sont mis devant un chantage par les autorités soviétiques – soit vous partez, soit on vous arrête et on vous enferme. Un certain nombre d’entres eux étaient déjà passés par les camps, les prisons ou l’hôpital psychiatrique. Des processus différents ont eu lieu, depuis Soljenitsyne, qui est arrêté chez lui, mis dans un avion, qui ne sait pas où il va et sera privé de sa citoyenneté en vol, jusqu’aux gens qui, lassés par les menaces, la surveillance, la pauvreté, ne veulent plus vivre en Union soviétique et décident d’émigrer pour trouver un autre milieu. Ces gens qui arrivent en France ou ailleurs – dans des pays anglo-saxons comme Boukovsky ou comme Tarsis avant lui, ou en Allemagne où se trouve notamment le centre de Radio Liberté – ont été coupés de l’Occident pendant des décennies. Contrairement à la première vague, ils ne parlent, dans l’ensemble, pas plus le français qu’aucune autre langue et n’ont jamais été plongés dans une culture ouverte à l’Occident ou à d’autres cultures. Toute la période stalinienne, tout le renfermement stalinien, toutes les campagnes anticosmopolites et antioccidentales sont passées par là, et ils arrivent en Occident sans y être préparés ! Alors, quelles représentations imaginaires peuvent-ils avoir de Paris, de la France ? Ils en ont une connaissance imprécise et leur insertion n’est pas leur problème essentiel : la priorité, pour les dissidents, est d’échapper au sort qui les attend en Union soviétique. De la France, ils ont éventuellement quelques stéréotypes : la France est le pays de la liberté, des droits de l’homme, le pays – pourquoi pas ?– des Trois Mousquetaires, puisque c’est une des lectures qu’ils citent en permanence…

Leonid Livak : Il faut toujours commencer par Les Trois Mousquetaires.

Cécile Vaissié : Bien sûr, la France est le pays de d’Artagnan… Il serait faux de dire qu’ils n’ont eu aucun contact avec les Français ou avec les descen-dants de la première vague d’émigration, qui sont devenus, entre-temps, des Français d’origine russe. C’est vrai que cette première vague d’émigration les regarde avec un peu de méfiance, avec peut-être un peu de dédain en disant : « Ce sont des Soviétiques. » Peut-être les prennent-ils un peu de haut. En même temps, on se rend compte que si les dissidents, émigrés ou pas d’ailleurs, sont publiés, c’est aussi grâce aux maisons d’édition de

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la première émigration, dont par exemple YMCA-Press qui leur a donné à presque tous une audience. Une fois en France, ils vont écrire, créer des revues et je pense notamment à celle qu’a créée Vladimir Maximov, Kontinent 5, qui unissait les différentes vagues d’émigrations, surtout la première et la troisième, mais publiait aussi les Soviétiques restés en Union soviétique qui faisaient passer leur texte, ainsi que des dissidents d’autres pays d’Europe centrale et orientale, et des intellectuels occidentaux… Cette union qui s’est faite dans les années soixante-dix – entre des Russes et des Soviétiques, des émigrés de différentes vagues et des Occidentaux qui avaient mis du temps mais avaient fini par comprendre ce qui se passait en Union soviétique –, elle s’est en grande partie faite autour de dissidents qui venaient témoigner de ce qu’ils avaient vécu et de ce qu’ils avaient traversé.

Leonid Livak : Mme Coldefy, vous pourriez peut-être nous parler de Michel Heller qui appartient à cette troisième émigration et que vous avez bien connu ?

Anne Coldefy-Faucard : Avec plaisir, mais je voudrais quand même revenir sur ce que vient de dire Mme Vaissié. J’étais déjà étudiante quand la troisième vague – les dissidents – est arrivée, et on ne peut pas dire qu’ils n’aient pas été bien accueillis. La première émigration et les descendants de la première émigration les ont accueillis avec enthousiasme. Je me souviens très bien de l’arrivée de Siniavski 6 à Paris et de sa lecture de poèmes à la Sorbonne dans un amphithéâtre absolument bondé. L’enthousiasme que son arrivée a suscité était extrêmement émouvant. Il a pu y avoir des méfiances par la suite du fait de certaines querelles, peut-être aussi y avait-il des raisons de se méfier, mais je dirais que l’accueil a été absolument excellent parce qu’il s’agissait d’intellectuels, d’écrivains qui avaient souffert, et que tout cela portait des idées nouvelles, alimentait des débats et réveillait un peu tout le monde.

Leonid Livak : Vous voyez donc une continuité entre les vagues de l’émi-gration ?

Anne Coldefy-Faucard : Je ne dirais pas qu’il y ait eu une continuité immédiate mais des gens ont assuré cette continuité. Cela va gêner Nikita Struve que je fasse son éloge en public mais il est précisément, par son travail à YMCA-Press, par la publication de Soljenitsyne, l’une des figures qui ont contribué à maintenir ce lien et à le développer, qui ont permis une continuité du débat et de la réflexion. Michel Heller 7 est aussi une des figures marquantes dans la rencontre de ces deux émigrations qui avaient effectivement une histoire et des parcours extrêmement différents. Michel Heller est arrivé en France en 1969, avant la vague des dissidents, non pas en tant qu’écrivain mais en tant qu’historien, et il est arrivé après une première émigration. Il était d’abord passé en 1956 par la Pologne, et c’est en 1968, au moment de la campagne antisémite en Pologne, qu’il est parti et a commencé d’enseigner à la Sorbonne. Pour moi, qui faisais partie de ses très nombreux étudiants, cet enseignement a été déterminant. Aujourd’hui cela paraît un peu étrange dans la mesure où nous connaissons tous les

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écrivains des années vingt – les écrivains des débuts de la période sovié-tique qui a suivi la révolution –, mais à l’époque on ne les connaissait pas tellement en France et on les avait très peu traduits. Or Michel Heller, en tant qu’historien, s’appuyait beaucoup sur la littérature dans ses cours et il a donné envie à plusieurs générations d’étudiants – à moi en tout cas, mais je ne suis certes pas la seule ! – de traduire et de se pencher sur la littérature russe contemporaine.

Par ailleurs, il s’intéressait beaucoup à la première émigration, la plus ancienne, et il a fait un immense travail de recherche de textes. Je me souviens très bien qu’il a été à l’origine de la publication du roman autobiographique de Iouri Annenkov qu’il avait trouvé à la bibliothèque Tourgueniev, une bibliothèque russe liée à la première émigration. Il était aussi passionné par la politique. Il a pris contact avec Boris Souvarine, avec Branko Lazitch, avec de très nombreux représentants de cette période d’avant la guerre, émigrés en France pour des raisons politiques, et il a énormément contribué à la publication des dissidents, Alexandre Zinoviev par exemple. Il a lui-même beaucoup écrit et il nous a aidés, en tant qu’étudiants et en tant que Français ou francophones. Son apport à la connaissance des émigrations, de la litté-rature et des problèmes de la Russie contemporaine, est considérable.

Sans être trop longue, mais pour revenir au thème de ce débat et à la question de la langue, je voudrais dire que très étrangement, il est vrai que les émigrés de la troisième émigration étaient sans doute plus coupés de la France que ceux de la première, en partie à cause de la langue. En général, ce qui les rattachait à la France et aux Français c’étaient leurs épouses parce qu’elles s’occupaient des questions pratiques, qu’elles menaient les enfants à l’école quand ils étaient petits…

Leonid Livak : Elles parlaient français ?

Anne Coldefy-Faucard : Elles apprenaient le français. Elles ne le parlaient pas forcément en arrivant mais elles l’apprenaient. Les maris, eux, très souvent ne l’apprenaient pas. Ils vivaient dans leur monde, dans leurs écrits. Michel Heller ne s’occupait pas de questions pratiques, mais il a appris le français, ne serait-ce que pour pouvoir lire… Quelqu’un comme Nekrassov, qui était de ses amis, connaissait bien le français parce qu’il avait vécu en France dans son enfance. L’un et l’autre appréciaient énormément la France, tout en vivant sans arrêt en esprit dans les problèmes historiques, politiques de la Russie ou dans la littérature russe. La France, ils l’appréciaient d’abord pour une certaine douceur de vivre. C’était particulièrement net chez Nekrassov. Chez Michel Heller aussi, même si cela se perçoit difficilement dans des textes qui parlent d’histoire de la Russie, mais il appréciait la gastronomie française, les vins français et avait des relations avec de nombreux Français. Il faut bien dire qu’il était agréable, à l’époque, de vivre en France.

Je crois aussi, en ce qui concerne Michel Heller, que le fait de vivre en France, de lire en français, d’avoir des contacts avec beaucoup d’intellectuels français contemporains ou de journalistes français, a rendu son écriture différente. J’ai traduit beaucoup de ses textes. Ses textes d’historien de formation soviétique sont absolument passionnants mais l’écriture n’en était pas du tout comparable à celle d’un historien français. Et le fait de vivre en

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France a modifié cette écriture et l’a rendue beaucoup plus proche de nous, des francophones en tout cas.

Je voudrais terminer en disant qu’une chose m’a toujours frappée chez des gens comme Michel Heller et Victor Nekrassov, et je ne sais pas si c’était un jeu ou si cela correspondait à quelque chose de plus profond en eux, mais c’est cette volonté d’élégance dans leur allure, dans leur façon de s’habiller… Les années soixante-dix étaient des années plutôt négligées dans l’apparence, or chez eux il y avait une véritable élégance sans ostentation. Comme si ces deux originaires de Russie étaient là pour nous montrer qu’ils vivaient en France et tenaient à être élégants… Je crois que c’est Jean Bonamour qui, dans un texte d’hommage à Michel Heller, écrivait (je cite de mémoire) : « Finalement, des gens comme Michel Heller, Nekrassov ou d’autres étaient une sorte de revanche des philosophes français du XVIIIe siècle. On retenait l’élégance et pas le côté idéologique qui pouvait faire beaucoup plus de dégâts. »

Cécile Vaissié : Ce que vous venez de dire à propos de Michel Heller est très important, et c’est vrai pour d’autres émigrés. Il y a en effet plusieurs générations de slavistes ou de spécialistes de la Russie qui ont été formés et influencés par les dissidents russes installés et/ou publiés à Paris. Venant d’URSS, ces derniers décryptaient, de l’intérieur, le système soviétique et ses rouages. Je pense bien sûr aux travaux de Heller, mais aussi de Siniavski, aux articles de Maximov, aux émissions de radio et aux chansons de Galitch, aux livres de Zinoviev, Soljenitsyne, Nekrassov, Vladimov, Voïnovitch… Ils étaient souvent très différents les uns des autres, mais leur impact a effectivement été énorme.

Leonid Livak : Sur ce point, l’histoire est très comparable avec ce qui s’est passé aux États-Unis avec les émigrés de la première émigration qui sont arrivés pendant et après la Libération. Nina Berberova a formé une généra-tion entière de slavistes américains. Mais pour revenir à Heller qui arrive en France en 1968, c’est-à-dire au beau milieu des événements…

Anne Coldefy-Faucard : Un peu après, en 1969.

Leonid Livak : Pensez-vous qu’il y ait eu un lien entre l’effort qu’il a fait de former une génération d’historiens ou de slavistes français et ce qu’il a vu en France juste après les événements de Mai 68 ?

Anne Coldefy-Faucard : Je ne pense pas qu’il ait cherché à former une génération de slavistes. Cela s’est fait comme ça. S’il a été aussi important, c’est parce que, très courageusement, il n’a jamais caché ce qu’il pensait du système soviétique – c’était même l’objet de ses livres et de ses cours. Il avait toujours une attitude un peu ironique sur tout et, à l’époque, au début des années soixante-dix, parmi les étudiants, il pouvait y avoir des réactions assez vives parce que le Parti communiste était encore puissant…

Leonid Livak : Un personnage comme Raymond Aron décrit ces temps avec dégoût.

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Anne Coldefy-Faucard : Ces réactions faisaient plutôt sourire Michel Heller qui avait passé pas mal d’années dans les camps et avait connu la période soviétique, la période stalinienne. Mais cela ne l’empêchait pas de prendre tout à fait au sérieux les questionnements des étudiants. Et cela poussait à réfléchir. Une bonne partie de ma génération a été obligée de se poser des questions grâce à des gens comme lui. Je suis heureuse d’avoir l’occasion d’insister sur son rôle car je trouve dommage que l’on parle trop peu de lui, mais c’est également vrai pour Siniavski. Si l’on veut parler de la formation de générations de slavistes et de russisants, la première émigration a été aussi importante – je pense notamment à Mme Ossorguine et à beaucoup d’autres qui ont formé nombre de slavistes passionnés.

Leonid Livak : M. Struve, vous qui avez témoigné des rencontres entre plusieurs vagues d’émigrations russes en France, auriez-vous quelque chose à ajouter à ce qui vient d’être dit ?

Nikita Struve : Pas vraiment. La grande culture russe a continué en France, parfois dans le désintérêt manifeste des Français – c’était particulièrement le cas pour les archives de l’émigration auxquelles les Américains s’intéressaient beaucoup plus que les Français. Ils venaient les rechercher en France, comme on le faisait d’ailleurs depuis la Russie soviétique. La deuxième vague est restée très peu de temps en France, car pour se protéger elle a préféré mettre le plus d’espace possible entre la Russie soviétique et elle. J’ai été témoin en 1946 précisément, de l’enlèvement, dans la maison où j’habitais, d’un jeune Soviétique qui ne voulait pas rentrer chez lui. J’ai entendu ses cris. C’était la mission militaire qui l’avait enlevé, comme autrefois ils avaient enlevé les généraux Koutiepov et Miller. Nous avons alerté la presse et la mission militaire soviétique a été rapatriée à la suite de cet enlèvement. J’en ai été par hasard le témoin car il habitait dans l’appartement du petit-fils de Tolstoï, dans la même maison que nous, dans le 11e arrondissement. J’ai vu partir la voiture en trombe et j’ai vu le sang qui avait coulé au rez-de-chaussée… Donc, la deuxième émigration n’est pas restée en France, elle est partie aux États-Unis ou même en Australie à cause du danger qu’elle courait à une époque, contrairement aux écrivains et intellectuels de la troisième émigration qui sont restés en France pour continuer leur mission d’écrivain – même s’il y avait des écrivains parmi ceux de la deuxième émigration qui sont partis… Si on parle en chiffres, 1 500 000 Russes ont dû quitter la Russie en 1917. À quoi on ajoutera qu’on évalue à peu près à 500 000 ceux qui n’ont pas regagné la Russie soviétique après la guerre. Ensuite, la troisième émigration se compte par centaines de personnes ou peut-être par quelques milliers, essentiellement d’origine juive d’ailleurs.

Leonid Livak : Mme Vaissié, pensez-vous que le fait de rester en France plutôt que de continuer à émigrer vers les États-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne, etc., veut dire qu’ils ont trouvé en France quelque chose qu’ils n’espéraient pas trouver ailleurs ?

Cécile Vaissié : Chacun fait un peu ce qu’il lui plaît en ce domaine… On a des exemples de gens qui sont partis aux États-Unis et qui sont revenus,

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par exemple Alexandre Guinzbourg 8, qui a été un grand journaliste et une grande figure intellectuelle de cette troisième émigration. Andreï Siniavski avait été jugé avec Iouli Daniel 9, en 1966, pour avoir publié des textes en Occident et parce que le pouvoir soviétique voulait faire un exemple : laisser les écrivains publier à l’étranger signifiait la mort, au bout du compte, de la censure soviétique. Et Guinzbourg, dans les mois qui suivent, va réunir dans un Livre blanc tous les documents afférents à ce procès – le sténo-gramme du procès, les articles de presse, les pétitions, etc. Ce qui va lui valoir une première peine de cinq ans de camp. Il en sort quelques années plus tard et rencontre Soljenitsyne qui, à cette époque, avait déjà décidé de consacrer la moitié de l’argent touché pour son prix Nobel à l’aide aux prisonniers politiques et peut-être lui souffle-t-il l’idée de l’organisation du Fonds d’aide aux prisonniers politiques. Guinzbourg, grâce à l’argent du prix Nobel de Soljenitsyne, puis de L’Archipel du Goulag, va organiser très concrètement ce Fonds d’aide aux prisonniers politiques. Pour la première fois dans l’histoire soviétique, ces prisonniers et leurs familles n’étaient plus seuls face à l’État ! Le Fonds les aidait à payer des avocats ou à s’abonner à des revues, il aidait leurs femmes à acheter des billets de train pour aller voir leurs maris, et il offrait des jouets aux enfants de prisonniers pour leurs anniversaires ! Dans le contexte soviétique, cette solidarité était assez mal vue. Guinzbourg est donc condamné une nouvelle fois à huit ans de camp et, là, il va être échangé – dissidents d’un côté et espions soviétiques emprisonnés aux États-Unis de l’autre. Aux États-Unis, il travaille pour le grand syndicat américain AFL-CIO qui s’intéresse beaucoup à l’expérience soviétique et à celle des dissidents soviétiques… Mais il revient en France, peut-être pour se retrouver dans un certain milieu, et il va travailler à La Pensée russe 10 qui était vraiment un grand organe de presse de la dissidence auquel de très nombreux émigrés collaboraient – tout à fait autre chose que ce qu’elle est devenue.

En France, il y avait un milieu littéraire, des maisons d’édition, La Pensée russe… Paris n’était pas très loin de la Russie et, très vite, les Russes s’ancraient, ils avaient des enfants, qui allaient à l’école, et ils restaient… Je réalise que nous avons oublié Efim Etkind 11 et qu’il faudrait le rajouter à tous ceux qui nous ont formés.

Anne Coldefy-Faucard : En tout cas, en France comme en Italie d’ailleurs, il était plus facile pour les écrivains de trouver des éditeurs et de rencontrer un public parce que les Français en général, et pas seulement les spécialistes, ont vraiment accueilli avec enthousiasme les écrivains dissidents durant les années soixante-dix et une partie des années quatre-vingt. On a parlé tout à l’heure de la revue Kontinent ; peut-être y a-t-il eu, dans les années quatre-vingt, une certaine déception de la part des dissidents, des émigrés de la troisième vague, car si Maximov, par exemple, espérait bien prolonger le dialogue qu’il avait fait naître dans sa revue avec des intellectuels français et européens de l’Ouest, et s’il y est arrivé avec quelques-uns, ce dialogue est quand même resté limité – l’idéologie dominante du moment n’allant pas dans le sens de la critique du système soviétique et du totalitarisme. La troisième émigration a fait beaucoup pour la prise de conscience en France et en Europe occidentale de tous ces problèmes et de toutes ces questions.

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Jean-Michel Guenassia : La prise de conscience des « nouveaux » philoso-phes en France, qui ont alors pris le contre-pied du discours habituellement tenu, a été véritablement influencée à l’époque par des auteurs russes comme Siniavski, Daniel, Amalrik 12 et surtout par Sakharov 13.

Leonid Livak : Pourriez-vous comparer cette influence politique avec celle des autres émigrations dans un certain contexte idéologique ?

Jean-Michel Guenassia : Non, mais je voudrais souligner la façon dont Soljenitsyne a été traité en France au début, toutes les abominations qui ont été dites à son propos, tout ce qu’on a raconté sur lui, tout ce qui a été fait pour l’attaquer…

Nikita Struve : Non, pas au début. Il a vraiment été accueilli avec admi-ration. Soljenitsyne a eu une grande influence sur les esprits et sur les nouveaux philosophes. Je les ai rencontrés à ce moment-là, notamment André Glucksmann. C’est un fait historique que c’est L’Archipel du Goulag qui a converti la France qui s’était laissé séduire par le communisme.

Jean-Michel Guenassia : C’est vrai.

Leonid Livak : En ce qui concerne la comparaison entre l’émigration russe et l’émigration politique concernant d’autres pays que la Russie…

Jean-Michel Guenassia : Les influences ont été très différentes en ce qui concerne le Chili ou la Grèce, puisque ces pays étaient sous dictatures et souvent des dictatures de droite. Aussi les émigrés étaient-ils beaucoup mieux accueillis en France et n’y avait-il pas d’ostracisme à leur égard. Je pense surtout à la façon dont plusieurs auteurs russes ont été traités en France, notamment Kravtchenko. Il faut se reporter à tout ce qui a été raconté à ce moment-là sur le livre de Kravtchenko dans Les Lettres françaises – que c’était un document écrit par la CIA – jusqu’à ce que Claude Morgan, André Wurmser et les Lettres françaises 14 soient condamnées, puis David Rousset… Il faut se souvenir aussi du traitement qui a été infligé en France à Boris Pasternak, qui a heureusement été publié d’abord par un éditeur italien. Il y a toujours eu en France une sorte d’ostracisme dû à la mainmise du Parti communiste. Il ne fallait critiquer l’Union soviétique d’aucune façon. Ceux qui le faisaient étaient des ennemis de classe et devaient être combattus systématiquement.

Cécile Vaissié : Je crois qu’il faut quand même un peu modérer ce point de vue. C’est vrai qu’il y avait un courant marxiste fort parmi un certain nombre d’intellectuels français, mais le procès Kravtchenko est une chose un peu différente dans le sens où Kravtchenko a écrit J’ai choisi la liberté aux États-Unis. Ce procès a eu un impact très fort en France, notamment grâce au témoignage de Margarete Buber-Neumann qui avait connu les camps staliniens et nazis. Simone de Beauvoir a été ébranlée par ce procès et celui-ci a été la cause du conflit entre Jean-Paul Sartre et Claude Lefort qui collaborait alors aux Temps modernes. Quant à Boris Pasternak, il

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n’était pas émigré, et s’il a publié en Italie, c’est parce que lorsqu’il était en négociation avec la revue Novy Mir pour l’édition de son roman, des communistes italiens lui ont demandé le manuscrit. Mais on ne peut pas dire que Pasternak a été mal reçu ou stigmatisé en France.

Jean-Michel Guenassia : Il a été maltraité et il n’a pas eu la place qu’il aurait dû avoir.

Cécile Vaissié : Je ne pense pas que l’on puisse dire ça. Ce sont des moments qui, au contraire, ont favorisé les prises de conscience. La publication du Docteur Jivago et l’affaire Pasternak en 1958 15 ont eu lieu peu après l’insur-rection de Budapest qui avait déjà suscité une première prise de conscience chez des intellectuels français : l’URSS, même poststalinienne, n’était pas le paradis espéré. Tous les intellectuels français n’ont certes pas suivi immé-diatement les dissidents, mais dire que Pasternak a été mal reçu, non. Mais il y a eu des étapes et, effectivement, des écrivains russes, émigrés comme Soljenitsyne, ou pas émigrés comme Pasternak, ont contribué à ce que les intellectuels français ouvrent les yeux. C’est incontestable. Mais je crois qu’il y a toujours eu énormément d’amour et de respect en France pour quelqu’un comme Pasternak et pour les grands poètes russes persécutés chez eux. Pasternak n’a pas été stigmatisé, non.

Jean-Michel Guenassia : Cela ne venait que d’une partie de l’intelligentsia ou du public français, mais ils ont été stigmatisés.

Nikita Struve : Pasternak n’a pas été stigmatisé, pas plus que Soljenitsyne. Soljenitsyne était un génie littéraire d’une telle puissance qu’il a fait beaucoup d’envieux. Dans son propre milieu, il continue d’en avoir, et ce « salierisme » – parce que Salieri aurait tué Mozart par envie – a d’ailleurs été largement utilisé par la propagande soviétique. J’ai constaté malheureusement à quel point le « salierisme », la jalousie, a joué dans le cas de Soljenitsyne.

Je voudrais revenir sur des cas précis chez les écrivains de la première émigration ou même de la troisième. J’ai parlé du déracinement ou de l’en-racinement qui ne pouvait pas être suivi d’une insertion, et c’est un peu le cas de Bounine. Au contraire, pour les gens plus jeunes, un déracinement partiel les conduisait quand même à essayer de s’évader vers la culture occidentale et même à devenir des écrivains occidentaux, et c’est le cas de Nabokov qui a pu être pendant vingt ans un remarquable écrivain russe dans l’émigration. Nabokov était la gloire de l’émigration, mais il a quand même voulu quitter cet espace littéraire un peu condamné par l’Histoire pour devenir un écrivain américain et avoir accès à la gloire mondiale. Même cas peut-être, dans une moindre mesure, pour un écrivain de la troisième émigration que j’ai bien connu aussi, Brodsky – c’est pour que mon témoignage soit un peu plus authentique que je dis que je l’ai bien connu ! J’ai souvent entendu le poète Brodsky, qui n’avait pas d’enracine-ment soviétique, russe, évoquer la crainte de perdre à l’étranger la maîtrise de la langue russe. Il ne l’a pas perdue, mais il a aussi essayé de devenir un poète anglais, ce qui n’a pas réussi parce qu’un poète peut quand même difficilement changer de langue.

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Cécile Vaissié : Brodsky, quand il a été plus ou moins contraint au départ, après avoir passé quelques années en relégation, a écrit une très belle lettre à Brejnev dont je ne sais pas si elle est arrivée à destination. Il y dit : « J’appartiens à la langue russe […]. En cessant d’être un citoyen soviétique, je ne cesse pas d’être un poète russe. Je crois que je reviendrai : les poètes reviennent toujours, en chair et en os, ou sur le papier. » Le poète qui émigre part avec sa langue, et les fonctionnaires qui le chassent ne peuvent rien contre cela.

Leonid Livak : Mme Marchenko, vous avez témoigné du retour des œuvres d’écrivains émigrés, d’abord en Union soviétique, puis en Russie postsovié-tique. Pensez-vous que selon le pays d’expatriation il y ait eu des réceptions différentes des œuvres par les lecteurs russes ? Le fait qu’ils aient choisi la France au lieu des États-Unis par exemple, a-t-il eu un impact sur la façon dont les œuvres des émigrés russes ont été reçues ?

Tatiana Marchenko : C’est une question compliquée et je ne sais vraiment pas par où commencer. Je vais m’arrêter sur l’exemple de Bounine, non pas qu’il soit le plus proche pour moi, mais parce qu’il me semble représenter l’exemple le plus caractéristique.

Bounine était invité à Belgrade et à Prague, et on lui offrait de quoi vivre et la possibilité d’enseigner ou simplement d’écrire, et pourtant il a choisi Paris qui était devenu le centre de l’émigration politique. En tant qu’écrivain, c’était quelque chose d’important pour lui à l’époque d’avoir la main sur le pouls de cette effervescence politique même s’il n’écrivait rien de politique.

Quand il est allé à Stockholm recevoir le prix Nobel, c’était au mois de décembre et les Suédois lui ont dit avec enthousiasme : « Vous devez être content de voir toute cette neige et ces sapins… Vous devez vraiment vous sentir en Russie. » Le climat de la Suède ressemble au climat russe. Mais Bounine, enrhumé, a répondu : « Je préfère très nettement les palmiers et les orangers de la Côte. » Il aimait la France, il s’y plaisait. Il n’aimait pas beaucoup Paris mais se plaisait bien à Grasse. Il appréciait beaucoup cette vie méditerranéenne qui lui rappellait Odessa, le sud de la Russie. Et si nous envisageons cette émigration du point de vue de la littérature, de notre point de vue de lecteurs et de chercheurs, la réponse est positive : la littérature y a gagné bien sûr. Cette littérature s’est réalisée, non pas comme une littérature soviétique mais d’une autre manière. S’il n’y avait eu que la littérature soviétique, si intéressante et si diverse soit-elle – et elle contient des passages sublimes –, nous aurions perdu quelque chose de la littérature russe, de la tradition russe, du monde russe que les émigrés ont emmené avec eux et dont M. Struve se souvient. Ils ont conservé ce monde, ils l’ont préservé et cette littérature d’émigrés s’est développée en compensation en quelque sorte de la littérature qu’on ne pouvait pas écrire là-bas. On ne pouvait pas y aborder des thèmes religieux ; en France, on pouvait le faire et ces gens l’ont fait. Nous avons donc reçu ce monde en héritage, amoindri il est vrai parce que la Russie n’existait plus et qu’il émanait de la mémoire, mais malgré tout la tradition est restée ininterrompue.

Ceux qui sont partis dans les années soixante/soixante-dix sont d’une autre tradition. Cette vague d’émigration venait d’URSS et non de Russie et ils ont apporté autre chose. Les querelles sur la composante politique de

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la littérature sont vives du fait de la première vague d’émigration ; bien sûr il y a eu des essais politiques, mais en marge de la littérature.

La première vague d’émigration est dans la lignée d’une tradition qui remonte à Dostoïevski, à ce qui avait existé avant la guerre de 1914 et qui correspondait au monde russe dans l’esprit français. C’est un monde qui était dans la continuité, alors que l’émigration soviétique, la troisième vague, a apporté autre chose, un autre monde différent de cette tradition, qui a intrigué au début, qui était lointain mais surtout qui était derrière une frontière. On pouvait s’effrayer, on pouvait admirer mais on ne pouvait pas participer. Durant les années soixante, le regard sur la Russie et l’Union soviétique est tout à fait différent.

Maintenant que l’URSS s’est effondrée, fait partie de l’histoire, pourquoi voit-on différemment Bounine ? Parce que la littérature a changé. On voit maintenant cette expérience soviétique comme une grimace sur le visage de la Russie. La littérature russe que représente Bounine est authentique-ment russe alors que la littérature soviétique reste tout de même étrangère, profondément étrangère à la Russie.

Quand on ouvre les archives, la polémique, la politique tombent dans l’oubli, et c’est dans l’histoire de la littérature que s’inscrit l’étude de Bounine et des autres émigrés de cette époque. Et puis il y a l’étude de la littérature récente, de ceux qui ont formé les gens qui sont encore présents et qui sont dans cette salle. C’est intéressant parce que nous avons été formés différemment mais nous lisons les mêmes livres, les mêmes textes et nous nous rejoignons… D’une certaine manière, nous pouvons polémiquer entre nous, tomber d’accord ou pas, mais nous partageons un champ commun qui n’est pas segmenté. Nous sommes tous ensemble sans jouer chacun notre propre jeu.

Nikita Struve : Je voudrais défendre la littérature russe qui est restée en Russie soviétique, la littérature d’écrivains qui se sont opposés et qui ont accepté de souffrir pour la vérité jusqu’à la mort. Elle a donné des manifes-tations littéraires, spirituelles, civiques avec des gens comme Akhmatova, Mandelstam, Pasternak, Boulgakov, etc. C’est une grande littérature qui n’a rien à envier à la littérature qui s’est développée dans l’émigration, qui la dépasse souvent même.

Cécile Vaissié : Juste pour faire écho à ce qui a été dit de Bounine, je voudrais vous lire un petit passage qui est à la fin du dernier livre qu’a écrit Viktor Nekrassov, publié en 1986. Dans ce texte, il raconte comment des amis de Leningrad sont séparés par cette expérience qu’ils font de l’émigration. « J’ai émigré le 12 septembre 1974 […]. Est-ce que je bénis ce jour du 12 septembre 1974 ? Oui, je le bénis. J’ai besoin de liberté et ici », sous-entendu en France, « je l’ai trouvée. » Mais aussitôt, il ajoute : « Est-ce que je m’ennuie de chez moi, du passé ? Oui. Beaucoup. » Et il explique que ses amis lui manquent. Et c’est pourquoi Nekrassov ajoute, je le cite : « Peut-être que le plus grand crime qui a été commis dans mon pays en soixante-sept ans, cela a été le projet, conçu et concrétisé de façon diabolique, qui consistait à séparer les gens. » Il y avait bien sûr d’autres procédés que l’émigration pour séparer les gens, mais c’est vrai que l’émigration a séparé les gens à

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l’intérieur du pays, les a séparés du reste du monde et de la culture euro-péenne qui était aussi la leur.

Leonid Livak : Merci à vous tous d’avoir participé à cette discussion.

Notes1 Pierre Skorov et Valéry Kislov ont assuré les traductions simultanées des propos tenus en russe lors de ces rencontres.↑

2 1870-1953.↑

3 Une plaisanterie.↑

4 Les modifications de l’orthographe, dans le sens d’une simplification qui visait à rapprocher la langue écrite de la langue parlée ont été préconisées dès 1904 par une commission orthogra-phique de l’Académie impériale des sciences, puis poursuivie en mai 1917 par le ministère de l’Éducation du Gouvernement provisoire dirigé par le prince Lvov.↑

5 Revue fondée en 1974 par le célèbre écrivain et dissident Vladimir Maximov.↑

6 Andreï Donatovitch Siniavski (1925, Moscou-1997, Paris), critique et écrivain russe, proche de Pasternak, dissident passé par le goulag (ancien détenu de Perm-36) pour avoir publié en Occident avec Daniel Lioubimov et Ici Moscou. Exilé depuis 1973 en France où il enseigna à la Sorbonne, il est l’auteur de Une voix dans le chœur (1974), Promenades avec Pouchkine (1975), À l’ombre de Gogol (1976). Il participe à la fondation de la revue Kontinent puis il fonde sa propre revue, Syntaxis. André-la-Poisse (1981) et Bonne Nuit (1984) sont autant d’autoportraits de l’écrivain en paria de cette émigration.↑

7 Mikhaïl Iakovlevitch Heller. Ouvrages de Michel Heller parus en français : Le Monde concentrationnaire et la littérature soviétique (1974), L’Utopie au pouvoir. Histoire de l’URSS de 1917 à nos jours, avec Aleksandr Nekrich (1982), Sous le regard de Moscou : Pologne 1980-1982 (1982), La Machine et les rouages (1985), 70 ans qui ébranlèrent le monde (1987), Le Septième Secrétaire. Splendeur et misère de Mikhaïl Gorbatchev (1990), Histoire de la Russie et de son empire (1997).↑

8 Alexandre (Alik) Ilitch Guinzbourg (1936, Moscou-2002, Paris), journaliste, poète, activiste des droits de l’homme. Son procès en 1968 marque une étape fondatrice dans l’émergence de la dissidence russe. Représentant en URSS de Soljenitsyne pour le Fonds d’aide aux anciens zeks (prisonniers du goulag). Voir Alexandre Soljenitsyne, Sept vies en un siècle de Bertrand le Meignen, Solin/Actes Sud, 2011.↑

9 Iouli Markovich Daniel (1925-1988), écrivain, poète et prisonnier politique du goulag. Il écrivit sous les pseudonymes Nikolaï Arjak et You.Petrov.↑

10 Hebdomadaire de la diaspora russe en France créé en 19 avril 1947 à Paris par Vladimir Lazarevsky. La Pensée russe continue de paraître aujourd’hui mais n’a plus aucun rapport avec l’esprit et l’orientation de son ancienne formule.↑

11 Linguiste et théoricien de la traduction de réputation mondiale, spécialiste de poésie et de stylistique, il fut brutalement chassé, le 25 avril 1974 de l’institut Herzen de Leningrad où il enseignait depuis vingt-trois ans, et déchu de ses titres universitaires. Le KGB lui reprochait notamment d’avoir soutenu Alexandre Soljenitsyne, mais aussi le jeune poète dissident Joseph Brodsky. Exclu dès lors de l’Union des écrivains, ses ouvrages furent interdits en URSS. Exilé en France, il enseigna la civilisation russe à l’université de Nanterre, puis à la Sorbonne. Outre ses remarquables traductions (de Lope de Vega, Herder, Lessing, Schiller, Hölderlin, Heine, Brecht, etc., vers le russe, et de Pouchkine vers le français), il a notamment publié Dissident malgré lui (1977), amère réflexion sur les rapports entre pouvoir et culture ; il est également le maître d’œuvre avec Georges Nivat, Ilya Serman et Vittorio Strada, d’une monumentale Histoire de la littérature russe aux éditions Fayard. (Source : Larousse.)↑

12 Andreï Amalrik (1938, Moscou-1980, Espagne). Historien et dissident. Auteur du remarquable et prophétique L’Union Soviétique survivra-t-elle à 1984 ? publié en Occident en 1970. Émigré en 1976, il a beaucoup fait pour mobiliser les opinions publiques et les politiques occidentaux.↑

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13 Andreï Dmitrievitch Sakharov (1921, Moscou-1989, Moscou), père de la bombe H soviétique, devenu, avec sa femme Elena Bonner, un des principaux militants des droits de l’Homme, des libertés civiles et de la réforme de l’Union soviétique. L’égal de Soljenitsyne qui l’estimait hautement malgré leurs divergences, il a reçu le prix Nobel de la paix en 1975.↑

14 Allusion aux violentes attaques parues dans Les Lettres françaises, hebdomadaire culturel com-muniste dirigé par Aragon, à l’encontre de Kravtchenko accusé de « mensonge et d’imposture » à la suite de la parution de son ouvrage J’ai choisi la liberté (1947), « œuvre d’une officine de propagande américaine ». Voir Nina Berberova, L’Affaire Kravtchenko, Actes Sud, 1990.↑

15 En novembre 1957, l’éditeur italien Giancomo Feltrinelli fait paraître la toute première édition au monde du Docteur Jivago de Boris Pasternak. En 1958, après d’autres éditions, dont celle en français, Pasternak reçoit le prix Nobel de littérature. Il est aussitôt exclu de l’Union des écrivains soviétiques, victime d’une violente campagne d’attaques en URSS, et menacé d’être exilé. Ébranlé, il mourra, en URSS, moins de deux ans plus tard. Voir Boris Pasternak de Dmitri Bykov, traduit par Hélène Henry, Fayard, 2011.↑

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Aux quatre coins du monde, les raisons du départ

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Avec Sergueï Bolmat, Mikhaïl Chichkine, Irina Muravieva,Modérateur : Michel Parfenov

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Michel Parfenov : Voici donc la deuxième table ronde de ces rencontres, consacrée cette fois aux raisons de l’exil. J’ai à côté de moi Irina Muravieva, Sergueï Bolmat et Mikhaïl Chichkine. Ces trois écrivains ont des parcours différents de ceux dont nous avons parlé tout à l’heure. Ils sont en effet partis librement. Ils ont aussi l’avantage absolument énorme de pouvoir revenir en Russie s’ils veulent y revenir. Les données sont donc complètement diffé-rentes.

Pour entrer dans le vif du sujet, je vais tout de suite demander à Irina Muravieva quand elle est partie et pourquoi elle est partie.

Irina Muravieva : J’ai quitté Moscou en 1985. Et aujourd’hui, lorsque j’y reviens ou lorsque je donne des conférences, on me pose à chaque fois la ques-tion que vous venez de me poser, quels que soient les auditoires, à Moscou, Saint-Pétersbourg ou ailleurs. La question de mon départ aux États-Unis et mes éventuels regrets d’être partie, voilà ce qui semble le plus intéresser les gens – avec ce qui concerne ma vie privée… Je vais donc vous donner la même réponse que d’habitude.

C’est une chose sérieuse qu’un changement de pays, un changement de langue, de mode de vie et cela ne se décide pas à la légère. Dans mon cas, cela n’a pas été une décision prise individuellement. Dans pareille situation, interviennent un grand nombre de causes. Lorsqu’une famille de six personnes s’en va, il est évident que chacune de ces personnes a une raison particulière de vouloir partir. Je ne m’étendrai pas ici sur ce qui s’est passé dans l’esprit des cinq autres personnes de la famille. À l’exception de mon fils qui avait à l’époque dix ou onze ans, je ne parlerai que de moi. Je suis partie – et c’est la raison décisive – à cause de ce fils. Nous étions dans les années quatre-vingt, à l’époque de la guerre d’Afghanistan (1978-1989) causée par l’invasion des troupes soviétiques. Une époque où Moscou était pleine de rumeurs concernant le sort des jeunes gens qui se retrouvaient à l’armée. J’ai franchi en imagination les six ans qui lui restaient jusqu’à sa date de conscription et c’était une chose invivable, même en imagination. Pourquoi les États-Unis ? C’est très simple en réalité : il y avait une grande vague d’immigration vers Israël et l’autre voie était l’Amérique. Mon frère habitait, depuis 1972, à Boston où il est peintre. Il nous a invités et nous nous sommes retrouvés dans cette ville.

Michel Parfenov : Je pose la même question à Sergueï Bolmat. Je sais que dans son cas il n’est pas parti pour des raisons familiales, et je voudrais qu’il nous précise les causes de son départ.

Sergueï Bolmat : Pour ma part, j’aurais du mal à dire pourquoi je suis resté aussi longtemps et pourquoi je ne suis pas parti avant. Je n’ai jamais aimé vivre en Union soviétique. Sans aucun doute, j’aimais vivre en Russie. De 1986 à 1990, durant quatre années, j’ai eu plaisir à être dans mon pays, ensuite beaucoup moins et, en 1998, je suis parti en Allemagne où est installée une forte communauté juive venue de Russie.

Michel Parfenov : Et maintenant, où vivez-vous ?

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Sergueï Bolmat : J’ai passé un certain nombre d’années en France et j’ai déménagé pour Londres où je vis maintenant.

Michel Parfenov : Et vous Mikhaïl Chichkine, pouvez-vous nous expliquer votre parcours lié à la Suisse ?

Mikhaïl Chichkine : Ce qui au début d’une existence semble fortuit, s’inscrit ensuite dans un parcours tout à fait cohérent. Au départ, je me suis retrouvé en Suisse du fait d’un choix amoureux. Je suis tombé amoureux d’une fille qui était slaviste à Zurich et qui avait vécu un certain temps en Russie où nous nous sommes connus, où nous nous sommes mariés, où nous avions l’intention de continuer de vivre. Nous allions en Suisse pour les vacances. C’était un merveilleux pays de vacances mais je ne pouvais pas imaginer y vivre. Comment voulez-vous qu’un écrivain russe vive dans cette Suisse ennuyeuse ? L’écrivain russe a besoin de pression, il a besoin de l’Histoire et en Suisse, il y a des vaches et des montres mais pas d’Histoire. Voilà !

Lorsque ma femme est tombée enceinte, il était plus simple qu’elle vive sa grossesse en Suisse qu’en Russie, et je me suis donc retrouvé dans un pays où, à l’origine, je n’avais aucune intention de vivre. Mais les choses s’additionnent les unes aux autres et se combinent. En Russie, on peut tout à fait se préserver et se protéger de la pression ambiante, tirer les rideaux, casser sa télé à coup de marteau, couper Internet, mais en Suisse je me suis retrouvé dans les services de l’immigration à traduire les propos des réfugiés. Et lorsque vous avez en face de vous quelqu’un qui vous raconte une histoire, vous recevez son histoire, vous l’emportez chez vous et vous ne pouvez pas vous en libérer ; vous ne pouvez pas vous réfugier du réfugié ! Je me suis donc retrouvé en Suisse dans un épicentre d’histoires russes que je n’aurais pas pu imaginer. Et puis, pour un écrivain, le véritable départ, c’est la rupture avec sa langue. À peine étais-je parti de Russie, avais-je quitté cette langue du tramway, du métro et de la télé, que j’ai compris ce que j’avais perdu. Je compare la langue à un train lancé à pleine vitesse. À peine écrivez-vous un livre que le train part… L’écrivain est dans ce train dont il peut imaginer qu’il est le conducteur. Il n’a peut-être pas de billet mais en tout cas il est dans le train. Une fois en Suisse, je me suis retrouvé comme dans une espèce d’arrêt en pleine campagne. Le train était parti. Que peut faire alors un écrivain ? Soit il retrousse ses pantalons et essaie de rattraper le train à la course, soit il écoute la radio et essaie de rattraper la langue russe qu’il entend. De toute façon, il est définitivement largué, le pauvre. Il aura beau essayer, il ne rattrapera rien du tout. Si vous êtes parti de Russie, vous pourrez toujours y revenir une fois tous les six mois, vous ne comprendrez pas pourquoi les gens rient de tel ou tel mot et pourquoi un autre n’éveille aucune réaction.

La deuxième solution consiste à créer votre propre langue, vivante, actuelle et ainsi jusqu’à la fin de vos jours. Si j’étais resté en Russie, je serais peut-être arrivé à la même conclusion, mais c’est mon départ de Russie qui m’a aidé à comprendre ce que j’avais à faire en littérature : créer ma propre langue et écrire de la façon dont je devais écrire, d’une façon dont on n’écrit pas en Russie. Mon départ a peut-être eu des raisons familiales, mais je comprends maintenant que je ne pouvais absolument pas rester. Je ne pouvais pas ne pas

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partir. Tout écrivain, je le comprends maintenant, doit quitter sa langue à un certain moment, quitter son pays et son histoire pour comprendre qui il est en vérité. On ne peut pas vivre dans une maison sans miroir. Le départ, c’est l’apparition de ce miroir dans la maison, qui vous aide à comprendre qui vous êtes, et je suis reconnaissant à ce départ.

Michel Parfenov : Encore une question Mikhaïl : La Suisse russe, est-ce important dans votre œuvre ? Pourquoi écrire un tel livre 1 qui est une espèce d’encyclopédie de tout ce qui est russe en Suisse ?

Mikhaïl Chichkine : Ce livre est la trace russo-suisse qui me poursuit à jamais ! Lorsque je suis arrivé en Suisse, je me suis senti dans une sorte de désert. J’étais habitué à ce que l’air autour de moi soit baigné de « russité » et, tout d’un coup, je n’avais plus de terre sous mes pieds. Il fallait faire quelque chose. J’ai compris pourquoi Karamzine 2 avait commencé à écrire l’histoire de la Russie, c’est parce qu’on ne peut pas vivre dans un pays sans Histoire. Je devais donc coloniser ce pays, la Suisse, pour pouvoir y vivre et respirer. J’avais envie de lire un livre comme ça et comme il n’y en avait pas, j’ai dû l’écrire. Je suis très content de l’avoir fait parce que j’en ai terminé avec ce problème et j’ai pu poursuivre ma route. Mais depuis, on continue de m’inviter partout en tant qu’auteur de La Suisse russe et cela commence à m’agacer un peu, parce que je ne suis plus l’homme d’il y a dix ans, celui qui n’avait pas encore publié La Prise d’Izmaïl, Le Cheveu de Vénus et La Correspondance. L’auteur de ce livre n’est plus moi, mais je vous suis tout de même reconnaissant de vous en être souvenu… Au XVIIIe siècle, quand on débarquait en Suisse, comme Karamzine, on l’arpentait avec un petit volume de Rousseau, maintenant j’en vois qui arpentent ces mêmes montagnes avec La Suisse russe.

Michel Parfenov (à l’adresse de Sergueï Bolmat) : Vous avez dit souvent que vous n’aviez absolument pas de nostalgie. Au contraire, vous avez parlé du bonheur d’être à l’étranger et de la joie qui vous permettait d’écrire. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce propos ?

Sergueï Bolmat : Oui bien sûr ! À vrai dire, lorsque je suis arrivé en Allemagne, dès les premiers jours je me suis senti chez moi, comme « à la maison ». J’ai pu tranquillement me mettre au travail et écrire mon premier roman. Et pendant tout le temps où je l’écrivais, pas une seule fois je n’ai ouvert un livre russe, je n’ai rien lu en russe et je n’ai rien entendu en russe. J’ai été complètement coupé de la culture russe à peine la frontière allemande traversée. Voilà ! Et pourtant je connaissais des Russes. Je me suis installé à Cologne mais mon cercle de fréquentation principal ne comportait pas plus de Russes que d’Allemands locaux – bien que j’en connaissais aussi –, mais des émigrés de toute nature, chinois, coréens… Et c’est de cette façon, dans un espace tout à fait abstrait, complètement privé de toute culture nationale, que s’est formé mon premier livre. Et plus je vivais en Allemagne, plus j’y travaillais et plus je m’y sentais chez moi. Mais la première fois que je me suis vraiment senti chez moi, c’était dans le Languedoc, en France, où j’ai passé deux ans.

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Michel Parfenov : Vous publiez très régulièrement en Russie ?

Sergueï Bolmat : J’ai été publié régulièrement. Mon dernier livre est paru il y a trois ans. Je viens de publier un essai sur Nicolaï Tchernychevski 3, mais je n’ai rien publié depuis. Auparavant, je publiais une fois tous les deux ans.

Michel Parfenov : Et habituellement, c’est Ad Marginem qui vous publie ?

Sergueï Bolmat : Oui, Ad Marginem a publié mon premier livre. Il a aussi publié mon recueil de nouvelles. J’ai des relations étranges avec eux. C’est un très bon éditeur, assez bizarre, avec lequel j’ai des affinités spirituelles que je n’ai jamais ressenties avec d’autres maisons d’édition qui m’ont également publié et qui sont plus commerciales et ont davantage de succès. Chez Ad Marginem, ce sont des « mauvais sujets ». Nous nous trouvons à des points opposés du spectre politique et on en vient presque aux mains à chaque fois qu’on se rencontre à Moscou, mais c’est une collaboration intéressante et amusante…

Michel Parfenov : Un de leurs auteurs, Zakhar Prilepine 4, apprécie beaucoup vos récits. Entre autres, il trouve les Quatorze récits extraordinaires. Il y est question d’émigrés qui n’ont aucune nostalgie ; est-ce aussi votre cas ?

Sergueï Bolmat : Sincèrement, j’ai essayé de ressentir de la nostalgie mais je n’y suis toujours pas arrivé.

Michel Parfenov : Le paradoxe est quand même étonnant : vous êtes reconnu comme un écrivain russe – Prilepine insiste beaucoup sur votre langue et sur votre façon d’être russe – et en même temps, vous êtes tout à fait loin de la Russie. Et quand vous parlez de la culture qui vous intéresse, on trouve peu de choses russes mais en revanche beaucoup de choses étrangères…

Sergueï Bolmat : Oui bien sûr ! Je pense que la question de la langue est surfaite. On la surestime. La langue existante de l’écrivain n’est pas si importante qu’on a tendance à le croire. Beckett, par exemple, a quitté l’Irlande pour la France pour se priver lui-même de sa langue anglaise, qu’il maîtrisait et possédait à la perfection, pour ne pas être influencé, afin d’écrire dans une langue neutre, plus facile, qui n’était pas aussi fleurie ni aussi sophistiquée. Je pense qu’en fin de compte, on gagne plus à écrire dans une langue étrangère et que c’est même plus intéressant.

Michel Parfenov : Et vous, Irina Muravieva, avez-vous la nostalgie de la Russie ? J’ai l’impression que oui…

Irina Muravieva : Question-réponse ! En arrivant aux États-Unis, je n’avais pas d’objectif. Je ne voulais ni coloniser l’Amérique ni me détacher de ma langue natale. Je m’imagine même comme une personne courant derrière sa propre langue comme derrière un train qu’il aurait raté, ou un cheval au

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galop… Ma langue, c’est moi. Elle correspond à ma nature intérieure avec laquelle je ne peux rompre, que je ne peux quitter à aucun moment. Je ne souhaite pas polémiquer sur ce sujet, je vous expose simplement mon point de vue. Je ne comprends pas pourquoi un homme devrait nécessairement quitter sa propre langue pour devenir écrivain. Pouchkine n’a pas quitté son pays à ce que je sache. Tourgueniev et Gogol, quand ils ont longuement séjourné en Europe, n’étaient pas partis pour devenir des écrivains russes qu’ils étaient déjà. Je ne me compare en aucune façon à eux mais je m’ins-cris simplement dans cette tradition : je n’ai pas fui ma langue, je n’ai pas cherché à coloniser l’Amérique.

En ce qui concerne la nostalgie, à part être un cliché, qu’est-ce que c’est ? Chez Bounine on perçoit de la nostalgie, mais la nostalgie de sa Maison, avec une majuscule, quelque chose de plus que la Russie : la Maison, c’est tout à la fois ses parents, sa langue, ses souvenirs, les parfums, les sons, et il s’est trouvé que sa Maison était russe. Voilà ! Et il en avait la nostalgie.

Nabokov, sous d’autres cieux, n’avait pas la nostalgie de Saint-Pétersbourg ou de la Moïka 5. Il avait la nostalgie de chez lui, de sa Maison aussi. Pour moi, c’est un jeu psychologique, la nostalgie. Je peux me dire : « Voilà, je ressens de la nostalgie. » Mais pourquoi ferais-je cela et essaierais-je d’éprouver un senti-ment que je n’éprouve pas ? Maintenant, lorsque j’arrive à Moscou, j’éprouve plutôt une angoisse pénible, douloureuse, pas en souvenir de la Moscou du siècle passé, mais de mon enfance, des enfants et des hommes qui ont disparu, de ma jeunesse qui me manque. Je ne sais pas si on peut appeler cela de la nostalgie ? C’est quelque chose d’infiniment plus subtil et émotionnel que cette nostalgie formelle que l’on met sur la tête comme une cruche.

Sergueï Bolmat : Je voudrais dire en complément que j’éprouve en effet la nostalgie de la maison que j’ai eu dans le Languedoc pendant deux ans et que j’ai dû quitter parce que ma femme a été mutée à Londres. Ma fille est née là-bas et à chaque fois qu’elle y revenait, elle était absolument en extase, pleine de joie. C’est une maison qui me manque, beaucoup plus que l’appartement que j’avais à Saint-Pétersbourg…

Michel Parfenov : Mikhaïl Chichkine, quand vous revenez en Russie comment cela se passe-t-il pour vous ?

Mikhaïl Chichkine : Eh bien, je prends l’avion ! J’ai trouvé très intéressant que chacun des écrivains présents ici, Sergueï, Irina…, parle de son attitude à l’égard de la langue. J’écris partout mais mes livres principaux, je les ai écrits en Suisse. Après être allé aux États-Unis, lorsque je suis arrivé en Suisse, j’ai éprouvé un accès d’énergie. Je me sentais comme une vache affamée qui venait de se retrouver dans un alpage verdoyant. Ce serait bien d’écrire un livre par an ou un livre tous les deux ans mais moi, malheureusement, je ne sors qu’un livre tous les cinq ans et j’avais l’impression à nouveau d’être une vache parfaitement affamée mais l’alpage avait été brouté jusqu’au bout. Je n’avais plus d’herbe, et ce dernier livre n’a pas été écrit en Suisse.

Lorsqu’on écrit, il ne faut pas imaginer son lecteur sous peine d’aller vers le compromis, de s’adapter à ses goûts, à ce qu’il sait, etc. Il faut écrire pour un lecteur idéal qui partage vos goûts, qui a les mêmes connaissances que

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vous, qui aime ce que vous aimez, qui n’aime pas ce que vous n’aimez pas. Celui qui vous donne une tape sur l’épaule et vous dit : « Ça, tu le barres. » Mais avec ce lecteur idéal, vous risquez un peu la solitude, et vous ne savez jamais si ce que vous écrivez sera intéressant pour le lecteur véritable, le lecteur réel. Pour moi, les voyages en Russie représentent avant tout des rendez-vous avec mes lecteurs.

Au mois d’août, j’ai fait un merveilleux séjour en Russie. Les voyages, l’exotisme, ce n’est pas drôle : vous prenez l’avion et vous êtes à Venise ou en Thaïlande. Là, je me suis retrouvé dans la région de Vologda pour une rencontre avec des écrivains dans des bibliothèques rurales. Et à Griazovets, qui est devenue ma ville préférée au monde, j’avais rendez-vous avec mes lecteurs. Et dans cette bibliothèque bondée, j’ai rencontré l’intelligentsia provinciale, des enseignants et des médecins qui ont toujours existé et existeront toujours. Pour eux, la lecture est une chose très particulière. Ce n’est pas comme en France. D’une façon curieuse, un certain nombre de mes livres étaient là et ils les avaient tous lus. Ils posaient des questions remarquables et j’ai compris que c’était pour ces gens-là que j’avais écrit mes livres. Je m’étais souvent posé la question : « Pour qui ai-je écrit en fin de compte ? » Eh bien ! c’était pour eux. C’étaient mes lecteurs idéaux, qui ont toujours existé et qui existeront toujours en Russie. Quelles que soient les traductions qui peuvent être faites, ce ne seront jamais que des mots, mais ces lecteurs-là lisent non seulement les mots mais aussi ce qu’il y a entre les mots, c’est-à-dire ce qui est le plus important. Ce genre de rencontre me donne une réelle énergie. C’est l’absolu bonheur de l’écrivain.

Michel Parfenov : Sergueï Bolmat, Irina Muravieva, les lecteurs vous manquent-ils ? De quels lecteurs avez-vous besoin ?

Sergueï Bolmat : Vous savez, mes lecteurs idéaux sont sans doute mes parents, parce que leurs opinions sont diamétralement opposées concernant ce que je fais et qu’ils sont très difficiles à satisfaire. Alors, lorsqu’ils sont satisfaits de mes productions littéraires, je suis ravi. Je ne pense pas que les lecteurs soient aussi importants pour moi que pour Mikhaïl. À vrai dire, je n’ai jamais tiré grand plaisir des rencontres avec mes lecteurs. Je tire ma joie de l’écriture.

Irina Muravieva : À propos de lecteurs, je n’ai jamais donné de conférence dans ma ville de Boston. Quant au nombre de livres qu’il faudrait publier, en ce moment j’ai un emploi du temps épouvantable : j’écris deux romans par an. Et cela peut paraître étrange mais je ne peux pas imaginer un jour sans travail. C’est un processus assez bizarre, qui vous happe. Je n’aime pas les clichés ni les métaphores banales mais je reviens à l’écriture comme à un enfant. Un manuscrit m’attend et je ne peux pas l’abandonner. Il en est de même avec les lecteurs.

À l’époque, avant qu’on m’invite en Russie à me produire devant mes lecteurs, je n’avais jamais fait de conférence et je n’avais aucune envie de le faire. Je ne pouvais pas m’imaginer m’exhibant sur une scène à Boston où tout le monde se connaît, où on se salue dans les magasins, et parler de moi. Mais Moscou n’est pas Boston. À Moscou, je ne connais personne

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dans le public. Chacun vient de son côté et on se quitte ensuite. Personne ne va m’attraper par la manche, me rencontrer le lendemain… et cela me permet d’être beaucoup plus détendue. Mais j’ai eu la même expérience que Mikhaïl à Togliatti, une ville de province. J’ai été à Samara et à Togliatti mais à Samara, mon expérience ne fut pas aussi heureuse. Dans cette ville a eu lieu une rencontre où on utilisait tout le temps des diminutifs pour me parler : « Tournez donc votre petite épaule ! On va vous prendre en photo. Baissez vos petits yeux ! Levez vos petits yeux ! », et il m’a semblé qu’il n’y avait là ni le bon auditoire ni les bonnes questions. En revanche, à Togliatti, j’ai été vraiment impressionnée. J’avais non seulement plaisir à échanger avec les gens qui étaient venus mais encore, si j’avais voulu écrire pour quelqu’un, cela aurait été pour ces femmes un peu âgées avec leurs petits cols blancs et pour ces instituteurs, ces pédiatres qui s’étaient déplacés. Trop souvent, les gens qui viennent à ce genre de conférence ont une attitude provocatrice, et c’est pénible et blessant et on n’a pas forcément envie d’aller à une nouvelle rencontre…

Michel Parfenov : Mikhaïl Chichkine, pour autant qu’un milieu littéraire existe en Russie, cela ne vous manque-t-il pas de pouvoir dialoguer avec d’autres écrivains ? Cela vous arrive-t-il ? Est-ce important pour vous ou pas du tout ?

Mikhaïl Chichkine : Nous vivons quand même au XXIe siècle et pour communiquer point n’est besoin de se réunir dans la même cuisine. On peut se trouver absolument n’importe où et rester en contact avec n’importe qui dans le monde entier. On ne peut plus vraiment se sentir séparé, solitaire, privé de communication… Au contraire, on n’a pas le temps de répondre à tous les méls qui vous arrivent.

C’est aussi une question d’âge. Quand on est jeune, on a vraiment besoin de communication, de sociabilité. Plus tard, ce besoin diminue. Et puis, la fréquentation d’écrivains, c’est avant tout la fréquentation de leurs livres, mais il y a pourtant un moment où vous arrêtez de lire, du moins pour l’histoire. Comment ils vont se marier, comment ils vont divorcer…, c’est un peu sans intérêt et ce n’est plus ce qui m’intéresse dans un livre ; ce que j’essaie de comprendre, c’est comment le livre est fait. Et si j’arrive à comprendre comment il est fait, je le pose et il ne m’intéresse plus.

En Russie, quand vous fréquentez les cercles littéraires, c’est plutôt les critiques littéraires que vous rencontrez, mais j’en ai une expérience tout à fait négative, et après la publication du Cheveu de Vénus je me suis juré de ne plus fréquenter les critiques. En Occident, la critique est politiquement correcte, elle vous donne les raisons pour lesquelles il faut acheter ou ne pas acheter tel ou tel livre, alors qu’en Russie, on est dans la muflerie. Le critique s’affirme aux dépens de l’auteur, en le piétinant. À titre de comparaison, dans le monde entier les gens respectent le code de la route, mais en Russie ils ont une façon bizarre de respecter ce code. Ce sont des mufles. Pour la critique, c’est pareil. Par exemple, le premier article qui est paru dans Literatournaïa Gazeta, « Le Journal littéraire » (c’est le titre en français), au sujet du Cheveu de Vénus, s’est intitulé « Vénus velu », voire « Vénus poilue ». Personne en Occident n’aurait publié un article sous ce titre. C’était de la goujaterie.

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Une année s’est écoulée après la publication de cet article. Le Cheveu de Vénus a reçu un prix littéraire, puis un autre, et je me souviens d’une de ces remises de prix. Tout le monde me congratulait et soudain, un proche, quelqu’un avec un regard un peu lourd, me dit : « Mikhaïl, je dois vous faire un aveu ! » J’ai pensé : « Tiens, il va me dire qu’il a tué sa mère à coup de hache », mais il me dit : « Je suis le critique qui a écrit l’article “La Vénus poilue”. » Premier moment de vérité : le critique s’approche de l’auteur les mains tendues et me dit : « Vous savez, à l’époque, je n’ai pas eu le temps de lire votre livre. C’était tellement compliqué. Maintenant, j’ai fini par le lire. Je viens m’excuser, allons boire un coup ensemble ! »

Deuxième moment de vérité : boire ou ne pas boire un coup avec lui ? On a fini par boire un coup ensemble et il est reparti écrire d’autres articles du même style sur d’autres auteurs. Alors, quand mon nouveau roman est sorti, je me suis promis de ne plus jamais lire de critiques. Trois ou quatre personnes de confiance sélectionnent les articles pour moi. Si c’est bien, ils m’envoient l’article et si c’est insultant, ils s’en abstiennent. Tout cela pour dire qu’on n’a pas vraiment besoin d’être en Russie pour être au courant d’événements littéraires et fréquenter les cercles littéraires. Avant, la relation aux lecteurs était différente. On était publié dans UNE REVUE, à la suite de quoi on recevait des sacs de courrier. Maintenant, les lecteurs ont cessé d’envoyer des lettres aux écrivains parce qu’ils ont d’autres moyens de s’exprimer. Sur Internet, ils ont des LiveJournal et Facebook… Quelquefois, mon fils me transmet un certain nombre de ces critiques tirées de blogs et c’est parfois l’occasion d’un bonheur absolu. Voilà, par exemple, quelqu’un qui écrit : « Je viens de lire le roman La Correspondance de Mikhaïl Chichkine, et cela fait deux jours que je me promène avec le sentiment qu’un miracle s’est opéré à l’intérieur de moi, j’ai peur de parler à qui que ce soit pour ne pas détruire cette impression. » Plus besoin de critique littéraire après ça !

Michel Parfenov : Sergueï, que pouvez-vous nous dire à ce propos ?

Sergueï Bolmat : À peu près la même chose, même si mon expérience d’Internet est un peu différente. Mais je me souviens que lorsque le Grand Prix du livre m’a été décerné, ma femme est accourue de la pièce d’à côté avec l’ordinateur, en me disant : « Regarde un peu », et elle m’a fait lire un passage tiré d’un blog, où il était écrit : « J’avais lu le livre Les Enfants de Saint-Pétersbourg et j’avais aimé un certain nombre de poèmes qui y étaient. Et aujourd’hui, entrant dans un immeuble fraîchement construit, j’ai vu un poème qui en était tiré inscrit sur la paroi de l’ascenseur. » Voilà qui me suffit !

Irina Muravieva : Quand je lisais ce qui s’écrivait sur mes romans, pas sur ce qui concerne les plus récents mais sur ceux qui sont parus plus tôt, j’étais effrayée de l’incompréhension que j’y constatais : j’avais écrit sur totalement autre chose. Même les critiques bienveillantes passaient à côté du sens. J’utilise peu Internet et je ne lis pas les blogs parce qu’on a toutes les chances d’y trouver quelque chose de désagréable. J’ai écrit un roman (Les Joyeux Garçons) qui est une métaphore sur la vie et la mort et qui a pour cadre la réalité d’une école de Moscou. Ce qui m’importe dans ce

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roman, ce n’est pas l’odeur de la craie, les robes des petites filles, les élèves et les professeurs, mais l’adolescence, cette jeunesse qui aborde la vie d’une façon authentique et où tout est sur le point de se terminer. Et ce roman a été reçu comme un roman de souvenirs des années soixante. J’ai retrouvé sur Internet une quantité absolument folle de camarades d’école plus jeunes ou plus vieux que moi de quelques années, comme par exemple ce sexagénaire qui disait : « On a fréquenté la même école, la même classe. » Ça donne envie de claquer la porte ! Et un autre qui disait : « Mais ça, ce n’est pas vrai, ça n’existait pas, mais non, c’est faux. » Alors, après ce roman, j’ai cessé de faire attention à la critique. Il est important à un certain moment de s’en libérer et de se dire : « Moi, c’est moi et eux, c’est eux ! »

Michel Parfenov : Question qui s’adresse à tous mais qui sera peut-être plus difficile pour Mikhaïl Chichkine puisqu’il tient à marquer de la distance avec ce qui se passe en Russie : quel est votre sentiment sur les œuvres littéraires publiées aujourd’hui en Russie ? Comment les jugez-vous ? Y a-t-il des écrivains que vous aimez spécialement ?

Mikhaïl Chichkine : Je pense que le monde de la littérature est toujours pareil. Il y a un certain nombre d’auteurs en vue qu’on lit et dont on parle, puis cinquante ou cent ans se passent et plus personne ne s’en souvient. Et ceux que personne ne connaissait et qui écrivaient dans leur coin, c’est leur nom qui sert à désigner toute une époque. En Russie, cela s’est toujours passé comme ça et ça continue. Il est intéressant de voir qu’à Paris on considère Zakhar Prilepine comme un classique. Voilà qui est divertissant ! Très sincèrement, je lui trouve du talent ; son dernier recueil de nouvelles, Des chaussures pleines de vodka chaude, au titre époustouflant, est un livre de qualité. Je pense qu’une fois qu’il se sera éloigné de son nationalisme, de toutes ces histoires de Tchétchénie, il se mettra à écrire une prose lyrique véritable et finira par devenir qui il est vraiment, mais je peux dire que de notre époque, incontestablement, c’est le nom du regretté Alexandre Goldstein, pour moi un écrivain merveilleux, qu’on retiendra. Je ne sais pas si son nom vous est connu. Il a immigré de Bakou, a vécu en Israël un certain temps et est malheureusement décédé il y a trois ou quatre ans. Il est mort comme un écrivain doit mourir : il a mis le dernier point à son roman et il nous a quittés. Il n’était pas complètement méconnu, tous ses écrits ont été publiés chez NLO ; il a même reçu quelques prix, mais il faut du temps parfois pour que la vraie littérature soit reconnue.

Parmi les derniers livres russes publiés, j’ai beaucoup aimé le roman t (2009) de Viktor Pelevine. La conception en est absolument brillante mais ce n’est pas la peine de le lire en entier.

Irina Muravieva : J’aurais envie de répondre sur le même ton humoristique mais je vais répondre plus sérieusement. Il ne me suffit pas de feuilleter un livre, de comprendre ses modes de fabrication, de dire : là il y a une trou-vaille et là, c’est mauvais. Je n’aime pas lire comme ça ; autant ne pas lire du tout. Je trouve que c’est condescendant. Moi, j’écris pour que chaque mot soit absolument à sa place et qu’à l’intérieur de chaque phrase, il y ait mon propre souffle. Alors, pourquoi me permettrais-je ce que je ne voudrais pas

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qu’on se permette à mon égard ? Je ne lis pas de cette façon-là. J’ai le choix de ne pas lire du tout, ou de lire sincèrement. Mais je n’ai pas toujours le temps ni l’envie de lire. Et quand je travaille, je suis pour la tradition, je relis ce que je connais par cœur, que ce soit Pouchkine, Tolstoï, Proust, Nabokov, Bounine…, en tout cas une prose dans laquelle je rentre d’emblée et où je n’ai pas besoin de gigoter. Et pourtant, Micha, lorsque tu m’envoies un roman, je le lis en entier parce que c’est une joie pour moi et que je ne peux pas me priver de cette joie. Mais je ne me demande pas comment tu as réussi à faire ça – Dieu t’en garde comme disait ma grand-mère ! – et je te lis jusqu’au bout. Mais c’est vrai que je n’ai pas vraiment le temps de lire et que je ne veux pas être gênée par des choses qui peuvent m’éloigner de ce que je suis en train d’écrire, pas tellement parce que cela peut me faire perdre le fil de ma pensée, mais parce que cela peut m’en éloigner émotion-nellement. Je n’arrive pas à comprendre la littérature conceptuelle. Je ne pense pas que la littérature puisse être une conception ou une tendance. On m’a rapporté qu’à la remise d’un grand prix on avait dit que ce n’était pas une œuvre littéraire qu’on récompensait mais une tendance : cela me laisse sans voix.

Mikhaïl Chichkine : Je viens de me souvenir d’un roman brillant, d’une authentique qualité littéraire, écrit par Mikhail Idov. Il est écrit en anglais et s’intitule Ground up 6. C’est un livre magnifiquement ficelé, écrit dans une excellente langue et qui existe en traduction russe. C’est l’auteur lui-même qui l’a traduit et je crois franchement qu’il l’a mal traduit. C’est bien inférieur à l’original. Comme passé à la moulinette…

Michel Parfenov : Une nouvelle question à Mikhaïl Chichkine. Vous consi-dérez-vous comme un écrivain professionnel ? Vivez-vous de vos écrits ?

Mikhaïl Chichkine : Je ne voudrais pas être écrivain professionnel pour ne pas avoir à dépendre de mes gains littéraires. Pendant un temps, en Suisse, j’ai pu le faire parce que je travaillais comme interprète. J’étais traducteur pour la police, pour les tribunaux, pour les services d’émigration, d’immi-gration, pour diverses compagnies privées… Et à mesure que ma renommée d’écrivain a grandi, j’ai perdu la plupart de mes emplois. Le fait d’écrire m’a pratiquement ruiné au début, parce que personne ne voulait engager comme interprète un écrivain célèbre. Un interprète doit être comme du vent, agiter l’air… Depuis la parution du Cheveu de Vénus, je ne vis effectivement que de mes gains littéraires. On ne peut pas vraiment en vivre mais vous pouvez constater que je ne suis pas encore mort. C’est très compliqué de vivre de ses revenus littéraires. J’ai essayé de le faire pendant longtemps et puis j’ai fini par mettre en location un appartement que j’avais en Russie.

Irina Muravieva : Je vais répondre aussi à cette question si vous le permettez. On me demande toujours, surtout en province : « Mais comment diable arrivez-vous à vivre ? » Je vous le dis très honnêtement : « Si je n’étais pas mariée, je n’arriverais pas à survivre. Je n’aurais pas réussi. » Bien sûr, on vous donne des à-valoir, on vous verse des droits d’auteur mais cela ne constitue pas vraiment de quoi vivre.

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Michel Parfenov (au public) : Voulez-vous que nous passions à quelques questions ?

Public : En ce moment sur quoi écrivez-vous les uns et les autres ? Quels sont vos romans en cours et les sujets qui vous préoccupent ?

Irina Muravieva : J’écris en ce moment, je peux donc vous répondre. À Moscou, à la fin du mois d’août, mon roman La Demoiselle est paru. Quand j’ai commencé à l’écrire, je pensais que je n’écrivais qu’un seul roman. Mais au fur et à mesure que j’entrais dans ce processus d’écriture, j’ai compris qu’un livre, même deux, ne suffirait pas et j’ai rapidement annoncé à mon éditeur que j’écrivais une trilogie. Après avoir dit cela, il m’était impos-sible de me dédire et je termine donc actuellement le second livre. C’est une sorte de saga, mais je n’aime pas vraiment ce mot. En tout cas, c’est un travail de grande envergure qui englobe trois périodes de la vie russe. C’est l’histoire d’une famille, même si je ne crois pas que ce soit un livre qui s’inscrive tout à fait dans cette tradition. Quoi qu’il en soit, j’écris une trilogie. En février, je dois me rendre à Moscou et dans d’autres villes avec le deuxième volume et je devrais avoir terminé la troisième partie pour qu’elle paraisse en septembre parce qu’il ne faut pas trop d’interruption entre les parutions. C’est un emploi du temps difficile.

Mikhaïl Chichkine : Je ne pense pas utile de discuter des livres en cours parce qu’au fil du travail il ne reste plus rien du projet initial. Par exemple, je n’ai jamais réussi à publier un certain livre que j’avais déjà commencé à écrire et dont j’avais le plan en tête… Dès qu’il a terminé un livre, un écrivain devrait déjà réfléchir à un autre livre, au sujet, aux personnages… Mais je n’arrive pas à faire ça parce que dans tous mes livres, je traite toujours du même sujet : du désir de vivre, de l’enfance, du premier amour, des enfants, des relations avec les parents, de la mort… Je me souviens que certains événements se sont passés à une certaine époque mais leur signification ne m’apparaît qu’ensuite. Par exemple, je vivais dans la maison de campagne de ma grand-mère, dans sa datcha, et en allant faire les courses, sur la route, nous avons vu un chat qui avait été écrasé par les voitures et qui était déjà à moitié aplati. Tout le monde passait à côté et ma grand-mère est revenue prendre une pelle et l’a enterré sur le bas-côté de la route. Ce fut le premier sentiment de terreur de mon enfance. Ma grand-mère subirait-elle le même sort, et mes parents, ma maman et moi-même ? Que faire de la mort ? Et dans tous mes romans, j’essaie toujours de répondre à cette même question. Mais les romans changent parce que si la question ne change pas, vous, vous changez. Et la réponse à cette question est différente selon que vous ayez seize ou quarante ans. Lorsque j’ai écrit La Correspondance, c’était pour donner la réponse de mes cinquante ans. Je ne peux pas me mettre à écrire un autre livre parce que je n’ai pas encore suffisamment changé. Il me faut donc continuer à vivre pour le moment.

Public : Je ne veux pas être indiscret, mais j’aimerais demander à Sergueï Bolmat quel est l’endroit où il a si bien vécu dans le Languedoc.

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Sergueï Bolmat : « Bien vécu » ne reflète même pas une partie de ce bonheur de vivre dans le Languedoc. C’était une petite ville pas vraiment au bord de la mer, mais dans des sortes de calanques, où il y a comme une communauté internationale. Je m’y suis fait beaucoup d’amis très différents, des Américains, des Suisses, des Anglais et des Français. J’y ai rencontré un vigneron absolument fantastique, le petit-fils du grand philosophe russe Sergueï Boulgakov. Ce n’était pas seulement « bien », c’était ma maison, mon « chez moi ». Je me sentais vraiment chez moi là-bas.

Public : L’un d’entre vous pourrait-il écrire dans une autre langue ou l’aurait-il déjà fait ?

Irina Muravieva : Non, jamais ! Je n’écris jamais dans une autre langue et je n’écrirai jamais dans une autre langue. Jamais je ne me fixerai cet objectif parce que j’exclus absolument de prendre plaisir à écrire en langue étrangère. Pour Nabokov, l’anglais n’était pas une langue étrangère. C’était la langue de son enfance, donc sa langue « natale » à défaut d’être maternelle. Dans le cas de Brodsky, l’anglais représentait un extraordinaire effort de volonté, associé à un talent remarquable. Je connaissais Brodsky et je me souviens de lui parlant dans une langue étrangère à un dîner. Et je me souviens de l’émotion extraordinaire avec laquelle il parlait cette langue. Pour moi, ce serait quelque chose de très difficile, comme de marcher sur des pointes au lieu de marcher normalement.

Mikhaïl Chichkine : Je n’imagine pas écrire dans une autre langue. J’ai écrit un livre en allemand, et un seul. C’est un essai et je n’avais pas vraiment l’intention de l’écrire en allemand, mais je voulais écrire un livre qui raconte mon expérience de vie en Occident, hors de Russie, et la forme s’est imposée d’elle-même. La Suisse, c’est le pays des promenades littéraires. En 1816, Byron a fait un tour du Léman jusqu’aux Alpes bernoises. Il en a rapporté les « Stances à Augusta ». Tolstoï, plus tard, est passé par le même chemin. Il a écrit et pris des notes. Il ne savait pas qu’il prenait le chemin qu’avait suivi Lord Byron, sinon il en aurait certainement pris un autre. J’avais vingt-huit ans comme Byron et il ne me restait plus qu’une chose à faire : prendre mon ordinateur portable et refaire ce chemin-là. Et je me suis retrouvé avec un essai un peu sur tout, sur la Suisse, sur la Russie, sur mes parents, sur la mort… Il me semblait au début tout naturel d’écrire en russe, mais dès que j’ai abordé la question de mon expérience occidentale j’ai découvert que la langue était un instrument très précis, une clé qui permettait d’ouvrir une réalité, et le fait s’est imposé à moi. Je n’allais pas dévoiler mon expérience, la réalité occidentale, avec le russe, et j’ai utilisé l’allemand. Ce livre a été traduit en français 7. Les langues européennes, parce qu’elles partagent la même réalité, sont interdépendantes, « inter traduisibles ». La langue russe, c’est différent. Je m’étais rendu compte que j’avais dépassé les frontières de la langue russe et qu’il me fallait écrire dans une autre langue. Mais je n’écrirai jamais un texte littéraire dans une autre langue que le russe. La frontière est celle qui sépare la prose littéraire de l’essai. Quand vous écrivez des essais, vous devez écrire correctement. Quand vous écrivez un texte littéraire, vous vous éloignez de la norme. Quand j’écris, je me mets la

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phrase dans la bouche, je la savoure, je la mâche et si je lui trouve un goût conventionnel, « correct », un goût de livre scolaire, je la recrache, parce que la phrase doit avoir un goût « incorrect » et ça, c’est une chose que je ne suis capable de faire que dans ma langue maternelle.

Public : Mikhaïl Chichkine parlait de l’intensité de la lecture en Russie et, rappelant son passage dans une petite ville et sa rencontre avec des lecteurs d’exception, il a eu cette réflexion : « En Russie, la lecture, c’est quelque chose. » Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? Y a-t-il « lecture » et « lecture » ?

Mikhaïl Chichkine : Oui, bien sûr ! Quand j’étais lecteur, que j’avais seize, dix-sept, dix-huit ans, la lecture, c’était préserver ma dignité humaine dans un monde humiliant. Je vivais dans un pays où il fallait mentir, où ma mère, mon institutrice, le directeur de mon école… apprenaient aux enfants à mentir, par charité, parce que si on leur apprenait à dire la vérité ils allaient droit en prison ou alors sur l’échafaud de la place Rouge. Il fallait mentir et arriver à un compromis. La réalité soviétique est humiliante. Et les livres étaient pour moi le seul moyen de lutter pour la préservation, la sauvegarde de ma dignité humaine. La lecture n’était donc pas tout à fait la lecture. C’était bien plus que ça. Maintenant, l’Union soviétique n’existe plus mais la réalité qui humilie, elle, n’a pas disparu. Ce n’est plus le pouvoir soviétique qui vous humilie mais le glamour. La lecture reste tout autant salvatrice. C’est un moyen de préserver sa dignité d’être humain. Lorsque vous trouvez un livre qui ne vous humilie pas, qui ne vous rabaisse pas au niveau du crétin qui doit bouffer ce qu’on lui donne, mais un livre dont l’auteur vous parle d’égal à égal, respecte votre dignité d’homme, vous élève, là, vous pouvez faire la différence entre « lecture » et « lecture ».

Michel Parfenov : Impossible d’imaginer mieux pour conclure cette rencontre. Merci à tous.

Notes

1 La Suisse russe, traduit du russe par Marilyne Fellous, Fayard, 2007. Prix du canton de Zurich 2000.↑

2 Nikolaï KARAMZINE, Histoire générale de la Russie, depuis les temps les plus reculés jusqu’en 1611, Saint-Pétersbourg, 1818-28, 12 volumes.↑

3 Philosophe et critique (1828-1889). Révolutionnaire démocrate, partisan du socialisme uto-pique, il s’opposa aux réformes d’Alexandre II. Écrit en prison, son roman Que faire ? décrit le héros idéal qui, déterminé et fort, entreprend l’éducation des autres.↑

4 Zakhar Prilepine, écrivain, journaliste engagé né en 1975. Dernier titre paru Des chaussures pleines de vodka chaude, Actes Sud, 2011.↑

5 Rivière de Saint-Pétersbourg qui se jette dans la Néva.↑

6 Farrar, Straus and Giroux, 2009.↑

7 Dans les pas de Byron et Tolstoï : Du lac Léman à l’Oberland bernois, traduit par Colette Kowalski, avec les photos d’Yvonne Böhler, Noir sur Blanc, 2005.↑

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Écrire en exil, le rapport à sa langue et à son pays

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Avec Mikhaïl Chichkine, David Markish, Maria RybakovaModératrice : Luba Jurgenson

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Luba Jurgenson : Pendant que Mikhaïl Chichkine construit une barricade de livres derrière laquelle il tente de se cacher…, je vais vous présenter les participants de cette table ronde. David Markish, écrivain et scénariste, est le fils du grand poète yiddish Peretz Markish assassiné par Staline en 1952. Il a débuté en 1958 avec ses premiers textes publiés à Tbilissi et, en 1972, il a émigré en Israël avec sa famille. Il est l’auteur de plus d’une dizaine de romans. Six d’entre eux sont traduits en français. Il est également président de l’Union des écrivains et journalistes russophones d’Israël, activité directement liée à notre problématique. Je citerai les dernières parutions en français aux éditions Noir sur Blanc : Enfin comme tout le monde en 2000 et L’Ange noir en 2005 ainsi que Le Cercle blanc, le tout dernier, paru en 2008.

Maria Rybakova a fait des études de lettres classiques à Moscou, à Berlin, puis à l’université de Yale et elle a enseigné le latin en Chine – nous sommes vraiment au cœur de la question du déplacement et des migrations. Elle a également vécu en Thaïlande et a été écrivain en résidence au Bard College à New York. Elle enseigne actuellement le latin et la mythologie grecque à l’université d’État de Californie. Je cite entre plusieurs autres textes, le roman La Confrérie des perdants paru aux éditions du Seuil en 2006.

Mikhaïl Chichkine a étudié à la faculté d’études germano-romanistiques à l’université de Moscou et il est établi depuis 1995 à Zurich, en Suisse. Cette Suisse qu’il nous a d’ailleurs rendue à travers les traces russes dans son très beau livre La Suisse russe. Il est auteur de plusieurs romans dont deux ont été primés à plusieurs reprises et publiés en français chez Fayard sous les titres La Prise d’Ismaïl et Le Cheveu de Vénus. Un nouveau livre vient de paraître en russe mais il n’est pas encore traduit en français.

Nous sommes donc réunis pour parler de l’écriture en exil, du rapport à la langue et au pays. Le titre de cette table ronde va nous interroger sur plusieurs plans. Les trois écrivains présents ce soir appartiennent manifes-tement à des générations différentes mais aussi à des générations différentes d’exilés. Ce qui les lie, c’est qu’ils sont nés à Moscou tous les trois mais ils habitent sur trois continents différents : l’Europe, l’Amérique et puis Israël, et ils ne sont pas partis dans les mêmes conditions. David Markish a émigré dans les années soixante-dix, lors de la troisième vague d’émigration vers Israël. Ensuite, certains émigrés de cette troisième vague ont commencé à privilégier d’autres destinations comme les États-Unis et le Canada, ou l’Australie. Ce qui distingue ceux qui sont partis à ce moment-là de ceux qui ont pu quitter l’Union soviétique, ou plutôt déjà la Russie à partir des années quatre-vingt-dix, c’est qu’en partant, ils perdaient leur nationalité. Ils étaient privés de leur citoyenneté soviétique et perdaient leur passeport soviétique. Ils devenaient citoyens israéliens s’ils émigraient vers Israël ou, dans un premier temps, des réfugiés politiques. Et lorsqu’ils partaient dans les années soixante-dix, c’était a priori pour ne plus jamais revenir puisque, à l’époque, on ne voyait pas se profiler à l’horizon la fin de l’Union sovié-tique. Les choses changent à partir du moment où l’URSS n’existe plus. Ceux qui quittent la Russie ne le font plus nécessairement pour des raisons politiques, ils gardent leur nationalité et peuvent revenir à tout moment. Les conditions de l’exil, de l’émigration – appelez ça comme vous voulez – ne

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sont pas les mêmes et d’ailleurs, aujourd’hui, il est problématique de parler d’émigration et d’exil puisque la Russie n’est plus un pays totalitaire. Cela a-t-il donc vraiment un sens aujourd’hui de se considérer comme exilé et quel sens a pour vous ce mot « exil » ? Préférez-vous mettre un autre mot sur votre expérience de vie hors de votre pays d’origine ? De quoi s’agit-il en fait : d’une émigration, d’une fuite, d’une parenthèse ? Quelle est votre expérience en la matière ? En bref, que faites-vous de ce mot « exil » ?

David Markish : Les mots « exil », « exiler » ont un sens, un poids en litté-rature. La notion d’exil est pour moi inacceptable. De quel exil parle-t-on ? Je suis parti d’Union soviétique en 1972, le 6 novembre, en passant par Vienne. Le 8 novembre, j’étais chez moi et je n’avais pas le moindre doute à ce sujet. J’avais eu de la chance mais je n’étais pas un nouvel exilé car, exilé, je l’étais depuis toujours. J’avais imploré qu’on me laisse sortir de Russie et on ne me laissait pas partir arguant du fait que j’avais profité des avantages de la vie en Union soviétique. C’était cocasse. À quatorze ans, j’avais eu droit à une condamnation à dix ans de déportation effectuée jusqu’à la mort de Djougachvili 1. « Dix ans » sans autre forme de procès. Un beau jour, un colonel est venu chez nous, à Moscou – même pas en pleine nuit –, et il nous a lu un papier disant que nous devions libérer les lieux et nous rendre dans des terres éloignées. Quelles terres ? Nous en ignorions tout. Ma mère lui a dit : « Monsieur le colonel, d’après la loi, on doit nous donner cinq ans », parce que la loi prévoyait cinq ans de déportation pour les membres de la famille d’un ennemi du peuple et qu’on nous en donnait dix. Le colonel qui était très direct, très précis lui a répondu : « Citoyenne Lobeznikova – en écorchant le nom de ma mère –, ceux qui reçoivent cinq ans ne gardent pas rancune contre le pouvoir soviétique. » On nous a donc enfermés dans un wagon et on nous a déportés. Ce n’est qu’en arrivant que nous avons découvert que nous étions au Kazakhstan, du côté de Baïkon. C’est l’endroit qui s’appelle maintenant Baïkonour, le site de lancement des fusées spatiales.

Pour revenir à l’exil, j’ai donc été déporté, puis j’ai fui cet endroit, j’en ai été libéré. Finalement, on m’a laissé partir et je suis reconnaissant au destin qu’on l’ait fait.

Luba Jurgenson : Maria Rybakova.

Maria Rybakova : Je vais essayer de parler français… Cela me fera plaisir de parler français à Paris, et je vous demande d’excuser les fautes que je vais faire…

Mon exil ne m’a pas été imposé. Je ne suis une victime de personne car l’exil, c’est moi qui me le suis imposé. À vingt ans, et même avant, je voulais partir, je ne sais pas pourquoi mais sûrement par désir de m’imposer une solitude et de dépouiller mon âme de tout, et l’exil me semblait une chance pour ce faire.

Luba Jurgenson : Et vous, Mikhaïl Chichkine ?

Mikhaïl Chichkine : Le mot d’exil ne se rapporte en aucun cas à moi. Depuis longtemps, nous vivons dans un monde sans frontière. Là où il n’y a

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pas de frontières, on ne peut pas s’exiler, on ne peut pas revenir de son exil, on vit partout. Il s’est trouvé simplement que depuis 1995, pour des raisons familiales – ma femme est suisse –, je me suis retrouvé en Suisse et que j’y ai écrit la majeure partie de mes livres. Pour moi, la notion d’émigration est dépassée. Il y a des mots obsolètes dans les dictionnaires, après lesquels on écrit entre parenthèses (arch.). Ce sont des archaïsmes, comme le télé-gramme, la diligence, l’émigration… Je garde bien sûr la nationalité russe. J’ai un appartement à Moscou. Je m’y rends régulièrement et mes livres y sont publiés. Ces dernières années, il me semble que je passe plus de temps à Moscou qu’à Zurich et, de manière générale, je me trouve très chanceux d’avoir passé du temps en Russie à une époque qui a été la plus intéressante, non pas de ma vie, mais de la vie du pays. Je parle bien évidemment de cette époque où l’espoir est brièvement apparu. En 1985-1986, lorsqu’il était très intéressant de vivre en Russie, moi qui m’étais senti un espion au sein de mon propre pays, qui avais lu des livres interdits qu’on pouvait saisir à tout instant dans n’importe quelle partie de mon corps, j’ai enfin cessé d’avoir peur et j’ai éprouvé ce sentiment incomparable de commencer à ressentir ce pays comme le mien. C’est un sentiment exceptionnel, extraordinaire qui inspire de la joie et une certaine responsabilité. Vous comprenez que ce pays est en train de changer sous vos yeux et que vous devez faire quelque chose, que vous devez contribuer à ce changement. Je me souviens très bien de ces années 1985-1986, lorsque l’espoir de faire quelque chose et de contribuer au changement est apparu. Par où commencer ? Il me semblait qu’il fallait commencer par les enfants. On pouvait leur enseigner le respect de la dignité humaine. Je suis donc allé travailler dans une école. J’ai grandi dans un pays où la dignité humaine avait toujours été bafouée, l’homme était humilié par l’État, par l’Histoire, par les voisins, au sein de sa famille, partout. Je croyais qu’on pouvait enfin changer la chose la plus importante de ce pays, qui avait trait à la dignité humaine.

Une des spécificités de ce pays est de toujours chercher des coupables ailleurs. La question la plus importante est : « Qui est le coupable ? » Les coupables, ce sont toujours les Juifs, les Allemands, les démocrates, les communistes… mais jamais soi-même. Moi, il m’est venu à l’esprit que si la perestroïka avait échoué, c’était sans doute à cause de moi : parce que j’avais été un mauvais instituteur, que j’avais mal fait mon travail. Nous connaissons tous la fin admirable des Âmes mortes, la métaphore employée par Gogol, la merveilleuse comparaison : la Russie, la troïka, l’oiseau qui vole vers quelque part, dépassant les autres États et les autres pays… Où voles-tu ? Point de réponse. Gogol ne bénéficiait pas de l’expérience histo-rique dont nous bénéficions. J’ai dit que j’étais très heureux d’avoir vécu en Russie, de m’être trouvé là-bas à cette époque historique où tout s’est passé très vite. Si Gogol terminait Les Âmes mortes aujourd’hui, avec notre expérience historique, il aurait sans doute eu une métaphore différente. Il aurait comparé la Russie, non pas à une troïka ailée mais à une rame de métro, une rame qui fait des allers-retours dans un tunnel sans pouvoir en sortir. À un bout du tunnel, il y a le régime totalitaire, la dictature, l’ordre – appelez ça comme vous voulez – et à l’autre bout, il y a la démocratie, le chaos, le désordre. J’ai eu la chance, pendant un bref moment, d’être parti vers ce qu’en Occident on appelle « la démocratie » et qui, en Russie, se

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transforme en chaos et en désordre, et je l’ai vue revenir dans l’autre sens. Je continue à percevoir ce pays comme le mien où, moi, j’ai raté l’occasion de faire quelque chose de bien.

Luba Jurgenson : En fait, nos trois exilés ne sont pas exilés du tout et ne se sentent pas exilés. Mikhaïl Chichkine ayant abordé la question du pays, revenons sur cette question : « Qu’est-ce que son pays lorsqu’on vit ailleurs que là où l’on est né ? » J’aimerais d’abord poser cette question à David Markish qui a une expérience très particulière de ce qu’on peut appeler son pays.

David Markish : Une expérience spécifique peut-être, parce que, où qu’ils naissent, les gens de mon peuple sont des passants. C’est ainsi que j’ai défini les héros de mon roman Le Juif de Pierre le Grand. Le cercle finit par se clore et on ne parle plus d’un lieu de naissance mais d’une patrie. La Russie est le pays dans lequel mes aïeux, dans des temps immémoriaux, faisaient paître leurs troupeaux dans les collines… mais si on veut parler de la façon que j’ai de percevoir mon propre pays, moi, j’ai quitté l’Union soviétique pour devenir un homme libre dans un pays libre. Et donc, mon pays, c’est Israël, et ma petite patrie, c’est une petite ville, une petite bourgade tranquille, Or-Ehuda, à quinze minutes de Tel Aviv. J’en suis très content. Elle est paisible, je m’y sens bien et j’y vis bien.

Luba Jurgenson : Maria Rybakova, vous avez parlé de solitude, une moti-vation très particulière qui a compté dans votre décision de quitter la Russie. Pouvez-vous nous en dire plus ? Cette solitude que vous avez recherchée a-t-elle apporté quelque chose à votre écriture ?

Maria Rybakova : Oui. Je crois que l’idée était d’avoir une certaine expé-rience pour écrire, à la façon dont Rilke disait que l’œuvre d’art est le produit d’une solitude infinie. Et qu’on devait s’imposer des solitudes et accumuler des solitudes pour pouvoir trouver une place dans l’invisible, comme il le faisait. J’ai quitté la Russie, je me suis imposé une certaine solitude et de plus en plus de solitude. Je ne sais pas ce que cette solitude a apporté à mon écriture – c’est à mes lecteurs d’en juger –, mais la solitude m’a apporté quelque chose d’apparemment paradoxal, le sens de la fraternité. Quand vous m’avez demandé quel était mon pays, j’ai pensé que je n’en avais pas qu’un seul mais plusieurs : la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, la Chine, la Thaïlande, le Laos et les autres où j’ai vécu. Et nous sommes tous frères. Voilà ce que la solitude m’a appris. C’est intéressant qu’une chose produise son contraire !

Luba Jurgenson : En fait, à la place de la solitude recherchée vous avez trouvé exactement l’inverse, c’est-à-dire un vacillement des frontières qui a permis de vous sentir chez vous un peu partout.

Maria Rybakova : J’ai tout trouvé. La solitude a aboli tous mes liens et relations qui pouvaient être une frontière avec les autres, et ainsi j’ai pu ressentir une certaine fraternité.

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Luba Jurgenson : Que vous mettez en scène d’ailleurs dans vos textes. On reviendra peut-être à cette question de la fraternité. Mikhaïl Chichkine, Leonid Guirchovitch a dit qu’un écrivain qui écrit en russe et vit à l’extérieur, donc dans un pays dont il ne pratique pas la langue, du moins dans l’écriture, est confronté à un certain problème de matériau littéraire. Comment écrire ? Comme il ne vit plus en Russie, il a beau écrire en russe, le quotidien russe lui devient extérieur, étranger, et il ne comprendra pas bien sûr non plus complètement la vie du pays dans lequel il se trouve. Quel thème trouver lorsque l’on est un écrivain émigré ?

Mikhaïl Chichkine : C’est une excellente question que se pose tout écri-vain qui quitte son pays. Lorsque vous vivez dans votre pays, il est très clair que ce monde est le vôtre. Les gens portent des noms russes et ils sont domiciliés rue Lénine. Et lorsque vous partez, que ce soit aux États-Unis, en Israël, en Suisse ou ailleurs, qu’est-ce que le monde ? Quelle vie décrire ? Dans quelle rue placer ses héros ? Comment les appeler ? Quels noms leur donner ? En quelle langue les faire parler ? C’est là que la situation devient intéressante. Quelle expérience décrire ? J’ai été frappé que Maria dise qu’elle devait partir pour trouver la solitude, pour se débarrasser de ses relations et ressentir la fraternité. Le départ rend parfaitement évident une chose, c’est que la solitude, l’amour ou le bonheur ne dépendent pas de votre situation géographique mais de votre expérience personnelle, de votre amour, de votre solitude, de votre mort. Et ce qui est important, ce n’est pas la rue où habitent vos personnages, les noms russes ou non russes qu’ils portent mais l’expérience accumulée du bonheur, du malheur, de la mort de vos proches que vous donnez en héritage à vos personnages. Il me semble qu’au début, cet élan de la plupart des écrivains fait que leurs textes parlent du passé. Les gens vivent aux États-Unis, en Allemagne ou ailleurs pendant vingt-trente ans, mais ils écrivent sur la Russie. Et pourtant la Russie qu’ils connaissent n’est pas d’actualité. La Russie ne change pas tous les cinq ans, elle change tous les six mois. Vous revenez en Russie au bout de six mois d’absence, la langue a changé, les blagues ne sont plus les mêmes, vous avez peine à comprendre de quoi on vous parle. L’écrivain doit faire un choix quant au sujet de ses livres, quant aux thèmes. Il doit bien sûr créer un monde, un certain monde où le nom des rues et des personnages n’a pas d’importance. Cela doit être un monde absolu, un monde à la validité universelle. L’art n’a de sens que s’il crée un monde qui a autant d’actualité pour le Chinois que pour le Russe et que pour le Français, aujourd’hui, demain, encore et toujours. Le départ aide à comprendre cela.

Luba Jurgenson : Maria Rybakova, êtes-vous d’accord avec cela ?

Maria Rybakova : Tout cela est vraiment très personnel. C’est pourquoi les livres que nous écrivons sont totalement différents. Il y a une certaine vérité dans le point de vue de Mikhaïl. On doit se créer une vie dont le but est de permettre de devenir soi-même. Et nous avons tous des voies très différentes pour devenir nous-même : traditionnelle pour certains, aven-tureuse ou de combat pour d’autres. Il n’y a pas de récit unique, de plan que chacun pourrait suivre.

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Luba Jurgenson : Sans doute, mais avez-vous l’impression que cette possibilité de devenir vous-même ne vous aurait pas été offerte si vous étiez restée en Russie ?

Maria Rybakova : En ce qui me concerne, non. Je suis devenue écrivain uniquement parce que je me suis exilée et c’est l’exil qui a fait de moi un être humain. J’étais une jeune fille tout à fait banale avant de partir et j’ai l’impression d’avoir vraiment trouvé ma propre personnalité en m’en allant. Je ne généralise pas et de nombreuses personnes peuvent être elles-mêmes sans cela.

Luba Jurgenson : Bien sûr, mais là, nous parlons de vous.David Markish, vous mettez en scène dans vos livres beaucoup de

personnages russo-juifs, c’est-à-dire des personnages qui doivent composer, négocier avec une identité qui n’est pas toujours facile à assumer. Vous avez notamment écrit un livre sur Isaac Babel 2, plutôt sur son héros. Comment vous appropriez-vous cette double identité ?

David Markish : Je pense qu’il n’existe pas de double identité. C’est aux États-Unis qu’on considère qu’il peut y avoir une double loyauté. Pour moi, c’est une fantaisie. Je me trompe peut-être – je parle en fonction de mon expérience personnelle de la vie –, mais je pense que ce qu’il y a de plus important, c’est la liberté véritable et réelle des gens, non pas la liberté imaginaire que l’on essaie d’imposer au pouvoir et que le pouvoir rejette. Moi, j’ai profité de cette liberté de mouvement le moment venu et je suis parti. Il semble qu’aujourd’hui, on pourrait retrousser ses manches avec une noble énergie, se mettre à combattre, etc., et je trouve au fond assez perverse cette idée de fraternité universelle des peuples de la terre. C’est très noble mais j’ai des doutes quant à la réalisation possible d’une telle idée. Ce serait aussi très bien de transformer les glaives en outils agricoles et ce serait très beau si un agneau immaculé venait se reposer entre les pattes du lion ! C’est certainement l’un des sens de notre existence sur terre, mais est-ce réaliste ? Qu’ai-je acquis, qu’ai-je trouvé en quittant la Russie et en revenant sur cette terre que j’estime être mienne ? J’étais un homme de lettres professionnel en Russie. Je publiais des livres. Je travaillais dans le cinéma. J’ai fait des études de scénariste et de metteur en scène. J’étais condisciple au lycée, à l’université, de personnes de talent qui sont aujourd’hui connues à juste titre, et lorsque je suis arrivé en Israël, je n’étais pas certain de pouvoir continuer à écrire. Il fut un temps où j’espérais pouvoir écrire en hébreu. J’avais appris l’hébreu au service militaire ; j’avais suivi des cours et j’étais capable de me débrouiller. Je pouvais me faire comprendre dans la rue mais je ne parlais pas couramment. Et surtout, sur quoi écrire ? Le problème de l’identification juive/russe. Oui, ce problème de l’identité juive existe en milieu étranger et hostile, et il m’intéresse beaucoup. C’est un problème auquel chaque membre de mon peuple doit faire face un moment ou à un autre.

Luba Jurgenson : Je vais revenir un peu à la question des différentes émigrations – gardons ce mot, faute de mieux – que vous représentez et je vais poser une question qui peut paraître problématique. Hier, nous avons

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évoqué les relations entre la première émigration, celle des exilés d’après 1917, et la troisième qui arrive dans les années 1970, et j’aimerais vous demander, David Markish, étant donné que vous êtes parti en 1972, quel regard vous posez sur ceux qui arrivent aujourd’hui ou qui arrivent depuis les années quatre-vingt-dix ? Et inversement, Mikhaïl Chichkine et Maria Rybakova, j’aimerais vous demander quelle est cette relation, si relation il y a, avec ceux qui ont émigré avant vous, qui ont émigré du temps de l’Union soviétique ?

David Markish : Je pense que toute personne arrivant dans l’État d’Israël dans le cadre de la loi du retour doit être accueillie, comme les règles le prescrivent, avec l’âme ouverte. Un certain Géorgien avait tenu ce discours : « Nous sommes tous des êtres vivants et chacun se comporte à sa manière. Mais, au moins, accueillons ceux qui arrivent chez nous le cœur ouvert. » Les autorités aiment à nous appeler « frères et sœurs », même si nous ne le sommes évidemment pas vraiment, mais plus nous serons nombreux, mieux ce sera pour des raisons économiques, pour des raisons morales. Il suffit de prendre un billet d’avion et de rentrer chez soi. Qu’on soit en Russie ou ailleurs, un autre monde est là désormais et il faut profiter de la liberté de mouvement qui existe actuellement.

Mikhaïl Chichkine : À vrai dire, la question des relations entre les différentes vagues de l’émigration est un peu une question d’histoire litté-raire… Nous sommes presque en 2011, et première émigration, deuxième émigration, Ivan le terrible…, tout cela est aussi loin et relève maintenant du champ de l’histoire culturelle. Pour moi, le départ ne s’inscrit pas dans une émigration ou une autre ; le départ m’a fait quitter ma langue et, en tant qu’écrivain, j’ai vécu deux choses également importantes. D’abord, en étant privé de ma langue maternelle, j’ai enfin compris ce que signifiait la langue pour moi et que ma mission consistait à créer ma propre langue qui aurait une vitalité, une vie et une actualité propres jusqu’à ma mort et au-delà. C’est ce départ qui m’a permis de découvrir tout un monde, l’univers de la langue russe dont je n’avais pas conscience en vivant en Russie. Et j’ai enfin compris l’importance du monde russe, de la même façon qu’on réalise l’importance de la respiration quand on vous bouche le nez et la bouche et qu’on ne parvient plus à respirer.

Enfin, j’ai eu l’occasion de considérer la culture russe de l’extérieur et de comprendre que la culture russe n’est pas le monde entier, que c’est au contraire un ghetto, que la littérature russe est un ghetto littéraire. Il y a le monde et puis il y a les écrivains russes qui écrivent quelque chose. Jadis, il y a quelque cent ans, la Russie était la capitale de la littérature mondiale et les gens affluaient comme des pèlerins à Iasnaïa Poliana, la résidence de Tolstoï. Un certain nombre d’événements qu’on connaît sont arrivés ensuite. La Russie est devenue ce que vous savez et un phénomène de huis-clos s’est installé. Lorsque vous mettez des gens dans une cellule, au bout d’un moment ils cessent de s’intéresser à ce qui se passe à l’extérieur, de l’autre côté des barreaux. Un cercle d’intérêt, c’est d’abord, progressivement, une langue particulière, des plaisanteries particulières. La ration qu’on va vous donner le soir a bien plus d’importance que les événements géopolitiques.

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Savoir quel gardien va prendre la relève la semaine prochaine – Poutinkine ou Metvenkine ? – est bien plus important que ce qui se passe dehors. Et on obtient ce phénomène de la liberté russe contemporaine, qui a tant macéré dans son propre jus qu’il s’est concentré sur des problèmes qui lui sont strictement propres et qui exclut les problèmes étrangers. Qui lit la littérature russe à l’étranger et ses traductions ? Les tirages sont minuscules. Elle est lue par des gens qui s’intéressent spécifiquement à la Russie, et s’ils lisent des romans policiers russes, ce n’est pas parce qu’ils sont habituelle-ment lecteurs de polars mais parce qu’ils s’intéressent à la réalité russe, qu’ils veulent apprendre des choses sur la Russie. Et si un lecteur lit par plaisir, il ne prendra pas un livre russe récent mais plutôt un roman de Tolstoï et il ne le lira pas pour apprendre des choses sur les anciens princes russes mais pour se comprendre et apprendre des choses sur lui. Ce départ m’a donc permis de comprendre qu’il ne fallait pas écrire sur des problèmes russes spécifiques mais sur l’homme.

Luba Jurgenson (à l’adresse de Maria Rybakova) : Il semble que ma ques-tion n’a pas beaucoup de sens… et que vous êtes immergée dans un monde qui est assez loin de l’immigration russe. De plus, vous n’enseignez pas la littérature russe…

Maria Rybakova : C’est vrai, mais malgré tout, quand je suis arrivée au États-Unis, j’ai rencontré une personne de la génération de David Markish, Vassili, qui est devenu un très bon ami. C’était un émigré politique qui, à l’âge de vingt-cinq ans, luttait contre le régime. Il avait écrit des textes sur des dissidents, avait été mis en prison, puis avait été expulsé du pays et il m’a beaucoup appris sur le courage, l’idéalisme, la noblesse de certains hommes, mais naturellement on ne peut pas se comparer à ces gens-là. Ce sont des héros et nous ne pouvons pas nous comparer aux écrivains merveilleux de la première émigration comme Vladimir Nabokov et Marina Tsvetaeva. Pour des gens de cette époque, écrivains ou pas, l’émigration a été une immense tragédie humaine. Pour nous, cela n’a pas été comparable.

Lurba Jurgenson : C’est certain. Pour vous, l’expérience de l’émigration a-t-elle fait émerger la valeur de la langue russe avec autant d’intensité que pour Mikhaïl Chichkine ?

Maria Rybakova : Ah non, pas pour moi. Mikhaïl travaille beaucoup avec la langue, moi pas tellement.

Luba Jurgenson : Vous êtes tous les trois des écrivains traduits dans d’autres langues. Évidemment, vous avez des expériences très différentes, mais pour-riez-vous nous dire ce que vous ressentez quand vous voyez vos livres paraître dans des langues que vous ne lisez pas spécialement ? Comment vivez-vous le fait que votre livre vous échappe et parte vers d’autres lieux ?

David Markish : Cette question m’amène à revenir un peu en arrière. J’ai écrit des poèmes jusqu’à trente ans, et ensuite, à Moscou, j’ai écrit mon premier roman, « Le proverbe » en russe. Ce roman est paru à Londres

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dans une superbe édition, avec une jolie couverture, et on m’a invité à sa présentation. L’éditeur de la grande maison d’édition qui l’a publié est venu vers moi ; il tenait sa main gauche derrière son dos, ce qui a suscité ma méfiance. Je le trouvais bizarre. En fait, il m’apportait le livre qui venait de paraître et dont le titre russe était à peu près intraduisible – en anglais, c’était The Beginning 3. Il m’a dit : « Je vais vous faire une surprise. » C’était sympathique, et là, il a sorti sa main gauche de derrière son dos et m’a tendu un second livre, A New World for Simon Ashkenazy 4, publié aux États-Unis. Mes romans étaient parus en même temps en Angleterre et aux États-Unis. Complètement abasourdi, j’ai quitté la réception avec mes deux livres, après avoir grignoté des bouts de carottes et de choux-fleurs, et je me suis installé à une table de café. Et j’ai pensé que si cela m’était arrivé cinq ou six ans plus tôt, j’en serais mort de joie. Je vous dis tout ça parce qu’il me semble que les livres qui paraissent, les films qui sortent, et toutes sortes de choses agréables comme celles-ci sont des choses qui arrivent toujours un peu trop tard.

Lurba Jurgenson : C’est le propre de la traduction. Maria Rybakova ?

Maria Rybakova : Quand je vois un de mes livres en russe, je ressens de la peur et un grand embarras. Comme si j’étais toute nue dans la rue à la vue de tous ! Mais c’est aussi très excitant, érotique même. C’est un peu de l’exhibitionnisme.

Lurba Jurgenson : Êtes-vous plus dénudée en russe ou en traduction ?

Maria Rybakova : C’est pareil.

Lurba Jurgenson : La traduction ne vous habille pas ?

Maria Rybakova : Non. La traduction peut être d’une telle qualité que c’est comme si le texte était en langue originale… Alors, c’est pareil.

Mikhaïl Chichkine : Pour moi, la traduction idéale est celle qui est dans une langue que je ne connais absolument pas. Vous prenez votre livre publié en chinois et vous ne savez même pas où ça commence et où ça finit. C’est très beau les pictogrammes, ce sont des images. C’est merveilleux d’être traduit en images. Le traducteur chinois du Cheveu de Vénus – un homme qui parle russe mieux que moi, qui connaît la littérature russe, l’histoire et la culture russes à la perfection, qui est professeur de russe à l’université de Pékin – m’a dit un jour : « Mikhaïl Pavlovitch, lorsque j’ai lu votre livre pour la première fois, je n’ai rien compris mais j’étais plein d’admiration. » Voilà pour moi le lecteur idéal : il ne doit pas comprendre, mais tomber en admiration.

La pire traduction évidemment est celle qui est faite dans une langue que vous connaissez. Le Cheveu de Vénus va paraître en allemand. C’est une langue que je parle et Andréas Trettner, avec qui j’ai travaillé, a fait une traduction remarquable, mais c’est une traduction qui m’a beaucoup attristé car j’ai pu constater ce qui disparaissait en traduction. On peut traduire brillamment

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n’importe quelle métaphore. On peut trouver des palindromes. On peut tout traduire, mais on ne peut pas traduire le plus important. Une lectrice est venue me trouver à Moscou et j’ai failli mourir de bonheur car elle m’a dit : « Pour moi, vos livres ont sauvé la littérature russe. » Entendre ça et mourir. C’est le sommet du bonheur d’écrivain et évidemment, à l’étranger, je ne pourrais pas avoir de lecteurs semblables, quelle que soit la qualité de la traduction. Il y a évidemment des traductions qui paraissent mais les traductions actuelles de littérature russe sont minuscules. Qui a des tirages significatifs aujourd’hui ? Des gens qui sont classés dans la littérature russe mais qui ne la représentent pas vraiment. En France, c’est Makine. Ce sont des gens fort sympathiques mais qui n’ont absolument rien à voir avec la littérature russe, qui écrivent dans la langue de leur pays d’adoption. Ils connaissent les attentes de leurs lecteurs et ils se mettent au service de ces attentes. Traduits en russe, ces livres sont absolument impossibles à lire. C’est un amoncellement de banalités, celles que le lecteur étranger attend. Cela ne vous apprend rien sur la Russie mais beaucoup sur le lecteur étranger et ses attentes.

Luba Jurgenson : Le personnage du lecteur est arrivé à cette table. Pouvez-vous nous dire, Maria Rybakova, comment vous imaginez votre lecteur ?

Maria Rybakova : J’ai une très belle image de mon lecteur parce que c’est ma meilleure amie, Ania, qui est mathématicienne et qui lit tous mes romans. Elle lit tout ce que j’écris. C’est mon lecteur idéal, mais c’est aussi le lecteur que je connais. J’ai toujours évité de faire la connaissance de mes lecteurs et aussi de donner mes livres à mes amis parce que j’ai peur… La relation qu’en tant qu’écrivain on a avec son lecteur est vraiment la relation la plus proche qui puisse être. C’est une relation plus intime qu’avec un parent ou un amant parce que, dans mes livres, je suis complètement moi-même. Dans certaines circonstances et avec certaines personnes, ma mère, un amant, je peux prétendre être quelqu’un d’autre. Mais avec mon lecteur, la relation est absolument intime et c’est très embarrassant. J’ai vraiment peur du face-à-face avec mes lecteurs.

Luba Jurgenson : Avez-vous aussi l’impression que le lecteur est intra-duisible ?

Maria Rybakova : Je ne crois pas. Mais je suis peut-être moi-même, main-tenant, un produit de plusieurs cultures. Les lecteurs de tous les pays ont sans doute quelque chose de moi.

Et puis, il y a aussi des lecteurs excellents qui n’ont rien lu de mes livres mais avec qui je m’entends parce que je sais qu’ils comprennent et je sais ce qu’ils pensent, même dans une culture complètement différente de la mienne.

Luba Jurgenson : Je crois qu’il y a des lecteurs extraordinaires de littérature russe dans toutes les autres langues et qu’une littérature russe existe dans les autres langues. Il faut peut-être modérer notre pessimisme en ce qui concerne le lecteur.

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Maria Rybakova : Je voudrais ajouter que pour être un bon lecteur, il est aussi important d’avoir l’expérience d’une langue, d’une culture ou d’une histoire, que d’avoir une certaine expérience de ce dont le livre parle. J’ai rencontré dans ma vie un très bon lecteur des œuvres de Dostoïevski et c’était un homme incarcéré dans une prison américaine. Il était là pour dix ans et tout ce qu’il faisait, c’était de lire Dostoïevski, tout Dostoïevski. Il avait une expérience directe de ce qu’écrivait Dostoïevski.

Luba Jurgenson : Dostoïevski a beaucoup de succès dans les prisons en général, et il était déjà lu, quand c’était possible, dans les goulags. David Markish, imaginez-vous votre lecteur ? Comment le voyez-vous ?

David Markish : J’ai un certain âge – soixante-douze ans – et j’ai pu constater que, en grande partie, mes lecteurs vivent dans la défunte Union soviétique. Au moment de mon départ, les gens qui me lisaient – j’écrivais des vers, des essais –, me lisaient en Samizdat 5, sous le manteau mais, aussi bien avant qu’après mon départ, mes lecteurs étaient surtout mes collègues – les écrivains qui lisaient. Lorsque l’Union soviétique a implosé et que mes livres sont devenus disponibles et accessibles, un de mes romans a été tiré à 300 000 exemplaires et ce en Russie – j’en ai été sidéré. Mes vrais lecteurs sont quand même restés mes collègues qui s’y connaissaient, et les gens qui ont pu alors acheter mes livres, m’écrire, me téléphoner ou m’envoyer des lettres disaient souvent des banalités. Les critiques réellement importantes pour moi proviennent de collègues qui vivent en Russie et avec qui il est relativement difficile de communiquer.

Luba Jurgenson : Je rebondis sur ce que vient de dire David Markish. Pour vous, la lecture des autres écrivains russes, est-elle une dimension importante de votre vie littéraire ?

Mikhaïl Chichkine : C’est une question très simple. Vous lisez d’autres écrivains quand vous apprenez à écrire. Quand vous êtes jeunes, vous lisez, vous vous imprégnez et ensuite vous n’avez plus vraiment le temps de lire, car vous ne lisez plus que ce qui est important pour votre travail. Et il y a alors une telle quantité de choses à lire que vous n’avez tout simplement plus le temps d’ouvrir un livre et de prendre plaisir à sa lecture. Si vous y arrivez, c’est que vous n’êtes pas un écrivain, mais un lecteur.

Je voudrais ajouter qu’en Russie l’écrivain ne dépendait jamais de son lecteur. Au XIXe siècle, les livres les plus lus n’étaient pas ceux qui étaient publiés car ils étaient interdits. À l’époque soviétique, les tirages les plus importants concernaient les auteurs que les gens ne voulaient pas lire. Le Parti en décidait autrement et, inversement, les plus lus étaient ceux qui n’étaient pas publiés en Union soviétique, c’étaient des livres qu’on impor-tait et qu’on faisait venir d’Occident ou qui circulaient sous le manteau. Chalamov n’écrivait pas pour des lecteurs hypothétiques. Même s’il avait pu penser qu’il n’aurait jamais aucun lecteur, les Récits de la Kolyma seraient quand même nés. Je pense que c’est une tradition russe très importante de ne pas écrire pour un lecteur pour vendre mais pour résoudre ses propres problèmes intérieurs.

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Avec l’ouverture à l’Occident, on a connu la tentation du best-seller et avec elle un rapport très différent à la littérature qui devenait une sorte de source de revenu. Il y a des gens qui font des meubles, d’autres qui sont pédicures et qui gagnent leur vie comme ça et d’autres qui écrivent des livres et gagnent leur vie en écrivant. Si vous ne payez pas votre pédicure, il ne travaillera pas. Si un écrivain n’a pas de droits d’auteur suffisants, il n’écrira plus. Chaque écrivain russe aujourd’hui doit choisir son camp. Il s’est trouvé que mes livres ont commencé à paraître et à jouir d’un certain succès en Russie, et que j’ai commencé à percevoir des droits d’auteur mais, même si La Prise d’Izmaïl et Le Cheveu de Vénus n’étaient pas parus et ne m’avaient pas rapporté de revenus, j’aurais tout de même écrit mon troisième roman, intitulé La Correspondance, qui vient de paraître à Moscou. De ce point de vue-là, le lecteur, certes, est nécessaire mais le lecteur à qui vous faites absolument confiance, comme à votre collègue ainsi que le disait David. Quelqu’un qui comprend, qui aime ou qui n’aime pas exactement ce que vous, vous aimez ou vous n’aimez pas et qui vous dit de corriger ce que vous-même auriez corrigé.

Luba Jurgenson : Maria Rybakova, je voudrais vous poser une question personnelle. Vous venez d’une famille qui a une tradition littéraire impor-tante. Votre grand-père est un écrivain connu, qui a écrit notamment Les Enfants de l’Arbat, et votre mère est une grande critique littéraire. Comment vous débrouillez-vous avec ça ?

Maria Rybakova : Je crois que je devrais débrouiller tout ça avec un psychanalyste, mais je l’ignore, tout simplement. C’était une famille, bon… J’y étais quand j’avais vingt ans et je n’y pense plus.

Luba Jurgenson : C’est possible de ne pas y penser ?

Maria Rybakova : Oui.

Luba Jurgenson : Bon. Alors, j’enchaîne avec une question à David Markish qui, lui aussi, vient d’une famille dans laquelle la tradition littéraire est extrêmement importante. Et en plus, en tant que fils de Peretz Markish, vous avez été victime, au premier chef, de la campagne antisémite stalinienne. Vous nous avez un peu parlé de l’expérience de la déportation que vous avez connue étant enfant, mais pourriez-vous revenir sur ces souvenirs-là et sur la figure de votre père ?

David Markish : Je n’ai jamais écrit et je n’ai pas l’intention d’écrire quoi que ce soit sur mes affaires de famille, sur notre histoire familiale, sur le destin de mon père. Je n’ai jamais voulu en faire de la matière à littérature. Je ne pense pas que cela soit possible pour moi. Je me souviens naturellement de l’arrestation de mon père quand j’avais onze ans et, quelques mois plus tard, on nous a condamnés aussi, nous, ses enfants, mais j’étais adolescent et cela concerne déjà mon destin propre. Mais ce qui concerne mon père est très personnel, très intime et je n’en parle jamais. Je n’aborde jamais ce thème, même si les gens me posent très souvent la question en Israël. Je les renvoie à des livres, à des manuels. Mais pour autant que je puisse me

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souvenir, à titre personnel, le fait d’être le fils de Peretz Markish n’a jamais influencé mon travail. J’ai publié mes premiers livres il y a quelque cinquante ans. En 1957, j’avais dix-neuf ans, et j’ai publié mes deux premiers livres. C’est terriblement loin. J’ai continué à écrire par la suite, et ma biographie familiale, donc le destin de mon père, n’a jamais influencé mon travail, même si j’ai écrit Il était une fois en Asie soviétique où j’ai décrit une adoles-cence passée dans des circonstances très complexes où l’adolescent n’est pas mené par ses parents de l’adolescence à la jeunesse mais où il brise avec son propre front le mur de verre qui le sépare de la jeunesse – quelque chose de tout à fait douloureux. Il n’est absolument pas question de mon père dans ce roman mais il est question d’un double de Staline qui figure aux côtés du personnage principal. Je me suis donc toujours senti très libre vis-à-vis de mon père, libre de tout complexe lié à ma naissance dans la famille de Peretz Markish.

Luba Jurgenson : Il nous reste quelques minutes pour donner la parole à la salle.

Public : J’ai une question pour Mikhaïl Chichkine. Vous disiez que l’écri-vain est contraint pour son travail de lire beaucoup d’autres choses que les œuvres d’autres auteurs. Que lisez-vous en l’occurrence ? Qu’est-ce qui vous est nécessaire pour votre propre écriture ?

Mikhaïl Chichkine : Imaginez que vous êtes en train d’écrire un roman qui se passe à la Belle Époque et que le héros se rend chez un dentiste. Eh bien, pour décrire le cabinet du dentiste, il faut quand même que vous alliez user votre fond de culotte à la bibliothèque pour vous documenter de façon exhaustive. Mais même si vous vous procurez à la bibliothèque toute l’information possible et imaginable, cela ne sera tout de même pas suffisant, parce que vous avez besoin d’une autre connaissance qui est nécessaire à votre écriture, de ce genre de choses qu’on lit entre les lignes et qui sont nécessaires pour que le lecteur ressente dans votre vécu, votre attitude aux enfants, à la mort, sa propre expérience et son propre rapport aux enfants et à la mort. Je me souviens qu’à l’école j’étais un écolier très érudit, j’avais beaucoup lu et je faisais partie de ces écoliers qu’on n’aime pas, et, à la récréation, un autre écolier me martyrisait. Il venait m’embêter et me donnait des tapes sur l’oreille. Comme les bouffons du Moyen Âge qui ne pouvaient rien faire contre leur seigneur et leur posaient des ques-tions malicieuses et déroutantes, et tournaient ceux qui les tourmentaient en bourrique, j’ai trouvé une question déroutante à poser à ce garçon qui me tourmentait, mais il n’a pas écouté la fin de la question. Il m’a encore donné une tape sur les deux oreilles. Toute la littérature, la philosophie, les religions du monde sont le fait d’autant de garçons qui ont beaucoup lu, qui se croient intelligents et qui essaient de poser une question déroutante à la mort, mais la mort n’attend pas la fin de la question et « paf », un double coup sur les oreilles ! Mais pourtant, on ne peut pas s’empêcher de poser ces questions malicieuses à la mort.

La littérature, en somme, n’est pas un amas de connaissances mais le fait de poser ces questions déroutantes à la mort.

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Public : Avez-vous traduit, avez-vous travaillé comme traducteur du russe ou d’une autre langue ? Je pense qu’on peut écrire dans la langue russe ou dans une autre langue, mais traduire sans être en contact permanent avec la réalité d’un pays me semble presque impossible.

David Markish : Quand je vivais en Union soviétique, je traduisais des vers, de la poésie de toutes sortes de langues à partir de traductions mot à mot. J’ai beaucoup traduit, presque trente-cinq mille vers. Des livres ont été publiés. Je n’ai jamais traduit de l’hébreu. J’ai été traduit en hébreu mais je ne connais pas assez l’hébreu pour traduire en hébreu.

Maria Rybakova : J’ai toujours eu le rêve de traduire parce qu’une traduction littéraire est un acte d’amour. Si on aime un texte, on veut le traduire. Par exemple, je suis totalement amoureuse de la philosophe française Simone Weil et j’aurais bien aimé traduire La Pesanteur et la Grâce. Quand j’étais plus jeune, j’étais amoureuse de Rilke. Je voulais traduire ses poèmes et j’ai essayé, mais j’ai vu que mes dons poétiques n’étaient pas à son niveau alors j’ai laissé tomber cette idée. J’ai quand même écrit un poème un peu épique sur Nikolaï Gniedich qui était le premier traducteur russe de L’Iliade. C’était un homme très malheureux. Il avait le visage d’un monstre parce qu’il avait eu une grave maladie quand il était jeune et personne ne l’aimait. Il avait ce rêve d’être aimé mais cela ne marchait pas – c’était une expérience vraiment existentielle – et il a consacré sa vie à la traduction de L’Iliade du grec. Et L’Iliade russe traduit par Gnieditch comme poème est une véritable œuvre d’art. J’ai enseigné la poésie classique mais je dois dire que cette Iliade russe, c’est presque comme Homère. Je voudrais écrire un roman sur la vie de Gnieditch, mais une vie comme celle-là ne peut pas être écrite en prose. Il faudrait l’écrire non pas en vingt-quatre chants comme L’Iliade mais peut-être en douze. J’ai fait cependant un poème.

Mikhaïl Chichkine : Moi, par principe, je n’ai jamais fait de traduction littéraire mais je pense que la prose est une traduction. Toutes les choses importantes se passent en dehors du langage. Il faut traduire dans un langage ces choses extralinguistiques. L’écriture commence par la compréhension de ce que les mots n’ont plus de sens, sont devenus inutiles, que l’immense et puissante langue russe, selon la célèbre citation, est en fait impuissante. Le rôle de l’écrivain, c’est de s’emparer à nouveau de cette langue en vérité faible et pauvre et de la rendre à nouveau puissante et riche. Si j’en avais eu la possibilité, j’aurais pris un chemin plus facile. J’aurais écrit de la musique.

Luba Jurgenson : Nous nous arrêterons là pour aller entendre la lecture des textes de Nabokov par Nicolas Struve. Merci à vous.

Notes1 Joseph Djougachvili, connu sous le nom de Joseph Staline, meurt le 5 mars 1953.↑

2 L’Ange noir, libres fantaisies inspirées de la vie d’Isaac Babel, traduit du russe par Anne Dastakian, Noir sur Blanc (Littérature étrangère), 2005. Dans cette biographie romancée, David Markish crée un double à Isaac Babel, surnommé Judas Grossman, qui s’attache à devenir russe en niant son identité juive. Voir aussi Le Long Retour d’Esther Markish, Laffont, 1974.↑

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3 Hodder & Stoughton Ltd, 1976.↑

4 Dutton, 1976.↑

5 Le Samizdat était un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l’Est, manuscrits ou dactylographiés par les nombreux membres de ce réseau informel.↑

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L’exil, une chance pour l’écriture ?

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Avec Nicolas Bokov, Leonid Guirchovitch, Irina MuravievaModératrice : Anne Coldefy-Faucard

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Anne Coldefy-Faucard : États-Unis, France, Israël et Allemagne : quatre pays pour les parcours de trois écrivains qui ont le point commun d’écrire principalement en russe, même si nous verrons au cours de cette rencontre qu’ils font, çà et là, quelques détours vers d’autres langues. Je commencerai cette rencontre en m’adressant d’abord à vous, Nicolas Bokov, non pour votre longue pratique de l’émigration – je pense que Leonid Guirchovitch est à peu près dans le même cas que vous –, mais parce qu’en quittant l’URSS, vous écriviez et publiiez déjà, dans des circonstances, certes un peu particulières, que vous nous expliquerez peut-être, et parce que votre exil a été directement lié à cette écriture. Évidemment, cela n’empêche nullement Irina Muravieva ou Leonid Guirchovitch d’intervenir dans cette discus-sion à tout moment s’ils le souhaitent. Nicolas Bokov, pourriez-vous nous rappeler en quelques mots ce que vous écriviez avant l’exil, comment vos textes parvenaient aux lecteurs aussi bien russes qu’étrangers et comment tout cela vous a conduit à partir ?

Nicolas Bokov : J’ai essentiellement travaillé pour le Samizdat 1. Ce terme, qui veut dire « autoédition », est maintenant bien connu. Ici, à l’Ouest, l’autoédition n’a pas bonne presse, mais en Union soviétique, dans les années soixante/soixante-dix, l’autoédition était une occupation tout à fait dangereuse. Cela consistait à écrire des textes et à les reproduire pour les distribuer à ceux qui souhaitaient les lire. Cette activité était réprimée par deux articles du Code pénal : l’article 190 qui prévoyait trois ans de prison et la relégation, et l’article 70 quinze ans de prison. Normalement, on accordait sept ans aux « fonctionnaires du Samizdat » suivant les plai-santeries de l’époque. C’était d’ailleurs une activité très romantique et très sympathique. Cela me plaisait énormément de pouvoir écrire, publier et diffuser sans passer par les éditeurs soviétiques. J’ai pratiqué cette activité durant une dizaine d’années à partir de 1966. J’ai lancé ainsi mon premier « roman », un roman court qui s’appelait Nikto (« Personne »). Puis j’y ai pris goût et j’ai travaillé mais, en 1973, mon activité a été partiellement découverte et j’ai eu des déboires avec la police secrète, le KGB.

Anne Coldefy-Faucard : Vous aviez aussi écrit et diffusé, dans le cadre du Samizdat, un livre qui a été traduit en français sous le titre La Tête de Lénine. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Nicolas Bokov : D’abord, c’est Nikto qui a été publié par Maurice Nadeau, La Tête de Lénine n’est venu qu’ensuite. Cet ouvrage-là était un geste politique, puisque c’était une sorte de satire, une nouvelle fantaisiste, un cadeau pour l’anniversaire du centenaire de la naissance de Lénine, en 1970. Cent ans de Lénine, c’était terrible ! Tout le monde préparait des cadeaux : par exemple, des saucissons avec le chiffre 100, formé de morceaux de lard, qui apparaissait lorsque vous les coupiez – il fallait y penser ! J’ai eu un flash en regardant le mausolée : je me suis imaginé un voleur qui dérobait la tête de Lénine et qui essayait de la vendre en dollars, aux États-Unis bien sûr !

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Anne Coldefy-Faucard : C’est à la suite de cela que vous êtes parti ?

Nicolas Bokov : Mais non ! L’auteur est resté inconnu du KGB malgré quel-ques soupçons. Mais un jeune homme, Vladimir Valikjanine, qui faisait du Samizdat a été arrêté à Kiev et, sous la pression, il m’a dénoncé comme étant l’une des sources des livres interdits. Plus tard, il a été condamné à quatre ans de goulag et je suis devenu l’objet de l’attention tout à fait spéciale du KGB. C’est l’époque où des vagues de perquisitions avaient lieu à Moscou. Période intéressante où le KGB a commencé à utiliser la méthode « de l’oubli à l’étranger ». On m’a averti que j’écoperais de quatre ans de prison. D’anciens détenus m’ont dit : « Quatre ans, c’est ce qu’il y a de mieux. Sept ans, ça peut vous “casser”, trois ans ce n’est pas suffisant pour se faire une juste idée de la chose ; quatre ans, c’est idéal. » Alors, va pour quatre ans ! J’ai été renvoyé de l’université où je faisais mes études, et j’ai attendu calmement le déroulement des événements… À ce moment-là, je ne sais comment, ils ont appris que j’étais prêt à subir ce temps d’emprisonnement, et ils ont changé de tactique. Ils m’ont annoncé que je n’aurais pas droit à la prison mais à l’hôpital psychiatrique spécialisé. Ce qui m’a donné des sueurs froides, il faut bien l’avouer. Ça, c’était une perspective terrible ! On ne sait jamais si on en ressort, et dans quel état on en ressort ! J’ai vu des gens qui y étaient passés, qui ont fait trois, quatre ans, et à part des hommes comme notre héros national Vladimir Boukovski 2 qui est resté intact, il y a eu des cas beaucoup plus tragiques.

Anne Coldefy-Faucard : Et c’est comme cela que vous êtes parti ?

Nicolas Bokov : C’est alors que j’ai craqué, et quand un officier du KGB m’a dit : « Pourquoi tous ces problèmes ? Vous n’aimez pas la Russie ? Partez ! La porte est ouverte ! », j’ai été très étonné, j’ai cru à une provocation, mais finalement je suis parti, avec la permission du KGB…

Anne Coldefy-Faucard : Merci. Leonid Guirchovitch, vous aviez commencé à écrire en Union soviétique, mais vous n’avez jamais publié là-bas, vous avez commencé à publier véritablement dans l’émigration. Diriez-vous que, même si vous avez commencé à écrire plus tôt, vous êtes un écrivain né en exil ?

Leonid Guirchovitch : Oui, je peux le dire. J’ai commencé à écrire plutôt trop tard que trop tôt et je n’ai pas d’expérience héroïque de la dissidence comme M. Bokov. J’ai lu La Tête de Lénine, son livre très drôle et très enlevé, après mon arrivée en Israël, et je lui exprime ici mon admiration. Mais, avant de répondre à votre question, je voudrais très rapidement revenir sur les trois vagues d’émigration, même si elles ont déjà été évoquées lors de ces rencontres. J’appartiens à la troisième vague et ces trois vagues sont véritablement différentes. La première vague, qui couvre une période allant de 1917 à 1922-1923 environ, se caractérise par l’attitude qu’elle suscitait à l’intérieur de l’Union soviétique : elle était le fait d’ennemis, mais d’ennemis héroïques. Des ennemis qu’il était honorable d’affronter. C’était la première émigration blanche. L’émigration des ennemis de classe.

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La seconde vague, 1941-1945, a été la vague des traîtres, ceux qui sont partis à l’époque de la Seconde Guerre mondiale – la « guerre patriotique ». C’étaient des gens qui, selon la version officielle, avaient déserté et pris le parti des Allemands, soit en se rendant à l’ennemi et en étant faits prisonniers, soit en ralliant l’envahisseur pour fuir la Russie. Ils ont été très nombreux. En réalité, il s’agissait de gens très malheureux, qui n’avaient trahi personne et dont le destin était tragique. C’était la vague qu’il fallait mettre en prison ou envoyer au gibet.

La troisième vague est celle dont je fais partie. Elle a commencé au début des années soixante-dix par une tentative avortée mais célèbre de détourner un avion à Riga pour partir en Israël. L’organisateur, Kouznetsov, a été condamné à la peine de mort, puis gracié. Et la vague d’émigration juive officielle pour Israël a commencé. Entre 1971 et 1981 on pouvait en toute légitimité partir pour l’État d’Israël. Les gens qui partaient sans visa israélien, comme Soljenitsyne ou Siniavski – je pense que c’est aussi le cas de Bokov –, étaient des cas singuliers car la plupart des écrivains partaient pour Israël.

Nicolas Bokov : Je voudrais préciser que les appréciations que vous donnez des première et deuxième émigrations, représentent le point de vue officiel. Nous n’avons jamais considéré ces émigrés comme des ennemis. Ils étaient nos amis, en tout cas en ce qui concerne les dissidents qui se trouvaient dans l’opposition.

Irina Muravieva : Je voudrais aussi dire un mot concernant la première émigration et préciser que jamais les bolcheviks n’ont mené de combats honnêtes contre qui que ce soit ! Cela n’a jamais été leur objectif. Selon la version communiste, la première vague était faite tout autant de traîtres et d’ennemis de la patrie que la deuxième, et même la troisième.

Leonid Guirchovitch : Je ne suis pas d’accord. La première émigration était l’émigration de la « garde blanche ». Pouvait alors rentrer qui le voulait, et certains sont revenus en Russie soviétique pour y trouver la mort. Il y a eu tout de même une attitude différente vis-à-vis de cette première vague. Il ne s’agissait pas d’ennemis de la patrie, mais de monarchistes, d’ennemis du pouvoir. Je ne parle que du point de vue officiel. Un ennemi et un traître, ce sont des choses différentes.

Nicolas Bokov : Nous n’avons jamais parlé, que cela concerne la première ou la deuxième vague d’émigration, d’ennemis ou de traîtres. C’étaient des alliés, c’est tout.

Leonid Guirchovitch : D’accord. Pour moi aussi, c’étaient des patriotes, mais j’évoque ici le point de vue soviétique.

Nicolas Bokov : Le point de vue du gouvernement soviétique et du KGB…

Leonid Guirchovitch : La troisième vague n’était pas seulement constituée de traîtres, mais de Judas. Non seulement, c’étaient des gens qui quittaient

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la Russie, mais qui la quittaient pour l’endroit le plus répugnant qui soit, l’État d’Israël. Et il est sans importance que la majeure partie n’ait pas atteint Israël.

Anne Coldefy-Faucard : Vous êtes arrivé en Israël.

Leonid Guirchovitch : Je suis israélien mais, à la différence de mon collègue et ami David Markish, je ne vis pas en Israël et je n’ai pas une attitude aussi monolithique. Cette émigration s’est poursuivie jusqu’en 1981. Après l’intervention soviétique en Afghanistan, tout a été fermé, l’émigration a cessé à la fin des années quatre-vingt. Avec la fin de la « perestroïka », il est devenu possible de quitter l’Union soviétique et on pourrait aussi parler d’émigration en ce qui concerne cette quatrième vague.

Anne Coldefy-Faucard : Malgré l’intérêt de votre intervention sur les différentes émigrations, j’aimerais en revenir à votre écriture, à votre œuvre d’écrivain. Finalement, êtes-vous ou non un écrivain de l’exil ?

Leonid Guirchovitch : Je suis un écrivain d’émigration et d’exil. Mon œuvre littéraire sérieuse a commencé à l’extérieur, hors des frontières de la Russie. Le risque, dans ce cas, est de devenir l’écrivain d’une minorité d’émigrés, de rester confiné dans un microcosme. C’est ce qui est arrivé à de nombreux écrivains émigrés dans les années trente. Le dernier très grand prosateur russe, Vladimir Nabokov, jusqu’à ce qu’il s’exile et se mette à écrire en anglais, a insufflé une vie et une âme à l’émigration russe de Berlin. Nabokov est un nom qui sonne comme une consolation pour quelqu’un comme moi. Nabokov était un phare qui illuminait la route de tous les auteurs dans ma situation et il représentait un danger considérable pour moi car il était à ce point virtuose, à ce point unique, que devenir son épigone impuissant, médiocre, était très facile.

Anne Coldefy-Faucard : Nous reviendrons sur cette influence de Nabokov sur les écrivains de l’émigration.

Nicolas Bokov : Il y a aussi d’autres écrivains, une trentaine, une quaran-taine, Remizov…

Anne Coldefy-Faucard : Certes, mais Nabokov a eu un rôle un peu particulier.

Nicolas Bokov : Surtout maintenant, puisque Nabokov a été un des premiers écrivains réhabilité 3 après la « perestroïka ».

Anne Coldefy-Faucard : Je voudrais y revenir tout à l’heure, mais j’aimerais d’abord donner la parole à Irina Muravieva, qui est arrivée aux États-Unis en 1985 après s’être occupée de littérature en Russie, en URSS, du point de vue de la recherche, et non du point de vue de l’écriture. En fait, c’est aux États-Unis que vous avez commencé à écrire, mais pas tout de suite après votre arrivée ?

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Irina Muravieva : Ce n’est pas tout à fait exact. En fait, j’ai commencé à écrire à l’âge de six ans, dès que j’ai appris à écrire, et j’ai alors écrit des vers très romantiques qui ressemblaient beaucoup à la poésie de Lermontov que je venais de lire. Dans l’un d’eux, j’avais d’ailleurs recopié des vers de Lermontov en changeant quelques mots. Ma vocation d’écrivain remonte à cette époque. Ensuite, j’ai continué à écrire et, à l’âge de neuf ans, j’ai écrit un roman qui était sans doute une compilation de tous les livres que j’aimais. Tolstoï y figurait en bonne place, ainsi que d’autres auteurs célè-bres. Et j’ai lu ce roman à ma famille. Il a eu un grand succès, beaucoup ont pleuré, car ces gens nés au XIXe siècle avaient l’émotion facile. J’ai constamment écrit. J’ai écrit aussi plusieurs mémoires et une thèse. Je ne pourrais pas dire que j’aie jamais été chercheur, parce que mes travaux et mes mémoires ressemblaient trop à des essais littéraires. Ma thèse aussi manquait de fondements théoriques. Lorsque je me suis retrouvée aux États-Unis, en 1985, je n’ai rien commencé véritablement. J’ai poursuivi ce qui a toujours fait partie de ma vie. Dans les années qui ont séparé mes études de mon départ pour les États-Unis, j’ai traduit beaucoup de poésie de l’anglais vers le russe. C’est une chose que je faisais très librement. Pour utiliser un mot pompeux, il y avait constamment un élément de création. Pour ce qui est de la prose, à proprement parler, j’ai commencé à en écrire en 1987 à peu près, et je crois que la raison en est que je ne me considère pas vraiment comme une personne ayant vécu en exil. Ovide a été en exil. La littérature d’émigrés est quelque chose que je comprends mais qui ne me parle pas vraiment, qui ne me dit rien. C’est une expression vide. On n’écrit pas parce qu’on s’est déplacé d’un espace géographique vers un autre, on n’écrit pas non plus parce que la langue de son environnement a changé. Je pense que l’écriture est un processus beaucoup plus sérieux, beaucoup plus complexe et beaucoup plus dramatique. Je ne parle pas de moi, mais de la vraie littérature bien sûr. C’est quelque chose qui se passe à un niveau tout à fait différent. La qualité, le poids du matériau que l’âme accumule, atteint un certain seuil fatal qui fait que, si vous en avez la capacité, vous vous mettez à écrire. Et que le déclencheur soit un départ ou la mort d’un proche, ou une révolution ou une guerre, c’est là une question de destin individuel. Mon départ, mon voyage en avion Moscou-Vienne, parce que je suis partie par Vienne avant de me retrouver aux États-Unis, a marqué mon destin, et ce n’est certainement pas fortuit : un départ pareil, ce n’est pas comme si l’on prenait un objet d’une boîte pour le mettre dans une autre.

Anne Coldefy-Faucard : Leonid Guirchovitch, vous arrivez d’abord en Israël et, au bout de quelques années, vous repartez, cette fois pour l’Alle-magne. Voyez-vous ces deux phases de votre vie comme un double exil ? Le départ vers l’Allemagne est-il un deuxième exil ou ces deux départs sont-ils deux étapes d’un même exil ? Ou, pour reprendre le titre français d’un de vos livres, deux étapes d’une même fuite ou encore, sur le mode musical, d’une même fugue ?

Leonid Guirchovitch : J’approuve Mme Muravieva quand elle dit que le mot « exil » en russe est un mot pompeux et solennel. Je ne dirais jamais à la première personne : « Je suis un exilé », car ce n’est pas décent en russe.

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Anne Coldefy-Faucard : Si vous me permettez d’intervenir, le mot « exil » en français n’a pas la même violence ni la même forme que izgnanie 4. L’exil, ça signifie « se trouver loin de », cela n’implique pas forcément, comme pour le terme russe, qu’on a été « chassé ».

Leonid Guirchovitch : En fait, je ne suis qu’un émigré. C’est moins élevé. Pour certains, cela peut paraître noble, pour d’autres au contraire, c’est assez vil. Il y a deux points de vue sur l’émigration. Il y a des émigrés qui disent avec fierté : « Oui, je suis un émigré ! » C’était le cas de l’émigration allemande, de ceux qui ont fui l’Allemagne nazie, dont on n’a pas parlé ici, mais qui étaient très proches de l’émigration de l’Union soviétique. Mais de toute manière, un émigré, c’est soit un lâche qui fuit…

Nicolas Bokov : Ce qui est mon cas…

Leonid Guirchovitch : … soit quelqu’un qui dit : « Je refuse d’avoir quoi que ce soit en commun avec vous et je vous quitte ! » Ça, c’est le point de vue orgueilleux de l’émigré. On choisit celui que l’on préfère. Donc, j’ai fui la Russie. On dit : « prendre ses jambes à son cou ». C’était mon cas. D’Israël en Allemagne, il ne s’agissait que d’un déménagement. J’ai un travail tout à fait agréable, un passeport israélien et même un appartement à Jérusalem !

Nicolas Bokov : Malgré le fait qu’il ait émigré, voilà parmi nous un écrivain tout à fait conforme.

Leonid Guirchovitch : D’accord, je suis tout à fait bourgeois, mais ce n’est pas notre thème ! Ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut pas comparer un départ d’Israël – donc d’une terre libre –, vers un autre endroit, à une fuite d’Union soviétique. Ce sont deux mondes différents. Pour moi, la ligne de démarcation passe par 1973. Je crois que chaque personne qui a émigré d’URSS se souvient à vie du jour et de l’heure où il est monté dans l’avion ! En revanche, je ne me souviens pas des détails de mon départ d’Israël : je me souviens d’avoir pris l’avion, et puis d’être revenu l’année d’après, etc. Vous, par exemple, je suis sûr que vous vous souvenez aussi du jour de votre départ d’URSS…

Nicolas Bokov : Non seulement je me souviens du jour, mais aussi des heures qui l’ont précédé, puisque j’ai attendu ce départ – que je n’espérais plus d’ailleurs – pendant six heures !

Leonid Guirchovitch : Je voudrais ajouter une chose. Je ne sais pas si vous serez d’accord avec moi pour dire qu’une personne qui a émigré garde à jamais l’âge qu’elle avait au moment de l’émigration. Ensuite, on peut grandir, continuer de se développer, mais d’une certaine manière, moi, par exemple, qui ai émigré à l’âge de vingt-quatre ans, eh bien, j’ai l’impression d’en être resté là !

Anne Coldefy-Faucard : Qu’en dites-vous, Nicolas Bokov ?

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Nicolas Bokov : Oui, absolument, dans le sens où la Russie est restée pour moi telle qu’elle était en 1975, au moment où j’avais trente ans. C’est vrai. Mais je n’ai pas vécu cela comme un recommencement ; plutôt comme une sorte de maladie. C’était une maladie d’adaptation. Je n’avais plus de racines et j’attendais que m’en poussent des nouvelles !

Anne Coldefy-Faucard : Irina Muravieva, qu’en pensez-vous ?

Irina Muravieva : Pour ma part, je considèrerais comme une véritable malédiction d’être demeurée à l’âge que j’avais au moment de mon départ. Bien sûr, je ne cherche pas à effacer ces traces de ma vie, mais quand je me retourne sur la personne que j’étais, j’ose espérer que j’ai changé. Je me suis en quelque sorte constituée, façonnée, non pas parce que je suis partie, mais parce que, les années passant, ce que j’appelle la « charge spirituelle » s’est accumulée. C’est une sorte de construction qui vient se greffer sur la chair vivante de la vie.

Anne Coldefy-Faucard : Nicolas Bokov, quand vous avez fui l’Union soviétique…

Nicolas Bokov : Avec permission…

Anne Coldefy-Faucard : … avec permission, bien sûr – sinon cela n’aurait pas été possible ! – vous étiez à la fois objectivement dans la fuite, puisque vous vous retrouviez en Occident, mais pas totalement quand même, puisque vous avez continué, dans un premier temps, à écrire dans la même veine. Vous avez continué d’être très impliqué dans ce qui se passait en Union soviétique, et avez même créé une revue, Kovtcheg (L’Arche), qui était une sorte de lien avec les gens que vous aviez laissés là-bas et le milieu de la troisième émigration. Pourriez-vous nous parler un peu de cette revue qu’on a peut-être oubliée, et qui a été très importante ?

Nicolas Bokov : C’était une sorte de revue de liaison. Mais au préa-lable, j’aimerais blanchir quand même les émigrants des deux premières émigrations, qualifiés par Guirchovitch d’« ennemis » pour la première, de « traîtres » pour la deuxième. Je suis perplexe, parce que lorsque je vivais en Union soviétique et passais mes ouvrages à l’étranger, j’ai été publié à Francfort dans Grani, revue de la deuxième émigration, et à Paris dans La Pensée russe, qui était essentiellement le journal de la première émigration. J’ai donc été soutenu par des émigrés des première et deuxième émigrations. Ils ont été mes alliés et pas du tout des ennemis ou des traîtres, et ce que Leonid vient de nous exposer n’est pour moi qu’un folklore officiel ! Quant à la revue Kovtcheg, c’est vrai, c’était une entreprise parmi deux ou trois autres, comme l’a été la revue Kontinent, qui a été très importante.

Anne Coldefy-Faucard : Et aussi Syntaxis de Siniavski.

Nicolas Bokov : En effet. Kovtcheg veut dire « l’Arche », au sens de « l’Arche de Noé », et c’était vraiment ce que cette revue souhaitait être. On voulait être

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indépendants et publier des textes modernes, vrais, inattendus – en regard du réalisme socialiste, évidemment –, mais aussi de la veine d’écrivains plus âgés comme Soljenitsyne, Maximov et d’autres. Et Kovtcheg a joué son rôle en publiant, pour la première fois, quarante auteurs – ce qui n’est déjà pas si mal ! – qui sont presque tous devenus célèbres par la suite.

Anne Coldefy-Faucard : Et puis, vers 1980, c’est le silence pour la littérature en ce qui vous concerne – ce que, par la suite, vous avez appelé « la rupture ». Vous arrêtez d’écrire et vous partez assez longtemps. Vers quoi ? S’agit-il d’une fuite, d’un nouvel exil, d’une quête ?

Nicolas Bokov : C’était un peu plus tard, en 1985. Cette période de silence et, en quelque sorte, de voyage d’étude a duré treize ans. Je suis allé à Jérusalem, j’ai parcouru l’Europe, la Grèce notamment, en stop et à pied. J’ai rencontré l’Europe médiévale, en France et en Allemagne, les abbayes d’architecture gothique… C’était une chose importante pour moi. Mon ouvrage, La Conversion 5, explique tout. Je me posais des questions et je cher-chais à comprendre. Revenu à Paris, j’ai attendu quatre ans – le temps d’une attente très intense. Je pense que notre vie humaine est essentiellement faite d’attente. Nous attendons tous, et en attendant nous remplissons le temps par de l’activité, puisque l’attente pure est insupportable – c’est la mort.

Anne Coldefy-Faucard : C’est une période particulière qui dure quand même treize ans, au terme de laquelle vous revenez à l’écriture. J’ai trouvé, à propos de cette période, dans une de vos interviews à la revue Le Matricule des Anges, une phrase qui m’a tout à fait intéressée. Vous dites : « J’ai consacré beaucoup de temps à l’étude littéraire dans ma jeunesse, non seulement à Kafka, Joyce ou Proust, mais aussi aux piliers de la littérature russe, je pense à Gogol ou Biély 6 et, plus tard, à Nabokov ou Boulgakov. Mais après l’expérience de La Conversion, je me suis dit pendant un moment que je ne pouvais plus utiliser cet enseignement, puisque toute esthétique est un mensonge qui embellit et transforme les choses. En conséquence, j’ai décidé de mal écrire… » Que veut dire « mal écrire » volontairement ?

Nicolas Bokov : J’ai poussé cette pratique un peu trop loin d’ailleurs, au point que je me suis aperçu que les gens n’aimaient plus me lire. Alors j’ai dû adoucir mon approche, devenir moins fondamentaliste. Mais vous avez saisi l’idée. Dès qu’un écrivain décrit quelque chose, pour que ce soit agréable à lire, à penser, il faut forcément que ce soit « arrangé », qu’il y ait une certaine esthétique. Moi, je voulais saisir la réalité. J’ai pensé que ce n’était pas l’esthétique qui importait, mais la vie humaine telle quelle. Et dans la vie humaine, il y a de tout : des moments de nuit, des moments dégueulasses, des moments de joie, des abîmes, de la tristesse…

Anne Coldefy-Faucard : Irina, vous souhaitez intervenir ?

Irina Muravieva : Cela voudrait-il dire que chez Gogol et chez ceux qui, comme lui, écrivaient bien, il n’y aurait pas d’abîme, uniquement de l’esthé-tique ? Pardonnez-moi, mais je trouve ce point de vue un peu paradoxal.

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Nicolas Bokov : Bien sûr, chez Soljenitsyne et Gogol, il y a les deux, mais c’est si beau que ce n’est pas vrai…

Irina Muravieva : C’est tellement beau que j’aimerais bien que nous ayons le don d’approcher ne serait-ce qu’un dixième de cette beauté-là !

Par ailleurs, permettez-moi, Anne, de prendre la défense de Leonid Guirchovitch qui a été injustement accusé ici : Leonid, vous avez présenté un point de vue officiel et, pour votre part, vous êtes tout à fait pur, innocent, immaculé, et vous avez le droit de continuer de travailler…

Leonid Guirchovitch : Merci à Irina de m’avoir blanchi. Cela aurait été un malentendu de croire que je partage le point de vue soviétique. Effectivement, il y avait un point de vue officiel, et non seulement un point de vue offi-ciel mais un point de vue enraciné dans la masse épaisse de la population soviétique par le biais d’une propagande interminable.

À mon tour, je voudrais défendre Bokov qui s’est fait attaquer par Irina Muravieva… Quand Nicolas dit qu’il veut écrire mal à dessein, cela renvoie pour moi à notre dieu en littérature, notre cher Tolstoï. Je ne savais pas que vous aviez eu l’audace de dire cela, car c’est une audace que tout le monde n’a pas. C’est ce que Tolstoï appelait la « simplification ». Tolstoï écrivait à dessein de façon non littéraire, d’une façon qui n’était pas « belle ». Il recherchait la vérité. C’est Gorki, je crois, qui disait que Tolstoï était capable d’écrire superbement, puis qu’ensuite il prenait sa plume et gâchait ce qu’il avait fait.

Irina Muravieva : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais mon âme souffre. Tolstoï a commencé à se métamorphoser à la fin de sa vie, lorsque Guerre et Paix avait déjà été écrit, lorsque Anna Karénine était déjà écrit, ainsi que Résurrection, et à cette époque le poids dont l’âme de Tolstoï était chargée a atteint une limite. Il s’est mis à marcher pieds nus… Ce n’est pas qu’il ait commencé à écrire mal, il a commencé à écrire des manuels pour les enfants du village. Et c’est le genre de simplicité devant lesquelles la littérature capitule.

Anne Coldefy-Faucard : C’est merveilleux d’avoir comme ça trois écrivains qui devancent vos questions, puisque la question suivante était de savoir si Guirchovitch avait jamais été tenté par le « mal écrire ». Vous avez déjà partiellement répondu, mais peut-être pourriez-vous développer ?

Leonid Guirchovitch : Non. De ce point de vue-là je reste encore infi-niment loin de Bokov. Moi, je n’aurais pas eu la hardiesse de mettre ma tête sur les rails du tramway et d’attendre que la rame arrive. Sincèrement, j’admire ce que Bokov a dit à son sujet. Pour ce qui est de Bokov, de son journal Kovtcheg, je voudrais dire qu’effectivement, c’était un phénomène marquant dans l’émigration des années soixante-dix. D’ailleurs, à cette époque, à Paris, quatre revues majeures étaient publiées, qui avaient la même importance sociale sinon la même qualité : Kontinent, la revue de Vladimir Maximov ; Écho de Vladimir Maramzine, qui a pour moi une grande valeur sentimentale, où j’ai publié des choses que j’aime beaucoup,

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comme j’aime beaucoup l’écrivain Maramzine ; Kovtcheg, qui était tout à fait unique, ne ressemblait à rien d’autre, avait sa propre physionomie, et dont on ne savait pas vraiment à quel parti elle se rattachait ; et la revue Syntaxis publiée par la famille Siniavski.

J’ai une question à poser à Bokov : étant donné la façon dont je me repré-sente la situation à l’époque, les première et deuxième émigrations devaient être tout à fait dégoûtées par votre revue d’un point de vue esthétique…

Nicolas Bokov : Vous avez raison, c’est ainsi que cela s’est passé, même si figuraient dans Kovtcheg des écrivains des première et deuxième émigrations. Mais il y avait essentiellement des auteurs modernes écrivant dans la langue russe des années soixante-dix/quatre-vingt. Je peux même ajouter qu’à cause du n° 5 de la revue Kovtcheg, j’ai perdu mon logement, dont le propriétaire était une association russe essentiellement de la deuxième émigration, et que grâce au troisième numéro de Kovtcheg, j’ai été engagé par l’hebdomadaire de la première émigration, La Pensée russe. C’était quand même bien payé !

Anne Coldefy-Faucard : Cela déchaînait les passions ! Leonid Guirchovitch, lors d’un entretien 7, vous avez dit : « Je suis persuadé que si je vivais en Russie, j’écrirais beaucoup moins bien. » Pourquoi auriez-vous écrit beaucoup moins bien en Russie ?

Leonid Guirchovitch : Je ne me souviens absolument pas d’avoir dit ça, mais cela suscite en moi une petite remarque : il est peu probable qu’aujourd’hui un journal paraissant en Russie s’intéresserait à mon opinion sur tel ou tel sujet ! Dans les années 1990, tout était un peu différent, pour moi du moins.

Comment aurais-je écrit si je n’étais pas parti ? Je me pose la question constamment. D’ailleurs, aurais-je survécu si je n’étais pas parti ? On ne m’aurait pas nécessairement anéanti, j’étais quelqu’un de tout à fait paisible et, à la différence de Bokov, je n’étais en guerre avec personne. Je me cachais, mais je me cachais mal et il est possible que j’en aurais aussi pris pour mon grade. Le conditionnel n’existe pas. Nous rêvons tous de savoir ce qui serait arrivé si nous avions fait ceci ou cela. Je me pose constamment la question en toute sincérité : « Que serait-il arrivé si je n’étais pas parti ? » D’accord, la vie en Union soviétique était pénible, désespérante. Fallait-il fuir ou non ? Le sentiment répandu chez tout le monde était qu’il fallait prendre ses jambes à son cou et sauver son âme ! Pourtant, je me rappelle avoir lu la transcription d’une conférence de Marina Tsvetaeva. J’en ai été si choqué que je ne peux pas ne pas l’évoquer. Elle disait se sentir fort bien en Union soviétique, n’en être partie et n’y être revenue que pour des raisons familiales. Je suis quel-qu’un qui se contrôle mais j’ai failli exploser quand j’ai lu ça. Je pense que pour chacun de nous présents ici, ces paroles sont terrifiantes.

Nicolas Bokov : Absolument.

Leonid Guirchovitch : On a dit que la période soviétique n’avait été qu’un « pli » sur le corps de l’histoire millénaire de la Russie. Là aussi, il y a de quoi exploser ! Il est impossible de traiter de « pli » l’extermination de je ne sais combien de centaines de milliers de personnes, l’extermination de la culture,

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de l’identité d’une nation. Au-delà de cette limite, il y a la possibilité de ne pas être d’accord. Par exemple, je ne suis pas d’accord avec Irina Muravieva. Pour moi, l’exil, la fuite ne sont pas des hasards. Je ne sais pas ce que je serais devenu si je n’avais pas demandé à partir.

Irina Muravieva : Est-ce que j’ai dit quelque chose qui va à l’encontre de cela ?

Leonid Guirchovitch : Vous avez dit que la vie s’était poursuivie de façon tout à fait naturelle, que des impressions avaient succédé à d’autres. Pour moi, c’était un sevrage. La vie reprenait à zéro. J’étais de retour à la case départ.

Anne Coldefy-Faucard : Revenons à Nabokov, que vous avez évoqué tout à l’heure et que vous citez comme un écrivain qui a eu beaucoup d’importance pour vous – au point même qu’il fallait vous en méfier, prendre garde à ne pas tomber dans ce que j’appelais, dans les années soixante-dix/quatre-vingt, le « syndrome Nabokov », dans la mesure où de très nombreux jeunes écrivains soviétiques émigrés voulaient absolument devenir de nouveaux Nabokov. Comment avez-vous lutté contre le syndrome Nabokov ?

Leonid Guirchovitch : Vous savez, j’aime beaucoup les gâteaux, mais je sais que si j’en mange beaucoup, je serai encore plus gros que maintenant ! Alors, que faire ? Soit manger, soit décider de ne pas manger. J’ai arrêté de lire Nabokov et j’ai arrêté de penser à lui autant que je le pouvais ! C’était une sorte de régime littéraire. Et, à la place de Nabokov, j’ai commencé à lire un écrivain qui lui était tout à fait opposé et qui m’était complètement étranger, Boris Pasternak. Je m’interdisais de lire Nabokov et le remplaçais par Pasternak.

Anne Coldefy-Faucard : Le médecin Bokov approuve.

Nicolas Bokov : Absolument. La prose de Pasternak, voilà une prose qui est beaucoup plus près de mon idéal que la prose de Nabokov.

Irina Muravieva : On ne peut pas copier Pasternak. Vous pouvez l’apprendre par cœur mais vous ne pourrez pas l’utiliser. Nabokov, si ! Pasternak ne se laisse pas copier contrairement à Nabokov, aussi génial soit-il. Ce qui est caractéristique de cette littérature, c’est que beaucoup, s’étant imprégnés de cette prose géniale, ont appris à écrire de façon à peu près lisse ; or, derrière cette écriture lisse, il n’y a rien !

Anne Coldefy-Faucard : Dans le syndrome Nabokov, il y avait aussi – même si c’est un peu primaire de l’exposer comme ça – cette espèce d’envie d’une reconnaissance universelle de la part de jeunes auteurs émigrés et une sorte de « jalousie » du fait que Nabokov pouvait écrire – et de quelle façon ! – dans de nombreuses langues.

Irina Muravieva, depuis que vous êtes aux États-Unis et que vous écrivez, avez-vous jamais eu envie d’écrire en anglais ? Avez-vous jamais été tentée de le faire ?

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Irina Muravieva : Si l’on voulait me punir, on me contraindrait à écrire en anglais ! Ce serait une vraie punition, un châtiment presque physique ! Ce serait tout simplement impossible, même si je ne parle pas trop mal l’anglais – en vingt-six ans, j’ai eu le temps de l’apprendre. J’envie les gens qui passent avec facilité d’une langue à une autre, du français à l’allemand, de l’allemand à l’anglais ou au russe… Je n’ai pas cette facilité-là. J’ai l’étrange sensation que mon russe – ma langue – est en quelque sorte protégé au plus profond de moi-même des langues étrangères. Je ne suis pas réceptive à d’autres discours. Je peux imiter une autre langue, la reproduire, la comprendre, je peux y répondre, mais ma langue à moi, elle, est protégée. J’écris dans cette langue, je pense dans cette langue, c’est en quelque sorte dans cette langue que j’existe.

Anne Coldefy-Faucard : Nicolas Bokov, vous avez, en revanche, fait une tentative pour écrire des livres en français. Vous en avez écrit deux, et puis vous êtes revenu au russe pour le dernier, Opération Betterave, et ce qui est frappant, c’est que vos deux livres écrits en français ont été publiés en français… aux États-Unis. Voilà un cocktail assez éblouissant et assez étonnant !

Nicolas Bokov : C’est vrai. J’ai eu la tentation très forte de passer au français. C’était tout à fait logique : quand on vit en France, on écrit en français. En plus, par rapport au russe, le français a des mérites tout à fait particuliers qui sont aussi très tentants. Si je compare ces deux langues et que j’en donne deux images, le français serait une sorte de dessin, de gravure à la pointe sèche, très précis, très discipliné, dur, transparent, clair. Une sorte d’idéal à atteindre. En revanche, le russe est une sorte de chaos, du Monet – un impressionnisme total ! J’ai eu le sentiment que si j’arrivais à unir ces deux langues, j’obtiendrais une sorte d’hybride et que ce serait magnifique. Et qu’il fallait le réaliser en français.

Anne Coldefy-Faucard : C’était risqué, parce que l’hybride aurait pu être comme une création moyenâgeuse, extraordinairement belle ou extraordi-nairement monstrueuse.

Nicolas Bokov : Absolument. Et finalement, de ces essais résultent deux petits livres 8. L’un s’appelle d’ailleurs Où va la Russie, et la France avec elle ? Malgré le titre politique, c’est plutôt un ouvrage cognitif dans le style de Montaigne. Il a un sous-titre : « Un puzzle ».

Et l’autre, Envie de miracle, réunit des textes, des poèmes aussi puisque la poésie est plus facile dans une langue étrangère que dans sa langue natale. Et ces deux livres ont été publiés aux États-Unis par un éditeur qui publie des livres en russe – en français aussi maintenant –, et en anglais, et qui s’appelle Franc-tireur USA, pour un cocktail encore plus corsé !

Anne Coldefy-Faucard : Parfait ! Irina Muravieva, vous n’écrivez pas en anglais – vous nous l’avez dit et vous nous avez expliqué pourquoi –, mais l’Amérique en tant que telle a-t-elle une influence sur votre écriture et sur la thématique de vos livres ? Ou êtes-vous plus spécifiquement orientée Russie ?

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Irina Muravieva : Non, je ne suis pas particulièrement orientée vers la Russie. Je ne voudrais pas qu’on comprenne mal ce que j’ai dit auparavant. Mon espace est ouvert et il est double. C’est vraisemblablement pour cette raison que dans mes derniers romans, à partir du roman Le Jour de l’ange et jusqu’à La Trilogie que je suis sur le point de terminer, le thème de l’émi-gration est présent. Dans Le Jour de l’ange, il est question du « Paris russe » de la première émigration, celle qui est arrivée en France, celle qui est en spirale et que ses circonvolutions finissent par conduire à New York. Dans tout ce que j’écris, il y a des aspects autobiographiques importants. Je sais que vous n’aimez pas le conditionnel, mais on ne peut y échapper totale-ment. Il finit par ressortir à un moment ou à un autre. Et ma grand-mère, qui m’a élevée, disait : « Si je ne suis pas partie de Russie dans les années 1917 à 1920, c’est à cause des circonstances. C’est un tour du destin. » La plupart de ses amies, qui avaient comme elle fréquenté l’Institut pour jeunes filles nobles, étaient parties, et elle me racontait qu’elle avait reçu une photographie de Yougoslavie où l’on voyait Moussia en train d’essayer d’allumer un réchaud à gaz… Son père lui avait promis de l’emmener à Paris aussitôt après le premier bal de fin d’année. C’est quelque chose que j’ai dans le sang, cette époque de la première émigration. Je m’y inclus de façon toute naturelle. J’ai vécu des vies qui n’étaient pas les miennes, mais que je me suis en quelque sorte appropriées. J’ai vécu en Russie, j’ai aussi vécu aux États-Unis et mes livres reflètent ce mélange de vies. Quelques-uns de mes récits sont purement américains ; ce n’est pourtant pas par leur côté américain qu’ils me sont chers, mais par ce qu’ils racontent.

Anne Coldefy-Faucard : Leonid Guirchovitch, dans vos œuvres, Israël et l’Allemagne semblent exister, mais pas vraiment en tant que tels. Je les vois davantage – mais je peux me tromper – comme des pièces importantes, essentielles même, d’une construction plus grande. Vous n’avez pas l’air très convaincu ?

Leonid Guirchovitch : Le problème, c’est que je ne peux pas voir ce que voit le lecteur. C’est un rêve irréalisable qui relève, là encore, du conditionnel. Ce serait absolument fascinant d’oublier tout ce qu’on a écrit et de lire, ne serait-ce qu’une chose, avec les yeux d’un lecteur qui non seulement ne l’a pas écrit mais qui le voit en plus pour la première fois. Ce serait aussi fascinant que de savoir ce qui vous serait arrivé si vous n’étiez pas parti de Russie…

Anne Coldefy-Faucard : Dans Têtes interverties, par exemple, l’histoire allemande est très présente, mais en même temps la thématique est parfai-tement liée à la Russie, à l’histoire de l’Europe. Pas seulement de l’Europe d’ailleurs, elle est quand même beaucoup plus large…

Leonid Guirchovitch : Je suis musicien et je suis lié à l’Allemagne d’une façon complexe. Je suis juif, et le thème juif aussi est présent dans le livre. Je suis fasciné par l’époque de « l’avant-guerre », celle qui précède la Première Guerre mondiale. C’était une période ambivalente, qui a mené le monde à sa perte mais qui est morte en plein galop, en pleine jeunesse, qui a été tuée

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à bout portant. Le roman parle en grande partie de cette époque. En plus, c’est un roman d’aventure, un thriller, un roman policier qui se termine bien, comme tout ce que j’écris d’ailleurs…

Anne Coldefy-Faucard : Pour rebondir là-dessus, il se trouve que les derniers livres parus en français de Leonid Guirchovitch et de Nicolas Bokov font la part belle au roman policier et au thriller, et que dans le livre d’Irina Muravieva, Le Jour de l’ange, il y a aussi une structure qui rappelle la structure du roman policier. Serait-ce un « syndrome Dostoïevski » ? Pourquoi cet intérêt pour le genre du polar ?

Irina Muravieva : Vous voulez me coller ! Je n’ai pas de roman policier à mon actif. Que voulez-vous que je réponde ? Je n’ai pas spécialement écrit de roman policier. Le drame fait partie de notre vie, c’est l’art qui classifie mais nos existences ont des facettes variées. En quoi Le Jour de l’ange aurait-il une structure de roman policier ? C’est un roman qui a plusieurs nœuds narratifs, plusieurs histoires entremêlées. La première histoire est celle d’un homme qui se nomme Durante, un journaliste américain proche de Staline, bien choyé et bien nourri, qui travaillait en Russie dans les années trente. À l’époque, il a écrit toute une série d’articles. C’était l’époque où l’Ukraine, la Russie centrale étaient ravagées par la famine, et il a écrit un certain nombre d’articles qui disaient en gros : « Les Russes ont faim, mais il n’y a pas de famine. » Il a présenté une image tout à fait falsifiée de cette famine tragique, et c’est par hasard que j’ai rencontré ce thème et que j’ai commencé à travailler entre ces deux plans. Je rassemblais des matériaux authentiques sur la famine, faisant des insertions documentaires dans mon texte sans trop charger la narration – du moins je l’espère – et il y avait Durante lui-même dont je ne savais qu’une chose, c’est que c’était un vrai salaud, un diabolique, un pécheur. Je savais tout cela sans connaître vraiment les détails, à part le fait qu’on a voulu le dépouiller de son prix Pulitzer de façon posthume – décision qui n’a pas abouti pour des consi-dérations d’ordre politiquement correct : comment exhumer des cadavres et pourquoi faire ? Finalement, dans mon livre, l’histoire de Durante se double d’une autre histoire. Un jeune journaliste anglais a fait le même trajet que Durante, de village en village. Il a traversé ces villages ravagés et pour avoir écrit des témoignages tout à fait honnêtes de ce qui se passait, il a été rapidement expulsé de Russie. Durant les années trente, il y avait pas mal d’histoires véritablement policières, qui ne touchaient pas seulement à la vie russe mais aussi à la vie étrangère mêlée à la vie russe – Boulgakov n’a pas écrit pour rien la scène du bal de Satan dans Le Maître et Marguerite. L’histoire de ce garçon anglais prend une tournure policière. Il est mort de façon tout à fait étrange. Il a été enlevé et il est mort en Chine quand la bataille de Nankin a commencé. Dans le roman, sa femme allait en Chine pour essayer de comprendre ce qui s’était passé et comment cela s’était passé. Sa femme, en fait, se sentait mortifiée d’avoir été la maîtresse de Durante à Moscou à une certaine époque et elle partait sur les traces de la disparition de son mari. Cet élément-là, je ne l’ai pas inventé, je n’ai pas écrit un roman d’aventures, mais je l’ai inclus comme une partie naturelle de ce que j’écrivais.

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Leonid Guirchovitch : J’ai toujours eu du plaisir à lire un roman policier. C’est une lecture très agréable. Pourquoi devrais-je priver mon lecteur de ce plaisir en me jugeant supérieur au roman policier ? Pour répondre plus sérieusement, Borges, que j’ai découvert assez tard parce qu’il n’a été traduit en russe que dans les années quatre-vingt, est un écrivain d’énigmes et de solutions. Un roman policier, c’est une énigme et sa résolution, c’est capti-vant, ça suppose un sujet, une histoire tendue, du suspens, ce qui en soi est déjà un puissant moyen d’expression.

En fin de compte, dans le troisième chapitre du livre de la Genèse se déroule une histoire policière fascinante. On ne peut pas savoir qui se cache dans le buisson, qui parle à Adam. Où est le diable, où est Satan ? La Bible commence par une histoire policière extraordinaire qui se dénoue petit à petit, à mesure que se développe toute l’histoire de la civilisation humaine. Et donc, écrire un livre qui pose une énigme et laisse ensuite chercher et deviner la solution, c’est une affaire sacrée ! Œdipe, qui s’emploie à deviner les énigmes du Sphinx, est pour moi, dans l’histoire humaine européenne, le premier membre de l’intelligentsia.

Anne Coldefy-Faucard : Nicolas Bokov, Opération Betterave est aussi un policier, presque un roman d’espionnage.

Nicolas Bokov : Le titre du roman vient de l’éditeur, la couverture aussi d’ailleurs… C’est vrai qu’il y est question de betterave, mais de betterave sucrière et non de betterave rouge telle qu’on en voit sur la couverture – tromperie introduite par l’éditeur. Le sujet est un peu celui des polars. On plante pas mal de betteraves en France actuellement, et on produit de l’éthanol avec. Ce sont des essais qui n’ont pas encore abouti au remplace-ment du pétrole classique, mais la Russie actuelle s’en inquiète déjà. Et s’il y avait beaucoup d’éthanol en France et que ce pays commence à réduire ses achats de pétrole à Poutine, que deviendrait le Guide, le chef du Kremlin actuel ? Il y aurait des problèmes sans aucun doute… Il envoie donc une équipe en France pour se renseigner sur ce que font les Français avec les betteraves. Et voilà la trame de la narration, complétée bien sûr, comme il se doit, par une histoire d’amour.

Anne Coldefy-Faucard : Comme dans un roman policier.

Nicolas Bokov : Mais cette histoire d’amour est un peu spéciale. Un jeune Africain, Gaston Mba, après avoir été élève d’une école missionnaire en Afrique, vient en France, devient un informaticien génial, et s’occupe de la défense de la banque de données du Conseil de l’Europe. C’est donc un personnage officiel. Il tombe amoureux d’une jeune pianiste également géniale, qui s’appelle Tamiko – dont vous devinez qu’elle est japonaise. C’est donc l’histoire d’amour entre un homme noir – quasiment Othello – et une pianiste japonaise belle comme une statuette de porcelaine. Et évidemment, le méchant KGB a ce couple dans le collimateur puisque c’est Gaston Mba qui possède les données sur les betteraves. Vous avez tout compris.

Anne Coldefy-Faucard : Ça se termine bien ?

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Nicolas Bokov : Happy end, oui. Mais finalement, peut-être y a-t-il une motivation derrière la satire, le polar ? Un polar, ça peut être une arme, y compris une arme politique. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’avais l’impression que le climat politique français actuel était devenu un peu trop fade par rapport à celui de la Russie. Nombre d’événements de taille se produisaient en Russie dont les médias ne parlaient pas en France, par exemple la sécheresse de cet été-là. Elle est arrivée dans les journaux français avec deux semaines de retard, après que des histoires tout à fait terribles et incroyables avaient eu lieu. Alors, j’ai décidé d’entreprendre quelque chose pour faire bouger un peu ce climat.

Anne Coldefy-Faucard : Je terminerai en vous posant les mêmes questions à tous les trois. Aujourd’hui, vous définiriez-vous comme écrivain russe, français, américain, européen… ou rejetez-vous toute catégorisation ? Et comment pensez-vous que vos lecteurs vous reçoivent sur ce plan ? Par ailleurs, le thème de cette rencontre étant « l’exil, une chance pour l’écri-ture ? », diriez-vous que pour vous cela a été une chance, une malchance ou rien de particulier ? Réponde qui veut…

Irina Muravieva : Mon problème est sans doute que je n’ai aucune perception de moi-même. Je ne me réveille pas le matin en me disant : « Quel écrivain suis-je donc ? » Je ne me pose pas, par bonheur, ce genre de questions. C’est pourquoi il me faut faire un effort pour vous répondre. Je vous dirais simplement : j’écris « à l’intérieur » de ma langue ; j’écris, j’existe dans ma littérature, dans ma langue. En conséquence, puisque j’écris en russe, je suis un écrivain russe. En même temps, quand j’arrive aujourd’hui à Moscou, après une absence de vingt-six ans, je perçois d’une manière aiguë que la conscience nationale russe est pétrie de l’opposition « les nôtres » / « les étrangers ». C’est l’origine même de cette conscience nationale. La Russie n’a pas de « citoyens du monde » et on ne voit pas sur quel terrain ils pourraient apparaître à l’intérieur de la conscience russe. Cela ne date pas d’hier, ce n’est même pas une invention soviétique. Cela a toujours été, cela existe encore aujourd’hui et je crains que ce ne soit pas près de finir. C’est pourquoi, quand j’arrive là-bas, je comprends que les gens ne me considèrent pas comme une des « leurs ». Je suis « à l’intérieur » de cette langue, mais je suis aussi étrangère. Donc, j’ai beau m’efforcer de répondre le plus précisément possible à votre question, j’en suis incapable. « À l’intérieur » de ma langue, je suis – sans vouloir paraître trop grandi-loquente – un écrivain russe ; mais il suffit que j’arrive en Russie et je suis une étrangère. On n’y peut rien.

Anne Coldefy-Faucard : Et mon autre question ? L’exil : une chance ou une malchance ?

Irina Muravieva : Je ne sais pas. Je ne sais tout simplement pas. Je ne peux pas répondre.

Nicolas Bokov : C’est d’abord une chance pour la vie. C’est vrai que le mot « exil » est un mot un peu trop pompeux, un peu trop solennel ! Quoi

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qu’il en soit, pouvoir partir d’un pays où on est obligé de vivre parce qu’on y est né est une chance énorme ! Entrer dans la liberté, dans ce vide énorme est une chance immense ! Je me souviens d’avoir été dans un état second durant mes premiers jours dans le monde occidental, d’abord à Vienne, puis en France, d’avoir été comme ivre sans alcool ! J’ai compris aussi une chose beaucoup plus tard, il y a deux ou trois ans seulement, en lisant un dictionnaire encyclopédique du XVIIe siècle édité par l’abbé Ladvocat. Il y cite le nom – que j’ai malheureusement oublié – d’un agronome français qui a fait une découverte que vous ne connaissez peut-être pas, et dont je vais vous faire part. C’est à propos de transplantation : quand on sort une plante d’une pépinière, un arbre par exemple, pour le planter dans son jardin, il serait logique d’en garder les racines. Et voilà en quoi consiste la découverte qui date du XVIIe siècle et qu’au XXIe siècle je ne connaissais pas : quand on plante un arbre, il ne se sert plus de ses anciennes racines qui doivent mourir, et ce sont ses nouvelles racines, poussant dans cette terre nouvelle, qui deviennent ses racines définitives. C’est extraordinaire : il faut couper les racines anciennes sous peine que l’arbre périsse et n’ait pas assez de place pour faire de nouvelles racines ! J’ai aussitôt comparé cette situation avec l’émigration, et alors, à ce moment-là, j’ai versé des larmes quand je me suis souvenu de cette période où je cherchais à retenir tout ce qui était russe, notamment la littérature, mes contacts et mes relations, tout cela dans la perspective d’une future Russie libérée… Finalement, tout cela s’est révélé inutile. C’est cela la chance : devenir libre pour pouvoir toucher une terre nouvelle, comprendre que ce n’est pas une catastrophe existentielle mais une chose tout à fait normale, et pouvoir, alors, écrire différemment.

Leonid Guirchovitch : Je répondrai d’abord à la seconde question. C’est très simple : je n’ai rien à ajouter à ce qu’a dit Bokov. Pour la première fois au cours de ces trois journées, il a prononcé un mot essentiel – je ne crois pas l’avoir entendu jusqu’à présent –, celui de « liberté ». Ce mot est d’une importance capitale : être libre et vivre, ce sont des synonymes. En outre, pour moi personnellement – mais je pense que cela vaut également pour Bokov –, écrire appartient à la même catégorie : être libre, vivre, écrire. Ici, le mot « chance » paraît bien faible. On est plutôt dans le registre des conditions sine qua non. C’est aussi simple que cela.

En ce qui concerne l’identité : qui es-tu ?, es-tu un écrivain russe ?, c’est le début d’un interminable débat avec soi-même et le monde environnant. En ce qui me concerne, je ne suis pas orthodoxe, je ne suis pas russe 9. Bien sûr, j’écris en russe. Tant de fois on m’a jeté à la figure ou on a lancé dans mon dos : « Vous n’êtes pas un écrivain russe ! », « Vous n’avez pas le droit de vous considérer comme un écrivain russe ! », qu’au bout du compte, savez-vous, je ne me mets pas martel en tête. Je dis très tranquillement de moi : « Je suis un écrivain russophone. » Attention, ce n’est pas la même chose que d’être un écrivain francophone ! Je me suis intéressé récemment à cette question des écrivains francophones. Ce sont des gens qui vivent dans un autre pays que la France mais qui écrivent en français. Il n’y a là rien d’humiliant. En revanche, l’expression « écrivain russophone » est méprisante. Mais j’accepte d’être un écrivain russophone. On me dit : « Vous n’êtes pas un écrivain russe parce qu’un écrivain russe doit plonger

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ses racines dans une spiritualité orthodoxe particulière. » Je ne marche pas dans cette spiritualité-là. Je suis prêt à me considérer comme un écrivain russophone, mais à part moi je pense : « Dieu veuille que je puisse dire, sans honte, que je suis un écrivain ! » C’est exactement cela : je suis simplement un écrivain.

Nicolas Bokov : Pour en revenir aux problèmes d’identité, qui ont l’air d’être importants pour les Français, je vous citerai la façon dont on qualifie Julien Green dans différentes éditions du Larousse. Il s’agit bien de l’écrivain américain que vous connaissez tous, mais tout Américain d’origine qu’il était, il a vécu en France et il a écrit en français, sauf pendant la guerre. Eh bien, il a d’abord été considéré par le Larousse comme un « écrivain américain d’expression française » avant de se retrouver « écrivain français d’origine américaine » dans les dernières éditions !

Anne Coldefy-Faucard : Comme quoi on fait des progrès ! Je tiens parti-culièrement à vous remercier tous les trois : il est particulièrement agréable de participer à des rencontres avec vous.

Notes1 Le Samizdat était un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc de l’Est, manuscrits ou dactylographiés par les nombreux membres de ce réseau informel.↑

2 Vladimir Boukovski, né en 1942, ancien dissident soviétique emprisonné en hôpital psy-chiatrique à partir de 1963 pour organisation de soirées de poésie, manifestations en faveur de dissidents, rencontres avec des journalistes étrangers, diffusion et possession de Samizdat… A été le premier à dénoncer l’utilisation de l’emprisonnement psychiatrique contre les prisonniers politiques en Union soviétique. Il a été expulsé d’URSS après avoir été échangé en 1976 contre un dirigeant du Parti communiste chilien. (Source : Wikipédia, oct. 2011.)↑

3 Il a été considéré comme un « trésor national » et est devenu si populaire qu’on l’appelait en plaisantant « l’écrivain de la perestroïka ».↑

4 Bannissement.↑

5 La Conversion, récit, Noir sur Blanc, 2002.↑

6 Andreï Biély (1880-1934), poète et écrivain russe considéré comme l’un des plus grands écri-vains russes du XXe siècle, est resté en Union soviétique après la révolution. Son chef-d’œuvre, Pétersbourg, a été publié en français aux éditions L’Âge d’homme dans une traduction de Jacques Catteau et Georges Nivat.↑

7 Interview par Sergueï Chapoval dans Nezavissimaïa Gazeta du 7 août 1996.↑

8 Où va la Russie, et la France avec elle ?, Franc-Tireur USA, 2008.Envie de miracle, poésie et courte prose, Franc-Tireur USA, 2009.↑

9 Le fait d’être juif est toujours considéré en Russie – de même qu’au temps de l’Union sovié-tique – comme une appartenance nationale.↑

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Hommage à Vassili Axionov

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Avec David Markish, Laetitia Le Guay, Natacha LeytierModérateur : Michel Parfenov

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Michel Parfenov : Cette dernière soirée va être consacrée à Vassili Axionov. Depuis le début de ces rencontres, j’ai pensé quotidiennement à lui, car cela aurait été un très grand plaisir de l’avoir parmi nous et qu’il soit notre invité d’honneur. Nous essaierons d’expliquer pourquoi lors de cette dernière rencontre.

Tous ici, nous avons eu la chance de le connaître, certains davantage que d’autres, comme David Markish par exemple. Nous allons donc essayer de l’évoquer à travers nos propos et des lectures faites par Natacha Leytier, dans une sorte de mélange un peu improvisé.

Vous avez déjà fait la connaissance de David Markish lors d’une rencontre précédente. Je rappelle donc simplement qu’il est écrivain et qu’il habite en Israël depuis 1972. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, il est également président de l’Union des écrivains russophones d’Israël. Laetitia Le Guay est universi-taire et spécialiste des rapports entre les arts. Elle travaille notamment sur les relations entre musique et littérature dans les domaines russe et français aux XIXe et XXe siècles. Natacha Leytier est comédienne et, elle aussi, a connu Vassili Axionov.

Je vais très brièvement évoquer la biographie de Vassili Axionov. Il est né en 1932 à Kazan, et ses parents, qui étaient des responsables locaux du Parti communiste, ont été arrêtés en 1937. Vassili Axionov, enfant de prisonniers politiques, se retrouve alors seul et, par chance, il est sauvé de l’orphelinat par son oncle. Il n’a revu sa mère 1, qu’à l’âge de seize ans, en 1948, à Magadan 2 où elle était en relégation. Natacha Leytier va nous lire le passage 3 où Vassili Axionov retrouve sa mère.

Natacha Leytier (lecture) :

Chaque matin, en allant de sa banlieue au centre de la ville où se trouvait son école, Tolia croisait dans la brume du petit jour le flot incessant des prisonniers. Il entendait traîner des centaines de semelles, monter un bruit de conversations sourd et indistinct, les hurlements des Vaniok, le grondement des chiens. Dans la sourde lueur bleue passaient les taches blanches des visages, parfois, au plus épais de la colonne, quelqu’un allumait une cigarette de papier journal, éclairant une lèvre, le bout d’un nez, un menton.— Défense de fumer ! Allongez le pas ! aboyait le Vaniok en faisant claquer sa culasse pour intimider son monde.Lorsqu’il revenait, Tolia suivait la même direction que les détenus : la baraque où il habitait avec sa mère se trouvait au-delà de la Quarantaine, tout au pied d’une butte. Alors, il faisait jour, il distinguait nettement les visages et surprenait les regards posés sur lui.Les premiers temps, lorsqu’il était arrivé du « continent », complète-ment déboussolé, il avait harcelé Maman, Martin et tante Ioulia de questions : qu’est-ce que c’est que ces rangées de gens, des bandits, des ennemis du peuple, des fascistes, pourquoi sont-ils si nombreux ? Les aînés gardaient le silence, voulaient épargner l’âme tendre du jeune sportif, mais ils ne pouvaient mentir : hier encore, ils marchaient dans ces mêmes rangées.

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Par la suite, Tolia s’habitua aux détenus et cessa de remarquer leur présence, de même que dans les villes, les piétons, sur leur trottoir, ne remarquent plus guère les voitures.Son esprit était accaparé par les soucis ordinaires de l’écolier, les soucis de sa première jeunesse : il était amoureux d’une jeune aristocrate de Magadan, Liouda, Lioudotchka Goulii, la fille du colonel (il traduisait des vers de Goethe en son honneur, jouait au basket en son honneur), et captivé de même par le personnage du jeune Maïakovski, qui avait frappé son imagination.… un haut-de-forme noir, un imperméable au col relevé, un regard provocant, des lèvres nerveuses… « le futuriste Vladimir Maïakovski, électrovélographie Samsonov, Kazan, 1913 »…Je crierai au soleil, babines retrousséesSur le bitume lisse, j’aime à grasseyer.Tolia suivait les trottoirs de bois grinçants de la perspective Staline d’une démarche élastique, légère, libre, à la fois sportif, à la fois futuriste, à la fois écolier soviétique ordinaire, et nullement rejeton d’une famille d’ennemis du peuple, de vipères, nullement tel père tel fils…Il devait comprendre plus tard avec quel dégoût les supportait la terre du Dalstroï, quelle étrange miséricorde leur réservait, en attendant mieux, la fille chérie de cette terre, la ville de Magadan.

Michel Parfenov : Très jeune, Axionov a voulu devenir écrivain mais trouvant que c’était bien trop dangereux, ses proches lui ont conseillé de faire auparavant des études de médecine. Ce qu’il a fait. Il a exercé dans un sanatorium pour tuberculeux, dont il a gardé un très bon souvenir. Son premier récit, Confrères, où il est question de médecine, a remporté un grand succès en 1960. C’est à partir de là qu’il devient un écrivain reconnu, l’écrivain vedette de la revue Iounost 4 (Jeunesse) à l’époque. Tout s’est bien passé durant un certain nombre d’années, jusqu’à Metropole, en 1979, l’almanach clandestin publié sans être passé par la censure, un des grands événements de la vie littéraire en Union soviétique.

En 1980, il est déchu de sa nationalité et expulsé. Il s’installe aux États-Unis où il restera jusqu’à la chute du régime communiste. À partir de 1989, il a pu revenir en Russie, et a partagé sa vie entre Biarritz, où il s’était installé autour de 2000, et Moscou où, en 2008, il est mort d’une façon stupide. Il a fait une hémorragie cérébrale au volant de sa voiture. Les secours ont mis très longtemps à venir et, comme on ne l’a pas reconnu, il a été traité comme on traite un citoyen « ordinaire » en Russie… Il a été soigné trop tard et il est mort en 2009, après quasiment un an de coma.

David a connu Axionov pendant presque un demi-siècle.

David Markish : Quand la revue Iounost est parue, au début des années soixante, j’étais étudiant à l’Institut de littérature et sans être condisciples nous avons commencé à nous fréquenter. Nous étions deux jeunes écri-vains, avec une différence d’âge d’un à deux ans, et nous n’avons pas vrai-ment été amis mais proches connaissances pendant près d’un demi-siècle. Nous nous sommes souvent croisés. Axionov était, en prose en tout cas, la figure principale du mouvement des années soixante, même si la

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première œuvre écrite dans le style qui allait devenir celui des écrivains des années soixante n’a pas été le fait d’Axionov, mais de V. Lyssenko. Son récit a été publié dans Iounost dont le rédacteur en chef à l’époque était Valentin Kataïev 5. À la tête du mouvement des poètes se trouvait Evgueni Evtouchenko 6. Evtouchenko en poésie, Axionov en prose étaient incontestablement des figures clés. J’ai aussi souvent vu Axionov durant ses dernières années. Il se rappelait avec une amertume terrible cette époque où les gens avaient envie de lire et étaient privés de cette possibilité et où c’était dangereux de lire ce qu’on se procurait sous le manteau. Comme Nicolas Bokov le rappelait tout à l’heure, vous pouviez être condamné à cinq ans de prison ou être déporté pour avoir lu ce qu’il ne fallait pas. Des stades entiers venaient alors écouter les poètes. C’était un peu plus compliqué pour les prosateurs car les œuvres étaient plus longues à lire. Récemment, Axionov disait : « Aujourd’hui aussi, on peut remplir tout un stade, mais pas pour écouter des poètes. Ils vont aller écouter Kirkorov, Moïsseïev, des chanteurs de second ordre, des charlatans. » Ça, c’est le revers de la médaille, le triomphe absolu du mauvais goût. Aujourd’hui, j’aimerais bien savoir quel écrivain pourrait réunir des auditeurs dans un stade. Je ne connais pas très bien la littérature russe actuelle, mais je doute que quelqu’un y parvienne – en tout cas, aucun nom ne me vient à l’esprit. Je vais vous donner un exemple de popularité. Axionov est venu en Israël, et nous avons passé trois soirées ensemble dont une à Jérusalem et une à Tel Aviv. Ensuite, nous sommes allés à Elat pour nous détendre et nous reposer. Durant trois à quatre jours, nous avons longuement discuté et il s’est étonné de constater que le mauvais goût qui triomphait à Moscou était également partagé en Israël par le milieu russophone – ce qui représente quand même un million deux cent mille personnes. Une personne sur cinq en Israël parle russe, c’est même sa langue natale. Axionov a donné des conférences devant des salles pleines. On posait des questions bienveillantes, intelligentes, mais Moïsseïev, dans ses pantalons moulants couleur cuisse de nymphe avec des plumes partout, aurait, lui, rassemblé des milliers et des milliers de spectateurs ! Tout cela parce que l’émigration des années quatre-vingt-dix n’a pas importé la culture russe en Israël, mais la culture soviétique – dans le pire sens du mot ! Et aujourd’hui, en Israël, dans l’intelligentsia russe ou russo-juive – quelle que soit l’appellation qu’on lui donne –, la culture est la même qu’à Moscou. Un pour cent de cette intelligentsia est venue écouter Axionov, et parmi eux des gens qui n’étaient pas de première fraîcheur, d’autres qui ne parlaient pas russe à la perfection, qui avaient étudié dans des écoles en Israël et parlaient hébreux. Les jeunes se débrouillent un peu mais ils ne parlent plus russe. En revanche, leurs parents étaient venus parce qu’ils se souvenaient d’Axionov, qu’ils avaient lu ses livres. Pour eux, Axionov était un symbole vivant de la littérature russe classique des années 1960.

Axionov est une figure marquante dont nous ne devons pas minimiser le rôle. En tant que professionnel, je suis convaincu que son style lui est cent pour cent propre et qu’il est inimitable. Des jeunes et des vieux, plus ou moins médiocres, s’y sont essayés, mais on ne peut pas voler la poétique d’un écrivain de cette qualité. De même qu’on ne pourra jamais voler quoi que ce soit à Andreï Platonov 7, parce qu’il était le seul à avoir ce don d’agencer les mots d’une certaine façon dans une phrase. C’était sa découverte, son

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don et la raison d’être de son œuvre. Je ne les compare pas, mais Axionov avait aussi un style qui lui était propre. On a beaucoup reproché à Axionov d’écrire comme quand il était jeune homme. Il était resté fidèle à son style et à la forme de ses dialogues. Or, le dialogue change, c’est une langue vivante qui évolue avec la société. Peut-être était-ce une erreur de sa part de n’avoir pas changé le style de ses dialogues. Quoi qu’il en soit, tous les écrivains, non seulement de sa génération mais aussi de la génération suivante, sont parfaitement conscients de l’importance d’Axionov. On accuse les écrivains des années soixante de conformisme, mais c’est une idée fausse.

Michel Parfenov : Merci David. Je peux dire, pour ma part, que tous les jeunes écrivains russes que je connais apprécient l’œuvre d’Axionov et quand il les rencontrait, il se passait entre eux quelque chose de fort, car Axionov était quelqu’un de très généreux.

Dans les années soixante, le jazz a été très important pour Axionov. Laetitia Le Guay, qui lui a consacré une émission spéciale sur France Culture, est allée le rencontrer à Biarritz pour parler de musique avec lui. Comment cela s’est-il passé ?

Laetitia Le Guay : Je faisais une série sur les écrivains et la musique pour France Culture, et j’avais été frappée par la place que tenait la musique aussi bien dans Une Saga moscovite que dans Les Oranges du Maroc, l’un des premiers romans d’Axionov à être traduit en français. L’action se passe à l’extrême est de la Sibérie dans les années soixante, le narrateur s’effaçant pour donner la parole à cinq personnages. Les voix alternent, sous forme de monologues, comme dans Les Vagues de Virginia Woolf. Ce sont des jeunes, garçons et filles, ingénieurs, marins, ouvriers, qui sont venus travailler là. Tout le roman est placé sous le signe des espoirs de cette jeunesse. À la fin, des couples dansent dans la salle d’un restaurant sur la musique de vieux disques, des disques si abîmés que les paroles sont parfois indistinctes. Il y a par exemple la chanson Parlez-moi d’amour dont l’un des personnages voudrait à tout prix comprendre la fin, mais le disque grince. Ces mots qui échappent sont comme un souvenir que l’on ne pourrait retrouver, ou comme la promesse d’un bonheur que l’on n’arriverait pas à atteindre. Axionov cite aussi une chanson de Boulat Okoudjava, la troisième grande figure des années soixante avec Evtouchenko et Axionov. Il y est question de jeunesse et de temps qui passe. Dans ce passage des Oranges du Maroc, Okoudjava est évoqué, sans être nommé : « J’ai repensé à un chanteur à la voix très douce qui était aussi calme qu’un astronome et ça m’a fait du bien. » Axionov m’a dit le jour de notre rencontre combien la chanson était importante pour lui et qu’il avait dédié certains de ses textes à Boulat Okoudjava.

Je suis donc partie en train avec mon « Nagra » de Paris jusqu’à Biarritz, Nagra qui avait assez impressionné Axionov pour qu’après notre rencontre, dans une lettre amusante, il m’ait dit : « Merci d’être venue avec votre gros magnéto. »

J’avais peur que la musique ne soit un sujet ténu pour aborder son œuvre, mais notre entretien a duré plus d’une heure. La musique s’est avérée tenir une place majeure au fil de son itinéraire biographique et dans son œuvre

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– notamment le jazz. Axionov a commencé par me raconter que lorsque, dans sa jeunesse, il avait rejoint sa mère à la Kolyma, le jazz était l’une des musiques les plus faciles à écouter là-bas. Les ondes qui traversaient le Pacifique n’étaient pas brouillées de sorte que les radios américaines étaient très accessibles. Au goulag, le jazz prenait une signification particulière. Il était entendu comme « la musique des esclaves noirs » par des détenus qui se sentaient eux-mêmes les esclaves blancs du stalinisme ; ce qui les touchait au plus profond d’eux-mêmes. Ils entendaient dans le jazz une musique qui libère par ses rythmes, son improvisation. Elle était pour eux comme une promesse d’émancipation. Il y a une correspondance entre l’attachement d’Axionov pour le jazz et la liberté formelle d’une grande partie de son univers romanesque. Le jazz est particulièrement présent dans son roman largement autobiographique Une brûlure écrit au milieu des années soixante-dix, publié en 1980 et traduit en français en 1983. C’est l’un des textes d’Axionov où la musique est la plus présente et, parallèlement, l’un des plus étonnants dans sa construction et sa variété d’écriture, de rythmes, de points de vue narratifs. L’un des personnages principaux est un joueur de saxophone. Plusieurs évocations d’improvisations au saxo ponctuent le livre. Au début du roman, Sams se produit à L’Oiseau bleu, lieu de Moscou fameux où l’on jouait du jazz. Tandis qu’il improvise, l’écriture se transforme. Comme si elle était, elle aussi, forme mouvante, la prose laisse la place au vers libre le temps d’une Chanson d’un saxo de Petrograd.

Ce lien fort à la musique a duré jusqu’à la fin. Lorsque j’ai vu Axionov à Biarritz, en 2003, il était en train d’écrire À la Voltaire. Il l’écrivait en écoutant la radio, m’a-t-il dit, et la musique était entrée dans le roman : Vivaldi et Purcell. Il n’a pas précisé comment. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une alacrité vivaldienne dans le roman, ne serait-ce qu’en ouverture, avec la cavalcade jubilatoire des chevaux au petit matin.

Michel Parfenov : Natacha, quel souvenir avez-vous d’Axionov ?

Natacha Leytier : J’étais venue l’interviewer, il y a très longtemps, aux éditions Actes Sud. La première image que j’ai de lui est celle d’un homme impassible, impénétrable, las aussi, et inaccessible, parce qu’il venait à Paris pour quelques jours, qu’il enchaînait les interviews, qu’il venait rencontrer toutes sortes de gens pour parler de ses livres et les faire connaître, qu’il était donc dans un moment parmi d’autres, entre plusieurs interviews. Je ne savais pas exactement comment l’atteindre. Par un concours de circonstance, les techniciens qui devaient venir assurer l’enregistrement ne sont pas venus et nous avons dû attendre au moins une demi-heure. Je voyais très nettement qu’il commençait à s’énerver, ce temps inutilement perdu semblait l’agacer. Il faut reconnaître que l’absence de techniciens était particulièrement malvenue alors que l’emploi du temps d’Axionov était par ailleurs surchargé. Or, je ne pouvais rien y faire. La tension montait. Au bout d’une demi-heure, nous avons décidé de prendre un taxi pour rejoindre Radio France. Finalement, la circonstance a été plutôt favorable puisque notre rencontre s’est complètement transformée du simple fait qu’on ait eu à prendre un taxi ensemble dans ces conditions particulières. Cela nous a donné une occasion de discuter librement.

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La situation était tellement inattendue, grotesque, qu’on se retrouvait soudain au cœur des sujets qui l’intéressaient. Je dois préciser que lorsque nous sommes enfin arrivés dans le hall principal de la Maison Ronde, nous avons eu la surprise de découvrir une large foule de journalistes et d’anima-teurs, rassemblée autour d’un cocktail offert en l’honneur du président de Radio France d’alors. Il n’était pas difficile d’imaginer que nos techniciens avaient préféré prolonger la fête sur place plutôt que de prendre la route et nous rejoindre de l’autre côté de la Seine pour une interview, bien loin sur la rive gauche, là où Vassili Axionov et moi les avions attendus pendant un temps indéterminé. Les écrits d’Axionov sont en permanence imprégnés de l’absurdité des comportements, des fonctionnements sociaux. Spécialement en Russie il est vrai, mais la place qu’il accorde à l’être humain dans ses romans les rend universels. Dans ses romans, les êtres humains sont des héros faillibles, il fait toujours référence au Siècle d’argent 8 pour le confronter avec la période soviétique et l’absurde est toujours présent. La première fois que je l’ai rencontré il était déjà assez âgé mais la jeunesse qu’il dégageait était impressionnante. Malgré tout ce qu’il avait vécu ou peut-être grâce à cela, il était toujours au contact de sa prime jeunesse ! Il y a donc eu un moment dans le taxi où il est devenu beaucoup plus chaleureux et où nous nous sommes découvert des intérêts communs. Cela a marqué le début d’une longue amitié. Quand le masque tombait, il devenait extrêmement chaleureux, enjoué et communicatif.

Michel Parfenov : Axionov m’a très souvent parlé d’Israël. C’était vraiment quelque chose d’important pour lui. Peux-tu nous dire, David, comment cela se passait quand il venait en Israël ?

David Markish : Israël était en effet important et intéressant pour lui, non pas parce que sa mère s’appelait Guinzbourg, non ! Ce n’était pas parce qu’il était juif par sa mère qu’il s’intéressait à Israël – ce qui est une attitude très saine, la naissance étant une chose importante, mais surtout pour les interprètes et les exégètes religieux. Axionov était un homme de culture russe, et je dirais même que la Russie était l’endroit du monde où il se sentait le plus à l’aise en tant qu’écrivain. Vous savez qu’aux États-Unis, son destin littéraire était assez ambigu. Je l’ai rencontré à Washington, il y a de nombreuses années. Il enseignait à Baltimore – c’était pour lui un travail alimentaire. Nous avions passé presque une nuit à discuter, et lorsque je m’apprêtais à partir, il m’a demandé : « Y a-t-il une vie littéraire en Israël ? » Je lui ai répondu : « Écoute Vassia, oui, il y en a une ! Ce n’est pas transcendant, mais ça existe. — Mais y en a-t-il une ou pas ? — Eh bien ! oui, pour ceux qui la recherchent vraiment, oui, il y en a. Il y a des réunions, ceux qui ne veulent pas y aller n’y vont pas. Chez soi on peut très bien essayer de réunir des écrivains israéliens, et si tu étais venu, on aurait très bien pu se réunir et discuter de thèmes dont j’aurais parlé différemment avec mes amis de Moscou. » Et à vrai dire, cela m’aurait été plus agréable à Moscou, parce qu’à Moscou, avec des gens comme Axionov, nous avions des sujets d’intérêt communs et une langue commune. En me demandant s’il y avait une vie littéraire en Israël, il voulait dire qu’aux États-Unis, il n’en avait pas trouvée ! Il vivait ça difficilement et ça lui était désagréable.

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Non qu’il aurait souhaité la même célébrité que celle qu’il avait en Russie, car il était intelligent et comprenait très bien que la gloire est quelque chose de futile, mais il avait besoin de fréquenter en professionnel d’autres écrivains, d’autres littérateurs, qu’ils lui fussent opposés ou qu’ils fussent ses alliés. C’est cela, la vie littéraire, la substance de la vie littéraire. En me demandant s’il y avait une vie littéraire en Israël, il se plaignait en quelque sorte d’être refusé par la littérature américaine. La seule personne que le milieu littéraire américain ait accepté comme écrivain, c’était Brodsky 9. Il était devenu un écrivain américain avant même le prix Nobel. Axionov, lui, n’a pas été accepté. C’était quelque chose qui le blessait, qui le dépitait plus que cela ne le vexait. Un homme intelligent ne se vexe pas, il se chagrine.

Michel Parfenov : Nathalie, de quel livre voulez-vous nous lire un extrait ?

Natacha Leytier : De L’Île de Crimée 10.

Michel Parfenov : Toutes les œuvres d’Axionov en français sont traduites par Lily Denis, qui malheureusement, n’a pas pu venir. C’était une très proche amie d’Axionov.

Natacha Leytier (lecture) :

Dans ce temps-là tout se disait, s’écrivait, se filmait, se mettait en scène au nom de « la génération ». Où sont-ils, à présent, nos hommes des années soixante ? Combien d’entre eux se sont précipités dans la brèche d’Israël et se sont dispersés de par le monde. Ce ne sont pas des questions vaines, se disait Gangut. Les quantités et la répartition des zones de peuplement sont aussi des signes de catastrophe. Le départ est un acte, disent certains. On ne peut toute sa vie être une argile entre les doigts noueux de cet État. Cependant, il est d’autres actes, certains l’affirment. Les plus hardis sont en prison. Le départ, c’est une ménopause, disent d’autres, et peut-être est-ce plus exact. Ceux qui restent disent que c’est une catastrophe et vous rachètent votre Jigouli. On découvre soudain que l’on peut se faire pas mal de pognon dans la Pop-Science, cracher sur toutes les ambitions et ne s’occuper que de perfectionner son moi, lequel moi tourne tous les jours en eau de boudin dans ce fauteuil devant Le Temps. Le téléphone de Gangut sonnait de plus en plus rarement, il sortait de plus en plus rarement le soir, il lui restait de moins en moins d’amis… voilà Andréi Loutchnikov qui passe à la liste des pertes, d’ailleurs où voyez-vous qu’il soit russe ? il n’est pas des nôtres, c’est un gauchiste occidental tordu et qu’il aille se faire voir… il lui reste de moins en moins d’amis, de moins en moins de nanas, et d’ailleurs le copain qu’il convoie dans sa culotte se montre de moins en moins exigeant.

Michel Parfenov : L’œuvre d’Axionov compte à peu près une trentaine d’ouvrages, et ce qui est assez frappant, c’est qu’aucun ne ressemble à l’autre. On a l’impression qu’il remettait tout en jeu à chaque fois. Je voudrais te demander encore, David, quels sont les livres que tu préfères parmi tous les ouvrages d’Axionov.

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David Markish : Je commencerais par dire avec certitude qu’Axionov lui-même, peut-être pas jusqu’à la fin mais pendant un certain temps, estimait que son plus grand livre était Une brûlure. Pour moi, c’est L’Île de Crimée. Et un petit récit que peu de gens connaissent parce que je crois qu’il n’a été réédité nulle part, qui s’appelle « Sviajsk », publié par Maximov dans Kontinent. Il a été écrit à Sviajsk, petite ville provinciale, dans le style de l’Axionov jeune, et c’est un remarquable récit. Les courtes nouvelles d’Axionov – il n’y en a pas tant que ça d’ailleurs, moins d’une douzaine mais de la meilleure qualité – sont les choses les plus précieuses pour moi dans son œuvre. Il travaillait comme un bœuf et il expérimentait tout le temps. Je ne trouve pas que ses romans tardifs soient le sommet de son œuvre. Beaucoup de gens partagent cette opinion. Est-ce parce qu’Axionov vivait hors de la métropole linguistique, la Russie ? Il serait faux de dire qu’il y était revenu. Axionov ne pensait absolument pas y revenir pour de bon. Il adorait Biarritz et voulait faire des travaux dans sa maison, s’agaçant qu’on bloque à la douane un vieux modèle de Jaguar avec mascotte sur le capot qu’il avait achetée aux États-Unis. Il a fini par l’avoir quand même : « Ah, cette saleté de voiture, j’ai eu tellement de problèmes avec elle que je voudrais la jeter à la mer… » Et c’est au volant d’une voiture, en arrivant près de son appartement, que lui est arrivée cette tragédie, au sommet de sa vie… il a percuté un poteau, mais ce n’était pas avec sa Jaguar !

Michel Parfenov : Laetitia, très simplement, quelles sont les œuvres qui vous plaisent le plus ?

Laetitia Le Guay : Le roman qui me touche le plus est Une brûlure, dont vous avez déjà parlé, du fait de son invention formelle et de ces retours douloureux et très forts dans le passé, sur l’épisode de Magadan, qui font comme une brisure dans le texte. C’est une œuvre à part. J’ai beaucoup aimé Les Oranges du Maroc, pas du premier coup mais à force de le relire. J’y ai trouvé une sorte d’appétit de vivre et un sens très puissant de la jeunesse, et ce mélange que l’on retrouve souvent chez lui à la fois d’entrain, de bonne humeur et de mélancolie, avec cet Extrême-Orient qui renvoie quand même au goulag, à l’arrière-plan. J’ai moins aimé Terres rares dans les dernières œuvres, que je trouve difficile, même si on y voit bien Axionov à Biarritz, parce qu’il s’y campe en personnage. On revoie la maison, les tamaris, l’océan qu’il appelait le réservoir… Tout cela est très fort, surtout quand on l’a connu. J’ai beaucoup aimé À la Voltaire, peut-être parce que je suis française, et j’ai trouvé qu’il y avait dans ce roman une bonne humeur et une alacrité de la prose extraordinaires ! Le début est jubilatoire avec ces deux jeunes qui chevauchent et ce délire sur les chevaux qui n’ont pas bu de vodka… Et la fin m’évoque le Baron perché d’Italo Calvino. On y voit Voltaire se transformer en arbre, et se re-métamorphoser en lui-même avec sa perruque, ses chaussures, et s’asseoir sur la branche du même arbre. Il y a une fantaisie incessante qui transporte. Axionov m’avait dit, à propos de ce roman, qu’il l’écrivait en écoutant du Vivaldi et du Purcell, et qu’il s’était rendu compte que, presque malgré lui, Vivaldi entrait dans le roman et que le roman était emporté par sa musique.

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Michel Parfenov : Il y a eu un moment absolument extraordinaire à la remise du prix qu’il avait reçu pour ce livre 11. C’était Khodorkovsky 12 qui finançait le prix, alors même qu’il était déjà en prison, et Axionov s’est levé et a crié : « Liberté pour Khodorkovsky ! » Les gens ont été absolument ahuris de le voir faire. C’était vraiment « à la Voltaire ».

Laetitia Le Guay : J’ajouterais une chose à propos de À la Voltaire : ce qui est très fort, c’est le contraste entre la légèreté d’un ton très XVIIIe siècle, ironique, voire bouffon, et l’histoire de l’affaire Calas qui arrive comme un coup de poing, ramenant la question de la vérité et des droits de l’homme au premier plan. Axionov m’avait cité Prokofiev parmi les compositeurs qu’il aimait le plus, et je pense qu’ils avaient en commun, outre le cosmopolitisme et l’exil, l’ironie, l’éclat de rire, et un goût pour le XVIIIe siècle que l’on trouve dans L’Amour des trois oranges de Prokofiev, comme dans À la Voltaire.

Michel Parfenov : Natacha Leytier, vous, que diriez-vous ?

Natacha Leytier : Mes souvenirs des écrits d’Axionov sont plus lointains et concernent ses premiers romans. Les Oranges du Maroc, La Brûlure, L’Île de Crimée sont des romans qui sont proches de lui. Ensuite, son écriture est devenue plus stylisée, mais je trouve à me nourrir dans chacun de ses livres. Je suis très attachée à Lumineuse césarienne. Dans chacun de ses romans on retrouve ses thèmes de prédilection : le Siècle d’argent, la critique du stalinisme, et toujours quelque chose de loufoque.

Michel Parfenov : En tant qu’éditeur, je me suis occupé des derniers livres d’Axionov et il m’est très difficile de dire lequel je préfère de ses derniers ouvrages, mais ce qui me frappe énormément, c’est à quel point il y avait une part autobiographique dans chacun de ses romans. Je l’ai vu pendant plusieurs années et il m’a raconté beaucoup de choses sur lui que j’ai souvent retrouvées dans ses écrits. Même s’ils n’étaient pas toujours complètement réussis, ils possédaient toujours ce ton incomparable qui n’appartient qu’à lui. C’était quelqu’un d’assez secret. J’ai un peu connu sa mère, Evguenia Ginzbourg, et plusieurs fois j’ai essayé de parler avec lui de ses parents, mais il n’avait pas très envie de parler de son intimité. Pourtant, si on le lit attentivement on retrouve dans tous ses romans des petits bouts de secrets qui constituent comme une espèce de biographie souterraine.

Natacha Leytier : C’est vrai que ses romans sont un peu comme les pièces d’un puzzle, ils constituent chacun des parts d’Axionov. On peut le voir tout entier, par bribes, dans ses écrits.

Michel Parfenov : Très souvent il se met lui-même en scène dans ses romans sous les noms les plus étranges et les plus bizarres. Est-ce que vous nous liriez encore quelque chose ?(Pour écouter la lecture en russe de Natacha Leytier, voir : http://archives-sonores.bpi.fr)

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Michel Parfenov : Je voudrais poser une dernière question à David : Quelle serait aujourd’hui la place d’Axionov dans la littérature contemporaine russe ?

David Markish : Je pense qu’aucun écrivain, de son vivant, n’a pu se garantir une place dans la littérature russe et mondiale. Dans une ency-clopédie littéraire, oui, et je peux vous donner l’exemple d’Alexine en Russie. Peu s’en souviennent, mais il existait. Il était académicien, le plus grand ennemi de Mikhalkov, un grand rusé de l’époque soviétique. Il est arrivé en Israël en déclarant qu’il avait été invité par Yitzhak Rabin, ce qui était un mensonge effronté. Comme on dit chez nous : « Le bichon maltais quand il émigre de Russie, une fois à l’étranger se fait passer pour un dog. » Mais enfin, se garantir une place dans l’histoire de la littéra-ture plutôt que dans une encyclopédie, c’est assez difficile. Ceux qui sont restés dans les mémoires se comptent sur les doigts d’une main. Quel sort attend Axionov ? J’espère qu’il restera dans la littérature russe comme un maître de la prose, un homme qui a su donner une direction particulière au courant de la prose russe dans les années soixante.

Michel Parfenov : Y a-t-il des questions dans la salle ?

Public : J’ai une question qui s’adresse à tous les participants. Pourquoi évitez-vous de parler du livre d’Axionov Une saga moscovite ? Qu’avez-vous contre ce livre ? Parmi vos livres préférés, aucun de vous ne l’a mentionné…

David Markish : Axionov estimait que son roman Une saga moscovite était réussi, que c’était loin d’être son meilleur roman mais que c’était un roman de qualité. Mais il n’était pas si bon que cela, ce n’était pas une cuillère de goudron dans un tonneau de miel, c’était carrément un saut de goudron dans un tonneau de miel, comme on dit en russe. L’adaptation cinématographique le révoltait. Peu d’écrivains sont contents des adaptations cinématographiques de leurs romans, mais alors là, ça dépassait les limites et il était outré. Je n’ai pas mentionné ce roman car j’estime qu’il ne fait pas partie des réussites littéraires d’Axionov. J’ai eu l’impression que cette saga avait été écrite dans la meilleure tradition du genre romanesque russe. Dans les camps, dans les prisons, il y avait des écrivains tout à fait particuliers qui réussissaient à survivre en créant des récits, des rômans 13 qu’ils racontaient aux criminels de droit commun, qui du coup les adoraient, les écoutaient avec passion, et qui les laissaient alors survivre. Et ce genre de « rômans », j’utilise à dessein les guillemets, vous procurait une certaine indépendance et une certaine sécurité. En Russie, on a publié un certain nombre de ces livres tirés de ces sujets de prisons, de cette tradition orale. Une saga moscovite est à mon sens l’incarnation suprême de ce genre littéraire où le sujet s’étoffe au fur et à mesure, où des lignes, des sujets secondaires viennent se joindre au courant principal ; des oppositions, des embranchements compliqués partent du sujet central. Nous avons parlé avec Axionov de ce roman, mais il avait tendance à orienter la conversation vers le cauchemar que représentait l’adaptation cinématographique. Ce qui reste intéressant, c’est l’originalité du genre.

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Michel Parfenov : C’est presque l’archétype du roman russe, mais j’aime beaucoup et je trouve ça très bien.

Natacha Leytier : Il y a tellement d’écrits d’Axionov que nous en avons forcément donné un aperçu parcellaire.

Laetitia Le Guay : Peut-être n’en avons-nous pas parlé parce que c’est le plus connu des romans d’Axionov. Une Saga moscovite est une somme romanesque foisonnante, aux tons très variés, attachante même si la structure et la langue sont moins novatrices que dans Une brûlure. Le roman est ponctué d’« entractes », dans lesquels la narration tradition-nelle s’interrompt pour laisser la place à des montages de citations de journaux ou à des pages fantaisistes. C’est une fresque des années vingt à cinquante à l’arrière-plan tragique et, à bien des égards, grotesque dans son tragique même, comme l’était la période stalinienne. Une Saga moscovite est aussi un roman très intéressant dans son rapport à Guerre et Paix.

Michel Parfenov : Et au Docteur Jivago. David Markish a donné une réponse d’écrivain. Très souvent, les écrivains vont chercher quelque chose qu’ils n’ont pas, et je pense effectivement qu’il y a dans L’Île de Crimée, au point de vue narratif, une inventivité extraordinaire.

Public : David Markish, croyez-vous que la mort d’Axionov ait été tout à fait naturelle ? Michel Parfenov rappelait qu’il avait crié : « Liberté pour Khodorkovsky! » Le pouvoir en aurait-il pris ombrage ?

David Markish : On ne peut que se perdre en suppositions. Peut-être, dans quelques années, ouvrira-t-on l’accès aux archives du KGB actuel, du FSB, et en saurons-nous davantage. Trois morts sont entourées de nuages, d’incertitudes : la mort d’Amalrik, celle de Galitch et celle d’Axionov. Pour ma part, je pense que ces trois morts ont été naturelles, que personne ne les a aidés à partir.

Michel Parfenov : Le problème, c’est qu’il n’a pas été soigné à temps parce que son accident vasculaire n’a pas eu lieu à Paris mais à Moscou où il y a des embouteillages absolument monstrueux et où il faut être très connu pour être soigné. Pour l’anecdote, je l’ai appelé le lendemain de ses soixante-quinze ans, et il riait encore d’avoir eu la nuit même un coup de fil de Poutine pour lui souhaiter son anniversaire. Il en avait rigolé avec Kabakov 14 qui était avec lui. Ce qui le faisait rire surtout, c’était d’avoir reçu, à la suite, des appels de presque tous les ministres… Il se demandait s’ils en avaient reçu l’ordre ou si c’était pour faire plaisir à Poutine. Je crois que le pouvoir n’en avait rien à faire du moment qu’il ne dirigeait pas un journal ou qu’il n’était pas journaliste. Vous savez comment cela se passe là-bas. Un dernier beau petit texte ?

Natacha Leytier : Il y a un texte que je voudrais lire, un petit extrait de Lumineuse césarienne 15, qui à mon sens éclaire bien son œuvre.

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Parmi les utopies du XXe siècle, il en est une seule qui ne s’est pas écroulée, c’est l’utopie de la culture artistique. Ce sont les Français qui ont donné le signal de la révolution, les impressionnistes et les symbolistes. Le réa-lisme suranné chancelle, derrière le décor habituel, c’est la métaphysique qui transparaît.Une vingtaine d’années plus tard, les choses ont atteint la Russie. Mérejkovski a prononcé son célèbre discours dont le sens se résumait à ceci que le réalisme fonctionnel (social) laisse l’homme devant un gouffre noir parce qu’il feint d’ignorer son existence. Le réalisme affirme que le monde comporte des inconnues, sous-entendant qu’elles deviendront connues. Cependant, du fond de l’âme, tout homme se doute que dans le monde, ou au-delà, existe un inconnaissable, ce qui ne lui rend pas les choses plus claires parce qu’il est inconvenant d’en parler.Voir le monde par les symboles de l’outre-monde, voilà à quoi ont mené les symbolistes, et c’est précisément en ce sens que l’art du XXe siècle s’est développé. On ne voit le sens ou le non-sens que par les seuls symboles, nonobstant les autres signes distinctifs qu’offre le contexte de la concurrence littéraire.

Michel Parfenov : Je crois que nous pourrions nous quitter là-dessus, en vous remerciant tous beaucoup et en remerciant tout spécialement Florence Verdeille qui a été l’initiatrice, le nerf et le moteur de ces trois jours de si riches et de si belle rencontres.

Notes1 Evguénia Guinzbourg, auteur des ouvrages Le Vertige et Le Ciel de la Kolyma.↑

2 Située à 5 910 km à l ’est de Moscou, sur la mer d’Okhotsk, Magadan est la ville principale du vaste territoire de la Kolyma. Pendant l’époque stalinienne, Magadan fut un centre de transit majeur pour les prisonniers envoyés dans les camps de travail du goulag.↑

3 Une brûlure, traduction de Lily Denis, Gallimard, 1983, p. 229-230.↑

4 La revue Iounost (Jeunesse) était le fer de lance de la « prose des jeunes » qui bousculait les règles f igées du réalisme socialiste.↑

5 Valentin Kataïev (1897-1986), écrivain soviétique, auteur principalement de romans et de pièces de théâtre. Il est connu en France par sa comédie à succès Je veux voir Mioussov, qui peint les lourdeurs de l’administration soviétique de façon ironique et drôle. Rédacteur en chef de la revue Iounost de 1955 à 1961.↑

6 Evgueni Evtouchenko, né le 18 juillet 1933, poète russe qui s’est distingué également comme romancier, acteur et réalisateur de cinéma. Représentant emblématique de la génération du dégel intellectuel après la mort de Staline, il rassemblait au cours de ses récitals de poésie des stades entiers. Son poème « Baby Yar » a été mis en mis en musique par Chostakovitch.↑

7 Andreï Platonov (1899-1951), écrivain russe de la période soviétique, est l ’auteur de Tchevengour (1929), roman de l’utopie de la construction du socialisme resté inédit en Union soviétique jusqu’en 1972. Il fut alors publié partiellement avant de paraître dans sa totalité en 1988. La traduction française par Louis Martinez est parue aux éditions Robert Laffont en 1996.↑

8 Référence à l ’époque foisonnante en Russie, au tournant des XIXe et XXe siècles, en matière d’activité poétique, picturale, musicale, architecturale.↑

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9 Joseph Brodsky (1940-1996), poète russe exilé aux États-Unis, fut en 1987 couronné par le prix Nobel de littérature. Il apparaît comme un des plus grands poètes de la seconde moitié du XXe siècle. À son œuvre poétique en russe est venu s’ajouter un important travail d’essayiste en anglais.↑

10 L’Île de Crimée, traduction de Lily Denis, p. 81 © Gallimard, 1982.↑ 11 Prix Booker attribué en Russie en 2004.↑

12 Mikhaïl Khodorkovsky, ancien PDG de la compagnie pétrolière russe YUKOS. Après avoir été la première fortune russe, il est en prison pour « vol par escroquerie à grande échelle » et « évasion fiscale », accusations qu’il conteste. Son arrestation marque un tournant important dans l’histoire de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003, il a été condamné à l’issue d’un procès inquisitorial à huit ans de camp de travail. Si une majorité de Russes continuent de voir en Mikhaïl Khodorkovski « un oligarque impopulaire qui a gagné beaucoup d’argent dans le cadre des privatisations de l’époque Eltsine », il est souvent présenté par les détracteurs du Kremlin comme un prisonnier politique, coupable avant tout d’avoir affiché trop d’indépendance et d’ambitions politiques face à Vladimir Poutine. (http://affaire-yukos.blogspot.com, consulté en oct. 2011.)↑

13 Voir dans Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, Verdier 2003, le récit : « Comment on “édite des rômans” ».↑

14 Ilia Kabakov, artiste conceptuel russe.↑

15 Lumineuse césarienne, traduction de Lily Denis, p. 486-487 © Actes Sud, 2003.↑

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Biographie et bibliographie des intervenants

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Nicolas BokovNé en 1945 à Moscou, Nicolas Bokov étudie la philosophie. Il est très vite impliqué dans la dissidence. Il participe à l’organisation du Samizdat, ce média clandestin de l’époque communiste, y publie ses propres ouvrages ; certains, signés d’un pseudonyme passent à l’Ouest : La Tête de Lénine, La Cité du soleil… Dénoncé, il doit choisir en 1975 entre la prison et l’exil. Il s’installe en France, voyage aux États-Unis et en Europe, fonde une revue littéraire Kovtcheg (l’Arche de Noé). En 1982 il découvre la foi chrétienne et abandonne l’écriture. Après un long « voyage d’étude » à pied et en stop, en Israël et en Grèce (Mont Athos), il regagne la France en 1988. Il vit dans la rue et dans les carrières abandonnées, y voyant une forme d’ascèse. Il publie Déjeuner au bord de la Baltique, un adieu à son passé dissident et aux amis disparus. Il vit actuellement à Paris.Aux éditions Noir sur blanc :Dans la rue, à Paris, 1998Déjeuner au bord de la Baltique, 1999La Conversion, 2002La Zone de réponse, 2003Or d’automne et pointe d’argent. Conversations avec Victor Koulak, 2005Opération betterave, 2010

Sergueï Bolmat Né à Saint-Pétersbourg en 1960. Diplômé de l’école des Beaux-arts, il est designer et décorateur de cinéma, mais aussi peintre, auteur de scénarios et réalisateur de documentaires. Il a vécu à Cologne en Allemagne, où il était membre de l’Union des artistes. Son premier roman Les Enfants de Saint-Pétersbourg est publié en Russie en 1999. Il a été traduit en français en 2003. Son second roman, Transit, est publié en 2005. Il s’est installé récemment en Grande-Bretagne.Les Enfants de Saint-Pétersbourg, Robert Laffont, 2003, Éditions 10/18, 2005Transit, Robert Laffont, 2005

Mikhaïl ChichkineNé en 1961 à Moscou, Mikhaïl Chichkine y a étudié l’anglais et l’allemand à la Haute école pédagogique. En 1994, il épouse Franziska Stöcklin, slaviste zurichoise établie à Moscou, qui deviendra sa traductrice. Le couple s’installe à Zurich en 1995. Après avoir travaillé comme enseignant, traducteur et interprète, Chichkine se consacre aujourd’hui à l’écriture. Son œuvre est traduite en plusieurs langues, et il est le seul écrivain russe à avoir reçu les trois plus prestigieux prix littéraires de son pays pour deux livres, La Prise d’Izmaïl et Le Cheveu de Vénus. Ce dernier roman traduit en français, fait alterner les personnages, les lieux et les genres narratifs.La Prise d’Izmail, Fayard, 2003Dans les pas de Byron et Tolstoï : du Lac Léman à l’Oberland bernois, Noir sur Blanc, 2005Le Cheveu de Vénus, Fayard, 2007La Suisse russe, Fayard, 2007

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Anne Coldefy-FaucardAgrégée de l’Université, docteur ès lettres, Anne Coldefy-Faucard enseigne actuellement la littérature russe à Paris IV-Sorbonne, où elle anime également le séminaire de traduction littéraire créé par le professeur Jacques Catteau. En 2003, elle a créé un atelier de traduction littéraire à l’université de Lausanne. Après une dizaine d’années consacrées à l’édition de littérature, notamment étrangère (Éditions Calmann-Lévy, Stock, L’Âge d’Homme…), Anne Coldefy-Faucard a fondé, en 1993, les Éditions L’Inventaire qu’elle codirige. Elle dirige en outre, avec Luba Jurgenson, la collection de littérature et documents russes Poustiaki aux Éditions Verdier. Elle est l’auteur d’une soixantaine de traductions d’œuvres russes.

Jean-Michel GuenassiaAprès des études de droit à Paris I, Jean-Michel Guenassia devient en 1974 avocat à la Cour d’Appel de Paris. Une fonction qu’il quittera en 1980 pour devenir scénariste. Il travaille sur plusieurs longs métrages et sur de nombreux scénarios pour la télévision ainsi que quelques pièces de théâtre. En 1986, son polar Pour Cent Millions, aux Éditions Liana Lévi, obtient le prix du roman policier, avant d’être adapté au cinéma. En 2002, Jean-Michel Guenassia décide d’écrire le « roman de sa vie ». Six ans et demi, entre mai 2002 et décembre 2008, seront nécessaires pour achever l’écriture de ce roman Le Club des incorrigibles optimistes, qu’Albin Michel publie et qui obtient le prix Goncourt des lycéens.Pour Cent Millions, aux Éditions Liana Lévi, 1986Le Club des incorrigibles optimistes, Albin Michel, 2009

Leonid GuirchovitchLéonid Guirchovitch, né à Leningrad (Saint-Pétersbourg) en 1948 dans une famille de musiciens, a fait des études de violon au Conservatoire de sa ville natale. Il a quitté l’URSS dans les années soixante-dix pour Israël et est installé en Allemagne depuis 1980. Il est sans doute l’écrivain russe le plus original de sa génération. Que ce soit la république de Fijma, où les Juifs soviétiques se trouvent déportés en 1953 selon le projet de Staline (Apologie de la fuite, 2004), ou la ville allemande de Zickhorn, où vit le héros des Têtes interverties (2007), les lieux imaginaires de Guirchovitch sont des scènes où se joue le destin de l’Europe. Méditation sur le revers esthétique des régimes totalitaires, ses romans vont quérir, au cœur même du stalinisme et du nazisme, le récit du destin juif qui s’écrit à travers l’aventure de l’art européen et, surtout, de la musique : Guirchovitch est violoniste à l’Opéra de Hanovre.Aux éditions Verdier :Apologie de la fuite, 2004Têtes interverties, 2007

Luba JurgensonNée à Moscou en 1958, Luba Jurgenson vit à Paris depuis 1975. Auteur de romans, de nouvelles et d’essais, traductrice, notamment d’Oblomov de Gontcharov, de Nina Berberova et de Varlam Chalamov, elle codirige

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la collection Poustiaki (littérature russe) aux Éditions Verdier, où elle fut maître d’œuvre de l’édition complète des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov en 2003. Elle est aussi maître de conférences à Paris-IV Sorbonne, UFR d’Études slaves, spécialiste de la littérature testimoniale, des totalitarismes, des modernismes des années 1900-1930, et de la littérature russe contemporaine.Boutique de vie, Actes Sud, 2002L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, Éditions du Rocher, 2003Le Goulag en héritage, collectif, en collaboration avec Élisabeth Gessat-Anstett, Petra, 2009Création et Tyrannie, Sulliver, 2009

Laetitia Le GuayNormalienne, Laetitia Le Guay est maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise et productrice à France Culture dans le cadre de l’émission « Une vie une œuvre » (documentaires Tolstoï, Tourgueniev, Yudina, Renan, Scriabine, Soljenitsyne). Elle a consacré en juillet 2010 un portrait d’une heure à Vassili Axionov. Elle travaille par ailleurs sur les relations entre musique et littérature en France et en Russie (XIXe-XXe siècle). Elle a été conseiller de programmes à Mezzo et longtemps productrice à France Musique. Elle est l’auteur d’un Prokofiev à paraître début 2012.

Natacha LeytierAprès un apprentissage au Cours Florent, Natacha Leytier est partie poursuivre sa formation de comédienne au Conservatoire de théâtre de Moscou, le Gitis. Elle participe aux fictions radiophoniques de France Culture et a fait des lectures pour différentes émissions de cette même chaîne. Au théâtre, en France, elle a joué dans des créations mises en scène par Louis Guy Paquette, Serge Sandor, Patrick Hadjadj… En Russie, elle a travaillé sous la direction du réalisateur et chorégraphe Egor Droujinine. Par ailleurs, elle a étudié aux Langues orientales ainsi qu’à l’École pratique des hautes études où elle a présenté un mémoire consacré au philosophe Nicolas Berdiaev.

Leonid LivakLeonid Livak est professeur au département des langues et littératures slaves et au Centre d’études juives de l’université de Toronto. Ces recher-ches relèvent de l’histoire de la littérature et de la culture de l’émigration russe en Europe dans l’entre-deux-guerres et, plus particulièrement, des rapports de l’intelligentsia russe exilée à la vie intellectuelle, culturelle et artistique de la France dans les années vingt et trente. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Le Studio franco-russe (Toronto Slavic Library, 2005) ; Russian Emigres in the Intellectual and Literary Life of Interwar France: A Bibliographical Essay (McGill-Queen’s University Press, 2010) ; The Jewish Persona in the European Imagination: A Case of Russian Literature (Stanford University Press, 2010).

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Tatiana MarchenkoNée à Moscou, diplômée de la faculté de Moscou, spécialiste de littéra-ture russe en 1980, Tatiana Marchenko a travaillé comme chercheuse au département de littérature de l’Académie des sciences de Russie de 1987 à 1997. Elle séjourne ensuite plusieurs années à l’étranger pour poursuivre ses recherches autour des « auteurs russes et le prix Nobel de littérature de 1901 à 1955 ». Depuis 2007 elle est directrice de recherches à la Maison de la Russie en exil « Alexandre Soljenitsyne » à Moscou. Elle a participé à de nombreux colloques et conférences consacrés à la littérature russe des immigrés de la période postrévolutionnaire, son travail étant axé sur la vie et les écrits d’Ivan Bounine et notamment ses textes poétiques et ses essais.

David MarkishNé à Moscou en 1939. En 1953, sa famille a été exilée au Kazakhstan après que son père, le grand poète Peretz Markish, a été fusillé. Écrivain et scénariste, ses premiers livres sont publiés à Tbilissi en 1958. En 1972, il réussit, après une longue lutte, à émigrer avec sa famille en Israël. Auteur de onze romans édités aujourd’hui en Russie, il préside l’Union des écri-vains et des journalistes russophones d’Israël. Le Cercle blanc, quatrième ouvrage traduit en français par Noir sur Blanc, a été élu meilleur livre de l’année 2003 par la revue russe Oktiabr.Il était une fois en Asie soviétique, traduction de Maya Minoustchine, Mercure de France, 1981Souvenirs d’un fossoyeur suivi de Tenti, traduction de Frédérique Longueville-Pujol, Noir sur Blanc, 1995Enfin comme tout le monde, traduction de Wladimir Berelowitch, Noir sur Blanc, 2000Judas d’Odessa, traduction d’Anne Dastakian, Noir sur Blanc, 2005L’Ange noir, traduction d’Anne Dastakian, Noir sur Blanc, 2005Le Cercle blanc, traduction d’Hélène Henry-Safier, Noir sur Blanc, 2008

Irina MuravievaNée en 1963, Irina Muravieva quitte la Russie à 26 ans et s’installe à Boston. Elle publie alors trois courts romans, dont Le Portrait de Bindo Altovini qui fait fortement écho à sa propre existence, puisant dans sa propre expérience pour décrire le déchirement et la nostalgie de l’exilé, l’exil fût-il volontaire. Car l’éloignement est au centre des souffrances de ses personnages. Irina Muravieva est également journaliste et enseigne à Harvard et à l’université de Brown.Journal intime de Nathalia, Éditions Jacqueline Chambon, 2003Le Portrait de Bindo Altovini, Éditions Jacqueline Chambon, 2004Les Moineaux, Actes Sud, 2005

Michel ParfenovMichel Parfenov est éditeur. Cofondateur des Éditions Solin, il dirige la collection Lettres russes aux Éditions Actes Sud. Spécialiste du « nouveau roman russe », genre apparu après la chute de l’URSS à l’aube du XXIe siècle dans une Russie appauvrie et fragilisée par des années de totalitarisme dévastateur, il est conseiller pour de nombreuses manifestations littéraires

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dont les Belles étrangères Russie en 2004, le Salon du livre en 2005 ou récemment le Transsibérien des écrivains en 2010. Conseiller historique du documentaire Evgueni Khaldeï, photographe sous Staline de Marc-Henri Wajnberg, 1997, il est l’auteur du film Alexandre Soljénitsyne réalisé par Françoise Wolff pour la série « Un siècle d’écrivains », 1999.

Maria RybakovaNée en 1973 à Moscou. Après des études de lettres classiques à Moscou, Berlin puis Yale aux USA, elle a enseigné le latin en Chine, vécu un moment en Thaïlande, a été écrivain en résidence au Bard College, à New York. Elle enseigne actuellement le latin et la mythologie grecque à l’Université d’État de Californie. On ne s’étonnera pas qu’elle se définisse comme une « nomade ». Son roman La Confrérie des perdants est publié aux Éditions du Seuil en 2006. Passe dans ce roman un peu de cette atmosphère de monde sans frontières, ni spatiales ni temporelles.La Confrérie des perdants, Seuil, 2006

Nikita StruveProfesseur émérite des universités, philosophe, président du Groupe de recherches sur l’émigration russe, il dirige la maison d’édition YMCA Press qui, forte de ses soixante-dix ans d’activité intellectuelle dans l’émigration, a publié dès 1925 des œuvres de grands noms de la philosophie et de la littérature d’avant-guerre en URSS : Boulgakov, Berdiaev..., philosophes, théoriciens, historiens et écrivains, en attendant de relayer vers l’Occident des écrivains dissidents comme Nadejda Mandelshtam, Lidia Tchukovskaya, Voinovich. Nikita Struve fut ainsi le premier à publier en langue russe les œuvres de Soljenitsyne, dont L’Archipel du Goulag. Il est aussi rédacteur de la revue en langue russe « Le Messager ».

Cécile VaissiéProfesseur des universités en études russes et soviétiques, elle dirige le département de russe de l’université Rennes II. Elle travaille sur les artistes et les intellectuels, les collaborations et les oppositions, en Russie, au XXe et XXIe siècles. Elle a publié, entre autres :Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie, Robert Laffont, 1999 Une femme en dissidence. Larissa Bogoraz, Plon, 2000Les Ingénieurs des âmes en chef. Littérature et politique en URSS (1944-1986), Belin, 2008Elle a créé, avec Marie-Christine Autant-Mathieu (CNRS), le groupe de recherches « La Fabrique du soviétique dans les arts et la culture ».