De l'espace marginal à l'espace pionnier frontalier...

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De I'espace marginal ouverture et attraction des Galapagos à l'espace .c pionnier frontalier : Christophe. Grenier : Allocutaire en fhèse de géographie furis.l- ORSTOM, en poste aux Galapagos RÉs~~MÉ.- Siège d'une nature originale, les Galapagos ont long- temps été un espace marginal, ouvert aux usages d'acteurs surtout étrangers. L'intérêt traditionnel que leur porte la communauté scientifique intemationale débouche en 1959 sur la création du parc national. À la meme époque, 1'État équatorien consolide sa souveraineté sur l'archipel en le rendant attractif pour le peupler: c'est l'espace pionnier frontalier. Dans celui-ci, Ia protection de la nature favorise le tourisme, lequel suscite une forte migration de population vers les enclaves réservées à la colonisation. Le déve-.' loppement actuel des Galapagos menace leurs écosystèmes et écarte progressivement leurs habitants d'un tourisme de luxe. ESPACE FRONTALIER, ESPACE OUVERT, ESPACE PIONNIER, MIGRATION, PARC NATIONAL, TOURISME ABSTRACT- From a marginal space to a frontier space: open- ing and attraction of the Galapagos Islands.- Centre of an original natural life, the Galapagos Islands have been for a long time a marginal space, open to the use of mostly foreign actors. The traditional interest of the intemational scientific community for these islands leads to the creation of the National Park in 1959. At the same time, Ecuador strenghtens its sovereignty in the archipelago, making it attractive so as to populate it: it is the frontier space. At this stage, environmental protection promotes tgurism, and the latter brings a strong migration to the areas reser- ved for colonisation. The current development of the Galapagos threatens their ecosystems and progressively keeps the local population out of a luxury tourism. FRONTIER SPACE, MIGRATION, NATIONAL PARK, OPEN SPACE, TOURISM : WUMEN.- Del espacio marginal al espacio colonizador fron- terizo: abertura y atracción de las Islas Galápagos- Centro de una naturaleza original, Galápagos ha sido mucho tiempo un espacio marginal, abierto al uso de actores sobre todo extranjeros. El interés tradicional de la comunidad científica intemacional por estas islas desemboca en 1959 sobre la creación del Parque Nacional. A la misma época, el Estado ecuadoriano consolida su soberanía sobre el archipíelago, haciendolo atractivo para poblarlo: es el espacio colonizador fronterizo. En &te, la protec- ción del medio ambiente favorece al turismo, el cual provoca una fuerte inmigración hacia los enclaves reservados a la coloniza- ción. El desarollo actual de Galápagos amenaza a sus ecosistemas y aparta progresivamente la poblacidn insular de un turismo de lujo. ESPACIO ABIERTO, ESPACIO COLONIZADOR, FRONTERIZO, MIGRACION, PARQUE NACIONAL, TURISMO

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De I'espace marginal

ouverture et attraction des Galapagos à l'espace . c pionnier frontalier :

Christophe. Grenier : Allocutaire en fhèse de géographie furis.l- ORSTOM, en poste aux Galapagos

RÉs~~MÉ.- Siège d'une nature originale, les Galapagos ont long- temps été un espace marginal, ouvert aux usages d'acteurs surtout étrangers. L'intérêt traditionnel que leur porte la communauté scientifique intemationale débouche en 1959 sur la création du parc national. À la meme époque, 1'État équatorien consolide sa souveraineté sur l'archipel en le rendant attractif pour le peupler: c'est l'espace pionnier frontalier. Dans celui-ci, Ia protection de la nature favorise le tourisme, lequel suscite une forte migration de population vers les enclaves réservées à la colonisation. Le déve-.' loppement actuel des Galapagos menace leurs écosystèmes et écarte progressivement leurs habitants d'un tourisme de luxe.

ESPACE FRONTALIER, ESPACE OUVERT, ESPACE PIONNIER, MIGRATION, PARC NATIONAL, TOURISME

ABSTRACT- From a marginal space to a frontier space: open- ing and attraction of the Galapagos Islands.- Centre of an original natural life, the Galapagos Islands have been for a long time a marginal space, open to the use of mostly foreign actors. The traditional interest of the intemational scientific community for these islands leads to the creation of the National Park in 1959. At the same time, Ecuador strenghtens its sovereignty in the archipelago, making it attractive so as to populate it: it is the frontier space. At this stage, environmental protection promotes

tgurism, and the latter brings a strong migration to the areas reser- ved for colonisation. The current development of the Galapagos threatens their ecosystems and progressively keeps the local population out of a luxury tourism.

FRONTIER SPACE, MIGRATION, NATIONAL PARK, OPEN SPACE, TOURISM :

WUMEN.- Del espacio marginal al espacio colonizador fron- terizo: abertura y atracción de las Islas Galápagos- Centro de una naturaleza original, Galápagos ha sido mucho tiempo un espacio marginal, abierto al uso de actores sobre todo extranjeros. El interés tradicional de la comunidad científica intemacional por estas islas desemboca en 1959 sobre la creación del Parque Nacional. A la misma época, el Estado ecuadoriano consolida su soberanía sobre el archipíelago, haciendolo atractivo para poblarlo: es el espacio colonizador fronterizo. En &te, la protec- ción del medio ambiente favorece al turismo, el cual provoca una fuerte inmigración hacia los enclaves reservados a la coloniza- ción. El desarollo actual de Galápagos amenaza a sus ecosistemas y aparta progresivamente la poblacidn insular de un turismo de lujo.

ESPACIO ABIERTO, ESPACIO COLONIZADOR, FRONTERIZO, MIGRACION, PARQUE NACIONAL, TURISMO

Une nature originelle à l’originalité convoitée

(<Nulle part ailleurs que dans un monde déchu ne peuvent exister de pareilles contrées)>, écrivait un H. Melville très impressionné par le wxiractère totalement inhabitable)) des Galapagos (Worster, 1992). De nos jours encore, l’archipel désoriente: après deux heures de vol, les Galapagos surgis- sent comme des terres irréelles, tachant de fauve I’immen- sité bleue du Pacifique. Vuekdé la mer, comme Melville en son temps, les côtes paraissent inhospitalières, battues par la houle qui s’écrase sur des falaises noirâtres, accablées par un soleil équatorial alors qu’un ciel gris et bas efface les hauteurs, tronquant les innombrables cônes volcaniques. À terre, l’impression d’étrangeté croît encore. La lave rugueuse et craquelée affleure partout sur les littoraux, hérissée de cactus opuntia: c’est le domaine de nuées d’oiseaux de mer criards et des reptiles, dont la bizarrerie et l’absence de crainte surprend toujours. Mais lorsqu’on s’élève en altitude, on pénètre dans un monde silencieux de brume perpétuelle, la gama, aux landes à fougères et aux bois denses de scalesia, qui font aujourd’hui place par endroits aux pâturages ou aux plantations de bananiers de la zone colonisée.

Les écosystèmes des Galapagos sont uniques au Monde, en raison de l’histoire naturelle de l’archipel et de sa situation isolée. Là se sont développées, alimentées par des migra- tions en provenance d’un continent situé à 1 O00 kilomètres, des espèces animales e? végétales qui ont évolué en vase clos, pendant des centaines de milliers d’années, en s’adap- tant à des biotopes très particuliers: des îles volcaniques récentes, situées sous I’équateur, et baignées altemative- ment par la dérive de Humboldt et le courant chaud centre- équatorial. C’est par la comparaison, dans plusieurs îles, d’espèces très proches, issues d’une même souche mais s’étant diversifiées selon leur mode alimentaire, que Darwin a fondé sa théorie de I’évolution. Depuis, <<l’esprit des Galapagos finit par symboliser l’idée que se faisait toute une culture sur ses relations avec l’ordre écologique de la terre)) (Worster, 1992). Cet ccesprit des Galapagos)), qui souffle sur la civilisation occidentale après le voyage de Darwin dans ces îles en 1835, est celui d’une nature dont <<les espèces sont le produit de lois physiques aveugles fonctionnant sans aucun respect pour les valeurs morales humaines >) (id.). Les Galapagos ont ainsi eu un rôle fondamental dans

la constitution d’une représentation de la nature dans laquelle celle-ci est radicalement étrangère à l’humanité.

I1 ne s’agit pas d’exposer ici la contribution des Galapagos aux représentations de la nature de la civilisation occiden- tale, mais de souligner d’emblée que ces îles sont origi- nales. Les Galapagos se trouvent au centre ,d’une problématique éminemment géographique, dans la mesure où elles sont le champ d’une production de l’espace par des acteurs aux logiques contradictoires, mais qui toutes visent àtirer parti de leur originalité naturelle. Or, c’est l’inclusion de ces îles dans l’espace des hommes, depuis le me siècle, qui menace aujourd’hui de détruire leur singularité. Notre but est donc d’analyser le processus par lequel les Galapa- gos ont été englobées dans les espaces mondial et équato- rien, comment elles ont d’abord été <<ouvertes)) à peu d’hommes pour devenir attractives pour beaucoup. Labora- toire naturel de l’évolution, les Galapagos peuvent aussi être considérées comme un symbole, à l’heure du (<déve- loppement durable)), de la difficulté à mettre en œuvre celui-ci. Nous sommes ici en présence d’un exemple de conservation de la nature impulsée par les pays du <<Nord>) selon une vision mondiale sous-estimant les acteurs natio- naux et locaux. Cette politique conservationniste est en effet compromise parce que récupérée et détournée à d’alltres fins; d’un côté par 1’État équatorien, qui consolide ainsi’sa souveraineté sur une partie de son temtoire en le peuplant et, d’un autre côté, par les entreprises touristiques nationales et la population locale, qui se comportent en ren- tiers d’une nature exceptionnelle se vendant bien sur le marché mondial. C’est leur nature originale qui vaut aux Galapagos d’attirer des flux de touristes et de migrants; mais le rattachement de ces îles au Monde menace de dis- parition leur nature originelle.

-De I’((antimohde)) au parc national

Du temps de Melville, l’archipel des Galapagos fait bien partie, sinon d’un (<monde déchu)), assurément de l’ccanti- monden: c’est un espace marginal, d’abord de 1’Aud~ience de Quito, puis de l’Équateur, et cela jusqu’aux années 1960. Cet espace marginal, en raison d’une autorité étatique faible, voire inexistante, est un espace ouvert: il peut être utilisé selon leurs besoins par différents acteurs, nationaux ou étrangers. Les Galapagos ont ainsi d’abord été prises

Christophe Grenier 1 4a I

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dans des réseaux transnationaux - d’oh la double topony- mie de chaque íle, anglaise donnée par les utilisateurs de fair, espagnole par les possesseurs de droit - lorsqu’elles servaient de repaire aux pirates britanniques sous l’empire colonial espagnol, de relais aux baleiniers de Nantucket ,

pendant le XIF siècle, et de lieu de recherche pour natura- listes européens et américains depuis le passage de Darwin. Annexées par I’Équateur en 1832, les Galapagos ont aussi été un lieu de réclusion oh des hacendados exploitaient, au- x~Xe siècle, la main-d’œuvre servile des colonias penales.

La marginalité des Galapagos, attractive pour certains etran- gers et quelques nationaux, provient des faibles moyens d’un État qui ne peut ni gérer efficacement une dépendance océanique lointaine, ni la peupler vraiment en raison de la rareté des sols et de l’eau. Pour Ia plupart des Équatonens, les Galapagos étaient alors répulsives, des îles isolées et hostiles; d’ailleurs plusieurs de leurs gouvemements, au cours du xxe siècle, ont été tentés de les échanger contre

LOCALISATION I

LEGENDE

E 3 Parc National Zone Colonisbe

Puerto Ayora : Principaux centres peuples

o Principaux sites de visite

< ABroports - Routes 190

une réduction de la dette extérieure. Cependant, les Galapa- gos se révèlent stratégiques lorsque, pendant la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis y installent une base aérienne pour surveiller les abords occidentaux du canal de Panama. Et c’est sans doute en se situant enfin dans l’espace international, organisé par les relations entre États, que l’archipel devient important pour 1’État équatorien. Cette prise de conscience, par I’Équateur, de la nécessité d’inté- grer les Galapa$os à l’espace national est accélérée par la cession au Pérou, en 1942, de la plus grande partie d’un autre de ses espaces marginaux ouverts, l’Amazonie.

À la fin des années 1940, les thoniers califomiens viennent de plus en plus nombreux pêcher dans les eaux des Galapa- gos. L’Équateur proclame alors en 1952 sa souveraineté sur 200 milles d’océan à partir de ses côtes, dont celles de l’archipel. Celui-ci est devenu, grâce aux installations mili- taires américaines, la deuxième zone navale du pays. Ce sont les premiers signes concrets d’une volonté de l’État

O L’Espace géographique, 994, no 3

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équatorien d’intégrer à l’espace national cette marge ouverte aux appétits étrangers. ré tape suivante a lieu en 1959 quand, la même année, I’État ferme le pénitencier des Galapagos et fait de l’archipel un parc national: il.s’agit de transformer un espace répulsif en espace attractif. Mais l’établissement de la réserve naturelle est d’abord un moyen pour faire accéder les Galapagos à une reconnais- sance intemationale, comme partie du temtoire équatorien: quelle meilleure dénomination que celle de parc <<national>> pour affirmer la souverainet$ d’un État sur une portion de son territoire? La fondation du parc national se fait sous I’égide de l’Unesco, et la Fondation Charles Darwin (FCD) est créée, en 1959, pour servir de tutelle à la conservation des îles. La confirmation, à I’échelle mondiale, de la souve- raineté équatorienne sur l’archipel se fait ainsi par un accord entre 1’État et des organismes internationaux, et s’inscrit alors dans le champ de la protection de la nature.

Chacun des partenaires satisfait son intérêt: les naturalistes européens et américains installerit une base de recherche scientifique dans l’archipel, la Station de Recherche Charles Darwin (SRCD), et I’État équatorien vise à accroître ses revenus en attirant des touristes. Le texte de loi instituant le parc dit en effet des Galapagos que <<leur faune et leur flore constituent une richesse nationale qu’il est nécessaire de protéger, car l’archipel est un centre d’étude scientifique et un pôle du tourisme mondial),.. . (Larrea, 1982). On organise désormais l’exploitation de cette richesse dans un cadre étatique et intemational: il n’est plus question que les naturilistes viennent piller les îles pour constituer des collections qui s’entreposent aux États-Unis ou en Europe, ou que les voiliers de passage vers les mers du Sud relâchent où bon leur semble dans l‘archipel, comme autrefois. Or ces îles sont quasiment vides, elles ne comptent qu’un millier d’habitants en 1960, pour une superficie de 8 O00 km2. ~

Peuplement à limiter ou zone frontière à peupler?

Si l’on avait fait de tout l’archipel un espace uniquement voué à la conservation, selon la proposition de certains natu- ralistes prêts à en expulser les habitants, y aurait4 eu un danger que I’État équatorien soit dépossédé des Galapagos au profit d’une tutelle intemationale à des fins scientifiques,

comme l’affirment certains auteurs équatoriens (l)? Cette crainte d’être lésé d’une portion de l’espace national s’explique par un décalage patent entre la réalité, un État sans grands moyens pour gérer et mettre en valeur son espace national, et le discours officiel, affirmant l’un et l’autre. Cette susceptibilité nationaliste est exacerbée, dans le cas des Galapagos, lorsque I’étranger s’intéresse de près à une partie du territoire national et qu’il en fait, après l’avoir utilisé à sa guise pendant des siècles, un <(Patrimoine naturel de l’humanité),. Toutes les déclarations officielles sur l’archipel parlent de son intégration à l’espace national, sans que cela se traduise souvent en politique. Cependant, le volontarisme étatique laisse des traces, à la longue: quelques fonds publics et textes de lois destinés aux Galapagos, empreintes qui sont loin d’être négligeables dans le petit monde insulaire. Plutôt que d’avoir un (<grand dessein,, pour les Galapagos, l’État manifeste sa souveraineté sur l’archipel en favorisant un développement de type pionnier, selon un processus que les pouvoirs publics ont enclenché dans les années 1960 mais qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

L‘Équateur a exclu du parc national 3% de la superficie de l’archipel, là où étaient installés les colons et les militaires. C’est à partir de ces enclaves dans le parc national, résidus d’une timide colonisation (Silva, 1992)’ que l’État trans- f o y e les Galapagos en espace pionnier frontalier. C’est-à- direien un espace de peuplement, organisé autour de l’exploitation d’une ressource, afin d’affirirmer la souverai- neté étatique sur une limite du territoire national. Alors qu’un front pionnier dispose d’espace et a une dynamique de conquête et d’occupation du <<vide>>, l’espace pionnier frontalier est limité par. .. des frontières, qui l’empêchent de progresser. Cependant, un espace pionnier frontalier a

’cette caractéristique des fronts pionniers que société et espace s’y créent au jour le jour. Le projet y compte plus que l’héritage: il s’agit bien, ici aussi, d’espace neuf.

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(1) (<Ce que souhaitent les institutions scientifiques, c’est que l’archipel soit entièrement consacré à la conservation. Et ce dans le but que, sans population nationale, l’établissement d’un mandat d’un organisme intemational soit facilité et que celui-ci puisse ainsi four- nir une base stratégique aui grandes puissances [...] Voilà le résultat de notre ingénuiti d’Équatoriens qui avons accepté et permis que [les Galapagos] soient Patrimoine de l’Humanité sans penser aux conséquences que cela pouvait entraîner)) (MOSCOSO, 1985, p. 137).

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Cette stratégie d’occupation des frontières nationales par un développement et un peuplement de type pionnier se retrouve en Amazonie. Aux Galapagos, c‘est la .fondation du parc national qui permet à l’État de créer un espace pionnier frontalier: cet espace est attractif pour la popula- tion nationale grâce à l’exploitation d’une ressource natu- relle - les paysages, la faune et la flore de l’archipel - par le biais du tourisme: et I’État essaie de fermer ou de réglementer l’accès des acteurs étrangers à cette ressource. II s’agit, en quelque sorte, hifermer ce qui était ouvert - le libre accès à l’archipel pour les étrangers - et d’ouvrir ce qui était fermé, ou plutôt seulement entrouvert - le peu- plement des îles par les Équatoriens.

Mais un espace pionnier frontalier obéit à des logiques contradictoires. L‘une est celle du front pionnier, oÙ entre- prises et population migrante sont animées par une même dynamique, celle du profit et de la libre exploitation des ressources: elle tend à l’ouverture de l’espace. L‘autre est celle de la frontière, statique, dont 1’État est chargé de régu- ler les flux qui la traversent. Or, il y a trois frontières aux Galapagos: la frontière nationale englobe la zone maritime des 200 milles autour de la <<province insulaire)), la fron- tière conservationniste délimite les zones peuplées de celles qui sont à protéger, et la frontière naturelle isole l‘archipel du continent. Paradoxalement, ces frontières peuvent être vues comme autant d’obstacles à la souveraineté effective de l’État équatorien sur les Galapagos, car celui-ci n’a pas de grands moyens pour maîtriser une zone économique exclusive immense, 6 parc national (<Patrimoine mondiab aux etuteurs>Y étrangers et une distance considérable entre le continent et les îles. Ainsi, début 1994, deux vedettes militaires doivent-elles surveiller les 45 O00 km2 d’eaux i intérieures de l’archipel, sans parler des 800 O00 km2 d’océan constituant la zone des 200 milles autour des Gala- pagos. Le dervicio Parque Nacional Galápagos,, (SPNG) ne dispose que de cinq petits bateaux, dont deux sont hors’ d’usage, et de 86 employés, dont 44 gardes-parc, alors que le Plan d’aménagement de 1974 prévoyait 90 employés pour 1979 ... Enfin, il n’existe ni contrôle migratoire, ni quarantaine. Cela signifie qu’ici, la logique du front pion- nier l’emporte sur celle de la frontière, et que toutes ces limites sont aujourd’hui transgressées.

La frontière nationale est violée par des chalutiers étrangers qui viennent, jusqu’à proximité immédiate des îles, pêcher

les thons ou les requins. La frontière du parc national est bafouée par des campements de pêcheurs locaux et par l’exploitation de diverses ressources naturelles: holothuries, bois de matazarno (Piscidia carthag enensis), corail noir (Antipather panamensis), etc., dans des lieux en principe protégés. L‘obstacle de la frontière naturelle, qui a permis à - - une faune et une flore uniques au Monde d’évoluer isolé- f: : ment du continent, est vaincu par des liaisons aériennes quotidiennes et maritimes bimensuelles avec 1’Équateur continental, ce qui alimente un flux croissant d’espèces allochtones. Celles-ci (goyaviers, mûriers, guêpes, etc.) s’ajoutent à celles qui ont été amenées dès l’époque des baleiniers (chèvres, chiens, rats, etc.) et provoquent des ravages, dont certains sont irréversibles, dans les écosys- tèmes insulaires.

Cependant, 1’Équateur s’est engagé à protéger les Galapa- gos par des accords intemationaux (l’Unesco les déclare <(Patrimoine naturel de l’humanité>> en 1979, et <(Réserve de biodiversité>> en 1985) et ne peut donc plus autoriser aux yeux du Monde que l’archipel se transforme en un espace de laisser-faire du type front pionnier. Ignorées par les cha- lutiers taïwanais ou les coupeurs de mafazamo galapa- guiens, les frontières externes et internes des Galapagos sont constamment invoquées, ne serait-ce que comme dhonstration, à usage international avant tout, du pouvoir deVÉtat sur son temtoire d’outre-mer. Et cet État, en gage de bonne volonté - mais c’est, en même temps, l’aveu . d’une certaine impuissance -, a publié six Plans d’aména- gement pour l’archipel entre 1974 et 1992 (le septième est en cours de publication.. .). Ceux-ci essaient de concilier des objectifs rappelés dans le Plan de 1988: <(conservation des écosystèmes des Galapagos, développement de la popu- lation insulaire et renforcement de la souveraineté natio- nalen (CONADE, 1988). Cette production régulière et abondante de textes administratifs révèle néanmoins, mal- gré leur inefficbcité, que les Galapagos ne sont plus un espace marginal où tout est permis. Les gouvernements équatoriens sont sensibles à l’opinion publique intematio- nale - celle des pays développés, source essentielle du tourisme - et plus encore aux avis des bailleurs de fonds du <<Nord>>: la Banque mondiale prône le <<développement durable), (Banque mondiale, 1992). Ces plans d’aménage- ment participent ainsi symboliquement de l’espace pionnier frontalier que I’État a mis en place dans les îles, dont ils

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La nécessaire évolution des héritiers de Darwin

Les pays du <(Nord, veillent aussi sur les frontières conser- vationnistes des Galapagos par l’intermédiaire de la FCD, à laquelle certains Équatoriens reprochent d’être le représen- tant des intérêts des pays développés sur une partie du terri- toire national (2). Cependant la FCD, institution mi-équatorienne mi-internationale, de droit.. . belge, n’a aucun moyen de coercition p?w faire respecter les’ plans d’aménagement auxquels elle participe. Son rôle se bome à faire le siège des bureaux du pouvoir pour tenter de limiter les effets de développements néfastes à l’écologie insulaire, sans toutefois oser saisir l’opinion publique intemationale pour faire pression sur un gouvernement trop permissif en matière de protection des îles. Et comme 1’État équatorien a réduit, entre 1983 et 1993, sa participation financière au budget de la FCD des 50% statutaires à 3%, celle-ci doit chercher de l’argent auprès d’organismes conservation- nistes et de donateurs étrangers pour se maintenir en vie.

Néanmoins, la FCD est un acteur important dans la produc- tion de l’espace des Galapagos: c’est par exemple sur l’ímage de l’archipel véhiculte par la FCD, celle d’un espace {(en dehors du temps)) et d’une nature muséifiée, que se sont grefftes les stratégies commerciales de location de cet espace aux touristes du <<Nord,> avides d’étendues sauvages. Et la FCD est d’autant plus liée au développe- ment d’un tourisme à hauts revenus qu’environ la moitié de son financement (50Q O00 dollars en 1993) dépend aujourd’hui des dons de visiteurs sollicités par courrier une fois revenus chez eux. En outre, la FCD se proclamant d a conscience écologique des Galapagosu (communication personnelle du Président de la FCD), il nous paraît indis- pensable de questionner le rôle de cette institution dans la conservation des Galapagos.

(2) En 1975, par exemple, un Plan d’aménagement des Galapa- gos expose la nécessité d‘ccéquatorianisern la SRCD: ((l’activité de la SRCD n’a pas représenté pour le pays une capitalisation de ces connaissances scientifiques qui, dans leur ensemble, ont été transfé- rées à I’étranger. I1 est donc indispensable d’intégrer ces connais- sances au bénéfice des institutions et scientifiques nationaux, ce pourquoi l’on doit intégrer, d‘ici 1980, progressivement et irrémédia- blement, la SRCD dans le système administratif du pays, de façon à réaliser un contrôle effectif de ses activitéss,. (JNPCE, 1975, p. 40) .

Certains responsables de la FCD semblent garder une représentation des Galapagos comme espace marginal. Est- ce une attitude héritée du passé, lorsque, de 1959 à 1969, la FCD a été seule en charge de la conservation d‘un archipel encore très peu peuplé et sans tourisme organisé? Par exemple, les naturalistes qu’accueille la SRCD se livrent à des recherches très spécialisées sur des îles inhabitées; I’objet de leur recherche et le lieu de celle-ci en font, par rapport aux problèmes écologiques majeurs des zones peu- plées, des marginaux. La dévotion de la SRCD aux sciences natirelles l’éloigne d’une population locale qui est pourtant devenue l’acteur principal de I’écologie des Galapagos, bien davantage que les pinsons ou les lézards de lave ... Ces naturalistes ressemblent ainsi à leurs collègues du xixe siècle, à la différence que ceux-ci collectaient des échantillons qui partaient dans les musées Ctrangers, alors que les scientifiques d’aujourd’hui considèrent les Galapa- gos comme un laboratoire (3).

Le problème n’est pas de mettre en question le bien-fondé des recherches scientifiques en cours aux Galapagos, mais de s’interroger sur la conception de Ia protection de la nature élaborée par ceux qui l’étudient. Aux Galapagos, on ne peut penser ni, afortiori, mettre en œuvre une politique de conservation durable sans placer au centre de celle-ci les 15 O00 habitants des îles, les 46 O00 touristes annuels et les inté&, Cconomiques ou autres, liés à l’exploitation des ressources des îles ... Or, la conception de la conservation qu’a la FCD est une conception naturaliste, qui oppose la nature - à protéger soi-disant “pour elle-même, (l’un des vice-présidents de la FCD, un hérpétologue américain, se dit {{avocat de ceux qui n’ont pas de voix pour se défendre, les animaux,) - à la société des hommes, qui est vue comme ennemie irréductible de la première et de laquelle on ne s’occupe que pour en dénoncer, à juste titre mais en vain, les déprédations. Il est évident, après 30 ans

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(3) Le cas des Galapagos est loin d’être unique: <(Héritière de l’Histoire, l’Afrique est encore wuvent considérée comme devant être un patrimoine de nature: cela confère une coloration conserva- trice aux modèles extérieurs de “protection” de l’environnement. Vues de l’intérieur les choses ne sont plus du tout les mêmes: les sociétés ne vivent pas dans un musée [...I. Dans ces conditions, les approches conservationnistes d’une nature plus ou moins mythique paraissent bien un luxe de sociétés riches, (POURTIER, 1992, p. 16).

Christophe Grenier

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Photo 1,-Academy Bay, Santa Cru:. Deux générations de bateaux de tourisme: au premier plan, des voiliers de colons européens, aujourd’hui déclassés. Au second plan, des yachts

de compagnies continentales. Au-delà du front de mer de Puerto Ayora,,s’étagent la plaine littorale sèche (parc national), puis, hors parc, la zone agricole verdoyante et, à nouveau dans le parc national, les hauteurs de l’île, culminant au Cerro Crocker (864 m). O Christophe Grenier.

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de présence de la FCD aux Galapagos, que cette conception de la conservation a atteint ses limites (4), car les migra& continuent d’affluer, les espèces introduites de se diffuser dans tout l’archipel, le tourisme de se développer et le béton de gagner les villages des îles, dans un modemisqe de façade: la conservation des Galapagos, au regard de la

(4) C’est ce qu’exprime également l’un des rares chercheurs en sciences sociales a avoir travaillé sur les Galapagos: aplusieurs mil- liers d’études ont été publiées sur les Galapagos, et l’auteur a cepen- dant été incapable d’en trouver dix qui traitent des implications sociales et économiques du tourisme. II serait naïf de croire que les îles pourraient être gérées seulement à partir d’informations biolo- giques et géologiques>> (EPLER, 1992, p. 33).

réalité insulaire, est plus que jamais un vœu pieux. Les espèces évoluent, les conceptions et les pratiques de la conservation de la nature devraient le faire aussi.. .

Mais il est vrqi que c’est précisément grâce à cette concep- tion de la conservation et à cette représentation des Galapa- gos comme un espace cevoué,> à la science et à la nature que la SRCD continue jusqu’à présent d’exister. D’abord, elle est une base logistique pour les chercheurs du <<Nord,,, qu’aucune institution impliquée dans des recherches sur l’archipel ne voudrait sacrifier à un éventuel différend avec 1‘État équatorien sur une question d’écologie. Ensuite, la SRCD est la vitrine, (mal) payée par les pays du ((Nord,), de la conservation des Galapagos: elle est à la fois un gage

O L’Espace géographique, 1994; no 3

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Photo 2.- Puerto Villamil, Isabela. L‘un des rares véhicules de l’île, servant au transport des passagers et des ... ordures. Électrification sommaire. bicoques en parpaings et plantes

introduites composent un paysage banal, plus proche d’une périphérie +laissée que d’un front pionnier. O Christophe Grenier. r

de sérieux et de bonne Golonté de 1’Équateur en matière de protection des îles. Enfin, et pour les raisons exposées ci- dessus, la SRCD’est un argument publicitaire de taille dans la promotion touristique des Galapagos (5).

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(5) La SRCD est le site le plus visité de tout l’archipel. Un article de la presse nationale parmi d’autres illustre bien le rôle d’attracteur touristique de Ia Station: <<c’est sur Santa Cruz que se trouve la SRCD, un centre important où des membres de la commu- nauté scientifique internationale viennent étudier cet Ccosystème. La SRCD est le seul endroit où l’on peut observer les fameuses tortues géantes),. El U/iiwrso du 3 février 1993. Une double caution, scien- tifique et intemationale, pour visiter la SRCD, laquelle finit, selon sa directrice, par ressembler à un zoo. ..

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L’attraction d’un espace du possible

Cet État peu à même de faire respecter ses frontières conti- nue de ne pouvoir grand chose contre l’ouverture de l’espace des Galapagos. Cependant, ce n’est plus I’ouver- ture d’un espace marginal: l’État, en impulsant I’exploita- tion touristique des Galapagos et leur peuplement, les a

-intégrées à 1’Équateur sous la forme définie ci-dessus. Dans cet espace pionnier frontalier, les flux pionniers 1 ‘emportant sur le filtre de la frontière, l’espace de l’archipel demeure ouvert: l‘attraction des Galapagos depuis une vingtaine d’années est bien plus forte, en termes de masse, que ce qu’elle était jadis. En effet, les habitants de la marge étaient peu nombreux, ou temporaires, et disposaient de l’archipel entier, alors que l’attraction actuelle se manifeste par l’ins- tallation d’une population en croissance continue dans un

Christophe Grenier

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espace dont I’État contient à grand peine l’expansion. Le dernier recensement de population de 1’INEC (Instituto nacional de estadísticas y censos), daté de 1990, indique 9 800 habitants aux Galapagos; nous estimons que la popu- lation de l’archipel, au début 1994, se sime entre 12 O00 et 15 O00 habitants, alors qu’elle n’était que de 4 O00 en 1974 et 6 200 en 1982 (INEC, 1974, 1982, 1990). Cette popula- tion réside aux deux tiers sur Santa Cruz (soit entre 8 O00 et 10 O00 habitants), s an Cristobal a entre 3 O00 et 4 O00 habitants, Isabela un millier et Floreana une centaine; on estime par ailleurs que la cinquième ?le peuplée, Baltra, compte une centaine de résidents, les militaires et leurs familles. On atteint ainsi aujourd’hui une densité de popu- lation moyenne de la zone habitable de 50 hab./km2, den- sité bien entendu beaucoup plus élevée dans les centres urbains, et notamment à Puerto Ayora, dont la population est aujourd’hui estimée être de l’ordre de 7 O00 B 8 O00 habitants. Dans ce dernier cas, le périmetre réservé à l’urbanisation, saturé, jouxte le vide de la zone protégée: c’est sur ce très fort gradient de population que les pres- sions des migrants sont évidemment les plus importantes.. . Les écarts d’attraction et d’ouverture entre les Galapagos de jadis et celles d’aujourd‘hui, avec les différences fonda- mentales d’impact sur les écosystèmes qu’ils impliquent,

employés montent leur propre &aire, ou ouvrent un com- merce. Et si leur entreprise prospère, ils embaucheront à leur tour les nouveaux migrants attirés par les possibilités d’emploi des Galapagos.. . Les statistiques relatives à l’emploi aux Galapagos non seu- lement ne détaillent pas avec précision les groupes d’activité de la population active locale mais elles ne sont pas très fiables, vu l’importance de l’économie informelle dans l’archipel. On peut cependant estimer qu’entre 60% et 70% de la population active des îles dépend globalement du tou- risme et des activités qui y sont liées, proportion qui est bien sûr différente selon les îles. À Santa Cruz, le centre écono- mique de l’archipel, environ la moitié de la population active travaille dans les <(services>>, <<transports et communi- cation>> et (<activités financières>>, mais cette proportion est bien en-deçà du pourcentage de personnes, recensées ou pas, qui tirent un gain quelconque de l’activité touristique du lieu (de la prostituée au mécanicien occasionnel). Alors qu’à San Cristobal, où est située la capitale administrative de la province des Galapagos, plus du tiers de la population active est employée dans le secteur public, et le tourisme n’y est pas le moteur de l’activité économique. Quant à Isabela et Floreana, leurs habitants vivent à 70% et 90%, respecti-

résultent de ce que l’espace marginal était attractif parce P vement, de l’agriculture et de la pêche. I qu’il était ouvert, alors que l’espace pionnier frontalier est

ouvert parce qu’il est attractif. Mais, dans les deux cas, l’espace est ouved parce que I’État est faible.

L‘attraction des Galapagos pour les Équatoriens d’aujourd’hui tient à plusieurs raisons. On peut, d’abord, y trouver du travail et, qui sait, monter sa propre affaire, peut- être même y gagner des dollars: on y vit assurément bien mieux que dans les bidonvilles de Guayaquil, (<oÙ l’on tue pour une paire de chaussures )>. . . Un charpentier, patron - d’une petite entreprise, nous racontait que tous ses pr.écé- dents ouvriers, qu’il avait embauchés en puisant dans le vivier des nouveaux migrants parce qu’ils lui coûtaient moins cher, l’avaient abandonné pour créer leur propre affaire. Ce phénomène de rotation de la main-d’œuvre est Caractéristique du marché du travail aux Galapagos: les patrons embauchent les nouveaux venus, voire vont cher- cher leurs employés sur le continent, afin de payer des salaires moins élevés que la moyenne insulaire. Après un temps d’adaptation, pendant lequel ils se font une clientèle particulière tout en travaillant chez le patron, bien des

Mais les Galapagos ont surtout, pour ceux qui s’y instal- lent, cette caractéristique des espaces ouverts qui sont ceux des sociétés pionnières: elles sont un espace du possible. Tout y semble réalisable, loin des blocages, des rigidités de I’Équateur continental et de ses brutales ségrégations sociales et ethniques. Aux Galapagos, micro-société insu- laire, on est quelqu’un, loin de la ctfoule solitaire)> du conti- nent, et cette personnification de l’individu contribue à l’attraction des îles. Mieux, aux Galapagos, les différences sociales exhent, mais elles sont bien moins visibles que sur le continent: ici, tout le monde est vêtu d’un short et d’une chemisette, et l’on circule à pied ou à ‘bicyclette, les voitures particulières sont rares. Les différences sociales se marquent surtout à Puerto Ayora, de façon classique et néanmoins surprenante pour une petite ville si récente, par l’endroit où l’on vit. Les habitants du <<Barrio de los Ale- manew, où I’on ne peut accéder qu’en barque car jamais ils n’ont voulu que l’on trace un chemin les reliant la ville de crainte d’((être envahis par la populace>>, comme nous l’avouait un vieil Allemand, sont l’<<aristocratie), de

o *t3 L’Espace géographique, 1994, no 3

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Puerto Ayora, les premiers colons européens installés 18 depuis 40 ou 50 ans. Ils parlent allemand et anglais bien plus qu’espagnol, et lorsqu’ils le font, c’est avec un tel accent qu’on ne peut vraiment pas les prendre pour des Équa- toriens.. . Les habitants du <<Barrio El Eden,, eux, n’ont que le nom de leur quartier pour rêver: à quelques blocs du front de mer oÙ déambulent les touristes, ce ne sont que ruelles en terre défoncées, jonchées de détritus et bordées de maisons en construction ou de cabanes d’où s’échappent d’innom- brables enfants. C’est Ià que s’étend la ville, là oÙ la munici- palité distribue à sa clientèle les demiers lots constructibles, là OG s’entassent, à plusieurs f s l l e s dans la même maison- nette, les nouveaux migrants. Cependant, la société des Gala- pagos a l’apparence de la fluidité des sociétés pionnières; elle permet à des habitants d’origines géographique et sociale très différentes de se côtoyer, voire de se tutoyer, dans une pseudo-identité commune, celle des GalapagueSos: celle-ci est aussi un facteur d’attraction.

Le tourisme peut tout

L’État crée les conditions nécessaires à I’émergence d’un espace pionnier frontalier mais n’en est pas l’acteur prin- cipal: ce sont les entreprises, comme la population mi- grante, qui le produisent en plus grande partie. Metropolitan Touring, la principale entreprise de tourisme équatorienne, inaugure ses premiers circuits dans l’archipel en 1969, la même année que la création du SPNG. La conjonction des faits est éclairante: à partir de cette année- là, conservation de la oature et tourisme sont liés et sont, d’abord, affaires nationales. <(Relation d’une société à l’espace et à la .naturei> (Berque, 1990)‘ le nouveau milieu des Galapagos est le produit de Metropolitan Touring et du parc national. Ce milieu a, en effet, complètement changé en vingt ans: alors que les littoraux sont toujours aussi arides, les sols et l’eau toujours aussi rares, cet archipel qui était vu par les Équatoriens jusque dans les années 1960

d’entrée de visiteurs; le dernier limite même le nombre de bateaux de tourisme et de places à bord de ceux-ci. Mais les quotas de bateaux de croisière comme le nombre de tou- ristes autorisés sont dépassés jusqu’à ce que la parution du Plan suivant les élève à nouveau, dans une spirale sans fin. Par exemple, le Plan d’aménagement de 1975 a comme objectif de fixer à 4 2 O00 le nombre de touristes annuels, ce qui est le volume maximum compatible avec la conser- vation des écosystèmes)); la Haute Commision pour les Galapagos, en 1981, donne une limite de 25 O00 visiteurs annuels; le Plan global de 1992 limite <<définitivementa à 82 le nombre des bateaux de tourisme autorisés à opérer dans l’archipel (ils sont aujourd’hui 89), etc.

L‘évolution de l’offre touristique illustre la transformation de l’archipel. Jusque vers 1975, c’est un tourisme encore marginal: certains Galapaguiens gagnent rapidement de l’argent sur un marché peu structuré. Le tourisme organisé, celui de l’espace pionnier frontalier, dans la mesure oÙ il permet de dégager des revenus capables d’attirer une popu- lation nombreuse, se met en place à la fin des années 1970 en profitant d’un double phénomène: l’explosion de la demande de voyages lointains dans les pays riches, et la bonne conjoncture économique équatorienne de ces années de pétrole cher, ce qui permet à de nombreux Équatonens de visiter les îles (ils représentent jusqu’à 60% des touristes en 1984). La ressource touristique paraît alors inépuisable et chacun veut en profiter: tout ce qui flotte est mis à contiibution pour promener les touristes qui affluent, et Puerto Ayora se couvre d’hôtels, de restaurants et de bou- tiques de souvenirs., . À la fin des années 1980, le marché du tourisme s’est struc- turé et deux types d’offre touristique coexistent. La plus

;importante en termes de revenus est celle du tourisme <<intégré>>: de puissantes agences continentales, liées en amont à des compagnies étrangères, et en aval aux rares propriétaires Galapaguiens de bons bateaux - lorsqu’elles .~

comme un atas de pierres)), est considéré depuis, par les - n’ont pas les l e b , contrôlent les réseaux mettant en mêmes, comme une terre promise., . contact l’offre et la demande, essentiellement en prove-

nance des pays du Nord. Ce tourisme intégré fonctionne Les années 1970 et surtout 1980 sont celles du bond du tou- comme une enclave; il propose à de riches clients des croi- risme aux Galapagos; le nombre des visiteurs triple tous les sières abordant à peine les zones peuplées. Mal connectée dix ans: 5 O00 en 1971, 15 O00 en 1981,45 O00 en 1990. aux agences continentales, une myriade de petits opérateurs Tous les Plans d’aménagement déclarent indispensable de locaux, prestataires de services choisis au coup par coup plafonner le nombre de touristes, et fixent des quotas par les touristes basés à terre, constituent l’autre type

Christophe Grenier

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d’offre touristique. Ces petits entrepreneurs font vivre les Galapaguiens, car c’est surtout à partir d‘eux que se redis- tribue la manne touristique: leurs clients dépensent leur argent dans les bourgades.

Mais au début des années 1990, le tourisme des Galapagos est en crise, demande et offre se modifient: La guerre du Golfe, la récession e t l a mauvaise image de l’Amérique du Sud - drogue, violence, choléra - ont ralenti le flux de touristes du Nord vers le subcontinent; et 1’Équateur est atteint de plein fouet par la crise économique. Cette mau- vaise conjoncture amène une stagnation, voire une diminu- tion momentanée du nombre des visiteurs aux Galapagos: 41 O00 en 1992. En outre, les hausses successives du seul coût d’accès aux Galapagos font de l’archipel une destina-

s accessible aux touristes peu fortu- e billet d’avion entre le continent et

les îles coûte $00 dollars ( A B ) début 1994, auxquels

D’après les dorinées de 1990-1992, on peut fixer le chiffre d’affaires annuel du tourisme aux Galapagos à 35 millions d’équivalent-dollars, répartis selon les postes de dépenses

t suivants (6): Transport aérien Continent-Galapagos .... 34’4 Croisières à circuits .................. 52,7 Entrée au parc national Galapagos ....... 6,2 Hôtels .... - ......................... 3,3 Autres dépenses diverses locales ........ 1,7

ollars d’entrée au parc national.. . $

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Croisières quotidiennes ............... 1,6 ..................... 100,0%

ules les trois demières peuvent être une source de reven$ pour la population locale, et la part de chiffre d’aff&es”qui revient à l’économie locale insulaire ne devrait pas dxcéder les 3 millions de dollars. Pour avoir un ordre de comparaison et en se basant sur une population totale actuelle d‘environ 15 O00 personnes, la contribution locale du tourisme est donc de 200 dollars de chiffre

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(6) Ces données sont tiréeS.de <<Les Galapagos ne sont plus ce ‘ qu’elles étaient ... >), de C. GRENER et C. DE MiRXS, 3 par$tre dans Les Cahiers des Sciences Hiintaines de 1’ORSTOM;debut 1995. ’.’ .

d’affaires par habitant et par an, alors que près de 3 O00 dollars sont drainés vers le continent, toujours par habitant et par an (7) . Les petits entrepreneurs locaux voient ainsi se tarir leur source de revenus alors que les grandes agences de voyage se restructurent et misent sur le tourisme de luxe: elles investissent pour améliorer encore leurs services et rachè- tent des permis d’opération touristique. Lfées à I’État, dont la politique actuelle est de mettre en place un <<tourisme sélectif* aux Galapagos, ces agences sont aujourd’hui en passe de dominer, de façon oligopolistique, le marché du tourisme dans l’archipel. Le <<tourisme sélectif>> est le maître mot du demier Plan d’aménagement, qui prétend orienter ainsi les Galapagos vers un <&cotourisme,>

(7) Un exemple significatif de l’inégalité patente de la réparti- tion des bénéfices du tourisme entre la population locale, I’État et les entreprises touristiques continentales, respectivement, nous a été foumi par le cas des visites, B titre exceptionnel et sous réserve d’une étude d’impact réalisée entre autres par I’ORSTOM (Estudio de inipacto socioeconomico de la visita de los barcos de crucero Vistuf- jord y Mermoz a las islas Galapagos, de C. DE MIRAS, C. GRENER, M. ANDRADE, 83 p., avril 1994), de deux bateaux de CroisEre inter- nationaux aux Galapagos début 1994. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une modalité de tourisme ordinaire, les conditions de sa réalisa- tion, comme la ventilation des gains est, toutes choses égales par ailleurs, caractéristique de la smcture du tourisme actuel aux Gala- pagos. Ainsi, le paquebot Vistafjord a laissé (taux Galapagos,,, en fivrier 1994, environ 600 O00 dollars en six jours, lesquels ont été répartis de la façon suivante:

Bénéficiaires Montant en dollars (en %) Parc national 80 O00 14 Marine de guerre 17 O00 13

,

Municipalité de San Cristobal 30 O00 5 Populatton locale 20 O00 3 Opérateurs locaux 24 O00 4 Entreprises continentales 361 O00 61 Total 592 O00 100 Si l’on regroupe maintenant ces données en pourcentages selon

des catégories sectorielles et géographiques, on obtient le résultat suivant:

% ’ Galapagos Continent Total Secteurpublic 12 * 20 32 Secteur privé 7 61 68 Total 19 81 100 * Si l’on considtre que la moitié des gains du parc national reste

aux Galapagos, ce qui est loin d’être prouvé.

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l’opposé d’un tourisme de masse, et ce avec l’appui des organisations conservationnistes. Le gouvemement actuel, ultra-libéral, et les grandes entreprises ne s’y sont pas trom- pés, et ont repris ce concept se prêtant si bien à un détour- nement de sens. En prétextant que ccpeu de touristes riches polluent moins que beaucoup de touristes pauvres,,, comme nous l’assurait un responsable de Metropolitan Touring, gouvemement et grandes agences de voyage font d’une pierre deux coups: les profits tirés d’un tourisme sélectif s’accompagnent d’un souci bkn>ompris de conservation.. . Un exemple notable de la mainmise des grandes entreprises continentales sur le tourisme des Galapagos est celui du groupe dirigé par un ancien ministre de l’actuel gouveme- ment. Ses touristes-clients achètent leurs vacances dans les agences de voyage que cette entreprise possède aux États- Unis, puis sont acheminés par les avions de ses compagnies aériennes (entre l’Amérique du Nord et 1’Équateur et le continent et l’archipel, respectivement) avant d’embarquer sur les bateaux de croisière appartenant au groupe. Les retombées locales de cette forme de tourisme sont quasi- ment nulles: à Puerto Baquerizo Moreno, où atterrissent exclusivement les avions de ce groupe et d‘où partent ses bateaux, la population se plaint de ne voir les touristes ccqu’entre l’aéroport et le quai,,, puis lors du parcours inverse, car il s’agit Ià de tours organisés sans séjour à terre. Tourisme d’enclave traditionnel, certes, mais en mer, et avec des guides et des équipages domiciliés sur le continent afin de les payer moins cher ... Adossées à la demande stable d’un tourisme de riches émanant des pays du Nord, ces entreprises façonnentle nouvel espace de l’archipel.

De l‘espace pionnier frontalier à l‘espace périphérique

Essayer d’expliquer comment les Galapagos sont passées d’un espace marginal à un espace pionnier frontalier nous a conduit à n’envisager ici l’archipel que de façon globale, à I’échelle régionale. Une analyse plus fine laisserait apparaître des diffé- rences locales, entre les îles et à l’intérieur de celles-ci, qui ne remettraient pas en question le schéma d‘ensemble exposé ci- dessus mais pourraient, au contraire, illustrer cette production de l’espace en en montrant les différentes modalités.

Isabela, par exemple, ressort encore de l’espace marginal des Galapagos d’antan: sur cette île sans aéroport, très mal

reliée aux centres de l’archipel que sont Puerto Ayora et Puerto Baquerizo, I’État est presque absent, les touristes sont encore rares et les migrants peu nombreux. Ses habi- tants vivent surtout en autosubsistance; ils exportent, lorsque le cargo daigne atteindre Puerto Villamil, un peu de bétail, de poissons ou de fruits, et profitent à l’occasion d’activités illicites comme la pêche aux holothuries qu’y pratiquent des entreprises continentales ou étrangères atti- rées précisément par la marginalité de l’île. Or, Isabela, l’île la plus grande, aux paysages les plus variés, dispose du potentiel touristique ie plus étendu de l’archipel; elle excite ainsi la convoitise des grands entrepreneurs touris- tiques, qui achètent massivement des terrains en vue de l’ouverture, annoncée depuis huit ans, d’un aéroport local. Isabela sera-t-elle le prochain espace pionnier frontalier des Galapagos, alors que la crise du tourisme sur Santa Cruz y laisse prévoir un essoufflement de la dynamique pionnière? Les Isabeliens ne cessaient de nous répéter que, malgré leur désir d’avoir des revenus semblables à ceux des habitants de Puerto Ayora, ils ne sont <<pas prêts pour le tourisme,,. Leur lucidité est touchante: face aux entre- prises touristiques ayant accumulé de forts capitaux prêts à s’investir à Isabela, que pèseront quelques centaines de paysans et de pêcheurs?

Ce qui risque de se dérouler brutalement à Isabela est aujouI‘d’hui en cours sur Santa Cruz, à savoir une aliéna- tion, conjointe, des territoires et des populations insulaires. Les Galapagos sont en train de devenir un espace périphé- rique, dans la classique dépendance d’un mentre>> qui détermine les modalités d’accès à la ressource naturelle (la nature des Galapagos) parce qu’il contrôle les réseaux (le tourisme intégré) permettant l’exploitation de cette res- source. I1 ne s’agit plus d’espace pionnier frontalier: la dynamique pionnière est enrayée, dès lors que les condi- tions pour que la majorité des Galapaguiens aient l’espoir de participer, en tant qu’entrepreneurs, à l’économie touris- tique, n’existent plus. Quant aux frontières, le marché n’en veut pas de différentes que celles qu’il fixe, et seuls les conservationnistes croient encore aux autres.. . La fin de l’espace pionnier frontalier ne signifie pas pour autant celle des migrations, et la pression qu’une société d’espace périphérique exerce sur les écosystèmes insulaires pourrait être encore plus forte qu’auparavant. En effet, le mouvement migratoire a une inertie que l’inégalité croissante

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de la répartition des bénéfices du tourisme dans l’archipel ne devrait pas vraiment altérer. D’abord parce que les années fastes ont fait des Galapagos un mythe pour les migrants potentiels, un petit Miami national à deux heures de vol de Guayaquil. Ensuite parce que ce mythe se nourrit d’une réa- lité: les conditions de vie dans l’archipel sont meilleures que dans un Équateur continental ravagé par la crise, et le tou- risme, même s’il est accaparé par les grandes entreprises, aura toujours quelques retombées pour la population locale. I1 s’agira alors d’une migraJion pour des miettes plutôt que pour une part de gkeau, e*t ces migants ressembleront fort à ceux qui se pressent vers les métropoles du pays: non plus des pionniers certains de trouver un travail rentable, mais des laissés pour compte venus chercher n’importe quel moyen de survie près d’une source de revenus. On peut alors s’attendre à une croissance des bidonvilles et à la multiplication d’acti- vités illicites (prédation des ressources naturelles, délin- quance, etc.), qui déborderont des centres urbanisés de l’archipel pour se répandre dans la zone du parc national.. .

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POSITIONS DE RECHERCHE

Soucieux de suivre de près l’actualité scientifique, de permettre aux nouvelles recherches de prendre date rapidement et de favoriser l’expression des jeunes chercheurs, L’Espace géographique propose une rubrique <(positions de recherche>>, destinée àpublier de brefs exposés.

Cette rubrique accueille d’une part des informations sur les découvertes\ les interprétations, les approches ou les techniques nouvelles dont nos lecteurs ou nos correspondants ont connaissance; d’autre part, eIIe publie des notes de chercheurs sur leurs propres résultats.

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Cette rubrique n’envisage aucune restriction en fonction des thèmes abordés, ni de la spécialisation des auteurs, du moment que l’apport scientifique permet une meilleure connaissance de l’espace géographique. Comme pour les articles, l’acceptation du manuscrit est du ressort du Comité de rédaction.

O L’Espace géographique, 1994, no 3 !

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