DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION...

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1 DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE : REPRÉSENTATIONS, DIFFUSIONS, MÉMOIRES CINÉMATOGRAPHIQUES DU CHILI, 1970-2013 Journées d’étude 9-10 octobre 2013, INHA Université Paris 1 Panthéon Sorbonne HiCSA Juan Carlos Baeza Soto, Université de Cergy-Pontoise La parole assassinée : cinéma et réalité. De l’interdiction du bikini à l’hémisphère politique dans une chevelure à travers Ya no basta con rezar (Valparaíso, janvier 1972, 35 mm) d’Aldo Francia et Descomedidos y chascones (11 septembre 1973) de Carlos Flores Del Pino Référence électronique : Juan Carlos Baeza Soto, « La parole assassinée : cinéma et réalité. De l’interdiction du bikini à l’hémisphère politique dans une chevelure à travers Ya no basta con rezar (Valparaíso, janvier 1972, 35 mm) d’Aldo Francia et Descomedidos y chascones (11 septembre 1973) de Carlos Flores Del Pino », in BARBAT, Victor et ROUDÉ, Catherine (dir), De l’Unité populaire à la transition démocratique : représentations, diffusions, mémoires cinématographiques du Chili, 1970-2013, actes des journées d’étude, Paris, 9-10 octobre 2013.

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    DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE :

    REPRÉSENTATIONS, DIFFUSIONS, MÉMOIRES

    CINÉMATOGRAPHIQUES DU CHILI, 1970-2013

    Journées d’étude

    9-10 octobre 2013, INHA

    Université Paris 1 – Panthéon Sorbonne – HiCSA

    Juan Carlos Baeza Soto, Université de Cergy-Pontoise

    La parole assassinée : cinéma et réalité. De l’interdiction du bikini à l’hémisphère politique

    dans une chevelure à travers Ya no basta con rezar (Valparaíso, janvier 1972, 35 mm) d’Aldo

    Francia et Descomedidos y chascones (11 septembre 1973) de Carlos Flores Del Pino

    Référence électronique : Juan Carlos Baeza Soto, « La parole assassinée : cinéma et réalité.

    De l’interdiction du bikini à l’hémisphère politique dans une chevelure à travers Ya no basta

    con rezar (Valparaíso, janvier 1972, 35 mm) d’Aldo Francia et Descomedidos y chascones

    (11 septembre 1973) de Carlos Flores Del Pino », in BARBAT, Victor et ROUDÉ, Catherine

    (dir), De l’Unité populaire à la transition démocratique : représentations, diffusions,

    mémoires cinématographiques du Chili, 1970-2013, actes des journées d’étude, Paris, 9-10

    octobre 2013.

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    en Chile no se respetan los derechos humanos

    aquí no existe libertad de prensa

    aquí mandan los millonarios

    el gallinero está a cargo del zorro

    claro que les voy a pedir que me digan

    en qué país se respetan los derechos humanos1.

    Le personnage principal du film didactique d’Aldo Francia Ya no basta con rezar est un

    prêtre qui, fin décembre 1967, c’est-à-dire quelques années avant le triomphe de l’Unité

    populaire, découvre dans les quartiers pauvres des hauteurs de Valparaíso l’injustice sociale

    ainsi que l’inertie du clergé chilien. Le film-essai polymorphe de Carlos Flores del Pino

    Descomedidos y chascones dresse, au début des années 1970, un portrait critique des

    contradictions de la jeunesse chilienne embourbée dans ses propres idéaux de liberté, face à la

    réalité d’une société cloisonnée. Ces deux œuvres permettent de comprendre comment le

    cinéma chilien fut sensible aux contradictions inhérentes d’un pays qui, depuis son

    indépendance, fait reposer son image sur le mythe de la démocratie. En effet, elles montrent

    d’abord la conquête persistante de l’imaginaire chilien par les idéaux artistiques et politiques

    étrangers. Dans les années 1960 Carlos Flores Del Pino est sensible au message hippie qui

    s’oppose à la guerre du Vietnam et aux injustices sociales. Pour sa part, qu’Aldo Francia est

    bouleversé par Le Voleur de bicyclette (1948) du néo-réaliste italien Vittorio de Sica qu’il

    découvre en 1949 dans un cinéma du Boulevard Saint-Michel à Paris, au point qu’il déclare :

    En ese momento, siendo ya médico, decidí que algún día también sería cineasta. Yo siempre

    me he definido como un médico social y con ese enfoque practico la medicina. Pero en esa

    tarde parisina había descubierto un medio mucho más eficaz para realizar esa labor: el

    1 Nicanor Parra, Sermones y prédicas del Cristo del Elqui (1977), dans Poemas para combatir la calvicie.

    Antología (México, 1993) (compilation de Julio Ortega), Santiago de Chile, Fondo de Cultura Económica, 2013,

    p. 208.

    http://pics.filmaffinity.com/Ya_no_basta_con_rezar-586543764-large.jpg

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    cine2. (« À ce moment-là, puisque j’étais déjà médecin, j’ai décidé qu’un jour je serais

    cinéaste. Je me suis toujours défini comme un médecin social et c’est sous cet angle que

    j’exerce la médecine. Mais au cours de cet après-midi parisien j’avais découvert un moyen

    beaucoup plus efficace pour réaliser ce travail : le cinéma. »)

    Quel que soit le contexte traité (religieux, prolétaire, oligarchique ou libertaire-hippie), la

    soif de justice sociale présente dans les deux œuvres s’intègre au bout du compte à un

    contexte de Guerre froide : le prédécesseur de Salvador Allende, Eduardo Frei, a gagné les

    élections de 1964 avec l’appui des États-Unis3. Mais cet idéal doit surtout prendre en

    considération une société dichotomique qui sépare bourgeois et prolétaires, riches et pauvres,

    partisans de droite et de gauche. Dans cette perspective, l’historien Felipe Portales souligne

    dans son ouvrage Los mitos de la democracia chilena le caractère « ultra présidentialiste » de

    la politique chilienne et ce depuis la conquête. Il en résume la teneur en rappelant la

    présidence de Diego Portales4 qui, après avoir écrasé les libéraux lors de la bataille de Lircay,

    les réprime ensuite pour établir à partir de 1830 :

    proprement dit ce que notre mythologie historiographique scolaire nomme désormais « république

    démocratique ». En effet, de la Constitution imposée en 1833 et des pratiques politiques existantes

    jusqu’en 1891, est né un régime virtuellement monarchique qui portait les habits trompeurs de la

    république. Sous ce régime le Président de la République était un véritable autocrate qui désignait

    les ministres, les intendants, les gouverneurs, les diplomates, les employés de l’Administration

    publique, les juges (au moyen d’un Conseil d’État nommé par lui-même), des parlementaires (au

    moyen du contrôle absolu du processus électoral) ; et, après 5 ans (10 ans dans la pratique

    jusqu’en 1871, à cause de la possibilité d’être réélu), son successeur au moyen d’« élections »

    contrôlées d’une main de fer5.

    Il va de soi que Diego Portales nommait aussi les représentants de l’Église et jouissait de

    l’immunité. L’héritage colonial et son ordre oligarchique sont liés en outre « à l’exercice

    direct du pouvoir par des groupes économiquement dominants6 », comme celui des

    latifundistas qui font du Chili, selon la poétesse Gabriela Mistral, una democracia manca7

    2 Aldo Francia, Nuevo Cine Latinoamericano en Viña del Mar, Cesoc, Ediciones ChileAmérica, Santiago de

    Chile, 1990, p. 51. 3 Cf. Luis Corvalán Márquez, La secreta obscenidad de la historia de Chile contemporáneo. Lo que dicen los

    documentos norteamericanos y otras fuentes documentales: 1962-1976, Santiago de Chile, Ceibo Ediciones,

    2012. 4 Cf. Gabriel Salazar, Diego Portales. Monopolista, sedicioso, demoledor (Juicio ciudadano a un anti-

    demócrata), Santiago de Chile, Editorial Universidad de Santiago de Chile, 2010. 5 en propiedad lo que nuestra mitología historiográfica escolar ha dado en llamar « república democrática ».

    En efecto, de la Constitución impuesta en 1833 y de la práctica política existente hasta 1891, surgió un régimen

    virtualmente monárquico con ropaje engañosamente republicano. Bajo dicho régimen el Presidente de la

    República era un verdadero autócrata que designaba a los ministros, intendentes, gobernadores, diplomáticos,

    empleados de la Administración Pública, jueces (a través de un Consejo de Estado nombrado por él mismo),

    parlamentarios (a través del control absoluto del proceso electoral); y, luego de 5 años (10 en la práctica

    hasta 1871, por la posibilidad de reelegirse), a su sucesor por medio de « elecciones » férreamente controladas.

    Felipe Portales, Los mitos de la democracia chilena. Volumen I: Desde la Conquista hasta 1925, Santiago,

    Catalonia, 2004, p. 40. 6 Olivier Dabène, L’Amérique latine à l’époque contemporaine (1994), Paris, Armand Colin, 2009, p. 20.

    7 Gabriela Mistral, « Agrarismo en Chile » (1928), dans Chile, país de contrastes, Santiago, Biblioteca

    Fundamentos de la Construcción de Chile et Cámara chilena de la construcción, 2009, p. 63.

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    (« une démocratie manchote/boiteuse ») ou, bien pire encore, una semidemocracia (« une

    demi démocratie »), qui s’appuie également dans les années 1930 sur l’exploitation du

    salpêtre et le secteur minier. Ce schéma se répète indéfiniment tout au long du XXe siècle :

    par exemple, le président-caudillo Ibáñez del Campo (1927-1931) « module l’autoritarisme et

    les préoccupations sociales, dans un certain nombre de décisions démagogiques8 », en ayant

    recours à des décrets-lois, en dirigeant des campagnes pour le sport et contre l’alcoolisme et

    en démantelant de vieux partis, et ce, grâce à l’appui de l’armée. La fatalité autoritaire se

    poursuit avec la dictature virtuelle du second mandat d’Arturo Alessandri (1932-1938) et

    culmine en 1973 avec la chute du gouvernement de Salvador Allende et avec la militarisation

    du pays qui s’ensuit, sous la dictature d’Augusto Pinochet : ce dernier fait promulguer la Ley

    del Cobre (« Loi du Cuivre ») qui octroie jusqu’à aujourd’hui à l’armée chilienne 10 % des

    bénéfices de l’exploitation du cuivre (tant que les bénéfices dépassent 131 millions d’euros).

    Loi injuste que le président de droite actuel, Sebastián Piñera, voudrait supprimer avant de

    quitter la présidence en mars 2014.

    Nous constatons que le déficit démocratique s’accompagne d’une formation, par la

    violence, de la nation chilienne et nous tenterons de démontrer que les failles organisatrices

    du mythe démocratique chilien imprègnent les œuvres d’Aldo Francia et de Carlos Flores del

    Pino. C’est pourquoi la première de Descomedios y chascones, prévue le 11 Septembre 1973,

    et qui n’eut jamais lieu, est à l’image du désastre obscur de la liberté qui couvait aussi bien

    dans les bureaux de la CIA que dans les racines profondes de la politique chilienne. Car

    malgré l’espoir suscité par le triomphe de l’Unité populaire, auquel s’ajoutait l’idéal libertaire

    de la jeunesse aisée hippie, ces deux œuvres, déclinant chacune sur un mode différent un

    rendez-vous manqué avec la justice, soulignent le poids latent d’une pensée séparatrice qui, au

    Chili, sera ensuite accentuée par l’économie néolibérale. Au point que l’historien chilien

    Gabriel Salazar (Prix National d’Histoire en 2006) prône la création d’une autre Gauche, non

    compromise avec le néolibéralisme et en dehors de l’État. Pour mener à bien cette réflexion,

    nous allons insister dans notre travail sur trois axes : l’absence historique de l’État dans la

    société chilienne, d’abord, puis l’utopie présente avant le coup d’État du 11 septembre 1973

    et, enfin, les conséquences de la dictature dans l’effacement de la mémoire esthétique et ses

    avatars dans un contexte d’économie globalisée.

    I. Le Chili et l’absence historique de l’État

    a) Doléances populaires, tromperie d’État et accumulation capitaliste au Chili

    En effet, Salazar fait remarquer que dans le cas du Chili, le concept d’État-nation est mal

    adapté à la mondialisation et, dans ce cas, révèle lui aussi l’existence du mythe de la

    démocratie chilienne, qui est mis à rude épreuve lorsque l’on analyse les faits. Le

    18 septembre, par exemple, les Chiliens fêtent leur indépendance à travers l’image populaire

    du roto, c’est-à-dire le pauvre malheureux qui, pour oublier son infortune et la faim, fête

    l’indépendance, danse la cueca, mange des empanadas9 et boit tout son saoul. Mais dès le

    8 Paul Vayssière, L’Amérique latine de 1890 à nos jours (1996), Paris, Hachette, 1999, p. 125.

    9 « Cueca » : danse folklorique nationale et « empanadas » : pâtés en croûte préparés pour les grandes occasions.

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    19 septembre, le Chili célèbre son armée, garante légitime et mythique de l’indépendance

    démocratique, mais qui n’a eu de cesse, au cours de l’histoire du pays, de réprimer

    manifestations populaires ou mécontentements politiques. Dans ce cas, souligne-t-il :

    Ce qui se passe c’est qu’étant donné que l’État joue son va-tout pour le libre marché et qu’il est

    compromis avec le marché mondial, et pas avec le peuple, il a besoin de créer des mythes

    nationaux pour se légitimer. Il a pris la culture populaire et l’a transformée en mythe national. La

    nation est un mythe de plus. La nation n’existe pas, ce qui existe en revanche ce sont les groupes

    sociaux concrets et dans ce cas les masses populaires forment la majorité ; les autres groupes sont

    minoritaires. Et arrêtons de raconter des histoires10

    .

    Dans ce cas, la Gauche institutionnelle n’a jamais réussi à jouer un rôle majeur dans

    l’histoire chilienne, étant donné, précise-t-il, que :

    Lorsque s’est construit l’État le mouvement social a été exclu et, comme ce n’est pas l’État que

    désirait le peuple, commencent alors les mouvements d’opposition. Quelques uns de ces

    mouvements sont devenus des partis politiques. Au début, les libéraux luttaient dans la rue, mais

    lorsqu’ils ont présenté des candidats ils se sont mis dans l’État et se sont transformés en oligarchie

    libérale. Ensuite, les radicaux ont fait de même. Chaque rébellion populaire a produit un parti, qui

    avec le temps se rattache à l’État, devient une oligarchie et rien ne change. L’État ne se réforme

    alors jamais. Ensuite le Parti socialiste et le Parti communiste entrent dans l’État qui fut créé

    en 1925 par Alessandri contre le peuple. Ils essaient de faire la révolution à l’intérieur d’un État

    contraire à la révolution. C’est pour cette raison qu’Allende finit au bout du compte par se suicider,

    il était rentré dans une cage ennemie du changement11

    .

    Ce vide de pensée progressiste ne fait que s’accentuer avec l’instauration de l’idéal

    néolibéral et la compétition économique et entraîne la gauche chilienne institutionnelle vers

    un mur puisque la dictature de Pinochet a détruit la forme de démocratie de masse fondée sur

    l’État social et, dans ce cas, la gauche, laminée par la mort, la torture et l’exil ne peut

    domestiquer dans l’Histoire « la forme économique hautement productive du capitalisme12

    ».

    Pour mener à bout sa réflexion, Gabriel Salazar exhorte les Chiliens à participer à une

    vision politique radicale, étant donné que la gauche chilienne n’existe plus13

    :

    10

    Lo que pasa es que como el Estado se la juega por el libre mercado y está comprometido con el mercado

    mundial, pero no con el pueblo, necesita crear mitos nacionales para legitimarse. Ha tomado la cultura popular

    y la ha convertido en mito nacional. La nación es un mito más. La nación no existe, lo que existe son los grupos

    sociales concretos y ahí las masas populares son mayoría; los demás son minorías. Dejémonos de cuentos.

    Alejandro Lavquen, , « Gabriel Salazar. Chile al desnudo », Punto final no 694, 17 septembre -1

    er octobre 2009

    (http://www.puntofinal.cl/694/Chile.php, consulté le 21 septembre 2013). 11

    Cuando se construyó el Estado el movimiento social fue excluido, y como no fue el Estado que quería el

    pueblo, se inicia la protesta. Algunos de estos movimientos se convierten en partidos políticos. Al principio los

    liberales pelearon desde la calle, pero cuando presentaron candidatos se metieron dentro del Estado y se

    volvieron oligarquía liberal. Después los radicales hicieron lo mismo. Cada rebelión popular ha producido un

    partido, que con el tiempo se incorpora al Estado, se oligarquiza y queda todo igual. Jamás se reforma el

    Estado. Después el Partido Socialista y el Partido Comunista entraron al Estado que Alessandri creó contra el

    pueblo en 1925. Intentan hacer la revolución desde el interior de un Estado contrario a la revolución. Por eso

    Allende finalmente termina suicidándose, se había metido en una jaula enemiga de los cambios. Ibidem. 12

    Jürgen Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique (1998), Paris, Pluriel, 2013, p. 26. 13

    Cf. Felipe Portales, Chile: una democracia tutelada, Santiago, Editorial Sudamericana Chilena, 2000 ; Marcus

    Taylor, From Pinochet to the third way: neoliberalism and social transformation in Chile, University of

    Michigan, Pluto Press, 2006.

    http://www.puntofinal.cl/694/Chile.php

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    Que voit-on aujourd’hui ? Le PS fait partie de l’oligarchie et il est néolibéral ; le PPD [Parti Pour la

    Démocratie] est néolibéral et le PC, qui était dehors, veut aussi le devenir. Ils font tous partie de

    l’État. Je pense qu’il n’y a pas de Gauche. Celle qui pourrait le devenir, l’extraparlementaire, est en

    train de jouer aux élections. Elle joue à avoir un président et des parlementaires dans un État

    illégitime qu’a construit Pinochet ! La tâche consiste à construire une autre Gauche, mais pas à

    l’intérieur de l’État mais en dehors. Et avec le peuple comme souverain. Il faut couper une fois

    pour toutes le fil reproducteur de l’État légué par Diego Portales14

    .

    En réalité, Gabriel Salazar illustre le manque de confiance qu’éprouvent depuis longtemps

    les Chiliens à l’égard de leurs élites : selon les enquêtes du journal de droite El Mercurio

    Opina, seulement 17 % des Chiliens pensent que le Congreso (l’équivalent de l’Assemblée

    Nationale) est digne de confiance, 12 % font confiance au pouvoir judiciaire et seulement 9 %

    estiment que les partis politiques sont crédibles, alors que 48 % des Chiliens travaillent

    en 2010 pour de petites et moyennes entreprises en occupant un emploi précaire et mal payé,

    d’environ 210 000 pesos (315 euros)15

    , ce qui rend la vie quotidienne extrêmement difficile

    b) Aldo Francia : l’Église chilienne et la société civile

    Dans ce contexte, le film d’Aldo Francia rappelle au spectateur chilien actuel que

    l’injustice provient de schémas préexistants : en effet, dès 1833, le Chili signe des traités

    juteux de libre commerce et, en 1876, le pays est occupé par 100 multinationales anglaises,

    françaises ou nord-américaines, qui commercent toutes avec le plus grand port du Pacifique

    de l’époque, à savoir Valparaíso. L’importation de produits manufacturés venant du nord finit

    par empêcher tout développement valable de l’industrie chilienne. Le résultat est l’extrême

    pauvreté qui touche 80 % du pays16

    et qui se poursuit jusqu’au XXe siècle : lorsque Aldo

    Francia revient au Chili après son deuxième voyage en Europe, en 1962, il découvre que

    l’extrême pauvreté touche 21 % des 7 millions de Chiliens et que le taux de la mortalité

    infantile est de 125/100017

    .

    Ainsi, dans les premières images de son film, sa caméra balaye la baie de Valparaíso en

    insistant sur le dynamisme du port. Mais la plongée qui suit le mouvement de l’un des

    nombreux ascenseurs, symboles de la richesse passée, « regarde » de haut en bas, et l’effet

    visuel de décrépitude et de pauvreté obtenu rend la déformation expressionniste propre à la

    ville, mais également un sentiment de faiblesse économique, dû à la construction du canal de

    14

    ¿Qué vemos hoy? El PS está en la oligarquía y es neoliberal; el PPD [Partido Por la Democracia] es

    neoliberal y el PC, que estaba afuera, quiere meterse adentro también. Están todos dentro del Estado. Yo creo

    que no hay Izquierda. La que podría ser, la extraparlamentaria, está jugando a las elecciones. ¡Jugando a tener

    presidente y parlamentarios en el Estado ilegítimo que construyó Pinochet! La tarea es construir otra Izquierda,

    pero no dentro del Estado sino fuera de él. Y con el pueblo como soberano. De una vez por todas hay que cortar

    el hilo reproductor del Estado portaliano. Alejandro Lavquen, , « Gabriel Salazar… », art. cité. 15

    Gabriel Salazar, Dolencias históricas de la memoria ciudadana (Chile, 1810-2010), Santiago, Editorial

    Universitaria, 2010, p. 17. 16

    Idem, « La trampa estatal (Chile, 1938-1973) », in Dolencias..., op. cit., p. 65. 17

    Dans Nuestro cine. Aldo Francia. Antología, Centro Cultural La Moneda/Cineteca Nacional de Chile, 2011,

    p. 6.

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    Panamá. Le fait que le film commence par des images du Cerro Artillería, comme à la fin de

    son film précédent, Valparaíso, mi amor, montre la volonté guerrière d’Aldo Francia de

    continuer de défendre le projet d’Allende. Certes, précise-t-il, dans Valparaíso, mi amor il

    s’agissait, grâce à un film d’idées, d’appuyer l’élection du candidat socialiste, mais :

    Dans Il ne suffit plus de prier il se passait le contraire. Nous avions déjà Allende comme président.

    Il fallait maintenant emmener des gens dans le gouvernement, convaincre les gens d’appuyer le

    gouvernement, surtout les chrétiens. Valparaíso, mi amor fut un film en noir et blanc pour

    souligner les failles du système. La dernière séquence se termine avec l’ascenseur du Cerro

    Artillerie, on y entend un personnage qui parle d’un enfant qui est sur le point de naître. Ya ne

    basta con rezar commence à ce moment même, mais en couleurs cette fois18

    .

    Cette scène questionne aussi la présence de Dieu, puisque les images sont accompagnées

    d’un fond sonore composé par une Messe de Pierre de Manchicourt19

    . Ici, Francia, en dehors

    de la beauté du chant, traduit le poids de l’Église catholique et de son esprit conservateur. La

    présence musicale venue du Nord (par le biais du compositeur franco-flamand), aussi bien

    d’un point de vue économique que religieux, pose immédiatement le thème du colonialisme et

    de l’impérialisme. À la fin de la messe, se rajoutent treize coups du clocher d’une église, qui

    ouvrent enfin le récit et qui sont accompagnés par les images figées des symboles du pouvoir

    à Valparaíso, à savoir les nombreuses églises et les palais construits par de riches marchands

    étrangers dont le Palais Baburizza où va se dérouler une partie du film, et qui domine la ville

    depuis l’une des quarante-deux collines du site, offrant ainsi la plus belle vue sur le port.

    Mais Francia instaure, malgré la beauté parfois maladive de la ville et par-delà son

    exotisme, une prise de distance immédiate., Le Père Jaime, interprété par Marcelo Romo, est

    confronté à la mort d’un bourgeois, décédé certainement dans l’un de ces palais, et dont la

    triste fin semble encore une fois contredire la réalité des habitants de Valparaíso, la vallée du

    Paradis, selon l’impression des premiers navigateurs.

    Face aux injustices de la vie, Aldo Francia réutilise sa découverte du néoréalisme italien,

    de la Nouvelle vague, de Truffaut, Godard, Antonioni et Fellini, qui l’encouragent, en tant que

    médecin et cinéaste, à créer un cinéma politique car, précise-t-il lors d’une entrevue publiée

    en 1974 :

    Au Chili nous ne pouvons pas nous accorder le luxe de développer un cinéma d’évasion. Nous

    avons le devoir de faire un cinéma qui soutient ce qui est en train de se passer, nous avons le devoir

    de parler d’une série de problèmes, d’erreurs, de choses bonnes et mauvaises, dans le but que les

    gens appuient le gouvernement même s’il faut critiquer les aspects négatifs liés à notre processus

    18

    En Ya no basta con rezar la cosa era al revés. Ya estábamos con Allende como Presidente. Había que traer

    gente al gobierno, apoyar al gobierno, sobre todo los cristianos. Valparaíso, mi amor fue una película en blanco

    y negro para subrayar las fallas del sistema. La última secuencia termina en el ascensor del cerro Artillería,

    hablando un personaje de un hijo que está por nacer. Ya no basta con rezar empieza ahí mismo, pero en colores.

    Aldo Francia, dans Héctor Ríos et José,Román , Hablando de cine. Aldo Francia, Patricio Kaulen, Nieves

    Yankovic, Jorge Di Lauro, Pedro Chaskel, Valeria Sarmiento , Raúl Ruiz, Santiago de Chile, Ocholibros, 2012,

    p. 23. 19

    Eva Simonet, Evelyne July et MK2 Productions, dossier de presse sans date du film présenté, [la présence en

    fin de dossier d’extraits d’une lettre d’un prêtre de Santiago envoyée le 18 septembre 1973 au Général Pinochet

    laisse supposer une publication effectuée après le coup d’État du 11 septembre 1973].

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Compositeurhttp://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_franco-flamande

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    historique. En un mot, le cinéma chilien a le devoir de s’engager du côté des changements actuels

    de notre histoire20

    .

    c) La charité ne suffit plus

    Ainsi, comme le proposait Francia, le personnage découvre que la charité à l’égard des

    pauvres ne suffit plus, et le réalisateur le démontre dans la scène où, tandis qu’un bourgeois se

    regarde dans un miroir de style baroque dans son palais, un enfant pauvre brise les vitres de

    l’un de ces lieux de privilège et de mystère : l’ordre est donc rompu et ce sont les enfants qui

    dictent la vérité aux adultes comme dans Los olvidados (1950) de Luis Buñuel. Une vérité

    corrompue par les aléas de la vie puisque, dans le film de Francia, un enfant de chœur

    consomme du vin dans la coupe en argent servant au service religieux. À cela s’ajoute la

    recherche d’argent par le prêtre pour construire une clinique dédiée aux plus pauvres, car la

    « zone », telle qu’elle est nommée par les informations télévisées que regarde un autre

    bourgeois (directeur d’un chantier naval) connaît des désordres publics sous la forme de

    grèves en vue d’obtenir de meilleurs salaires. Des grèves réprimées qui s’ajoutent à une

    épidémie de typhoïde, due au manque d’eau potable, qui s’abat sur un quartier misérable de la

    ville. Dans ce contexte, le contact direct avec les populations les plus démunies éloigne le

    Père Jaime de l’élite porteña, mais aussi de son compagnon de route, le Père Justo, car ce

    dernier possède une vision rétrograde de la religion : selon ses dires, il voit dans la

    propagation du typhus une sanction divine, dans la pauvreté un moyen de regagner le ciel et

    dans ses trajets en ascenseur vers les quartiers les plus pauvres des hauteurs de la ville una

    metáfora car, précise-t-il à son jeune coreligionnaire qui doute de son aîné, subimos hacia el

    dolor, nos elevamos hacia él (« nous montons vers la douleur, nous nous élevons vers elle »).

    Le fond sonore, encore une fois, réduit le poids idéologique de la vision du Padre Justo : en

    effet, tandis qu’il profère une vision archaïsante et sacrificielle de la foi, on entend La joya del

    Pacífico, valse populaire composée par Víctor Acosta, devenue l’hymne de Valparaíso depuis

    que le Péruvien Lucho Barrios l’a reprise en 1970 et dont les paroles font l’éloge de la beauté

    physique et humaine de la ville :

    Eres un arco iris de múltiples colores

    tu Valparaíso puerto principal

    tus mujeres son blancas margaritas

    todas ellas arrancadas de tu mar

    Al mirarte de Playa Ancha lindo puerto

    allí se ven las naves al salir y al entrar

    el marino te canta esta canción

    yo sin ti no vivo puerto de mi amor.

    20

    en Chile no nos podemos permitir el lujo de impulsar un cine de evasión. Hemos de hacer un cine que apoye a

    lo que está ocurriendo, hemos de hablar de una serie de problemas, de errores, de cosas buenas o malas, con el

    fin de que la gente apoye al gobierno aún criticando lo que de negativo ocurra en nuestro proceso histórico. En

    una palabra, el cine chileno ha de comprometerse a favor de los cambios actuales de la historia. Aldo Francia,

    « Conversación con Aldo Francia », dans Francesco Bolzoni, El cine de Allende, Valencia, Fernando Torres

    Editor, 1974, p. 81.

  • 9

    (« Tu es un arc-en-ciel aux multiples couleurs

    Toi Valparaíso port principal

    Tes femmes sont de blanches marguerites

    Toutes arrachées à la mer

    Lorsque je te regarde depuis Playa Ancha mon beau port

    J’y vois de navires qui partent et en entrant

    Le marin te chante cette chanson

    Port de mon amour, sans toi je ne peux vivre. »)

    Mais la grève du chantier naval de Don Claudio, riche paroissien qui l’aide en partie dans

    son projet de construire une clinique, le pousse définitivement du côté des grévistes qui seront

    expulsés du chantier par la force. Les ouvriers chassés chantent l’hymne national chilien, non

    pas dans un élan patriotique qui viendrait les sauver, mais parce que – selon leur coutume –

    les forces armées et la police devaient s’arrêter et se mettre au garde à vous dès que

    retentissait cet hymne… Ici, les ouvriers le chantent plus par tradition et respect que par

    espoir d’être protégés. Ainsi, le Père Jaime comprend le concept de classe comme vont le

    définir en 1970 les cinéastes chiliens dans leur Manifeste des cinéastes de l’Unité populaire,

    dont l’écho politique semble présent dans le travail de Francia, mais aussi dans le titre même

    de son film, puisque les cinéastes y déclarent :

    Cinéastes chiliens : Il est temps d’entreprendre ensemble avec notre peuple, le grand travail de

    la libération nationale et de la construction du socialisme.

    Il est temps de commencer à sauvegarder nos propres valeurs comme notre identité culturelle

    et politique.

    Cela suffit de nous laisser écraser par les classes dominantes qui arrachent les symboles qu’a

    pu générer le peuple au cours de sa longue lutte pour la libération.

    Cela suffit de permettre l’utilisation des valeurs nationales comme des éléments qui

    nourrissent le régime capitaliste. […]

    Parce qu’avant d’être des cinéastes, nous sommes des hommes engagés dans le phénomène

    politique et social de notre peuple et dont le devoir est grand : construire le socialisme21

    .

    Bien qu’Alfredo Barría Troncoso soutienne que la divulgation de ce texte fut limitée à

    l’époque de sa rédaction, puisque, par exemple, Aldo Francia ne lui consacre aucune ligne

    dans ses mémoires22

    , il est surprenant de constater, avec Jacqueline Mouesca, qu’« au

    moment de sa présentation, [le Manifeste] coïncidait avec un véritable état d’esprit qui se

    manifestait non seulement parmi les cinéastes ou dans certains milieux intellectuels mais aussi

    21

    Cineastas chilenos: Es el momento de emprender juntos con nuestro pueblo, la gran tarea de la liberación

    nacional y de la construcción del socialismo.

    Es el momento de comenzar a rescatar nuestros propios valores como identidad cultural y política.

    Basta ya de dejarnos arrebatar por las clases dominantes, los símbolos que ha generado el pueblo en su larga

    lucha por la liberación.

    Basta ya de permitir la utilización de los valores nacionales como elementos de sustención del régimen

    capitalista. […]

    Que antes que cineastas, somos hombres comprometidos con el fenómeno político y social de nuestro pueblo y

    con su gran tarea: la construcción del socialismo. « Manifiesto de los cineastas por la Unidad Popular (1970) »,

    dans Carlos Flores Delpino, Excéntricos y astutos, Santiago de Chile, Editorial Universidad de Chile, 2007,

    p. 83. 22

    Alfredo Barría Troncoso, El espejo quebrado. Memorias del cine de Allende y la Unidad Popular, Santiago de

    Chile, Uqbar Editores, 2011, p. 49.

  • 10

    parmi des cercles sociaux divers et variés23

    . » L’éviction de la culture et de la politique sociale

    se lisent également dans l’appel en 1969 du Cubain Julio García Espinosa qui, dans son

    manifeste Por un cine imperfecto, affirme :

    Il ne peut pas y avoir d’art « désintéressé », il ne peut pas y avoir un nouveau et véritable saut

    qualitatif dans l’art si on n’en finit pas, en même temps et pour toujours, avec le concept et la

    réalité « élitiste » dans l’art. Trois facteurs peuvent servir notre optimisme : le développement de la

    science, la présence sociale des masses et la potentialité révolutionnaire dans le monde

    contemporain. Les trois sans hiérarchie, tous les trois interconnectés24

    .

    En outre, ce manifeste rappelle l’exhortation de Pablo Neruda en 1935 pour une poésie

    impure proche de la réalité, puisque :

    l’impureté confuse des êtres humains est perçue en eux-mêmes, dans l’agroupement, l’utilisation et

    la désuétude des matériaux, les empreintes du pied et des doigts, la constance d’une atmosphère qui

    inonde les choses depuis l’intérieur et l’extérieur. C’est ainsi que doit être la poésie que nous

    recherchons, usée comme par l’acide des devoirs accomplis par la main, pénétrée de la sueur et de

    la fumée, sentant l’urine et la fleur de lys, éclaboussée par les différents métiers que l’on exerce

    dans la légalité ou hors la loi25

    .

    Ainsi, Aldo Francia, qui devait connaître les cerros du Valparaíso de sa jeunesse, où jadis

    Neruda avait fini son Chant General, intègre l’impureté des porteños dans la trame des

    injustices sociales, créant de la sorte dans son propre film une « esthétique de la faim », pour

    paraphraser le texte de 1965 de Glauber Rocha, où le Brésilien, représentant du Cine Novo,

    défend le thème de la faim comme violence et moteur de la révolution latino-américaine:

    l’engagement exact avec la faim est la violence et la violence d’un affamé ne relève pas du

    primitivisme. Corisco est-il primitif ? La femme de Caixas est-elle primitive ? Le Cinéma Novo :

    une esthétique de la violence avant d’être primitive est révolutionnaire. C’est le début pour que le

    colonisateur comprenne l’existence du colonisé : ce n’est qu’en prenant conscience de son unique

    possibilité, la violence, que le colonisateur pourra entendre par le mot horreur, la force de la culture

    qu’il exploite. Tant que les armes ne sont pas levées le colonisé demeure un esclave : il a fallu la

    mort d’un premier policier pour que le français perçoive un algérien26

    .

    23

    en el momento de su presentación [el Manifiesto] correspondía a un estado de ánimo verdadero que se

    manifestaba no sólo entre los cineastas o en ciertos sectores intelectuales, sino en distintos y amplios círculos

    sociales. Jacqueline Mouesca, Plano secuencia de la memoria de Chile, Madrid, Ediciones del Litoral, 1988,

    p. 54-55. 24

    No puede haber arte «desinteresado», no puede haber un nuevo y verdadero salto cualitativo en el arte, sino

    se termina, al mismo tiempo y para siempre, con el concepto y la realidad «elitista» en el arte. Tres factores

    pueden favorecer nuestro optimismo: el desarrollo de la ciencia, la presencia social de las masas, la

    potencialidad revolucionaria en el mundo contemporáneo. Los tres sin orden jerárquico, los tres

    interrelacionados. Julio García Espinosa, « Por un cine imperfecto » (1969), dans Carlos Flores Delpino,

    Excéntricos…, op. cit., p. 91 (http://fido.palermo.edu/servicios_dyc/blog/images/trabajos/6923_22214.pdf). 25

    La confusa impureza de los seres humanos se percibe en ellos, la agrupación, uso y desuso de los materiales,

    las huellas del pie y los dedos, la constancia de una atmósfera inundando las cosas desde lo interno y lo externo.

    Así sea la poesía que buscamos, gastada como por un ácido por los deberes de la mano, penetrada por el sudor

    y el humo, oliente a orina y a azucena, salpicada por las diversas profesiones que se ejercen dentro y fuera de la

    ley. Pablo Neruda, « Sobre una poesía sin pureza » (1935, dans Juan Manuel Rozas, La generación del 27 desde

    dentro (Textos y documentos) (1974), 2e éd., Madrid, Istmo, 1987, p. 250-251.

    26 El comportamiento exacto de un hambriento es la violencia y la violencia de un hambriento no es

    primitivismo. ¿Corisco es primitivo? ¿La mujer de Porto das Caixas es primitiva? El Cinema Novo: una estética

  • 11

    II. Utopie populaire et décalage des élites

    a) Le bikini et l’anthologie du ridicule

    Aldo Francia partage avec le réalisateur de Deus e o diabo na Terra do Sol (1964) le

    goût pour la réalité, puisque autant le Brésilien que le Chilien s’inspirent de faits réels pour

    construire leur scénario. Ainsi, les images des hauteurs de Valparaíso, où des mères utilisent

    des eaux insalubres, tandis que leurs enfants jouent dans les détritus, touchent au côté clinique

    et documentaire de l’œuvre et soulignent aussi l’origine professionnelle de Francia, mais

    également celle de Salvador Allende qui, en 1939, avait publié La realidad médico social [La

    réalité médicosociale], ouvrage qui montrait l'importance de la médecine sociale et du niveau

    socio-économique dans la prise des soins. La faim et l’impureté deviennent alors les moteurs

    de l’urgence de l’expression politique, qui s’oppose, selon l’expression de Glauber Rocha, au

    « cinéma digestif » et rapide des riches. Les ventres vides des sujets vides donnent

    paradoxalement naissance dans le cinéma chilien à des « bouches-conscience27

    », selon

    l’expression de Pablo Corro Pemjean, et, à mesure qu’avance le film, la réalité politique

    s’immisce dans les consciences et les paroles des personnages, mais aussi dans le temps

    mythologique du sacré et de la foi chrétienne : dans le temps « naturel » qui dure huit mois (à

    partir des jours précédant Noël 1967 jusqu’au 29 juin 1968, fête de Saint Pierre et Saint Paul)

    les personnages de Francia émergent de leur propre ruine pour constituer enfin les entrailles

    de l’Histoire.

    En effet, au cours d’une messe, le Père Jaime rappelle l’interdiction promulguée le

    9 décembre 1967 du port du bikini dans tout le diocèse de Valparaíso, car le bikini est

    mauvais pour la santé physique et morale. Et si la pastorale n’est pas respectée, le diocèse

    privera les femmes du Saint Sacrement. Cette scène ne fait qu’annoncer le décalage qui existe

    entre lui et ses riches paroissiens, entre ses propres discours et la répression qui s’accentue sur

    la ville, tandis qu’au cours d’un repas, ses riches paroissiens se prononcent avec ignorance et

    cynisme à propos de la guerre du Vietnam : guerre qui ne peut les perturber, car elle a lieu très

    loin du Chili et ne concerne, dans un contexte de Guerre froide, que les États-Unis – c’est-à-

    dire, selon l’un des convives, los mejores (« les meilleurs ») – et le Vietnam – avec des

    communistes qui, selon la maîtresse de maison, aunque sean comunistas son seres humanos

    (« bien qu’ils soient communistes ils restent des hommes »). Et à Aldo Francia de se

    prononcer lors du Festival de Cannes de 1973 sur l’inadéquation entre la foi chrétienne et la

    réalité chilienne :

    de la violencia antes de ser primitiva es revolucionaria. Punto inicial para que el colonizador comprenda la

    existencia del colonizado: solamente concientizando su posibilidad única, la violencia, el colonizador puede

    entender por el horror, la fuerza de la cultura que él explota. Mientras no se levante en armas el colonizado es

    un esclavo: fue preciso un primer policía muerto para que el francés percibiera un argelino. Glauber Rocha,

    « Estética del hambre », dans Carlos Flores del Pino, Excéntricos …, op. cit., p. 107-108

    (http://cinemanovo.com.ar/estetica_del_hambre.htm consulté le 22 septembre 2013). 27

    Pablo Corro Pemjean, « Vigencia retórica del hambre en el cine latinoamericano », dans Paula Honorato

    Crespo (éd.), Trayectorias Americanas (1810-2010), Santiago de Chile, Universidad Católica de Chile, 2012,

    p. 128.

    http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=La_realidad_m%C3%A9dico_social&action=edit&redlink=1http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9decine_socialehttp://cinemanovo.com.ar/estetica_del_hambre.htm

  • 12

    Je suis médecin d’enfants ; il est très difficile pour moi de dire aux mères des enfants

    malades : il faut acheter tel médicament et il faut nourrir votre enfant de cette façon, alors que je

    sais parfaitement qu’elle n’a pas les moyens d’acheter ce médicament ni la possibilité de le nourrir

    convenablement.

    Mes préoccupations en tant que Chrétien rejoignent mes préoccupations de médecin et

    cinéaste. La morale chrétienne basée sur la Charité, la Consolation et la Résignation, n’a pas de

    sens à l’heure actuelle ; en tout cas, elle n’est pas suffisante28

    .

    Il n’est guère étonnant, dans ce cas, que dans son film, Aldo Francia mélange la fiction

    avec des scènes réelles de dévotion populaire. Par exemple, avec des femmes qui posent des

    cierges en signe d’offrande à la Vierge Marie.Ou bien des scènes grotesques de reconstitution

    de la naissance du Christ et de la visite des Rois Mages dans une école religieuse fréquentée

    par les enfants de la bourgeoisie, puisque ces derniers oublient leur texte, et les effets visuels

    se terminent par l’accident de celui qui joue le rôle de l’archange. Dans cette même

    perspective, il est intéressant de souligner que la réalité ne cesse de gagner du terrain, par la

    présence des grèves ou de leur répression, ou par le thème du manque de nourriture qui

    rappelle la pénurie créée par la droite chilienne dans les magasins à l’époque.

    b) Influence de la Nueva Canción Chilena et de la Théologie de la Libération

    C’est pour cette raison qu’à la quarantième minute du film intervient la chanson qui donne

    le titre au film, Ya basta con rezar, et dont les paroles marquent un tournant, tout comme le

    nom de l’ensemble de Valparaíso qui l’interprète, Tiempo Nuevo (créé en 1970) :

    Ya basta con rezar

    Si permaneces pasivo

    Rezar es un artificio

    Para poder escapar

    ya no basta con rezar.29

    (« Il ne suffit plus de prier

    Si tu restes passif

    Prier devient un artifice

    Pour pouvoir se sauver

    Il ne suffit plus de prier. »)

    L’influence de la Nueva Canción chilena est évidente : représentée entre autres par Violeta

    Parra, par l’album Población (1972) de Víctor Jara, Patricio Manns ou par les groupes

    Quilapayún et Intillimani, elle est, dans le film de Francia, le signe que les artistes se doivent

    d’interroger l’injustice à partir des paroles du peuple. Mais précisons que son souci du réel

    s’était déjà révélé dans son film La escala de 1963, fiction documentaire de 13 minutes qui

    présentait les allers-retours des porteños sur les cent vingt trois marches de l’escalier Santa

    Justina du Cerro Larraín. A l’instar de Patricio Guzmán (Electroshow) ou de Miguel Littín

    (Por la tierra ajena), Francia accentue les thématiques sociales, ainsi que la dénonciation

    28

    Eva Simonet, Evelyne July et MK2 Productions, dossier de presse cité. 29

    Morceau interprété par l’ensemble Tiempo Nuevo, composé par Roberto Rivera, Raúl et Sergio Sánchez.

  • 13

    directe para culminar con los contenidos abiertamente políticos30

    (« pour atteindre un point

    culminant en traitant des contenus ouvertement politiques »). C’est pourquoi, aux trois quarts

    de Ya no basta con rezar, après avoir été exclu du clergé, suite à sa prise de position auprès

    des grévistes et des malades, le Père Jaime prend conscience du besoin de poursuivre et

    intensifier la lutte, et peut enfin entendre la chanson éponyme du film en entier, comme le

    spectateur :

    Es en la lucha, en la acción

    Donde se prueba el cristiano

    Luchando por sus hermanos

    Avanza en su religión

    Y no le basta rezar.

    (« C’est dans la lutte, dans l’action

    Que le chrétien fait ses preuves

    En luttant pour ses frères

    Il avance dans sa religion

    Et il ne lui suffit pas de prier. »)

    Il se comporte en cela comme Víctor Jara, un intelectual sonoro-orgánico31

    (« un

    intellectuel sonore-organique ») qui, pour écrire ses chansons, parcourait les poblaciones

    callampas, c’est-à-dire ces bidonvilles qui poussaient comme des champignons autour de

    Santiago. C’est pour cela que, suite à sa prise de conscience, le réalisateur intègre à son film

    la scène populaire qui consiste à brûler une figure de paille représentant Judas : les enfants y

    mettent le feu qui, en se décomposant, laisse tomber les pièces d’argent chaudes qu’on y avait

    introduites. Cette tradition populaire, qui s’adresse aux enfants pour que, en se brûlant les

    mains, ils apprennent la faute de la trahison du Christ, annonce le licenciement pur et simple

    des ouvriers du chantier naval. Comme une métaphore de la trahison des plus pauvres par la

    bourgeoisie chilienne, Don Claudio Ossel, le propriétaire du chantier naval, fera arrêter les

    syndicalistes, dont le Père Jaime, avec l’appui d’une police corrompue. De la même manière,

    en approchant de la date du 29 juin 1968, Francia insiste sur l’aspect social et documentaire

    de son film, car à cette date se déroule à Valparaíso la fête de San Pedro, saint patron des

    pêcheurs de la ville: le regard de Francia scrute les couleurs, les chants et les danses

    préhispaniques qu’effectuent des pèlerins au cours de cette fête religieuse, retournant au passé

    organique des sociétés précolombiennes. Ainsi, à travers la référence réelle d’une fête

    syncrétique, le personnage surmonte le poids social de la Bible tout comme le conflit moral

    incarné par la figure de Ponce Pilate :

    qui malgré la vision de l’injustice que l’on faisait à Jésus, se lave les mains et le livre à ses

    sacrificateurs. De la même manière Père Jaime, conscient des injustices commises par l’élite contre

    30

    Jacqueline Mouesca et Carlos Orellana, Breve historia del cine chileno. Desde sus orígenes hasta nuestros

    días, Santiago de Chile, LOM, 2010, p. 106. 31

    Moisés Chaparro, José Seves et David Spener, Canto de las estrellas: un homenaje a Víctor Jara, Santiago de

    Chile, Ceibo, 2013, p. 37.

  • 14

    le peuple, actualise le dilemme qu’il résout au bout du compte en s’engageant activement dans les

    luttes sociales32

    .

    Grâce à son contenu religieux et documentaire, Ya no basta con rezar est une œuvre

    indépendante qui, toutefois, se configure comme apoyo al proceso político de construcción al

    socialismo33

    (« soutien au processus politique de construction vers le socialisme »). Mais c’est

    son lien étroit avec la religion qui en fait un objet militant particulier pour les Chiliens : en

    effet, le spectateur chilien reconnaît dans les propos de la classe bourgeoise et des membres

    du clergé les propos de l’évêque conservateur de Valparaíso, Emilio Tagle, qui en plena

    conmoción social seguía sacando la luz un tema de la moral patriarcal neolítica: la desnudez

    de la mujer en la playa34

    (« en pleine révolte sociale continuait de mettre en lumière un

    thème de la morale patriarcale néolithique : la nudité des femmes sur les plages »). En

    revanche, le personnage du Padre Jaime est fortement inspiré du prêtre Darío Marcotti Llanos,

    qui apparaît dans le générique comme co-auteur du scénario. Ce dernier avait en réalité exercé

    son sacerdoce dans le Cerro Toros, et Francia lui avait demandé de l’aide pour écrire son film.

    Son travail progressiste auprès des plus pauvres le transforma en prêtre ouvrier pour ses

    fidèles, et son travail fut reconnu, au point qu’il déclarait à propos de son travail au journal La

    Estrella en 1968 : Es un servicio a la comunidad. Consiste en que yo pueda estar metido en

    ella como vecino o amigo para entregar el evangelio. Lo importante es que yo comparta el

    mundo con ellos, […] tengo las mismas estrecheses de presupuesto que los demás, pero me

    sirve para saber como se vive35

    . (« Il s’agit d’un service que je rends à la communauté. Il

    consiste à ce que je sois proche d’elle en tant que voisin ou ami pour livrer l’évangile. Ce qui

    est important c’est que je puisse partager le monde avec eux, […] car je rencontre les mêmes

    problèmes d’argent que les autres, mais cela me sert à connaitre comment l’on vit. »)

    c) La foi engagée dans l’Histoire

    Le Père Jaime, comme le Chili catholique de l’époque, est partagé face à la

    radicalisation politique qui entraîne des divisions à l’intérieur de l’Église, alors que jusque-là

    le Chili catholique avait accompagné dans la paix les réformes de Vatican II. Mais la poussée

    à droite de la Démocratie Chrétienne avec l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire entraîne

    une radicalisation de la majorité de l’épiscopat, et très rares seront les évêques à rallier l’Unité

    populaire. C’est pourquoi, en 1972, le film de Francia remporte un réel succès à Valparaíso

    avec 45 000 spectateurs et en 1973 peut encore séduire l’Europe en remportant au Festival de

    32

    Quien a pesar de ver la injusticia que se cometía con Jesús, se lava las manos y lo entrega a sus

    sacrificadores. De esta misma manera el Padre Jaime, consciente de las injusticias cometidas por la élite en

    contra del pueblo, actualiza el dilema que finalmente resuelve mediante el compromiso activo en las luchas

    sociales. Andrea Chamorro et Juan Pablo Donoso, Cine Chileno y Derechos Humanos. Apuntes audiovisuales

    para hacer memoria, Santiago de Chile, Tallere de Gráfica LOM, 2009, p. 48-49. 33

    Alfredo Barría Troncoso, « El espejo quebrado. Memorias del cine de Allende y la Unidad Popular », dans

    Mónica Villaroel (coord.), Enfoques al cine chileno en dos siglos, Santiago de Chile, LOM, 2013, p. 125. 34

    Aldo Francia, El Nuevo Cine latinoamericano en Viña del Mar, Santiago de Chile, CESOC Ediciones

    ChileAmérica, 1990, p. 219 (http://www.coleccionesdigitales.cl). 35

    Andrés Brignardello Valdivia, La iglesia olvidada. La teología de la liberación en Valparaíso, Valparaíso,

    Editorial Punta Ángeles de la Universidad de Playa Ancha, 2010, p. 135.

  • 15

    Cannes le prix de l’Organisation Catholique Internationale du Cinéma et de l’Audiovisuel.

    Les dernières scènes du film mêlent tradition préhispanique (avec des danses indiennes),

    présence du clergé catholique lors de la fête de San Pedro et manifestations populaires pour la

    justice sociale : elles sont à l’image du radicalisme de la société chilienne où, pour Francia, la

    réflexion sur la foi cesse d’être un engagement hors de l’Histoire.

    Mais c’est justement cette mise en perspective des contradictions chiliennes qui

    déplaît à la gauche marxiste de l’époque, laquelle ne s’est jamais sentie représentée ni par

    Valparaíso, mi amor (1969) ni par Ya no basta con rezar, a pesar de su más notorio

    compromiso militante36

    (« malgré la reconnaissance la plus notoire de son engagement

    militant »), et cela bien que Francia, ayant fait partie du groupe Diacrima, qui tentait d’établir

    un dialogue entre christianisme et marxisme, pense que el marxismo es la forma actual del

    cristianismo37

    (« le marxisme est la forme actuelle du christianisme »). Pourtant, les Chiliens

    réinventaient leur histoire à l’image des jeunes du MAPU, qui se rapprocheront du MIR. Seul

    le coup d’État viendra renverser les forces au profit des catholiques de la Démocratie

    chrétienne, bien que le clergé de gauche ait vécu, mais en perdant jusqu’à aujourd’hui sa

    réelle influence sur les élites politiques et économiques de droite.

    Après le 11 septembre, Aldo Francia est aussitôt interrogé et, à deux reprises, passe

    quelques heures en prison, quelques heures seulement. Il se voit néanmoins interdit par la

    censure de tourner La guerra de los viejos pascuales et El desfile de los niños. Il reprendra

    cependant son travail de médecin pour continuer son labeur de militant au milieu des

    contradictions chiliennes. Aldo Francia décède le 16 octobre 1996, laissant ses films et ses

    espoirs, présents dans les contradictions de l’affiche de Ya no basta con rezar. Les couleurs

    psychédéliques qui rappellent les couleurs parfois improbables des maisons de Valparaíso,

    mais aussi l’imaginaire hippie, tout comme les couleurs des fresques peintes sur les murs

    pendant l’Unité Populaire, se marient au noir de la soutane du Père, À la fin du film les

    images en mouvement, présentent un prêtre en civil, à l’image des partisans de la Théologie

    de la Libération qui avaient été capables de se draper de réalité. À l’image d’Aldo Francia, qui

    exhortait les Chiliens à devenir chrétiens et non catholiques38

    , le Père Jaime rejoint la lutte des

    plus pauvres : il ramasse une pierre qu’il lance contre les carabiniers, et son geste rappelle

    celui de l’enfant affamé qui visait les vitres des palais de Valparaíso un peu plus tôt dans le

    film.

    Face à la machinerie historique chilienne, il ne reste par conséquent que l’espoir de la

    jeunesse, mais, comme nous le verrons grâce au documentaire de Carlos Flores del Pino, cette

    tentative-même se solde par une remise en cause de l’imaginaire hippie, représenté par de

    36

    Ascanio Cavallo et Carolina Díaz, Explotados y benditos. Mito y desmitificación den cine chileno de los 60,

    Santiago de Chile, Uqbar Editores, 2007, p. 210. 37

    Aldo Francia, dans un entretien accordé à Héctor Ríos, op.cit., p. 23. 38

    Aldo Francia, in entretien accordé à Francesco Bolzoni, repris dans El cine de Allende, op. cit., p. 91.

  • 16

    jeunes bourgeois dont les inquiétudes libertaires s’opposent totalement aux difficultés

    matérielles rencontrées par les classes populaires.

    III. Descomedidos y chascones (les insolents décoiffés):construction communautaire

    d’une utopie

    a) Psychédélisme : costume cravate versus cheveux longs

    Comme le souligne Jaime Andrés Agurto, il fallait dans les années 1970 réveiller les

    masses et, dans ce cas, les films documentaires pouvaient jouer un rôle de dissolvant de la

    conscience des masses, pour que celles-ci, et les jeunes en particulier, puissent accéder à la

    conscience politique après avoir détruit les schémas psychologiques du passé. C’est pourquoi

    il fallait :

    libérer les forces spirituelles enfermées en elles [les masses]. Ce n’est que par ce moyen qu’il sera

    possible de réaliser la double tâche de démystification et démythisation, déployer une conscience

    libre qui deviendra acide dissolvant pour les spectres du passé et les conceptions héritées d’une

    société dont les classes dominantes se sont proposées, par-dessus tout, que le peuple aurait une idée

    étrangère à sa réalisation historique car cette idée ignorait sa force et sa mission39

    .

    D’un point de vue politique, il faut détruire le passé, d’où les premières images du

    documentaire de Carlos Flores del Pino, filmé en noir et blanc, qui montrent des flammes en

    gros plan suivies d’un extrait du poème Educación de un cacique (Chapitre IV, poème IX) du

    Canto General (1950) de Pablo Neruda qui raconte le parcours de Lautaro, chef guerrier

    mapuche, père de l’identité chilienne et de la lutte contre les Espagnols :

    Son enfance ne fut rien d’autre que silence.

    Maîtrise, son adolescence.

    Sa jeunesse, un vent dirigé.

    Il se forma comme une longue lance.[…]

    Mangea à chaque table de son peuple.

    […]

    Étudia pour être ouragan.

    […]

    Et alors seulement fut digne de son peuple.40

    39

    liberar las fuerzas espirituales encerradas en ellas [las masas]. Sólo así será posible realizar la doble tarea

    de desmitificación y desmitización, desenvolver una conciencia libre que sea ácido disolvente de los espectros

    del pasado y de las concepciones heredadas de una sociedad cuyas clases dominantes se propusieron, por

    encima de todo, que el pueblo tuviera una idea extraña a su realización histórica, desconocedora de su fuerza,

    de su misión. Bowen Silva Martín, « El proyecto sociocultural de la izquierda chilena durante la Unidad Popular.

    Crítica, verdad e inmunología política », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, Debates, 2008cité par Andrés Agurto

    Jaime, Sobre Descomedidos y chascones. El cine de Carlos Flores (http://www.lafuga.cl/sobre-descomedidos-y-

    chascones/41 consulté le 05 octobre 2013). 40

    Fue su primera edad sólo silencio./Su adolescencia fue dominio./Su juventud fue un viento dirigido./Se

    preparó como una larga lanza./[…] Comió en cada cocina de su pueblo./[…]Estudió para viento

    http://www.lafuga.cl/sobre-descomedidos-y-chascones/41http://www.lafuga.cl/sobre-descomedidos-y-chascones/41

  • 17

    Il n’est guère surprenant que le jeune réalisateur convoque la figure de Lautaro, prénom

    mapuche qui vient du mapudungún Left Treru : Left signifiant, dans ce cas, « rapide », treru

    désignant un rapace. Le poème de Neruda et la figure de Lautaro sont donc un appel au

    changement, au sacrifice et à la méfiance : Lautaro, qui avait fait prisonnier et tué Pedro de

    Valdivia, sera lui-même tué par Francisco de Villagra, ce dernier ayant profité de la trahison

    d’un Indien mapuche qui avait donné aux Espagnols le nom du lieu de campement des

    guerriers mapuches.

    Mais les images qui suivent, composées de poussins sortant de l’œuf et de naissances de

    bébés accompagnées par les voix off de parents qui témoignent de leurs vœux pour l’avenir

    professionnel de leurs enfants – des métiers de médecin et d’enseignants – reflètent non

    seulement les rêves archétypaux des parents, mais également les besoins du Chili de l’époque.

    En citant Neruda, le communiste et l’Indien mapuche, Carlos Flores del Pino résume en

    quelques mots et références le besoin de lutte, qui se terminera peut-être par une réelle

    reconnaissance : les Indiens mapuche furent en effet les seuls à être reconnus en tant que

    nation indienne par une monarchie européenne dont leur Constitution de 1860 fut le symbole.

    Le fait même que l’œuvre de Carlos del Pino fasse partie des premières expérimentations

    du Département de Cinéma Expérimental de la Universidad de Chile accentue cette idée d’un

    besoin de changement, quitte à expérimenter et à prendre des risques. Le fait également que

    ce soit un étudiant qui prenne l’initiative de ce tournage insiste sur la valeur didactique et

    politique du changement, quitte encore une fois, comme le déclare le réalisateur lui-même,

    membre du MIR, à ce que le besoin de changement politique lié à sa jeunesse l’emporte sur le

    professionnalisme ou sur tout le reste :

    Nous pensions que le cinéma avait une fonction politique. Le cinéma strictement tel qu’il est ne

    m’intéressait pas, il nous intéressait davantage en tant qu’instrument de l’action politique. Il y avait

    un tourbillon bizarre dans les années 1970, j’avais 26 ans et j’étais infecté par un courant très fou

    d’inquiétude politique, de soif de vie par le biais d’un grand projet […], nous ne voulions pas le

    professionnalisme, nous voulions bien davantage de l’action, et ce fut à la fois bon et mauvais41

    .

    Ce travail exprime à sa manière ce que l’Unité populaire promulgua pour l’État chilien, à

    savoir el Estado de Compromiso (« l’État de l’Engagement ») qui tente de supprimer une

    économie capitaliste d’importation42

    et lance ainsi sa propre remise en question du système

    politique. Carlos Flores del Pino illustre aussi avec son film des idées humanistes et

    huracanado./[…] Sólo entonces fue digno de su pueblo. Pablo Neruda, « Éducation d’un cacique », Chant

    général Paris, Poésie/Gallimard, 2011, p. 103-104. 41

    Nosotros entendíamos que el cine tenía una función política. No me interesaba el cine estrictamente como tal,

    nos interesaba más como instrumento de acción política. Había un torbellino raro en el 70, yo tenía 26 años y

    estaba infectado por una corriente muy loca de preocupación política, de afán de vida por un proyecto […], no

    queríamos profesionalismo, mucho más queríamos acción, fue bueno y malo eso. Mónica Villaroel et Isabel

    Mardones, Señales contra el olvido. Cine chileno recobrado, Santiago de Chile, Editorial Cuarto Propio, 2012,

    p. 36. 42

    Cf. Tomás Moulian, Democracia y Socialismo, Santiago, FLACSO, 1983, cité par Bowen Silva Martín, « El

    proyecto sociocultural de la izquierda chilena », art. cité.

  • 18

    universalistes qui empreignent la société chilienne au moment de l’Unité populaire : le

    Manual del poder joven (Manuel du pouvoir Jeune) de H. van Doren, pseudonyme de Silo43

    connaît 4 éditions entre le 10 mai et le 20 août 1970 : ses recommandations invitent les

    hommes à accomplir una Revolución total pour obtenir una sociedad nueva et un hombre

    nuevo44

    , par le biais de la concientización de los grupos espontáneos y la formación del

    partido o movimiento revolucionario con sentido no sólo socialista, sino libertario45

    (« la

    prise de conscience des groupes spontanés et la formation du parti et du mouvement avec un

    sens non seulement socialiste mais aussi libertaire »).

    b) Ouverture au peuple

    Mais d’un point de vue artistique et théorique, l’œuvre de Carlos Flores del Pino reflète le

    Programme du gouvernement de l’Unité populaire, où l’on souligne aussi l’importance de la

    culture dans la création d’un chemin vers le nouveau socialisme, puisque con el proceso

    social que se abre con el triunfo del pueblo, se irá conformando una nueva cultura46

    (« avec

    le processus social qui commence avec le triomphe du peuple, prendra forme progressivement

    une nouvelle culture ») dont l’objectif est de créer una visión crítica de la realidad47

    (« une

    vision critique de la réalité »). Pour ce faire, il fallait exhorter la population à participer aux

    changements sociétaux, et ce fut le cas du projet de Carlos Flores del Pino dans

    Descomedidos y chascones, dont le titre reprend certains vers du poème Week end the week de

    Floridor Pérez (Yates, Cochamó, 1937) :

    Como descomedidos y chascones

    si bailamos desesperadamente hasta las tres, las cuatro, cinco, seis de la mañana

    nunca regresaremos tan bebidos

    como para ignorar que pudiera ser este domingo

    el último del mundo por culpa vuestra queridos ancianos48

    .

    (« Comme des insolents décoiffés

    si nous dansons désespérément jusqu’à trois, quatre, cinq, six heures du matin

    nous ne reviendrons jamais assez ivres

    pour ignorer que ce dimanche pourrait être

    le dernier du monde de votre faute, chères personnes âgées. »)

    Pour mener le Chili dans la voie du progrès il fallait pour certains faire table rase du passé

    et tourner le dos, une fois pour toute, à la vieille garde ; c’est pour cela que le documentaire

    accumule les références culturelles liées au changement et à la révolution, avec Neruda, avec

    43

    Cf. Patrick Barr Melej, « Revolución y liberación del ser: Apuntes sobre el origen e ideología de un

    movimiento contracultural esotérico durante el gobierno de Salvador Allende, 1970-1973 », Nuevo Mundo/

    Mundos Nuevos, (http://nuevomundo.revues.org/6057 consulté le 15 décembre 2013). 44

    H. van Doren [Silo (Mario Luis Rodríguez Cobos)], Manual del poder joven, Santiago de Chile, Editorial

    Transmutación, 1971, p. 5. 45

    Ibidem, p. 112. 46

    Programa básico de Gobierno de la Unidad Popular, Santiago, Horizonte, 1970, p. 28. 47

    Ibid. 48

    Pérez, Floridor, Week end the week (http://www.portaldisc.com/disco.php?id=507 consulté le 05 octobre

    2013).

    http://nuevomundo.revues.org/6057http://nuevomundo.revues.org/6057http://nuevomundo.revues.org/6057http://www.portaldisc.com/disco.php?id=507

  • 19

    l’utilisation d’extraits de morceaux de la Nueva ola de la chanson chilienne, dont le titre phare

    de Los Jaivas, Mira niñita, ou le très émouvant La era está pariendo un corazón (L’époque

    donne le jour à un cœur) du cubain Silvio Rodríguez (1946), composé à la mort du Che

    Guevara en 1967 :

    J'ai demandé à mon ombre

    si j'étais d'humeur à rire

    tandis que les pleurs, avec une voix de temple,

    éclatent dans la salle

    en semant le temps.

    Mon ombre dit que rire

    c'est voir les pleurs comme mes pleurs

    et je me suis tu, désespéré,

    et alors j'écoute

    la terre pleure.

    L'époque donne le jour à un cœur

    elle n'en peut plus, elle se meurt de douleur

    et il faut arriver en courant

    car l'avenir tombe

    dans chaque forêt du monde

    dans chaque rue.

    Je dois quitter ma maison et mon fauteuil,

    la mère vit jusqu'à ce que meure le soleil

    et il faut brûler le ciel s'il le faut

    pour vivre

    pour n'importe quel homme au monde

    pour n'importe quelle maison49

    .

    Ce titre irradie le documentaire du réalisateur chilien, ainsi que, par ricochet, Fusil contra

    fusil, morceau inclus lui aussi en 1968 dans l’album collectif Hasta la victoria siempre.

    Soulignons également que le rock chilien et la chanson populaire, en dehors des grands noms

    que sont Violeta Parra ou Víctor Jara, connaîtront des expressions plus commerciales et

    folkloriques, rejetées par les communistes ou par le leader syndicaliste Luis Emilio

    Recabarren, à cause du lien que rock et chanson populaire pouvaient entretenir, selon lui, avec

    l’alcool et la prostitution. Enfin, ajoutons que le folklore rejoint ici les préoccupations

    politiques, puisque des artistes vont créer des cuecas allendistas50

    pour défendre l’idéal de

    l’Unité populaire. Le travail communautaire de cette époque traverse par conséquent l’œuvre

    de Carlos Flores del Pino : c’est pour cette raison que son travail présente des étudiants de la

    FECH (Federación de los estudiantes chilenos) travaillant à la campagne pelle à la main, ou

    49

    Le he preguntado a mi sombra/a ver cómo ando para reírme,/mientras el llanto, con voz de templo,/rompe en

    la sala/regando el tiempo./Mi sombra dice que reírse/es ver los llantos como mi llanto,/y me he callado,

    desesperado/y escucho entonces:/la tierra llora./La era está pariendo un corazón,/no puede más, se muere de

    dolor/y hay que acudir corriendo/pues se cae el porvenir./En cualquier selva del mundo,/en cualquier

    calle./Debo dejar la casa y el sillón,/la madre vive hasta que muere el sol,/y hay que quemar el cielo si es

    preciso/por vivir./Por cualquier hombre del mundo,/por cualquier casa. 50

    Cf. Marisol García, Canción valiente. 1960-1989. Tres décadas de canto social y político en Chile, Santiago

    de Chile, Ediciones B Chile, 2013p. 163, et Gonzalo Planet, Se oyen los pasos: la historia de los primeros años

    del rock en Chile : del beat y la psicodelia al folk rock (1964-1973), Santiago de Chile, Beatguru Libros, 2004.

  • 20

    bien des manifestations d’ouvriers et des interviews de jeunes, de gauche comme de droite.

    Son idéal du travail collectif s’achève avec l’implication des acteurs de son travail : en effet,

    après avoir terminé son documentaire, ce dernier fue proyectado en el Liceo N°3 y en el

    Campamento Nueva La Habana antes de terminar de ser finalizado, de modo tal que los

    jóvenes y los pobladores diesen su aporte crítico al trabajo de edición final51

    (« fut projeté au

    Lycée no 3 et dans le bidonville Nueva La Habana avant d’être finalisé, de telle sorte que les

    jeunes et les habitants du bidonville puissent apporter leur point de vue critique à la dernière

    version de ce travail »).

    Le montage final tient compte des avis des intervenants, mais la dimension expérimentale

    du projet en fait un objet particulier, qui concentre les contradictions de la société chilienne,

    puisque ce membre du MIR porte un regard tendre sur les hippies chiliens :

    qui défendent leur liberté individuelle davantage que la lutte des masses opprimées. C’est peut-être

    pour cela, et de par son audace qui mélange le collage dadaïste aussi bien que le film-enquête – en

    questionnant des jeunes de droite sur les jeunes de l’U[nité] P[opulaire] et vice-versa (chez qui on

    découvre une aversion aussi profonde que puérile) – que ce film est un OVNI, un document

    anthropologique pop et militant, dans un contexte historique plus marqué par les soupçons que par

    le respect et la considération pour les différences52

    .

    c) L’expression de toutes les communautés : hippies chiliens et communautés ouvrières

    Il se peut en effet que le changement de la société chilienne puisse provenir aussi des

    classes aisées, comme ce fut le cas en Europe avec Mai 68, qui marquera fortement Guillermo

    Cahn, producteur du film : ce dernier avait voyagé à deux reprises en Europe et s’était trouvé

    sensible aux messages politiques des étudiants, des hippies opposés à la guerre du Vietnam et

    aux Beatles53

    . Rappelons également qu’en dehors de la pure imitation des hippies, il y a eu au

    Chili des mouvements de protestation créole représentés d’abord par des jeunes gens issus de

    la bourgeoisie, portant minijupe, cheveux longs, jeans ou « pattes d’éléphant », mais aussi par

    des intellectuels comme Benjamín Subercaseaux, lequel, dans son Manifiesto al mundo hippie

    (ensayo) de 1971, appelle à réagir tous ceux qui esperan una adaptación y modernización

    dentro de las instituciones del « Mundo que Agoniza » (« attendent une adaptation et une

    modernisation à l’intérieur des institutions du Monde Agonisant ») et dont l’objet es hacer

    alzar la cabeza al buey burocrático, pesado de hueso frontal54

    (« est de faire lever la tête au

    51

    Carlos Flores Del Pino, « “Descomedidos y Chascones” » La Quinta Rueda, N°6, Santiago, Quimantú, mayo

    de 1972, cité par Bowen Silva Martín, « El proyecto sociocultural de la izquierda chilena durante la Unidad

    Popular. Crítica, verdad e inmunología política », op. cit. 52

    que defienden su libertad individual por sobre la lucha de las masas oprimidas. Quizás por eso, y por su

    audacia al mezclar desde el collage dadaísta hasta el film-encuesta –consultando a jóvenes derechistas sobre

    los jóvenes de la UP y viceversa (donde se aprecia una animadversión tan profunda como pueril)–, la cinta es

    un OVNI, un documento antropológico pop y militante, en un contexto histórico más marcado por las sospechas

    que por el respeto y aprecio a las diferencias. Jorge Morales, Descomedidos y chascones, FIDOCS pour

    (http://www.fidocs.cl/peliculas/descomedidos-y-chascones/ consulté le 05 octobre 2013). 53

    Mónica Villaroel et Isabel Mardones, Señales contra el olvido…, op.cit., p. 36. 54

    Benjamín Subercaseaux, Manifiesto al mundo hippie (ensayo), Imprimatur : Nihil obstat (Porque no queda

    otro recurso), 1971, p. 17 et 22.

    http://www.fidocs.cl/peliculas/descomedidos-y-chascones/

  • 21

    bœuf bureaucratique qui supporte le poids de l’os frontal »), comme le faisait remarquer déjà ,

    précise-t-il, Gabriela Mistral dans le prologue de son essai Chile o una loca geografía (1941).

    La culture pop venue des États-Unis, représentée entre autres par Joan Baez ou le rock, trouve

    donc au Chili un terreau fertile, car à la musique et à la drogue s’ajoute dans les discours des

    jeunesses libertaires la fin des tabous liés au sexe remplacés par l’idéal de l’amour libre, dans

    un pays conservateur qui ne promulguera la Loi sur le divorce qu’en 2004. Le roman

    Palomita blanca d’Enrique Lafourcade, publié en 1971, résume à merveille la possibilité pour

    le Chili de réunir toutes les composantes de la société : l’histoire raconte les amours d’un

    hippie des beaux quartiers de Santiago avec une modeste étudiante de la classe moyenne, dont

    la meilleure amie est femme de ménage.

    Porté au cinéma par Raúl Ruiz en 1973 et mis en musique par Los Jaivas, ce film, dont

    l’affiche fit scandale car elle présentait les jeunes gens nus et de dos, reflète lui aussi cette

    possible rencontre entre chascones et ouvriers. Mais malgré leur refus commun de

    l’impérialisme et de la guerre du Vietnam, représenté par le film Marcha de las juventudes

    por Vietnam (1972) de Jaime Ortiz et Rubén Soto, les hippies furent rejetés violemment par la

    gauche chilienne. C’est pourquoi la jeunesse hippie ne survécut guère au coup d’État

    d’Augusto Pinochet, victime autant de son accoutrement, de ses idéaux libertaires et de ses

    accointances avec les socialistes. Elle vit cependant du souvenir du « Woodstock chilien »,

    qui eut lieu dans le secteur des Dominicos, à Santiago, dans la parcelle au nom symbolique de

    la Piedra Roja de la commune de Las Condes : entre le 9 et 11 octobre 1970 naît le Flower

    Power chilien, au son des groupes que sont Los Jaivas, Los Blops et Lágrimas Secas55

    .

    Ainsi, le chaos apparent de l’œuvre de Flores, proche du collage dadaïste, exprime non

    seulement les contradictions de la société chilienne mais aussi, selon le réalisateur, le reflet de

    la société elle-même, dominée en 1970-1973 par la lutte et l’expression du peuple : Lo que

    nosotros hacemos constituye la expresión de los trabajadores. Somos aglutinadores de

    realidades más que creadores de realidades. La realidad la expresa el pueblo mismo a través

    de sus luchas. El cineasta trasmite esa realidad56

    . (« Ce que nous faisons constitue

    l’expression des travailleurs. Nous sommes davantage des agglutinateurs de réalités que des

    créateurs de réalités. La réalité est exprimée par le peuple lui-même au moyen de ses luttes.

    Le cinéaste transmet cette réalité. »)

    Le documentaire fut bien reçu par la critique. Pedro Chaskel, mentor et directeur du

    Département de Cinéma Expérimental de la Universidad de Chile le montra à des réalisateurs

    allemands, Heynowski et Scheumann, qui l’emportèrent en Allemagne pour en faire une

    version en 35 mm. Il était prévu que le documentaire soit montré au grand public pour la

    première fois le 11 septembre 1973 au bien nommé cinéma Bandera : suite au coup d’État,

    cette présentation n’eut jamais lieu. Mais, avec la distance historique, le réalisateur porte sur

    55

    Cf. Mauricio Vico et Mario Osses, Un grito en la pared. Psicodelia, compromiso político y exilio en el cartel

    chileno, Santiago de Chile, Ocho Libros Editores, 2009, p. 24-43. 56

    Carlos Flores del Pino, dans Jaime Córdova Ortega, Cine documental chileno: un espejo a 24 cuadros por

    segundo, Viña del Mar, Universidad del Mar/Escuela de Comunicación Universidad del Mar, 2007, p. 103.

  • 22

    l’expression artistique de son époque un regard et un jugement qu’il peut sans doute appliquer

    à son propre travail :

    Ces documentaires permettent de voir quelque chose que leurs protagonistes n’ont pas pu percevoir

    pendant qu’ils réalisaient leurs films : la foi que mobilisait leur volonté. Il est facile de découvrir

    maintenant les fils ténus qui mettent en relation les fragments épars qui composent la structure

    narrative que ces documentaires organisent. Ce réseau qui leur donne une cohérence installe à la

    superficie de ces films un émouvant espoir pour l’avenir et une plus pleine confiance à l’égard de

    l’avancée positive de l’Histoire57

    .

    Néanmoins, en 1981, Carlos Flores Del Pino avait réalisé El Charles Bronson Chileno qui

    relate l’histoire du sosie chilien du comédien américain, mais que le réalisateur interprète

    como un fenómeno asociado al modelo económico de la dictadura, que consistía en alguna

    medida en imponer une transformación que estaba convirtiendo a Chile en una suerte de

    « segundo Miami »58

    (« comme un phénomène associé au modèle économique de la dictature,

    qui consistait dans une certaine mesure à imposer une transformation qui changeait le Chili en

    une sorte de "deuxième Miami" »). L’Histoire bouleverse les logiques narratives, et les

    mêmes formes ou espoirs réapparaissent comme autant de résurrections d’angoisses ou de

    rêves brisés.

    Conclusion

    On constate avec la commémoration des 40 ans du Coup d’État d’Augusto Pinochet et

    de la mort de Salvador Allende que la peur et le coup d’État esthétique et intellectuel ont

    fortement marqué l’esprit des Chiliens : d’un point de vue historique, dès novembre 1973, des

    journalistes comme Emilio Filippi et Hernán Millas du journal conservateur El Mercurio

    publient Anatomía de un fracaso. La experiencia socialista chilena59

    [Anatomie d’un échec.

    L’expérience socialiste au Chili], qui porte certes un regard très critique sur l’expérience de

    l’Unité populaire, mais annonce d’un point de vue de l’historiographie la difficulté au Chili de

    porter un regard objectif ou non idéologique sur la période de l’Unité populaire ou sur la

    dictature60

    . D’un point de vue esthétique, la dictature procède à une épuration de l’esthétique

    révolutionnaire en effaçant peintures murales et graffitis et en fermant des maisons

    d’édition61

    . Mais la fameuse photographie du Général Pinochet et de son commandement,

    57

    Estos documentales permiten ver algo que sus protagonistas no pudieron percibir mientras realizaban sus

    filmes: la fe que movilizaba sus voluntades. Es fácil descubrir ahora los tenues hilos que conectan los

    fragmentos dispersos que componen la estructura narrativa que estos documentales organizan. Esa red que les

    da coherencia, instala en la superficie de esos filmes una conmovedora esperanza en el futuro y la más plena

    confianza en el avance positivo de la Historia. Carlos Flores Del Pino, Excéntricos…, op. cit, 2007, p. 31. 58

    Jacqueline Mouesca, El documental chileno, Santiago de Chile, LOM Editores, 2005, p. 88. 59

    Emilio Filippi et Hernán Millas, Anatomía de un fracaso. La experiencia socialista chilena, Santiago de Chile,

    Zig-Zag, novembre 1973. 60

    Cf. Brian Loveman et Elisabeth Lira, Las ardientes cenizas del olvido: vía chilena de reconciliación política

    (1932-1994), Santiago de Chile, LOM Ediciones, 2000. 61

    Cf. Luis Hernán Errázuriz et Gonzalo Leiva Quijada, El golpe estético. Dictadura militar en Chile 1973-1989,

    Santiago de Chile, Ocho Libros, 2012.

  • 23

    prise au Te Deum du 19 septembre 1973, est l’exemple le plus flagrant du début de la

    manipulation de la mémoire de la nation.

    La pluralité de temps propre aux œuvres d’art diminue lorsque l’on analyse les travaux

    d’Aldo Francia et de Carlos Flores del Pino, car au coup d’État proprement dit s’ajoute un

    coup d’État religieux, esthétique, économique et démocratique visible jusqu’à aujourd’hui : la

    Place Salvador Allende à Valparaíso, que nous avons pu voir cet été laissée presque à

    l’abandon, dit à quel point il est illusoire de postuler une continuité chronologique cohérente

    lorsque le travail d’effacement esthétique et politique des mémoires s’accompagnait de la

    peur et de la répression : en 1985, Patricia Politzer publiait Miedo en Chile (Peur au Chili) et

    constatait la variété d’expériences nées de la dictature. Entre le poids du souvenir de la

    disparition d’un proche et la confiance aveugle en l’avenir d’un Chicago Boy, le Chili

    montrait encore que son identité se construisait sur l’oubli et la mythification. Car les rêves

    qui ignorent l’Histoire ne concernent entre 1990 et 2003, période de la Concertation, que

    10 % des Chiliens les plus riches étant donné que leurs revenus sont 18,6 fois plus importants

    que les revenus des 40 % les plus pauvres62

    .

    D’où le travail de mémoire historique accompli par exemple par l’historien Gabriel

    Salazar : dès qu’il fut emprisonné en 1976 au Pabellón 2 du camp de torture de Tres Álamos

    et encouragé par José Zalaquett, il entreprend auprès de cinquante prisonniers appartenant au

    Parti communiste, au Parti socialiste et au MIR de partager ses réflexions sur l’accumulation

    capitaliste au Chili63

    : son travail de mémoire prolonge celui de Francia et de Flores Del Pino

    contre, selon l’expression de Tomás Moulian, « le terrorisme moral » qu’exercent l’Église

    catholique et les médias64

    et contre la mentalité « à court terme des entrepreneurs65

    » chiliens.

    Car la dictature a nourri, entre autres grâce à la télévision, une psychologie de l’émotion

    présente contre laquelle luttent des historiens comme Gabriel Salazar ou Sergio Grez, en

    coordonnant le Manifiesto de Historiadores66

    qui luttent pour que la mémoire des conflits

    humains fasse partie de l’existence elle-même, et pas seulement de l’histoire écrite67

    . C’est

    pour cette raison que la jeunesse chilienne, actuellement, réclame une gratuité des études qui

    remet en question le système chilien et proteste pour que l’on change la Constitution de 1980 :

    Pinochet y avait verrouillé la participation citoyenne, en concentrant le pouvoir dans une

    composition mixte du Sénat, en accordant un pouvoir excessif au Tribunal Constitutionnel

    aux dépens de la Chambre des Députés et en établissant un système électoral binominal. La

    patria para todos qu’invoque le poète Volodia Teitelboim68

    doit désormais être l’objet du

    62

    Andrés Solimano et Molly Pollack, La mesa coja. Prosperidad y desigualdad en el Chile democrático,

    Santiago de Chile, Centro Internacional de Globalización y Desarrollo, Colección CIGLOB, 2006, p. 64. 63

    Cours publiés sous le titre Historia de la acumulación capitalista en Chile (Apuntes de clase), Santiago de

    Chile, LOM Ediciones, 2003. 64

    Tomás Moulian, El deseo de otro Chile, Santiago de Chile, Colección Libros del ciudadano, LOM Ediciones,

    2010, p. 53. 65

    Ibid., p. 52. 66

    Sergio Grez et Gabriel Salazar (éd.), Manifiesto de Historiadores, Santiago de Chile, Colección Libros del

    ciudadano, LOM Ediciones, 1999. 67

    Cf. Sergio Villalobos, « El dilema de la historia », in Sergio Grez et Gabriel Salazar (éd.), ibid., p. 61. 68

    Volodia Teiltelboim, Ser en el Sur (Chile no es una historia amable), Santiago, LOM Ediciones, 2010, p. 65.

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    débat politique chilien, face aux inquiétudes que suscite la marchandisation du pays. Les

    séismes de 2010 se sont traduits par un tremblement social69

    qui a révélé la fragilité de l’État,

    issu des deux cents ans d’indépendance, ainsi que les failles du modèle chilien, né des idéaux

    néol