De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

9
ARTICLE IN PRESS Modele + L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect Article original De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial Professionalization of foster parents and child’s interests Francine Renault (Psychologue clinicienne à la retraite) a , Jutta de Chassey (Psychologue clinicienne à la retraite) b , Anne Thevenot (Professeur en psychologie clinique) c,a Aide sociale à l’enfance du conseil général du Bas-Rhin, 4, rue du coq, 67000 Strasbourg, France b Aide sociale à l’enfance du conseil général de Meurthe-et-Moselle, 2, ruelle de l’esprit, 54000 Nancy, France c URP 3071 : subjectivité, lien social et modernité, faculté de psychologie, université de Strasbourg, 12, rue Goethe, 67000 Strasbourg, France Rec ¸u le 25 novembre 2012 Résumé Objectifs. En France la législation réglementant l’accueil familial, a conduit les institutions à une nouvelle conception des pratiques des professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Nous nous intéressons plus particulièrement aux assistantes familiales qui traversent une crise identitaire liée à ce processus de professionnalisation. Dans ce contexte, nous nous attachons à penser l’accompagnement institutionnel des familles d’accueil pour que la pratique de l’accueil familial respecte les besoins fondamentaux des enfants confiés à l’ASE. Méthode. Notre réflexion prend appui, d’une part, sur une analyse de pratiques professionnelles diversifiées (groupes de paroles, réunions institutionnelles) au sein de services de l’ASE et, d’autre part, de l’écoute d’assistantes familiales (entretiens d’accompagnement) dans leur travail d’accueil. Résultats. Le processus de professionnalisation des assistantes familiales semble méconnaître leur place d’exception au plus près de l’enfant qu’aucun autre professionnel n’est en situation d’occuper. La rencontre subjective avec un enfant, les affects qu’elle suscite, le lien établi avec lui restent au fondement de l’accueil familial au-delà de la position sociale donnée par le statut et le « savoir faire ». Discussion. Si la valorisation d’un discours valable pour tous donne aux assistantes familiales un « prêt à penser » qui peut paraître séduisant, elle a aussi pour effet d’induire un effacement de leur position subjective. Toute référence à cet article doit porter mention : Renault F, De Chassey J, Thevenot A. XXXX. Evol psychiatr De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial ; vol (n o ) : pages (pour la version papier) ou Adresse URL [date de consultation] (pour la version électronique). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (A. Thevenot). 0014-3855/$ see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.01.005 EVOPSY-821; No. of Pages 9

Transcript of De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

Page 1: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Article original

De quelques malentendus dans la professionnalisationde l’accueil familial�

Professionalization of foster parents and child’s interests

Francine Renault (Psychologue clinicienne à la retraite) a,Jutta de Chassey (Psychologue clinicienne à la retraite) b,Anne Thevenot (Professeur en psychologie clinique) c,∗

a Aide sociale à l’enfance du conseil général du Bas-Rhin, 4, rue du coq, 67000 Strasbourg, Franceb Aide sociale à l’enfance du conseil général de Meurthe-et-Moselle, 2, ruelle de l’esprit, 54000 Nancy, France

c URP 3071 : subjectivité, lien social et modernité, faculté de psychologie, université de Strasbourg, 12, rue Goethe,67000 Strasbourg, France

Recu le 25 novembre 2012

Résumé

Objectifs. – En France la législation réglementant l’accueil familial, a conduit les institutions à une nouvelleconception des pratiques des professionnels de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Nous nous intéressonsplus particulièrement aux assistantes familiales qui traversent une crise identitaire liée à ce processus deprofessionnalisation. Dans ce contexte, nous nous attachons à penser l’accompagnement institutionnel desfamilles d’accueil pour que la pratique de l’accueil familial respecte les besoins fondamentaux des enfantsconfiés à l’ASE.Méthode. – Notre réflexion prend appui, d’une part, sur une analyse de pratiques professionnelles diversifiées(groupes de paroles, réunions institutionnelles) au sein de services de l’ASE et, d’autre part, de l’écouted’assistantes familiales (entretiens d’accompagnement) dans leur travail d’accueil.Résultats. – Le processus de professionnalisation des assistantes familiales semble méconnaître leur placed’exception au plus près de l’enfant qu’aucun autre professionnel n’est en situation d’occuper. La rencontresubjective avec un enfant, les affects qu’elle suscite, le lien établi avec lui restent au fondement de l’accueilfamilial au-delà de la position sociale donnée par le statut et le « savoir faire ».Discussion. – Si la valorisation d’un discours valable pour tous donne aux assistantes familiales un « prêt àpenser » qui peut paraître séduisant, elle a aussi pour effet d’induire un effacement de leur position subjective.

� Toute référence à cet article doit porter mention : Renault F, De Chassey J, Thevenot A. XXXX. Evol psychiatr Dequelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial ; vol (no) : pages (pour la version papier) ouAdresse URL [date de consultation] (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (A. Thevenot).

0014-3855/$ – see front matter © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2014.01.005

EVOPSY-821; No. of Pages 9

Page 2: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

2 F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

Conclusion. – La difficulté identitaire vécue par les assistantes familiales tiendrait au fait que l’institutionconsidère la question du processus de professionnalisation réglée, au lieu de l’inscrire comme une des clésde voûte dans le travail d’équipe. Reconnaître l’émergence d’affects comme indissociables de la fonctiond’assistante familiale, leur donner une valeur, est essentiel pour les parties en jeu dans le placement.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Enfant ; Accueil familial thérapeutique ; Subjectivité ; Assistante familiale ; Professionnalisation ; Identitéprofessionnelle ; Relation thérapeutique ; Contre-transfert ; Étude critique

Abstract

Aims. – In France the current foster care legislation has motivated institutions to reconceptualize the practiceof professionals working on behalf of Aide Sociale à l’Enfance (ASE). We are interested in the foster motherswho are undergoing an identity crisis related to this professionalization process. In this paper we attempt toreflect on the institutional support provided to foster families so that this support would assist the fundamentalneeds of the children whose care is confided to ASE.Method. – Our reflection is grounded on the analysis of diversified professional practices (talk groups,institutional meetings) in ASE services and the analysis of supportive interviews with the foster mothers.Results. – The application of this process appears to underrate their important place as the professional whois the closest to the child. The subjective encounter with the child, with its resulting effects and the bondsit establishes, remains the foundation for effective foster care. This interaction between the foster motherand the child plays a more important role in addressing the needs of the child than that of the social positionconferred by the legislation and the possession of “know how”.Discussion. – If a positive discourse, valid for all, provides foster mothers a ready-made way of thinkingthat may appear attractive, it also has the effect of inducing the deletion of their subjective positioning/theirsubjectivity.Conclusion. – The identity crisis experienced by foster mothers may find its explanation in that the institutionconsiders the issue of the professionalization process as settled instead of integrating it as one of the keystonesin teamwork. Recognizing the emergence of affects as being inseparable from their role of foster parentsand valuing them, is essential for the parties involved in the placement.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Child; Therapeutic foster care; Subjectivity; Foster mother; Professionalization; Professional identity; Thera-peutic relationship; Countertransference; Critical study

L’accueil familial à temps complet a toujours été un fait social qui s’est décliné différemmentselon les siècles, toutefois depuis 30 ans la France a choisi de l’encadrer par des législationssuccessives1 qui formalisent la professionnalisation d’un des adultes accueillants. Les différentesdénominations pour désigner ce type d’accueil2 découlant de ces changements législatifs, ren-voient à l’évolution des représentations et de l’imaginaire du social qui l’ont organisé. Depuisla loi de 20053 le statut des assistants familiaux chargés de cet accueil a été réformé de faconsignificative, notamment les assistants familiaux y sont différenciés des assistants maternels qui

1 Une analyse de l’évolution législative de l’accueil familial à partir de la loi du 17 mai 1977 jusqu’à celle du 27 juin2005 a fait l’objet d’un précédent article [1].

2 « nourrice », « gardienne », « assistante maternelle », « assistant familial ». . .3 Loi no 2005-706 du 27 juin 2005 relative aux assistants maternels et aux assistants familiaux, JORF no 149 du 28 juin

2005 : page 10665.

Page 3: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx 3

accueillent des enfants à la journée. Selon leur nouvelle dénomination, l’assistant(e) familal(e)vient, par le moyen de sa propre famille, assister une famille en difficulté. La rémunération n’estplus uniquement liée au nombre d’enfants accueillis mais prend en compte la fonction globalede l’accueil. De plus la loi prévoit un stage de 60 heures préalable à l’accueil et une formationd’une durée totale de 240 heures qui doit permettre l’obtention d’un diplôme d’État qui n’estcependant, à ce jour, pas obligatoire pour exercer la profession. C’est donc d’un métier dont ils’agit maintenant, un métier comme un autre, et le rôle des assistants familiaux auprès de l’enfantest aujourd’hui dans les services comparé à celui des travailleurs sociaux. Le discours législatif etson actualisation institutionnelle, les positionnent surtout dans une fonction éducative, ce registreétant particulièrement mis en valeur dans leur exercice professionnel. Cependant ce travail exercéau sein de la sphère privée de la famille, dont l’enfant accueilli partage le quotidien, engendreévidemment pour lui des effets au-delà de la visée éducative.

Notre écoute des assistantes familiales4, au cours d’entretiens cliniques5, a mis en évidence undécalage de plus en plus important entre le discours tenu par l’institution, renvoyant les assistantesfamiliales à leur statut de professionnelles, et la clinique du particulier, telle que nous avons pula recueillir lors des entretiens. Nous montrerons que ce décalage, loin de rendre compte dedomaines de discours différents, est souvent à l’origine de souffrance dans l’exercice de leurmétier.

Comment les assistantes familiales peuvent-elles concilier les nouvelles représentations deleur « métier » telles qu’elles sont valorisées par les services de l’Aide Sociale à l’Enfance(ASE), et leur expérience du quotidien partagé avec l’enfant ? Comment ces services qui lesemploient font-ils jouer statut et fonction des accueillants dans l’accompagnement des place-ments ? Autrement dit, comment la formalisation à travers leur statut professionnel prend-elle encompte l’exercice de leurs fonctions éducatives, affectives et symboliques destinées à réaliser unesuppléance parentale ?

Notre analyse fera référence à plusieurs textes législatifs, à différentes modalités de leur appli-cation dans les services de l’ASE et à leurs incidences non seulement sur les professionnels quiy travaillent mais aussi sur les enfants accueillis et leur famille.

1. Une nouvelle conception du placement familial et de ses acteurs

L’application de la loi sur la protection de l’enfance de 20076 est du ressort des conseilsgénéraux, chaque département décide de ses modalités d’organisation et choisit la dénominationde ses services. Différentes appellations et sigles7 ont vu le jour, mettant en avant des orientationspolitiques, tantôt de solidarité, tantôt de protection de l’enfance qui rendent difficile pour lesprofessionnels, le repérage des différents périmètres de compétences et l’identification des servicespour les usagers.

4 Nous prenons le parti de décliner au féminin la fonction d’assistant familial, cette profession étant encore exercée àplus de 95% par des femmes.

5 Notre réflexion s’est essentiellement construite à partir des pratiques de psychologues à l’ASE chargées du suivi desenfants placés et de l’écoute des assistantes familiales dans leur travail d’accueil.

6 Loi no 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, JORF no 55 du 6 mars 2007 : p. 4215.7 ADES : Action Départementale à l’enfance en Souffrance, DISAS : Direction de la Solidarité et de l’Action Sociale,

DSSS : Direction des Services Sanitaires et Sociaux. . .

Page 4: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

4 F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

Cette loi a une triple dimension : prévention des difficultés familiales, accompagnement desfamilles, et prise en charge des enfants lorsqu’ils doivent être soustraits, complètement ou par-tiellement, à leur milieu familial.

Elle rappelle que l’intérêt de l’enfant doit guider toute décision en prenant en compte ses besoinsfondamentaux, « physiques, intellectuels, sociaux, affectifs, et respecter ses droits ». Mais de quelenfant s’agit-il ? Ces repères législatifs énoncés dans leur généralité, ne précisent pas qu’il estnécessaire de s’interroger, comme le souligne Berger [2], sur ce dont chaque enfant a besoin, dufait de son histoire, de son âge, de sa situation, et des liens construits ; la tâche d’apprécier lasituation de l’enfant dans ses particularités relève des équipes de l’ASE et des juges pour enfant.

Par ailleurs, cette loi insiste à nouveau8 sur la place à donner aux parents. Ainsi dans certainsdépartements, la réorganisation des services par lieu d’autorité parentale (le secteur géographiquede référence est celui du domicile des parents) a été une facon de concrétiser la prise en comptede la place de la famille d’origine.

L’objectif annoncé de l’accueil de l’enfant à l’ASE, est d’emblée le retour dans sa famille.Dans cette logique, le travail des professionnels doit alors se centrer plus particulièrement sur lesparents et non pas sur les lieux d’accueil, qui ne doivent pas être considérés comme pérennes :le placement en famille ou en établissement ne doit être qu’un passage. Certains départementsont pris en compte cette orientation du travail en accentuant l’action des travailleurs sociaux versles familles d’origine ; les effectifs de travailleurs sociaux étant constants, l’accompagnement del’enfant dans sa famille d’accueil s’en trouve inévitablement réduit. Le placement s’accompagneselon Ramon ([4], p.3) « dès sa mise en place d’une injonction paradoxale, celle du retour » :ainsi la nécessité d’une séparation risque ainsi d’être décrédibilisée d’emblée. Toutefois différentsprofessionnels constatent que les situations des enfants confiés s’avèrent de plus en plus complexeset nécessiteraient des prises en charge de longue durée.

La loi de 2005, quant à elle, a introduit des dispositions visant à donner aux assistants familiaux9

une place dans le montage institutionnel correspondant à leur nouveau statut : « L’assistant familialest un travailleur social qui exerce une profession définie et réglementée d’accueil permanent àson domicile. . . Il fait partie de l’équipe pluridisciplinaire d’accueil familial » 10. Cependant lesassistantes familiales remarquent encore souvent qu’elles ne sont pas destinataires de toutes lesinformations concernant la situation familiale de l’enfant.

Leur statut s’actualise au travers de projets de service, contrats d’accueil . . . qui rendent comptede la dynamique liant les différents intervenants du placement, et précisent leurs places respectivesdans le montage institutionnel. Dans cette organisation, la figure du travailleur social est identifiéepar les assistantes familiales comme une instance de décision et de pouvoir. Il est le plus souvent,leur seul interlocuteur régulier, tour à tour supérieur hiérarchique, confident(e), soutien, porteurde la voix de l’institution, voix unique ou voix discordantes, si plusieurs d’entre eux interviennentsimultanément ou successivement dans la même famille d’accueil [5]. Alors qu’elles aspirentà être des professionnelles « à part entière », les assistantes familiales font souvent le constatque leur parole n’a pas la même valeur donc le même impact que celle des autres membres del’institution [6].

8 Recommandation déjà présente en 1980 dans le rapport Bianco-Lamy [3].9 Ce que nous développons ici ne s’applique pas de la même facon aux placements spécialisés dont l’organisation est

centrée sur la dimension thérapeutique de l’accueil.10 Décret no 2005-1772 du 30 décembre 2005. Arrêté du 14 mars 2006. Circulaire no DGAS/SA4A: SD2B/2005/303.

Page 5: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx 5

2. Impasse de la subjectivation

2.1. Un nouveau langage

La réforme de la protection de l’enfance recommande aux services d’élaborer un « guide debonnes pratiques » qui leur donnera « une capacité d’appréciation »11. Ces services importent dansle champ du social de nouvelles normes issues pour certaines du monde de l’entreprise, telles queles labels « démarche qualité », « évaluation », « compétences » [7] qui induisent d’autres faconsde décrire la réalité institutionnelle et les rapports de travail. Comme le constate Diener [8], cevocabulaire issu d’une nouvelle langue, imprégnée des idéaux de l’État, où « l’usager », lui-mêmeest bientôt remplacé par « le client » de la prestation médico-sociale, laisse bien peu de place ausujet parlant.

On peut noter ainsi l’importance de certaines références, telles que « l’objectivité », la « bonnedistance », présentées comme de nature à faire repère dans le travail du travailleur social ;l’institution n’attend plus de sa part l’expression d’une position personnelle affirmée mais desénoncés objectivables, des formulations plus neutres.

Les réorganisations des services ont entraîné des changements multiples d’intervenants sociauxdans les suivis. Si la continuité du service public a été dans la mesure du possible garantie parla désignation d’un référent, la continuité dans un accompagnement personnalisé permettant unebonne connaissance des situations, a été mise à mal. De plus en plus les discours institutionnelsprésentent ces professionnels sous les auspices de leur fonction : ils ont la même formation, et à cetitre, appliqueraient une technique commune à tous. Ainsi l’un pourrait alors aisément remplacerl’autre pourvu que la fonction soit exercée.

Ce type de discours, qui nie chez les personnes suivies les ravages liés aux changementsd’intervenants dans l’accompagnement éducatif et la discontinuité psychique qui en découle,se double malheureusement souvent d’une absence de transmission des faits marquants, quipouvait faire lien entre les intervenants successifs. Les écrits professionnels jalonnant le parcoursinstitutionnel de l’enfant peuvent témoigner de cette exigence d’objectivation : aseptisés, pourdéjouer une éventuelle remise en cause, ils risquent de ne plus rien transmettre de ce qui avait faitla rencontre, bonne ou mauvaise, entre des sujets qui ont partagé des moments de vie.

Cette nouvelle conception du travail social empêche aussi le professionnel d’assumer sa partde subjectivité et de prendre en compte son contre-transfert dans son travail. De plus, si chaquetravailleur social se dérobe comme sujet de sa parole, véhiculant un discours institutionnel pré-formaté, comment pourrait-il être en retour destinataire de la parole singulière des parents ou del’enfant lui-même. Ces discours où le sujet de l’énonciation est absent ont pour effet d’estomperles différences entre les professionnels. Or il est important de différencier la fonction, qui assignedes responsabilités, de la personne qui les remplit avec ses qualités et limites ; ce qui compte pourl’enfant comme le souligne Clément [9] c’est que ces deux registres ne soient pas confondus. Siles rapports qui figurent au dossier sont vides de la présence de celui qui écrit, comment l’enfantplacé pourra-t-il élaborer son histoire ?

La posture de désengagement subjectif, de plus en plus valorisée pour les travailleurs sociaux,se développe également chez les assistantes familiales. Confrontées elles aussi à ce nouveaulangage soutenu par l’institution dont elles dépendent, comment peuvent-elles intégrer à leurfonction la complexité des affects qui les envahissent, dans l’accueil d’un enfant, ou lors de son

11 J.O.A.N. [C.R.] no 1 du 10-01-2007, p. 76

Page 6: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

6 F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

départ par exemple ? Ne sont-elles pas censées s’adapter aux conditions de leur « métier » et en« professionnelles », à défaut de pouvoir garder la « bonne distance », se raisonner afin de ne paslaisser paraître leurs émotions ?

2.2. Un double discours et une perte de repères

Si les services accordent bien une place à la dimension affective dans l’accueil de l’enfant,celle qu’ils lui attribuent est de nature à pouvoir être « raisonnée », espérant en ultime recours,que l’appel au professionnalisme de l’assistante familiale puisse l’amener à la prise de distanceescomptée. Or nous pouvons constater que ce rappel, comme protection face aux débordementspossibles des émotions, manque d’efficacité pour aider des femmes confrontées à l’énigme dece qui se joue pour elles dans ces accueils. « Quand je suis allée chercher Dylan à l’hôpital,c’est comme si je l’avais rapté, quand je l’ai ramené chez ses parents, c’est comme si je l’avaisabandonné ». C’est ainsi que Mme V. témoigne du lien établi avec ce petit garcon durant sonaccueil, puis elle ajoute «...mais de ca, il ne faut pas en parler en réunion » nous indiquant quedans le cadre institutionnel son propre éprouvé doit être réprimé. On peut alors se demandercomment, dans ces conditions, l’élaboration de son implication affective, nécessaire au justeexercice de son métier, pourrait être mise au travail ?

Le statut professionnel ne peut traiter que du général et fait par nature l’impasse sur le singu-lier de chaque accueil. Les textes législatifs ne prétendent pas rendre compte de ce qui se passeconcrètement avec celui qui est accueilli, sa famille et les professionnels. Le recours à la fichede poste ou au contrat d’accueil est illusoire pour juguler les effets des mouvements affectifsconscients et inconscients. A fortiori, ils ne peuvent rien dire de la journée émaillée de « petitsriens » porteurs de joies, de soucis ou de colère, ni des mécanismes psychiques qui peuvent fairetransmission pour l’enfant dans sa famille d’accueil. L’institution ne semble pas mesurer l’impactdes processus invisibles et intimes qui construisent l’enfant dans son placement. Les servicesont un positionnement paradoxal : selon les circonstances, ils peuvent mettre tantôt l’accent surla dimension maternelle « Cet enfant vous l’avez quand même élevé », tantôt sur la dimensionprofessionnelle « Rappelez vous que vous n’êtes pas la mère ». Par conséquent, est niée la dif-ficulté à trouver un équilibre entre le « métier » et l’intimité partagée avec l’enfant accueilli. Cemécanisme qui tient du tour de passe-passe, renvoie à l’incapacité de penser la fonction dans saglobalité et empêche d’aborder la singularité de la place des assistantes familiales dans le montageinstitutionnel du placement.

Les discours actuels banalisent les effets de la place d’exception, « au plus près de l’enfant »qu’aucun autre professionnel, même le plus soucieux, s’engageant personnellement dans sontravail, n’est en situation d’occuper, car bien que salariées, leur place s’inscrit d’abord dans leregistre privé du maternel et du féminin [10].

Le placement familial trouve son fondement dans la rencontre d’un enfant avec des personnesqui s’impliquent et dont la parole peut compter. Nous avons constaté dans notre pratique cliniqueque souvent, à leur arrivée, les enfants placés souffraient d’un excès de réel : c’est-à-dire del’évènement brut qui a fait effraction dans leur vie, sans la fonction médiatrice d’un pare-excitation.Enfants gravement perturbés par une éducation parentale inadéquate, partageant sans limite la viedes adultes, ou délaissés et livrés à la toute puissance de leurs pulsions ; bébés en carence destimulations précoces, car vivant avec une mère seule et psychiquement absente. . . ces quelquesexemples témoignent de la gravité des situations qui sont à l’origine des placements. L’éloignementde la situation de danger ne suffit pas à rendre l’enfant affectivement vivant ; pour le lui permettreil faut que l’assistante familiale en passe par son propre ressenti, et qu’elle s’autorise à exprimer

Page 7: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx 7

ses propres émotions, pour qu’il soit en mesure d’identifier les siennes. C’est cette richesseémotionnelle dont la relation est le support, qui permettra à l’enfant de construire sa subjectivité etd’établir des liens différenciés avec d’autres. Si l’assistante familiale se tient à distance, commentces enfants pourront-ils trouver dans leur placement un point d’ancrage qui leur permettrait defaire bord au réel de leur histoire ? « L’expérience que fait l’enfant de vivre et de sentir qu’ilcompte pour un autre a pleinement valeur humanisante pour lui, même si ce n’est pas l’un de sesparents . . . » ([9], p. 261).

Le processus de professionnalisation a également fait vaciller la représentation du coupled’accueil comme incarnant des figures parentales. Le « Je ne suis pas ta mère » qui pouvaitsurgir auparavant dans un mouvement d’exaspération, semble actuellement pouvoir être utilisécomme un énoncé récurrent à destination de l’enfant : il lui rappelle certes, la réalité de son statut,mais confond l’état civil et le lien qui a pu se construire au cours des années de vie commune.C’est comme si, pour l’assistante familiale, soucieuse d’être en conformité avec « le bien direinstitutionnel », une valeur nouvelle venant de son autorité de tutelle s’ajoutait à cette dénégationqui la dégagerait de sa responsabilité à l’égard de l’enfant.

2.3. L’institution comme Tiers ?

Ce qui est valorisé professionnellement c’est donc la position d’effacement du sujet : ceux quisont là pour « prendre soin » devraient, selon les nouvelles « normes », faire leur métier sans êtresujet d’une parole mais véhiculer un discours valable pour tous, celui d’un métier. Ainsi l’enfant,ses parents, sa famille d’accueil, les autres professionnels même, « peuvent ne rencontrer que desprofessionnels qui mettent à l’écart l’énonciation singulière de chacun, la manière de faire uneprofession, des êtres inhabités, incapables de traiter le réel en jeu » ([11], p. 79).

La pression institutionnelle amène les assistantes familiales à adhérer à un discours trompeurles engageant, soit par conviction soit par stratégie, dans une posture qui occulte ce qui fondeleur fonction. Il est possible que certaines, se sentant flouées par les discours tenus seront alorscontraintes à faire semblant, à taire ce qui est vrai pour elles, ce qui n’est pas sans effets patho-gènes. D’autres pourront être prises totalement dans le mirage du tout professionnel relayé dansune certaine mesure par les instances syndicales, espérant peut-être promouvoir l’image de leurprofession et la situer à une place moins « subalterne » dans la hiérarchie des métiers.

Avec le discours institutionnel qui s’impose à elles : « soyez professionnelles », les assistantesfamiliales ont aussi à disposition un « prêt à penser » repris en formule incantatoire par les intéres-sées, qui peut paraître séduisant mais qui n’a pas d’effet de vérité pour le sujet ; il se présente sousla forme d’une injonction médusante qui entraîne chez celui qui la recoit, l’impossibilité de « direnon à cet impératif absolu »[12]. « Pas un mot de ce qui gêne », ([12], p. 91) tel serait l’énoncédogmatique qui empêche d’articuler l’incognito de l’affect et le processus de professionnalisation.

Ces discours déconnectés de la réalité psychique, portent préjudice à l’enfant accueilli quien recoit de plein fouet les effets désubjectivants. Ils échouent à apaiser les tensions pouvantsurgir entre les protagonistes du placement. Face à des parents inquiets ou très revendicatifs, ouà des juges, on insistera sur le professionnalisme de l’assistante familiale : « C’est son travail »,mettant à distance l’expression des liens affectifs qui se sont noués. Mais, si au retour d’une visitechez ses parents l’enfant se précipite vers son assistante familiale et manifeste son plaisir de laretrouver en se blottissant contre elle, les parents ne manqueront pas d’interpréter ce geste commela manifestation d’un lien qui va bien au-delà du professionnalisme dont elle peut faire preuve.

Quand on ne tient pas aux parents un discours de vérité sur les rapports désormais dif-férents à leur enfant, du fait du placement, on entretient l’idéologie d’un lien parent-enfant

Page 8: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

8 F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx

indéfectible, quelles qu’aient été les capacités des parents à occuper leur place. Loin del’apaisement attendu, cette position a souvent pour effet de les engager dans une surenchèrede revendications, déconnectées de ce qu’ils peuvent assumer effectivement.

Les services qui emploient les assistantes familiales engagent ainsi malheureusement les prota-gonistes du placement dans une impasse à conceptualiser cette fonction complexe ; ce qui empêchede concevoir la fonction dans un va-et-vient dialectique entre un statut qui les fait entrer dans unecatégorie professionnelle, et la singularité de leur engagement subjectif. Les assistantes familialessont attachées à tous les paramètres d’inscription dans une catégorie sociale qui constitue un traitidentitaire fort qu’elles mettent d’ailleurs en avant dans les instances institutionnelles où ellessiègent. Or, notre pratique clinique nous confronte à ce qui personnalise un parcours qui n’estjamais superposable à un autre, et qui engage la position d’un sujet. Pour être à l’écoute des assis-tantes familiales et donc de ce qui est en jeu pour l’enfant, nous devons être attentif au nouagede l’institution et du sujet, et permettre que s’opère, un va-et-vient entre ces deux registres : celuidécoulant d’une condition identique qui fédère, et celui relevant de la position du sujet, toujourssingulière sans faire disparaître l’un au profit de l’autre selon l’opportunité du moment.

L’effet du statut ne surgit pas des textes mais de la facon dont ils sont mis au travail par uneinstance ayant autorité qui n’exclut aucun des aspects de la fonction d’assistante familiale, mêmesi leur articulation est complexe. Malheureusement ce qui est proposé aux assistantes familiales,ce sont des « énoncés fétiches » [13] dont la fonction est de faire lien d’appartenance à un groupemais qui ne reposent sur aucune réflexion de fond et obèrent ainsi toute élaboration subjective. Nonseulement ils n’ont aucun effet symbolique mais plus grave encore, car proférés d’une positiond’autorité, ils condamnent la souffrance issue de ce décalage à rester clandestine et laissent lesassistantes familiales aux prises avec la solitude et l’envahissement d’un imaginaire où rien neviendra faire bord.

Le système institutionnel a une responsabilité dans la structuration psychique des enfantsaccueillis. « Le tiers social et le singulier se rejoignent pour que le tiers social et le collectif,en donnant de la place à la perte de jouissance, induisent et permettent l’irréductible travail desubjectivation » ([14], p. 132). Reconnaître l’émergence d’affects comme indissociables de lafonction d’assistante familiale, leur donner une valeur, est essentiel pour les parties en jeu dansle placement.

3. Conclusion

On peut considérer que la dernière loi professionnalisant l’accueil, est un reflet des récentesmutations du champ social et de la subjectivité de nos sociétés telles qu’elles peuvent s’actualiserà l’ASE. Elles ont entraîné de profondes modifications des représentations, et l’on doit, commele souligne Castanet ([15], p. 1), « s’attendre à devoir répondre aux demandes symptomatiquesqui vont en découler », demandes que les équipes d’accompagnement devront traiter ; il est doncimportant de cerner cette nouvelle clinique pour forger une pratique adéquate. Ainsi, nous avons étéamenées à réfléchir aux derniers développements réglementaires, et notamment aux conditionsà soutenir pour que les pratiques induites par la professionnalisation des assistantes familialesrestent compatibles avec l’objectif du placement qui est de répondre aux besoins fondamentaux desenfants accueillis. L’accueil familial devrait être pour l’enfant, l’occasion de rencontres subjectivesdans lesquelles il trouvera à se construire et les assistantes familiales restent incontournables danscette prise en charge, même si elles traversent une profonde crise identitaire liée à la mise enplace de la professionnalisation. La difficulté dans ce domaine tient plutôt au fait que l’institution

Page 9: De quelques malentendus dans la professionnalisation de l’accueil familial

ARTICLE IN PRESSModele +

F. Renault et al. / L’évolution psychiatrique xxx (2014) xxx–xxx 9

considère la question du processus de professionnalisation réglée, au lieu de l’inscrire commeune des clefs de voûte dans le travail d’équipe.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

[1] De Chassey J, Renault F, Thevenot A. Professionnalisation des assistantes familiales et intérêt de l’enfant accueilli.Prat Psychol 2012;18:51–62.

[2] Berger M. Soigner les enfants violents. Paris: Dunod; 2012.[3] Bianco JL, Lamy P. L’aide sociale à l’enfance demain. Paris: La documentation francaise; 1980.[4] Ramon V. Placement familial : un autre paradigme est-il possible ? ANPF Infos 2011;38:3.[5] Renault F, De Chassey J, Thevenot A. Le premier accueil, un temps de vacillation à saisir. Enfance Psy

2006;32:145–56.[6] Daniaux M. Assistantes familiales des professionnelles à soutenir. Actual Soc Hebd 2007;2529:23–4.[7] Sellenet C. Approche critique de la notion de « compétences parentales ». Rev Int Educ Familiale 2009;26:95–116.[8] Diener Y. La langue médico-sociale. Lettre de l’ASE 2012;98:44.[9] Clément R. Parents en souffrance. Paris: Stock; 1993.

[10] Renault F, De Chassey J, Thevenot A. Un cas particulier du placement familial. Psychol Clin 2012;33:97–108.[11] Ansermet F. Clinique de l’origine : l’enfant entre la médecine et la psychanalyse. Lausanne: Payot; 1999.[12] Didier-Weill A. Les trois temps de la Loi. Paris: Seuil; 1997.[13] Pellé A. Le travail d’équipe : rompre avec des énoncés fétiches. In: L’art d’accompagner en placement familial.

Ramonville Saint-Agne: Erès; 1999. p. 177–85.[14] Lebrun JP. La distinction des tiers. In: Lebrun JP, Volckrick E, editors. Avons-nous encore besoin d’un tiers ?

Ramonville Saint-Agne: Erès; 2005. p. 105–32.[15] Castanet H. Éditorial. In: Biagi- Chai F, Castanet H, et al., editors. La famille et ses embrouilles. Paris: Pleins feu;

2010. p. 1.