Démocratie Bruno Bernardi

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Démocratie et concept fort de la citoyenneté : éléments pour une problématique L'IUFM remercie Bruno Bernardi, professeur de philosophie en Première Supérieure B/L au lycée Thiers (Marseille) qui nous a autorisé à faire figurer son texte sur notre site. Bruno Bernardi a rédigé ce document (qu'il présente comme une version provisoire) à l'occasion d'une intervention prononcée dans le cadre d'un stage sur l'ECJS organisé par le SNES (Académie d'Aix-Marseille). C'est pour nous l'occasion d'inviter à la lecture de son recueil de textes consacré à "La démocratie", publié en 1999 dans la collection Garnier-Flammarion. " Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de Citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans leurs Dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de Lèse-Majesté : ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. " J-J Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chap. VI, note. Un mot tout d’abord pour circonscrire l’objet de mon intervention. En amont, parce qu’il me parait constituer le cadre minimal qui la rend possible, je considérerai comme acquis un principe: c’est une tâche fondamentale de l’éducation que de former le citoyen, c’est à dire de mettre chacun en mesure d’exercer sa citoyenneté. En aval je n’entrerai pas dans l’examen des difficultés spécifiques (d’ordre pédagogique ou didactique) que peut rencontrer ce qui se met en place dans notre système éducatif sous le nom d’ECJS : pour une part ces questions seront abordées par d’autres intervenants, pour une autre elles échappent aux objectifs propres de ce stage. C’est dans l’espace ainsi circonscrit que je voudrais développer ma réflexion : interroger les présupposés qui sous tendent l’idée même d’une " éducation à la citoyenneté ". Ayant succinctement défini mon objet, j’indiquerai également d’emblée la direction dans laquelle je voudrais avancer : les difficultés que l’on peut rencontrer pour concevoir et mettre en oeuvre un tel enseignement me semblent tenir essentiellement aux difficultés réelles rencontrées

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Démocratie et concept fort de la citoyenneté :

éléments pour une problématique

L'IUFM remercie Bruno Bernardi, professeur de philosophie en Première Supérieure B/L au lycée Thiers (Marseille) qui nous a autorisé à faire figurer son texte sur notre site. Bruno Bernardi a rédigé ce document (qu'il présente comme une version provisoire) à l'occasion d'une intervention prononcée dans le cadre d'un stage sur l'ECJS organisé par le SNES (Académie d'Aix-Marseille). C'est pour nous l'occasion d'inviter à la lecture de son recueil de textes consacré à "La démocratie", publié en 1999 dans la collection Garnier-Flammarion.

" Les seuls Français prennent tout familièrement ce nom de Citoyens, parce qu'ils n'en ont aucune véritable idée, comme on peut le voir dans

leurs Dictionnaires, sans quoi ils tomberaient en l'usurpant dans le crime de Lèse-Majesté : ce nom chez eux exprime une vertu et non pas un droit. "

J-J Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chap. VI, note.

Un mot tout d’abord pour circonscrire l’objet de mon intervention. En amont, parce qu’il me parait constituer le cadre minimal qui la rend possible, je considérerai comme acquis un principe: c’est une tâche fondamentale de l’éducation que de former le citoyen, c’est à dire de mettre chacun en mesure d’exercer sa citoyenneté. En aval je n’entrerai pas dans l’examen des difficultés spécifiques (d’ordre pédagogique ou didactique) que peut rencontrer ce qui se met en place dans notre système éducatif sous le nom d’ECJS : pour une part ces questions seront abordées par d’autres intervenants, pour une autre elles échappent aux objectifs propres de ce stage. C’est dans l’espace ainsi circonscrit que je voudrais développer ma réflexion : interroger les présupposés qui sous tendent l’idée même d’une " éducation à la citoyenneté ". Ayant succinctement défini mon objet, j’indiquerai également d’emblée la direction dans laquelle je voudrais avancer : les difficultés que l’on peut rencontrer pour concevoir et mettre en oeuvre un tel enseignement me semblent tenir essentiellement aux difficultés réelles rencontrées

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aujourd’hui pour concevoir et faire vivre la démocratie. Plus encore: ce que l’on peut appréhender comme une crise de la citoyenneté peut être regardé comme un développement du caractère proprement problématique du concept même de la citoyenneté démocratique. Loin de prétendre apporter des solutions, de dispenser une lumière venue d’en haut, je serais déjà fort satisfait de contribuer à apporter un peu de clarté dans la reconnaissance des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je partirai de deux constats. Le premier relève presque de l’étude des mœurs, voire des modes: la citoyenneté est dans toutes les bouches, accommodée à toutes les sauces. " Après l’école citoyenne, la télévision citoyenne, l’entreprise citoyenne, la nation et même la mondialisation citoyenne, où va s’arrêter notre malheureux vocabulaire citoyen? " (Robert Solé, "Tics en Toc," Le Monde 9/10 janv. 2000). Désormais même les spots publicitaires vantent des produits citoyens. C’est donc une œuvre de salubrité que de chercher à donner quelque contenu à la notion de citoyenneté. Le second constat rend peut-être compte de cette inflation : si la citoyenneté est ainsi objet d’incantation, c’est que le sentiment partagé est qu’elle ne va pas très bien. On se gratte où cela démange. Qu’il y ait " dans nos sociétés crise de la citoyenneté " fait, depuis longtemps déjà, l’objet d’une sorte de consensus. Qui contestera sérieusement que l’idée de développer dans l’institution scolaire une éducation à la citoyenneté, procède d’une volonté de répondre à la crise ainsi ressentie? La façon dont cette crise est appréhendée est donc un indice sûr de la conception communément admise de la citoyenneté. J’en relèverai rapidement les éléments essentiels : - civilité / incivilité : sous le vocable d’incivilité sont rangés une multiplicité de comportements quotidiens, allant du manque de politesse à la violence, de l’ignorance des usages au mépris de la règle. On est ici dans la sphère de la moralité au sens des mœurs en tant qu’ils sont ou devraient être réglés par la normativité de valeurs communes. Le rapport entre civilité et citoyenneté donne aujourd’hui lieu à un débat qui me parait particulièrement biaisé : tantôt la citoyenneté est réduite à la civilité, ou plutôt pensée sous elle, ce qui revient à dissoudre la politique dans la morale et à faire de la citoyenneté un processus d’intériorisation des normes établies. Tantôt, au nom du refus d’un tel normativisme, on voit opposer civilité et citoyenneté, comme si la sphère du politique pouvait se penser sans normes. Dans un cas comme dans l’autre on fait l’impasse sur la question essentielle : d’où viennent les normes collectives? La citoyenneté n’est-elle pas la notion sous laquelle doivent être pensés à la fois la production des normes sociales légitimes et le fondement proprement politique du respect de ces normes? Il ne s’agit donc ni de réduire la citoyenneté à la civilité, ni d’évacuer la question de la régulation sociale des conduites, mais d’interroger la citoyenneté comme productrice d’un certain type de civilité.

civisme / incivisme : dans " nos sociétés démocratiques " la citoyenneté se présente d’abord comme jouissance d’un droit, celui d’exprimer sa volonté quand à la conduite des affaires communes (voter) et de choisir ses représentants (élire). La mise en oeuvre de ce droit s’est historiquement articulée sur l’organisation de l’expression de l’opinion et de sa représentation dans des partis. Le renoncement à l’exercice de ces droits (abstention), l’effondrement de

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l’engagement politique, le délitement des courants d’opinion sont vécus comme perte de substance du civisme. Ce serait le noyau même de la crise de la citoyenneté. On notera pour l’instant combien est éclairant et intriguant à la fois la coïncidence chronologique entre le reflux de l’engagement politique et l’émergence de l’idée d’une éducation à la citoyenneté. Tout se passe comme si se tentait une prise de relais, ou la mise en place d’un processus de substitution. La question ici n’est pas tant de la légitimité d’une telle entreprise, mais de sa consistance : le droit que l’on exerce et celui que l’on enseigne ressortent-ils du même concept du droit? Ici la question est celle de savoir quel concept du droit implique l’idée même de la citoyenneté.

une crise de légitimité : crise de la civilité et crise du civisme se comprennent mieux d’être rapportées l’une à l’autre. Ces crises sont d’abord ressenties comme effet conjugué : une même atomisation de la société (repli sur l’individuel, sur des communautés restreintes de nature, d’héritage ou d’élection, morcellement du cadre social, méfiance vis à vis du collectif) se traduirait à la fois comme affaiblissement du sentiment d’appartenance à une communauté politique (parfois au profit d’un communautarisme électif) et comme désinvestissement de la chose publique. En procéderait la délégitimation corrélée dans les consciences individuelles de la loi (et plus généralement de toutes les règles sociales) et des directions politiques (gouvernement et plus généralement toute instance décisionnelle collective). La crise de la citoyenneté est porteuse d’une crise de légitimité qui pourrait mettre en danger le principe même de l’organisation démocratique : ce constat alarmiste fait au soir de chaque élection (et aussi vite oublié) serait enfin pris au sérieux, l’institution d’une éducation à la citoyenneté s’inscrivant dans une démarche plus globale de renouvellement de la vie démocratique. Qui ne peut souscrire à un tel projet? Mais ne biaise-t-on pas ici le problème? Une telle analyse fait de la citoyenneté une condition de la légitimité. Or l’idée même de la démocratie n’est-elle pas que la citoyenneté est source de la démocratie? On veut donc chercher la solution là où ne peut manquer de résider le problème: si en démocratie la citoyenneté est la seule source de légitimité, une crise de légitimité ne peut résulter que d’une inefficience de la citoyenneté démocratique. La question première est alors nécessairement de savoir ce qui fait problème au cœur même du statut de la citoyenneté dans le concept moderne de la démocratie : où s’origine notre difficulté à produire des normes légitimes? Le sentiment d’un manque ou d’un déficit porte en creux une représentation de ce qui fait l’objet du manque. La façon dont est ressentie la crise de la citoyenneté - nous venons d’en rappeler les grands traits - porte en elle-même une idée de la citoyenneté. Être citoyen ce serait donc : 1 - éprouver un sentiment d’appartenance à une communauté impliquant le partage de valeurs normant les conduites individuelles dans la vie collective et les rapports interindividuels; 2 - participer à la définition des règles régissant la communauté et à la désignation des gouvernants ; 3 - reconnaître à la loi et aux pouvoirs institués la légitimité qui fait un devoir à chaque membre de la communauté de leur obéir.

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Il n’y a rien, sans doute, à retrancher, à une telle conception de la citoyenneté. Il apparaît par contre assez vite qu’elle reste extraordinairement indéterminée, au point de pouvoir recouvrir des conceptions incompatibles entre elles. Donner un contenu déterminé à l’idée de citoyenneté requiert en effet d’une part de concevoir l’articulation de ces trois dimensions de la citoyenneté l’une avec l’autre, d’autre part de donner un contenu précis à cette participation qu’implique le point 2. C’est ici qu’intervient de façon décisive la démocratie. Le processus d’inflation / dilution dont nous avons vu qu’il affectait aujourd’hui la notion de citoyenneté affecte corollairement celle de démocratie. Or, prendre au sérieux l’idée de démocratie conduit à concevoir qu’elle implique une conception bien déterminée de la citoyenneté. Je la caractériserai comme concept fort de la citoyenneté. La démocratie, c’est le pouvoir du peuple. La formule à force d’usage s’est érodée. A la prendre au sérieux elle dit pourtant beaucoup. Le pouvoir du peuple, c’est le pouvoir que le peuple exerce. C’est un auto-gouvernement. Pour rafraîchir le sens des mots, je me permettrai un flash back un peu vertigineux vers cette lointaine époque où s’est inventée l’idée même de démocratie. Thucydide, dans La Guerre du Péloponnèse (VIII, chap. vi, § 53), livre un récit qui demeure pour nous emblématique. Au cours de la guerre qui divise les Grecs, un proche d’Alcibiade propose à l’assemblée qu’Athènes ait recours à l’alliance perse contre les Péloponnésiens. Cela impose " d’adopter des institutions moins démocratiques ". Comment satisfaire à cette exigence ? " Eh bien, cette alliance nous ne pourrons l’obtenir si nous n’adoptons pas une forme de gouvernement plus tempérée, et si nous ne limitons pas le nombre des citoyens pouvant accéder aux magistratures, cela afin d’inspirer confiance au Roi. " Aristote, dans ses Politiques (Livre III, chap. 1 à 4), le dégage avec clarté : la démocratie est ce régime dans lequel les citoyens gouvernent. Il construit sa définition du citoyen à partir de la notion de pouvoir de commander (arché). En démocratie les citoyens sont des magistrats (archontes) : " (2) La cité, en effet, est un ensemble déterminé de citoyens, de sorte que nous avons à examiner qui il faut appeler citoyen et ce qu’est le citoyen […]. (6) Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation a une fonction judiciaire et à une magistrature. Or parmi les magistratures certaines sont limitées dans le temps, en sorte que, pour les unes, il est absolument interdit au même individu de les exercer deux fois, alors que, pour d’autres, il faut laisser passer un intervalle de temps déterminé. D’autres sont à durée illimitée, par exemple celles de juge et de membre de l’assemblée. (7)... Disons donc pour les définir : " magistrature sans limite ". (8) Nous posons donc que sont citoyens ceux qui participent de cette manière au pouvoir. Telle est donc à peu près la définition du citoyen qui s’adapte le mieux à tous les gens qui sont dits citoyens […] ". La citoyenneté n’est pas un état, ce n’est pas un droit, c’est un pouvoir. Le citoyen doit être conçu comme magistrat (archon). Il exerce le pouvoir commun de la cité. Les distinctions faites sont à ce titre essentielles. Il est des charges que l’on attribue à tel ou tel citoyen pour un temps (commander l’armée, la stratégie, organiser des cérémonies, la liturgie, etc.), ce ne sont pas là

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des magistratures citoyennes. Être membre de l’assemblée, c’est-à-dire faire les lois, participer à toutes les décisions communes, être membre d’un jury, c’est-à-dire faire obéir à la loi, c’est exercer le pouvoir commun qui à ce titre appartient à tous, et pas à un plutôt qu’à un autre. Que cette conception de la citoyenneté soit dans son essence démocratique, Aristote le dit en toutes lettres : " Le citoyen tel que nous l’avons défini existe surtout en démocratie ; dans les autres régimes il peut aussi se rencontrer mais pas nécessairement. Car dans certains régimes il n’y a pas de peuple : on n’a pas coutume de tenir une assemblée, mais des conseils extraordinaires, et on juge les procès devant des instances spécialisées ". Cette conception de la citoyenneté magistrature se reflète dans la définition de la vertu du citoyen. La définition qu’en donne Aristote est très déterminée : elle n’est pas vertu d’obéissance, cela serait la vertu du sujet, elle n’est pas non plus vertu de commander, ce serait vertu d’aristocrate, elle n’est pas non plus l’une plus l’autre. Elle est la vertu de commander propre à celui qui sait obéir, et le doit ; elle est la vertu d’obéir propre à celui qui sait commander, et le peut. Cette définition est solidaire de la façon dont, dans ce contexte, Aristote définit la politique : une communauté d’égaux. " Mais il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. (14) Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend en étant lui même gouverné... (15) Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen c’est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens ". La citoyenneté que le concept de la démocratie implique ne constitue pas tant un droit qu’un pouvoir. Prendre au sérieux l’idée de pouvoir du peuple, c’est voir en chaque citoyen un gouvernant. Telle serait la notion démocratique de la participation. Tous les grands moments de la démocratie ont exprimé cette aspiration. Lorsque la démocratie, à l’orée de la période moderne, reparaîtra dans l’horizon de la politique concrète (dont elle avait des siècles durant disparu), c’est à nouveau pour souligner le fait que le citoyen en démocratie se définit par le pouvoir qu’il détient en commun avec ses concitoyens. Spinoza, dans son Traité Théologico-politique, et surtout son Traité politique, donne à cette thèse une coloration très particulière. Lorsqu’il affirme que le respect de l’engagement pris par chacun des membres de la communauté ne sera observé que dans la mesure où ce sera un effet de la puissance souveraine, il ne faut pas entendre que, par une aliénation de droit, l’individu se serait dessaisi de sa force au profit du souverain. Cela signifie que la puissance d’agir de la communauté est d’autant plus grande que chacune des puissances d’agir des individus qui la forment reconnaît en son affirmation la leur propre. Non seulement la liberté des individus, conçue comme puissance d’agir sous la conduite de la raison, est compatible avec l’autorité de l’État (Traité Théologico-politique, chap. XVI), non seulement elle est la fin de l’État (chap. XVII et XX), mais elle en est la condition de possibilité (Traité politique, chap. iv, § 4).

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La thèse extrêmement forte ainsi produite consiste à dire que l’adhésion des individus à la communauté est directement liée à la puissance dont ils disposent au sein de celle-ci. C’est l’exercice propre du pouvoir commun, qui est tout à la fois exercice en commun du pouvoir de chacun, qui forme et maintient la cohésion de la communauté. Pour le dire dans des termes plus proches de nous, une approche spinoziste de la démocratie aujourd’hui, et des questions cruciales que l’on pose à propos de la citoyenneté, consisterait à dire : ce n’est pas en cherchant à inculquer quelque " valeur citoyenne " au membre de la cité, mais en accroissant sa puissance d’agir, c’est-à-dire son pouvoir d’être cause de sa propre existence et cause pour sa part de celle de la communauté, que l’on confortera l’autorité de la souveraine puissance, " de sorte que les hommes vivent sous l’autorité de la droite raison ". A la question que nous nous posions de l’articulation des trois éléments constitutifs de la citoyenneté, il convient donc de répondre que la citoyenneté démocratique est telle que c’est de la participation au pouvoir, de l’exercice du pouvoir citoyen que procèdent à la fois le sentiment d’appartenir à une communauté, la reconnaissance des valeurs et règles communes, et leur légitimité. Nous pouvons donc rassembler ce rapide examen en disant que c’est sous la démocratie que peut être pensé un concept fort de la citoyenneté. La citoyenneté démocratique se conçoit comme pouvoir exercé : en démocratie, le citoyen est citoyen magistrat, citoyen gouvernant. Ce pouvoir est d’abord celui de constituer les règles et les normes communes; il est donc à la fois source de toute légitimité et racine du sentiment d’appartenance de chaque individu à la communauté. La démocratie est auto-institution du lien social, la citoyenneté l’exercice par chacun de ce pouvoir commun d’auto-institution. Cornélius Castoriadis a fortement souligné ces notions. La modernité apparaît, au regard de ce concept fort de la démocratie et de la citoyenneté, créer une situation parfaitement paradoxale : dans le même mouvement elle en renforce la nécessité et elle en mine la possibilité. Elle en renforce la nécessité : 1 - la désacralisation, ou le désenchantement du monde comme le nommait Max Weber, a produit ceci qu’aucune norme transcendante au champ social (naturelle ou surnaturelle) ne vient surplomber le politique. Finalistes ou déterministes, les idéologies du progrès ou de la nécessité historique, qui ont un temps pris le relais des normativités transcendantes, ont dans leur reflux mis à nu de façon plus radicale encore ce désenchantement. L’ordre politique est condamné à être producteur de ses propres normes. La citoyenneté démocratique semble le concept adéquat de cette auto-institution. 2 - l’affirmation de l’irréductible autonomie de l’individu, cet autre trait distinctif de la modernité, implique que nul consentement ne peut être obtenu, nulle obéissance exigée qui ne renvoie à cette capacité d’autodétermination. Ici encore la crise de l’engagement partisan, la remise en cause des conduites d’affiliation qu’il impliquait, n’a fait que souligner cette dimension. La conception libérale de la liberté comme indépendance (la " liberté des modernes " de Benjamin Constant) s’en est trouvée considérablement renforcée.

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Mais dans le même mouvement la modernité mine ce qu’elle fonde : 1 - la formation des états-nations, sous son double aspect d’élargissement du cadre social (bien au delà des dimensions de la cité-état dans laquelle la démocratie s’est inventée) et le développement de l’appareil étatique rendent impossible la mise en oeuvre de la citoyenneté magistrature comme démocratie directe. Sous ce regard le passage à des structures transnationales (Europe) et / ou à la mondialisation ne font que radicaliser ce processus. ( On notera au passage que Rousseau est à la fois celui qui a fait valoir avec le plus de vigueur la modernité de la citoyenneté démocratique et souligné avec le plus de rigueur les obstacles qu’elle rencontrait. Il a tenté, par l’analyse de la notion de pouvoir en pouvoir de vouloir (la souveraineté) et pouvoir de se faire obéir, d’exécuter (le gouvernement), de conjuguer un concept fort de la citoyenneté (excluant la représentation) et une redéfinition du gouvernement démocratique comme idéal mais idéal inaccessible) . 2 - le développement de la sphère économique, son autonomisation font qu’une part toujours croissante de la pratique sociale échappe à la sphère de la politique, donc de l’auto-institution volontaire de la société. Marx a largement mis l’accent sur cette transformation. Sous ce regard les processus de désétatisation, de globalisation et de mondialisation du marché, caractéristiques des dernières décennies, n’ont fait qu’accomplir et radicaliser une tendance lourde de la société moderne qui vide ainsi le pouvoir démocratique (et plus généralement la sphère du politique) de sa substance. 3 - l’affirmation croissante de l’autonomie individuelle et la dissolution ou la perte de puissance des communautés éthiques traditionnelles se conjuguent pour rendre de plus en plus difficile, de moins en moins légitime, la définition de " fins communes " susceptibles de fonder une communauté éthique. La communauté des fins devenue impensable laisse la place à une communauté des moyens n’ayant d’autre objet que de rendre des stratégies individuelles, par définition étrangères les unes aux autres, simplement compossibles. Vue sous cet angle, la crise contemporaine de la citoyenneté est bien loin de se présenter à nous comme disparition d’un âge d’or démocratique que la modernité n’a jamais connu. Tout au contraire elle peut être appréhendée comme l’expression ouverte de contradictions inscrites dans l’idée moderne de la démocratie. Démocratie impossible? demande Yves Sintomer, reprenant sous forme de question le constat négatif établi par Max Weber. Citoyenneté difficile ! me semblerait la réponse adéquate. L’histoire moderne de la démocratie, à bien des égards, pourrait être appréhendée comme animée d’une double tendance, d’un côté à affronter les difficultés rencontrées pour mettre en oeuvre un concept fort de la démocratie, d’un autre côté à renoncer devant elles et s’y résigner, se repliant sur ce qu’on pourrait appeler un concept faible de la citoyenneté. On pourrait se demander quelle tendance aujourd’hui prédomine : ce serait une question roborative, mais pas forcément la plus féconde. Je voudrais plutôt tenter de caractériser la façon dont aujourd’hui se présentent à nous ces difficultés en examinant les réponses qui y sont proposées. 1 - c’est historiquement au travers de la problématique de la représentation (et en cela la première victoire de Rousseau fut sa première défaite) que la démocratie moderne a cherché à

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mettre ne oeuvre la citoyenneté. Pour une large part c’était capituler devant la première difficulté, renoncer au concept fort de la citoyenneté, dans la mesure où toute représentation est abandon de pouvoir, transfert de souveraineté. C’est pourquoi l’histoire des démocraties modernes est scandée par des tentatives d’exercice direct du pouvoir souverain (périodes révolutionnaires) ou d’exercices alternatifs de la citoyenneté (manifs, pétitions, conseils) débordant le modèle représentatif. A l’intérieur même de ce modèle, la polarité entre concept fort (démocratique) et concept faible (libéral) de la citoyenneté s’est exprimée par l’opposition de la logique du mandat (et du scrutin de liste) d’une part, de la délégation pure (et du scrutin uninominal) de l’autre. Le pouvoir d’expansion du modèle représentatif (ce fut la conquête très progressive du suffrage universel), ainsi que son articulation sur l’engagement partisan ont durablement masqué sa faiblesse constitutive. L’épuisement de l’un comme accomplissement, de l’autre comme délitement l’ont laissé à découvert. Gérard Mairet a mis l’accent sur ce qu’il considère comme l’épuisement du modèle de la souveraineté du peuple. Un remède (ou un emplâtre?) a été cherché dans la décentralisation. Le modèle de la décentralisation, si l’on y prend garde, déplace la difficulté, mais d’une certaine façon la présuppose plus qu’elle ne la résout. Diminuer une distance autant qu’on le voudra, c’est reconnaître un écart. En un sens, on peut dire que l’affirmation de la nécessaire décentralisation vaut diagnostic sur la nature de la représentation. Il y a altérité du représentant et du représenté ; et son enjeu est bel et bien le pouvoir. Le fait même de vouloir " rapprocher les centres de décision de ceux sur qui elles s’exercent " implique la dissociation de ceux qui décident et de ceux qui exécutent. Multiplier les centres ne supprime pas l’excentration. On le voit clairement : la multiplication d’échelons locaux dans la France des 30 dernières années, et donc des centres de décision, a multiplié les " ils " sous les quels la pensée commune désigne l’extériorité du pouvoir politique pour les simples citoyens ; a-t-elle pour autant entamé le sentiment de cette extériorité ? Au contraire : n’assiste-t-on pas au développement de quelque chose d’assez analogue à la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs ? Le déplacement du global au local ne change pas la nature de la démocratie ; d’une certaine manière il met plus nettement encore en relief la nature de la difficulté rencontrée : l’acte de citoyenneté que le vote invite le citoyen à faire est de l’ordre du vouloir, pas du faire ; et le faire relève du pouvoir, que l’élu exerce non comme citoyen, mais en leur nom. 2 - si le modèle de la démocratie représentative a tenté de rendre possible la démocratie dans le cadre des états-nations, au prix comme on vient de voir d’un affaiblissement du concept de citoyenneté, l’appel à la " société civile " peut apparaître comme réponse à l’exigence d’une citoyenneté active et directe. Aussi bien la valorisation de la société civile est elle un des traits dominants du discours politique contemporain. Il y a tout juste deux ans, au Forum de Davos. était invitée à intervenir, Hilary Rhodam Clinton, l’épouse du président. Elle y a prononcé une conférence à partir de laquelle j’engage ma réflexion. Que ce texte soit en large part inspiré par Benjamin R. Barber , ne réduit en aucune façon son intérêt. Tout au contraire.

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Il faut civiliser la démocratie : telle était l’idée directrice de cette intervention. La notion de civilisation renvoie ici à celle de société civile. Une métaphore, celle du trépied, organise le propos d’Hilary. Clinton : la tâche qu’elle se fixe est de " réfléchir aux conditions grâce auxquelles, et l’économie, et l’État, et la société civile pourront s’épanouir, et à créer un cadre adéquat à leur articulation. Le tout forme en quelque sorte un tabouret à trois pieds. S’il n’y avait qu’un pied, ou deux pieds, même très solides, toute stabilité serait interdite. " Développer, protéger la société civile, telle serait la question cruciale de la période historique actuelle. Cela pour sa valeur propre (la société civile est la sphère dans laquelle la personne humaine peut s’accomplir), mais aussi parce que la solidité des deux autres " pieds " en dépend : " Les instances économiques comprennent de plus en plus la nécessité d’établir une éthique sociale du travail pour que l’activité capitaliste puisse s’épanouir, et les politiques, quant à eux, saisissent la nécessité de préserver une citoyenneté qui offre une stabilité à l’État, et permettent aux différents gouvernements de se succéder en paix. La question qui se pose est donc de développer, d’instruire cette société civile. " Si la société civile est à même de réaliser ces exigences, c’est parce qu’en elle peuvent se réaliser deux aspirations fondamentales de l’homme : la participation active à la vie sociale, la possibilité de faire valoir ses valeurs éthiques. La famille, les Églises, les associations, qui forment le tissu de la société civile, en sont le lieu. " Entre les marchés et l’État, elles donnent l’occasion aux gens d’exercer leurs compétences, de devenir de vrais citoyens ". B. Barber a développé ce concept de la société civile comme " espace civique entre la sphère du gouvernement et celle du secteur privé ". " Cette aire de coopération partage avec le secteur privé l’avantage de la liberté : il est volontaire et se constitue d’individus et de groupes librement associés ; mais à la différence du secteur privé, il vise les intérêts collectifs et utilise des modes d’action consensuels, c’est à dire intégrateurs et coopératifs ".` La perspective ainsi tracée me semble présente dans bien des représentations actuelles de la société. Un détail emblématique l’illustrera : l’année même où Hilary Clinton exposait les thèses que je viens de résumer, le Monde diplomatique, dans une livraison sous-titrée Contre le conformisme généralisé, publiait un long texte de B. Barber, intitulé Culture McWorld contre Démocratie, qui est de même teneur. Les mêmes thèses peuvent donc, à six mois d’intervalle, " éclairer " les propos de la " première dame des États-Unis " et figurer comme constitutives d’une vision politique " alternative ". Barber lui-même suggère que cette problématique est commune aux directions politiques actuelles des États-Unis, de l’Angleterre et de la France, nommant Bill Clinton, Tony Blair et Lionel Jospin. Une récente rencontre des mêmes en Italie semble accréditer cette communauté de pensée.. Quoi qu’il en soit, la voie ainsi définie implique un remaniement complet de la notion même de citoyenneté. La distinction entre une sphère politique définie par l’État, et une autre de la société civile, porte en elle le clivage entre deux concepts hétérogènes du citoyen. D’un côté, dans son rapport à l’État, le citoyen serait celui par le consentement duquel le pouvoir s’exercerait ; de l’autre, dans la société civile, il serait celui qui noue des liens déterminés avec d’autres individus déterminés, pour exercer en commun leur pouvoir associé. Le citoyen de

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l’État démocratique moderne détiendrait un pouvoir de vouloir, ou plutôt de consentir, source de toute légitimité du pouvoir politique ; mais ce n’est que comme membre de la société civile qu’il serait à même d’exercer un pouvoir de faire, de développer une activité créatrice de liens avec d’autres hommes. Vue sous cet angle la démarche consistant à civiliser la démocratie reviendrait, comme c’est si souvent le cas, à convertir les données du problèmes en solution : à l’impossibilité de mettre en oeuvre un concept plein de la citoyenneté dans le champ propre du politique, on répondrait par le déplacement de la citoyenneté vers le champ de la société civile. 3 - la troisième difficulté rencontrée pour donner un contenu fort au concept de la citoyenneté provient, comme on l’a vu, de la dissolution de l’idée de communauté éthique et de fins communes sous l’effet de la montée en puissance de l’individualisme éthique. Au premier chapitre du premier livre de ses Politiques, Aristote affirmait : " Il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste, et des autres notions de ce genre. Or, avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille ou une cité ". Si nous sommes sans doute encore prêts à souscrire au premier de ces énoncés, le second fait problème : nous concevons une société comme devant assurer l’unité et la vie commune d’individus n’ayant pas de telles notions en commun et devant pourtant vivre ensemble. Plus nous attendons des règles communes de nos sociétés non seulement qu’elles permettent à chacun d’avoir ses propres valeurs, mais aussi de disposer des moyens de les mettre en oeuvre et de les faire valoir dans le cadre social. C’est l’intérêt premier de deux des penseurs contemporains qui comptent le plus aujourd’hui dans la réflexion politique, l’américain John Rawls et l’allemand Jürgen Habermas, d’affronter directement cette difficulté. On pourrait même avancer que leurs pensées, à certains égards fort différentes, ont précisément en commun d’en en faire le point de départ de leur réflexion. La théorie de la justice de Rawls part du fait que les individus ont des conceptions du juste, du bien, différentes, et donc concurrentielles. Il propose donc de rechercher une justice comme équité (rightness as fairness) qui a pour objectif de traiter comme égales, donc de façon équitable, les fins poursuivies par chacun. Cela exige de distinguer le bien du juste et de donner une priorité absolue à la justice sur le bien. L’ordre social n’a pas à déterminer ce qui doit être reconnu comme bien par chacun, mais bien plutôt à assurer des conditions équitables pour chacun dans la recherche de ce qui pour lui est le bien. Pour déterminer les règles fondamentales assurant une telle équité Rawls propose de construire ce qu’il appelle " position originelle ", c’est à dire la position dans laquelle se trouveraient des hommes voulant former une communauté entre eux. Ils devraient, pour assurer un ordre politique juste, se représenter à l’égard les uns des autres sous un " voile d’ignorance ", c’est à dire comme s’ils ignoraient chacun ce que sont et ce que veulent les autres, et déterminer, sur le fond de cette indétermination, quelles conditions seraient les plus acceptables pour leurs rapports. Il n’est pas question ici d’examiner une théorie aussi importante que celle de Rawls, et qui, depuis trente ans (la Théorie de la justice date de 1971), a donné lieu à une masse considérable de commentaires. Je me bornerai simplement à souligner que la conception de la citoyenneté qui procède logiquement d’une telle représentation consiste à donner très

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exactement un minimum de détermination à l’idée de communauté, dans la mesure où la communauté la plus équitable sera dans sa perspective celle qui est la moins compréhensive possible.. Et c’est bien la raison pour laquelle un de ses effets majeurs a été de cristalliser l’opposition de ceux qu’outre atlantique on nomme communautariens. Rawls nous demande en quelque sorte de laisser à l’extérieur de la cité la guerre des dieux (c’est ainsi que Max Weber désignait le conflit des systèmes de valeurs). La question qu’on peut légitimement se poser est celle de savoir si cela ne revient pas à dire aux citoyens : parlons d’autre chose. Le point de départ de Jürgen Habermas est différent, mais à bien des égards analogue. A la suite d’Otto Appel, il part du point de vue que la contradiction entre la forme démocratique de la discussion délibérative et l’hétérogénéité des systèmes de valeurs dont chacun se réclame trouve en elle-même le principe de sa solution. Jacques Bidet en donne une synthèse qui me parait correcte : " A la pratique argumentative est inhérent un présupposé moral universaliste. Il y a en effet " contradiction performative " à s’engager dans une argumentation en prétendant que cet engagement ne comporte pas un tel présupposé. Tout comme celui qui dit " je n’existe pas " produit un énoncé dont la teneur se trouve contredite par le fait même de cette assertion, celui qui avance " je ne reconnais aucun principe moral universel " entre dans un procès d’argumentation, dont les présupposés sont de fait contraires au contenu d’une telle affirmation. Le procès argumentatif possède en effet ses exigences, qui ne sont pas seulement logiques (ne pas se contredire etc.) procédurales (rester dans le sujet etc.) mais aussi proprement communicationnelles : l’argumentation présuppose un rapport de symétrie entre les interlocuteurs, l’exclusion de toute contrainte, interne ou externe, sur le débat, une communauté illimitée de communication. Ce ne sont pas là des conventions mais des présupposés, en l’absence desquels il n’y a pas à proprement parler argumentation." De fait c’est bien à partir de ce socle qu’Habermas a développé sa théorie de "l’agir communicationnel", et sa conception propre de la démocratie. C’est elle qui sous tend, explicitement, toute une conception de l’ECJS comme devant trouver dans la forme du débat non seulement un outil mais l’élément même dans lequel peut se former l’apprentissage de la vie démocratique. Je ne pourrai pas plus que pour Rawls entrer dans la complexité de la réflexion d’Habermas, parfois inutilement touffue. Je ne contesterai pas plus le caractère formateur de l’apprentissage du débat. Mais je soulignerai seulement qu’une telle problématique, si elle est propre à penser les conditions de l’échange d’opinions, de leur confrontation, et par conséquent peut déboucher sur une théorie du consensus, n’est par contre pas à même de rendre compte de la formation d’un vouloir commun et d’une décision commune. Tentons de résumer ce rapide examen des difficultés les plus essentielles de toute tentative de donner contenu à l’idée démocratique de la citoyenneté, et les réponses les plus centrales qui ont pu y être données - la modernité, en privant de tout fondement axiologique ou épistémologique la prétention d'un quelconque système normatif (fut-il l'immanence d'une prétendue nécessité historique) à

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surplomber le politique, a donné son fondement même à la démocratie, conçue comme auto-institution de la société. - dans le même temps l'affirmation de l'autonomie axiologique des individus, la revendication de groupes d'héritage ou d'institution à se faire valoir comme promoteurs de normes propres, se conjuguent pour faire du débat social sur les normes une guerre des dieux sans critère légitime pour la trancher. - la tentation alors est forte de demander à la démocratie de faire son deuil de l'idée même de fins communes et de se contenter de se mettre en oeuvre comme communauté de moyens, système neutre de compossibilité de stratégies axiologiquement hétérogènes. Une démocratie sans guerre des dieux parce que les dieux dorment, ou se sont retirés dans la cuisine, c'est à dire la société civile. Je crois que ce renoncement à un concept fort de la démocratie (et de la citoyenneté) est une impasse. Non seulement parce que cela revient à vider de substance la communauté politique, mais parce que cela ne marche pas : c'est bien le pouvoir des citoyens qui est source de leur sentiment d'appartenance à une communauté et de leur consentement à quelque règle que ce soit. Et le pouvoir est directement proportionnel à la capacité de se donner des fins et de les mettre en oeuvre. C'est dans le processus de la délibération en tant qu'elle ne vise pas l'ajustement des opinions (le consensus) mais la décision qu’il s’exprime. La question qui se pose aujourd'hui à la démocratie est donc celle de savoir non comment faire avec l'impossibilité de fins communes, mais comment constituer des fins communes sur la base de l'autonomie individuelle. Sans doute la question est-elle celle de la distinction de l'éthique et du politique, plus encore celle de la capacité du politique à produire des normes, plus encore de revenir sur le statut d'une normativité politique qui serait le véritable objet de l'auto-institution de la société. Je me serais mal fait comprendre si je donnais le sentiment que je considère chacune des trois directions de réponse que je viens d’envisager comme devant être disqualifiée, puisqu’incapable de mettre en oeuvre ce que j’ai cru pouvoir caractériser comme concept fort, c’est à dire démocratique, de la citoyenneté. Encore moins me parait être compté à charge contre le projet de l’ECJS le fait que, de toute évidence, sa conception s’inscrive simultanément dans chacune de ces directions. Cependant je ne crois guère dans la solidité conceptuelle d’un discours bâti sur la triple référence, tant soit peu hétéroclite, à Rawls, Habermas et Condorcet. Mon propos serait plutôt, plus modestement, de souligner que la pertinence de ces pensées, loin d’en être réduite, serait considérablement aiguisée de reconnaître les problèmes fondamentaux auxquelles elles tentent de répondre. Et surtout de considérer ce qui au regard d’une exigence pleinement démocratique, en fait l’unité. Pour ne pas terminer sur une note si problématique, et ne pas vous livrer à une perplexité anesthésiante, je voudrais esquisser une autre lecture, un autre usage possible des mêmes voies :

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- la conception de la démocratie comme espace de discussion peut être une voie dans laquelle avancer pour refonder la pratique représentative en faisant de la représentation un pouvoir, ce qui implique de repenser l’espace de la délibération et de la décision collective, - le développement de la société civile peut se comprendre autrement que comme substitut à la démocratie politique, mais comme expression d’un processus de dépassement de l’opposition de la société civile et de l’État, faisant signe vers une refondation du politique. Ce qui s’est appelé mouvement social en 95 en France en serait une des signes avant-coureur. Il faudrait relire sous cet angle les textes où Marx, commentant Hegel, voyait dans la dissociation de la société civile et de l’État un trait constitutif du mode de production capitaliste : assiste-t-on à une accentuation de ce processus ou à son dépassement?. - de façon plus générale la crise de la citoyenneté s’avérant une crise de la démocratie et celle-ci une crise du cadre politique moderne, peut-être conviendrait il d’y voir le signe de l’achèvement d’une période fixée à la figure de l’État-nation : l’incertaine construction de l’Europe, la mondialisation alors seraient lues sous un autre angle. L’épisode Seattle en serait une vague anticipation On entrevoit ici des perspectives encore bien floues (pour une bonne part en raison de mes propres insuffisances, sans doute aussi parce que les choses ne sont encore ni théoriquement ni pratiquement vraiment mures), mais des perspectives ouvertes pourtant. Bibliographie sommaire (textes cités ou auxquels allusion est faite). Bruno Bernardi La démocratie. G-F- Corpus. 1999 Aristote Les Politiques, G-F Francis Wolf Aristote et la politique. P.U.F. 1991 Spinoza Traité Théologico-politique G-F Spinoza Traité politique. G-F Étienne Balibar Aristote et la politique P.U.F 1985. Antonio Negri Le pouvoir constituant. P.U.F 1997. Jürgen Habermas Droit et démocratie Gallimard 1997 Actuel MarxHabermas : une politique délibérative. 1998 Yves Sintomer La démocratie impossible? La Découverte 1999 John Rawls Théorie de la Justice Le Seuil 1987 Hilary Rodham Clinton Civiliser la démocratie, Desclée de Brower 1998

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