Definition fantastique par Todorov

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NOM : .............................................. Prénom : .............................................. Français automne 2013 Mathieu Roduit Tzvetan TODOROV, « Chapitre II : Définition du fantastique », in Introduction à la littérature fantastique, 1970, pp. 28 à 45. Première définition du fantastique. — L’avis des pré- décesseurs. — Le fantastique dans le Manuscrit trou- vé Saragosse. — Seconde définition du fantastique, plus explicite et plus précise. — Autres définitions, écartées. — Un exemple singulier du fantastique : Au- 5 rélia de Nerval. Alvare, le personnage principal du livre de Cazotte, le Diable amoureux, vit depuis des mois avec un être, de sexe féminin, qu’il croit être un mauvais esprit : le diable ou l’un de ses subor- donnés. La façon dont cet être est apparu indique clairement qu’il est un représentant de l’autre monde ; mais son comportement spécifiquement humain (et, plus encore, féminin), les bles- 10 sures réelles qu’il reçoit semblent, au contraire, prouver qu’il s’agit simplement d’une femme, et d’une femme qui aime. Lorsque Alvare lui demande d’où elle vient, Biondetta répond : « Je suis Sylphide d’origine, et une des plus considérables entre elles […] » (p. 198). Mais, les Syl- phides existent-elles ? « Je ne concevais rien de ce que j’entendais, continue Alvare. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me parait un songe, me disais-je ; mais la 15 vie humaine est-elle autre chose ? Je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout. […] Où est le possible ? Où est l’impossible ? » (p. 200-201). Ainsi Alvare hésite, se demande (et le lecteur avec lui) si ce qui lui arrive est vrai, si ce qui l’entoure est bien réalité (et alors les Sylphides existent) ou bien s’il s’agit simplement d’une il- lusion, qui ici Freud la forme du rêve. Alvare est amené plus tard à coucher avec cette même 20 femme qui peut-être est le diable ; et, effrayé par cette idée, il s’interroge à nouveau : « Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n’eût été qu’un songe ? » (p. 274). Sa mère pensera de même : « Vous avez rêvé cette ferme et tous ses habitants » (p. 281). L’ambigüité se maintient jusqu’a la fin de l’aventure : réalité où rêve ? vérité ou illusion ? Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, ce- 25 lui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un évènement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’évènement doit op- ter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un pro- duit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’évènement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par 30 des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre ra-

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Critique sur le fantastique

Transcript of Definition fantastique par Todorov

  • NOM : .............................................. Prnom : .............................................. Franais automne 2013

    Mathieu Roduit

    Tzvetan TODOROV, Chapitre II : Dfinition du fantastique , in Introduction la littrature fantastique, 1970, pp. 28 45.

    Premire dfinition du fantastique. Lavis des pr-dcesseurs. Le fantastique dans le Manuscrit trou-v Saragosse. Seconde dfinition du fantastique, plus explicite et plus prcise. Autres dfinitions, cartes. Un exemple singulier du fantastique : Au-5 rlia de Nerval.

    Alvare, le personnage principal du livre de Cazotte, le Diable amoureux, vit depuis des mois avec un tre, de sexe fminin, quil croit tre un mauvais esprit : le diable ou lun de ses subor-donns. La faon dont cet tre est apparu indique clairement quil est un reprsentant de lautre monde ; mais son comportement spcifiquement humain (et, plus encore, fminin), les bles-10 sures relles quil reoit semblent, au contraire, prouver quil sagit simplement dune femme, et dune femme qui aime. Lorsque Alvare lui demande do elle vient, Biondetta rpond : Je suis Sylphide dorigine, et une des plus considrables entre elles [] (p. 198). Mais, les Syl-phides existent-elles ? Je ne concevais rien de ce que jentendais, continue Alvare. Mais quy avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me parait un songe, me disais-je ; mais la 15 vie humaine est-elle autre chose ? Je rve plus extraordinairement quun autre, et voil tout. [] O est le possible ? O est limpossible ? (p. 200-201).

    Ainsi Alvare hsite, se demande (et le lecteur avec lui) si ce qui lui arrive est vrai, si ce qui lentoure est bien ralit (et alors les Sylphides existent) ou bien sil sagit simplement dune il-lusion, qui ici Freud la forme du rve. Alvare est amen plus tard coucher avec cette mme 20 femme qui peut-tre est le diable ; et, effray par cette ide, il sinterroge nouveau : Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout net t quun songe ? (p. 274). Sa mre pensera de mme : Vous avez rv cette ferme et tous ses habitants (p. 281). Lambigit se maintient jusqua la fin de laventure : ralit o rve ? vrit ou illusion ?

    Ainsi se trouve-t-on amen au cur du fantastique. Dans un monde qui est bien le ntre, ce-25 lui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un vnement qui ne peut sexpliquer par les lois de ce mme monde familier. Celui qui peroit lvnement doit op-ter pour lune des deux solutions possibles : ou bien il sagit dune illusion des sens, dun pro-duit de limagination et les lois du monde restent alors ce quelles sont ; ou bien lvnement a vritablement eu lieu, il est partie intgrante de la ralit, mais alors cette ralit est rgie par 30 des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un tre imaginaire ; ou bien il existe rellement, tout comme les autres tres vivants : avec cette rserve quon le rencontre ra-

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    rement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; ds quon choisit lune ou lautre r-

    ponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, ltrange ou le merveilleux. Le 35 fantastique, cest lhsitation prouve par un tre qui me connait que les lois naturelles, face un vnement en apparence surnaturel.

    Le concept de fantastique se dfinit donc par rapport ceux de rel et dimaginaire : et ces derniers mritent plus quune simple mention. Mais nous en rservons la discussion pour le dernier chapitre de cette tude. 40

    Une telle dfinition est-elle au moins originale ? On peut la trouver, bien que formule diff-remment, ds le XIXe sicle.

    Dabord, chez le philosophe et mystique russe Vladimir Soloviov : Dans le vritable fantas-tique, on garde toujours la possibilit extrieure et formelle dune explication simple des ph-nomnes, mais en mme temps cette explication est compltement prive de probabilit in-45 terne (cit par Tomachevski, p. 288). Il y a un phnomne trange quon peut expliquer de deux manires, par des types de causes naturelles et surnaturelles. La possibilit dhsiter entre les deux cre leffet fantastique.

    Quelques annes plus tard, un auteur anglais spcialis dans les histoires de fantmes, Mon-tague Rhodes James, reprend presque les mmes termes : Il est parfois ncessaire davoir une 50 porte de sortie pour une explication naturelle, mais je devrais ajouter : que cette porte soit assez troite pour quon ne puisse pas sen servir (p. vi). nouveau donc, deux solutions sont pos-sibles.

    Voici encore un exemple allemand et plus rcent : Le hros sent continuellement et dis-tinctement la contradiction entre les deux mondes, celui du rel et celui du fantastique, et lui-55 mme est tonn devant les choses extraordinaires qui lentourent (Olga Reimann). On pour-rait allonger cette liste indfiniment. Notons toutefois une diffrence entre les deux premires dfinitions et la troisime : l, cest au lecteur dhsiter entre les deux possibilits, ici, au per-sonnage ; nous y reviendrons bientt.

    Il faut remarquer encore que les dfinitions du fantastique quon trouve en France dans des 60 crits rcents, si elles ne sont pas identiques a la ntre, ne la contredisent pas non plus. Sans nous attarder trop, nous donnerons quelques exemples puiss dans les textes canoniques . Castex crit dans le Conte fantastique en France : Le fantastique [] se caractrise [] par une intrusion brutale du mystre dans le cadre de la vie relle (p. 8). Louis Vax, dans lArt et la Lit-trature fantastiques : Le rcit fantastique [] aime nous prsenter, habitant le monde rel o 65 nous sommes, des hommes comme nous, placs soudainement en prsence de linexplicable (p. 5). Roger Caillois, dans Au cur du fantastique : Tout le fantastique est rupture de lordre re-connu, irruption de linadmissible an sein de linaltrable lgalit quotidienne (p. 161). On le voit, ces trois dfinitions sont, intentionnellement ou non, des paraphrases lune de lautre : il y a chaque fois le mystre , l inexplicable , l inadmissible , qui sintroduit dans la vie r-70 elle , ou le monde rel , ou encore dans linaltrable lgalit quotidienne .

    Ces dfinitions se trouvent globalement incluses dans celle que proposaient les premiers au-teurs cits et qui dj impliquait lexistence dvnements de deux ordres, ceux du monde naturel et ceux du monde surnaturel ; mais la dfinition de Soloviov, James, etc., signalait en outre la pos-sibilit de fournir deux explications de lvnement surnaturel et, par consquent, le fait que 75 quelquun dt choisir entre elles. Elle tait donc plus suggestive, plus riche ; celle que nous avons donne nous-mmes en est drive. Elle met de surcroit laccent sur le caractre diffrentiel du fan-tastique (comme ligne de partage entre ltrange et le merveilleux), au lieu den faire une substance (comme font Castex, Caillois, etc.). Dune manire plus gnrale, il faut dire quun genre se dfinit toujours par rapport aux genres qui lui sont voisins. 80

    Mais la dfinition manque encore de nettet et cest ici que nous devons aller plus avant que nos prdcesseurs. On a not dj quil ntait pas clairement dit si ctait au lecteur ou au person-

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    nage dhsiter ; ni quelles taient les nuances de lhsitation. Le Diable amoureux offre une matire trop pauvre pour une analyse plus pousse : lhsitation, le doute ne nous y proccupent quun ins-tant. On fera donc appel un autre livre, crit quelque vingt ans plus tard, et qui nous permettra 85 de poser davantage de questions ; un livre qui inaugure magistrale ment lpoque du rcit fantas-tique : le Manuscrit trouv Saragosse de Jean Potocki.

    Une srie dvnements nous est dabord relate, dont aucun pris isolment ne contredit aux lois de la nature telles que lexprience nous a appris les connaitre ; mais leur accumulation dj fait problme. Alphonse van Worden, hros et narrateur du livre, traverse les montagnes 90 de la Sierra Morena. Soudain, son zagal Moschito disparait ; quelques heures plus tard, dis-parait aussi le valet Lopez. Les habitants du pays affirment que la rgion est hante par des re-venants : deux bandits, rcemment pendus. Alphonse arrive une auberge abandonne et se dispose dormir ; mais au premier coup de minuit, une belle rgresse demi-nue, et tenant un flambeau dans chaque main (p. 56) entre dans sa chambre et linvite la suivre. Elle le mne 95 jusqu une salle souterraine o le reoivent deux jeunes surs, belles et lgrement vtues. Elles lui offrent manger, boire. Alphonse prouve des sensations tranges et un doute nait en son esprit : Je ne savais plus si jtais avec des femmes ou avec dinsidieux succubes (p. 58). Elles lui racontent ensuite leur vie et se dcouvrent comme tant ses propres cousines. Mais au premier chant du coq, le rcit est interrompu ; et Alphonse se souvient que comme lon 100 sait, les revenants nont de pouvoir que depuis minuit jusquau premier chant du coq (p. 55).

    Tout cela, bien entendu, ne sort pas proprement des lois de la nature telles quon les connait. Tout au plus peut-on dire que ce sont des vnements tranges, des concidences insolites. Le pas suivant est, lui, dcisif : un vnement se produit que la raison ne peut plus expliquer. Al-phonse se met au lit, les deux surs le rejoignent (ou peut-tre le rve-t-il seulement), mais une 105 chose est sure : quand il se rveille, il nest plus dans un lit, il nest plus dans une salle souter-raine. Je vis le Ciel. Je vis que jtais en plein air. [] Jtais couch sous le gibet de Los Her-manos. Les cadavres des deux frres de Zoto ntaient point pendus, ils taient couchs mes ctes (p. 68). Voici donc un premier vnement surnaturel : deux belles filles sont devenues deux cadavres puants. 110

    Alphonse nest pas pour autant encore convaincu de lexistence de forces surnaturelles : ce qui aurait supprim toute hsitation (et mis fin au fantastique). Il cherche un endroit o loger le soir et arrive devant la cabane dun ermite ; il y rencontre un possd, Pascheco, qui raconte son histoire, mais une histoire qui ressemble trangement celle dAlphonse. Pascheco a cou-ch une nuit la mme auberge ; il est descendu jusquen une salle souterraine et a pass la nuit 115 dans un lit avec deux surs ; le lendemain matin, il sest rveill sous le gibet, entre deux ca-davres. Cette similitude met Alphonse sur ses gardes. Aussi expose-t-il plus tard lermite quil ne croit pas aux revenants, et donne-t-il une explication naturelle des malheurs de Pascheco. Il interprte de mme ses propres aventures : Je ne doutais pas que mes cousines taient des femmes en chair et en os. Jen tais averti par je ne sais quel sentiment, plus fort que tout ce 120 quon mavait dit sur la puissance des dmons. Quant au tour quon mavait jou de me mettre sous la potence, jen tais fort indign (p. 98-99).

    Soit. Mais des vnements nouveaux vont raviver les doutes dAlphonse. Il retrouve ses cou-sines dans une grotte ; et un soir, elles viennent jusque dans son lit. Elles sont prtes enlever leurs ceintures de chastet : mais il faut pour cela quAlphonse lui-mme se dpouille dune re-125 lique chrtienne quil garde autour du cou ; la place de celle-ci, une des surs met une tresse de ses cheveux. peine les premiers transports damour se sont-ils apaiss, quon entend le premier coup de minuit [] Un homme entre dans la chambre, chasse les surs et menace Al-phonse de mort ; il loblige ensuite boire un breuvage. Le lendemain matin, Alphonse se r-veille, comme on pense bien, sous le gibet, ct des cadavres ; autour de son cou, il ny a plus 130 la tresse de cheveux mais une corde de pendu. En repassant par lauberge de la premire nuit, il dcouvre subitement, entre les ais du plancher, la relique quon lui avait enleve dans la grotte. Je ne savais plus ce que je faisais []. Je me mis imaginer que je ntais rellement pas sorti

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    de ce malheureux cabaret, et que lermite, linquisiteur [cf. plus bas] et les frres de Zoto taient autant de fantmes produits par des fascinations magiques (p. 142-143). Comme pour faire 135 pencher encore la balance, il rencontre bientt Pascheco, quil avait entrevu pendant sa der-nire aventure nocturne, et qui lui donne de la scne une tout autre version : Ces deux jeunes personnes, aprs lui avoir fait quelques caresses, trent de son cou une relique qui y tait et, ds ce moment, elles perdirent leur beaut mes yeux, et je reconnus en elles les deux pendus de la valle de Los Hermanos. Mais le jeune cavalier, les prenant toujours pour des personnes 140 charmantes, leur prodigua les noms les plus tendres. Alors lun des pendus ta la corde quil avait son cou et la mit au cou du cavalier, qui lui en tmoigna sa reconnaissance par de nou-velles caresses. Enfin ils fermrent leur rideau et je ne sais ce quils firent alors, mais je pense que ctait quelque affreux pch (p. 145).

    Que croire ? Alphonse sait bien quil a pass la nuit avec deux femmes aimantes ; mais le r-145 veil sous le gibet, mais la corde autour de son cou, mais la relique dans lauberge, mais le rcit de Pascheco ? Lincertitude, lhsitation sont leur point culminant. Renforces par le fait que dautres personnages suggrent Alphonse une explication surnaturelle des aventures. Ainsi linquisiteur qui, un moment donn, arrtera Alphonse et le menacera de tortures, lui de-mande : Connais-tu deux princesses de Tunis ? Ou plutt deux infmes sorcires, vampires 150 excrables et dmons incarns ? (p I00). Et plus tard Rebecca, lhtesse dAlphonse, lui dira : Nous savons que ce sont deux dmons femelles et que leurs noms sont Emina et Zibedd (p. 159).

    Rest seul pendant quelques jours, Alphonse sent encore une fois les forces de la raison lui revenir. Il veut trouver aux vnements une explication raliste . Je me rappelai alors 155 quelques mots chapps Don Emmanuel de Sa, gouverneur de cette ville, qui me firent penser quil ntait pas tout fait tranger la mystrieuse existence des Gomlez. Ctait lui qui mavait donn mes deux valets, Lopez et Moschito. Je me mis dans la tte que ctait par son ordre quils mavaient quitt lentre dsastreuse de Los Hermanos. Mes cousines, et Rebecca elle-mme, mavaient souvent fait entendre que lon voulait mprouver. Peut-tre mavait-on don-160 n, la venta, un breuvage pour mendormir, et ensuite rien ntait plus ais que de me trans-porter pendant mon sommeil sous le fatal gibet. Pascheco pouvait avoir perdu un il par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvait tre un conte. Lermite qui avait cherch toujours surprendre mon secret, tait sans doute un agent des Gomlez, qui voulait prouver ma discrtion. Enfin Rebecca, son frre, Zoto 165 et le chef des Bohmiens, tous ces gens-l sentendaient peut-tre pour prouver mon courage (p. 227).

    Le dbat nest pas rsolu pour autant : de menus incidents vont faire nouveau marcher Al-phonse vers la solution surnaturelle. Il voit par la fentre deux femmes qui lui semblent tre les fameuses surs ; mais quand il sen approche, il dcouvre des visages inconnus. Il lit ensuite 170 une histoire de diable qui ressemble tant la sienne quil avoue : Jen vins presque croire que des dmons avaient, pour me tromper, anim des corps de pendus (p. 173).

    Jen vins presque a croire : voil la formule qui rsume lesprit du fantastique. La foi abso-lue comme lincrdulit totale nous mneraient hors du fantastique ; cest lhsitation qui lui donne vie. 175

    Qui hsite dans cette histoire ? On le voit tout de suite : cest Alphonse, cest--dire le hros, le personnage. Cest lui qui, tout au long de lintrigue, aura choisir entre deux interprtations. Mais si le lecteur tait prvenu de la vrit , sil savait dans quel sens il faut trancher, la situa-tion serait toute diffrente. Le fantastique implique donc une intgration du lecteur au monde des personnages ; il se dfinit par la perception ambige qua le lecteur mme des vnements 180 rapports. Il faut prciser aussitt que, parlant ainsi, nous avons en vue non tel on tel lecteur particulier, rel, mais une fonction de lecteur, implicite au texte (de mme quy est implicite la fonction du narrateur). La perception de ce lecteur implicite est inscrite dans le texte, avec la

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    mme prcision que le sont les mouvements des personnages. Lhsitation du lecteur est donc la premire condition du fantastique. Mais est-il ncessaire 185

    que le lecteur sidentifie un personnage particulier, comme dans le Diable amoureux et dans le Manuscrit ? autrement dit, est-il ncessaire que lhsitation soit reprsente lintrieur de luvre ? La plupart des ouvrages qui remplissent la premire condition satisfont galement la seconde ; il existe toutefois des exceptions : ainsi dans Vra, de Villiers de llsle-Adam. Le lecteur sinterroge ici sur la rsurrection de la femme du comte, phnomne qui contredit aux lois de la 190 nature, mais semble confirm par une srie dindices secondaires. Or, aucun des personnages ne partage cette hsitation : ni le comte dAthol, qui croit fermement la seconde vie de Vra, ni mme le vieux serviteur Raymond. Le lecteur ne sidentifie donc aucun personnage, et lhsitation nest pas reprsente dans le texte. Nous dirons quil sagit, avec cette rgle de lidentification, dune condition facultative du fantastique : il peut exister sans la satisfaire ; 195 mais la plupart des uvres fantastiques sy soumettent.

    Lorsque le lecteur sort du monde des personnages et revient sa pratique propre (celle du lecteur), un nouveau danger menace le fantastique. Danger qui se situe au niveau de linterprtation du texte.

    Il existe des rcits qui contiennent des lments surnaturels sans que le lecteur sinterroge 200 jamais sur leur nature, sachant bien quil ne doit pas les prendre la lettre. Si des animaux par-lent, aucun doute ne nous vient : nous savons que les mots du texte sont prendre dans un sens autre, que lon appelle allgorique.

    La situation inverse sobserve pour la posie. Le texte potique pourrait souvent tre jug fantastique, si seulement lon demandait la posie dtre reprsentative. Mais la question ne se 205 pose pas : sil est dit, par exemple, que le je potique senvole dans les airs, ce nest quune squence verbale, prendre comme telle, sans essayer daller au-del des mots.

    Le fantastique implique donc non seulement lexistence dun vnement trange, qui pro-voque une hsitation chez le lecteur et le hros ; mais aussi une manire de lire, quon peut pour linstant dfinir ngativement : elle ne doit tre ni potique ni allgorique . Si lon 210 revient au Manuscrit, on voit que cette exigence y est galement remplie : dune part, rien ne nous permet de donner immdiatement une interprtation allgorique aux vnements surna-turels voqus ; de lautre, ces vnements sont bien donns comme tels, nous devons nous les reprsenter, et non pas considrer les mots qui les dsignent comme une combinaison dunits linguistiques, exclusivement. On peut relever dans cette phrase de Roger Caillois une indication 215 quant cette proprit du texte fantastique : Cette sorte dimages se situe au cur mme du fantastique, mi-chemin entre ce quil mest arriv de nommer des images infinies et des images entraves []. Les premires recherchent par principe lincohrence et refusent de parti pris toute signification. Les secondes traduisent des textes prcis en symboles dont un diction-naire appropri permet la reconversion terme terme en discours correspondants (p. 172). 220

    Nous sommes maintenant en tat de prciser et de complter notre dfinition du fantas-tique. Celui-ci exige que trois conditions soient remplies. Dabord, il faut que le texte oblige le lecteur considrer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et h-siter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des vnements voqus. Ensuite, cette hsitation peut tre ressentie galement par un personnage ; ainsi le rle de lec-225 teur est pour ainsi dire confi un personnage et dans le mme temps lhsitation se trouve re-prsente, elle devient un des thmes de luvre ; dans le cas dune lecture nave, le lecteur rel sidentifie avec le personnage. Enfin il importe que le lecteur adopte une certaine attitude lgard du texte : il refusera aussi bien linterprtation allgorique que linterprtation po-tique . Ces trois exigences nont pas une valeur gale. La premire et la troisime constituent 230 vritablement le genre ; la seconde peut ne pas tre satisfaite. Toutefois, la plupart des exemples remplissent les trois conditions.

    Comment ces trois caractristiques sinscrivent-elles dans le modle de luvre, tel que nous lavons expos en bref au chapitre prcdent ? La premire condition nous renvoie laspect

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    verbal du texte, plus exactement, ce quon appelle les visions : le fantastique est un cas parti-235 culier de la catgorie plus gnrale de la vision ambige . La seconde condition est plus complexe : elle se rattache dune part laspect syntaxique, dans la mesure o elle implique lexistence dun type formel dunits qui se rfrent lapprciation porte par les personnages sur les vnements du rcit ; on pourrait appeler ces units les ractions , par opposition aux actions qui forment habituellement la trame de lhistoire. Dautre part, elle se rfre 240 laspect smantique, puisquil sagit dun thme reprsent, celui de la perception et de sa nota-tion. Enfin, la troisime condition a un caractre plus gnral et transcende la division en as-pects : il sagit dun choix entre plusieurs modes (et niveaux) de lecture.

    On peut tenir maintenant notre dfinition comme suffisamment explicite. Pour la justifier pleinement, comparons-la nouveau quelques autres dfinitions, cette fois, des dfinitions 245 avec lesquelles il y aura lieu de voir non plus en quoi elle leur ressemble mais en quoi elle sen spare. Dun point de vue systmatique, on peut partir de plusieurs sens du mot fantastique .

    Prenons dabord le sens qui, bien que rarement nonc, vient le premier lesprit (cest celui du dictionnaire) : dans les textes fantastiques, lauteur rapporte des vnements qui ne sont pas susceptibles dadvenir dans la vie, si lon sen tient aux connaissances communes de chaque 250 poque touchant ce qui peut ou ne peut pas arriver ; ainsi dans le Petit Larousse : o il entre des tres surnaturels : contes fantastiques. On peut en effet qualifier de surnaturels les vne-ments ; mais le surnaturel, tout en tant une catgorie littraire, nest pas pertinent ici. On ne peut concevoir un genre qui regrouperait toutes les uvres o intervient le surnaturel et qui, de ce fait, devrait accueillir aussi bien Homre que Shakespeare, Cervants que Goethe. Le surna-255 turel ne caractrise pas les uvres dassez prs, son extension est beaucoup trop grande.

    Un autre parti, beaucoup plus rpandu parmi les thoriciens, consiste se placer, pour situer le fantastique, dans le lecteur : non le lecteur implicite au texte, mais le lecteur rel. On prendra comme reprsentant de cette tendance H. P. Lovecraft, auteur lui-mme dhistoires fantastiques et qui a consacr au surnaturel en littrature un ouvrage thorique. Pour Lovecraft, le critre du 260 fantastique ne se situe pas dans luvre mais dans lexprience particulire du lecteur ; et cette exprience doit tre la peur. Latmosphre est la chose la plus importante car le critre dfini-tif dauthenticit [du fantastique] nest pas la structure de lintrigue mais la cration dune im-pression spcifique. [] Cest pourquoi nous devons juger le conte fantastique non pas tant sur les intentions de lauteur et les mcanismes de lintrigue, mais en fonction de lintensit mo-265 tionnelle quil provoque. [] Un conte est fantastique tout simplement si le lecteur ressent profondment un sentiment de crainte et de terreur, la prsence de mondes et de puissances in-solites (p. 16). Ce sentiment de peur ou de perplexit est souvent invoqu par les thoriciens du fantastique, mme si la double explication possible reste leurs yeux la condition ncessaire du genre. Ainsi Peter Penzoldt crit : lexception du conte de fes, toutes les histoires surna-270 turelles sont des histoires de peur, qui nous obligent nous demander si ce quon croit tre pure imagination nest pas, aprs tout, ralit (p. 9). Caillois, lui aussi, propose comme pierre de touche du fantastique , limpression dtranget irrductible (p. 30).

    Il est surprenant de trouver, aujourdhui encore, de tels jugements sous la plume de critiques srieux. Si lon prend leurs dclarations la lettre, et que le sentiment de peur doive tre trouv 275 chez le lecteur, il faudrait en dduire (est-ce l la pense de nos auteurs ?) que le genre dune uvre dpend du sang-froid de son lecteur. Chercher le sentiment de peur dans les personnages ne permet pas davantage de cerner le genre ; dabord, les contes de fes peuvent tre des his-toires de peur : ainsi les contes de Perrault (contrairement ce quen dit Penzoldt) ; dautre part, il est des rcits fantastiques dont toute peur est absente : pensons des textes aussi 280 diffrents que la Princesse Brambilla de Hoffmann et Vra de Villiers de llsle-Adam. La peur est souvent lie au fantastique mais elle nen est pas une condition ncessaire.

    Si trange que cela paraisse, on a cherch galement situer le critre du fantastique chez lauteur mme du rcit. Nous en trouvons des exemples nouveau chez Caillois qui, dcid-ment, na pas peur des contradictions. Voici comment Caillois fait revivre limage romantique 285

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    du pote inspir : Il faut au fantastique quelque chose dinvolontaire, de subi, une interroga-tion inquite non moins quinquitante, surgie limproviste don ne sait quelles tnbres, que son auteur fut oblig de prendre comme elle est venue [] (p. 46) ; ou encore : Une fois de plus, le fantastique qui ne drive pas dune intention dlibre de dconcerter mais qui semble sourdre malgr lauteur de louvrage, sinon son insu, se rvle lpreuve le plus persuasif 290 (p. 169). Les arguments contre cette intentional fallacy sont aujourdhui trop connus pour quon les formule nouveau.

    Moins dattention encore mritent dautres essais de dfinition, qui souvent sappliquent des textes qui ne sont pas du tout fantastiques. Ainsi, il nest pas possible de dlimiter le fantas-tique comme oppos la reproduction fidle de la ralit, au naturalisme. Ni comme le fait 295 Marcel Schneider dans la Littrature fantastique en France : Le fantastique explore lespace du dedans ; il a partie lie avec limagination, langoisse de vivre et lespoir du salut (p. 148-149).

    Le Manuscrit trouv Saragosse nous a fourni un exemple dhsitation entre le rel et (disons) lillusoire : on se demandait si ce quon voyait ntait pas supercherie, ou erreur de la perception. Autrement dit, on doutait de linterprtation donner des vnements perceptibles. Il existe 300 une autre varit du fantastique o lhsitation se situe entre le rel et limaginaire. Dans le Premier cas, on doutait non que les vnements fussent arrivs, mais que notre comprhension en ait t exacte. Dans le second, on se demande si ce quon croit percevoir nest pas en fait un fruit de limagination. Je discerne avec peine ce que je vois avec les yeux de la ralit de ce que voit mon imagination , dit un personnage dAchim dArnim (p. 222). Cette erreur peut se 305 produire pour plusieurs raisons que nous examinerons plus loin ; donnons-en ici un exemple caractristique, o elle est impute la folie : la Princesse Brambilla de Hoffmann.

    Des vnements tranges et incomprhensibles surviennent dans la vie du pauvre acteur Gi-glio Fava pendant le carnaval de Rome. II croit devenir un prince, tomber amoureux dune princesse et courir des aventures incroyables. Or, la plupart de ceux qui lentourent lui assurent 310 quil nen est rien mais que lui, Giglio, est devenu fou. Cest ce que prtend signor Pasquale : Signor Giglio, je sais ce qui vous est arriv ; Rome entire le sait, vous avez t forc de quitter le thtre parce que votre cerveau sest drang [] (t. III, p. 27). Parfois Giglio lui-mme doute de sa raison : Il tait mme prt penser que signor Pasquale et maitre Bescapi avaient eu raison de le croire un peu timbr (p. 42). Ainsi Giglio (et le lecteur implicite) est-il mainte-315 nu dans le doute, ignorant si ce qui lentoure est ou non le fait de son imagination.

    ce procd, simple et trs frquent, on peut en opposer un autre qui parait tre, lui, beau-coup plus rare, et o la folie est nouveau utilise mais dune manire diffrente pour crer lambigit ncessaire. Nous pensons lAurlia de Nerval. Ce livre fait, on le sait, le rcit des visions qua eues un personnage pendant une priode de folie. Le rcit est men la pre-320 mire personne ; mais le je recouvre apparemment deux personnes distinctes : celle du person-nage qui peroit des mondes inconnus (il vit dans le pass), et celle du narrateur qui transcrit les impressions du premier (et vit, lui, dans le prsent). premire vue, le fantastique nexiste pas ici : ni pour le personnage qui ne considre pas ses visions comme dues la folie mais comme une image plus lucide du monde (il est donc dans le merveilleux) ; ni pour le narrateur, 325 qui sait quelles relvent de la folie ou du rve, non de la ralit (de son point de vue, le rcit se rattache simplement ltrange). Mais le texte ne fonctionne pas ainsi Nerval recre lambigit un autre niveau, l o on ne lattendait pas ; et Aurlia reste une histoire fantas-tique.

    Dabord, le personnage nest pas tout fait dcid quant linterprtation donner aux 330 faits : il croit parfois, lui aussi, sa folie mais ne va jamais jusqu la certitude. Je compris, en me voyant parmi les alins, que tout navait t pour moi quillusions jusque-l. Toutefois les promesses que jattribuais la desse Isis me semblaient se raliser par une srie dpreuves que jtais destin subir (p. 301). Dans le mme temps, le narrateur nest pas sr que tout ce que le personnage a vcu relve de lillusion ; il insiste mme sur la vrit de certains faits rapports : 335 Je minformais au-dehors, personne navait rien entendu. Et cependant je suis encore cer-

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    tain que le cri tait rel et que lair des vivants en avait retenti [] (p. 281). Lambigit tient aussi lemploi de deux procds dcriture qui pntrent le texte entier. Nerval les utilise habituellement ensemble ; ils sappellent : limparfait et la modalisation.

    Cette dernire consiste, rappelons-le, user de certaines locutions introductives qui, sans chan-340 ger le sens de la phrase, modifient la relation entre le sujet de lnonciation et lnonc. Par exemple, les deux phrases Il pleut dehors et peut-tre quil pleut dehors se rfrent au mme fait ; mais la seconde indique en outre lincertitude o se trouve le sujet qui parle, quant la vrit de la phrase quil nonce. Limparfait a un sens semblable : si je dis Jaimais Aur-lia , je ne prcise pas si je laime encore maintenant ou non ; la continuit est possible, mais en 345 rgle gnrale peu probable.

    Or, tout le texte dAurlia est imprgn de ces deux procds. On pourrait citer des pages en-tires lappui de notre affirmation. Voici quelques exemples pris au hasard : II me semblait que je rentrais dans une demeure connue []. Une vieille servante que jappelais Marguerite et quil me semblait connaitre depuis lenfance me dit []. Et javais lide que lme de mon aeul 350 tait dans cet oiseau []. Je crus tomber dans un abime qui traversait le globe. Je me sentais em-port sans souffrance par un courant de mtal fondu []. Jeus le sentiment que ces courants taient composs dmes vivantes, ltat molculaire []. II devenait clair pour moi que les aeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre [] , (p. 259-260, cest moi qui souligne) etc. Si ces locutions taient absentes, nous serions plongs dans le 355 monde du merveilleux, sans aucune rfrence la ralit quotidienne, habituelle ; par elles, nous sommes maintenus dans les deux mondes la fois. Limparfait, de plus, introduit une dis-tance entre le personnage et le narrateur, de telle sorte que nous ne connaissons pas la position de ce dernier.

    Par une srie dincises, le narrateur prend distance par rapport aux autres hommes, 360 l homme normal , ou, plus exactement, lemploi courant de certains mots (en un sens, le langage est le thme principal dAurlia). En recouvrant ce que les hommes appellent la rai-son , crit-il quelque part. Et ailleurs : Mais il parait que ctait une illusion de ma vue (p. 265). Ou encore : Mes actions, insenses en apparence, taient soumises ce que lon appelle illusion, selon la raison humaine (p. 256). Admirons cette phrase : les actions sont insen-365 ses (rfrence au naturel) mais seulement en apparence (rfrence au surnaturel) ; elles sont soumises lillusion (rfrence au naturel), ou plutt non, ce que lon appelle illu-sion (rfrence au surnaturel) ; de plus limparfait signifie que ce nest pas le narrateur prsent qui pense ainsi, mais le personnage de jadis. Et encore cette phrase, rsum de toute lambigit dAurlia : Une srie de visions insenses peut-tre (p. 257). Le narrateur prend ainsi ses 370 distances par rapport lhomme normal et se rapproche du personnage : la certitude quil sagit de folie fait place au doute, du mme coup.

    Or, le narrateur ira plus loin : il reprendra ouvertement la thse du personnage, savoir que folie et rve ne sont quune raison suprieure. Voici ce quen disait le personnage (p. 266) : Les rcits de ceux qui mavaient vu ainsi me causaient une sorte dirritation quand je voyais quon 375 attribuait laberration desprit les mouvements ou les paroles concidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une srie dvnements logiques ( quoi rpond la phrase dEdgar Poe : La science ne nous a pas encore appris si la folie est ou nest pas le su-blime de lintelligence , H.G.S., p. 95). Et encore : Avec cette ide que je mtais faite sur le rve comme ouvrant lhomme une communication avec le monde des esprits, jesprais [] 380 (p. 290). Mais voici comment parle le narrateur : Je vais essayer [] de transcrire les impres-sions dune longue maladie qui sest passe tout entire dans les mystres de mon esprit ; et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant ce qui est de moi-mme, je ne me suis senti mieux portant. Parfois je croyais ma force et mon activit doubles ; limagination mapportait des dlices infinies (p. 251-252). Ou encore : Quoi quil en soit, je 385 crois que limagination humaine na rien invent qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les

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    autres1 et je ne pouvais douter de ce que javais vu si distinctement (p. 276). Dans ces deux extraits, le narrateur semble dclarer ouvertement que ce quil a vu pendant sa

    prtendue folie nest quune partie de la ralit ; quil na donc jamais t malade. Mais si cha-cun des passages commence au prsent, la dernire proposition est nouveau limparfait ; elle 390 rintroduit lambigit dans la perception du lecteur. Lexemple inverse se trouve aux dernires phrases dAurlia : Je pouvais juger plus sainement le monde dillusions o javais quelque temps vcu. Toutefois je me sens heureux des convictions que jai acquises [] (p. 315). La premire proposition semble renvoyer tout ce qui prcde dans le monde de la folie ; mais alors, pourquoi ce bonheur des convictions acquises ? 395

    Aurlia constitue donc un exemple original et parfait de lambigit fantastique. Cette am-bigit tourne bien autour de la folie ; mais alors que, chez Hoffmann, on se demandait si le personnage tait ou non fou, ici on sait davance que son comportement sappelle folie ; ce quil sagit de savoir (et cest sur ce point que porte lhsitation), cest si la folie nest pas en fait une raison suprieure. Lhsitation concernait tout lheure la perception, elle concerne prsent le 400 langage ; avec Hoffmann, on hsite sur le nom donner certains vnements ; avec Nerval, lhsitation se reporte lintrieur du nom : sur son sens.

    1 Echo, peut-tre, de cette phrase de Poe : Lesprit humain ne peut imaginer rien de ce qui na rellement exis-

    t ( Fancy and Imagination , Poems and Essays, p. 282).