Dekkers Les Topiques Du Président Everaerts (1516)

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LES TOPIQUES DU PRESIDENT EVERAERTS (1516) RENE DEKKERS Nicolas Everaerts naquit en 1462, a Grypskerke, près de Middel- bourg ( 1 Il fit ses études universitaires a Louvain, où il enseigna ensuite le droit civil. Il excerga les fonctions de recteur en 1504, mais pour- suivit sa carrière dans la magistrature, dont il gravit tous les éche- lons, pour terminer par la dignité suprême: la présidence du Grand Conseil de Malines (1528), — jusqu'à sa mort (1532). Everaerts avait l'esprit ouvert aux belles lettres. Avant de faire ses études de droit, il avait d'ailleurs conquis la licence ès arts (1483). Il pouvait s'enorgueillir de l'amitié de divers humanistes, et notamment d'Erasme. 44* Sa double formation, littéraire (c'est-à-dire philosophique) et juri- dique, eut notamment cet heureux résultat, d'inciter Everaerts écrire un ouvrage original, qui connut un immense succès. Paru Louvain en 1516, il fut réédité a plusieurs reprises: à Bologne (1528), Louvain même (1552), a Lyon (1568, 1579, 1596), à Francfort (1591, 1604, 1625, 1648), à Strasbourg (1603), a Cologne (1662). Les plus grands juristes de l'époque l'estiment hautement, longtemps encore après la mort de l'auteur: Charles Dumoulin (t 1566) le cite avec honneur, Denys Godefroid t 1622) le réédite, Hugo de Groot (t 1645) le recommande. L'ouvrage est encore mentionné dans des arrêts (de Colonna) et des traités (de Ghewiet) du 18" siècle. Son titre ? Topicorum sett de locis legalibus liber. En abrégé: Topica juris, ou simplement: Topica. Il s'agit d'un manuel de raisonnement juridique, ou du moins d'une revue des principaux arguments (Everaerts en compte 132) qu'utilisent les juristes: a pari, a fortiori, a contrario, a definitione, ab etymologia, a divisione, a genere ad speciem, a toto ad partent, a stylo curiae seu more iudiciorum, ab analogia, etc. (,) Je me permets de renvoyer, pour les détails, a mon ouvrage: Het huma- nisme en de rechtswetenschap in de Nederlanden (Anvers, 1938), chapitre premier. 485

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la description d'une réécriture des Topiques d'Aristote, par un humaniste.

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LES TOPIQUES DU PRESIDENT EVERAERTS (1516)

RENE DEKKERS

Nicolas Everaerts naquit en 1462, a Grypskerke, près de Middel-bourg (1) .

Il f i t ses études universitaires a Louvain, où i l enseigna ensuite ledroit c iv il. I l excerga les fonct ions de recteur en 1504, mais pour-suivit sa carrière dans la magistrature, dont i l grav it tous les éche-lons, pour terminer par la dignité suprême: la présidence du GrandConseil de Malines (1528), — jusqu'à sa mor t (1532).

Everaerts avait l'esprit ouvert aux belles lettres. Av ant de f aireses études d e droit , i l avait d'ai l leurs conquis l a l ic enc e ès arts(1483). I l pouvait s 'enorgueillir de l 'amit ié de divers humanistes, etnotamment d'Erasme.

44*

Sa double format ion, lit téraire (c'est-à-dire philosophique) et jur i -dique, e u t not amment c et heureux résultat , d' inc it er Everaertsécrire u n ouvrage original, qui connut un immense succès. ParuLouvain en 1516, i l fut réédité a plusieurs reprises: à Bologne (1528),

Louvain même (1552), a Ly on (1568, 1579, 1596), à Franc fort(1591, 1604, 1625, 1648), à Strasbourg (1603), a Cologne (1662). Lesplus grands juris tes de l'époque l'es t iment hautement , longtempsencore après la mort de l'auteur: Charles Dumoul in ( t 1566) l e citeavec honneur, Denys Godef roid t 1622) l e réédite, Hugo de Groot(t 1645) l e recommande. L'ouvrage est encore ment ionné dans desarrêts (de Colonna) et des traités (de Ghewiet ) d u 18" siècle.

Son t i t re ? Topic orum sett d e loc is legalibus l iber. E n abrégé:Topica juris , ou s implement : Topica.

I l s 'agit d ' un manuel de raisonnement juridique, o u d u moinsd'une rev ue des princ ipaux arguments (Everaerts en compte 132)qu'ut ilisent les juristes: a pari, a fort iori, a contrario, a def init ione,ab etymologia, a divisione, a genere ad speciem, a toto ad partent,a stylo curiae seu more iudic iorum, ab analogia, etc.

(,) Je me permets de renvoyer, pour les détails, a mon ouvrage: Het huma-nisme en de rechtswetenschap in de Nederlanden (Anvers, 1938), chapitrepremier.

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C'était, pour l'époque, une t rouvaille. Car la lit térature jur idiquedu moyen-âge était devenu une forêt de gloses et de commentaires,une casuist ique impénét rable, a u départ des innombrables textesdu droit romain, du droit canonique, du droit féodal, des coutumes.Apporter dans ce fatras une classification logique, fût -elle purementscolastique, était déjà rendre un s ignalé service.

Il semble bien que l 'auteur lui-même ai t considéré son ouvrageavant tout comme un allègement de la mémoire„ — que les juristesmédiévaux avaient mise à rude épreuve. I l est d'ailleurs f rappantque les plus grands d'entre eux (Accurse, Bartole, Balde), comme ceuxde la Renaissance d'ailleurs (notamment not re Everaerts lui-même),étaient vantés pour leur mémoire prodigieuse.

Everaerts conclut rarement un développement sans f aire appella mémoire de ses lecteurs (princ ipalement des étudiants): quad no-ta, quad tene ment i, quad nota et imis sensibus repone, quad in figememoriae, quad vola te memoriae cammendare, quae omnia corn-menda memoriae ! Pourtant, i l serait injus te de ramener t out l 'ou-vrage à des recettes mnémotechniques, artif icielles et superficielles. Leterrain dialect ique s ur lequel l 'auteur se place l u i permet d'ent rerdans le coeur des sujets, et d'accrocher la mémoire au raisonnementsynthétique. Seul u n grand juriste, possédant à f ond sa mat ière, apu écrire un ouvrage aussi fouillé.

Je n'ai d'ailleurs pas à juger l'ceuvre ic i. Je préfère donner quel-ques exemples de la méthode suivie par l'auteur. Et je les emprunte

l'argument dont i l se sert le plus, dont i l f ournit le plus grandnombre d'applicat ions: l 'argument d'analogie.

Ils permet t ront en même temps d' il lus t rer quelques u n des pro-blèmes prat iques que les juristes médiévaux avaient à résoudre.

Lieu 24: De l'esclave au moine (!)•Les lois concernant les esclaves peuvent être appliquées aux moi-

nes: voilà un argument ut ile, et de poids.Le premier qui s 'en servit semble av oir été le pape Innocent I V

(2) Ce qui suit est une traduction libre, allégée notamment des nombreu-

ses citations.

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(t 1254). Après lui, tous les grands docteurs l'ut ilisèrent. Et i l existequatre gloses en ce sens.

La loi dispose que ce qu'un esclave aqcuiert prof ite à son maître.De même ce qu'acquiert un moine prof ite à son couvent.

Inversement, l'escla,ve do i t réparer l e dommage q u ' i l cause àson maître, lorsqu' il perd par sa faute un bien acquis au maître. Demême le moine, à l'égard de son couvent. Retenez cela !

Ce qu'un esclave dét ient sans droi t do i t êt re revendiqué contreson maître, De même, ce qu'un moine dét ient sans droit doit êt rerevendiqué contre son abbé ou prélat.

Car en droit , un moine passe pour mort (3) . I l e x i s t e p o u r t a n t d e s

exceptions à cette règle. Ains i en droit pénal, l'esclave et le moinedoivent êt re cités personnellement. Retenez cela !

Ce qu'un esclave acquiert à son maî t re appart ient déf init ivementà ce maî t re même s ' il aliène l'esclave ensuite. De même, les biensacquis à un couvent par un moine appart iennent à ce couvent, mêmesi le moine change de couvent, ou devient évêque.

Un esclave ne peut servir de témoin, lors de la rédaction d'un tes-tament. U n moine pas davantage. Retenez cela, c ar cet argumentvous permet t ra de faire annuler maint testament

Quand u n esclave s 'enfuit , l e maî t re do i t êt re assisté dans sespoursuites par u n juge. De même, l e prélat , à l a recherche d ' unmoine fugit if , — ou le mari, à la recherche de sa femme.

Un esclave qu i se réfugie dans une église peut êt re rest ituéson maît re, s i celui-c i f ourni t caut ion qu ' i l ne l e malt rait era pas.De même en ce qui concerne le moine, — et encore, selon certains,en ce qui concerne le débiteur,, à l'égard de son créancier.

On peut payer entre les mains d'un esclave, quand c'est l u i qu ia contracté la créance. Même solut ion quant au moine. Retenez biencela, car cela arrive tous les jours

I l existe pourtant des points o ù l'analogie ent re l'esclave e t l emoine s'arrête.

Ainsi, e n mat ière de successions, le moine doit êt re comparé aufils de f amil le plutôt qu'A l'esclave. Ca r un moine peut hériter. I lpeut invoquer son droit à une réserve successorale.

En tout cas, voilà une question splendide, et d'applicat ion journa-lière: quand f aut -i l ass imiler le moine à l'esclave, et quand faut -i ll'assimiler au f ils de f amil le (4) ?(

3) Voilà une idée générale, qu'un auteur moderne dit sans doute mise en

tête de ses développements.(4) Même remarque qu'A la note précédente. En somme, toute la matière

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I l y a aussi des hypothèses où la lo i règle les droits des moines.Dans ces cas, l'argument d'analogie n'est d'aucun secours. Par exem-ple: un esclave peut disposer de sa tombe; car i l ne sera plus esclavequand le testament produira ses effets (après sa mort). Cet argumentpourrait s 'appliquer aussi au moine; mais la lo i s'y oppose.

Troisième observation; ce qui vaut pour l'esclave ne vaut pas pourle vassal. Ainsi, nous verrons que l'esclave doit non seulement aiderson maître, mais encore se sacrif ier pour lui. Panope, ayant apprisque des guerriers venaient assassiner son maître, revêt it les habitsde ce dernier et se coucha dans son lit , tandis que le maî t re réussita s'échapper. Un vassal doit bien aider son suzerain, mais pas jus -qu'au sacrifice.

Lieu 34: De l'af f ranchi au vassal.L'assimilat ion d u vassal à l 'af f ranchi f ourni t un argument ut i le

et solide. En voic i quelques applications.Un af f ranchi ingrat peut être rétabli en état de servitude par son

patron. De même, un vassal inf idèle peut être privé de son f ief parson suzerain.

L'affranchi de mon af f ranchi n'est pas mo n af f ranchi. Le vassalde mon vassal n'est plus mon vassal, — du moins quand i l s 'agitde f iefs différents.

L'esclave à qu i la liberté f ut promise par f idéicommis peut avoirintérêt a n'ét re pas cédé a aut rui. De même„ le suzerain ne peutcéder a aut rui (sans l'assent iment d u vassal) les droit s qu ' i l pos-sède sur le vassal. Azon ( t 1230) a donné sur ce point une importan-te consultation. I l y soutient que la cession de droits féodaux sur leduché de Bretagne, faite par le roi de France au prof it du roi d'An-gleterre, était nulle, à cause du dissent iment de ce duc. Enfoncez-vous cela dans la mémoire !

I l existe, passez-moi l'expression, des «af f ranchis libres»: des af -franchis qui ne doivent plus fournir le moindre service à leur ancienmaître. I l existe aussi des «vassaux libres». L'empereur n'appelle-t -il pas le comte de Hollande: mon l ibre sujet ? Retenez cela !

L'affranchi doit a son ancien maî t re des services et une aide pécu-niaire (5) . M a is i l ne doit pas l 'accompagne r en voyage. De même,

devrait se ramener a l'étude de ce princ ipe. C'est lu i seul qu ' il faudrait «rete-nir».

(5) Cette idée devait passer avant la précédente.

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le vassal ne doit pas accompagner son suzerain dans toutes ses ex-péditions; à moins qu' i l s'agisse d'une guerre défensive (même surle sol d'aut rui).

L'affranchi dépouil lé p a r s on pat ron, sans v iolence armée, n epeut intenter contre l u i d'ac t ion infamante ('). Même solut ion pourle vassal. La personne du pat ron doit demeurer inv iolable pour l'af -franehi,r — c om me ce ll e du docteur doit demeurer inviolable pour

son élève.Parfois l 'argument «de l'af f ranchi au vassal» ne t ient pas. Ains i:

l'af franchi ne peut t raîner son pat ron en justice, sans l'assent imentde celui-c i. Le vassal peut au cont raire c iter son suzerain. Zaz iusdéfend l 'opinion opposée. Mais tenez-vous plutôt à l a glose et auxdocteurs.

La dif férence entre l'af f ranchi et le vassal peut se résumer commesuit: l 'af f ranchi est redevable de son état à son anc ien maî t re, l evassal doit le sien à son f ief (7) .

Lieu 56: Du soldat de la milice armée au soldat de la milice céleste.Les soldats de la mil ic e céleste jouissent de tous les priv ilèges re-

connus aux soldats de la milice armée, — pour autant que ces pri-vilèges soient applicables à la mil ic e céleste.

Ajoutons que les soldats de l a justice, lies docteurs en droit , lesavocats, jouissent des mêmes privilèges. Valère Max ime et Cicéronl'ont di t en termes excellents: l e droit est l'égal du glaive, l ' un nepeut rien sans l'autTe.

Voici quelques-uns des priv ilèges qu' il f aut reconnaître à tous ces«soldats»:

n'être jamais condamné au delà de l'ac t if net de son pat rimoine:n'être jamais torturé, n i pendu;pouvoir disposer par testament des f ruit s de son t ravail (y com-

pris les armes du guerrier, e t l e s l i v r e s d u s a v a n t) ;

la présomption, quand le «soldat» est f i ls de famille, que les ac-tes juridiques qu ' i l accomplit se rapportent à s on mét ier (et sontdonc valables);

le priv ilège de l'ancienneté.En regard de ces privilèges, voic i quelques devoirs qui n' incombent

qu'aux «soldats» :

(e) Notamment l'ac t ion de vol.(7) Voila de nouveau, in cauda, la clé de la porte principale !

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le serment de ne jamais f u i r la mor t (exempta Redemptoris);la null it é du legs à la concubine;la soumission à l a discipline, même aux jours de fête;la dégradat ion comme sanction pénale; etc.Ici également, l'analogie n'est pas illimitée. Ains i, un soldat de la

milice armée n'est pas censé connaître la loi. Pour un soldat de lamilice céleste, ou de la justice, c'est évidemment le contraire: rien deplus honteux que d' ignorer son mét ier.

Voila quelques échant illons de cet ouvrage, qu i connut deux siè-cles de célébrité.

S'il f a l la i t le rat tacher à une branche moderne du savoir, j e d i -rais volont iers que c'est de la science appliquée. De la science, pourcet ef f ort d'association, d e classif ication, d e systématisation. Ma isscience appliquée, pour son but prat ique, qu i demeure l ié au ma-niement des solut ions de cas concrets.

L'oeuvre de not re ami Ch. Perelman se rattache, a u contraire, àla science pure. Philosophe et juris te, c omme Everaerts, Perelmananalyse la pensée juridique pour elle-même, et indépendamment dessolutions concrètes. Ce qu i l'intéresse, lui , ce sont les part icularitésdu raisonnement juridique: cette dialect ique constante de la raisonet de la volonté, cette soif de décisions motivées, cette rhétoriquemêlée de sentiment, et qu i f ai t la part des défaillances humaines.

Everaerts étudie des déductions, Perelman l'argumentat ion.Puisse l'ceuvre de science pure connaître l e même rayonnement

que l'ceuvre de science appliquée !

Bruxelles

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René DEKKERS