de Yann Coridian - Le portail pédagogique de L’Agence ... · déguster telle une esquisse...

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es histoires les plus touchantes sont souvent celles à côté desquelles on passe, par bêtise ou maladresse, comme si le remords possédait une force poétique inconnue de la plénitude de l’accomplissement.Les incor- rigibles romantiques soutiendrontalors que les plus grands bonheurs sont au fond ceux qui nous échappent,tout comme les plus beaux souvenirs ceux qui restent imaginaires,et c’est au cœur de cette défaite que réside le film de Raphaël Chevènement,dans cet instant furtif où le héros laisse la vie lui tourner le dos. Cette issue semble pourtant dès le début cousue de fil blanc : sous la férule d’une jolie étudiante en Lettres,un lycéen doit analyser un poème de Victor Hugo dans lequel une jeune fille tente de séduire son compagnon de promenade auquel elle n’ose pas avouer sa flamme.L’identification avec les personnages du film est alors plus qu’évidente,mais l’adolescent semble toutefois imperméable à la subtilité du jeu amoureux. La jeune femme lui fait donc la leçon, explique la pudeur des sentiments, la minauderie des jeunes filles,le frisson d’un bras nu,l’excitation du premier pas.L’élève tente discrètement d’en savoir plus.Comment être sûr qu’une jeune fille attend un signe, qu’elle sera réceptive à un geste amoureux? Comment conjurer le risque face au désir? L’explication du joli professeur glisse peu à peu de la littérature vers les leçons de l’expérience, mais cette fois-ci, c’est elle qui ne voit rien,en tout cas pas le regard apeuré et terriblement attentif de son élève,qu’elle abandonne paralysé par l’émotion sur le pas de la porte. C’est donc en silence que le film conclut cette histoire simple et inno- cente, qui serait presque dérisoire si, grâce à la légèreté de la mise en scène et au charme des comédiens, il évitait justement de s’appesantir pour se déguster telle une esquisse inaboutie,que l’on aurait jetée puis retrouvée, dévoilant toute la spontanéité d’un premier jet et la fraîcheur d’un trait hési- tant. À ce titre, l’écriture de Cécile Ducrocq et Raphaël Chevènement se révèle en effet infiniment séduisante par le jeu certes traditionnel mais si subtil du non-dit,l’amoureux se retrouvant éconduit sans que l’aimée n’en sache rien.Une leçon de choses qui a l’élégance d’éviter la gravité car comme disait Rimbaud, “on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans”… Arnauld Visinet Une leçon particulière, 2007, 35 mm, couleur, 10 mn. Réalisation : Raphaël Chevènement. Scénario : Cécile Ducrocq et Raphaël Chevènement. Image : Marc Tévanian. Montage : Serge Turquier. Son : Jean- Claude Laureux. Interprétation :Cécile Ducrocq et Raphaël Goldman. Production : Les Films du Requin. L resque rien. Une chambre, et un lit sur lequel sont assis deux personnages anonymes. Lui parle, sans s’arrêter, pour ne pas laisser de place au silence, pour tenter de retarder l’instant t. Elle,elle fait mine de l’écouter même si manifeste- ment elle est ailleurs. Son regard est fuyant, ses doigts s’en- tortillent dans sa robe. La tension entre les deux jeunes gens est palpable. Le baiser de Yann Coridian, c’est la saisie de cet instant intense et troublant qui précède le premier baiser de futurs amants, mais débarrassé de tout le décorum inutile qui l’en- toure dans tant d’autres films.Il ne subsiste rien d’autre que ces deux personnages, pas même les bruits venus de l’exté- rieur.Le schéma traditionnel du désir est habilement inversé. Coridian se joue des codes de la séduction en plaçant son héroïne dans le rôle du “conquérant” habituellement réservé aux hommes. C’est elle qui fait le premier pas,qui prend l’initiative du baiser, laissant son amant stupéfait. Les corps se mettent à communiquer,la tension se relâche.Tout ce qui avait été contenu jusqu’à ce moment-là peut désormais s’exprimer.Il n’y a plus ni calcul,ni réflexion ;juste deux désirs qui se confrontent enfin. Pour capter ce moment intense, la caméra demeure fixe, à distance respectueuse des personnages assis sur le lit, sans jamais chercher à accentuer artificiellement la tension drama- tique de la scène livrée en un plan-séquence. Soudain, alors que l’on ne s’y attend pas, le film se termine, laissant les amants à leur intimité.On se souvient alors de la première phrase du film (la seule) prononcée par la jeune femme :“Et les autres ils étaient nus aussi ?Cécile Guthleben Le baiser, 2007, 35 mm, couleur, 10 mn. Scénario et réalisation :Yann Coridian. Image : Nicolas Guicheteau. Son : Frédéric Ullmann. Mixage : Jérôme Wiciak. Montage :Valérie Loiseleux, Sarah Anderson. Interprétation : Malik Zidi, Sarah Le Picard. Production :Tabo Tabo Films. P Le baiser de Yann Coridian Une leçon particulière de Raphaël Chevènement sept-oct 2008 4 35 BREF84-LES FILMS 11/08/08 16:47 Page 35

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es histoires les plus touchantes sont souvent celles à côté desquelleson passe, par bêtise ou maladresse, comme si le remords possédait

une force poétique inconnue de la plénitude de l’accomplissement.Les incor-rigibles romantiques soutiendront alors que les plus grands bonheurs sontau fond ceux qui nous échappent,tout comme les plus beaux souvenirs ceuxqui restent imaginaires, et c’est au cœur de cette défaite que réside le filmde Raphaël Chevènement, dans cet instant furtif où le héros laisse la vie luitourner le dos.

Cette issue semble pourtant dès le début cousue de fil blanc : sous laférule d’une jolie étudiante en Lettres,un lycéen doit analyser un poème deVictor Hugo dans lequel une jeune fille tente de séduire son compagnon depromenade auquel elle n’ose pas avouer sa flamme.L’identification avec lespersonnages du film est alors plus qu’évidente, mais l’adolescent sembletoutefois imperméable à la subtilité du jeu amoureux. La jeune femme luifait donc la leçon, explique la pudeur des sentiments, la minauderie desjeunes filles, le frisson d’un bras nu, l’excitation du premier pas. L’élève tentediscrètement d’en savoir plus. Comment être sûr qu’une jeune fille attendun signe, qu’elle sera réceptive à un geste amoureux ? Comment conjurerle risque face au désir ? L’explication du joli professeur glisse peu à peu dela littérature vers les leçons de l’expérience, mais cette fois-ci, c’est elle qui

ne voit rien,en tout cas pas le regard apeuré et terriblement attentif de sonélève, qu’elle abandonne paralysé par l’émotion sur le pas de la porte.

C’est donc en silence que le film conclut cette histoire simple et inno-cente, qui serait presque dérisoire si, grâce à la légèreté de la mise en scèneet au charme des comédiens, il évitait justement de s’appesantir pour sedéguster telle une esquisse inaboutie, que l’on aurait jetée puis retrouvée,dévoilant toute la spontanéité d’un premier jet et la fraîcheur d’un trait hési-tant.À ce titre, l’écriture de Cécile Ducrocq et Raphaël Chevènement se révèleen effet infiniment séduisante par le jeu certes traditionnel mais si subtildu non-dit, l’amoureux se retrouvant éconduit sans que l’aimée n’en sacherien.Une leçon de choses qui a l’élégance d’éviter la gravité car comme disaitRimbaud,“on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans”…

Arnauld Visinet

Une leçon particulière, 2007, 35 mm, couleur, 10 mn.

Réalisation : Raphaël Chevènement. Scénario : Cécile Ducrocq et Raphaël

Chevènement. Image : Marc Tévanian. Montage : Serge Turquier. Son : Jean-

Claude Laureux. Interprétation :Cécile Ducrocq et Raphaël Goldman.Production :

Les Films du Requin.

Lresque rien. Une chambre, et un lit sur lequel sont assisdeux personnages anonymes. Lui parle, sans s’arrêter,

pour ne pas laisser de place au silence, pour tenter de retarderl’instant t. Elle, elle fait mine de l’écouter même si manifeste-

ment elle est ailleurs. Son regard est fuyant, ses doigts s’en-tortillent dans sa robe. La tension entre les deux jeunes gensest palpable.

Le baiser de Yann Coridian, c’est la saisie de cet instantintense et troublant qui précède le premier baiser de futursamants, mais débarrassé de tout le décorum inutile qui l’en-toure dans tant d’autres films. Il ne subsiste rien d’autre queces deux personnages, pas même les bruits venus de l’exté-rieur. Le schéma traditionnel du désir est habilement inversé.Coridian se joue des codes de la séduction en plaçant son héroïnedans le rôle du “conquérant” habituellement réservé auxhommes. C’est elle qui fait le premier pas, qui prend l’initiativedu baiser, laissant son amant stupéfait. Les corps se mettent àcommuniquer,la tension se relâche.Tout ce qui avait été contenujusqu’à ce moment-là peut désormais s’exprimer. Il n’y a plusni calcul,ni réflexion;juste deux désirs qui se confrontent enfin.

Pour capter ce moment intense, la caméra demeure fixe, àdistance respectueuse des personnages assis sur le lit, sansjamais chercher à accentuer artificiellement la tension drama-tique de la scène livrée en un plan-séquence.Soudain,alors quel’on ne s’y attend pas, le film se termine, laissant les amants àleur intimité.On se souvient alors de la première phrase du film(la seule) prononcée par la jeune femme:“Et les autres ils étaientnus aussi ?” Cécile Guthleben

Le baiser, 2007, 35 mm, couleur, 10 mn.

Scénario et réalisation :Yann Coridian. Image :Nicolas Guicheteau.

Son :Frédéric Ullmann.Mixage :Jérôme Wiciak.Montage :Valérie

Loiseleux, Sarah Anderson. Interprétation : Malik Zidi, Sarah Le

Picard. Production :Tabo Tabo Films.

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