De tout cela, que reste-t-il?

49
DE TOUT CELA, QUE RESTE-T-IL? Les tribulations de Louis Pierre Blanc la guerre et après...

description

Les tribulations de Louis Pierre Blanc, la guerre et après

Transcript of De tout cela, que reste-t-il?

Page 1: De tout cela, que reste-t-il?

DE TOUT CELA, QUE RESTE-T-IL?

Les tribulations de Louis Pierre Blancla guerre et après...

Page 2: De tout cela, que reste-t-il?

C’est parce que tu as toujours gardé pour moi quelque chose de mystérieux que j’ai eu envie d’écrire ces lignes. Merci à Karim qui m’a fortement incité à concrétiser cette envie et qui a illustré la couverture, merci à Jean-Paul, « l’archiviste » de la famille, et à Gilles ; tous trois ont été les premiers lecteurs et m’ont encouragé à terminer ce projet. Jacques

Page 3: De tout cela, que reste-t-il?

Ton prénom Louis, Pierre, Louis-Pierre, Pierrot… Ton prénom est déjà un mystère pour moi. Louis-Pierre pour l'état civil, Louis pour tes collègues de travail, Pierrot pour la famille, et Pierre pour la poste. Lorsque, enfant, j'écrivais notre adresse: " Blanc Pierre à La Pierre", je trouvais que ça sonnait bien. Tu es né le 12 mars 1922, à Vouvray, sixième d'une famille de onze enfants (de l’ainé à la plus jeune : Gabriel, Blandine, Maurice, André, Lucas, toi, Marie, Annette, Fernande, Marc, Jeanine). Ton père, cultivateur à Vouvray, avait fait la guerre de 14-18. Était-il déjà garde-champêtre quand tu es né?

De gauche à droite : ton père, « le Pépé de Vouvray », Gabriel, toi, Maurice, Lucas, André, Blandine, et au 1er plan : Jeanine, Marc, Marie, Annette, Fernande.

Ton enfance Je sais très peu de choses de ton enfance. T’appelait-on déjà Pierrot? Je me souviens de ce que m'a dit un vieux de Vouvray, alors que j'étais moi-même enfant: tes cheveux très clairs t'avaient valu un surnom, mais je n'arrive pas à me rappeler lequel; c’était, bien sûr, un jeu de mot sur ta couleur de cheveux et ton nom de famille. Je me rappelle aussi un des rares souvenirs de ton enfance que tu m'as raconté: tu étais tombé sur un nid de guêpes. Souffrant de multiples piqûres, tu avais, pour tout remède, été mis au lit, avec une forte fièvre. Depuis, tu étais insensible aux piqûres de guêpes. Je sais aussi que tu as été berger ("en champ les vaches" comme on disait) ; c’était l’usage de placer les garçons comme bergers pour l’été dans une ferme, ils y gagnaient leur nourriture. Un jour, on est allés avec toi rendre visite aux gens de la Combe de la Manche chez qui tu avais été berger, et on avait été très bien accueillis: visiblement, tu avais laissé de bons souvenirs. Et c'est à la Combe de la Manche que tu seras capturé plus tard par les Allemands. Profession: mécanicien Le premier document (1)* que nous avons, du moins le plus ancien, est le duplicata de ton immatriculation à la Sécurité Sociale, avec effet du 12 mai 1938 : tu avais 16 ans. Tu as donc dû commencer à travailler à cette date: impossible de savoir où ; par contre on peut penser que c'était en tant qu'aide mécanicien, comme le dit ton livret militaire (3 c). Et sur ce document, tu te prénommes Pierre (Louis P. sur ton livret militaire – 3 a) * les numéros renvoient aux copies, rassemblées par ordre chronologique à la fin de cet opuscule, de documents familiaux dont Jean-Paul est le dépositaire.

Page 4: De tout cela, que reste-t-il?

La guerre: engagement dans l 'armée, démobilisation

Contexte historique: la guerre, l'occupation La guerre commence en septembre 1939, et le 10 mai 1940, l’armée allemande attaque en envahissant les Pays-Bas, le Luxembourg, la Belgique et la France. Le gouvernement quitte Paris le 10 juin pour Tours. Au moins 6 millions de Français abandonnent leur domicile et participent à l'exode de 1940, se retrouvant sur les routes sous les attaques de la Luftwaffe et ruinant la logistique militaire française. Le 14 juin, les blindés allemands atteignent Paris. Le gouvernement Pétain, constitué à Bordeaux le 17 juin, et le Parlement vont s'installer en juillet à Vichy. Le général de Gaulle passe à Londres et lance son appel le 18 juin. Le 22 juin 1940, la délégation française signe l’armistice. La plus grande partie de la France est occupée par les troupes allemandes, le pays est divisé en une zone occupée et administrée militairement par l'Allemagne (nord, ouest et sud-ouest), et en une zone libre (centre et sud – Bellegarde est en zone libre après avoir été brièvement occupée; la ligne de démarcation est la Valserine et le Rhône). Le gouvernement de Vichy avec Pétain à sa tête administre l’ensemble du territoire français Dans la zone libre, l'Armée française est limitée à 100 000 hommes et les troupes sont désarmées. C'est l'armée d'armistice. À partir de novembre 1942, à la suite du débarquement allié en Afrique du Nord, elle cesse d'exister et les unités restées en métropole sont dissoutes sur ordre d'Hitler le 27 novembre 1942. Pendant ce temps, à Bellegarde, la résistance commence à s'organiser dans les milieux syndicalistes et de gauche (à Vouvray Marinet, Prandini, Robotti, Nervi, Dubuisson).

Derrière la petite photo, tu as écrit « Celui qui t’aime, Louis Blanc »

Sur la dernière photo, tu es le 4ème au garde-à-vous en partant de la droite,

Page 5: De tout cela, que reste-t-il?

Toi, le 8 avril 1941, tu t'engages dans l'armée de l'air (engagement signé à Nantua – 2 -) pour 4 ans, et tu es incorporé le 19 mai 1941 à Salon puis Perpignan Tu es donc dans l'armée d'armistice, et lorsqu'elle est dissoute, le 27 novembre 1942, tu es démobilisé. En fait, tu as une permission renouvelable (4) de trente jours, à compter du 28 novembre (tu es arrivé en gare de Bellegarde le 3 décembre, comme le montre le tampon du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée, qui sera, après la guerre, absorbé dans la SNCF). Officiellement, tu es démobilisé le 4 décembre 1942 et on te remet des titres d'alimentation le lendemain, ainsi qu'une carte de vêtements (5 a), et du tabac (5 b).

Contexte historique: le rationnement Dès 1940 commence le rationnement: on limite la consommation des produits alimentaires de base, et d'autres articles, en attribuant des tickets de rationnement, qu'on doit donner en même temps qu'on paie la marchandise achetée. Le rationnement durera, pour certains produits, jusqu'en 1949.

Tu avais déjà reçu une carte d'alimentation (6) alors que tu étais militaire, mais tu ne sembles pas l'avoir beaucoup utilisée, si l'on en croit le nombre de coupons qui restent. Pendant ce temps, Gisèle Fournier, qui allait devenir ta femme, recevait sa carte de vêtements et d'articles textiles (7) de la mairie de Châtillon de Michaille.

Une période compliquée L’armée doit être passablement désorganisée, à ce qu’il semble d'après tes papiers : démobilisé le 4 décembre 1942, tu as pourtant une permission (8) du 1er au 31 janvier 1943, puis une autre (9) du 1er au 28 février, toutes deux établies le 23 février, et visées (au verso) par la gendarmerie de Bellegarde le 2 mars… permission alors que tu as été démobilisé? Cette démobilisation ne sera d’ailleurs pas reconnue par les autorités militaires à la Libération: tu es convoqué le 18 juin 1945 (10) et le 3 août, une nouvelle fiche de démobilisation (11) te déclare lié par contrat, ayant séjourné dans le camp de prisonniers de CHEMBRITZ (sic*) sous le matricule 18323, rapatrié le 13 mai 1945, titulaire d'une permission de 30 jours valable jusqu'au 24/7/45 et placé en congé de durée indéterminée à compter du 25/7/45. Voilà pour ta vie militaire. Mais revenons à l'année 1942 et à ta première démobilisation. * Chembritz : erreur de frappe, il s’agit de Chemnitz, voir plus loin.

Page 6: De tout cela, que reste-t-il?

Maquisard C’est grâce à trois textes (12, 13 & 14) non datés, écrits de la main de Maman (j’imagine que tu les lui as dictés. Quand?) qu’il est possible de savoir ce qui t’est arrivé après ta première démobilisation : tu es retourné chez tes parents cultivateurs à Vouvray, et tu as reçu un ordre de réquisition pour aller travailler en Allemagne.

Contexte historique: le STO (service du travail obligatoire) Durant l'occupation de la France par l'Allemagne nazie, ont été organisés la réquisition et le transfert contre leur gré vers l'Allemagne de centaines de milliers de travailleurs français, afin de participer à l'effort de guerre allemand (usines, agriculture, chemins de fer, etc.). Les personnes réquisitionnées dans le cadre du STO étaient hébergées dans des camps de travailleurs situés sur le sol allemand. C'est le STO qui a donné naissance au phénomène du "maquis" et imprimé à la résistance française un tournant fondamental. À Bellegarde, les jeunes gens de la classe 42 qui venaient de passer la visite médicale d'incorporation au STO (en mars 1943) se rassemblent devant la mairie et forment un cortège, brandissant des drapeaux tricolores et scandant des slogans de refus du départ en Allemagne.

Tu étais de la classe 42, faisais-tu partie de ces manifestants? Peut-être n'étais-tu pas venu passer la visite médicale? Comme d'autres (certains de tes frères en particulier), tu "prends le maquis". Il faut dire que tes parents avaient hébergé des réfractaires, et ravitaillaient un petit groupe de maquisards commandé par Robert Dubuisson, dont nous reparlerons. Ta capture Tu es, d’après deux des textes écrits par Maman, dans un "chalet" (c'est le terme que tu emploies) à la Combe de la Manche, et le 24 juin 1943, un agent de liaison vient avertir qu'un groupe d'Allemands patrouille dans la montagne. Avec ton copain Ruggeri, tu te caches dans les bois pendant 2 jours, puis, croyant le danger écarté, vous retournez au chalet pour "casser la croûte". C'est là que vous vous faites prendre, et tu es conduit à coups de crosse aux voitures, où tu es séparé de ton copain. Emmené à Bellegarde à l'hôtel Terminus, tu subis un premier interrogatoire. Ruggeri, lui, a réussi à s'enfuir pendant le transfert. Il a sauté du camion qui l'amenait à Bellegarde. Dénonciation? L'évasion de Ruggeri a donné lieu à de nombreux commentaires… Selon ta sœur Jeanine, il était descendu à Bellegarde la veille. Il a pu être suivi par les Allemands quand il est remonté, et – volontairement ou non? – il les a conduits à votre chalet. Le fait qu’il a pu s'échapper – cela aurait eu lieu place de la gare, parmi de nombreux soldats allemands – accrédite la thèse de la complicité des Allemands dans cette évasion, donc le fait qu'il t'a dénoncé en échange de sa liberté. Les rumeurs vont vite dans les périodes troublées, et, à la Libération, on a voulu tondre sa femme (lui était mort entre temps de la tuberculose), comme on tondait les femmes qui avaient "collaboré" avec l'occupant. Tu es intervenu à ce moment pour dire que tu n'avais pas été dénoncé, et la veuve de Ruggeri t'en a été très reconnaissante. On ne saura bien sûr jamais réellement ce qui s'est passé. La brochure " Cristal 4 - Témoignages sur l’occupation allemande et la résistance intérieure dans la secteur de Bellegarde sur Valserine " présente une version un peu différente : " la première opération allemande sur le plateau se solde par l’arrestation à la Combe de la Manche de deux réfractaires sans armes, Antoine Ruggeri et Pierre Blanc. Opération étonnante,

Page 7: De tout cela, que reste-t-il?

car exécutée par un petit groupe d’Allemands montés à bord de deux voitures seulement, qui ne peut donc s’expliquer que par une dénonciation. Quoi qu’il en soit, Ruggeri et Blanc sont capturés et emmenés chacun dans une voiture, Ruggeri qui connaît très bien les lieux, met à exécution une idée audacieuse. Le premier tournant au-dessous de la Croix Jean-Jacques, au lieu-dit le Dhier, est une épingle à cheveux très prononcée qui oblige les voitures à ralentir fortement. Lorsque la voiture arrive à cet endroit, il bouscule le soldat allemand assis à côté de lui, réussit à ouvrir très vite la portière qui était mal fermée à cause de la bretelle de son sac, saute de voiture, saute ensuite du haut du mur de soutènement du virage (4 mètres environ) et disparaît dans la forêt avant que les Allemands médusés aient pu réagir. Naturellement ce genre d’acrobatie ne pouvait se faire deux fois de suite et Pierrot Blanc dut rester prisonnier". Sans encore connaître cette histoire, je suis, plus tard, devenu copain du fils de Ruggeri, Jean-Pierre ; nous étions ensemble à l'École Normale. Quand Jean-Pierre venait à la maison, que pensais-tu? Tu devais avoir des souvenirs forts de cette période, tu ne m'en as rien laissé paraître. Et tu as souvent emmené Gilles, Jean-Paul et moi à la recherche de morilles ou à la cueillette de narcisses dans le secteur de la ferme du Dhier. Tu n’as jamais eu envie de nous parler de tout cela ? Ta captivité en France Le lendemain, toujours d’après les textes écrits par Maman, tu es conduit à Bourg-en-Bresse, interrogé et frappé par la Gestapo, puis nouveau transfert, pour le fort Montluc à Lyon, où tu es incarcéré deux mois "sans cesse interrogé et cogné pour me faire dire le nom de mes camarades, et surtout de celui qui commandait notre groupe" racontes-tu.

Le fort Montluc Après l’invasion de la zone libre en novembre 1942, les Allemands réquisitionnent la prison de Montluc. Des milliers d’hommes et de femmes, des otages, des persécutés raciaux et des résistants seront entassés là, pour un temps plus ou moins long, dans des conditions de vie inhumaines, en attente de déportation ou de transfert. Jean Moulin et ses compagnons y sont internés après l'arrestation de Caluire le 21 juin 1943. Klaus Barbie est alors le chef de la Gestapo à Lyon.

Ta captivité en Allemagne Comme tu n'as pas voulu parler, on t'a finalement envoyé en Allemagne. Tu as été capturé le 26 juin 1943 (29 juin d'après ta carte de déporté – 17), et c'est le 23 juillet 43 que tu es envoyé à Chemnitz, s'il l'on en croit cette carte.

Chemnitz fait partie des 94 camps dépendant du camp central de Flossenburg, tout comme Venusberg. Ils sont situés dans l'est de l'Allemagne, non loin de la frontière avec l'actuelle République Tchèque. On trouve, sur Internet et dans quelques livres, la mention du camp de Venusberg, dans lequel "1000 Juives travaillaient pour l'entreprise aéronautique Junkers dans une usine appelée Venuswerke". On sait que de nombreux commandos extérieurs, camps extérieurs ou camps annexes, tous dépendant administrativement de Flossenburg, ont été créés, et des femmes juives transférées des camps de Ravensbrück et Bergen Belsen y étaient détenues et employées à un travail exténuant (douze heures par jour). D’après des témoignages de survivantes, des hommes travaillaient dans cette usine : des « non-juifs » dont le camp n’était pas très loin de celui des femmes juives.

Page 8: De tout cela, que reste-t-il?

À Chemnitz, tu travailles 12 h. par jour dans une usine de métallurgie, puis tu te retrouves ensuite dans le camp de Venusberg . C'est ce que tu dis dans le premier texte (12), celui qui a l'air le plus ancien. Dans le troisième texte (14 b) tu précises que tu es "seul homme entouré de femmes juives" et que vous travaillez dans une usine métallurgique. Sont-ce tes compétences en mécanique qui te placent à part ? Avais-tu le rôle de contremaître dont parlent certaines anciennes détenues ? Ou est-ce ton statut qui te vaut un traitement particulier : ni juif ni STO, mais déporté en tant que réfractaire ? Un gros bombardement sur cette usine te permet de fuir, dis-tu ensuite. Où étais-tu exactement quand ce bombardement a eu lieu? Difficile de le dire, mais tu n’étais sans doute pas dans l’usine principale, car elle ne semble pas avoir été détruite par un bombardement. Je me souviens d'une des rares fois où tu m'as parlé de cet événement. Les sirènes se mettent à hurler, pour annoncer le bombardement, et tout le monde se précipite vers les bâtiments, croyant y trouver un abri. Toi, tu préviens que ce n'est pas ce qu'il faut faire, mais tu te retrouves seul à courir vers un ruisseau, et tu te couches au sol en serrant le tronc d'un petit arbre placé devant toi. Quand le vacarme cesse, tu te relèves et constates qu'un obus s'est planté entre tes jambes sans exploser… Tout est ravagé, et tu t'éloignes, comme fou, dans la forêt voisine. Et tu crois vraiment être devenu fou quand, après quelques jours d'errance tu entends parler français. Ce sont des Français de ton âge, réquisitionnés pour le STO, qui travaillent comme bûcherons. Ils te conseillent de te joindre à eux et, dis-tu "regroupé avec eux, je finis mon temps parmi eux jusqu'à la libération". "Regroupé avec eux"… Comment as-tu pu être regroupé ? Est-ce une autorité allemande qui l’a décidé, ou est-ce toi qui t’es introduit clandestinement parmi eux, comme je l’ai pensé d’après le peu de choses que j’ai entendu ? Période très difficile pour toi, dont tu as très peu parlé, et dont il est impossible de rendre compte avec précision: quel était le lieu bombardé? comment as-tu été regroupé avec ces Français du STO? quand cela s'est-il passé? Autant de questions qui resteront sans réponse sur ces presque deux années de captivité. Tu n'aimais pas parler de toi, même tes sœurs, que j’ai interrogées pour essayer d'en savoir un peu plus, me l'ont dit. Et sans doute avais-tu encore moins envie de parler de toi durant cette épisode de ta vie qui a dû être horrible. Nous n’avons donc que quelques bribes d’information comme cette confidence (faite par qui ? Maman ?) à Keyvan : on lui a raconté qu’à Venusberg, tu étais chargé d’aider un Allemand qui dessinait des plans. Tu avais très faim et cet Allemand laissait à ton intention des guignons de pain dans le tiroir de son bureau. Pendant ce temps, en France : un souvenir de Maman C’est elle qui m’a raconté ce souvenir de la période de l’occupation. Un copain vient la chercher, et, sans lui fournir trop d’explications (mais les avait-elle écoutées ?), la conduit dans une cave où il la laisse, en compagnie d’une autre femme. Chacune demande à l’autre ce qu’elle fait là, mais aucune ne semble le savoir. Heureusement, le copain de Maman revient et lui demande : « Ça y est ? Tu l’as fouillée ? ». Le copain était un maquisard, et attendait de Maman qu’elle fouille l’autre femme, arrêtée par les résistants parce que soupçonnée de collaboration avec les Allemands. On saura ensuite que cette femme avait très probablement dénoncé tes parents qui avaient aidé des maquisards ; de ce fait, les Allemands ont brûlé leur ferme en représailles. À cette époque, Maman et toi ne vous connaissiez pas encore.

Page 9: De tout cela, que reste-t-il?

Ton retour en France, à la Libération On pourrait imaginer que ton retour en France a été joyeux… Ça n'a pas dû être le cas: en 1944, pendant ta captivité, tes parents ont vu leur ferme incendiée par les Allemands, et un de leurs fils, ton frère André, fusillé. Il était descendu du plateau de Retord, maquisard lui aussi, pour voir ses parents. Et c'est Jean Marinet qui m'a raconté la suite: dans la ferme en face, la sœur de Marinet a vu les Allemands arriver. Elle s'est précipitée pour prévenir André, mais il s'est fait prendre alors qu'il s'enfuyait. Ce ne semble pas être au moment de ta libération que tu reçois une carte de rapatrié, mais plus tard. Le bordereau d'envoi t'est adressé à Tenay et cette carte a disparu, on en a une copie certifiée conforme en mars 1951 par la gendarmerie de Bellegarde (15). Non, ton retour n'a pas été joyeux, d'ailleurs lorsque Maman m'a parlé de cette époque et de votre rencontre, elle m'a dit qu'elle avait alors plutôt envie de s'amuser et de flirter, et tu lui as fait savoir que toi, tu ne voyais pas les choses ainsi. Tu avais tourné une page de ta jeunesse, et quelle page! Marié, 1 enfant… Et c'est vrai que tu ne perds pas de temps: vous vous mariez en septembre 1945, et je nais le 23 mai 1946. À ce moment-là, tu es gérant de garage, à Tenay.

Au dos de cette photo, Maman a écrit : « Pierrot et Dédé Garage Tenay »

Complications administratives Qu'est-ce qui se passe en ce début d'année 1946? Tu as pourtant reçu ta carte de rapatrié (15) qui te déclare déporté politique, et ta carte de Déporté (17), mais ton statut de déporté semble être remis en cause, et tu as dû t'en plaindre le 11 février 46 par lettre puisque tu reçois une réponse (18) de la Maison du Prisonnier et du Déporté de l'Ain qui te précise que tu es "porté sur les contrôles comme déporté du travail et non comme politique". Cela vient-il de ta position particulière, comme on l’a vu, à Venusberg ? Une attestation (19) de la gendarmerie de Bellegarde affirme que " le nommé Blanc (Louis) (…) a été déporté pour le STO en Allemagne et qu'un procès-verbal n° 645 en

Page 10: De tout cela, que reste-t-il?

date du 12.7.1943 a été dressé a cet effet ". L'attestation continue en ces termes: "Les archives de notre brigade ayant été en partie détruites par les Allemands à leur départ, l'original de ce P.V. n'a pu être retrouvé". Difficile de déchiffrer tout cela: tu as été transféré vers l'Allemagne à partir de Montluc le 23 juillet, et le procès-verbal (introuvable) aurait été établi à Bellegarde le 12 juillet? On trouve ensuite dans tes papiers une succession de demandes à l'Armée de l'Air de régularisation de droits et de réponses qui paraissent concerner la perception de ta solde de militaire durant ta captivité, mais puisque tout semble avoir été réglé en 1945 (16) pourquoi faut-il une nouvelle régularisation en 1946 ? (20 - 21). Sur la lettre du 18 décembre 1946 (20), quelqu'un a écrit à la main quelques indications pour soigner un bébé qui devait être moi: "Sinapigène bébé à mettre sur la poitrine et Rino ??? à mettre dans le nez". Tu t'es peut-être finalement résigné à ne plus être considéré officiellement comme déporté résistant, ou plus vraisemblablement, d'autres soucis plus immédiats t'empêchent de penser à tout cela. D’abord, la fin du garage (tu étais excellent mécanicien, mais il manquait un bon gestionnaire, selon Maman): vous quittez Tenay pour La Pierre, et tu travailles à l’usine Radios, à Bellegarde. De plus, le rationnement n'est pas terminé et la vie quotidienne, de ce fait, n'est pas simple. Ainsi vous allez acheter du café et du sucre en Suisse. Mais pour cela, vous avez besoin d'un permis de circulation frontalière (22- 23) sur lequel sont notés scrupuleusement vos achats. Nouvelles démarches administratives C'est en 1954, alors que Jean-Paul a trois ans, que tu reprends des démarches pour faire reconnaître ton statut de déporté résistant (24). Le Ministère des anciens combattants et victimes de la guerre te répond à plusieurs reprises en te demandant de fournir les attestations nécessaires (25). Elles ne doivent pas être faciles à obtenir : Maman a écrit sous ta dictée (14 b): "De tout cela, que reste-t-il? Je n'ai gardé aucun contact avec des personnes de mes premiers camps. Que sont-ils devenus?". Plus loin, tu dis: "Robert Dubuisson a tout fait à la libération pour faire reconnaître mes droits de déporté politique, il avait fourni des attestations comme quoi je faisais partie de son groupe de résistants, ces attestations ont été envoyées, il est décédé depuis quelques années." Et le 16 janvier 1958, la réponse tombe (26): décision portant rejet d'une demande d'attribution du titre de déporté résistant, pour le motif suivant: "la cause déterminante de la déportation n'a pas été un acte qualifié de résistance à l'ennemi au sens du statut des Déportés et Internés résistants. En outre, la matérialité de cette déportation n'est pas établie". C'est ce "en outre" qui a dû te faire le plus mal. Tu n'as jamais essayé de te faire passer pour un héros ayant effectué des coups de main ou des actes de sabotage… mais lire que la matérialité de ta déportation n'est pas établie, alors que tu en as souffert physiquement et mentalement, ça, ça a dû être dur… Difficile de comprendre cette décision, alors que ta fiche de démobilisation à la Libération (11) donne même ton numéro de matricule de détenu à Chemnitz. C’est sans doute en prenant en compte cette décision que la brochure dont j’ai parlé plus haut termine le récit de ta capture sur le plateau de Retord : « … et Pierrot Blanc dut rester prisonnier. Par chance, il ne fut pas envoyé dans un camp de déportation mais dans un camp de travail au titre du STO et de ce fait put connaître la joie du retour. » Toi, tu es désabusé et tu laisses tomber les démarches… Ou alors tu as d’autres soucis : Gilles va naître l’année suivante et il faut songer à déménager pour un logement plus grand. Quitter le sympathique quartier de La Pierre n’est pas facile pour toi : tu y as de nombreux amis et voisins, qui apprécient ta gentillesse et tes qualités de bricoleur, et ton

Page 11: De tout cela, que reste-t-il?

garage est installé en face de la maison. Tu l’as construit toi-même, tu y gares ta 4 CV et y passes de grands moments à bricoler. Comment trouver un lieu où reconstruire ce garage ? En fait, mais tu ne le sais pas encore à cette date, tu trouveras à louer un terrain pas très loin de la « Cité Beauséjour ». À La Pierre : là où tu as construit ta cabane, agrandie ensuite en garage.

À La Pierre : Jean-Paul et moi ; derrière nous, au niveau du poteau, la cabane Gilles au moment où nous allons quitter La Pierre.

Visite au château Est-ce à ce moment que tu me racontes comment tu as cherché à retrouver, peu après la Libération, un ancien camarade de captivité? Ce camarade était un noble qui t'avait dit où il habitait: dans la région de Grenoble. Tu décides d'aller le voir et tu pars, à bicyclette… Lorsque tu arrives au château, on t'informe que ton copain n'est pas là mais on te propose de rester pour dîner et passer la nuit. Comme tu n'as que les vêtements que tu portais pour venir à vélo, on te remet un habit à

Page 12: De tout cela, que reste-t-il?

endosser pour le dîner (sans doute n'avais-tu jamais porté l’habit auparavant). Dîner très cérémonial: on attend que le père commence pour manger, et tu n'as pas fini qu'il se lève déjà, et tout le monde en fait autant: tu seras privé de dessert. Tu es très mal à l'aise dans cette ambiance, et tu décides de repartir dès le lendemain matin, sans avoir revu ce camarade dont tu n'avais pas mesuré, en captivité, à quel point son monde était différent du tien. Nouvelles et dernières démarches administratives C'est en 1979 que tu reprends des démarches. Est-ce ta maladie qui t'a fait repenser à tout cela? Est-ce que, décidément ce rejet de 1954 du ministère des Anciens Combattants est trop dur à accepter ? André Clément, le frère de ton beau-frère Ernest dit « Néné », rédige une attestation (27) et tu fais faire une copie conforme de l'attestation de la gendarmerie dont on a déjà parlé (19). Jean-Paul, alors à Paris, a pris contact avec un Monsieur Barde (28) qui a indiqué les démarches à accomplir, et Jean-Paul termine son courrier (28 b) en disant que Wilfried se remet lentement de son angine… Et puis, plus rien. De tout cela, que reste-t - i l? C'est toi qui as dicté cette phrase à Maman ou c'est elle qui l'a écrite, en pensant peut-être à la chanson de Charles Trénet. Que reste-t-il? Ce que je viens d'écrire, après avoir feuilleté ces documents avec émotion, et un étonnement né de leur lecture, de celle de la brochure: "Cristal 4 - Témoignages sur l'occupation allemande et la résistance intérieure dans le secteur de Bellegarde-sur-Valserine" et d'autres documents sur Internet. Le rapprochement de toutes ces informations a fait naître en moi un sentiment étrange: enfant, j'ai côtoyé des héros. Oh, pas de grands héros comme on en voit dans les films. Des héros qui ont fait ce qu'ils ont cru devoir faire au moment où ils l'ont fait, tout simplement, sans emphase et sans cérémonie. Et qui ensuite, après la guerre, ont repris leur vie, sans faire étalage de leur passé. Je pense à plusieurs personnes: tes parents qui ont vu leur ferme brûler sous leurs yeux et leur fils emmené pour être fusillé, Jean Marinet qui a été mon prof de gym et celui de Jean-Paul, sans doute aussi de beaucoup de tes neveux, Nervi, Prandini... J'ai une pensée particulière pour ton ami Dino Robotti, avec qui tu n'évoquais jamais de souvenirs de cette période troublée, du moins devant moi. La brochure dont j'ai parlé dit de lui: "Chaque jour ce réfugié du Piémont qui avait fui les fascistes italiens parcourait le chemin de Bellegarde jusqu'aux camps des premiers maquisards qu'il avait contribué à créer, portant les ordres, les lettres, le pain, le tabac, encourageant chacun avec cet inimitable accent italien qu'il n'avait jamais su perdre. Mais tous les anciens des premiers maquis n'ont pas oublié cet homme qui, la libération accomplie, est rentré chez lui, tout simplement. Tous ont regretté qu'on ne l'ait pas décoré selon son mérite". Ces hommes comme Dino Robotti, c'étaient des hommes vrais et simples, comme toi.

Page 13: De tout cela, que reste-t-il?

Réunion de famille Et c’est en particulier en pensant à toi, qui aimais très fort cette montagne, que nous nous sommes réunis pour un pique-nique au dessus de Catray, à l’initiative de Laetitia et Karim, le 24 août 2008.

Page 14: De tout cela, que reste-t-il?

Cette page et les suivantes présentent les copies (certaines en noir et blanc, d’autres en couleurs)

des documents auxquels le texte renvoie. J’ai procédé à un choix parmi tous les papiers

dont Jean-Paul est le dépositaire. C’est également auprès de Jean-Paul qu’on trouvera

les originaux des photos qui ont servi aux illustrations.

1

Page 15: De tout cela, que reste-t-il?

2

Page 16: De tout cela, que reste-t-il?

Couverture du livret militaire

(grandeur réelle) pour la suite, sur les deux pages suivantes, le livret a été agrandi

3 a

Page 17: De tout cela, que reste-t-il?

3 b

Page 18: De tout cela, que reste-t-il?

3 c

Page 19: De tout cela, que reste-t-il?

4

Page 20: De tout cela, que reste-t-il?

Démobilisation en 1942

( voir verso page suivante)

5 a

Page 21: De tout cela, que reste-t-il?

Verso du titre de démobilisation. À gauche on peut lire : « A perçu tabac à Perpignan ???

196 pour la 1ère décade décembre 1942 »

5 b

Page 22: De tout cela, que reste-t-il?

Tickets de rationnement

6

Page 23: De tout cela, que reste-t-il?

le carnet a été réparé avec un timbre que j’étais chargé (par l’école) de vendre au bénéfice

de la « Jeunesse au plein-air » 7

Page 24: De tout cela, que reste-t-il?

8

Page 25: De tout cela, que reste-t-il?

9

Page 26: De tout cela, que reste-t-il?

10

Page 27: De tout cela, que reste-t-il?

Démobilisation à la Libération

11

Page 28: De tout cela, que reste-t-il?

Comme les deux suivants, ce document n’est pas daté et n’est sans doute pas rangé

par ordre chronologique. 12

Page 29: De tout cela, que reste-t-il?

13 a

Page 30: De tout cela, que reste-t-il?

13 b

Page 31: De tout cela, que reste-t-il?

Ce texte semble être une version enrichie (donc ultérieure) du précédent.

14 a

Page 32: De tout cela, que reste-t-il?

14 b

Page 33: De tout cela, que reste-t-il?

15

Page 34: De tout cela, que reste-t-il?

16

Page 35: De tout cela, que reste-t-il?

17

Page 36: De tout cela, que reste-t-il?

18

Page 37: De tout cela, que reste-t-il?

19

Page 38: De tout cela, que reste-t-il?

20

Page 39: De tout cela, que reste-t-il?

21

Page 40: De tout cela, que reste-t-il?

(intérieur des permis page suivante) 22

Page 41: De tout cela, que reste-t-il?

23

Page 42: De tout cela, que reste-t-il?

24

Page 43: De tout cela, que reste-t-il?

25 a

Page 44: De tout cela, que reste-t-il?

25 b

Page 45: De tout cela, que reste-t-il?

26

Page 46: De tout cela, que reste-t-il?

suite page suivante

27 a

Page 47: De tout cela, que reste-t-il?

27 b

Page 48: De tout cela, que reste-t-il?

28 a

Page 49: De tout cela, que reste-t-il?

28 b