De l'anima

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1 21 ARTICLES DISPUTÉS DE L'ÂME Saint Thomas d'Aquin QUAESTIONES DISPUTATAE DE ANIMA © et traduction : François Genuyt, op, 2000 La traduction a été faite à partir du texte établi par B.C.Bazán pour l'édition Léonine, Tome XXIV, 1, Les Editions du Cerf, 1996. Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2008 Les oeuvres complètes de saint Thomas d’Aquin Question 1 — L'âme humaine peut-elle être "forme" et "ce quelque chose" ? ______________ 2 Question 2 — L'âme humaine est-elle séparée du corps selon l'être ? ____________________ 13 Question 3 — N'y a-t-il qu'un seul intellect possible (ou âme intellective) pour tous les hommes ? ___________________________________________________________________ 25 Question 4 — Est-il nécessaire de poser un intellect agent ? ___________________________ 36 Question 5 — L'intellect agent est-il unique et séparé ? _______________________________ 42 Question 6 — L'âme est-elle composée de matière et de forme ? _______________________ 50 Question 7 — L'ange et l'âme diffèrent-ils selon l'espèce ? ____________________________ 59 Question 8 — L'âme humaine devrait-elle être unie au corps humain tel qu'il est ? _________ 71 Question 9 — L'âme est-elle unie au corps par une médiation quelconque ? ______________ 84 Question 10 — L'âme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties ? ____________________________________________________________________ 96 Question 11 — Chez l'homme, l'âme rationnelle, sensible et végétative est-elle une unique substance ? ___________________________________________________________106 Question 12 — L'âme est-elle identique à ses puissances ? ___________________________116 Question 13 — Les puissances de l'âme sont-elles distinguées par leurs objets ? __________124 Question 14 — L'âme humaine est-elle immortelle ? ________________________________136

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21 ARTICLES DISPUTÉS DE L'ÂME Saint Thomas d'Aquin

QUAESTIONES DISPUTATAE DE ANIMA © et traduction : François Genuyt, op, 2000

La traduction a été faite à partir du texte établi par B.C.Bazán pour l'édition Léonine, Tome XXIV, 1, Les Editions du Cerf, 1996.

Édition numérique, http://docteurangelique.free.fr, 2008

Les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin

Question 1 — L'âme humaine peut-elle être "forme" et "ce quelque chose" ? ______________ 2

Question 2 — L'âme humaine est-elle séparée du corps selon l'être ? ____________________ 13

Question 3 — N'y a-t-il qu'un seul intellect possible (ou âme intellective) pour tous les

hommes ? ___________________________________________________________________ 25

Question 4 — Est-il nécessaire de poser un intellect agent ? ___________________________ 36

Question 5 — L'intellect agent est-il unique et séparé ? _______________________________ 42

Question 6 — L'âme est-elle composée de matière et de forme ? _______________________ 50

Question 7 — L'ange et l'âme diffèrent-ils selon l'espèce ? ____________________________ 59

Question 8 — L'âme humaine devrait-elle être unie au corps humain tel qu'il est ? _________ 71

Question 9 — L'âme est-elle unie au corps par une médiation quelconque ? ______________ 84

Question 10 — L'âme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses

parties ? ____________________________________________________________________ 96

Question 11 — Chez l'homme, l'âme rationnelle, sensible et végétative est-elle une

unique substance ? ___________________________________________________________ 106

Question 12 — L'âme est-elle identique à ses puissances ? ___________________________ 116

Question 13 — Les puissances de l'âme sont-elles distinguées par leurs objets ? __________ 124

Question 14 — L'âme humaine est-elle immortelle ? ________________________________ 136

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Question 15 — L'âme séparée du corps peut-elle faire acte d'intelligence ? ______________ 145

Question 16 — L'âme conjointe au corps peut-elle connaître les substances séparées ? ____ 158

Question 17 — L'âme séparée connaît-elle les substances séparées ? ___________________ 168

Question 18 — L'âme séparée connaît-elle toutes les réalités naturelles ? _______________ 174

Question 19 — Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'âme séparée ? ___________ 187

Question 20 — L'âme séparée connaît-elle les singuliers ? ____________________________ 196

Question 21 — L'âme séparée peut-elle pâtir la peine du feu corporel ? _________________ 208

Iussu Leonis XIII P.M. edita Cura et studio Fratrum Praedicatorum

Tomus XXIV, 1 Quaestiones disputatae De anima

Edidit B.-C. Bazán Commissio Leonina - Éditions du Cerf

Roma 1996

Traduction : François Genuyt, op, 2000

Questio 1. Vtrum anima humana possit esse forma et hoc aliquid?

Question 1 — L'âme humaine peut-elle être "forme" et "ce quelque chose" ?1[1]

Questio est de anima. Et primo queritur utrum anima humana possit esse forma et hoc aliquid. Et uidetur quod non. Si enim anima humana est hoc aliquid, est subsistens et habens per se esse completum. Quod autem aduenit alicui post esse completum aduenit ei accidentaliter, ut albedo homini aut etiam uestimentum corpori. Corpus igitur unitum anime aduenit ei accidentaliter. Si ergo anima est hoc aliquid, non est forma substantialis corporis.

Objections : 1. Si l'âme humaine est "ce quelque chose", elle est subsistante et possède par soi un être2[2] complet. Or ce qui advient à quelque chose après l'être complet lui advient accidentellement, comme la blancheur à l'homme ou le vêtement au corps. Donc, le corps uni à l'âme lui advient accidentellement. Si donc l'âme est "ce quelque chose", elle n'est pas forme substantielle du corps. 2. Si l'âme est "ce quelque chose", elle est

1[1] "Ce quelque chose" est la traduction littérale de l'expression "hoc aliquid" qui elle-même est la traduction littérale de l'expression technique aristotélicienne tode ti. Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littéraire ce qui est littéral ? Le démonstratif "ce" indique qu'il s'agit d'un individu, "quelque chose" indique qu'il s'agit d'une substance. 2[2] On sait que le terme "être" en français est amphibologique, puisqu'il désigne tantôt comme substantif un être (ens), et tantôt comme verbe l'acte d'être (esse). Pour éviter toute équivoque, "être" sera toujours employé au sens de acte d'être (actus essendi) et sera souligné pour le rappeler ; "un être" sera rendu par les termes étant, existant (ens). Pour tout ce qui regarde le vocabulaire existentiel, nous renvoyons au livre de M. E. Gilson, L'être et l'essence, Paris, Vrin, 1962, 2e éd., p. 7-21.

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2. Preterea. Si anima est hoc aliquid, oportet quod sit aliquid indiuiduatum. Nullum enim uniuersalium est hoc aliquid. Aut igitur indiuiduatur ex aliquo alio aut ex se. Si ex alio, et est forma corporis, oportet quod indiuiduetur ex corpore, nam forme indiuiduantur ex propria materia, et sic sequetur quod remoto corpore tolletur indiuiduatio anime, et sic anima non poterit esse per se subsistens nec hoc aliquid. Si autem ex se indiuiduatur, aut est forma simplex aut est aliquid compositum ex materia et forma. Si est forma simplex, sequetur quod una anima indiuiduata ab alia differre non poterit nisi secundum formam; differentia autem secundum formam facit diuersitatem speciei; sequetur igitur quod anime diuersorum hominum sint specie differentes; unde et homines specie different, si anima est forma corporis, cum unumquodque a propria forma speciem sortiatur. Si autem anima est composita ex materia et forma, impossibile est quod secundum se totam sit forma corporis, nam materia nullius est forma. Relinquitur igitur quod impossibile sit animam simul esse hoc aliquid et formam. 3. Preterea. Si anima est hoc aliquid, sequitur quod sit indiuiduum quoddam. Omne autem indiuiduum est in aliqua specie et in aliquo genere. Relinquitur igitur quod anima habet proprium genus et propriam speciem. Impossibile est autem quod aliquid habens propriam speciem recipiat superadditionem alterius ad speciei eiusdem constitutionem, quia ut dicit Philosophus VIII Methaphysice species rerum sunt sicut numeri, in quibus quicquid subtrahitur uel additur speciem uariat. Materia autem et forma uniuntur ad speciei constitutionem. Si igitur anima est hoc aliquid non inietur corpori ut forma materie. 4. Preterea. Cum Deus res propter suam bonitatem fecerit, que in diuersis rerum gradibus manifestatur, tot gradus entium instituit quot potuit rerum natura pati. Si igitur anima humana potest per se

nécessairement quelque chose d'individué. Car aucun des universaux n'est individué. Dès lors, elle est individuée ou par un autre ou par soi. Si par un autre, en tant que forme du corps, il lui faut être individuée par le corps, car les formes sont individuées par leur matière propre, de sorte que, une fois quitté le corps, l'individuation de l'âme disparaît, et ainsi l'âme ne pourra être ni "ce quelque chose" ni subsistante par soi. Est-elle par contre individuée par soi, elle est ou bien forme simple, ou bien un composé de matière et de forme. - Si forme simple, alors une âme individuée ne pourra différer d'une autre que par la forme ; or la différence selon la forme fait la diversité d'espèce ; en conséquence, les âmes des divers hommes seront différentes par l'espèce, à supposer l'âme forme du corps, puisque chacun détient son espèce de sa propre forme. - Mais si l'âme est composée de matière et de forme, il lui est impossible d'être toute entière forme d'un corps, car la matière n'est la forme d'aucune chose. Reste donc l'impossibilité pour l'âme d'être simultanément "ce quelque chose" et forme. 3. Si l'âme est un "ce quelque chose", elle est dès lors un individu. Or tout individu est d'une espèce et d'un genre déterminés. Il reste donc que l'âme possède un genre et une espèce qui lui sont propres. Or il est impossible à ce qui possède une espèce propre de recevoir, en vue de constituer son espèce, une addition supplémentaire d'une autre chose, parce que, comme dit le Philosophe, les espèces des choses sont pareilles à des nombres : tout ce qui leur est ajouté ou retranché fait varier l'espèce. Or la matière et la forme sont unies pour constituer l'espèce. Si donc l'âme est "ce quelque chose", elle ne serait pas unie au corps comme la forme à la matière. 4. Puisque Dieu a créé les choses en raison de sa bonté, qui se manifeste par les divers degrés des choses, il a institué autant de degrés d'étants que la nature a pu en supporter. Si donc l'âme humaine peut subsister par soi - ce qu'on doit dire si elle est "ce quelque chose" - alors les âmes existant par soi sont un degré particulier

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subsistere, quod oportet dicere si est hoc aliquid, sequitur quod anime per se existentes sint unius gradus entium. Forme autem non sunt unus gradus entium seorsum sine materiis. Igitur anima, si est hoc aliquid, non erit forma alicuius materie. 5. Preterea. Si anima est hoc aliquid et per se subsistens, oportet quod sit incorruptibilis, cum neque contrarium habeat, neque ex contrariis composita sit. Si autem est incorruptibilis non potest esse proportionata corpori corruptibili quale est corpus humanum. Omnis autem forma est proportionata sue materie. Si igitur anima est hoc aliquid non erit forma corporis humani. 6. Preterea. Nichil subsistens est actus purus nisi Deus. Si igitur anima est hoc aliquid, utpote per se subsistens, erit in ea aliqua compositio actus et potentie. Et sic non poterit esse forma, quia potentia non est alicuius actus. Si igitur anima est hoc aliquid, non erit forma. 7. Preterea. Si anima est hoc aliquid, potens per se subsistere, non oportet quod corpori uniatur nisi propter aliquod bonum ipsius. Aut igitur propter aliquod bonum ipsius. Aut igitur propter aliquod bonum essentiale, aut accidentale. Propter bonum essentiale non, quia sine corpore potest subsistere; nec etiam proter bonum accidentale, quod precipue uidetur esse cognitio ueritatis quam anima humana per sensus accipit, qui sine organis croporeis esse non possunt, quia anime puerorum etiam ante quam nascantur morientium dicuntur a quibusdam certam cognitionem rerum naturalium habere, quam tamen constat quod per sensus non acquisierunt. Si igitur anima est hoc aliquid, nulla ratio est quare corpori uniatur ut forma. 8. Preterea. Forma et hoc aliquid ex opposito diuiduntur. Dicit enim Philosophus in II De anima quod substantia diuiditur in tria, quorum unum est forma, aliud materia, et tertium quod

parmi les étants. Or sans leur matière, les formes ne sont pas l'un de ces degrés. Donc l'âme, si elle est "ce quelque chose", ne sera pas forme de quelque matière. 5. Si l'âme est "ce quelque chose" et subsiste par soi, elle est incorruptible, puisqu'elle n'a pas de contraire et n'est pas composée de contraires. Or si elle est incorruptible, elle ne peut être proportionnée à un corps corruptible tel que le corps humain. Si donc l'âme est "ce quelque chose", elle ne sera pas forme du corps humain. 6. Hormis Dieu, rien de subsistant n'est acte pur. Si donc l'âme est "ce quelque chose", en tant que subsistant par soi, il y aura en elle composition d'acte et de puissance. Et ainsi elle ne pourra être forme, puisque la puissance n'est l'acte de quoi que ce soit. Si donc l'âme est "ce quelque chose", elle ne sera pas forme. 7. Si l'âme est "ce quelque chose", capable de subsister par soi, elle ne peut être unie au corps que pour son bien, soit essentiel, soit accidentel. Non pour son bien essentiel, puisqu'elle peut subsister sans le corps ; ni pour son bien accidentel, ce que semble bien être la connaissance de la vérité acquise par l'âme au moyen des sens, lesquels ne peuvent exister sans les organes corporels, car les âmes des enfants morts avant de naître ont, au dire de certains, la connaissance certaine des choses naturelles, connaissance dont il est évident qu'ils n'ont pu l'acquérir par les sens. Si donc l'âme est "ce quelque chose", elle n'a aucune raison d'être unie au corps comme forme. 8. La forme et le "ce quelque chose" se divisent par opposition. Le Philosophe dit en effet3[3] que la substance se divise en trois acceptions : la forme, la matière et le "ce quelque chose". Or les opposés ne se disent pas du même sujet. Donc L'âme ne peut être forme et "ce quelque chose". 9. Le "ce quelque chose" subsiste par soi ; mais le propre de la forme est qu'elle soit dans un autre ; on a donc affaire à des opposés, semble-t-il. Si donc l'âme est "ce

3[3] Aristote, De anima II, 412 a 6-9.

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est hoc aliquid. Opposita autem non dicuntur de eodem. Ergo anima humana non potest esse forma et hoc aliquid. 9. Preterea. Id quod est hoc aliquid per se subsistit; forme autem proprium est ut sit in alio; que uidentur esse opposita. Si igitur anima est hoc aliquid, non uidetur quod sit forma. 10. Set dicebat quod corrupto corpore anima remanet hoc aliquid et per se subsistens, set tunc perit in ea ratio forme. - Set contra. Omne quod potest abscendere ab aliquo, manente substantia eius, inest ei accidentaliter. Si igitur anima remanente post corpus perit in ea ratio forme, sequitur quod ratio forme conueniat ei accidentaliter. Set non unitur corpori ad constitutionem hominis nisi prout est forma. Ergo unitur corpori accidentaliter, et per consequens homo erit ens per accidens, quod est inconueniens. 11. Preterea. Si anima humana est hoc aliquid et per se existens, oportet quod per se habeat aliquam propriam operationem, quia uniuscuiusque rei per se existentis est aliqua propria operatio. Set anima humana non habet aliquam propriam operationem quia ipsum intelligere, quod maxime uidetur esse eius proprium, non est anime set hominis per animam, ut dicitur in I De anima. Ergo anima humana non est hoc aliquid. 12. Preterea. Si anima humana est forma corporis, oportet quod habeat aliquam dependentiam ad corpus. Forma enim et materia a se inuicem dependent. Set quod dependet ab aliquo non est hoc aliquid. Si igitur anima est forma corporis, non est hoc aliquid. 13. Preterea. Si anima est forma corporis oportet quod anime et corporis sit unum esse, nam ex materia et forma fit unum secundum esse. Se anime et corporis non potest esse unum esse, cum sint diuersorum generum. Anima enim est in genere substantie incorporee, corpus uero in genere substantie corporee. Igitur

quelque chose", il ne semble pas qu'elle soit forme. 10. On a dit que l'âme, à la perte du corps, demeure "ce quelque chose" et subsiste par soi. Mais alors périt en elle la raison de forme. En sens contraire : tout ce qui peut se retrancher de quelque chose alors que demeure la substance, est en elle accidentellement. Si donc la raison de forme périt dans l'âme qui demeure après le corps, c'est que la raison de forme lui est accidentelle. Mais elle n'est unie au corps pour constituer l'homme qu'autant qu'elle est forme. Elle est donc unie au corps accidentellement et, par conséquent, l'homme sera un existant par accident - ce qui ne convient pas. 11. Si l'âme est "ce quelque chose" et qu'elle subsiste par soi, il faut qu'elle ait quelque opération propre, car pour toute chose existant par soi il y a une opération qui lui est propre. Mais l'âme humaine n'a pas d'opération propre puisque même l'acte d'intellection, qui semble au maximum lui être propre, n'est pas de l'âme mais de l'homme par l'âme, comme dit le Philosophe4[4]. Donc l'âme humaine n'est pas "ce quelque chose". 12. Si l'âme humaine est la forme du corps, elle en dépend nécessairement. Car forme et matière dépendent l'une de l'autre. Mais ce qui dépend de quelque chose n'est pas "ce quelque chose". Si donc l'âme est forme du corps, elle n'est pas "ce quelque chose". 13. Si l'âme est forme du corps, unique est l'être de l'âme et du corps, car c'est de la matière et de la forme que résulte quelque chose d'un du point de vue de l'être. Mais de l'âme et du corps il ne peut y avoir un unique être puisqu'ils relèvent de genres divers. L'âme est en effet dans le genre des substances incorporelles, et le corps dans le genre des substances corporelles. Donc l'âme ne peut être forme du corps. 13 bis. L'âme détient son être propre de ses propres principes. Aurait-elle un être commun avec le corps, elle aurait donc un double être, ce qui est impossible.

4[4] Aristote, De anima I, 403 a 8.

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anima non potest esse forma corporis. 13 bis. Preterea. Anima habet esse proprium ex suis principiis. Si igitur habet aliquod esse commune corpori sequitur quod habeat duplex esse, quod est impossibile. 14. Preterea. Esse corporis est corruptibile et ex partibus quantitatiuis resultans. Esse autem anime est incorruptibile et simplex. Ergo corporis et anime non est unum esse. 15. Set dicebat quod corpus humanum ipsum esse corporis habet per animam. - Set contra. Philosophus dicit in II De anima quod anima est actus corporis physici organici. Hoc igitur quod comparatur ad animam ut materia ad actum est iam corpus physicum organicum, quod non potest esse nisi per aliquam formam qua constituatur in genere corporis. Habet igitur corpus humanum suum esse preter esse anime. 16. Preterea. Principia essentialia, que sunt materia et forma, ordinantur ad esse. Set ad id quod potest haberi in natura ab uno non requiruntur duo. Si igitur anima, cum sit hoc aliquid, habet in se proprium esse, non adiungetur ei secundum naturam corpus ut materia forme. 17. Preterea. Esse comparatur ad substantiam anime ut actus eius, et sic oportet quod sit suppremum in anima. Inferius autem non contingit id quod est superius secundum suppremum in eo, set magis secundum infimum. Dicit enim Dyonisius VII cap. De diuinis nominibus quod diuina sapientia coniungit fines primorum principiis secundorum. Corpus igitur quod est inferius anima non contingit ad esse, quod est suppremum in ipsa. 18. Preterea. Quorum est unum essse, et una operatio. Si igitur esse anime humane coniungatur corpori, et operatio eius, que est intelligere, erit communis anime et corpori, quod est impossibile, ut probatur

14. L'être du corps est corruptible et résulte de parties quantitatives. Or l'âme est incorruptible et simple. Il n'y a donc pas d'être unique de l'âme et du corps. 15. On a dit que le corps humain tire de l'âme l'être même du corps. En sens contraire : le Philosophe dit5[5] que l'âme est l'acte du corps physique organisé. Donc ce que l'on compare à l'âme comme la matière à l'acte est déjà un corps physique organisé, ce qui ne peut être que par quelque forme le constituant dans le genre du corps. Le corps humain a donc son être indépendamment de l'être de l'âme. 16. Les principes essentiels, matière et forme, sont ordonnés à l'être. Mais là où un [principe] suffit, deux sont superflus. Si donc l'âme, au titre de "ce quelque chose", a en soi son être propre, le corps ne lui sera pas adjoint par nature comme la matière à la forme. 17. L'être est en rapport à la substance de l'âme comme son acte, et ainsi il faut qu'il soit en elle ce qu'il y a de plus haut. Or l'inférieur ne touche pas le supérieur à son sommet mais plutôt à sa base. Denys dit en effet6[6] que la divine sagesse a conjoint le terme des premiers au commencement des seconds. Donc le corps qui est inférieur à l'âme ne touche pas à ce qui est en elle au plus haut, l'être. 18. A être unique, opération unique. Si donc l'être de l'âme humaine est joint au corps, son opération - l'intellection - sera commune à l'âme et au corps, ce qui est impossible, comme la prouve le Philosophe7[7]. Il n'y a donc pas d'être unique de l'âme humaine et du corps. En conséquence, l'âme n'est pas forme du corps et "ce quelque chose".

5[5] Aristote, De anima I, 412 b 5-6. 6[6] De divinis nominibus VII, 3. 7[7] Aristote, De anima II, 429 a 24-27.

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in III De anima. Non est igitur unum esse anime humane et corporis. Vnde sequitur quod anima non sit forma corporis et hoc aliquid. Set contra. Vnumquodque sortitur speciem per propriam formam. Set homo est homo in quantum est rationalis. Ergo anima rationalis est propria forma hominis. Est autem hoc aliquid et per se subsistens cum per se operetur: non enim est intelligere per organum corporeum, ut probatur in III De anima. Anima igitur humana est hoc aliquid et forma. 2. Preterea. Vltima perfectio anime humane consistit in cognitione ueritatis que est per intellectum. Ad hoc autem quod perficiatur anima in cognitione ueritatis indiget uiniri corpori, quia intelligit per fantasmata que non sunt sine corpore. Ergo necesse est quod anima uniatur corpori ut forma, etiam si sit hoc aliquid.

En sens contraire : 1. Chacun détient l'espèce de sa forme propre. Mais l'homme est homme en tant que doué de raison. Donc l'âme rationnelle est la forme propre de l'homme. Or elle est "ce quelque chose", et subsiste par soi, puisqu'elle opère par soi : en effet l'intellect n'agit pas par un organe corporel8[8]. Donc l'âme humaine est "ce quelque chose" et forme. 2. L'ultime perfection de l'âme humaine consiste dans la connaissance de la vérité qui se fait par l'intellect. Or pour que l'âme atteigne sa perfection dans la connaissance de la vérité, elle a besoin d'être unie au corps, parce qu'elle pense par le moyen des images, lesquels n'existent pas sans le corps. Il est donc nécessaire qu'elle soit unie au corps comme forme, alors même qu'elle est "ce quelque chose".

Responsio. Dicendum quod hoc aliquid proprie dicitur indiuiduum in genere substantie. Dicit enim Philosophus in Predicamentis quod prime substantie indubitanter hoc aliquid significant, secunde uero substantie, etsi uideantur hoc aliquid significare, magis tamen significant quale quid. Indiuiduum autem in genere substantie non solum habet ut per se possit subsistere, set quod sit aliquid completum in aliqua specie et genere substantie. Vnde Philosophus in Predicamentis manus, pedes et huiusmodi nominat partes substantiarum magis quam substantias primas uel secundas, quia licet non sint in alio sicut in subiecto, quod proprium substantie est, non tamen participant complete naturam alicuius speciei. Vnde non sunt in aliqua specie neque in aliquo genere nisi per reductionem. Duobus igitur existentibus de ratione eius

Réponse : On appelle "ce quelque chose" l'individu dans le genre de la substance. Le Philosophe dit en effet9[9] que les substances premières signifient indubitablement "ce quelque chose" ; quant aux substances secondes, bien qu'elles paraissent signifier "ce quelque chose", elles signifient plutôt "quel" est "ce quelque chose". Or l'individu dans le genre de la substance non seulement a pour lui de pouvoir subsister par soi, mais aussi d'être quelque chose de complet en quelque espèce et genre de la substance. C'est pourquoi le Philosophe, dans le Traité des Prédicaments10[10], dénomme la main ou le pied et les choses semblables parties des substances plutôt que substances premières ou secondes : parce que de telles choses, bien qu'elles ne soient pas dans une autre comme dans un sujet, ne partagent pas complètement la nature de quelque espèce.

8[8] Aristote, De anima II, 429 a 24-27. 9[9] Aristote, Categ. 3 b 10-23. 10[10] Aristote, Categ. 3 a 28-31.

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quod est hoc aliquid, quidam utrumque anime humane abstulerunt, dicentes animam esse armoniam, ut Empedocles, aut complexionem, ut Galienus, aut aliquid huiusmodi. Sic enim anima neque per se subsistere poterit, neque erit aliquid completum in aliqua specie uel in aliquo genere substantie, set erit forma tantum, similis aliis materialibus formis. Set hec positio stare non potest. Nec quantum ad animam uegetabilem, cuius operationes oportet habere aliquod principium supergrediens qualitates passiuas et actiuas, que in nutriendo et augendo se habent instrumentaliter tantum, ut probatur in II De anima; complexio autem et armonia qualitates elementares non transcendunt. Similiter autem non potest stare quantum ad animam sensibilem, cuius operationes sunt in recipiendo species sine materia, ut probatur in II De anima, cum tamen qualitates actiue et passiue ultra materiam se non extendant, utpote materie dispositiones existentes. Multo autem minus potest stare quantum ad animam rationalem, cuius operationes sunt in abstrahendo species non solum a materia set ab omnibus conditionibus materialibus indiuiduantibus, quod requiritur ad cognitionem uniuersalis. Set adhuc aliquid amplius proprie in anima rationali considerari oportet, quia non solum absque materia et conditionibus materie species intelligibiles recipit, set nec etiam in eius propria operatione possibile est communicare aliquod organum corporale, ut sic aliquid corporeum sit organum intelligendi, sicut oculus est organum uidendi, ut probatur in III De anima. Et sic oportet quod anima intellectiua per se agat, utpote propriam operationem habens absque corporis communione. Et quia unumquodque agit secundum quod est in actu, oportet quod anima intellectiua habeat esse per se absolutum, non

De là elles ne sont ni dans quelque espèce ni dans quelque genre, sauf par réduction. Ces deux composantes qui entrent dans la raison du "ce quelque chose", certains philosophes les ont écartées l'une et l'autre de l'âme humaine, disant que l'âme est une "harmonie", comme Empédocle, ou une "complexion", comme Galien, ou quelque chose de ce genre. Alors en effet, l'âme ne pourrait ni subsister par soi, ni être quelque chose de complet en quelque espèce ou genre de la substance, mais elle ne serait qu'une forme, semblable aux autres formes matérielles. Mais cette position ne peut tenir (a) ni quant à l'âme végétative, dont les opérations doivent avoir quelque principe émergeant des qualités actives ou passives, qui n'ont qu'un rôle instrumental dans la nutrition ou la croissance, comme Aristote le prouve11[11] : or "l'harmonie" ou la "complexion" ne transcendent pas les qualités élémentaires ; (b) ni quant à l'âme sensitive dont les opérations consistent à recevoir les espèces des choses sans la matière12[12] : car les qualités actives et passives, en tant qu'elles existent comme dispositions de la matière, ne s'étendent pas au delà de la matière ; (c) mais la thèse tient encore moins en ce qui concerne l'âme rationnelle, dont les opérations sont d'abstraire les espèces non seulement de la matière, mais de toutes les conditions matérielles individuantes, ce qui est requis pour la connaissance de l'universel. En outre, il faut prendre en considération quelque chose de plus spécifiquement propre à l'âme rationnelle : c'est que non seulement elle reçoit les espèces intelligibles sans la matière et sans les conditions de la matière, mais encore il est impossible que quelque organe corporel prenne part à son opération propre, comme s'il y avait quelque organe corporel de l'intellection, au sens où l'œil l'est de la vision. Il faut ainsi que l'âme intellective agisse par soi, en tant qu'elle a une opération propre sans communion du corps.

11[11] Aristote, De anima II, 416 b 17-30. 12[12] Aristote, De anima II, 424 a 17-11.

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dependens a corpore. Forme enim que habent esse dependens a materia uel subiecto non habent per se operationem. Non enim calor agit, set calidum. Et propter hoc posteriores philosophi iudicauerunt partem anime intellectiuam esse aliquid per se subsistens. Dicit enim Aristotiles in I De anima quod intellectus uidetur esse substantia quedam et non corrumpi. Et in idem redit dictum Platonis, ponentis animam immortalem er per se subsistentem ex eo quod mouet se ipsam. Large enim accipit motum pro omni operatione, ut sic intelligatur quod intellectus mouet se ipsum quia se ipso operatur. Set ulterius posuit Plato quod anima non solum per se subsisteret, set quod etiam haberet in se completam naturam speciei. Ponebat enim totam naturam speciei in anima esse, diffiniens hominem non aliquid compositum ex materia et corpore, set animam corpore utentem, ut sit comparatio anime ad corpus sicut naute ad nauem, uel sicut induti ad uestem. Set hec positio stare non postest. Manifestum est enim id quo uiuit corpus animam esse. Vivere autem est esse uiuentium. Anima ergo est quo habet corpus humanum esse actu. Huiusmodi autem forma est. Est igitur anima humana corporis forma. Iterum, si anima esset in corpore sicut nauta in naui, non daret speciem neque corpori neque partibus eius; cuius contrarium apparet ex hoc quod, recedente anima, singule partes corporis non retinent pristinum nomen nisi equiuoce. Dicitur enim oculus mortui equiuoce oculus, sicut pictus aut lapideus, et simile est de aliis partibus. Et preterea, si anima esset in corpore sicut nauta in naui, sequeretur quod unio anime et corporis esset accidentalis. Mors igitur, que significat eorum separationem, non esset corruptio substantialis, quod patet esse falsum. Reliquitur igitur quod anima est hoc aliquid ut per se potens subsistere, non quasi habens in se completam

Et puisque chacun agit selon qu'il est en acte, il faut que l'âme intellective ait l'être par soi, absolument, sans dépendance au corps. Les formes qui ont en effet un être dépendant de la matière ou d'un sujet n'ont pas d'opération par soi : ce n'est pas la chaleur qui agit, mais le chaud. C'est pourquoi les philosophes postérieurs jugèrent que la partie intellective de l'âme est quelque chose de subsistant par soi. Le Philosophe dit en effet13[13] que l'âme est une certaine substance et ne se corrompt pas. Et là il rappelle ce que dit Platon, affirmant que l'âme est immortelle et subsiste par soi du fait qu'elle se meut par soi. Il prend le mouvement dans un sens large pour toute opération, de telle sorte qu'il faut comprendre que l'intellect se meut lui-même parce qu'il agit par soi. Mais par suite Platon affirma que l'âme humaine, non seulement subsisterait par soi, mais qu'elle posséderait en soi une nature spécifique complète. Il affirmait en effet que la nature de l'espèce est tout entière dans l'âme, disant que l'homme n'est pas quelque chose de composé d'une âme et d'un corps, mais une âme usant d'un corps, de telle sorte qu'elle serait comparable au corps comme le pilote à son navire, ou le vêtu au vêtement. Mais cette opinion ne peut tenir. Il est manifeste que l'âme est ce par quoi le corps vit, et que le vivre est l'être des vivants : l'âme est donc ce par quoi le corps humain a l'être en acte, ce qui est le fait d'une forme. L'âme humaine est donc la forme du corps. De plus, si l'âme était dans le corps comme le pilote dans le navire, elle ne spécifierait pas le corps ni ses parties ; mais le contraire apparaît du fait que, l'âme s'étant retirée, aucune partie du corps ne retient plus le nom qu'elle avait, sinon de manière équivoque. Car l'œil d'un mort est dit par équivoque un œil, et de même l'œil peint ou sculpté, et il en va ainsi des autres parties du corps. De plus, si l'âme était dans le corps comme le pilote dans le navire, il s'ensuivrait que l'union de l'âme et du corps serait accidentelle et la mort, qui

13[13] Aristote, De anima I, 408 b 18-19.

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speciem, set quasi perficiens speciem humanam ut est forma corporis. Et sic simul est forma et hoc aliquid. Quod quidem ex ordine formarum naturalium considerari potest. Inuenitur enim inter formas inferiorum corporum tanto aliqua altior quanto superioribus principiis magis assimilatur et appropinquatur. Quod quidem ex propriis formarum operationibus perpendi potest. Forme enim elementorum, que sunt infime et materie propinquissime, non habent aliquam operationem excedentem qualitates actiuas et passiuas, et rarum et densum et alia huiusmodi, que uidentur esse materie dispositiones. Super has autem sunt forme mixtorum corporum, que preter predictas operationes habent aliquam operationem consequentem speciem quam sortiuntur ex corporibus celestibus, sicut quod adamas attrahit ferrum, non propter calorem aut frigidus aut aliquid huiusmodi, set ex quadam participatione uirtutis celestis. Super has autem formas sunt iterum anime plantarum, que habent similitudinem non solum ad ipsa corpora celestia set ad motores ipsorum, in quantum sunt principia cuiusdam motus, quibusdam se ipsa mouentibus. Super has autem sunt ulterius anime brutorum, que similitudinem iam habent ad substantiam mouentem celestia corpora, non solum in operatione qua mouent cropora set etiam in hoc quod in se ipsis cognoscitiue sunt, licet brutorum cognitio sit materialium tantum et materialiter, unde organis corporalibus indiget. Super has autem ultimo sunt anime humane, que similitudinem habent ad superiores substantias etiam in genere cognitionis, quia immaterialia cognoscere possunt intelligendo. In hoc tamen ab eis deficiunt, quod cognitionem immaterialem intellectus ex cognitione que est per sensum materialium anime humane naturam acquirendi habent. Sic igitur ex operatione anime humane modus esse ipsius cognosci potest. In quantum enim habet operationem

signifie leur séparation, ne serait plus une corruption substantielle, ce qui est manifestement faux. Il reste donc que l'âme est "ce quelque chose", comme pouvant subsister par soi ; non comme si elle avait en soi l'espèce complète de l'homme, mais comme menant à la perfection l'espèce humaine en tant que forme du corps. Elle est donc à la fois "forme" et "ce quelque chose". C'est ce que l'on peut observer dans l'ordre des formes naturelles. On trouve en effet parmi les formes des corps inférieurs que l'une ou l'autre sera d'autant plus élevée qu'elle sera plus semblable et proche des principes supérieurs. On peut en juger d'après les opérations propres des formes. Les formes des éléments, qui sont au plus bas et les plus proches de la matière, n'ont pas d'opération excédant les qualités actives et passives, telles le rare et le dense, qui sont des dispositions de la matière. Au dessus sont les formes des corps mixtes qui, outre les opérations susdites, ont quelque opération consécutive à l'espèce qu'elles reçoivent des corps célestes : que l'aimant attire le fer, c'est à cause, non pas de la chaleur ou du froid ou de quelque autre qualité, mais de la participation d'une force céleste. Au dessus sont les âmes des plantes qui ont ressemblance non seulement aux corps célestes mais à leurs moteurs, en tant qu'elles sont principes du mouvement par lequel elles se meuvent elles-mêmes. Au dessus encore sont les âmes des animaux qui ont ressemblance à la substance motrice des corps célestes, non seulement dans l'opération par laquelle elles meuvent les corps, mais encore en ce qu'elles sont en elles-mêmes capables de connaissance, bien que la connaissance des animaux ne portent que sur les choses matérielles, et matériellement, de sorte qu'elle a besoin d'organes corporels. Enfin, au dessus des formes matérielles sont les âmes humaines, qui présentent une ressemblance avec les substances supérieures dans l'ordre de la connaissance, parce qu'elles peuvent connaître des objets immatériels par l'acte d'intellection. Elles leur sont inférieures

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materialia transcendentem, esse etiam suum est supra corpus eleuatum, non dependes ex ipso. In quantum uero immaterialem cognitionem ex materiali nata est acquirere, manifestum est quod complementum sue speciei esse non potest absque corporis unione. Non enim aliquid completum est in specie nisi habeat ea que requiruntur ad propriam operationem speciei. Sic igitur anima humana in quantum unitur corpori ut forma et tamen habet esse eleuatum supra corpus, non dependens ab eo, manifestum est quod ipsa est in confinio corporalium et separatarum substantiarum constituta.

cependant en ce qu'il est de la nature de l'âme humaine d'acquérir la connaissance immatérielle propre à l'intellect de la connaissance des choses matérielles, donc par l'intermédiaire des sens. Ainsi donc on peut connaître le mode d'être de l'âme humaine à partir de son opération. En tant qu'elle dispose d'une opération qui transcende les choses matérielles, son être est élevé au dessus du corps, et ne dépend pas de lui. Mais en tant que sa nature est d'acquérir la connaissance immatérielle à partir d'une connaissance matérielle, il est manifeste que la complétude de son espèce ne peut être sans l'union au corps. En effet, rien n'est complet selon l'espèce s'il n'a pas ce qui est requis à l'opération propre de l'espèce. Si donc l'âme humaine, en tant qu'elle est unie au corps comme forme, a cependant un être qui s'élève au dessus du corps et ne dépend pas de lui, il est manifeste qu'elle- même est établie aux confins des substances corporelles et des substances séparées.

1. Ad primum ergo dicendum quod licet anima habeat esse completum, non tamen sequitur quod corpus ei accidentaliter uniatur, tum quia illud idem esse quod est anime communicatur corpori ut sit unum esse totius compositi, tum etiam quia etsi possit per se subsistere non tamen habet speciem completam, set corpus aduenit ei ad complementum speciei. 2. Ad secundum dicendum quod unumquodque secundum idem habet esse et indiuiduationem. Vniuersalia enim non habent esse in rerum natura ut uniuersalia sunt, set solum secundum quod sunt indiuiduata. Sicut ergo esse anime est a Deo sicut a principio actiuo, et est in corpore sicut in materia, nec tamen esse anime perit pereunte corpore, ita etiam indiuiduatio anime, etsi aliquam relationem habeat ad corpus, non tamen perit corpore pereunte. 3. Ad tertium dicendum quod anima humana non est hoc aliquid sicut substantia completam speciem habens, set sicut pars habentis speciem completam, ut ex dictis patet. Vnde ratio

Solutions : 1. Bien que l'âme ait un être complet, il ne s'ensuit pas cependant que le corps soit uni à l'âme accidentellement. D'une part, parce que ce même être de l'âme est communiqué au corps de telle sorte que soit unique l'être de la totalité du composé ; d'autre part, parce que l'âme, bien qu'elle puisse subsister par soi, n'a pas d'espèce complète, mais le corps lui advient au titre de complément de l'espèce. 2. Avoir l'être, avoir l'individuation vont de pair. Les universaux n'ont pas d'être dans la réalité comme universaux, à moins d'être individués. Or de même que l'âme procède de Dieu comme d'un principe agent et qu'elle est dans le corps comme dans la matière et que cependant elle ne périt pas quand périt le corps, de même l'individuation de l'âme, bien qu'elle ait quelque relation au corps, ne périt pas quand périt le corps. 3. L'âme n'est pas "ce quelque chose" en tant que substance complète, mais en tant que partie de ce qui a une espèce complète, on l'a déjà dit.

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non sequitur. 4. Ad quartum dicendum quod licet anima humana per se possit subsistere, non tamen per se habet speciem completam. Vnde non posset esse quod anime separate constituerent unum gradum entium. 5. Ad quintum dicendum quod corpus humanum est materia proportionata anime humane. Comparatur enim ad eam ut potentia ad actum. Non tamen oportet quod ei adequetur in uirtute essendi, quia anima humana non est forma a materia totaliter comprehensa, quod patet ex hoc quod aliqua eius operatio est supra materiam. Potest tamen aliter dici secundum sententiam fidei quod corpus humanum in principio aliquo modo incorruptibile constitutum est, et per peccatum necessitatem moriendi incurrit, a qua iterum in resurrectione liberabitur. Vnde per accidens est quod ad immortalitatem anime non pertingit. 6. Ad sextum dicendum quod anima humana cum sit subsistens, composita est ex potentia et actu, nam ipsa substantia anime non est suum esse, set quod comparatur ad ipsum ut potentia ad actum. Nec tamen sequitur quod anima non possit esse forma corporis, quia etiam in aliis formis id quod est ut forma et actus in comparatione ad aliud ut potentia, sicut dyaphanum quod formaliter aduenit aeri tamen est in potentia respectu luminis. 7. Ad septimum dicendum quod anime unitur corpus et propter bonum quod est perfectio substantialis, ut scilicet compleatur species humana, et propter bonum quod est perfectio accidentalis, ut scilicet perficiatur in cognitione intellectiua, quam anima acquirit ex sensibus. Hic enim modus intelligendi est naturalis homini. Nec obstat si anime separate puerorum aut aliorum hominum alio modo intelligendi utuntur, quia magis competit eis ratione separationis quam ratione speciei humane. 8. Ad octauum dicendum quod non est de ratione eius quod est hoc aliquid quod sit

4. Bien que l'âme humaine puisse subsister par soi, elle n'a pas par soi une espèce complète. Dès lors, les âmes séparées ne sauraient constituer un degré quelconque parmi les étants. 5. Le corps humain est la matière proportionnée à l'âme humaine. Il se compare à elle comme la puissance à l'acte. Il ne s'ensuit pas qu'il lui soit égal dans le pouvoir d'être, parce que l'âme humaine n'est pas une forme totalement captive de la matière : que telle de ses opérations soit au dessus de la matière le montre assez. Cependant on peut dire autrement, d'après la sentence de foi, que le corps humain fut établi au commencement incorruptible en quelque façon et qu'il encourut par la péché la nécessité de mourir, ce dont il sera libéré de nouveau à la résurrection. C'est donc par accident qu'il n'atteint pas à l'immortalité de l'âme. 6. L'âme humaine, quoique subsistante, est composée de puissance et d'acte, car la substance même de l'âme n'est pas son être mais lui est comparable comme la puissance à l'acte. Il ne suit pas cependant que l'âme ne puisse être forme du corps, parce que, même dans les autres formes, ce qui est forme et acte par rapport à ceci est puissance par rapport à cela : ainsi le diaphane qui formellement advient à l'air est cependant en puissance au regard de la lumière. 7. Le corps est uni à l'âme et pour un bien de perfection substantielle, à savoir pour la complétude de l'espèce humaine, et pour un bien de perfection accidentelle, à savoir pour la perfection de la connaissance intellective, que l'âme acquiert des sens. Ce mode d'intellection est en effet naturel à l'homme. Rien n'empêche que les âmes séparées des enfants ou d'autres hommes usent d'un autre mode d'intellection, mais celui-ci leur échoit en raison de la séparation plutôt qu'en raison de la nature spécifique de l'homme. 8. Il n'est pas de la raison du "ce quelque chose" qu'il soit composé de matière et de forme mais seulement qu'il puisse subsister par soi. De là, bien que le composé soit "ce

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ex materia et forma compositum, set solum quod possit per se subsistere. Vnde, licet compositum sit hoc aliquid, non tamen remouetur quin possit aliis competere quod sint hoc aliquid. 9. Ad nonum dicendum quod in alio esse sicut accidens in subiecto tollit rationem eius quod est hoc aliquid. Esse autem in alio sicut partem, quomodo anima est in homine, non omnino excludit quin id quod est in alio possit hoc aliquid dici. 10. Ad decimum dicendum quod corrupto corpore non perit ab anima natura secundum quam competit ei ut sit forma, licet non perficiat materiam actu ut forma. 11. Ad undecimum dicendum quod intelligere est propria operatio anime si consideretur principium a quo egreditur operatio. Non enim egreditur ab anima mediante organo corporali, sicut uisio mediante oculo. Communicat tamen in ea corpus ex parte obiecti, nam fantasmata, que sunt obiecta intellectus, sine corporeis organis esse non possunt. 12. Ad duodecimum dicendum quod etiam anima aliquam dependentiam habet ad corpus in quantum sine corpore non pertingit ad complementum sue speciei. Non tamen sic dependet a corpore quin sine corpore possit esse. 13. Ad tertium decimum dicendum quod necesse est, si anima est forma corporis, quod anime et corporis sit unum esse commune quod est esse compositi. Nec hoc impeditur per hoc quod anima et corpus sint diuersorum generum, nam neque anima neque corpus sunt in specie uel genere nisi per reductionem, sicut partes reducuntur ad speciem uel genus totius. 13 bis. Deest solutio 14. Ad quartum decimum dicendum quod id quod proprie corrumpitur non est forma neque materia neque ipsum esse, set compositum. Dicitur autem esse corporis corruptibile in quantum corpus per corruptionem deficit ab illo esse quod erat sibi et anime commune, quod remanet in anima subsistente. Et pro tanto

quelque chose", il n'est pas exclu cependant qu'à d'autres [réalités] puisse revenir d'être "ce quelque chose". 9. Etre dans un autre comme l'accident dans un sujet supprime la raison d'être "ce quelque chose". Mais être dans un autre à titre de partie, comme l'âme dans l'homme, n'exclut pas tout à fait que ce qui est dans un autre puisse être dit "ce quelque chose". 10. A la corruption du corps, n'est pas retiré à l'âme ce qui lui revient par nature d'être forme, bien qu'elle n'actualise pas la matière comme forme. 11. L'intellection est l'opération propre de l'âme à considérer le principe d'où procède l'opération. En effet, elle ne procède pas de l'âme par la médiation d'un organe corporel, comme la vision par la médiation de l'œil. Cependant le corps communique à cette opération du côté de l'objet, car les images, objets de l'intellect, ne peuvent être sans les organes corporels. 12. L'âme a quelque dépendance au corps en tant que sans le corps elle ne parvient pas à la complétude de son espèce. Cependant, elle ne dépend pas du corps au point de ne pouvoir être sans le corps. 13. Il est nécessaire, si l'âme est forme du corps, qu'il y ait un unique être commun de l'âme et du corps, à savoir l'être du composé. Que l'âme et le corps soient de genre divers ne l'interdit pas car ni l'âme ni le corps ne sont dans une espèce ou un genre sinon par réduction, ainsi que sont réduites les parties à l'espèce ou au genre du tout. (13 bis : la solution manque) 14. Ce qui est au sens propre corrompu n'est ni la forme, ni la matière, ni l'être, mais le composé. On dit l'être du corps corruptible en tant que le corps fait défection à cet être qui lui était commun comme à l'âme, et qui demeure dans l'âme subsistante. Et l'on dit que l'être du corps tire consistance de ses parties pour autant que, [de la réunion] de ses parties, le corps est constitué tel qu'il puisse recevoir l'être de l'âme. 15. Dans la définition des formes, tantôt le sujet est posé avant d'être informé, comme lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte de ce

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etiam dicitur ex partibus consistens esse corporis, quia ex suis partibus corpus constituitur tale ut possit ab anima esse recipere. 15. Ad quintum decimum dicendum quod in diffinitionibus formarum aliquando ponitur subiectum ut informe, sicut cum dicitur 'motus est actus existentis in potentia'. Aliquando autem ponitur subiectum formatum, ut cum dicitur 'motus est actus mobilis' et 'lumen est actus lucidi'. Et hoc modo dicitur anima actus corporis organici physici, quia anima facit ipsum esse corpus organicum sicut lumen facit aliquid esse lucidum. 16. Ad sextum decimum dicendum quod principia essentialia alicuius speciei ordinantur non ad esse tantum, set ad esse huius speciei. Licet igitur anima possit per se esse, non tamen potest in complemento sue speciei esse sine corpore. 17. Ad septimum decimum dicendum quod licet esse sit formalissimum inter omnia, tamen est maxime communicabile, licet non eodem modo ab inferioribus et superioribus communicetur. Sic ergo et corpus esse anime participat, set non ita nobiliter sicut anima. 18. Ad octauum decimum dicendum quod quamuis esse anime sit etiam quodammodo corporis, non tamen corpus attingit ad esse anime participandum secundum totam suam nobilitatem et uirtutem, Et ideo est aliqua operatio anime in qua non communicat corpus.

qui existe en puissance" ; et tantôt après être informé, comme lorsqu'on dit "le mouvement est l'acte du mobile" et "la lumière l'acte du lumineux". Et l'on dit l'âme acte du corps organisé en ce sens que l'âme fait être le corps organisé comme la lumière fait quelque chose être lumineux. 16. Les principes essentiels d'une espèce quelconque sont ordonnés non à l'être seulement, mais à l'être de cette espèce. Donc, bien que l'âme puisse être par soi, elle ne peut être sans le corps dans la complétude de son espèce. 17. Quoique l'être soit ce qu'il y a de plus formel, il est cependant ce qu'il y a de plus communicable, encore qu'il ne le soit pas de la même façon aux inférieurs et aux supérieurs. Ainsi le corps participe à l'être de l'âme, mais pas aussi noblement que l'âme. 18. Bien que l'être de l'âme soit en quelque façon celui du corps, cependant le corps n'atteint pas à la participation de l'être de l'âme dans toute sa noblesse et sa force. Et ainsi, il y a quelque opération de l'âme où ne communique pas le corps.

Questio 2. Vtrum anima humana sit separata secundum esse a corpore?

Question 2 — L'âme humaine est-elle séparée du corps selon l'être ?

Secundo queritur utrum anima humana sit separata secundum esse a corpore. Et uidetur quod sic. Dicit enim Philosophus in III De anima quod sensitiuum non est sine corpore, intellectus autem est separatus. Intellectus autem est anima humana. Ergo anima humana est secundum esse a corpore separata.

Objections : 1. Il semble que oui : le philosophe dit en effet14[14] que la sensitive n'est pas sans le corps alors que l'intellect en est séparé. Or l'intellect, c'est l'âme humaine. Donc l'âme humaine est séparée du corps selon l'être. 2. L'âme est l'acte du corps organisé en tant que le corps est son organe. Si donc

14[14] Aristote, De anima III, 4, 429 b 5.

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2. Preterea. Anima est actus corporis organici in quantum corpus est organum eius. Si igitur intellectus unitur secundum esse corpori ut forma, oportet quod corpus sit organum eius, quod est impossibile, ut probat Philosophus in III De anima. 3. Preterea. Maior est concretio forme ad materiam quam uirtutis ad organum. Set intellectus, propter suam simplicitatem, non potest esse concretus corpori sicut uirtus organo. Ergo multo minus potest ei uniri sicut forma ad materiam. 4. Set dicebat quod intellectus, idest potentia intellectiua, non habet organum, set ipsa essentia anime intellectiue unitur corpori ut forma. - Set contra. Effectus non est simplicior sua causa. Set potentia anime est effectus essentie eius, quia omnes potentie fluunt ab essentia eius. Nulla ergo potentia anime est simplicior essentia eius. Si igitur intellectus non potest esse actus corporis, ut probatur in III De anima, neque anima intellectiua poterit uniri corpori ut forma. 5. Preterea. Omnis forma unita materie indiuiduatur per materiam. Si igitur anima intellectiua unitur corpori ut forma, oportet quod sit indiuiduata. Ergo forme recepte in ea sunt forme indiuiduate. Non ergo anima intellectiua poterit cognoscere uniuersalia, quod patet esse falsum. 6. Preterea. Forma uniuersalis non habet quod sit intellecta a re que est extra animam, quia omnes forme que sunt in rebus extra animam sunt indiuiduate. Si igitur forme intellecte sunt uniuersales, oportet quod hoc habeant ab anima intellectiua. Non ergo anima intellectiua est forma indiuiduata. Et ita non unitur corpori secundum esse. 7. Set dicebat quod forme intelligibiles ex illa parte qua inherent anime sunt indiuiduate, set ex illa parte qua sunt rerum similitudines sunt uniuersales, representantes res secundum naturam

l'intellect est uni au corps comme sa forme du point de vue de l'être, il faut que le corps soit son organe, ce qui est impossible comme le prouve le philosophe15[15]. 3. La concrétion de la forme à la matière est plus grande que celle de la puissance à son organe. Mais l'intellect, à cause de sa simplicité, ne peut être concrétisé au corps comme la puissance l'est à l'organe. Encore moins peut-il lui être uni comme la forme à la matière. 4. Il a été dit que l'intellect, c'est-à-dire la puissance intellective, n'a pas d'organe, mais que l'essence même de l'âme est unie au corps comme sa forme. En sens contraire : l'effet n'est pas plus simple que la cause. Or la puissance de l'âme est l'effet de son essence, puisque toutes les puissances découlent de son essence. Aucune puissance de l'âme n'est donc plus simple que son essence. Si donc l'intellect ne peut être l'acte du corps, comme il est prouvé dans le De Anima16[16], l'âme intellective ne pourra être unie au corps comme sa forme. 5. Toute forme unie à la matière est individuée par la matière. Si donc l'âme intellective est unie au corps comme sa forme, il faut qu'elle soit individuée. Par suite, les formes qu'elle reçoit en elle, le seront également. L'âme intellective ne pourra donc pas connaître les universels, ce qui est manifestement faux. 6. La forme universelle ne tire pas le fait d'être objet d'intellection de la chose hors de l'âme, car toutes les formes qui sont dans les choses hors de l'âme sont individuées. Si donc les formes connues sont universelles, il faut qu'elles tirent cette qualité de l'âme intellective. L'âme intellective n'est donc pas une forme individuée. Ainsi n'est-elle pas unie au corps selon l'être. 7. Il a été dit que les formes intelligibles, d'un côté, sont inhérentes à l'âme, elles sont alors individuées ; mais, d'un autre côté, elles sont les similitudes des choses, elles sont alors universelles, représentant les

15[15] Id. De anima III, 4, 429 a 24-27. 16[16] Id. ibid.

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communem et non secundum principia indiuiduantia. - Set contra. Cum forma sit principium operationis, operatio egreditur a forma secundum modum quo inheret subiecto. Quantum enim aliquid est calidum, tantum calefacit. Si igitur species rerum que sunt in anima intellectiua sunt indiuiduate ex ea parte qua inherent anime, cognitio que sequitur erit indiuidualis tantum et non uniuersalis. 8. Preterea. Philosophus dicit in II De anima quod sicut trigonum est in tetragono et tetragonum in pentagono, ita nutritiuum est in sensitiuo et sensitiuum in intellectiuo. Set trigonum non est in tetragono actu, set potentia tantum, neque etiam tetragonum in pentagono. Ergo nec nutritiuum nec sensitiuum sunt actu in intellectiua parte anime. Cum ergo pars intellectiua anime non uniatur corpori nisi mediante nutritiuo et sensitiuo, et nutritiuum et sensitiuum non sint actu in intellectiuo, intellectiua pars anime non erit corpori unita. 9. Preterea. Philosophus dicit in XVI De animalibus quod non est simul animal et homo, set prius animal et postea homo. Non igitur idem est quo est animal et quo est homo, set animal est per sensitiuum, homo uero per intellectiuum. Non igitur intellectiuum et sensitiuum uniuntur in una substantia anime. Et sic idem quod prius. 10. Preterea. Forma est in eodem genere cum materia cui unitur. Set intellectus non est in genere corporalium. Ergo intellectus non est forma unita corpori sicut materie. 11. Preterea. Ex duabus substantiis existentibus actu non fit aliquid unum. Set tam corpus quam intellectus est substantia existens actu. Non igitur intellectus potest uniri corpori ut ex eis fiat aliquid unum. 12. Preterea. Omnis forma unita materie reducitur in actum per motum et

choses d'après leur nature commune et non d'après les principes individuants. En sens contraire : Comme la forme est principe d'opération, l'opération procède de la forme selon son mode d'inhérence au sujet connaissant. Autant un corps est chaud, autant il chauffe. Si donc les espèces [ou idées] des choses qui sont dans l'âme sont individuées par le côté où elles sont inhérentes à l'âme, la connaissance qui en résulte ne sera qu'individuelle et non universelle. 8. Le Philosophe dit17[17] que, de même que le trigone est dans le tétragone, et le tétragone dans le pentagone, de même la nutritive est dans la sensitive, et la sensitive dans l'intellective. Mais le trigone n'est pas en acte dans le tétragone, il ne l'est qu'en puissance, et il en va de même du tétragone dans le pentagone. Donc puisque la partie intellective de l'âme n'est unie au corps que par la médiation de la nutritive et de la sensitive, et que celles-ci ne sont pas en acte dans l'intellective, la part intellective de l'âme ne sera pas unie au corps. 9. Le Philosophe dit18[18] qu'on n'est pas simultanément animal et homme, mais d'abord animal, puis homme. Ce par quoi on est animal et ce par quoi on est homme, ce n'est pas la même chose ; car animal, on l'est, par la sensitive, et homme par l'intellective. Donc la sensitive et l'intellective ne sont pas unie dans l'unique substance de l'âme. D'où même objection que précédemment. 10. La forme est dans le même genre que la matière à laquelle elle est unie. Or l'intellect n'est pas du genre des réalités corporelles. Donc l'intellect n'est pas uni au corps comme à la matière. 11. De deux substances existant en acte ne résulte rien de "un". Mais tant le corps que l'intellect sont des substances existant en acte. Donc l'intellect ne peut être uni au corps de telle sorte que d'eux résulte quelque chose de "un". 12. Toute forme unie à la matière est

17[17] Id. De anima II, 414 b 28-32. 18[18] Id. De gener. anim. II, 736 b 2-4.

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mutationem materie. Set anima intellectiua non reducitur in actum de potentia materie, set est ab extrinseco, ut dicit Philosophus in XVI De animalibus. Ergo non est forma unita materie. 13. Preterea. Vnumquodque secundum quod est, sic operatur. Set anima intellectiua habet operationem per se sine corpore, scilicet intelligere. Ergo non est unita corpori secundum esse. 14. Preterea. Minimum inconueniens est Deo impossibile. Set inconueniens est quod anima innocens in corpore includatur, quod est sibi quasi carcer. Impossibile est igitur Deo quod animam intellectiuam uniat corpori. 15. Preterea. Nullus artifex sapiens prestat impedimentum suo operato. Set maximum impedimentum est anime intellectiue corpus ad ueritatis cognitionem percipiendam, in qua perfectio eius consistit, secundum illud Sapientie IX: "Corpus quod corrumpitur aggrauat animam et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem". Non igitur Deus animam intellectiuam corpori uniuit. 16. Preterea. Ea que sunt unita ad inuicem habent mutuam affinitatem ad inuicem. Set anima intellectiua et corpus habent contrarietatem, quia "caro concupiscit aduersus spiritum et spiritus aduersus carnem", Gal. V. Non igitur anima intellectiua est unita corpori. 17. Preterea. Intellectus est in potentia ad omnes formas intelligibiles, nullam earum habens in actu, sicut materia prima est in potentia ad omnes formas sensibiles, et nullam earum habet in actu. Set hac ratione est prima materia una omnium. Ergo intellectus est unus omnium, et sic non est cunitus corpori quod ipsum indiuiduet. 18. Preterea. Philosophus probat in III De anima quod si intellectus possibilis haberet organum corporale, haberet aliquam naturam determinatam de naturis

amenée à l'acte par mouvement et mutation de la matière. Or l'âme intellective n'est pas amenée à l'acte à partir de la matière, mais elle vient "d'ailleurs", comme dit le philosophe19[19]. Elle n'est donc pas une forme unie à la matière. 13. Chacun agit selon son mode d'être. Or l'âme, en tant qu'elle fait acte d'intellection, agit sans le corps, - par soi. Elle n'est donc pas unie au corps selon l'être. 14. La moindre inconvenance est impossible à Dieu. Or il est inconvenant que l'âme innocente soit recluse dans le corps, lequel lui tient lieu de prison. Il est donc impossible à Dieu d'unir l'âme au corps. 15. Aucun artisan sensé ne met d'entrave à son œuvre. Or l'entrave maximum à ce que l'âme parvienne à la connaissance de la vérité, qui fait sa perfection, c'est le corps, d'après le livre de la Sagesse : "un corps corruptible appesantit l'âme, une habitation d'argile alourdit le sens aux multiples cogitations" (Sg 9, 15). 16. Les choses qui sont unies ont entre elles une mutuelle affinité. Or l'âme et le corps sont en conflit ; car "la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair" (Gal, 5, 17). Donc l'âme intellective n'est pas unie au corps. 17. L'intellect est en puissance à toutes les formes intelligibles et n'en possède aucune en acte, comme la matière première est en puissance à toutes les formes sensibles et n'en possède aucune en acte. C'est pour cette raison que la matière est pour toutes les [formes sensibles] unique, et donc est unique l'intellect pour [toutes les formes intelligibles]. Voilà pourquoi il n'est pas uni à un corps qui l'individuerait. 18. Le Philosophe montre20[20] que si l'intellect disposait d'un organe corporel, il aurait telle nature déterminée d'entre les natures sensibles, et qu'ainsi il ne serait réceptif ni connaisseur de toutes les formes sensibles. Or la forme est plus fermement unie à la matière que la faculté à son

19[19] De gener. anim. II, 736 b 27-28. 20[20] De anima III, 429 a 18-27.

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sensibilibus, et sic non esset receptiuus et cognoscitiuus omnium formarum sensibilium. Set magis forma unitur materie quam uirtus organo. Ergo, si intellectus uniatur corpori ut forma, habebit aliquam naturam sensibilem determinatam, et sic non erit cognoscitiuus et perceptiuus omnium formarum sensibilium, quod est impossibile. 19. Preterea. Omnis forma unita materie est in materia recepta. Omne autem quod recipitur in aliquo est in eo per modum recipientis. Ergo omnis forma unita materie est in ea per modum materie. Set modus materie sensibilis et corporalis non est quod recipiat aliquid per modum intelligibilem. Cum igitur intellectus habeat esse intelligibile, non potest esse forma materie corporali unita. 20. Preterea. Si anima unitur materie corporali, oportet quod recipiatur in ea. Set quicquid recipitur ab eo quod est receptum a materia est in materia receptum. Ergo, si anima est unita materie, quicquid recipitur in anima recipitur in materia. Set forme intelligibiles non possunt recipi a materia prima, quinimmo per abstractionem a materia intelligibiles fiunt. Ergo anima que est unita materie corporali non est receptiua formarum intelligibilium. Et ita intellectus, qui est receptiuus formarum intelligibilium, non erit unus materie corporali.

organe. Donc, si l'intellect est uni au corps, il devrait avoir telle nature sensible déterminée et serait ainsi incapable de connaître et de percevoir toutes les formes sensibles, ce qui est impossible. 19. Toute forme unie à la matière est reçue dans la matière. Or tout ce qui est reçu l'est selon le mode de ce qui le reçoit. Donc toute forme unie à la matière est en elle selon le mode de la matière. Mais le mode de la matière sensible n'est pas apte à recevoir quelque chose selon le mode intelligible. Donc puisque l'intellect dispose d'un être intelligible, il ne peut être une forme unie à la matière. 20. Si l'âme est unie à la matière corporelle, il faut qu'elle soit reçue en elle. Or tout ce qui est reçu par ce qui a été reçu dans la matière, est dans la matière. Donc si l'âme est unie à la matière, tout ce qui est reçu dans l'âme le sera dans la matière. Mais les formes intelligibles ne peuvent être reçues dans la matière première, au contraire elles ne deviennent intelligibles que par abstraction de la matière ; et ainsi l'intellect, qui est capable de recevoir les formes intelligibles, ne sera pas uni à la matière corporelle.

Set contra est quod dicit Philosophus in II De anima, quod non oportet querere si anima et corpus sunt unum, sicut neque de cera et figura. Set figura nullo modo potest esse separata a cera secundum esse. Ergo nec anima separata est a corpore. Set intellectus est pars anime, ut dicit Philosophus in III De anima. Ergo intellectus non est separatus a corpore secundum esse. 2. Preterea. Nulla forma est separata a materia secundum esse. Set anima

En sens contraire : 1. Le Philosophe dit21[21] qu'il n'y a pas à douter de l'union de l'âme et du corps, pas plus d'ailleurs que celle de la figure et de la cire. La figure ne peut en aucune façon être séparée de la cire selon l'être. Donc l'âme n'est pas séparée du corps. Or l'intellect est une partie de l'âme, comme le dit le philosophe22[22]. Donc l'intellect n'est pas séparé du corps selon l'être. 2. Aucune forme substantielle n'est séparée de la matière selon l'être. Or l'âme

21[21] Ibid. II, 412 b 6-7. 22[22] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23.

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intellectiua est forma corporis. Ergo non est separata a materia secundum esse.

intellective est forme du corps. Elle n'est donc pas séparée de la matière selon l'être.

Responsio. Dicendum quod ad euidentiam huius questionis considerandum est quod ubicumque inuenitur aliquid quandoque in potentia, quandoque in actu, oportet esse aliquod principium per quod res illa in potentia sit. Sicut homo est quandoque sentiens in actu et quandoque in potentia, et propter hoc in homine oportet ponere principium sensitiuum quod sit in potentia ad sensibilia: si enim esset semper sentiens actu, forme sensibilium semper inessent actu principio sentiendi. Et similiter, cum homo quandoque inueniatur intelligens actu, quandoque intelligens in potentia tantum, oportet in homine considerari aliquod intellectiuum principium quod sit in potentia ad intelligibilia. Et hoc principium nominat Philosophus, in III De anima, intellectum possibilem. Hunc igitur intellectum possibilem necesse est esse in potentia ad omnia que sunt intelligibilia per hominem et receptiuum eorum, et per consequens denudatum ab hiis; quia omne quod est receptiuum aliquorum et in potentia ad ea, quantum de se est, est denudatum ab eis, sicut pupilla, que est receptiua omnium colorum, caret omni colore. Homo autem natus est intelligere formas omnium rerum sensibilium. Oportet igitur intellectum possibilem denudatum esse, quantum in se est, ab omnibus sensibilibus formis et naturis. Et ita oportet quod non habeat aliquod organum corporeum. Si enim haberet aliquod organum corporeum, determinaretur ad aliquam naturam sensibilem, sicut potentia uisiua determinatur ad naturam oculi. Per hanc autem Aristotilis demonstrationem destruitur positio antiquorum philosophorum qui ponebant intellectum non differre a potentiis sensitiuis, uel quicumque alii posuerunt principium quo intelligit homo esse

Réponse : Pour élucider cette question, on doit considérer que partout où l'on trouve qu'une chose est tantôt en puissance et tantôt en acte, il faut qu'il y ait un principe par quoi cette chose est en puissance. Par exemple, que l'homme tantôt sente en acte, et tantôt en puissance, il faut à cause de cela poser dans l'homme un principe sensitif qui soit en puissance référé aux objets sensibles. S'il était en effet toujours en acte de sensation, les formes sensibles seraient toujours en acte dans le principe du sentir. Pareillement, puisque l'homme se montre du point de vue de l'intellection tantôt en acte et tantôt en puissance, il faut considérer qu'il y a dans l'homme un principe d'intellection qui soit en puissance aux objets intelligibles. Et ce principe, le Philosophe l'appelle intellect possible23[23]. Cet intellect possible, il lui est nécessaire d'être en puissance à tous les objets intelligibles par l'homme, d'être réceptif à ces objets, et par conséquent d'en être dépourvu ; parce que, la condition pour recevoir des choses et leur être en puissance, c'est d'en être dépourvu. Ainsi la pupille, qui pour recevoir toutes les couleurs en est totalement dépourvue. Or l'homme est naturellement apte à connaître les formes de toutes les choses sensibles, il faut donc que l'intellect soit dépourvu, quant à lui, de toutes les formes et natures sensibles. Il faut ainsi qu'il ne dispose d'aucun organe sensible. Sinon, il serait déterminé à la connaissance de la nature sensible, comme la puissance visuelle l'est à la nature de l'œil. Cette démonstration d'Aristote détruit la position des philosophes anciens affirmant que l'intellect ne diffère pas des puissances sensitives, ou encore celle d'autres affirmant que le principe d'intellection chez l'homme est une certaine forme ou faculté mélangée au corps, comme le sont les autres formes ou facultés matérielles.

23[23] Ibid. III, 429 a 21-22.

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aliquam formam aut uirtutem permixtam corpori, sicut alie forme aut uirtutes materiales. Set hoc quidam fugientes, in contrarium dilabuntur errorem. Estimant enim sic intellectum possibilem esse denudatum ab omni natura sensibili et impermixtum corpori, quod sit quedam substantia secundum esse a corpore separata que sit in potentia ad omnes formas intelligibiles. Set hec positio stare non potest. Non enim inquirimus de intellectu possibili, nisi secundum quod per eum intelligit homo. Sic enim Aristotiles in eius notitiam deuenit. Quod patet per hoc quod dicit in III De anima, incipiens tractare de intellectu possibili: "De parte anime qua cognoscit et sapit considerandum est, etc. Dico autem intellectum possibilem quo intelligit anima". Si autem intellectus possibilis esset substantia separata, impossibile esset quod eo intelligeret homo. Non enim est possibile quod si aliqua substantia operatur aliquam operationem uel actionem, quod illa operatio sit alterius substantie ab ea diuerse: licet duarum substantiarum diuersarum una possit esse alteri causa operandi ut principale agens instrumento, tamen actio principalis agentis non est actio instrumenti eadem secundum numerum, cum actio principalis agentis sit in mouendo instrumentum, actio uero instrumenti in moueri a principali agente et mouere aliquid alterum. Sic igitur si intellectus possibilis sit substantia separata secundum esse ab hoc homine uel ab illo, impossibile est quod intelligere intellectus possibilis sit intelligere huius hominis uel illius. Vnde, cum ista operatio que est intelligere non attribuatur alii principio in homine nisi intellectui possibili, sequitur quod nullus homo aliquid intelligat. Vnde idem modus disputandi seruandus est contra

Mais en fuyant cette erreur, certains tombent dans l'erreur contraire. Ils estiment en effet que l'intellect est dépourvu de toute nature sensible et non mêlé au corps, au sens qu'il serait une substance séparée du corps selon l'être et, pour cause, en puissance à toutes les formes intelligibles. Mais cette position est absolument intenable. Nous ne soulevons la question de l'intellect possible que pour autant que par lui l'homme fait acte d'intellection. C'est ainsi que Aristote aborde le problème. C'est évident par ce qu'il dit dans le De anima lorsqu'il commence à traiter de l'intellect possible : "Concernant la partie de l'âme par laquelle il connaît et juge, etc. J'appelle intellect possible ce par quoi l'âme fait acte d'intellection"24[24]. Or si l'intellect était une substance séparée, il serait impossible que par lui l'homme fasse acte d'intellection. Impossible en effet quand une substance opère quelque opération ou action, que cette opération soit celle d'une autre substance qu'elle-même. Bien que de deux substances l'une puisse être pour l'autre cause d'opération - ainsi l'agent principal pour l'instrument - cependant l'action de l'agent principal n'est pas numériquement la même que celle de l'instrument, car l'action de l'agent principal est de mouvoir l'instrument, celle de l'instrument d'être mu et de mouvoir quelque chose d'autre. Si donc l'intellect possible est une substance séparée selon l'être de tel ou tel homme, il est impossible que l'intellection de l'intellect possible soit l'acte de cet homme-ci ou de celui-là. Dès lors, puisque cette opération n'est imputable à nul autre principe en l'homme qu'à l'intellect possible, il s'ensuit qu'aucun homme ne connaît quoi que ce soit. C'est pourquoi on doit observer un même mode de réfutation contre cette position et contre ceux qui nient les [premiers] principes, comme le montre la réfutation d'Aristote25[25]. Voulant éviter cet inconvénient, Averroès, adepte de cette position, soutint que

24[24] Ibid. III, 429 a 10-11 et 23. 25[25] Metaph. IV, 1006 a 12-24.

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hanc positionem et contra negantes principia, ut patet per disputationem Aristotilis contra eos in IV Methaphysice. Hoc autem inconueniens uitare intendens Auerroys, huius positionis sectator, posuit intellectum possibilem, licet sit secundum esse a corpore separatus, tamen continuari cum homine mediantibus fantasmatibus. Fantasmata enim, ut dicit Philosophus in III De anima, se habent ad intellectum possibilem sicut sensibilia ad sensum et colores ad uisum. sic igitur species intelligibilis habet duplex subiectum, unum in quo est secundum esse intelligibile, et hoc est intellectus possibilis, aliud in quod est secundum esse reale, et hoc subiectum sunt ipsa fantasmata. Est igitur quedam continuatio intellectus possibilis cum fantasmatibus in quantum species intelligibilis est quodammodo utrobique, et per hanc continuationem homo intelligit per intellectum possibilem. Set ista continuatio non sufficit ad hoc. Non enim aliquid est cognoscitiuum ex hoc quod ei adest species cognoscibilis, set ex hoc quod ei adest potentia cognoscitiua. Patet autem secundum predicta quod homini non aderit nisi sola species intelligibilis; potentia autem intelligendi, que est intellectus possibilis, est omnino separata. Homo igitur ex continuatione predicta non habebit quod sit intelligens, set solum quod intelligatur, uel ipse uel aliquid eius; quod per simile supra inductum manifeste apparet. Si enim sic se habent fantasmata ad intellectum possibilem sicut colores ad uisum, non erit secundum predicta alia continuatio intellectus possibilis ad nos per fantasmata quam que est uisus ad parietem per colores. Paries autem non habet per hoc quod colores sunt in eo quod uideat, set quod uideatur tantum. Vnde et homo non habebit per hoc quod fantasmata sunt in eo quod intelligat, set solum quod intelligatur.

l'Intellect possible, bien que séparé du corps selon l'être, reste en continuité avec l'homme par la médiation des images. Car les images, comme dit le Philosophe26[26], ont trait à l'intellect possible, comme les sensibles au sens, et les couleurs à la vision. Ainsi donc, l'espèce intelligible dispose d'un double sujet, l'un dans lequel elle existe selon l'être intelligible, l'autre dans lequel elle existe selon l'être réel, et ce dernier sujet, ce sont les images eux-mêmes. Il y a donc contact de l'intellect possible avec les images en tant que l'espèce intelligible est d'une certaine façon ici et là, et par ce contact l'homme fait par l'intellect possible acte d'intellection. Mais pour ce faire, un tel contact ne suffit pas. En effet un sujet n'est pas connaissant par la présence en lui de l'espèce intelligible, mais par la présence en lui de la puissance cognitive. Or il est évident, d'après ce que prétend la thèse, que rien ne sera présent à l'homme hormis la seule espèce intelligible. Quant à la puissance d'intellection qu'est l'intellect, elle est, [dit-on], complètement séparée. L'homme tiendra donc, de la continuité susdite, non pas d'être intelligent, mais d'être objet d'intellection, soit en lui-même, soit partie de lui-même, ce qui apparaît manifestement par l'exemple cité plus haut. Si en effet les images sont par rapport à l'intellect comme les couleurs à la vue, il n'y aura pas, d'après ce que l'on a dit, d'autre continuité de l'intellect possible à nous-mêmes par les images que celle de la vue au mur par les couleurs. Or le mur, par le fait que les couleurs sont en lui, dispose, non pas de la possibilité de voir, mais seulement d'être vu. Par conséquent l'homme, du fait que les images sont en lui, n'a pas de quoi faire acte d'intellection, mais seulement d'être objet d'intellection. De plus, l'image n'est pas le sujet de l'espèce intelligible en tant que celle-ci est actuellement objet d'intellection, mais elle le devient plutôt en tant qu'elle est abstraite des images. Or l'intellect possible n'est sujet

26[26] De anima III, 431 a 14-15.

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Et preterea. Fantasma non est subiectum speciei intelligibilis secundum quod est intellecta in actu, set magis per abstractionem a fantasmatibus fit intellecta in actu. Intellectus autem possibilis non est subiectum speciei intelligibilis nisi secundum quod est intellecta iam in actu et abstracta a fantasmatibus. Non igitur aliquid unum est quod sit in intellectu possibili et fantasmatibus per quod intellectus possibilis continuetur nobiscum. Et preterea. Si per species intelligibiles non est aliquis intelligens nisi secundum quod sunt intellecte in actu, sequitur quod nos nullo modo simus intelligentes secundum predictam positionem. Non enim aderunt nobis species intelligibiles nisi secundum quod sunt in fantasmatibus, prout sunt intellecte in potentia tantum. Sic igitur apparet ex parte nostra predictam positionem esse impossibilem. Quod etiam apparet ex natura substantiarum separatarum que, cum sint perfectissime, impossibile est quod in propriis operationibus indigeant aliquibus rebus materialibus aut operationibus earum, aut quod sint in potentia ad aliqua que sunt huiusmodi, quia hoc etiam manifestum est de corporibus celestibus, que sunt infra substantias predictas. Vnde cum intellectus possibilis sit in potentia ad species rerum sensibilium, et non compleatur eius operatio sine fantasmatibus, que ex nostra operatione dependent, impossibile et inopinabile est quod intellectus possibilis sit una de substantiis separatis. Vnde dicendum est quod est quedam uis seu potentia anime humane. Cum enim anima humana sit quedam forma unita corpori, ita tamen quod non sit a corpore totaliter comprehensa et ei immersa sicut alie forme materiales, set excedat capacitatem totius materie corporalis, quantum ad hoc in quo excedit materiam corporalem inest ei esse in potentia ad intelligibilia, quod pertinet ad intellectum possibilem. Secundum uero quod unitur

de l'espèce intelligible que pour autant qu'elle est actuellement objet d'intellection, une fois abstraite des images. Aucune unité de continuité de l'intellect aux images ne justifie la continuité de l'intellect possible avec nous. De plus, si personne ne devient intelligent par les espèces intelligibles à moins qu'elles ne soient actuellement objet d'intellection, il s'ensuit que nous ne sommes nullement intelligent d'après la position susdite. En effet, les espèces intelligibles ne nous sont présentes que de leur immanence aux images, là où elles ne sont objet d'intellection qu'en puissance. Ainsi donc, de notre point de vue, la position susdite apparaît impossible. Ce qui apparaît encore à prendre la nature des substances séparées : étant très parfaites, il leur est impossible, dans leurs opérations propres, d'avoir besoin des choses matérielles ou de leurs opérations ; ou encore d'être en puissance aux choses de cet ordre, alors que c'est déjà manifeste des corps célestes qui sont [pourtant] inférieurs aux substances susdites. Dès lors, comme l'intellect possible est en puissance aux espèces des choses sensibles, et que son opération ne s'accomplit pas sans les images, qui elles-mêmes dépendent de notre opération, il est impossible et impensable que l'intellect possible soit l'une des substances séparées. D'où l'on doit dire que l'intellect possible est l'une des forces ou puissances de l'âme humaine. Puisqu'en effet l'âme humaine est une forme unie au corps, sans être cependant sous l'emprise du corps et immergée en lui à l'instar des autres formes matérielles, mais qu'elle excède la capacité de toute la matière corporelle, il lui appartient, précisément quant à ce pouvoir d'excéder la matière corporelle, d'être en puissance aux intelligibles, ce qui relève de l'intellect possible. Assurément, de par son union au corps, elle a des opérations et des forces auxquelles le corps prend part, telles les forces de la partie nutritive et sensitive. On sauve ainsi la nature de l'intellect possible décrite par Aristote : l'intellect

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corpori, habet operationes et uires in quibus communicat ei corpus, sicut sunt uires partis nutritiue et sensitiue. Et sic saluatur natura intellectus possibilis quam Aristotiles demonstrat, dum intellectus possibilis non est aliqua potentia fundata in aliquo organo corporali, et tamen eo intelligit homo formaliter in quantum fundatur in essentia anime humane, que est hominis forma.

possible n'est pas une puissance fondée sur quelque organe corporel, et pourtant l'homme fait par lui formellement acte d'intellection en tant qu'il se fonde dans l'essence de l'âme humaine, laquelle est forme de l'homme.

1. Ad primum ergo dicendum quod intellectus dicitur separatus, non autem sensus, quia intellectus remanet, corrupto corpore, in anima separata, non autem potentie sensitiue. Vel melius, quia intellectus non utitur organo corporali in operatione sua sicut sensus. 2. Ad secundum dicendum quod anima humana est actus corporis organici eo quod corpus est organum eius. Non tamen oportet quod sit eius organum quantum ad quamlibet potentiam eius uel uirtutem, cum anima humana excedat proportionem corporis, ut dictum est. 3. Ad tertium dicendum quod organum alicuius potentie est principium operationis illius potentie. Vnde si intellectus possibilis uniretur alicui organo, operatio eius esset etiam operatio illius organi. Et sic non esset possibile quod principium quo intelligimus esset denudatum ab omni natura sensibili. Principium enim quo intelligimus esset intellectus possibilis simul cum suo organo, sicut principium uisus quo sentimus est uisus cum pupilla. Set si anima humana est forma corporis et intellectus possibilis est quedam uirtus eius, non sequitur quod intellectus possibilis terminetur ad aliquam naturam sensibilem, quia anima humana excedit corporis proportionem, ut dictum est. 4. Ad quartum dicendum quod intellectus possibilis consequitur animam humanam in quantum supra materiam corporalem eleuatur. Vnde per hoc quod non est actus alicuius organi non excedit totaliter essentiam anime, set est suppremum in ipsa. 5. Ad quintum dicendum quod anima

Solutions : 1. L'intellect est dit séparé, mais non les sens, parce que, après la corruption du corps, l'intellect demeure dans l'âme séparée à la différence des puissances sensitives. Ou mieux encore, parce que l'intellect n'utilise pas d'organe corporel pour son opération à l'inverse des sens. 2. L'âme humaine est l'acte du corps organisé du fait que le corps est son organe. Il ne faut pas cependant qu'il le soit pour toute puissance ou vertu de l'âme, car celle-ci excède la mesure du corps, comme on l'a dit. 3. L'organe d'une puissance est principe de l'opération de cette puissance. Si donc l'intellect possible était uni à quelque organe, son opération serait l'opération de cet organe. Et il serait ainsi impossible au principe de l'acte d'intellection d'être dépourvu de toute nature sensible. Car ce principe, l'intellect possible, serait conjoint à son organe, comme le principe de la vue par lequel nous sentons, est la vue conjointe à la pupille. Mais que l'âme soit forme du corps, il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit borné à quelque nature sensible, car l'âme humaine excède la mesure du corps. 4. L'intellect possible procède de l'âme humaine en tant qu'elle est élevée au-dessus de la nature corporelle. Par conséquent, du fait qu'il n'est pas l'acte de quelque organe corporel, il n'excède pas l'essence de l'âme en sa totalité, mais il est en elle ce qui est suprême. 5. L'âme humaine est une forme individuée, comme sont individuées la puissance qu'on appelle intellect possible et les formes intelligibles qu'elle reçoit. Cela n'empêche

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humana est quedam forma indiuiduata, et similiter potentia eius que dicitur intellectus possibilis et forme intelligibiles in eo recepte. Set hoc non prohibet eas esse intellectas in actu. Ex hoc enim aliquid est intellectum in actu quod est immateriale, non autem ex hoc quod est uniuersale; set magis uniuersale habet quod sit intelligibile ex hoc quod est abstractum a materialibus principiis indiuiduantibus. Manifestum est enim substantias separatas esse intelligibiles actu, et tamen indiuidua quedam sunt, sicut Aristotiles dicit, in VII Methaphysice, quod forme separate, quas Plato ponebat, indiuidua quedam erant. Vnde manifestum est quod si indiuiduatio repugnaret intelligibilitati, quod eadem difficultas remaneret ponentibus intellectum possibilem substantiam separatam. Sic enim intellectus possibilis indiuiduus esset, indiuiduans species in se receptas. Sciendum igitur quod quamuis species recepte in intellectu possibili indiuiduate sint ex illa parte qua inherent intellectui possibili, eis tamen, in quantum sunt immateriales, cognoscitur uniuersale quod concipitur per abstractionem a principiis indiuiduantibus. Vniuersalia enim, de quibus sunt scientie, sunt que cognoscuntur per species intelligibiles, non ipse species intelligibiles, de quibus constat quod non sunt scientie omnes, set sola physica et methaphysica. Species enim intelligibilis est quo intellectus intelligit, non id quod intelligit, nisi per reflexionem in quantum intelligit se intelligere et id quo intelligit. 6. Ad sextum dicendum quod intellectus dat formis intellectis uniuersalitatem in quantum abstrahit eas a principiis materialibus indiuiduantibus. Vnde non oportet quod intellectus sit uniuersalis, set immaterialis. 7. Ad septimum dicendum quod species operationis consequitur speciem forme, que est operationis principium, licet

pas celles-ci d'être en acte objet d'intellection. Un objet est intelligible en acte de ce qu'il est immatériel, non de ce qu'il est universel ; que l'universel soit intelligible résulte plutôt de ce qu'il est abstrait des principes matériels qui l'individualisent. Car il est manifeste que les substances séparées sont intelligibles en acte et sont pourtant des individus. Aristote dit27[27] que les substances séparées que posait Platon, étaient des individus. D'où il ressort que, si l'individuation répugnait à l'intelligibilité, la même difficulté demeurerait pour ceux qui affirment que l'intellect possible est une substance séparée. Ainsi, c'est un individu, individuant les espèces reçues en lui. Il faut donc le savoir : bien que les espèces reçues dans l'intellect possible soient individuées en tant qu'elles sont immanentes à l'intellect possible, cependant, en tant qu'elles sont immatérielles, c'est par elles qu'est connu l'universel conçu par abstraction des principes individuants. Les universels, dont s'occupent les sciences, sont connues moyennant les espèces intelligibles ; quant à ces dernières, il est évident qu'elles sont l'objet, non pas de toutes les sciences, mais seulement de la physique et de la métaphysique. Car l'espèce intelligible est ce par quoi l'intellect fait acte d'intellection, et non pas son objet, sinon par réflexion en tant que l'intellection porte sur l'acte d'intellection et sa forme. 6. L'intellect donne aux formes intelligibles l'universalité en tant qu'il les abstrait des principes matériels individuants. Par conséquent, il faut, non pas que l'intellect soit universel, mais immatériel. 7. L'espèce de l'opération suit l'espèce de la forme, principe d'opération, bien que l'inefficacité de l'opération suive la forme en fonction de son inhérence au sujet. Du fait que la chaleur est ce qu'elle est, elle chauffe ; mais selon qu'elle perfectionne plus ou moins le sujet, elle chauffe plus ou moins efficacement. L'intellection des universels appartient à l'espèce de

27[27] Metaph. VII, 1039 b 32.

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inefficacia operationis sequatur formam secundum quod inheret subiecto. Ex eo enim quod calor est, calefacit; set secundum modum quo perficit subiectum magis uel minus, efficacius uel minus efficaciter calefacit. Intelligere autem uniuersalia pertinet ad speciem intellectualis operationis. Vnde hoc consequitur speciem intelligibilem secundum propriam operationem. Set ex eo quod inheret perfectius intelligenti, uel minus perfecte, sequitur quod aliquis perfectius uel minus perfecte intelligat. 8. Ad octauum dicendum quod similitudo Philosophi de figuris ad partes anime attenditur quantum ad hoc quod, sicut tetragonum habet quicquid habet trigonum et adhuc amplius, et pentagonum quicquid habet tetragonum, ita sensitiua anima habet quicquid habet nutritiua, et intellectiua quicquid habet sensitiua, et adhuc amplius. Non ergo per hoc ostenditur quod sensitiuum et nutritiuum essentialiter differant ab intellectiuo, set magis quod unum illorum includat alterum. 9. Ad nonum dicendum quod sicut non simul est quod concipitur animal et homo, ita non simul est animal et equus, ut Philosophus ibidem dicit. Non igitur hec est ratio dicti quod aliud principium substantialiter sit in homine anima sensitiua, qua est animal, et aliud anima intellectiua, qua est homo; cum non possit dici quod in equo sint principia diuersa substantialiter quorum uno sit animal et alio sit equus. Set hoc ea ratione dicitur, quia in animali concepto prius apparent operationes imperfecte et postea magis perfecte, sicut omnis generatio est transmutatio de imperfecto ad perfectum. 10. Ad decimum dicendum quod forma non est in aliquo genere, ut dictum est. Vnde cum anima intellectiua sit forma hominis, non est in alio genere quam corpus; set utrumque est in genere animalis et in specie hominis per

l'opération intellectuelle. Elle suit donc l'espèce intelligible conformément à sa raison propre. Mais en fonction de son inhérence plus ou moins parfaite à l'intelligence résulte un acte d'intellection plus moins parfait. 8. La comparaison des figures [géométriques] aux parties de l'âme envisagée par le Philosophe doit s'entendre ainsi : de même que le tétragone a tout ce qu'a le trigone et plus encore, et le pentagone tout ce qu'a le tétragone, de même l'âme sensitive a tout ce qu'a la nutritive, et l'âme intellective tout ce qu'a la sensitive, et plus encore. Donc il n'est pas montré par là que la sensitive et la nutritive diffèrent essentiellement de l'intellective, mais plutôt que l'une d'entre elles inclut l'autre. 9. Comme dit le philosophe28[28], de même qu'on ne conçoit pas simultanément l'animal et l'homme, de même on ne conçoit pas simultanément l'animal et le cheval. Ce n'est pas une raison pour dire que dans l'homme l'âme sensitive, qui fait l'animal, est un principe substantiellement autre que l'âme intellective, qui fait l'homme. Car on ne peut pas dire que dans le cheval il y a des principes substantiellement divers dont l'un fait l'animal et l'autre le cheval. Mais on parle d'une diversité de principes pour la raison que dans l'animal conçu apparaissent d'abord les opérations imparfaites, du fait que toute génération est la transmutation de l'imparfait au parfait. 10. La forme ne relève d'aucun genre, comme on l'a dit. Par conséquent, puisque l'âme intellective est la forme de l'homme, elle n'est pas dans un autre genre que le corps ; mais l'un et l'autre est dans le genre de l'animal et, par réduction, dans le genre de l'homme. 11. De deux substances, existant en acte et chacune parfaite dans son espèce et sa nature, ne résulte pas quelque chose de "un". Or l'âme et le corps ne sont pas ainsi, puisque ce sont des parties de la nature humaine. De là, rien n'empêche que d'elles

28[28] De gener. animalium II, 736 b 2-3.

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reductionem. 11. Ad undecimum dicendum quod ex duabus substantiis, actu existentibus et perfectis in sua specie et natura, non fit aliquid unum. Anima autem et corpus non sunt huiusmodi, cum sint partes humane nature. Vnde ex eis nihil prohibet fieri unum. 12. Ad duodecimum dicendum quod anima humana, licet sit forma unita corpori, tamen excedit proportionem totius materie corporalis. Et ideo non potest educi in actum de potentia materie per aliquem motum uel mutationem, sicut alie forme que sunt materie immerse. 13. Ad tertium decimum dicendum quod anima habet operationem in qua non communicat corpus ex ea parte qua superat omnem corporis proportionem. Ex hoc enim non remouetur quin sit aliquo modo corpori unita. 14. Ad quartum decimum dicendum quod obiectio illa procedit secundum positionem Origenis, qui posuit animas creatas a principio absque corporibus inter substantias spirituales, et postea unitas esse corporibus quasi carceribus inclusas. Set hoc dicebat animas passas non innocentes, set merito precedentis peccati. Estimabat igitur Origenes quod anima humana haberet in se speciem completam secundum opinionem Platonis, et quod corpus adueniret ei per accidens. Set cum hoc sit falsum, ut supra ostensum est, non est in detrimentum anime quod corpori uniatur, set hoc est ad perfectionem sue nature. Set quod corpus sit ei carcer et eam inficiat, hoc est ex merito preuaricationis prime. 15. Ad quintum decimum dicendum quod iste modus cognoscendi est naturalis anime, ut percipiat intelligibilem ueritatem infra modum quo percipiunt spirituales substantie superiores, accipiendo eam scilicet ex sensibilibus. Set in hoc etiam modo impedimentum patitur ex corruptione corporis, que prouenit ex peccato primi parentis.

résulte quelque chose de "un". 12. L'âme humaine, bien que forme unie au corps, dépasse la mesure de toute la matière corporelle. Elle ne peut donc être extraite de la puissance de la matière par quelque mouvement ou mutation à l'instar des autres formes qui sont immergées dans la matière. 13. L'âme humaine possède une opération dans laquelle le corps n'a pas de part et, de ce point de vue, elle surpasse la mesure du corps. Cela ne l'empêche pas d'être en quelque façon unie au corps. 14. Cette objection procède de la position d'Origène affirmant que les âmes furent créées au commencement sans corps parmi les substances spirituelles, et qu'ensuite elles furent unies au corps pour y être enfermées comme dans une prison. Mais il disait cela des âmes non innocentes, souffrant en vertu d'un péché précédent. Origène estimait en effet que l'âme humaine possède une espèce complète, selon l'opinion de Platon, et que le corps lui advenait par accident. Ceci étant faux, comme on l'a montré plus haut, ce n'est pas à son détriment que l'âme est unie au corps, mais c'est pour la perfection de sa nature. Que le corps lui soit une prison et une infection, c'est la sanction d'une prévarication première. 15. Le mode de connaissance naturelle à l'âme est de percevoir la vérité intelligible sous un mode de perception inférieur à celui des substances spirituelles supérieures, à savoir en la recevant des sensibles. Mais là encore, elle souffre empêchement de par la corruption du corps, qui provient du péché du premier parent. 16. Que la chair convoite contre l'esprit, cela même montre l'affinité de l'âme et du corps. L'esprit, c'est la partie supérieure de l'âme, par laquelle l'homme surpasse les autres animaux, comme le dit Augustin29[29]. Quant à la chair, on dit qu'elle convoite par cela que les parties de l'âme fixées à la chair convoitent les choses qui sont délectables à la chair ; lesquelles convoitises répugnent cependant à l'esprit.

29[29] De Gen. contra Manich. II 8 (PL 34, 202).

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16. Ad sextum decimum dicendum quod hoc ipsum quod caro concupiscit aduersus spiritum ostendit affinitatem anime ad corpus. Spiritus enim dicitur pars anime superior, qua homo excedit alia animalia, ut Augustinus dicit, Super Genesim contra Manicheos. Caro autem dicitur concupiscere, eo quod partes anime carni affixe ea que sunt delectabilia carni concupiscunt; que concupiscentie spiritui interdum repugnant. 17. Ad septimum decimum dicendum quod hoc quod intellectus possibilis non habet aliquam formam intelligibilem in actu set in potentia tantum, sicut et materia prima non habet aliquam formam sensibilem actu, non ostendit quod intellectus possibilis sit unus in omnibus hominibus, set quod sit unus respectu omnium formarum intelligibilium, sicut materia prima est una respectu omnium formarum sensibilium. 18. Ad octauum decimum dicendum quod si intellectus possibilis haberet aliquod organum corporale, oporteret quod illud organum esset principium simul cum intellectu possibili quo intelligimus, sicut pupilla cum uisiua potentia est principium quo uidemus. Et ita principium quo intelligimus haberet aliquam naturam sensibilem determinatam, quod patet esse falsum ex demonstratione Aristotilis supra inducta. Hoc autem non sequitur ex hoc quod anima est forma humani corporis et intellectus possibilis est quedam potentia eius in quantum excedit corporis proportionem. 19. Ad nonum decimum dicendum quod anima, licet uniatur corpori secundum modum corporis, tamen ex ea parte qua excedit corporis capacitatem, naturam intellectualem habet. Et sic forme recepte in ea sunt intelligibiles et non materiales. Vnde patet solutio ad uicesimum.

17. Que l'intellect possible n'ait pas de forme intelligible en acte mais seulement en puissance, comme la matière n'a pas de forme sensible en acte, ne montre pas que l'intellect possible soit "un" en tous les hommes, mais qu'il est "un" au regard de toutes les formes intelligibles, comme la matière première est "une" au regard de toutes les formes sensibles. 18. Si l'intellect disposait d'un organe corporel, il faudrait que cet organe soit avec l'intellect co-principe de l'acte d'intellection, comme la pupille est avec la puissance visuelle principe de vision. Et ainsi le principe d'intellection aurait une certaine nature sensible déterminée, ce qui est évidemment faux d'après la démonstration d'Aristote rapportée plus haut30[30]. Cela ne découle pas du fait que l'âme est forme du corps humain, parce que l'intellect possible est l'une de ses puissances en tant qu'elle excède la mesure du corps. 19. L'âme, bien qu'elle soit unie au corps selon le mode du corps, cependant, du côté par lequel elle excède la capacité du corps, elle possède une nature intellectuelle. Et ainsi les formes reçues en elle sont intelligibles et non matérielles. La solution vaut évidemment pour l'objection 20.

Questio 3. Vtrum intellectus possibilis Question 3 — N'y a-t-il qu'un seul

30[30] De anima III, 429 a 18-20.

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siue anima intellectiua sit una in omnibus?

intellect possible (ou âme intellective) pour tous les hommes ?

Tertio queritur utrum intellectus possibilis siue anima intellectiua sit una in omnibus. Et uidetur quod sic. Perfectio enim proportionata est perfectibili. Set ueritas est perfectio intellectus, nam uerum est bonum intellectus, sicut Philosophus dicit in VI Ethicorum. Cum igitur ueritas sit una, quam omnes intelligunt, uidetur quod intellectus possibilis sit unus in omnibus. 2. Preterea. Augustinus dicit in libro De quantitate anime: "De numero animarum nescio quid tibi respondeam. Si enim dixero unam esse animam, conturbaberis quod in altero beata est, et in altero misera; nec una res simul beata et misera esse potest. Si unam simul et multas esse dicam, ridebis; nec facile michi unde tuum risum comprimam suppetit. Si multas tantummodo dixero esse, ipse me ridebo, minusque me michi displicentem, quam tibi, perferam". Videtur ergo derisibile in pluribus hominibus esse plures animas. 3. Preterea. Omne quod distinguitur ab alio distinguitur per aliquam naturam determinatam quam habet. Set intellectus possibilis est in potentia ad omnes formas, nullam habens actu. Ergo intellectus possibilis non potest distingui. Ergo nec multiplicari ut sint multi in diuersis. 4. Preterea. Intellectus possibilis denudatur ab eo quod intelligitur, quia nihil est eorum que sunt ante intelligere, ut dicit Philosophus in III De anima. Set in eodem dicitur quod intellectus est intelligibilis sicut et alia. Ergo ipse est denudatus a se ipso, et ita non habet quod possit multiplicari in diuersis. 5. Preterea. In omnibus distinctis et multiplicatis oportet esse aliquid commune. Pluribus enim hominibus communis est homo, et pluribus

Objections : 1. Il semble que oui. En effet, la perfection est proportionnée au perfectible. Or la perfection de l'intellect, c'est la vérité, car le vrai est le bien de l'intellect, comme dit le philosophe31[31]. Comme la vérité est unique tous ceux qui la conçoivent, il semble que l'intellect possible soit unique pour tous. 2. Augustin dit au livre Du nombre des âmes : "Au sujet du nombre des âmes, je ne sais que te répondre. Dirai-je en effet qu'il n'y a qu'une seule âme, tu seras troublé parce que dans l'un elle est heureuse et dans l'autre misérable, et rien ne peut être simultanément heureux et misérable. Dirai-je qu'il y a simultanément une âme et beaucoup d'âmes, tu riras et il n'est pas facile pour moi d'être en mesure réprimer ton rire. Dirai-je seulement qu'elles sont beaucoup, je rirai de moi et j'aurai moins de peine à supporter mon déplaisir que le tien"32[32]. Qu'il y ait plusieurs âmes en plusieurs hommes semble donc risible. 3. Tout ce qui est distinct d'un autre l'est par la possession de telle nature déterminée. Mais l'intellect possible est en puissance à toutes les formes, n'en possédant aucune en acte. Donc l'intellect possible ne peut être distinct ni par conséquent être multiplié pour être multiple en divers sujets. 4. L'intellect possible est dépourvu de tout objet d'intellection car il n'y a, avant l'acte d'intellection, ni intellect possible en acte, ni objet d'intellection en acte, ainsi que le dit le Philosophe au livre III De l'âme33[33]. Or dans le même livre, il est dit que l'intellect est intelligible tout comme les autres choses. Il est donc alors dépouillé de lui-même, et ainsi il n'a pas de quoi être multiplié en plusieurs. 5. En toutes choses distinctes et multiples, il faut qu'il y ait quelque chose de commun. Entre plusieurs hommes "homme" leur est commun, entre plusieurs animaux,

31[31] Aristote, Eth. Nic., 1139 a 27-30. 32[32] Augustin, De quant. animae, PL 32, 1073. 33[33] Aristote, De anima III, 429 a 24.

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animalibus, animal. Set intellectus possibilis nichil habet commune, ut dicitur in III De anima. Ergo intellectus possibilis non potest distingui et multiplicari in diuersis. 6. Preterea. In hiis que sunt separata a materia, ut dicit Raby Moyses, non multiplicantur nisi secundum causam et causatum. Set intellectus unius hominis, aut anima, non est causa intellectus aut anime alterius. Cum igitur intellectus possibilis sit separatus, ut dicitur in III De anima, non erit intellectus possibilis multiplex in diuersis. 7. Preterea. Philosophus dicit in III De anima quod idem est intellectus et quod intelligitur. Set id quod intelligitur est idem apud omnes. Ergo intellectus possibilis est unus in omnibus hominibus. 8. Preterea. Id quod intelligitur est uniuersale, quod est unum in multis. Set forma intellecta non habet hanc uniuersalitatem ex parte rei. Non enim est forma hominis in rebus nisi indiuiduata et multiplicata in diuersis. Ergo hoc habet ex parte intellectus. Intellectus igitur est unus in omnibus. 9. Preterea. Philosophus dicit in III De anima quod anima est locus specierum. Set locus est communis diuersis que in loco sunt. Non ergo anima multiplicatur secundum diuersos homines. 10. Set dicebat quod anima dicitur locus specierum quia est specierum contentiua. - Set contra. Sicut intellectus est contentiuus specierum intelligibilium, ita sensus est contentiuus specierum sensibilium. Si igitur intellectus est locus specierum quia est contentiuus earum, pari ratione et sensus est locus specierum. Quod est contra Philosophum dicentem, in III De anima, quod anima est locus specierum, preter quod non tota, set intellectiua tantum. 11. Preterea. Nihil operatur nisi ubi est.

"animal". Mais l'intellect possible n'a rien de commun [avec les choses à connaître], comme dit le philosophe34[34]. Donc il ne peut être distingué ni multiplié en divers sujets. 6. En ce qui concerne les réalités séparées de la matière, comme le dit Rabbi Moyses, elles ne se multiplient qu'en raison de la différence entre la cause et le causé. Mais l'intellect d'un homme n'est pas la cause d'un autre. Puisque donc l'intellect possible est séparé, comme il est dit au De anima35[35], l'intellect ne sera pas démultiplié en divers sujets. 7. Le philosophe dit36[36] que l'intellect et ce qui est conçu, c'est la même chose. Mais l'intelligible en acte est identique pour tous. Donc l'intellect possible est unique pour tous. 8. L'objet d'intellection en acte, c'est l'universel, lequel est le même dans le multiple. Mais cette universalité, la forme intelligible ne la tient pas de la chose. En effet, dans les choses, il n'y a de forme de l'homme qu'individuée et multipliée en divers sujets. Donc elle la tient de l'intellect. L'intellect est donc le même pour tous. 9. Le Philosophe dit37[37] que l'âme est le lieu des espèces intelligibles. Or le lieu est commun aux diverses choses qui sont en lui. Donc l'âme n'est pas multipliée en raison de la diversité des hommes. 10. Il était dit que l'âme est le lieu des espèces par ce qu'elle en est le contenant. En sens contraire : de même que l'intellect est le contenant des espèces intelligibles, ainsi le sens est le contenant des espèces sensibles. Si donc l'intellect est le lieu des espèces parce qu'il en est le contenant, pour la même raison le sens est le lieu des espèces. Ce qui va contre le Philosophe disant38[38] que l'âme est le lieu des espèces, sauf qu'il ne s'agit pas de toute l'âme mais seulement de l'intellective. 11. Rien n'opère que là où il existe. Mais

34[34] Id. ibid., 429 a 2-3. 35[35] Id. ibid. III, 429 b 5. 36[36] Id. ibid. III, 430 a 3-4 ; 19-20. 37[37] Id. ibid. III, 429 a 27-28. 38[38] Id. ibid. III, 429 a 27-28.

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Set intellectus possibilis operatur ubique. Intelligit enim que sunt in celo, et que sunt in terra, et que sunt ubique. Ergo intellectus possibilis est ubique. Ergo est unus in omnibus. 12. Preterea. Quod est diffinitum ad aliquid unum particulare habet materiam determinatam, quia principium indiuiduationis materia est. Set intellectus possibilis non determinatur ad materiam, ut probatur in III De anima. Ergo non diffinitur ad aliquod particulare, et ita est unus in omnibus. 13. Set dicebat quod intellectus possibilis habet materiam in qua est, ad quam determinatur, scilicet corpus humanum. - Set contra. Principia indiuiduantia debent esse de essentia indiuiduati. Set corpus non est de essentia intellectus possibilis. Ergo non potest indiuiduari per corpus, et per consequens nec multiplicari. 14. Preterea. Philosophus dicit, in I De Celo et mundo, quod si essent plures mundi, essent plures primi celi. Set si essent plures primi celi, essent plures primi motores. Et sic primi motores essent materiales. Pari igitur ratione, si sunt plures intellectus possibiles in pluribus hominibus, intellectus possibilis esset materialis, quod est impossibile. 15. Preterea. Si intellectus possibiles sunt plures in hominibus, oportet quod remaneant multi, corrupto corpore. Set cum tunc non possit in eis esse differentia nisi secundum formam, oportebit quod differant secundum speciem. Cum igitur, corrupto corpore, speciem aliam non optineant - quia nichil mutatur de specie in speciem nisi corrumpatur -, etiam ante corruptionem corporum secundum speciem differebant. Set homo habet speciem ab anima intellectiua. Ergo diuersi homines non sunt eiusdem speciei, quod patet esse falsum. 16. Preterea. Id quod est separatum a corpore non potest multiplicari secundum corpus. Set intellectus possibilis est

c'est partout que l'intellect possible opère. Il connaît en effet les réalités qui sont au ciel, sur la terre, et partout. Donc l'intellect possible est partout. Donc il est unique en tous. 12. Ce qui est limité à un unique particulier possède une matière déterminée, car le principe d'individuation, c'est la matière. Mais l'intellect possible n'est pas limité à la matière, comme le montre le De anima39[39]. N'étant pas limité à quelque chose de particulier, il est unique en tous. 13. On disait que l'intellect possible a une matière dans laquelle il est, à laquelle il est déterminé, à savoir le corps humain. En sens inverse : Les principes individuants doivent appartenir à l'essence de l'individué. Mais le corps n'appartient pas à l'essence de l'intellect possible : ce dernier ne peut donc être individué par le corps, ni par conséquent être multiplié. 14. Le philosophe dit40[40] que s'il y avait plusieurs mondes, il y aurait plusieurs premiers ciels ; et si plusieurs premiers ciels, plusieurs premiers moteurs. Et ainsi les premiers moteurs seraient matériels. Pour la même raison, s'il y avait plusieurs intellects possibles en plusieurs hommes, l'intellect possible serait matériel, ce qui est impossible. 15. S'il y a plusieurs intellects possibles pour les hommes, il faut qu'ils demeurent en nombre à la corruption du corps. Mais alors, comme il ne peut y avoir de différence sinon par la forme, il faut qu'ils différent selon l'espèce. Puisque donc, à la corruption du corps, ils n'obtiennent pas d'espèce autre - car rien n'est transformé d'espèce en espèce sinon par corruption - avant la corruption des corps ils différaient aussi selon l'espèce. Mais l'homme tient son espèce de l'âme intellective. Donc les hommes, à les prendre dans leur diversité, ne sont pas de la même espèce, ce qui est manifestement faux. 16. Ce qui est séparé du corps ne peut être multiplié en raison du corps. Mais l'intellect

39[39] III, 429 a 18-27. 40[40] Aristote, De Coelo I, 276 a 18 b 25.

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separatus a corpore, ut probat Philosophus in III De anima. Ergo non potest multiplicari uel distingui per corpora. Non ergo in pluribus hominibus sunt plures. 17. Preterea. Si intellectus possibilis multiplicatur in diuersis, oportet etiam quod species intelligibiles multiplicentur in diuersis. Et ita sequitur quod sint forme indiuiduales. Set forme indiuiduales non sunt intellecte nisi in potentia. Oportet enim quod abstrahatur ab eis uniuersale, quod proprie intelligitur. Forme igitur que sunt in intellectu erunt intelligibiles in potentia tantum, et ita intellectus possibilis non poterit intelligere in actu, quod est inconueniens. 18. Preterea. Agens et patiens, mouens et motum habent aliquid commune. Fantasma autem comparatur ad intellectum qui est in nobis sicut agens ad patiens et mouens ad motum. Ergo intellectus qui est in nobis habet aliquid commune cum fantasmatibus. Set intellectus possibilis nulli habet commune, ut dicitur in III De anima. Ergo intellectus possibilis est alius ab intellectu qui est in nobis, et ita intellectus possibilis non multiplicatur in diuersis hominibus. 19. Preterea. Vnumquodque in quantum est, unum est. Cuius igitur esse non dependet ab alio, nec unitas eius dependet ab illo. Set esse intellectus possibilis non dependet a corpore, alias corrumperetur, corrupto corpore. Ergo nec unitas intellectus possibilis dependet a corpore, et per consequens nec eius multitudo. Non igitur intellectus possibilis multiplicatur in diuersis corporibus. 20. Preterea. Philosophus dicit in VIII Methaphysice quod in illis que sunt forme tantum idem est res et quod quid erat esse, idest natura speciei. Set intellectus possibilis est forma tantum. Si

possible est séparé du corps, comme le prouve le Philosophe41[41]. Il ne peut donc être multiplié ou distingué par les corps. Il n'y en a donc pas plusieurs pour plusieurs hommes. 17. Si l'intellect possible se multiplie en divers sujets, il faut que les espèces intelligibles se multiplient également. Il s'ensuit qu'elles sont ainsi formes individuelles. Mais les formes individuelles ne sont intelligibles qu'en puissance. Il faut en effet que l'universel, qui est proprement objet d'intellection, en soit abstrait. Les formes intérieures à l'intellect seront donc intelligibles en puissance seulement, et ainsi l'intellect possible ne pourra faire acte d'intellection. 18. Agent et patient, moteur et mû ont quelque chose de commun. Or les phantasmes sont comparés à l'intellect qui est en nous comme l'agent au patient, le moteur au mû. Donc l'intellect qui est en nous a quelque chose de commun avec les phantasmes. Mais l'intellect n'a rien de commun avec quoi que ce soit, comme le dit le De anima42[42]. Donc l'intellect possible est autre que l'intellect qui est en nous et ainsi l'intellect possible ne se multiplie pas en divers hommes. 19. Chacun, pour autant qu'il est, est un. Ce dont l'être ne dépend pas d'un autre, son unité non plus. Mais l'être de l'intellect possible ne dépend pas du corps, sinon il se corromprait à la corruption du corps. Donc l'unité de l'intellect possible ne dépend pas du corps, ni par conséquent de sa multitude. L'intellect possible n'est donc pas multiplié en divers corps. 20. Le Philosophe dit43[43] que dans les [substances] de forme simple, identique est la chose et son essence, c'est-à-dire la nature spécifique. Mais l'intellect possible est seulement forme. En effet, s'il était composé de matière et de forme, il ne serait pas la forme d'autre chose. L'âme intellective est donc la nature spécifique

41[41] Aristote, De anima III, 429 a 24-27. 42[42] Id. ibid. III, 429 b 23-24. 43[43] Aristote, Metaph VIII, 1045 a 36 - b 7.

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enim componeretur ex materia et forma, non esset forma alterius. Anima igitur intellectiua est ipsa natura sue speciei. Si igitur natura speciei est una in omnibus animabus intellectiuis, non potest esse quod anima intellectiua multiplicetur in diuersis. 21. Preterea. Anima non multiplicatur secundum corpus nisi ex eo quod unitur corpori. Set intellectus possibilis ex ea parte consequitur animam qua corporis excedit unionem. Intellectus igitur possibilis non multiplicatur in hominibus. 22. Preterea. Si anima humana multiplicatur secundum diuisionem corporum, et intellectus possibilis per multiplicationem animarum, cum constet quod oporteat species intelligibiles multiplicari si intellectus possibilis multiplicetur, relinquitur quod primum multiplicationis principium erit materia corporalis. Set quod multiplicatur per materiam est indiuiduale et non intelligibile in actu. Species igitur que sunt in intellectu possibili non erunt intelligibiles actu, quod est inconueniens. Non igitur anima humana et intellectus possibilis multiplicantur in diuersis.

même de son espèce. Si donc la nature spécifique est la même dans toutes les âmes intellectives, il ne peut se faire que l'âme intellective se multiplie en divers sujets. 21. L'âme ne se multiplie selon les corps qu'en raison de son union au corps. Mais l'intellect possible ne découle de l'âme que par le côté où l'âme excède l'union du corps. Donc l'intellect possible ne se multiplie pas chez les hommes. 22. Si l'âme humaine se multiplie d'après la division des corps, et l'intellect possible par la multiplication des âmes, comme il est manifeste que les espèces intelligibles sont à multiplier autant que l'intellect possible est multiplié, reste que le premier principe de multiplication revient à la matière corporelle. Or ce qui est multiplié par la matière est individuel et non pas intelligible en acte. Les espèces qui sont dans l'intellect possible ne seront donc pas intelligibles en acte, ce qui est incohérent. Donc ni l'âme ni l'intellect possible ne se multiplie en divers sujets.

Set contra. Per intellectum possibilem homo intelligit. Dicitur enim in III De anima quod intellectus possibilis est quo intelligit anima. Si igitur unus sit intellectus possibilis in omnibus, sequitur quod illud quod unus intelligit, intelligat alius, quod patet esse falsum. 2. Preterea. Anima intellectiua comparatur ad corpus ut forma ad materiam, et ut motor ad instrumentum. Set omnis forma requirit determinatam materiam et omnis motor determinata instrumenta. Impossibile est igitur quod sit una anima intellectiua in diuersis hominibus.

En sens contraire : 1. Par l'intellect possible, l'homme fait acte d'intelligence. Il est dit en effet dans le De anima44[44] que l'intellect possible est ce par quoi l'âme fait acte d'intelligence. Si donc l'intellect possible est unique en tous, il s'ensuit que ce que pense l'un, l'autre le pense, ce qui est manifestement faux. 2. L'âme intellective se compare au corps comme la forme à la matière et comme le moteur à son instrument. Or toute forme requiert une matière déterminée et tout moteur des instruments déterminés. Il est donc impossible que soit unique l'âme intellective en la diversité des hommes.

Responsio. Dicendum quod ista questio aliqualiter dependet a superiori. Si enim intellectus possibilis est substantia separata secundum esse a corpore, necessarium est eum esse tantum unum.

Réponse : Disons que cette question dépend de la précédente. Si en effet l'intellect possible est une substance séparée du corps selon l'être, il sera nécessairement unique. Tout

44[44] Aristote, De anima III, 429 a 23.

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Que enim secundum esse sunt a corpore separata nullo modo per multiplicationem corporum multiplicari possunt. Set tamen unitas intellectus specialem requirit considerationem, quia specialem habet difficultatem. Videtur enim primo aspectu hoc esse impossibile quod unus intellectus possibilis sit omnium hominum. Manifestum est enim quod intellectus possibilis comparatur ad perfectiones scientiarum sicut perfectio prima ad secundam, et per intellectum possibilem sumus in potentia scientes; et hoc cogit ad ponendum intellectum possibilem. Manifestum est autem quod perfectiones scientiarum non sunt eedem in omnibus, cum quidam inueniantur habere scientias quibus alii carent. Hoc autem uidetur inconueniens et impossibile quod perfectio secunda non sit una in omnibus, perfectione prima existente una in eis; sicut est impossibile quod unum subiectum primum sit in actu et in potentia respectu eiusdem forme, sicut quod superficies sit in potentia et actu simul alba. Hoc autem inconueniens euadere nituntur quidam ponentes intellectum possibilem unum in omnibus, per hoc quod species intelligibiles, in quibus consistit perfectio scientie, habent duplex subiectum, ut etiam supra dictum est, scilicet ipsa fantasmata et intellectum possibilem. Et quia ipsa fantasmata non sunt eadem in omnibus, ab illa parte nec species intelligibiles sunt eedem omnibus. Ex illa uero parte qua sunt in intellectu possibili, non multiplicantur. Inde est quod propter diuersitatem fantasmatum unus habet scientiam qua alius caret. Set hoc patet friuolum esse ex his que superius dicta sunt. Species enim non sunt intelligibiles actu nisi per hoc quod a fantasmatibus abstrahuntur et sunt in intellectu possibili. Diuersitas igitur fantasmatum non potest esse causa unitatis uel multitudinis perfectionis que est secundum scientiam intelligibilem. Nec habitus scientiarum sunt sicut in subiecto in aliqua parte pertinente ad animam sensitiuam, ut

ce qui est séparé du corps selon l'être ne peut en aucune façon être multiplié par la multiplication des corps. Cependant la thèse de l'unicité de l'intellect appelle une considération spéciale parce qu'elle soulève une difficulté spéciale. A première vue, il semble qu'il est impossible pour l'intellect possible d'être unique pour tous les hommes. Il est manifeste que l'intellect possible se compare aux perfections acquises par la science comme une perfection première à une seconde, et que par l'intellect possible nous sommes savants en puissance : c'est ce qui force à poser un intellect possible. Mais il est manifeste que les perfections en matière de sciences ne sont pas les mêmes en tous, puisqu'on trouve que certains possèdent des sciences qui font défaut aux autres. Or il paraît incohérent et impossible que la perfection seconde ne soit pas unique en tous là où la perfection première est unique pour tous ; comme il est impossible qu'un unique sujet premier soit en acte et en puissance vis-à-vis de la même forme, tout autant qu'une surface soit blanche en acte et en puissance simultanément. Cette incohérence, ceux qui affirment un intellect unique pour tous, s'efforcent d'y échapper par le fait que les espèces intelligibles qui font la perfection de la science, ont un double sujet, comme on l'a dit plus haut, à savoir les images eux-mêmes et l'intellect possible. Et parce que les images ne sont pas les mêmes pour tous, de ce côté les espèces intelligibles ne sont pas non plus les mêmes pour tous. Mais du côté où elles sont dans l'Intellect, elles ne sont pas multipliées. De là vient que, vu la diversité des images, l'un possède la science dont l'autre est dépourvu. Mais la frivolité de cette position est patente d'après ce qu'on a dit précédemment. En effet les espèces ne sont intelligibles en acte que parce qu'elles sont abstraites des images pour être dans l'intellect possible. La diversité des images ne peut être cause de l'unité ou de la multitude de la perfection propre à la science intelligible. Sans compter que les habitus des sciences ne sont pas comme en

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dicunt. Set adhuc aliquid difficilius sequetur ponentibus intellectum possibilem esse in omnibus unum. Manifestum est enim quod hec operatio que est intelligere egreditur ab intellectu possibili sicut a primo principio per quod intelligimus, sicut hec operatio sentire egreditur a potentia sensitiua. Et licet supra ostensum sit quod si intellectus possibilis est secundum esse ab homine separatus, non est possibile quod intelligere, quod est intellectus possibilis, sit operatio huius uel illius hominis, tamen, hoc causa inquisitionis dato, sequitur quod hic homo et ille intelligat per ipsum intelligere intellectus possibilis. Nulla autem operatio potest multiplicari nisi dupliciter: uel ex parte obiectorum, uel ex parte principii operantis; potest tamen addi et tertium ex parte temporis, sicut cum aliqua operatio recipit interpolationem. Ipsum ergo intelligere, quod est operatio intellectus possibilis, potest quidem multiplicari per obiecta, ut aliud sit intelligere hominem, aliud intelligere equum; et etiam secundum tempus, ut aliud sit numero intelligere quod fuit heri et quod est hodie, si tamen discontinuetur operatio. Non autem potest multiplicari ex parte principii operantis, si intellectus possibilis est unus tantum. Si igitur ipsum intelligere intellectus possibilis est intelligere huius hominis et illius, poterit quidem aliud esse intelligere huius hominis et intelligere illius, si diuersa intelligant: cuius aliqua ratio esse potest diuersitas fantasmatum, ut ipsi dicunt. Et similiter poterit multiplicari ipsum intelligere, si unus hodie intelligat et alius cras: quod etiam potest referri ad diuersum usum fantasmatum. Set duorum hominum simul et idem intelligentium, necesse est quod sit unum et idem numero intelligere, quod manifeste est impossibile. Impossibile est igitur quod intellectus possibilis, quo intelligimus formaliter, sit unus in omnibus. Si autem per intellectum possibilem

leur sujet dans quelque partie relevant de l'âme sensitive, ainsi qu'ils le disent. Mais quelque chose de plus difficile encore s'attache à ceux qui affirment que l'intellect possible est unique en tous. Il est manifeste en effet que cette opération - l'intellection - procède de l'intellect possible comme du principe premier par quoi nous faisons acte d'intellection, de même que l'opération de sentir procède de la puissance sensitive. Et bien qu'on ait montré plus haut que si l'intellect possible est séparé de l'homme selon l'être, il n'est plus possible que l'acte d'intellection, qui relève de l'intellect possible, soit l'opération de cet homme-ci ou de cet homme-là, cependant (hypothèse accordée pour les besoins de l'enquête) il s'ensuit que cet homme-ci et celui-là font acte d'intelligence par l'acte même d'intellection de l'intellect possible. Or une opération ne peut être multipliée que de deux manières : ou bien du côté des objets, ou bien du côté du principe opérant ; toutefois on peut ajouter une troisième : du côté du temps, par exemple lorsqu'une opération quelconque subit une interruption. L'acte même d'intellection, qui est l'opération de l'intellect possible, peut donc être multiplié par les objets : autre chose concevoir l'homme, autre chose concevoir le cheval ; et encore, selon le temps, autre chose par le nombre concevoir ce qui fut hier, autre chose concevoir ce qui est aujourd'hui, si l'opération est discontinue. Mais l'intellection ne peut être multipliée de la part du principe opérant, s'il n'y a qu'un unique intellect possible. Si donc l'intellection même de l'intellect possible est l'intellection de cet homme-ci et l'intellection de cet homme-là, autre pourra être l'acte de celui-ci et autre l'acte de celui-là, s'ils conçoivent des objets divers (et la raison peut en être la diversité des images, comme ils disent). Et pareillement, pourra être multiplié l'acte même d'intellection, si l'un conçoit aujourd'hui et l'autre demain (ce qui peut être aussi référé à l'usage divers des images). Mais de deux hommes en acte d'intelligence de la même chose dans le

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intelligeremus sicut per principium actiuum, quod faceret nos intelligentes per aliquod principium intelligendi in nobis, esset positio magis tolerabilis, nam unum mouens mouet diuersa ad operandum. Set quod diuersa operentur per aliquod unum formaliter, hoc est omnino impossibile. Item. Forme et species rerum naturalium per proprias operationes cognoscuntur. Propria autem operatio hominis, in eo quod est homo, est intelligere et ratione uti. Vnde oportet quod principium huius operationis, scilicet intellectus, sit illud quo homo speciem sortitur, et non per animam sensitiuam aut per aliquam uim eius. Si igitur intellectus possibilis est unus in omnibus, uelut quedam substantia separata, sequetur quod omnes homines sortiantur speciem per unam substantiam separatam, quod est simile positioni ydearum et eamdem difficultatem habens. Vnde simpliciter dicendum est quod intellectus possibilis non est unus in omnibus, set multiplicatur in diuersis. Et cum sit quedam uis uel potentia anime humane, multiplicatur secundum multiplicationem substantie ipsius anime, cuius multiplicatio sic considerari potest. Si enim aliquid, cum sit de ratione alicuius communis, materialem multiplicationem recipiat, necesse est quod illud commune multiplicetur secundum numerum, eadem specie remanente: sicut de ratione animalis sunt carnes et ossa, unde distinctio animalium que est secundum has uel illas carnes facit diuersitatem in numero, non in specie. Manifestum est autem, ex his que supra dicta sunt, quod de ratione anime humane est quod corpori humano sit unibilis, cum non habeat in se speciem completam, set speciei complementum sit in ipso composito. Vnde quod sit unibilis huic aut illi corpori multiplicat animam secundum numerum, non autem secundum speciem, sicut et hec albedo differt numero ab illa ex hoc quod est esse huius uel illius subiecti. Set in hoc differt anima humana ab aliis formis,

même temps, il sera nécessaire que l'acte d'intellection soit unique et numériquement identique, ce qui est manifestement impossible. Il est donc impossible que l'intellect possible, par quoi nous faisons formellement acte d'intelligence, soit unique en tous. Si par l'intellect possible nous faisions acte d'intelligence comme par un principe actif qui nous ferait intelligents par quelque principe intellectif en nous, la position serait plus tolérable, car un unique moteur mouvrait divers sujets à leur opération. Mais que divers sujets opèrent en vertu d'un principe formellement unique est tout à fait impossible. De plus, les formes et espèces des choses naturelles sont connues par leurs opérations propres. L'opération propre de l'homme, en tant qu'homme, est de faire acte d'intelligence et d'user de la raison. Il faut donc que le principe de cette opération, à savoir l'intellect, soit celui par lequel l'homme détient sa nature spécifique, et non pas en raison de l'âme sensitive ou de l'une quelconque de ses vertus. Si donc l'intellect possible est unique en tous, il s'ensuivrait que tous les hommes détiendraient leur nature spécifique par une unique substance séparée, position semblable à celle des Idées et recelant la même difficulté. Il faut donc dire simplement qu'il n'y a pas un unique intellect pour tous, mais qu'il se multiplie en divers sujets. Et comme il est une certaine force ou puissance de l'âme humaine, il se multiplie selon la multiplication de la substance même de l'âme, laquelle multiplication peut être considérée de la façon suivante. En effet, si quelque chose dont la raison comporte quelque élément commun, reçoit une multiplication matérielle, il est nécessaire que cet élément commun soit multiplié selon le nombre, l'espèce restant la même : ainsi "chairs" et "os" sont de la raison de l'animal, d'où la distinction des animaux qui existe en raison de cette chair-ci et de cette chair-là, fait la diversité selon le nombre, non selon l'espèce. Or il est manifeste, d'après ce qu'on a dit plus haut, qu'il est de

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quod esse suum non dependet a corpore; unde nec esse indiuiduatum eius a corpore dependet. Vnumquodque enim in quantum est unum, est in se indiuisum et ab aliis distinctum.

la raison de l'âme humaine de pouvoir être unie au corps humain, puisqu'elle n'est pas en elle-même une espèce complète mais qu'elle est le complément de l'espèce dans le composé lui-même. C'est pourquoi son aptitude à unie à ce corps-ci ou à ce corps-là multiplie l'âme selon le nombre, mais non selon l'espèce, de même que cette blancheur-ci diffère de celle-là par le nombre du fait qu'elle affecte ce sujet-ci ou celui-là. Mais l'âme humaine diffère des autres formes en cela que son être ne dépend pas du corps ni par conséquent son être individué. De fait chacun, en tant qu'il est un, est en soi incommunicable et distinct de tout autre.

1. Ad primum ergo dicendum quod ueritas est adequatio intellectus ad rem. Sic igitur est una ueritas, quam diuersi intelligunt, ex eo quod eorum conceptiones eidem rei adequantur. 2. Ad secundum dicendum quod Augustinus se derisibilem profitetur non si dicat multas animas, set si dicat multas tantum, ita scilicet quod sint multe et secundum numerum et secundum speciem. 3. Ad tertium dicendum quod intellectus possibilis non multiplicatur in diuersis secundum differentiam alicuius forme, set secundum multiplicationem substantie anime cuius potentia est. 4. Ad quartum dicendum quod non est necessarium intellectum omnem denudari ab eo quod intelligit - set solum intellectum in potentia - sicut et omne recipiens denudatur a natura recepti. Vnde si aliquis intellectus est qui sit actus tantum, sicut intellectus diuinus, se intelligit per se ipsum. Set intellectus possibilis dicitur intelligibilis sicut et alia intelligibilia, quia per speciem intelligibilem intelligibilium aliorum se intelligit. Ex obiecto enim cognoscit suam operationem per quam deuenit ad cognitionem sui ipsius. 5. Ad quintum dicendum quod intellectus possibilis intelligendus est non habere commune cum aliqua naturarum sensibilium a quibus sua intelligibilia

Solutions : 1. La vérité est l'adéquation de l'intellection à la chose. Que plusieurs conçoivent la même vérité vient de ce que leurs conceptions sont adéquates à une même chose. 2. Augustin prête à rire de soi non pour avoir dit qu'il y a beaucoup d'âmes, mais seulement qu'il y en beaucoup, de telle sorte qu'elles soient multiples et selon le nombre et selon la nature spécifique. 3. L'intellect possible ne se multiplie pas en divers sujets en raison d'une différence formelle mais en raison de la multitude des substances de l'âme dont il est une puissance. 4. Il n'est pas nécessaire que tout intellect soit dépourvu d'objet d'intellection, mais seulement l'intellect en puissance, comme tout récepteur l'est de la nature de ce qu'il reçoit. Dès lors, s'il y a quelque intellect qui soit acte pur, comme l'intellect divin, il se conçoit par lui-même. Mais l'intellect possible est dit intelligible à l'instar des autres intelligibles, parce qu'il se conçoit moyennant l'espèce intelligible de choses intelligibles autres. C'est en effet à partir de l'objet qu'il connaît son opération et que par elle il vient à la connaissance de soi-même. 5. Il faut comprendre que l'intellect possible n'a rien de commun avec les natures sensibles d'où il reçoit ses intelligibles ; un intellect possible cependant de commun avec un autre la nature spécifique.

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accipit; communicat tamen unus intellectus possibilis cum alio in specie. 6. Ad sextum dicendum quod in hiis que sunt separata a materia secundum esse non potest esse distinctio nisi secundum speciem. Diuerse autem species in diuersis gradibus constitute sunt. Vnde et assimilantur numeris, in quibus species diuersificatur secundum additionem et subtractionem unitatis. Et ideo, secundum positionem quorumdam dicentium ea que sunt inferiora in entibus causari a superioribus, sequitur quod in separatis a materia sit multiplicatio secundum causam et causatum. Set hec positio secundum fidem non sustinetur. Intellectus etiam possibilis non est substantia separata a materia secundum esse. Vnde ratio non est ad propositum. 7. Ad septimum dicendum quod licet species intelligibilis qua intellectus formaliter intelligit sit in intellectu possibili istius uel illius hominis, ex quo intellectus possibiles sunt plures, id tamen quod intelligitur per huiusmodi species est unum, si consideremus habito respectu ad rem intellectam, quia uniuersale quod intelligitur ab utroque est idem in omnibus. Et quod per species multiplicatas in diuersis id quod est unum in omnibus possit intelligi, contingit ex immaterialitate specierum, que representant rem absque materialibus conditionibus indiuiduantibus, ex quibus una natura secundum speciem multiplicatur numero in diuersis. 8. Ad octauum dicendum quod secundum Platonicos causa huius quod intelligitur unum de multis non est ex parte intellectus, set ex parte rei. Cum enim intellectus intelligat aliquid unum in multis, nisi aliqua res esset una participata a multis, uidebatur quod intellectus esset uanus, non habens aliquid sibi respondens in re. Vnde coacti sunt ponere ydeas, per quarum participationem et res naturales speciem

6. Pour les réalités qui sont séparées de la matière selon l'être, il ne peut y avoir de distinction que selon l'espèce. D'autre part, les diverses espèces sont constituées en divers degrés. C'est par là qu'elles sont assimilées aux nombres, où les espèces sont diversifiées par addition et soustraction de l'unité. Et ainsi, d'après la position de ceux qui disent que parmi les étants, les inférieurs sont causés par les supérieurs, il s'ensuit que dans les choses séparées de la matière, il y a multiplication selon la cause et le causé. Mais la foi ne soutient pas cette position. L'intellect possible n'est pas une substance séparée de la matière selon l'être. Le propos est donc sans raison. 7. Bien que l'espèce intelligible par laquelle l'intellect conçoit formellement, soit dans cet homme-ci ou cet homme-là, ce qui implique la pluralité des intellects possibles, cependant ce qui est conçu par les espèces de ce genre est un, si nous le considérons d'après le rapport à la chose conçue, parce que l'universel qui est conçu par l'un et l'autre est identique en tous. Et qu'une unique réalité puisse être conçue moyennant des espèces multipliées selon la diversité des sujets, c'est possible de par l'immatérialité des espèces, qui représentent les choses sans les conditions matérielles individuantes, par lesquelles une unique nature selon l'espèce est multipliée numériquement en divers sujets. 8. Concevoir l'un au sujet du multiple, la cause en revient pour les Platoniciens non pas à l'intellect, mais à la chose. Lorsqu'en effet l'intellect conçoit l'un dans le multiple, s'il n'y avait pas quelque chose d'un participé par le multiple, il semblerait que l'intellect soit vain, n'ayant pas de répondant dans le réel. De là, ils furent contraints de poser les Idées, par la participation desquelles et les choses naturelles détiennent leur espèce et nos intellects accèdent à l'intelligence des universaux. Mais d'après l'opinion d'Aristote45[45], c'est par l'abstraction des principes individuants

45[45] Id. ibid. III, 429 b 20-22.

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sortiuntur et intellectus nostri fiunt uniuersalia intelligentes. Set secundum sententiam Aristotilis hoc est ab intellectu quod intelligat unum in multis per abstractionem a principiis indiuiduantibus. Nec tamen intellectus est uanus aut falsus, licet non sit aliquid abstractum in rerum natura, quia eorum que sunt simul, unum potest uere intelligi aut nominari absque hoc quod intelligatur uel nominetur alterum, licet non possit uere intelligi uel dici quod eorum que sunt simul, unum sit sine altero. Sic igitur uere potest considerari et dici hoc quod est in aliquo indiuiduo de natura speciei - in quo simile est aliis -, absque eo quod considerentur in eo principia indiuiduantia - secundum que distinguitur ab omnibus aliis -. Sic igitur sua abstractione intellectus facit istam unitatem uniuersalis, non eo quod sit unus in omnibus, set in quantum est immaterialis. 9. Ad nonum dicendum quod intellectus est locus specierum eo quod continet species. Vnde non sequitur quod intellectus possibilis sit unus omnium hominum, set unus et communis omnibus speciebus. 10. Ad decimum dicendum quod sensus non recipit species absque organo, et ideo non dicitur locus specierum sicut intellectus. 11. Ad undecimum dicendum quod intellectus possibilis potest dici ubique operari, non quia operatio eius sit ubique, set quia est circa ea que sunt ubique. 12. Ad duodecimum dicendum quod intellectus possibilis, licet non habeat materiam determinatam, tamen substantia anime, cuius est potentia, habet materiam determinatam, non ex qua sit, set in qua sit. 13. Ad tertium decimum dicendum quod principia indiuiduantia omnium formarum non sunt de essentia earum, set hoc solum uerum est in compositis. 14. Ad quartum decimum dicendum quod primus motor celi est omnino separatus a materia, etiam secundum esse; unde nullo

que l'intellect conçoit l'un dans le multiple. L'intellect n'est cependant pas vain ou faux, bien que rien d'abstrait n'existe dans la nature des choses. Car de deux choses existant simultanément, l'une peut être conçue ou nommée sans que l'autre le soit, bien qu'on ne puisse concevoir ou dire en vérité que de ces choses existant simultanément l'une soit sans l'autre. Ainsi donc on peut considérer en vérité ce qu'il en est pour tel individu de la nature spécifique - en quoi il est semblable aux autres - sans avoir à considérer en lui les principes individuants - d'après quoi il se distingue de tous les autres. Ainsi donc, par son abstraction, l'intellect fait cette unité de l'universel, non de ce qu'il est unique tous, mais en tant qu'il est immatériel. 9. L'intellect est le lieu des espèces intelligibles parce qu'il les contient. Il ne s'ensuit pas que l'intellect possible soit unique pour tous les hommes, mais qu'il soit un au sens de commun pour toutes les espèces. 10. Le sens ne reçoit pas les espèces sensibles sans un organe, et ainsi on ne le dit pas le lieu des espèces comme on le dit de l'âme. 11. On peut dire que l'intellect possible opère partout, non pas que son opération soit partout, mais qu'elle porte sur les choses qui sont partout. 12. L'intellect possible ne comporte pas de matière déterminée. Cependant, la substance de l'âme dont il est la puissance, comporte une matière déterminée : elle ne vient pas d'elle, mais elle est en elle. 13. Les principes individuants de toutes les formes ne relèvent pas de leur essence ; cela n'est vrai que dans les composés. 14. Le premier moteur du ciel est tout à fait séparé de la matière, y compris dans son être. Il ne peut donc en aucune façon être multiplié en nombre. Il n'en va pas de même pour l'âme humaine. 15. Les âmes séparées ne diffèrent pas par l'espèce mais par le nombre, du fait de leur aptitude à être unies à tel ou tel corps. 16. L'intellect possible est séparé du corps quant à son opération. Il n'en reste pas

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modo potest numero multiplicari. Non est autem simile de anima humana. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anime separate non differunt specie set numero ex eo quod sunt unibiles tali corpori uel tali. 16. Ad sextum decimum dicendum quod licet intellectus possibilis sit separatus a corpore quantum ad operationem, tamen est potentia anime, que est actus corporis. 17. Ad septimum decimum dicendum quod aliquid est intellectum in potentia, non ex eo quod est indiuiduale, set ex eo quod est materiale. Vnde species intelligibiles, que immaterialiter recipiuntur in intellectu, etiam si sunt indiuiduate, sunt intellecte in actu. Et preterea, idem sequitur apud ponentes intellectum possibilem esse unum, quia si intellectus possibilis est unus, sicut quedam substantia separata, oportet quod sit aliquod indiuiduum, sicut et de ydeis Platonis Aristotiles argumentatur. Et eadem ratione species intelligibiles in ipso essent indiuiduate, et essent etiam diuerse in diuersis intellectibus separatis, cum omnis intelligentia sit plena formis intelligibilibus. 18. Ad octauum decimum dicendum quod fantasma mouet intellectum prout est factum intelligibile actu, uirtute intellectus agentis, ad quam comparatur intellectus possibilis sicut potentia ad agens; et ita cum eo communicat. 19. Ad nonum decimum dicendum quod licet esse anime intellectiue non dependeat a corpore, tamen habet habitudinem ad corpus naturaliter, propter perfectionem sue speciei. 20. Ad uicesimum dicendum quod licet anima humana non habeat materiam partem sui, est tamen forma corporis. Et ideo quod quid erat esse suum includit habitudinem ad corpus. 21. Ad uicesimum primum dicendum quod licet intellectus possibilis eleuetur supra corpus, non tamen eleuatur supra

moins une puissance de l'âme, laquelle est l'acte du corps. 17. Une chose est intelligible en puissance non parce qu'elle est individuée mais parce qu'elle est matérielle. C'est pourquoi les espèces intelligibles qui sont reçues immatériellement dans l'intellect, bien qu'individuelles, sont intelligibles en acte. Ajoutons que la même conséquence vaut auprès de ceux qui soutiennent que l'intellect possible est unique, parce que si l'intellect possible est unique, telle une substance séparée, il faut qu'il soit un individu, comme argumente Aristote à propos des Idées de Platon46[46]. Et par la même raison les espèces intelligibles seraient individuées en lui-même et de plus diverses dans les divers intellects séparés, puisque toute Intelligence est "pleine de formes intelligibles"47[47]. 18. L'image meut l'intellect dans la mesure où il est rendu intelligible en acte par la vertu de l'intellect agent. A celui-ci l'intellect possible se compare comme la puissance à l'agent, et c'est ainsi qu'il communique avec lui. 19. Bien que l'être de l'âme intellective ne dépende pas du corps, elle est cependant naturellement en relation au corps, eu égard à la perfection de son espèce. 20. Bien que l'âme n'ait pas la matière première en partage, elle est cependant forme du corps. Aussi son essence inclut-elle une relation au corps. 21. Bien que l'intellect possible soit élevé au-dessus du corps, il n'est pas cependant élevé au-dessus de toute la substance de l'âme, laquelle est multipliée en raison de son rapport au corps. 22. Le raisonnement serait recevable si le corps était uni à l'âme de telle sorte qu'il en accaparerait toute l'essence et le pouvoir. Alors il faudrait que tout ce qui est dans l'âme soit matériel. Mais il n'en est pas ainsi comme on l'a montré plus haut. Donc le raisonnement ne suit pas.

46[46] Aristote, Metaph. VII, 1039 B 30-32. 47[47] Liber de Causis, prop. 9.

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totam substantiam anime, que multiplicatur secundum habitudinem ad diuersa corpora. 22. Ad uicesimum secundum dicendum quod ratio illa procederet si corpus sic uniretur anime quasi totam essentiam et uirtutem comprehendens. Sic enim oporteret quicquid est in anima esse materiale. Set hoc non est ita, ut supra manifestatum est. Vnde ratio non sequitur. Questio 4. Vtrum necesse sit ponere intellectum agentem?

Question 4 — Est-il nécessaire de poser un intellect agent ?

Quarto queritur utrum necesse sit ponere intellectum agentem. Et uidetur quod non. Quod enim potest per unum fieri in natura non fit per plura. Set homo potest sufficienter intelligere per unum intellectum, scilicet possibilem. Ergo non est necessarium ponere intellectum agentem. Probatio medie. Potentie que radicantur in una essentia anime compatiuntur sibi ad inuicem. Vnde ex motu facto in potentia sensitiua relinquitur aliquid in ymaginatione, nam fantasia est motus factus a sensu secundum actum, ut dicitur in III De anima. Si ergo intellectus possibilis est in anima nostra et non est substantia separata, sicut superius dictum est, oportet quod sit in eadem essentia anime cum ymaginatione. Ergo motus ymaginationis redundat in intellectum possibilem; et ita non est necessarium ponere intellectum agentem, qui faciat fantasmata receptibilia in intellectu possibili. 2. Preterea. Tactus et uisus sunt diuerse potentie. Contingit autem in ceco quod ex motu relicto in ymaginatione a sensu tactus, commouetur ymaginatio ad ymaginandum aliquid de hiis que pertinent ad sensum uisus; et hoc ideo quia uisus et tactus in una essentia anime radicantur. Si igitur intellectus possibilis est quedam potentia anime, pari ratione ex motu ymaginationis resultabit aliquid

Objections : 1. Il semble que non. Ce qui dans la nature peut être fait par un seul ne l'est pas par plusieurs. Or pour pouvoir faire acte d'intellection, il suffit à l'homme d'un seul intellect : l'intellect possible. Il n'est donc pas nécessaire de poser un intellect agent. Preuve de la mineure. Les puissances qui s'enracinent dans l'unique essence de l'âme se conditionnent mutuellement. Ainsi, du mouvement engendré dans la puissance sensitive quelque chose reste dans l'imagination, car l'image est un mouvement causé par la sensation en acte, comme il est dit dans le De anima48[48]. Si donc l'intellect est dans notre âme et non dans une substance séparée, comme on l'a dit plus haut, il faut qu'il soit avec l'imagination dans la même essence de l'âme. C'est pourquoi le mouvement de l'imagination retentit dans l'intellect possible ; et ainsi il n'est pas nécessaire de poser un intellect agent qui ménage la réception des images dans l'intellect possible. 2. Le tact et la vision sont des puissances diverses. Mais il arrive chez un aveugle que du mouvement imprimé dans l'imagination par le sens en acte, l'imagination est poussée à imaginer quelqu'une des choses qui relèvent du sens de la vision ; et cela parce que la vue et le tact s'enracinent dans l'unique essence de l'âme. Si donc l'intellect possible est une puissance de l'âme, pour la même raison, du mouvement de

48[48] Aristote, De Anima III, 432 b 21-22.

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in intellectu possibili; et ita non erit necessarium ponere intellectum agentem. 3. Preterea. Intellectus agens ad hoc ponitur, quod intelligibilia in potentia faciat intelligibilia actu. Fiunt autem aliqua intelligibilia actu per hoc quod abstrahuntur a materia et a materialibus conditionibus. Ad hoc ergo ponitur intellectus agens, ut species intelligibiles a materia abstrahantur. Set hoc potest fieri sine intellectu agente, nam intellectus possibilis, cum sit immaterialis, immaterialiter necesse est quod recipiat, cum omne receptum sit in recipiente per modum recipientis. Nulla igitur necessitas est ponere intellectum agentem. 4. Preterea. Aristotiles in III De anima assimilat intellectum agentem lumini. Set lumen non est necessarium ad uidendum nisi in quantum facit dyaphanum esse lucidum actu. Est enim color secundum se uisibilis et motiuus lucidi secundum actum, ut dicitur in II De anima. Set intellectus agens non est necessarius ad hoc quod faciat intellectum possibilem aptum ad recipiendum quia, secundum id quod est, est in potentia ad intelligibilia. Ergo non est necessarium ponere intellectum agentem. 5. Preterea. Sicut se habet intellectus ad intelligibilia, sic se habet sensus ad sensibilia. Set sensibilia ad hoc quod moueant sensum non indigent aliquo agente, licet secundum esse spirituale sint in sensu, qui est receptiuus specierum sensibilium sine materia, ut dicitur in II De anima, et in medio, quod recipit spiritualiter species sensibilium, quod patet ex hoc quod in eadem parte medii recipit species contrariorum, ut albi et nigri. Ergo nec intelligibilia indigent aliquo alio intellectu agente. 6. Preterea. Ad hoc quod aliquid quod est in potentia reducatur in actum in rebus naturalibus sufficit id quod est in actu

l'imagination résultera quelque effet dans l'intellect possible ; et ainsi il ne sera pas nécessaire de poser un intellect agent. 3. On pose l'intellect agent de ce qu'il fait des intelligibles en puissance des intelligibles en acte. Or les choses deviennent intelligibles en acte parce qu'elles sont abstraites de la matière et des conditions matérielles. C'est pour cette raison qu'on pose un intellect agent : pour que les espèces intelligibles soient abstraites de la matière. Mais cela peut se faire sans l'intellect agent, car l'intellect possible étant immatériel, il est nécessaire qu'il reçoive immatériellement, puisque tout ce qui est reçu est dans le recevant selon le mode du recevant. 4. Aristote assimile l'intellect agent à la lumière49[49]. Mais la lumière n'est pas nécessaire pour voir sauf à rendre le diaphane lumineux. En effet la couleur est visible par soi et a le pouvoir de mettre en mouvement le lumineux, comme il est dit dans le De anima50[50]. Quant à l'intellect agent, il n'est pas nécessaire pour rendre l'intellect possible apte à recevoir, puisque celui-ci, en raison de ce qu'il est, est en puissance aux intelligibles. Il n'est donc pas nécessaire de poser un intellect agent. 5. L'intellect se rapporte aux intelligibles comme le sens aux sensibles. Mais les sensibles pour mouvoir les sens n'ont pas besoin de quelque agent, bien qu'ils soient dans le sens selon un être spirituel. De fait, le sens reçoit les espèces sensibles sans la matière, comme il est dit dans le De anima51[51], et de même le milieu intermédiaire reçoit spirituellement les espèces des sensibles, comme il appert du fait qu'il reçoit en même place les espèces des contraires, tels le noir et le blanc. Donc les intelligibles non plus n'ont pas besoin d'un intellect agent. 6. Dans les choses naturelles, pour amener à l'acte ce qui est en puissance, il suffit de quelque chose en acte dans le même genre ;

49[49] Id. ibid. III, 430 a 15-16. 50[50] II, 418 a 31 - b 1. 51[51] II, 424 a 18-19.

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eiusdem generis, sicut ex materia, que est potentia ignis, fit actu ignis per ignem qui est actu. Ad hoc igitur quod intellectus, qui in nobis est in potentia, fiat in actu, non requiritur nisi intellectus in actu, uel ipsiusmet intelligentis, sicut quando ex cognitione principiorum uenimus in cognitionem conclusionum, uel alterius, sicut cum aliquis addiscit a magistro. Non est igitur necessarium ponere intellectum agentem, ut uidetur. 7. Preterea. Intellectus agens ad hoc ponitur, ut illuminet nostra fantasmata, sicut lux solis illuminat colores. Set ad nostram illuminationem sufficit lux diuina, que illuminat omnem hominem uenientem in hunc mundum, ut dicitur Io. I. Non igitur est necessarium ponere intellectum agentem. 8. Preterea. Actus intellectus est intelligere. Si igitur est duplex intellectus, scilicet agens et possibilis, erit unius hominis duplex intelligere, quod uidetur inconueniens. 9. Preterea. Species intelligibilis uidetur esse perfectio intellectus. Si igitur est duplex intellectus, scilicet agens et possibilis, erit duplex species intelligibilis, quod uidetur superfluum.

ainsi de la matière, qui est en puissance du feu, survient l'acte du feu par le feu qui est en acte. Aussi, pour que l'intellect, qui chez nous est en puissance, devienne en acte, il n'est requis qu'un intellect en acte, c'est-à-dire ou bien celui-là même qui exerce l'intellection, comme lorsque de la connaissance des principes nous venons à la connaissance des conclusions, ou bien l'intellect d'un autre comme lorsque quelqu'un apprend d'un maître. Il n'est donc pas nécessaire de poser un intellect agent, comme on le voit. 7. On pose l'intellect agent pour la raison qu'il illumine nos images, comme la lumière du soleil illumine les couleurs. Mais pour notre illumination il suffit de la lumière divine "qui illumine tout homme venant en ce monde" (Jn, 1, 9). Il n'est donc pas nécessaire de poser un intellect agent. 8. L'acte de l'intellect, c'est l'intellection. S'il y a double intellect, à savoir agent et possible, il y aura une double intellection pour l'homme, ce qui paraît incohérent. 9. L'espèce intelligible se donne pour la perfection de l'intellect. S'il y a donc double intellect, à savoir agent et possible, il y aura double espèce intelligible, ce qui paraît superflu.

Set contra est ratio Aristotilis in III De anima, quod cum in omni natura sit agens et id quod est in potentia, oportet hec et in anima esse, quorum alterum est intellectus agens, alterum intellectus possibilis.

En sens contraire : Se présente l'argument d'Aristote52[52] : en toute nature on distingue ce qui est agent et ce qui est en puissance ; il faut donc que cette distinction se trouve aussi dans l'âme : c'est d'un côté l'intellect agent, de l'autre l'intellect possible.

Responsio. Dicendum quod necesse est ponere intellectum agentem. Ad cuius euidentiam considerandum est quod, cum intellectus possibilis sit in potentia ad intelligibilia, necesse est quod intelligibilia moueant intellectum possibilem. Quod autem non est non potest aliquid mouere. Intelligibile autem per intellectum possibilem non est aliquid in rerum natura existens ut intelligibile est. Intelligit enim intellectus possibilis noster aliquid quasi unum in multis et de

Réponse : Il est nécessaire de poser un intellect agent. Pour en saisir l'évidence, il faut considérer que, puisque l'intellect possible est en puissance aux intelligibles, il est nécessaire aux intelligibles de promouvoir l'intellect possible. Mais ce qui n'est pas ne saurait promouvoir quelque chose. Or ce qui est intelligible n'existe pas dans la nature des choses, en tant qu'intelligible. En effet, notre intellect possible conçoit son objet comme étant un, tout en concernant le

52[52] De Anima, 430 a 10-14.

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multis. Tale autem non inuenitur in rerum natura subsistens, ut Aristotiles probat in VII Methaphysice. Oportet igitur, si intellectus possibilis debet moueri ab intelligibili, quod huiusmodi intelligibile per intellectum fiat. Et cum non possit esse id quod est in potentia ad aliquid factiuum ipsius, oportet ponere preter intellectum possibilem intellectum agentem, qui faciat intelligibilia in actu, que moueant intellectum possibilem. Facit autem ea per abstractionem a materia et a materialibus conditionibus, que sunt principia indiuiduationis. Cum enim natura speciei, quantum ad id quod per se ad speciem pertinet, non habeat unde multiplicetur in diuersis, set indiuiduantia principia sint preter rationem ipsius, poterit intellectus accipere eam preter omnes conditiones indiuiduantes. Et sic accipietur aliquid unum. Et eadem ratione intellectus accipit naturam generis, abstrahendo a differentiis specificis, quasi unum in multis et de multis speciebus. Si autem uniuersalia per se subsisterent in rerum natura, sicut Platonici posuerunt, nulla necessitas esset ponere intellectum agentem, quia ipse res intelligibiles per se intellectum possibilem mouerent. Vnde uidetur Aristotiles hac necessitate inductus ad ponendum intellectum agentem, quia non consensit opinioni Platonis de positione ydearum. Sunt tamen et aliqua per se intelligibilia in actu subsistentia in rerum natura, sicut sunt substantie immateriales. Set tamen ad ea cognoscenda intellectus possibilis pertingere non potest, set aliqualiter in eorum cognitionem deuenit per ea que abstrahit a rebus materialibus et sensibilibus.

multiple. Un tel objet n'est pas donné dans la nature des choses, comme le montre Aristote53[53]. Il faut donc, si l'intellect possible doit être actualisé par l'intelligible, qu'un tel intelligible le devienne par un intellect. Et comme ce qui est en puissance ne peut se promouvoir lui-même à l'acte, il faut poser en plus de l'intellect possible un intellect agent qui porte à l'acte les intelligibles qui meuvent l'intellect possible. Il les rend tels par abstraction de la matière et des conditions matérielles qui sont principes d'individuation. Puisqu'en effet la nature de l'espèce, pour ce qui appartient par soi à l'espèce, n'a pas de quoi se multiplier en [des sujets] divers et que les principes individuants n'entrent pas dans sa raison, l'intellect pourra la recevoir hors de toutes les conditions individuantes. Et ainsi elle sera reçue comme quelque chose d'un. Et par la même raison l'intellect reçoit la nature du genre, en l'abstrayant des différences spécifiques, comme s'il était un dans et pour les multiples espèces. Si les universaux subsistaient par soi dans la nature des choses, comme l'affirmèrent les Platoniciens, il n'y aurait aucune nécessité à poser un intellect agent, parce que les choses mêmes, intelligibles par soi, promouvraient par soi l'intellect possible. Aussi Aristote semble avoir été conduit à la nécessité de poser un intellect agent parce qu'il n'admettait pas l'opinion de Platon quant à la thèse des Idées. Il y a cependant dans la nature des choses des [individus] subsistants qui sont par soi intelligibles en acte, telles les substances immatérielles. Cependant l'intellect possible ne peut arriver à les connaître, mais il parvient dans une certaine mesure à les connaître quelque peu par les notions qu'il tire des choses matérielles et sensibles.

1. Ad primum ergo dicendum quod intelligere nostrum non potest compleri per intellectum possibilem tantum. Non enim intellectus possibilis potest intelligere nisi moueatur ab intelligibili, quod, cum non preexistat in rerum natura,

Solutions : 1. Notre acte d'intellection ne peut être accompli par le seul intellect possible. En effet l'intellect possible ne peut concevoir à moins d'être promu par l'intelligible, lequel, puisqu'il ne préexiste pas [en acte] dans la

53[53] Metaph. VII, 1038 b 35.

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oportet quod fiat per intellectum agentem. Verum est autem quod due potentie que sunt in una substantia anime radicate compatiuntur sibi ad inuicem. Set ista compassio quantum ad duo potest intelligi, scilicet quantum ad hoc quod una potentia impeditur uel totaliter abstrahitur a suo actu quando alia potentia intense operatur, set hoc non est ad propositum; uel etiam quantum ad hoc quod una potentia ab alia mouetur sicut ymaginatio a sensu. Et hoc quidem possibile est quia forme ymaginationis et sensus sunt eiusdem generis: utreque enim sunt indiuiduales. Et ideo forme que sunt in sensu possunt imprimere formas que sunt in ymaginatione mouendo ymaginationem quasi sibi similes. Forme autem ymaginationis, cum sint indiuiduales, non possunt causare formas intelligibiles, cum sint uniuersales. 2. Ad secundum dicendum quod ex speciebus receptis in ymaginatione a sensu tactus, ymaginatio non sufficeret formare formas ad uisum pertinentes, nisi preexisterent forme per uisum recepte in thesauro memorie uel ymaginationis reseruate. Non enim cecus natus colorem ymaginari potest per quascumque alias species sensibiles. 3. Ad tertium dicendum quod conditio recipientis non potest transferre speciem receptam de uno genere in aliud. Potest tamen, eodem genere manente, uariare speciem receptam secundum aliquem modum essendi. Et inde est quod, cum species uniuersales et particulares differant secundum genus, sola conditio intellectus possibilis non sufficit ad hoc quod species que sunt in ymaginatione particulares, in eo fiant uniuersales, set requiritur intellectus agens qui hoc faciat. 4. Ad quartum dicendum quod de lumine, ut Commentator dicit in II De anima, est duplex opinio. Quidam enim dixerunt quod lumen necessarium est ad uidendum, quantum ad hoc quod dat uirtutem coloribus ut possint mouere

nature des choses, il faut qu'il le devienne par l'intellect agent. Il est vrai que deux puissances qui s'enracinent dans l'unique substance de l'âme se conditionnent l'une l'autre. Ce conditionnement entre deux puissances peut être concevable, par exemple lorsque l'une des puissances est empêchée ou totalement distraite de son acte quand l'autre opère intensément, mais ce n'est pas la question ; ou encore quand l'une des puissances est mue par l'autre, comme l'imagination par le sens. Et c'est possible parce que les formes de l'imagination et du sens sont du même genre : en effet les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans le sens peuvent imprimer dans l'imagination, en mouvant celle-ci, des formes quasiment homogènes. Mais les formes de l'imagination, parce qu'individuelles, ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces dernières sont universelles. 2. Partant des espèces reçues dans l'imagination par le sens du toucher, l'imagination ne suffirait pas à former les formes relevant de la vue, à moins que ne préexistent des formes reçues par le moyen de la vue et conservées dans le trésor de la mémoire ou de l'imagination. En effet l'aveugle de naissance ne peut imaginer la couleur par d'autres espèces sensibles. 3. La condition du recevant ne peut transférer l'espèce reçue d'un genre à un autre. Elle peut cependant, le genre restant le même, varier l'espèce reçue selon tel mode d'exister. C'est pourquoi, comme les espèces universelles et particulières différent selon le genre, la seule condition de l'intellect possible ne suffit pas à ce que les espèces qui, dans l'imagination, sont particulières, deviennent universelles en lui, aussi l'intellect agent est-il requis pour faire cela. 4. Au sujet de la lumière, il y a une double opinion, d'après le Commentateur54[54]. Certains ont dit que la lumière est nécessaire pour voir par le pouvoir qu'elle donne aux couleurs de mouvoir la vue, sous

54[54] Averroès, Super de anima II, 67.

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uisum, quasi color non ex se ipso sit uisibilis, set per lumen. Set hoc uidetur Aristotiles remouere cum dicit, in II De anima, quod color est per se uisibilis; quod non esset si solum ex lumine haberet uisibilitatem. Et ideo alii dicunt, et melius, quod lumen necessarium est ad uidendum in quantum perficit dyaphanum, faciens illud esse lucidum actu. Vnde Philosophus dicit in II De anima quod color est motiuus lucidi secundum actum. Nec obstat quod ab eo qui est in tenebris uidentur ea que sunt in luce, et non e conuerso. Hoc enim accidit ex eo quod oportet illuminari dyaphanum quod circumstat rem uisibilem ut recipiat uisibilis speciem. Et usque ad hoc uisibilis est, quousque porrigitur actus luminis illuminantis dyaphanum, licet de propinquo perfectius illuminet, et a longinquo magis debiliter. Comparatio ergo luminis ad intellectum agentem non est quantum ad omnia, cum intellectus agens ad hoc sit necessarius ut faciat intelligibilia in potentia esse intelligibilia in actu. Et hoc significauit Aristotiles in III De anima cum dixit quod intellectus agens est quasi lumen quoquo modo. 5. Ad quintum dicendum quod sensibile, cum sit quoddam particulare, non imprimit nec in sensum nec in medium speciem alterius generis, cum species in medio et in sensu non sit nisi particularis. Intellectus autem possibilis recipit species alterius generis quam sint in ymaginatione, cum intellectus possibilis recipiat species uniuersales, et ymaginatio non contineat nisi particulares. Et ideo in intelligibilibus indigemus intellectu agente, non autem in sensibilibus aliqua potentia actiua, set omnes potentie sensitiue sunt potentie passiue. 6. Ad sextum dicendum quod intellectus possibilis factus in actu non sufficit ad causandam scientiam in nobis, nisi

prétexte que la couleur n'est pas visible par soi, mais par la lumière. Mais cela, Aristote semble le repousser lorsqu'il dit que la couleur est visible par soi55[55], ce qui ne serait pas si elle tenait sa visibilité seulement de la lumière. Aussi d'autres disent, et mieux, que la lumière est nécessaire pour voir en tant qu'elle actualise le diaphane en le rendant translucide. C'est pourquoi le philosophe dit que la couleur qualifie le lumineux en acte56[56]. Et cela n'empêche pas que celui qui est dans les ténèbres voient les choses qui sont dans la lumière, alors que l'inverse n'est pas vrai. Ceci vient en effet de ce qu'il faut que soit illuminé le diaphane qui entoure la chose visible pour qu'il reçoive l'espèce de la chose visible. Et le visible est visible jusqu'où s'étend l'acte de la lumière illuminant le diaphane, bien qu'elle illumine plus parfaitement de près que de loin. Aussi bien la comparaison de la lumière à l'intellect agent n'est pas valable en tout point, puisque l'intellect agent est nécessaire de ce qu'il fait de l'intelligible en puissance de l'intelligible en acte. Et ceci, Aristote l'a signifié lorsqu'il dit que l'intellect agent est en quelque façon une quasi lumière 57[57]. 5. Le sensible, à titre de particulier, n'imprime ni dans le sens ni dans le milieu transparent une espèce d'un autre genre, puisque l'espèce dans le milieu et dans le sens n'est que particulière. Or l'intellect possible reçoit les espèces d'un autre genre que celles inhérentes à l'imagination, puisque l'intellect possible reçoit des espèces universelles et que l'imagination n'en contient que des particulières. C'est pourquoi nous avons besoin d'un intellect agent pour les intelligibles mais non de quelque puissance active pour les sensibles : toutes les puissances sensibles sont des puissances passives. 6. L'intellect possible mis en acte ne suffit pas à causer la science en nous, sauf à poser

55[55] De Anima II, 418 a 29-31. 56[56] Ibid. II, 418 a 31 - b 1. 57[57] Ibid. III, 430 a 15-16. Cf. S. Thomas, S. Th. I Pars, q. 78, a.3, ad 2.

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presupposito intellectu agente. Si enim loquamur de intellectu in actu qui est in ipso addiscente, contingit quod intellectus possibilis alicuius sit in potentia quantum ad aliquid, et quantum ad aliquid in actu. Et per id quod est in actu potest reduci, etiam quantum ad id quod est in potentia, in actum: sicut per id quod est actu cognoscens principia fit actu cognoscens conclusiones, quas prius cognoscebat in potentia. Set tamen actualem cognitionem principiorum habere non potest intellectus possibilis nisi per intellectum agentem. Cognitio enim principiorum a sensibilibus accipitur, ut dicitur in fine libri Posteriorum. A sensibilibus autem non possunt intelligibilia accipi nisi per abstractionem intellectus agentis. Et ita patet quod intellectus in actu principiorum non sufficit ad reducendum intellectum possibilem de potentia in actum sine intellectu agente. Set in hac reductione intellectus agens se habet sicut artifex, et principia demonstrationis sicut instrumenta. - Si autem loquamur de intellectu in actu docentis, manifestum est quod docens non causat scientiam in addiscente tamquam interius agens, set sicut exterius aminiculans: sicut etiam medicus sanat sicut exterius aminiculans, natura autem tamquam interius agens. 7. Ad septimum dicendum quod sicut in rebus naturalibus sunt propria principia actiua in unoquoque genere, licet sit Deus causa agens prima et communis, ita etiam requiritur proprium lumen intellectuale in homine, quamuis Deus sit prima lux omnes communiter illuminans. 8. Ad octauum dicendum quod duorum intellectuum, scilicet possibilis et agentis, sunt due actiones. Nam actus intellectus possibilis est intelligibilia recipere, actio autem intellectus agentis est abstrahere intelligibilia. Nec tamen sequitur quod sit duplex intelligere in homine, quia ad unum intelligere oportet quod utraque istarum actionum concurrat. 9. Ad nonum dicendum quod species

l'intellect agent. Si en effet nous parlons de l'intellect en acte de connaissance chez celui qui apprend, il arrive que l'intellect possible soit en puissance par rapport à tel objet et en acte par rapport à tel autre. Et par ce qu'il a d'actuel peut être amené à l'acte même ce qui est en puissance. Par exemple, celui qui connaît en acte les principes devient connaisseur en acte des conclusions que d'abord il connaissait en puissance. Toutefois, l'intellect possible ne peut avoir une connaissance actuelle des principes si ce n'est par l'intellect agent. En effet, la connaissance des principes est reçue des sensibles, comme il est dit à la fin du livre des Analytiques postérieurs58[58]. Des sensibles on ne peut recevoir les intelligibles que par l'abstraction de l'intellect agent. Ainsi il est patent que l'intellect en acte des principes ne suffit pas à amener l'intellect possible de la puissance à l'acte sans l'intellect agent. Mais dans cette opération, l'intellect agent se comporte comme un artisan et les principes de démonstration comme des instruments. En revanche si on parle de l'intellect en acte de connaissance chez l'enseignant, il est manifeste que l'enseignant ne cause pas la science chez l'étudiant comme un agent intérieur, mais comme une aide extérieure ; de même le médecin guérit-il par une aide extérieure, la nature agissant de l'intérieur. 7. De même que dans les choses naturelles il y a en chaque genre des principes actifs propres, bien que Dieu soit la cause première et universelle, de même est requis une lumière intellectuelle propre, quoique Dieu soit la lumière première qui illumine universellement tous les hommes. 8. Des deux intellects, le possible et l'agent, découlent deux actions. Car l'acte de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles, et l'acte de l'intellect agent est d'abstraire les intelligibles. Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il y ait une double intellection dans l'homme, car, pour une unique intellection, il faut que concourent l'une et l'autre de ces actions.

58[58] Aristote, Anal. Post. II, 100 a 9-11.

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intelligibilis eadem comparatur ad intellectum agentem et possibilem; set ad intellectum possibilem sicut ad recipientem, ad intellectum autem agentem sicut ad facientem huiusmodi species per abstractionem.

9. La même espèce intelligible se rapporte à l'intellect agent et possible, mais à l'intellect possible comme à celui qui la reçoit et à l'intellect agent comme à celui qui cause, en les abstrayant, l'intelligibilité actuelle des espèces.

Questio 5. Vtrum intellectus agens sit unus et separatus?

Question 5 — L'intellect agent est-il unique et séparé ?

Quinto queritur utrum intellectus agens sit unus et separatus. Et uidetur quod sic. Quia Philosophus dicit in III De anima quod intellectus agens non quandoque intelligit et quandoque non. Nichil autem est tale in nobis. Ergo intellectus agens est separatus, et per consequens unus in omnibus. 2. Preterea. Impossibile est quod aliquid sit simul in potentia et in actu respectu eiusdem. Set intellectus possibilis est in potentia ad omnia intelligibilia; intellectus autem agens est in actu respectu eorum, cum sit intelligibilium specierum actus. Impossibile igitur uidetur quod in eadem substantia anime radicetur intellectus possibilis et agens; et ita, cum intellectus possibilis sit in essentia anime, ut ex premissis patet, intellectus agens erit separatus. 3. Set dicebat, quod intellectus possibilis est in potentia ad intelligibilia et intellectus agens in actu respectu eorum secundum aliud et aliud esse. - Set contra. Intellectus possibilis non est in potentia ad intelligibilia secundum quod habet ea, quia secundum hoc est iam actu per ea. Est igitur in potentia ad species intelligibiles secundum quod sunt in fantasmatibus. Set respectu specierum secundum quod sunt in fantasmatibus intellectus agens est actus, cum faciat ea intelligibilia in actu per abstractionem. Ergo intellectus possibilis est in potentia ad intelligibilia secundum illud esse secundum quod comparatur ad ipsa

Objections : 1. Il semble que oui. Car d'après le Philosophe59[59] on ne peut pas dire que l'intellect agent est tantôt en acte et tantôt ne l'est pas. Or il n'y a rien de tel en nous. Donc l'intellect agent est séparé et par conséquent unique pour tous. 2. Il est impossible que quelque chose soit simultanément en acte et en puissance sous le même rapport. Mais l'intellect possible est en puissance à tous les intelligibles ; par contre l'intellect agent est à leur égard en acte, puisqu'il est l'acte des espèces intelligibles. Il est donc impossible que dans la même substance de l'âme s'enracinent l'intellect possible et l'intellect agent ; et ainsi, puisque l'intellect possible est dans l'essence de l'âme, comme on l'a dit, l'intellect agent sera séparé. 3. On disait que l'intellect possible est en puissance aux intelligibles et que l'intellect agent est en acte à leur égard mais, dans les deux cas, leur mode d'existence n'est pas le même. En sens contraire : l'intellect possible n'est pas en puissance aux intelligibles en tant qu'il les détient, parce que, sous cet angle, il est déjà en acte par eux. Il est donc en puissance aux espèces intelligibles suivant qu'elles sont dans les images. Mais au regard des espèces suivant qu'elles sont dans les images, l'intellect agent est en acte, puisqu'il les rend par abstractions intelligibles en acte. Donc, par rapport à cet être, l'intellect possible est en puissance aux intelligibles tandis que l'intellect agent est par

59[59] Aristote, De anima III, 430 a 22.

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intellectus agens ut faciens. 4. Preterea. Philosophus in III De anima attribuit quedam intellectui agenti que non uidentur nisi substantie separate conuenire, dicens quod hoc solum est perpetuum et incorruptibile et separatum. Est igitur intellectus agens substantia separata, ut uidetur. 5. Preterea. Intellectus non dependet ex complexione corporali, cum sit absolutus ab organo corporali. Set facultas intelligendi uariatur in nobis secundum complexiones diuersas. Non igitur ista facultas nobis competit per ipsum intellectum qui sit in nobis, set uidetur quod intellectus agens sit separatus. 6. Preterea. Ad actionem aliquam non requiritur nisi agens et patiens. Si igitur intellectus possibilis, qui se habet ut patiens in intelligendo, est aliquid anime nostre, ut prius monstratum est, et intellectus etiam agens est aliquid anime nostre, uidetur quod in nobis sufficienter habeamus unde intelligere possumus. Nichil igitur aliud est nobis necessarium ad intelligendum; quod tamen patet esse falsum. Indigemus enim etiam sensibus, ex quibus experimenta accipimus ad sciendum: unde qui caret uno sensu, scilicet uisu, caret una scientia, scilicet colorum; indigemus etiam ad intelligendum doctrina, que fit per magistrum; et ulterius illuminatione, que fit per Deum, secundum quod dicitur Io. I: "Erat lux uera" etc. 7. Preterea. Intellectus agens comparatur ad intelligibilia sicut lumen ad uisibilia, ut patet in III De anima. Set una lux separata, scilicet solis, sufficit ad faciendum omnia uisibilia actu. Ergo ad faciendum omnia intelligibilia actu sufficit una lux separata; et sic nulla necessitas est ponere intellectum agentem in nobis. 8. Preterea. Intellectus agens assimilatur arti, ut patet in III De anima. Set ars est principium separatum ab artificiatis. Ergo

comparaison leur artisan. 4. Le Philosophe60[60] attribue à l'intellect agent des propriétés qui ne paraissent convenir qu'à une substance séparée, disant que "cela seul est perpétuel et incorruptible et séparé". L'intellect agent est donc une substance séparée, semble-t-il. 5. L'intellect ne dépend pas de la complexion corporelle puisqu'il est libre d'organe corporel. Mais la faculté de connaître varie chez nous selon les diversités des tempéraments. Donc cette faculté ne nous appartient pas par un intellect qui serait en nous, mais il semble que l'intellect agent soit séparé. 6. Une action quelconque ne requiert qu'un agent et un patient. Si donc l'intellect possible, qui se comporte en patient dans l'acte d'intellection, fait partie de notre âme, comme on l'a montré plus haut, et si l'intellect agent fait aussi partie de notre âme, nous avons en nous suffisamment de quoi faire acte d'intellection, et rien d'autre ne nous est nécessaire, ce qui est manifestement faux. En effet, nous avons besoin des sens, à partir desquels nous recevons les faits d'expérience à la base du savoir ; c'est pourquoi celui qui est privé d'un seul sens, par exemple la vue, est privé d'une science, à savoir celle des couleurs ; et encore nous avons besoin pour comprendre de l'enseignement doctrinal qui arrive par le maître ; et enfin de l'illumination qui arrive par Dieu, selon qu'il est dit en Jean (1, 9) : "Il était la vraie lumière". 7. L'intellect agent se compare aux intelligibles comme la lumière aux visibles, ainsi que le montre le De anima. Mais une unique lumière séparée, à savoir le soleil, suffit à mettre en acte tous les visibles. Donc pour mettre en acte tous les intelligibles, une unique lumière séparée suffit : aucune nécessité par conséquent à poser un intellect agent en nous. 8. L'intellect agent est assimilé à l'art, comme le montre le De anima61[61]. Mais

60[60] Id. ibid. III, 430 a 17. 61[61] Id. ibid. III, 430 a 15-16.

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et intellectus agens est principium separatum. 9. Preterea. Perfectio cuiuslibet nature est ut assimiletur suo agenti. Tunc enim generatum perfectum est quando ad similitudinem generantis pertingit, et artificiatum quando consequitur similitudinem forme que est in artifice. Si igitur intellectus agens est aliquid anime nostre, ultima perfectio et beatitudo anime nostre erit in aliquo quod est in ipsa; quod patet esse falsum: sic enim anime se ipsa esset fruendum. Non igitur intellectus agens est aliquid in nobis. 10. Preterea. Agens est honorabilius patiente, ut dicitur in III De anima. Si igitur intellectus possibilis est aliquo modo separatus, intellectus agens erit magis separatus. Quod non potest esse, ut uidetur, nisi omnino extra substantiam anime ponatur.

l'art est un principe séparé des œuvres d'art. Donc l'intellect agent est un principe séparé. 9. Pour toute nature, la perfection c'est de devenir semblable à son agent. En effet, l'engendré est parfait quand il atteint à la similitude du générateur, et l'œuvre d'art quand elle épouse la similitude de la forme qui est dans l'artisan. Si donc l'intellect agent fait partie de notre âme, l'ultime perfection et béatitude de notre âme sera immanente à son intimité, ce qui est manifestement faux, car ainsi l'âme serait en jouissance d'elle-même. L'intellect agent n'est donc pas quelque chose en nous. 10. L'agent est d'une dignité supérieure à celle du patient, comme il est dit dans le De anima62[62]. Si donc l'intellect possible est en quelque façon séparé, l'intellect agent le sera-t-il encore plus. Ce qui ne peut être, semble-t-il, à moins d'être posé tout à fait hors de la substance de l'âme.

Set contra est quod dicitur in III De anima, quod sicut in omni natura est aliquid hoc quidem sicut materia, aliud autem quod est factiuum, ita necesse est in anima esse has differentias: ad quorum unum pertinet intellectus possibilis, ad alterum uero intellectus agens. Vterque igitur intellectus, et possibilis et agens, est aliquid in nobis uel in anima. 2. Preterea. Operatio intellectus agentis est abstrahere species intelligibiles a fantasmatibus, quo quidem non semper in nobis accidit. Non autem esset ratio quare hec abstractio quandoque fieret et quandoque non fieret, ut uidetur, si intellectus agens esset substantia separata. Non est igitur intellectus agens substantia separata.

En sens contraire : 1. Il est dit dans le De anima63[63] que, de même qu'il y a en toute nature quelque chose de comparable à la matière et d'autre part quelque chose de productif, il est nécessaire qu'il y ait dans l'âme de telles différences, dont l'une [la passivité] relève de l'intellect possible et l'autre [la productivité] de l'intellect agent. Donc l'un et l'autre intellect, possible et agent, est quelque chose en nous ou dans l'âme. 2. L'opération de l'intellect agent, c'est d'abstraire les espèces intelligibles des phantasmes, exercice intermittent chez nous. On n'expliquerait pas pourquoi, semble-t-il, cette abstraction tantôt se ferait, tantôt ne se ferait pas, si l'intellect agent était une substance séparée. Il n'est donc pas une substance séparée.

Responsio. Dicendum quod intellectum agentem esse unum et separatum plus uidetur rationis habere quam si hoc de intellectu possibili ponatur. Est enim intellectus possibilis, secundum quem sumus intelligentes, quandoque quidem in potentia, quandoque autem in actu.

Réponse : Il y a, semble-t-il, plus de raison à poser un intellect agent unique et séparé que de l'affirmer de l'intellect possible. L'intellect possible, qui fait de nous une nature intelligente, est en effet tantôt en puissance et tantôt en acte, tandis que l'intellect agent

62[62] Id. ibid. III, 430 a 18-19. 63[63] Id. ibid. III, 430 a 10-14.

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Intellectus autem agens est qui facit nos intelligentes actu. Agens autem inuenitur separatum ab hiis que reducit in actum. Set id per quod aliquid est in potentia omnino uidetur esse intrinsecum rei. Et ideo plures posuerunt intellectum agentem esse substantiam separatam, intellectum autem possibilem esse aliquid anime nostre. Et hunc intellectum agentem posuerunt esse quamdam substantiam separatam, quam intelligentiam nominant, que ita se habet ad animas nostras et ad totam speram actiuorum et passiuorum, sicut se habent substantie superiores separate, quas intelligentias dicunt, ad animas celestium corporum, que animata ponunt, et ad ipsa celestia corpora. Vt sicut celestia corpora a predictis substantiis separatis recipiunt motum, anime uero celestium corporum intelligibilem perfectionem, ita hec omnia inferiora corpora ab intellectu agente separato recipiunt formas et proprios motus, anime uero nostre recipiunt ab eo intelligibiles perfectiones. Set quia fides catholica Deum - non aliquam aliam substantiam separatam - in natura et animabus nostris operantem ponit, ideo quidam catholici posuerunt quod intellectus agens sit ipse Deus, qui est "lux uera que illuminat omnem hominem uenientem in hunc mundum". Set huiusmodi positio, si quis diligenter consideret, non uidetur esse conueniens. Comparantur enim substantie superiores ad animas nostras sicut corpora celestia ad inferiora corpora. Sicut enim uirtutes superiorum corporum sunt quedam principia actiua uniuersalia respectu inferiorum corporum, ita uirtus diuina et uirtutes aliarum substantiarum superiorum creatarum, si qua influentia ex eis fiat in nos, comparantur ad animas nostras sicut principia actiua uniuersalia. Videmus autem quod preter principia actiua uniuersalia, que sunt uirtutes celestium corporum, oportet esse principia actiua particularia, que sunt uirtutes inferiorum corporum, determinate ad proprias operationes huius

est celui qui nous rend intelligents en acte. Mais l'agent se trouve séparé des choses qu'il réduit à l'acte. En revanche, ce par quoi quelque chose est en puissance semble être totalement intérieur à la chose. Aussi plusieurs philosophes ont-ils affirmé que l'intellect agent est une substance séparée tandis que l'intellect possible fait partie de notre âme. Et cet intellect agent, ils affirmèrent qu'il est une certaine substance séparée, qu'ils nomment "Intelligence", laquelle se comporte à l'égard de nos âmes et de toute la sphère des agents et des patients comme le font les substances supérieures séparées, qu'ils appellent "Intelligences", à l'égard des âmes des corps célestes, qu'ils prétendent animées, et aux corps célestes eux-mêmes. Ainsi, de même que les corps célestes reçoivent le mouvement des substances séparées susdites, et que nos âmes reçoivent des corps célestes la perfection intelligible, de même tous ces corps inférieurs reçoivent formes et mouvements propres de l'intellect agent séparé, tandis que nos âmes recevraient de lui leurs perfections intelligibles. Mais parce que la foi catholique affirme que Dieu - et non quelque autre substance séparée - opère dans la nature et dans nos âmes, certains catholiques affirmèrent, pour cette raison, que l'intellect agent est Dieu lui-même qui est "la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde" (Jn 1, 9). Mais une telle position, à la considérer avec attention, ne paraît pas cohérente. Car elle compare les substances supérieures à nos âmes comme les corps célestes aux corps inférieurs. Et comme les puissances des corps supérieurs sont en quelque sorte des principes actifs universels à l'égard des corps inférieurs, ainsi la puissance divine et les puissances des autres substances supérieures créées, si quelque influence nous en arrive, se rapportent à nos âmes comme des principes actifs universels. Mais nous voyons qu'en dehors des principes universels, à savoir les puissances des corps célestes, il faut qu'il y ait des principes actifs particuliers, à savoir les puissances

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uel illius rei. Et hoc precipue requiritur in animalibus perfectis. Inueniuntur enim quedam animalia imperfecta ad quorum productionem sufficit uirtus celestis corporis, sicut patet de animalibus generatis ex putrefactione. Set ad generationem animalium perfectorum, preter uirtutem celestem, requiritur etiam uirtus particularis que est in semine. Cum igitur id quod est perfectissimum in omnibus inferioribus sit intellectualis operatio, preter principia actiua uniuersalia, que sunt uirtus Dei illuminantis uel cuiuscumque alterius substantie separate, requiritur in nobis principium actiuum proprium, per quod efficiamur intelligentes in actu. Et hoc est intellectus agens. Considerandum etiam est quod si intellectus agens ponatur aliqua substantia separata post Deum, sequitur aliquid fidei nostre repugnans, ut, scilicet, ultima perfectio nostra et felicitas sit in coniunctione aliquali anime nostre non ad Deum, ut doctrina euangelica tradit dicens: "Hec est uita eterna, ut cognoscant te Deum uerum", set in coniunctione ad aliquam aliam substantiam separatam. Manifestum est enim quod ultima beatitudo siue felicitas hominis consistit in sua nobilissima operatione, que est intelligere, cuius ultimam perfectionem oportet esse per hoc quod intellectus noster suo actiuo principio coniungitur. Tunc enim unumquodque passiuum maxime perfectum est quando pertingit ad proprium actiuum quod est ei causa perfectionis. Et ideo omnes ponentes intellectum agentem esse aliquam substantiam separatam dicunt quod ultima felicitas hominis est in hoc, quod possit intelligere intelligentiam agentem. Vlterius autem, si diligenter consideremus, inueniemus eadem ratione esse impossibile intellectum agentem esse substantiam separatam, qua ratione et hoc supra de intellectu possibili ostensum est. Sicut enim operatio intellectus possibilis est recipere

des corps inférieurs adaptées aux opérations propres de telles ou telles choses. C'est ce qui est requis principalement chez les animaux supérieurs. De fait, à la production des animaux inférieurs suffit la puissance d'un corps céleste, comme il appert des animaux engendrés par la putréfaction. Mais pour la génération des vivants supérieurs, il est requis, outre la puissance céleste, la puissance particulière intérieure à la semence. Puisque donc ce qu'il y a de plus parfait dans l'ensemble des réalités inférieures est l'opération intellectuelle, il est requis qu'il y ait en nous, à côté des principes actifs universels, à savoir la puissance du Dieu qui illumine ou de quelque autre substance séparée, un principe actif propre par lequel nous devenions effectivement intelligents en acte. Et c'est l'intellect agent. Considérons encore que si on tient l'intellect agent, en deçà de Dieu, pour quelque substance séparée, la conséquence qui en découle répugne à notre foi, à savoir que notre perfection ultime et félicité soit d'une certaine façon dans la conjonction de notre âme, non pas à Dieu, comme l'enseigne la doctrine évangélique qui dit : "la vie éternelle, c'est de te connaître toi le Dieu véritable" (Jn 17, 3), mais dans la conjonction à quelque autre substance séparée. Il est manifeste en effet que la béatitude ultime ou félicité de l'homme consiste dans son opération la plus noble - l'acte d'intellection - dont il faut que la perfection ultime réside dans la conjonction de notre intellect à son principe actif. En effet, tout ce qui est passif est au maximum de sa perfection quand il touche au principe actif propre qui lui est cause de perfection. Et, de fait, tous ceux qui affirment que l'intellect agent est une substance séparée, disent que la félicité de l'homme consiste dans la possibilité de contempler cette même intelligence agente. En outre, à considérer attentivement le problème, nous découvrons qu'il est impossible que l'intellect agent soit une substance séparée pour la même raison que nous avons exposée à propos de l'intellect

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intelligibilia, ita propria operatio intellectus agentis est abstrahere ea. Sic enim facit ea intelligibilia actu. Vtramque autem harum operationum experimur in nobis ipsis, nam et nos intelligibilia recipimus et abstrahimus ea. Oportet autem in unoquoque operante esse aliquod formale principium quo formaliter operetur. Non enim potest aliquid formaliter operari per id quod est secundum esse separatum ab ipso, set etsi id quod est separatum sit principium motiuum ad operandum, nichilominus oportet esse aliquod intrinsecum quo formaliter operetur, siue illud sit forma siue qualiscumque impressio. Oportet igitur esse in nobis aliquod principium formale quo recipiamus intelligibilia et aliud quo abstrahamus ea. Et huiusmodi principia nominantur intellectus possibilis et agens. Vterque igitur eorum est aliquid in nobis. Non autem sufficit ad hoc quod actio intellectus agentis que est abstrahere intelligibilia, conueniat nobis per ipsa fantasmata que sunt in nobis illustrata ab ipso intellectu agente. Nunquam enim artificiatum consequitur actionem artificis, cum tamen intellectus agens comparetur ad fantasmata illustrata sicut ars ad artificiata. Non est autem difficile considerare qualiter in eadem substantia anime utrumque possit inueniri, scilicet intellectus possibilis, qui est in potentia ad omnia intelligibilia, et intellectus agens, qui facit ea. Non enim est impossibile aliquid esse in potentia respectu alicuius et in actu respectu eiusdem secundum diuersa. Si igitur consideremus ipsa fantasmata per respectum ad animam humanam, inueniuntur quantum ad aliquid esse in potentia, in quantum scilicet non sunt ab indiuiduantibus conditionibus abstracta, abstractibilia tamen; quantum uero ad aliquid inueniuntur esse in actu respectu anime, in quantum scilicet sunt similitudines determinatarum rerum. Est igitur in anima inuenire potentialitatem respectu fantasmatum secundum quod

possible. Si l'opération de l'intellect possible est de recevoir les intelligibles, l'opération propre de l'intellect agent est de les abstraire. Ainsi promeut-il à l'acte les intelligibles. L'une et l'autre de ces opérations, nous les expérimentons en nous-mêmes, car c'est bien nous qui recevons et abstrayons les intelligibles. Or il faut qu'il y ait en chaque opérateur un principe formel par quoi il opère. En effet, rien ne peut opérer formellement par ce qui est séparé de lui-même selon l'être. Sans doute ce qui est séparé est-il principe moteur d'opération, néanmoins il faut qu'il y ait un [principe] intérieur par quoi opérer formellement, qu'il s'agisse d'une forme ou d'un influx quelconque. Il faut donc qu'il y ait en nous un principe formel par lequel nous recevions les intelligibles et un autre par lequel nous les abstrayons. On appelle de tels principes intellect agent et intellect patient. L'un et l'autre fait donc partie de nous-mêmes. Mais il ne suffit pas pour cela que l'action de l'intellect agent, qui est d'abstraire les intelligibles, nous revienne de par les images elles-mêmes qui sont en nous illuminées par l'intellect agent. Jamais en effet l'œuvre d'art ne retourne à l'action de l'artisan, même si l'on compare l'intellect agent aux images illuminées comme l'art à l'œuvre d'art. Mais il n'est pas difficile de voir comment dans la même substance de l'âme l'un et l'autre peut se rencontrer, à savoir l'intellect possible, qui est en puissance à tous les intelligibles, et l'intellect agent, qui les rend tels. Il n'est pas impossible en effet pour un [sujet] donné d'être en puissance par rapport à un objet et en acte par rapport au même objet, mais sous divers aspects. Si donc nous considérons les images elles-mêmes par rapport à l'âme humaine, on les trouve sous un premier aspect en puissance, en tant qu'elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes alors qu'on peut les en abstraire ; et, sous un autre aspect, en acte, en tant qu'elles sont les similitudes de réalités déterminées. On trouve donc dans l'âme une potentialité par rapport aux images selon qu'elles sont représentatives

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sunt representatiua determinatarum rerum. Et hoc pertinet ad intellectum possibilem, qui quantum est de se est in potentia ad omnia intelligibilia, set determinatur ad hoc uel illud per speciem a fantasmatibus abstractam. Est etiam in anima inuenire quamdam uirtutem actiuam immaterialitatis, que ipsa fantasmata a materialibus conditionibus abstrahit. Et hoc pertinet ad intellectum agentem, ut intellectus agens sit quasi quedam uirtus participata ex aliqua substantia superiori, scilicet Deo. Vnde Philosophus dicit quod intellectus agens est ut habitus quidam, sicut lumen, et in Psalmo dicitur: "Signatum est super nos lumen uultus tui, Domine". Et huiusmodi simile quodammodo apparet in animalibus uidentibus de nocte, quorum pupille sunt in potentia ad omnes colores in quantum nullum colorem habent determinatum in actu, set per quamdam lucem insitam faciunt quodammodo colores uisibiles actu. Quidam uero crediderunt intellectum agentem non esse aliud quam habitum principiorum indemonstrabilium in nobis. Set hoc esse non potest, quia etiam ipsa principia indemonstrabilia cognoscimus abstrahendo a singularibus, ut docet Philosophus in fine Posteriorum. Vnde oportet preexistere intellectum agentem habitui principiorum, sicut causam ipsius. Ipsa uero principia comparantur ad intellectum agentem ut instrumenta quedam eius, quia per ea facit alia intelligibilia esse actu.

de réalités déterminées. Et ceci appartient à l'intellect possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance à tous les intelligibles, mais se voit déterminé à ceci ou cela par l'espèce abstraite des images. De plus, on trouve dans l'âme une efficience productrice d'immatérialité qui abstrait les images elles-mêmes des conditions matérielles. Et ceci appartient à l'intellect agent, pour autant que l'intellect agent est, en un certain sens, une sorte de pouvoir participé d'une substance supérieure, à savoir Dieu. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellect agent est une certaine qualité pareille à la lumière64[64], et le Psaume dit par ailleurs : "est inscrite sur nous la lumière de ton visage" (Ps 4, 7). Et quelque chose de comparable apparaît chez les animaux qui voient de nuit : leurs pupilles sont en puissance à toutes les couleurs en tant qu'ils ne détiennent aucune couleur déterminée mais que, par une certaine lumière intérieure, ils rendent en quelque façon les couleurs visibles en acte. De fait, certains ont cru que l'intellect agent n'est rien d'autre en nous que l'habitus des principes indémontrables. Mais c'est impossible vu que, s'agissant des principes indémontrables, nous les connaissons en abstrayant [les formes intelligibles] des choses singulières, comme l'enseigne le Philosophe à la fin des Analytiques Postérieurs65[65]. Aussi faut-il que l'intellect agent préexiste à l'habitus des principes comme sa cause. En vérité les principes sont pour l'intellect agent comme ses instruments, puisque c'est par eux qu'il rend les autres choses singulières intelligibles en acte.

1. Ad primum ergo dicendum quod uerbum illud Philosophi: "<Non> aliquando intelligit, aliquando uero non intelligit", non intelligitur de intellectu agente set de intellectu in actu, nam postquam determinauit de intellectu possibili et agente necessarium fuit ut

Solutions : 1. Le mot du Philosophe "on ne peut pas dire qu'il est tantôt en acte d'intellection et tantôt non"66[66] ne doit pas s'entendre de l'intellect agent mais de l'intellect en acte, car, après qu'il eut traité de l'intellect agent et patient, il lui fut nécessaire de traiter de

64[64] Id. ibid. III, 430 a 15. 65[65] Id. Anal. Post. II, 100 a 15 - 100 b 5. 66[66] Id. De anima III, 430 a 22.

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determinaret de intellectu in actu. Cuius primo differentiam ostendit ad intellectum possibilem: nam intellectus possibilis et res que intelliguntur non sunt idem, set intellectus siue scientia in actu est idem rei scite in actu; sicut et de sensu idem dixerat quod sensus et sensibile in potentia differunt, set sensus et sensibile in actu sunt unum et idem. Iterum ostendit ordinem intellectus possibilis ad intellectum in actu, quia in uno et eodem prius tempore est intellectus in potentia quam in actu, non tamen simpliciter, sicut et multoties consueuit hoc dicere de hiis que exeunt de potentia in actum. Et postea subdit uerbum inductum, in quo ostendit differentiam inter intellectum possibilem et intellectum in actu, quia intellectus possibilis quandoque intelligit et quandoque non; quod non potest dici de intellectu in actu. Et similem differentiam ostendit in II Physicorum inter causas in potentia et causas in actu. 2. Ad secundum dicendum quod substantia anime est in potentia et in actu respectu eorumdem fantasmatum, set non secundum idem, ut supra expositum est. 3. Ad tertium dicendum quod intellectus possibilis est in potentia respectu intelligibilium secundum esse quod habent in fantasmatibus; et secundum illud idem intellectus agens est in actu respectu eorum, tamen alia et alia ratione, ut ostensum est. 4. Ad quartum dicendum quod uerba illa Philosophi, quod hoc solum est separatum et immortale et perpetuum, non possunt intelligi de intellectu agente, nam supra dixerat quod intellectus possibilis est separatus. Oportet autem quod intelligantur de intellectu in actu secundum contextum superiorum uerborum, ut supra dictum est. Intellectus enim in actu comprehendit intellectum possibilem et agentem. Et hoc solum anime est separatum et perpetuum et immortale, quod continet intellectum

l'intellect en acte. Il en montre d'abord la différence d'avec l'intellect possible : car l'intellect possible et les réalités connues ne sont pas identiques, mais l'intellect ou la science en acte est identique à la chose sue en acte ; il avait dit la même chose à propos des sens : le sens et le sensible en puissance diffèrent, mais le sens et le sensible en acte sont identiques et ne font qu'un. Derechef il montre l'ordre de l'intellect possible à l'intellect agent, car dans un temps donné l'intellect est en puissance avant que d'être en acte, non pas qu'une telle antériorité soit une règle absolue, comme il a souvent coutume de le dire des choses qui passent de la puissance à l'acte. Ensuite de quoi il ajoute le propos cité dans lequel il montre la différence entre l'intellect possible et l'intellect en acte, l'intellect possible étant effectivement tantôt en acte d'intellection et tantôt non, ce qui ne peut être dit de l'intellect en acte. Et, dans les Physiques67[67], il montre une différence semblable entre les causes en puissance et les causes en acte. 2. La substance de l'âme est en puissance et en acte au regard des images, mais non sous le même rapport, comme on l'a exposé. 3. L'intellect possible est en puissance au regard des intelligibles selon l'être qu'ils ont dans les images ; et, selon ce même être, l'intellect agent est en acte à leur égard, mais pour des raisons différentes, comme on l'a montré. 4. Ces mots du Philosophe : "cela seul est séparé et immortel et perpétuel"68[68], ne peuvent s'entendre de l'intellect agent car il avait dit auparavant que l'intellect possible est séparé. Mais ils doivent s'entendre de l'intellect en acte d'après le contexte des propos antérieurs, comme on l'a dit plus haut. En effet, l'intellect en acte comprend l'intellect possible et agent. Et "de l'âme, cela seul est séparé, perpétuel et immortel" qui contient l'intellect agent et l'intellect possible, car les autres parties de l'âme ne sont pas sans le corps.

67[67] Id. Phys. II, 195 b 1-6. 68[68] Id. De anima III, 430 a 17 et 23.

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agentem et possibilem, nam cetere partes anime non sunt sine corpore. 5. Ad quintum dicendum quod diuersitas complexionis causat facultatem intelligendi uel meliorem uel minus bonam, ratione potentiarum a quibus abstrahit intellectus, que sunt potentie utentes organis corporalibus, sicut ymaginatio et memoria et huiusmodi. 6. Ad sextum dicendum quod licet in anima nostra sit intellectus agens et possibilis, tamen requiritur aliquid extrinsecum ad hoc quod intelligere possimus. Et primo quidem requiruntur fantasmata a sensibilibus accepta, per que represententur intellectui rerum determinatarum similitudines, nam intellectus agens non est talis actus in quo omnium rerum determinate species accipi possint ad cognoscendum, sicut nec lumen determinare potest uisum ad species determinatas colorum nisi assint colores determinantes uisum. Vlterius autem, cum posuerimus intellectum agentem esse quamdam uirtutem participatam in animabus nostris uelut lumen quoddam, necesse est ponere aliam causam exteriorem a qua illud lumen participetur. Et hanc dicimus Deum, qui interius docet in quantum huiusmodi lumen anime infundit; et supra huiusmodi lumen naturale addit pro suo beneplacito copiosius lumen ad cognoscendum ea ad que naturalis ratio attingere non potest, sicut est lumen fidei et lumen prophetie. 7. Ad septimum dicendum quod colores mouentes uisum sunt extra animam, set fantasmata que mouent intellectum possibilem sunt nobis intrinseca. Et ideo, licet lux solis exterior sufficiat ad faciendum colores uisibiles actu, ad faciendum tamen fantasmata intelligibilia esse actu requiritur lux interior, que est lux intellectus agentis. Et preterea: pars anime intellectiua est perfectior quam sensitiua. Vnde necessarium est quod magis assint ei sufficientia principia ad propriam operationem. Propter quod et secundum intellectiuam partem

5. La diversité des tempéraments rend la faculté de comprendre plus ou moins bonne, en raison des puissances au départ de l'abstraction : de telles puissances usent d'organes corporels, comme l'imagination, la mémoire et autres du même genre. 6. Bien qu'il y ait dans notre âme un intellect agent et possible, quelque chose d'extérieur est cependant requis pour que nous puissions faire acte d'intellection. Ce sont d'abord les images reçues des sens, par lesquelles sont représentées à l'intellect les similitudes des réalités déterminées, car l'intellect agent n'est pas un acte tel qu'en lui puissent être recueillies les espèces déterminées de toutes les choses à connaître, de même que la lumière ne peut déterminer la vue aux espèces déterminées des couleurs à moins que ne se présentent les couleurs déterminant la vue. Mais de plus, comme nous avions posé que l'intellect agent était un certain pouvoir participé dans nos âmes ainsi qu'une certaine lumière, il est nécessaire de poser une autre cause extérieure d'où cette lumière est participée. Et cette cause, nous l'appelons Dieu, qui enseigne intérieurement pour autant qu'il transmet à l'âme une lumière de ce type ; et sur une lumière de ce type il ajoute en vertu de sa bienveillance une lumière plus abondante pour connaître les choses que la raison naturelle ne peut atteindre, telles la lumière de foi et la lumière de prophétie. 7. Les couleurs, moteurs de la vue, sont hors de l'âme, mais les images qui meuvent l'intellect possible nous sont intérieures. Et ainsi, bien que le lumière extérieure du soleil suffise à rendre les couleurs en acte, cependant pour rendre les images intelligibles en acte, il est requis une lumière intérieure et c'est la lumière de l'intellect agent. En outre, la partie intellective de l'âme est plus parfaite que la sensitive. D'où il est nécessaire que lui soient davantage présents les principes aptes à sa propre opération. En raison de quoi, et selon la partie intellective, nous nous trouvons aptes à recevoir les intelligibles et à les abstraire, pour autant

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inuenimur recipere intelligibilia et abstrahere ea, quasi in nobis existente secundum intellectum uirtute actiua et passiua; quod circa sensum non accidit. 8. Ad octauum dicendum quod licet sit similitudo quedam intellectus agentis ad artem, non oportet huiusmodi similitudinem quantum ad omnia extendi. 9. Ad nonum dicendum quod intellectus agens non sufficit per se ad reducendum intellectum possibilem perfecte in actum, cum non sint in eo determinate rationes omnium rerum, ut dictum est. Et ideo requiritur ad ultimam perfectionem intellectus possibilis quod uniatur aliqualiter illi agenti in quo sunt rationes omnium rerum, scilicet Deo. 10. Ad decimum dicendum quod intellectus agens nobilior est possibili, sicut uirtus actiua nobilior quam passiua, et magis separatus, secundum quod magis a similitudine materie recedit. Non tamen ita quod sit substantia separata.

qu’un pouvoir actif et passif de l'intellect existe en nous, ce qui n'est pas le cas des sens. 8. Bien qu'il existe une similitude entre l'intellect agent et l'art, il ne faut pas qu'une telle comparaison se vérifie en tout. 9. L'intellect agent ne suffit pas à conduire parfaitement l'intellect possible en acte, puisqu’en lui n'existent pas les raisons déterminées de toutes les choses, comme on l'a dit. Et ainsi il est requis pour la perfection ultime de l'intellect possible qu'il soit uni en quelque façon à cet agent dans lequel existent les raisons de toutes les choses, à savoir Dieu. 10. L'intellect agent est plus noble que l'intellect possible, pour autant que la vertu active est plus noble que la passive, et plus séparé, pour autant qu'il s'éloigne davantage de la ressemblance à la matière. Pas cependant au point d'être une substance séparée.

Questio 6. Vtrum anima sit composita ex materia et forma?

Question 6 — L'âme est-elle composée de matière et de forme ?

Sexto queritur utrum anima sit composita ex materia et forma. Et uidetur quod sic. Dicit enim Boethius in libro De Trinitate: Forma simplex subiectum esse non potest. Set anima est subiectum, scientiarum scilicet, et uirtutum. Ergo non est forma simplex. Ergo est composita ex materia et forma. 2. Preterea. Boethius dicit in libro De ebdomadibus: Id quod est, participare aliquid potest; ipsum uero esse nihil participat. Et pari ratione subiecta participant, non autem forme: sicut album potest aliquid participare preter albedinem, non autem albedo. Set anima aliquid participat, ea scilicet quibus informatur. Anima igitur non est forma tantum. Est ergo composita ex materia et forma. 3. Preterea. Si anima est forma tantum, et est in potentia ad aliquid, maxime uidetur

Objections : 1. Il semble que oui à ce que dit Boèce dans le livre De Trinitate69[69] : une forme simple ne peut être sujet. Mais l'âme est sujet, à savoir des sciences et des vertus. Elle n'est donc pas une forme simple. Donc elle est composée de matière et de forme. 2. Boèce dit dans le livre De Hebdomadibus70[70] : ce qui est peut participer à quelque chose, mais l'être même ne participe à rien. Et, par le même raison, les sujets participent, mais non pas leurs formes : ainsi le blanc peut participer à quelque chose en dehors de la blancheur, mais non pas la blancheur. Or l'âme participe à quelque chose, à savoir à tout ce par quoi elle est informée. L'âme n'est donc pas qu'une forme, elle est composée de matière et de forme. 3. Si l'âme n'est que forme et pourtant en puissance à quelque chose, il est très

69[69] De Trinitate, c.2, P.L. 64, 1250 D. 70[70] De hebdomadibus, P.L. 64, 1311 B.

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quod ipsum esse sit actus eius: non enim ipsa est suum esse. Set unius potentie simplicis, unus est actus. Non igitur poterit anima esse subiectum alterius nisi ipsius esse. Manifestum est autem quod est etiam aliorum subiectum. Non est igitur substantia simplex, set composita ex materia et forma. 4. Preterea. Accidentia forme sunt consequentia totam speciem, accidentia uero materialia sunt consequentia indiuiduum hoc uel illud, nam forma est principium speciei, materia uero est principium indiuiduationis. Si igitur anima sit forma tantum, omnia eius accidentia erunt consequentia totam speciem. Hoc autem patet esse falsum, nam musicum et grammaticum et huiusmodi non consequuntur totam speciem. Anima igitur non est forma tantum, set composita ex materia et forma. 5. Preterea. Forma est principium actionis, materia uero principium patiendi. In quocumque igitur est actio et passio, ibi est compositio forme et materie. Set in anima est actio et passio, nam operatio intellectus possibilis est in patiendo - propter quod dicit Philosophus quod intelligere est quoddam pati -; operatio autem intellectus agentis est in agendo - facit enim intelligibilia in potentia esse intelligibilia in actu, ut dicitur in III De anima -. Ergo in anima est compositio forme et materie. 6. Preterea. In quocumque inueniuntur proprietates materie, illud oportet esse ex materia compositum. Set in anima inueniuntur proprietates materie, scilicet esse in potentia, recipere, subici, et alia huiusmodi. Ergo anima est composita ex materia et forma. 7. Preterea. Agentium et patientium oportet esse materiam communem, ut patet in I De generatione. Quicquid igitur pati potest ab aliquo materiali habet in se

évident que l'être même est son acte : elle- même en effet n'est pas son être. Or d'une unique et simple puissance, unique est l'acte. Par conséquent, l'âme ne peut être sujet de rien d'autre que de l'être même. Or il est manifeste qu'elle est encore sujet de bien d'autres choses. Elle est donc, non pas une substance simple, mais composée de matière et de forme. 4. Les accidents de la forme découlent tout entiers de l'espèce, mais les accidents matériels découlent de cet individu-ci ou de celui-là, car la forme est principe de l'espèce, la matière principe d'individuation. Par conséquent, si l'âme n'est que forme, ses accidents seront tout entiers consécutifs à l'espèce. C'est évidemment faux, car les qualités de musicien ou de grammairien et autres semblables, ne sont pas tout entiers consécutifs à l'espèce. L'âme n'est donc pas que forme, mais elle est composée de matière et de forme. 5. La forme est principe d'action, la matière principe de passivité. Donc partout où il y a action et passion, il y a forme et matière. Mais dans l'âme il y a action et passion, car l'opération de l'intellect passif consiste à recevoir - c'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un certain pâtir71[71] - tandis que l'opération de l'intellect agent est dans l'agir - car il fait passer les intelligibles de la puissance à l'acte, comme le dit de De anima72[72]. Donc il y a dans l'âme composition de matière et de forme. 6. Partout où se trouvent les propriétés de la matière, il faut qu'elle entre dans le composé. Or dans l'âme se trouvent les propriétés de la matière, comme être en puissance, recevoir, subir, et autres choses semblables. Donc l'âme est composée de matière et de forme. 7. Agents et patients exigent une matière commune, comme le montre le De generatione73[73]. Tout ce qui peut pâtir d'un agent matériel comporte en soi la matière. Or l'âme peut pâtir d'un agent matériel, à

71[71] De anima, III, 429 a 13-15. 72[72] Ibid. III, 430 a 14-16. 73[73] De gener. et corr. I, 322 b 18-20.

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materiam. Set anima potest pati ab aliquo materiali, scilicet ab igne inferni, qui est ignis corporeus, ut Augustinus probat XXI De ciuitate Dei. Ergo anima habet in se materiam. 8. Preterea. Actio agentis non terminatur ad formam tantum, set ad compositum ex materia et forma, ut probatur in VII Methaphysice. Set actio agentis, scilicet Dei, terminatur ad animam. Ergo anima est composita ex materia et forma. 9. Preterea. Illud quod est forma tantum statim est ens et unum, et non indiget aliquo quod faciat ipsum ens uel unum, ut dicit Philosophus in VIII Methaphysice. Set anima indiget aliquo quod faciat ipsam entem et unam, scilicet Deo creante. Ergo anima non est forma tantum. 10. Preterea. Agens ad hoc necessarium est, ut reducat aliquid de potentia in actum. Set reduci de potentia in actum competit solum illis in quibus est materia et forma. Si igitur anima non sit composita ex materia et forma, non indiget causa agente; quod patet esse falsum. 11. Preterea. Alexander dicit in libro De intellectu quod anima habet intellectum ylealem. Yle autem dicitur prima materia. Ergo in anima est aliquid de prima materia. 12. Preterea. Omne quod est, uel est actus purus, uel potentia pura, uel compositum ex potentia et actu. Set anima non est actus purus, quia hoc solius Dei est; nec est potentia pura, quia sic non differret a prima materia. Ergo est composita ex potentia pura et actu. Non est igitur forma tantum, cum forma sit actus. 13. Preterea. Omne quod indiuiduatur, indiuiduatur ex materia. Set anima non indiuiduatur ex materia in qua, scilicet corpore, quia sic, perempto corpore, cessaret eius indiuiduatio. Ergo indiuiduatur ex materia ex qua. Habet

savoir du feu infernal, qui est un feu corporel, comme le prouve Augustin dans le De civitate Dei74[74]. Donc l'âme comporte en soi la matière. 8. L'action de l'agent ne se termine pas à la seule forme, mais au composé de matière et de forme, comme le montre la Métaphysique75[75]. Mais l'action de cet agent qui est Dieu se termine à l'âme. Donc l'âme est composée de matière et de forme. 9. Ce qui est exclusivement forme est d'emblée un étant et une unité, et n'a pas besoin d'une [cause] qui en fasse un étant et une unité, comme dit le Philosophe76[76]. Mais l'âme a besoin d'une [cause] qui en fasse un étant et une unité, à savoir Dieu créateur. Elle n'est donc pas que forme. 10. L'agent est nécessaire pour conduire quelque chose de la puissance à l'acte. Mais être conduit de la puissance à l'acte ne convient qu'aux réalités dans lesquelles il y a matière et forme. Si donc l'âme n'est pas composée de matière et de forme, elle n'a pas besoin d'une cause agente, ce qui est manifestement faux. 11. Alexandre dit que l'âme a un intellect "yléen" [matériel]77[77]. Or "ylée" signifie la matière première. Il y a donc dans l'âme quelque chose de la matière première. 12. Tout ce qui est, ou bien est acte pur, ou bien puissance pure, ou bien composé de matière et de forme. Mais l'âme n'est pas acte pur, seul Dieu l'est ; ni puissance pure, autrement elle ne différerait pas de la matière première. Elle est donc composée de puissance pure et d'acte. Ainsi, elle n'est pas exclusivement forme, puisque la forme est acte. 13. Tout ce qui est individué l'est en vertu de la matière. Mais l'âme n'est pas individuée en vertu de la matière dans laquelle (in qua) elle est, à savoir le corps sinon, à la disparition du corps, cesserait son individuation. Elle est donc individuée en vertu de la matière d'où (ex qua) elle est [composée]. Elle comporte donc la matière

74[74] De civ. Dei XXI, 10, P.L. 41, 724-725. 75[75] Metaph. VII, 1033 b 16-19. 76[76] Metaph. VIII, 1045 a 36 - b 7. 77[77] Cf. Albertus, Summa de homine, tr. 1, q.7, a. 3, arg. 13.

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ergo materiam partem sui. 14. Preterea. Agentis et patientis oportet esse aliquid commune, ut patet in I De generatione. Set anima patitur a sensibilibus, que sunt materialia. Nec est dicere quod in homine sit alia substantia anime sensibilis et intellectualis. Ergo anima habet aliquid commune cum materialibus; et ita oportet quod in se materiam habeat. 15. Preterea. Cum anima non sit simplicior quam angelus, oportet quod sit in genere quasi species. Hoc enim angelo conuenit. Set omne quod est in genere sicut species uidetur esse compositum ex materia et forma, nam genus se habet ut materia, differentia uero ut forma. Ergo anima est composita ex materia et forma. 16. Preterea. Forma communis diuersificatur in multis per diuisionem materie. Set intellectualitas est quedam forma communis non solum animabus, set etiam angelis. Ergo oportet quod in angelis et animabus sit aliqua materia, per cuius diuisionem huiusmodi forma distribuatur in multos. 17. Preterea. Omne quod mouetur habet materiam. Set anima mouetur: per hoc enim ostendit Augustinus quod anima non est diuine nature, quia est mutationi subiecta. Anima igitur est composita ex materia et forma.

pour partie. 14. Agent et patient ont quelque chose de commun, comme le montre le De generatione78[78]. Mais l'âme pâtit des choses sensibles, qui sont matérielles. Et il n'y a pas lieu de dire que dans l'âme autre est la substance de l'âme sensible, autre celle de l'âme intellectuelle. L'âme a donc quelque chose de commun avec les réalités matérielles ; et ainsi, il faut qu'elle comporte en soi la matière. 15. Puisque l'âme n'est pas plus simple que l'ange, il faut qu'elle soit dans le genre [esprit] au titre d'une espèce. Car cela convient à l'ange. Mais tout ce qui est dans un genre à titre d'espèce paraît composé de matière et de forme, car le genre se comporte comme la matière, et la différence comme la forme. Donc l'âme est composée de matière et de forme. 16. La forme commune se diversifie dans le multiple par la division de la matière. Or l'intellectualité est une sorte de forme commune non seulement aux âmes mais encore aux anges. Il faut donc qu'il y ait dans les anges et les âmes quelque matière, par la division de laquelle ce type de forme soit distribué dans le multiple. 17. Tout ce qui est mû comporte de la matière. Or l'âme est mue : par là Augustin79[79] montre que l'âme n'est pas d'une nature divine, puisque soumise au changement. L'âme est donc composée de matière et de forme.

Set contra. Omne compositum ex materia et forma habet formam. Si igitur anima est composita ex materia et forma, anima habet formam. Set anima est forma. Ergo forma habet formam; quod uidetur impossibile, quia sic esset procedere in infinitum.

En sens contraire : Tout composé de matière et de forme a une forme. Si donc l'âme est composée de matière et de forme, elle a une forme. Mais l'âme est forme. La forme a donc une forme, ce qui paraît impossible, car alors on procéderait à l'infini.

Responsio. Dicendum quod circa hanc questionem diuersimode aliqui opinantur. Quidam dicunt quod anima, et omnino omnis substantia preter Deum, est composita ex materia et forma. Cuius quidem positionis primus auctor inuenitur

Réponse : Il faut dire que sur cette question diverses opinions se font jour. Certains disent que l'âme, et en général toute substance en dehors de Dieu, est composée de matière et de forme. Le premier inventeur de cette

78[78] De gener. et corr. I, 323 b 31-33. 79[79] De libero arbitrio, II, 20 ; De civ. Dei XII, 8, P.L. 40, 809.

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Auicebron, auctor libri Fontis uite. Huius ratio est - que etiam in obiciendo est tacta -, quod oportet in quocumque inueniuntur proprietates materie inueniri materiam. Vnde cum in anima inueniantur proprietates materie, que sunt recipere, subici, esse in potentia, et alia huiusmodi, arbitratur esse necessarium quod in anima sit materia. Set hec ratio friuola est, et positio impossibilis. Debilitas autem huius rationis apparet ex hoc quod recipere et subici et alia huiusmodi non secundum eamdem rationem conueniunt anime et materie prime, nam materia prima recipit aliquid cum transmutatione et motu. Et quia omnis transmutatio et motus reducitur ad motum localem sicut ad primum et communiorem, ut probatur in VIII Physicorum, relinquitur quod materia in illis tantum inuenitur, in quibus est potentia ad ubi. Huiusmodi autem sunt solum corporalia, que loco circumscribuntur. Vnde materia non inuenitur nisi in rebus corporalibus, secundum quod philosophi de materia sunt locuti, nisi aliquis materiam sumere uelit equiuoce. Anima autem non recipit cum transmutatione et motu, immo per separationem a motu et a rebus mobilibus, secundum quod dicitur in VII Physicorum, quod in quiescendo fit anima sciens et prudens. Vnde Philosophus dicit in III De anima quod intelligere dicitur pati alio modo quam sit passio in rebus corporalibus. Si quis igitur concludere uelit animam esse ex materia compositam per hoc quod recipit uel patitur, manifeste ex equiuocatione decipitur. Sic igitur manifestum est rationem predictam esse friuolam. Quod etiam positio sit impossibilis multipliciter manifestum esse potest. Primo quidem quia forma materie adueniens constituit speciem. Si igitur anima sit ex materia et forma composita,

position est Avicebron, auteur du livre La fontaine de vie80[80]. La raison en est - elle est touchée par les objections - qu'il faut que partout où se rencontrent les propriétés de la matière se rencontre la matière. Par suite, puisque dans l'âme se rencontrent les propriétés de la matière, comme recevoir, subir, être en puissance, et autres choses semblables, on juge nécessaire la présence de la matière dans l'âme. Mais la raison est frivole et la position intenable. La faiblesse de ce raisonnement apparaît du fait que recevoir, subir, et autres choses semblables, ne s'appliquent pas sous la même raison à l'âme et à la matière première, car la matière première ne reçoit rien sans transmutation et mouvement. Et parce que toute transmutation et mouvement se réduit au mouvement local comme à ce qu'il y a de premier et de plus commun - les Physiques le montrent bien81[81] - il reste que la matière se rencontre seulement chez les [sujets] qui sont en puissance par rapport au lieu. Cette situation ne concerne que les choses corporelles qui sont assignées au lieu. Par conséquent, on ne trouve la matière que dans les choses corporelles, d'après ce qu'ont dit les philosophes de la matière, à moins que l'on veuille prendre la matière de façon équivoque. Or l'âme ne reçoit pas par transmutation et mouvement, mais tout au contraire par séparation du mouvement et des choses mouvantes, d'après ce que disent les Physiques82[82] : c'est en se tenant au repos que l'âme devient savante et sage. C'est pourquoi le Philosophe dit que l'intellection est un pâtir d'un autre mode que la passion dans les choses corporelles. Si donc quelqu'un veut conclure que l'âme est composée de matière parce qu'elle reçoit ou pâtit, manifestement il est abusé par l'équivoque. Ainsi donc est-il manifeste que la raison susdite est frivole. Qu'une telle position soit intenable, on peut le manifester de multiples façons. Première

80[80] Fons vitae I, c.5 ; II c.24 ; IV c.1, c.5. 81[81] Phys. VIII, 260 a 27-261 a 27. 82[82] Phys. VII, 247 b 23-24.

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ex ipsa unione forme ad materiam anime constituetur quedam species in rerum natura. Quod autem per se habet speciem non unitur alteri ad speciei constitutionem, nisi alterum ipsorum corrumpatur aliquo modo, sicut elementa uniuntur ad componendam speciem mixti. Non igitur anima uniretur corpori ad constituendam humanam speciem, set tota species humana consisteret in anima; quod patet esse falsum, quia si corpus non pertineret ad speciem hominis, accidentaliter anime adueniret. Non autem potest dici quod secundum hoc nec manus est composita ex materia et forma, quia non habet completam speciem, set est pars speciei: manifestum est enim quod materia manus non seorsum sua forma perficitur, set una forma est que simul perficit materiam totius corporis et omnium partium eius; quod non posset dici de anima, si esset ex materia et forma composita, nam prius oporteret materiam anime, ordine nature, perfici per suam formam, et postmodum corpus perfici per animam; nisi forte quis diceret quod materia anime esset aliqua pars materie corporalis, quod est omnino absurdum. Item. Positio premissa ostenditur impossibilis ex hoc quod in omni composito ex materia et forma, materia se habet ut recipiens esse, non autem ut quo aliquid est: hoc enim proprium est forme. Si igitur anima sit composita ex materia et forma, impossibile est quod anima secundum se totam sit principium formale essendi corpori. Non igitur anima erit forma corporis, set aliquid anime. Quidquid autem est illud quod est forma huius corporis, est anima. Non igitur illud quod ponebatur compositum ex materia et forma est anima, set solum forma eius. Apparet etiam hoc esse impossibile alia ratione. Si enim anima est composita ex materia et forma, et iterum corpus, utrumque per se habebit suam unitatem. Et ita necessarium erit ponere aliquod tertium quo uniatur anima corpori. Et hoc quidam sequentes predictam positionem concedunt. Dicunt enim animam uniri

raison : en advenant à la matière, la forme constitue l'espèce. Si donc l'âme est composée de matière et de forme, de l'union même de la forme à la matière de l'âme résultera une espèce donnée dans la nature des choses. Or ce qui par soi est espèce n'est pas uni à quelque autre pour constituer une espèce, à moins que l'un ou l'autre ne soit corrompu en quelque façon, comme lorsque des éléments s'unissent pour composer l'espèce du mixte. L'âme humaine ne serait donc pas unie au corps pour constituer l'espèce humaine, mais l'espèce humaine tout entière consisterait dans l'âme, ce qui est évidemment faux, car si le corps n'appartenait pas à l'espèce de l'homme, il adviendrait à l'âme par accident. On ne pourrait pas dire non plus dans cette hypothèse que la main est composée de matière et de forme, puisqu'elle n'a pas d'espèce complète, étant partie de l'espèce : il est manifeste en effet que la matière de la main n'atteint pas séparément sa perfection, mais qu'il y a une forme unique qui simultanément actualise la matière de tout le corps et de toutes ses parties ; ce qu'on ne pourrait dire de l'âme, si elle était composée de matière et de forme, car il faudrait d'abord que la matière de l'âme soit, par ordre de nature, actualisée par sa forme, et ensuite que le corps soit actualisé par l'âme ; à moins de dire peut-être que la matière de l'âme fasse partie de la matière corporelle, ce qui est totalement absurde. En outre, la position mentionnée se révèle impossible du fait que dans tout composé de matière et de forme, la matière se comporte comme ce qui reçoit l'être, mais non comme ce par quoi quelque chose est : en effet cette dernière [détermination] est le propre de la forme. Si donc l'âme est composée de matière et de forme, il est impossible que l'âme en son tout soit principe formel d'être pour le corps. L'âme ne sera donc pas forme du corps, mais [le sera] quelque chose de l'âme. Or ce qui est forme de ce corps, quel qu'il soit, est âme. L'âme n'est donc pas le composé de matière et de forme que l'on imaginait, elle n'est que forme.

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corpori mediante luce: uegetabilem quidem mediante luce celi syderei, sensibilem uero mediante luce celi cristallini, rationalem uero mediante luce celi empyrei, que omnia fabulosa sunt. Oportet enim animam immediate uniri corpori sicut actum potentie, sicut patet in VIII Methaphysice. Vnde manifestum fit quod anima non potest esse composita ex materia et forma. Non tamen excluditur quin in anima sit actus et potentia, nam potentia et actus non solum in rebus mutabilibus inueniuntur, set sunt communiora, sicut dicit Philosophus in IX Methaphysice, cum tamen materia non sit nisi in rebus mobilibus. Quomodo autem in anima actus et potentia inueniantur, sic considerandum est ex materialibus ad immaterialia procedendo. In substantiis enim ex materia et forma compositis tria inuenimus, scilicet materiam, et formam, et tertium esse, cuius quidem principium est forma, nam materia ex hoc quod recipit formam participat esse. Sic igitur esse consequitur ipsam formam, nec tamen forma est suum esse, cum sit eius principium. Et licet materia non pertingat ad esse nisi per formam, forma tamen, in quantum est forma, non indiget materia ad suum esse, cum ipsam formam consequatur esse, set indiget materia cum sit talis forma que per se non subsistat. Nichil igitur prohibet esse aliquam formam a materia separatam que habeat esse; et in huiusmodi forma ipsa essentia forme comparatur ad esse sicut potentia ad proprium actum. Et ita in formis per se subsistentibus inuenitur et potentia et actus, in quantum ipsum esse est actus forme subsistentis, que non est suum esse. Si autem aliqua res sit que sit suum esse - quod proprium Dei est -, non est ibi potentia et actus, set actus purus. Et hinc est quod Boethius dicit in libro De ebdomadibus, quod in aliis que sunt post Deum differt esse et quod est, uel, sicut

Une autre raison semble rendre l'hypothèse impossible. En effet, si l'âme est composée de matière et de forme, et derechef le corps, l'une et l'autre aura par soi son unité. Et ainsi il sera nécessaire de poser un tiers par lequel l'âme soit unie au corps. Et cela, quelques uns de ceux qui suivent l'hypothèse susdite le concèdent. Ils disent en effet que l'âme est unie au corps par la médiation de la lumière : la végétative par la médiation de la lumière du ciel sidéral, la sensible par celle de la lumière du ciel cristallin, la rationnelle par celle de la lumière du ciel empyrée - toutes choses fabuleuses! Il faut en effet que l'âme soit unie au corps immédiatement, comme l'acte à la puissance, ainsi que le montre la Métaphysique83[83]. Par là devient manifeste que l'âme ne peut être composée de matière et de forme. Il n'est pas exclu cependant qu'il y ait dans l'âme acte et puissance, car la puissance et l'acte ne se trouvent pas seulement dans les réalités sujettes au changement, mais leur distinction est plus universelle, comme dit le Philosophe84[84], alors que la matière n'est que dans les réalités mouvantes. Comment se trouvent acte et puissance dans l'âme, il faut l'examiner en procédant des choses matérielles aux immatérielles. Dans les substances composées de matière et de forme, nous trouvons trois composantes : la matière, la forme, et en troisième l'être, dont le principe est la forme, car la matière participe à l'être de ce qu'elle reçoit la forme. Ainsi donc l'être suit la forme même, et cependant la forme n'est pas son être, puisqu'elle en est le principe. Et bien que la matière n'atteigne à l'être que par la forme, cependant la forme, en tant que forme, n'a pas besoin de la matière pour son être, étant donné que l'être suit la forme même, mais elle a besoin de la matière puisqu'elle est telle qu'elle ne subsiste pas par soi. Rien n'empêche cependant qu'il y ait une forme séparée de la matière qui possède l'être ; et dans une forme de ce

83[83] Metaph. VIII, 1045 b 7-22. 84[84] Metaph. IX, 1048 a 25-30.

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quidam dicunt, quod est et quo est, nam ipsum esse est quo aliquid est, sicut cursus est quo aliquis currit. Cum igitur anima sit quedam forma per se subsistere potens, est in ea compositio actus et potentie, scilicet esse et quod est, non autem compositio materie et forme.

genre, l'essence même de la forme se rapporte à l'être comme la puissance à son acte propre. Et ainsi, dans les formes subsistant par soi, se rencontrent et la puissance et l'acte pour autant que l'être même est acte de la forme subsistante, laquelle n'est pas son être. Mais s'il y a quelque chose qui soit son être - c'est le propre de Dieu - là, il n'y a pas puissance et acte, mais acte pur. De là vient que Boèce dans le De hebdomadibus85[85] dit que dans les [étants] qui sont autres que Dieu, diffèrent l'être et le "ce qui est", ou, comme disent certains, le "ce qui est" et le "ce par quoi c'est", car l'être même est ce par quoi quelque chose est, comme la course est ce par quoi quelqu'un court. Puisque donc l'âme est une forme pouvant subsister par soi, il y a en elle composition d'acte et de puissance, à savoir d'être et de "ce qui est", mais non composition de matière et de forme.

1. Ad primum ergo dicendum quod Boethius loquitur ibi de forma que est omnino simplex, scilicet de diuina essentia, in qua, cum nichil sit de potentia set sit actus purus, omnino subiectum esse non potest. Alie autem forme simplices, si sint subsistentes, ut angeli et anime, possunt tamen esse subiecta secundum quod habent aliquid de potentia, ex qua competit eis ut aliquid recipere possint. 2. Ad secundum dicendum quod ipsum esse est actus ultimus qui participabilis est ab omnibus; ipsum autem nichil participat. Vnde si sit aliquid quod sit ipsum esse subsistens, sicut de Deo dicimus, nichil participare dicimus. Non est autem similis ratio de aliis formis subsistentibus, quas necesse est participare ipsum esse et comparari ad ipsum ut potentia ad actum. Et ita, cum sint quodammodo in potentia, possunt aliquid aliud participare. 3. Ad tertium dicendum quod forma aliqua non solum comparatur ad ipsum esse ut potentia ad actum, set etiam nichil

Solutions : 1. Boèce parle là de la forme qui est absolument simple, à savoir de l'essence divine, dans laquelle, puisque rien ne sort de la puissance et qu'elle est acte pur, un sujet [distinct de l'acte] ne peut être en aucune façon. Les autres formes simples, si elles sont subsistantes, comme les anges et les âmes, peuvent cependant être des sujets pour autant qu'elles comportent de la puissance, en fonction de quoi il leur revient de recevoir quelque chose. 2. L'être même, c'est l'acte ultime qui peut être participé par tous alors que lui-même ne participe à rien. Par conséquent, supposé quelque chose qui soit l'être même subsistant, comme nous le disons de Dieu, nous disons qu'il ne participe à rien. Mais la raison ne vaut pas pour les autres formes subsistantes, qui participent nécessairement à l'être même et se rapportent à lui comme la puissance à l'acte. Et ainsi, puisqu'elles sont sous un certain mode en puissance, elles peuvent participer à quelque chose d'autre. 3. Non seulement quelque forme se

85[85] De hebdom., P.L. 64, 1311 B.

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prohibet unam formam comparari ad aliam ut potentia ad actum, sicut dyaphanum ad lumen et humorem ad calorem. Vnde si dyaphanitas esset forma separata per se subsistens, non solum esset susceptiua ipsius esse, set etiam luminis. Et similiter nichil prohibet formas subsistentes, que sunt angeli et anime, non solum esse susceptiuas ipsius esse, set etiam aliarum perfectionum. Set tamen quanto huiusmodi forme subsistentes perfectiores fuerint, tanto paucioribus participant ad sui perfectionem, utpote in essentia sue nature plus perfectionis habentes. 4. Ad quartum dicendum quod licet anime humane sint forme tantum, sunt tamen forme indiuiduate in corporibus, et multiplicate secundum multitudinem corporum. Vnde nichil prohibet quin aliqua accidentia consequantur eas secundum quod sunt indiuiduate, que non consequuntur totam speciem. 5. Ad quintum dicendum quod passio que est in anima que attribuitur intellectui possibili non est de genere passionum que attribuuntur materie, set equiuoce dicitur passio utrobique, ut patet per Philosophum in III De anima, cum passio intellectus possibilis consistat in receptione secundum quod recipit aliquid immaterialiter. Et similiter, actio intellectus agentis non est eiusdem modi cum actione formarum materialium, nam actio intellectus agentis consistit in abstrahendo a materia, actio uero agentium naturalium in imprimendo formas in materia. Vnde ex huiusmodi actione et passione que inuenitur in anima non sequitur quod anima sit composita ex materia et forma. 6. Ad sextum dicendum quod recipere et subici et alia huiusmodi alio modo competunt anime quam materie prime. Vnde non sequitur quod proprietates materie in anima inueniantur. 7. Ad septimum dicendum quod licet ignis inferni a quo anima patitur sit

rapporte à l'être comme la puissance à l'acte, mais encore rien n'empêche qu'une forme se rapporte à une autre comme la puissance à l'acte, par exemple le diaphane à la lumière et les humeurs à la chaleur. Par conséquent si la diaphanéité était une forme séparée subsistant par soi, elle serait réceptrice non seulement de l'être même, mais encore de la lumière. Pareillement, rien n'empêche les formes subsistantes que sont les anges et les âmes, non seulement d'être réceptrices de l'être même, mais encore d'autres perfections. Toutefois, plus les formes subsistantes de ce genre seront parfaites, moins nombreuses sont les formes auxquelles elles participent pour atteindre à leur perfection, vu qu'elles ont plus de perfection dans l'essence de leur nature. 4. Bien que les âmes humaines soient seulement des formes, elles sont cependant des formes individuées dans les corps et multipliées selon la multitude des corps. Par conséquent, rien n'empêche que quelques accidents dérivent selon leur individualité alors qu'ils ne dérivent pas de toute l'espèce. 5. La passion de l'âme attribuée à l'intellect possible n'est pas du genre de la passion attribuée à la matière, mais "passion" est dit d'une manière équivoque dans l'un et l'autre cas, comme le montre le Philosophe86[86], attendu que la passion de l'intellect possible consiste dans une réception de type immatériel. Et pareillement l'action de l'intellect agent ne relève pas du mode d'action des formes matérielles, car l'action de l'intellect agent procède en abstrayant de la matière, celle des agents naturels en imprimant les formes dans la matière. Par conséquent, que passion et action de ce genre se trouvent dans l'âme, il ne s'ensuit pas que l'âme soit composée de matière et de forme. 6. Recevoir et subir et autres choses de ce genre se rencontrent dans l'âme d'une autre façon que dans la matière première. Par conséquent il ne s'ensuit pas que les propriétés de la matière se trouvent dans l'âme.

86[86] De anima III, 429 a 29-b 4.

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materialis et corporalis, non tamen anima patitur ab ipso materialiter, per modum scilicet corporum materialium, set patitur ab eo afflictionem spiritualem, secundum quod est instrumentum diuine iustitie iudicantis. 8. Ad octauum dicendum quod actio generantis terminatur ad compositum ex materia et forma, quia generans naturale non nisi ex materia generat; actio uero creantis non est ex materia; unde non oportet quod actio creantis terminetur ad compositum ex materia et forma. 9. Ad nonum dicendum quod ea que sunt forme subsistentes, ad hoc quod sint unum et ens, non requirunt causam formalem, quia ipse sunt forme. Habent tamen causam exteriorem agentem que dat eis esse. 10. Ad decimum dicendum quod agens per motum reducit aliquid de potentia in actum. Agens autem sine motu non reducit de potentia in actum, set facit esse actu id quod secundum naturam est in potentia ad esse. Et huiusmodi agens est creans. 11. Ad undecimum dicendum quod intellectus ylealis, idest materialis, nominatur a quibusdam intellectus possibilis, non quia sit forma materialis, set quia habet similitudinem cum materia, in quantum est in potentia ad formas intelligibiles sicut materia ad formas sensibiles. 12. Ad duodecimum dicendum quod licet anima non sit actus purus nec potentia pura, non tamen sequitur quod sit composita ex materia et forma, ut ex dictis manifestum est. 13. Ad tertium decimum dicendum quod anima non indiuiduatur per materiam ex qua sit, set secundum habitudinem ad materiam in qua est; quod qualiter possit esse in precedentibus questionibus manifestum est. 14. Ad quartum decimum dicendum quod anima sensitiua non patitur a sensibilibus, set coniunctum. Sentire enim, quod est pati quoddam, non est anime tantum, set organi animati.

7. Bien que le feu de l'enfer dont l'âme pâtit soit matériel et corporel, cependant l'âme n'en pâtit pas matériellement, à savoir suivant le mode des corps matériels, mais elle pâtit de ce feu une affliction spirituelle, en ce qu'il est l'instrument de la divine justice du juge. 8. L'action du géniteur se termine au composé de matière et de forme parce que le géniteur naturel n'engendre qu'à partir de la matière. En revanche, l'action du créateur ne procède pas de la matière ; et donc il ne faut pas que l'action du créateur se termine au composé de matière et de forme. 9. Les [étants] qui sont des formes subsistantes, dans la mesure où ils sont "un" et "étant", ne requièrent pas de cause formelle, puisqu'ils sont eux-mêmes des formes. Ils ont cependant une cause agente externe qui leur donne l'être. 10. L'agent agissant par mouvement conduit quelque chose de la puissance à l'acte, mais l'agent qui agit sans mouvement ne conduit pas de la puissance à l'acte, mais il fait être en acte ce qui selon la nature est en puissance à être. Un tel agent est créateur. 11. L'intellect possible est nommé par certains intellect "yléal", c'est-à-dire matériel, non pas qu'il soit une forme matérielle, mais parce qu'il a une ressemblance à la matière, en tant qu'il est en puissance aux formes intelligibles comme la matière l'est aux formes sensibles. 12. Bien que l'âme ne soit ni acte pur, ni puissance pure, il ne s'ensuit pas qu'elle soit composée de matière et de forme, comme il est manifeste d'après ce qu'on a dit. 13. L'âme n'est pas individuée par la matière d'où (ex qua) elle est, mais par son rapport à la matière dans laquelle (in qua) elle est. Comment cela peut être, les questions précédentes l'ont manifesté. 14. L'âme sensitive ne pâtit pas des sensibles, mais le composé. En effet sentir, lequel est un certain pâtir, n'est pas de l'âme seulement, mais de l'organe animé. 15. L'âme n'est pas proprement dans le genre à titre d'espèce, mais comme partie de l'espèce humaine. De là ne suit pas qu'elle

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15. Ad quintum decimum dicendum quod anima proprie non est in genere quasi species, set sicut pars speciei humane. Vnde non sequitur quod sit ex materia et forma composita. 16. Ad sextum decimum dicendum quod intellectualitas non conuenit multis sicut una forma speciei distributa in multos secundum diuisionem materie, cum sit forma immaterialis; set magis diuersificatur per diuersitatem formarum, siue forme sint differentes specie, sicut homo et angelus, siue sint differentes numero solo, sicut anime diuersorum hominum. 17. Ad septimum decimum dicendum quod anima et angeli dicuntur spiritus mutabiles prout possunt mutari secundum electionem; que quidem mutatio est de operatione in operationem, ad quam mutationem non requiritur materia, set ad mutationes naturales, que sunt de forma ad formam uel de loco ad locum.

soit composée de matière et de forme. 16. L'intellectualité ne convient pas à plusieurs comme l'unique forme de l'espèce se distribue en plusieurs par division de la matière ; mais elle est plutôt diversifiée par la diversité des formes, que les formes soient différentes par l'espèce, comme homme et ange, ou qu'elles soient différentes par le nombre seul, comme les âmes des divers hommes. 17. L'âme et les anges sont dits des esprits sujets au changement pour autant qu'ils peuvent changer en fonction du choix opéré : lequel changement va d'opération en opération. Pour ce changement, la matière n'est pas requise, elle ne l'est que pour les changements naturels, lesquels vont de forme à forme ou du lieu au lieu.

Questio 7. Vtrum angelus et anima differant specie?

Question 7 — L'ange et l'âme diffèrent-ils selon l'espèce ?

Septimo queritur utrum angelus et anima differant specie. Et uidetur quod non. Quorum enim eadem est operatio propria et naturalis, illa sunt eadem secundum speciem, quia per operationem natura rei cognoscitur. Set anime et angeli est eadem operatio propria et naturalis, scilicet intelligere. Ergo anima et angelus sunt eiusdem speciei. 2. Set dicebat quod intelligere anime est cum discursu, intelligere uero angeli est sine discursu: et sic non est eadem operatio secundum speciem anime et angeli. - Set contra. Diuersarum operationum secundum speciem non est eadem potentia principium. Set nos per eamdem potentiam, scilicet per intellectum possibilem, intelligimus quedam sine discursu, scilicet prima principia, quedam uero cum discursu, scilicet conclusiones. Ergo intelligere cum discursu et sine discursu non diuersificant speciem. 3. Preterea. Intelligere cum discursu et

Objections : 1. Il semble que non. Ceux dont l'opération propre et naturelle est la même, ceux-là sont les mêmes selon l'espèce, car c'est par l'opération que la nature d'une chose est connue. Or l'ange et l'âme ont la même opération propre et naturelle, à savoir l'acte d'intellection. Donc l'âme et l'ange sont de la même espèce. 2. On disait que l'opération de l'âme comporte une activité discursive, mais non pas celle de l'ange ; et ainsi l'opération de l'âme et celle de l'ange ne sont pas de la même espèce. A l'inverse : une même puissance n'est pas au principe d'opérations diverses selon l'espèce. Or nous, par la même puissance, à savoir l'intellect possible, nous concevons certains objets intelligibles sans discourir, à savoir les premiers principes, et d'autres en discourant, à savoir les conclusions. Donc concevoir avec ou sans discours ne diversifie pas l'espèce. 3. Les actes d'intellection avec ou sans

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sine discursu uidentur differre sicut esse in motu et esse in quiete, nam discursus est quidam motus intellectus de uno in aliud. Set esse in motu et quiete non diuersificant speciem, nam motus reducitur ad illud genus in quo est terminus motus, ut dicit Commentator in III Physicorum; unde et Philosophus ibidem dicit quod tot sunt species motus, quot et species entis sunt, scilicet terminantis motum. Ergo nec intelligere cum discursu et sine discursu differunt secundum speciem. 4. Preterea. Sicut angeli intelligunt res in Verbo, ita et anime beatorum. Set cognitio que est in Verbo est sine discursu; unde Augustinus dicit, in XV De Trinitate, quod in patria non erunt cogitationes uolubiles. Non ergo differt anima ab angelo per intelligere cum discursu et sine discursu. 5. Preterea. Non omnes angeli conueniunt in specie, ut a multis ponitur; et tamen omnes angeli intelligunt sine discursu. Non ergo intelligere cum discursu et sine discursu facit diuersitatem speciei in substantiis intellectualibus. 6. Set dicebat quod etiam angelorum perfectius alii aliis intelligunt. - Set contra. Magis et minus non diuersificant speciem. Set intelligere perfectius et minus perfecte non differunt nisi per magis et minus. Ergo angeli non differunt specie per hoc quod perfecte uel minus perfecte intelligunt. 7. Preterea. Omnes anime humane sunt eiusdem speciei. Non tamen omnes equaliter intelligunt. Non ergo est differentia speciei in substantiis intellectualibus per hoc quod est perfectius uel minus perfecte intelligere. 8. Preterea. Anima humana dicitur intelligere discurrendo per hoc quod intelligit causam per effectum et e conuerso. Set hoc etiam conuenit angelis. Dicitur enim in libro De causis quod

discours paraissent différer comme être en mouvement et être en repos, car le discours est un certain mouvement de l'intellect d'un point à un autre. Mais être en mouvement et en repos ne diversifient pas l'espèce, car le mouvement est réductible au genre dans lequel se trouve le terme du mouvement, comme dit le Commentateur en III Physique87[87] ; aussi le Philosophe dit-il en cet endroit88[88] qu'il y a autant d'espèces de mouvement qu'il y a d'espèces d'étants, pour autant qu'ils déterminent le mouvement. Donc les actes d'intellection avec ou sans discours ne diffèrent pas l'espèce. 4. De même que les anges conçoivent les réalités dans le Verbe, de même l'âme des bienheureux. Mais dans le Verbe la connaissance est sans discours, aussi S. Augustin dit-il dans le De Trinitate89[89] que dans la patrie il n'y a aura pas de pensées cursives. Donc l'âme ne diffère pas de l'ange par une intellection avec discours opposée à une intellection sans discours. 5. Tous les anges ne se réunissent pas en une [même] espèce, ainsi qu'on l'établit à partir du multiple ; et cependant tous les anges conçoivent sans discours. Donc ce n'est pas l'intellection avec ou sans discours qui fait la diversité d'espèce dans les substances intellectuelles. 6. On disait que même chez les anges, les uns conçoivent plus parfaitement que les autres. En sens opposé : le plus et le moins ne différencient pas l'espèce. Or concevoir plus ou moins parfaitement ne diffère que par le plus et le moins. Donc les anges ne se différencient pas par l'espèce selon qu'ils conçoivent plus ou moins parfaitement. 7. Toutes les âmes humaines sont de même espèce. Toutes cependant ne sont pas également intelligentes. Il n'y a donc pas de différence d'espèce dans les substances intellectuelles par le fait de concevoir plus ou moins parfaitement. 8. On dit que l'âme humaine conçoit en

87[87] Averroès, in Phys. III, 4. 88[88] Aristote, Phys, III, 201 a 8-9. 89[89] XV, XV1, 26 (PL 42, 1079).

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intelligentia intelligit quod est supra se quia est causatum ab eo, et intelligit quod est sub se quia est causa eius. Ergo non differt angelus ab anima per hoc quod est intelligere cum discursu et sine discursu. 9. Preterea. Quecumque perficiuntur eisdem perfectionibus uidentur esse eadem secundum speciem, nam proprius actus in propria potentia fit. Set angelus et anima perficiuntur eisdem perfectionibus, scilicet gratia, gloria et caritate. Ergo sunt eiusdem speciei. 10. Preterea. Quorum est idem finis uidetur esse eadem species, nam unumquodque ordinatur ad finem per suam formam, que est principium speciei. Set angeli et anime est idem finis, scilicet beatitudo eterna, ut patet per id quod dicitur Matth. XXII, quod filii resurrectionis erunt sicut angeli in celo; et Gregorius dicit quod anime assumuntur ad ordines angelorum. Ergo angelus et anima sunt eiusdem speciei. 11. Preterea. Si angelus et anima specie differunt, oportet quod angelus sit superior anima in ordine nature: et sic erit medius inter animam et Deum. Set inter mentem nostram et Deum non est medium, ut dicit Augustinus. Ergo angelus et anima non differunt specie. 12. Preterea. Impressio eiusdem ymaginis in diuersis non diuersificat speciem. Ymago enim circuli in auro et in argento sunt eiusdem speciei. Set tam in anima quam in angelo est ymago Dei. Ergo angelus et anima non differunt specie. 13. Preterea. Quorum est eadem diffinitio est eadem species. Set diffinitio angeli conuenit anime. Dicit enim Damascenus quod "angelus est substantia incorporea, semper mobilis, arbitrio libera, Deo ministrans, gratia, non natura, immortalitatem suscipiciens". Hec autem omnia anime humane conueniunt. Ergo anima et angelus sunt eiusdem speciei. 14. Preterea. Quecumque conueniunt in

discourant parce qu'elle conçoit la cause par l'effet et inversement. Mais ceci convient également aux anges. Il est dit en effet dans le livre De Causis90[90] que l'intelligence conçoit ce qui est au-dessus d'elle parce qu'elle en est l'effet, et ce qui est au-dessous d'elle parce qu'elle en est la cause. Donc l'ange ne diffère pas de l'âme par le fait d'une intellection avec ou sans discours. 9. Tous ceux qui sont rendus parfaits par des perfections identiques, semblent être identiques selon l'espèce, car l'acte propre procède d'une puissance propre. Or l'ange et l'âme sont rendus parfaits par des perfections identiques, à savoir par la grâce, la gloire, la charité. Ils sont donc de même espèce. 10. Ceux dont la fin est identique semble être de même espèce, car chacun est ordonné à la fin par sa forme, laquelle est principe de l'espèce. Or identique est la fin de l'ange et de l'âme, à savoir la béatitude éternelle, comme il ressort de ce que dit Matthieu : "Les fils de la résurrection seront comme les anges dans le ciel"91[91] ; et Grégoire dit que les âmes seront élevées aux ordres des anges92[92]. Donc l'ange et l'âme sont de même espèce. 11. Si l'ange et l'âme diffèrent par l'espèce, il faut que l'ange soit supérieur à l'âme dans l'ordre de la nature ; il sera ainsi intermédiaire entre l'âme et Dieu. Mais entre notre esprit et Dieu il n'y a pas d'intermédiaire, comme dit Augustin93[93]. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce. 12. L'impression d'une même image en des [sujets] divers ne diversifie pas l'espèce. En effet l'image du cercle, qu'elle soit dans l'or ou l'argent, reste de même espèce. Or l'image de Dieu est dans l'âme autant que dans l'ange. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce. 13. A définition identique, espèce identique. Or la définition de l'ange convient à l'âme. En effet Damascène dit que "l'ange est une

90[90] Liber De causis, prop. 7. 91[91] Mt, 22, 30. 92[92] Grégoire le Grand, Homélies sur l'Evangile, II, 34 (PL 76, 1252). 93[93] De utilitate credendi, XV, 34 (PL 42, 82) ; De Trinitate, XV, I 1 (PL 42, 1057)

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ultima differentia sunt eadem speciei, quia ultima differentia est constitutiua speciei. Set angelus et anima conueniunt in ultima differentia, in hoc, scilicet, quod est intellectuale esse, quod oportet esse ultimam differentiam, cum nihil sit nobilius in natura angeli uel anime: semper enim ultima differentia est completissima. Ergo angelus et anima non differunt specie. 15. Preterea. Ea que non sunt in specie non possunt specie differre. Set anima non est in specie, set magis est pars speciei. Ergo non potest specie differre ab angelo. 16. Preterea. Diffinitio proprie competit speciei. Ea ergo que non sunt diffinibilia, non uidentur esse in specie. Set angelus et anima non sunt diffinibilia, cum non sint composita ex materia et forma, ut supra ostensum est: in omni enim diffinitione est aliquid ut materia et aliquid ut forma, ut patet per Philosophum in VIII Methaphysice, ubi ipse dicit quod si species rerum essent sine materiis, ut Plato posuit, non essent diffinibiles. Ergo angelus et anima non possunt proprie dici specie differre. 17. Preterea. Omnis species constat ex genere et differentia. Genus autem et differentia in diuersis fundantur, sicut genus hominis, quod est animal, in natura sensitiua; differentia eius, que est rationale, in natura intellectiua. In angelo autem et anima non sunt aliqua diuersa supra que genus et differentia fundari possint: essentia enim eorum est forma simplex; esse uero eorum nec genus nec differentia esse potest - Philosophus enim probat, in III Methaphysice, quod ens nec est genus nec differentia. Ergo angelus et anima non habent genus et differentiam, et ita non possunt specie differre. 18. Preterea. Quecumque differunt specie, differunt per differentias contrarias. Set in substantiis immaterialibus non est aliqua

substance incorporelle, toujours en mouvement, de libre arbitre, ministre de Dieu, recevant par grâce, non par nature, l'immortalité"94[94]. Toutes ces choses conviennent à l'âme humaine. Donc l'ange et l'âme sont de même espèce. 14. Tout ce qui se rencontre dans la différence ultime est de même espèce, car la différence ultime est constitutive de l'espèce. Mais l'ange et l'âme se rencontrent dans la différence ultime, à savoir dans l'être intellectuel, lequel doit être l'ultime différence puisque rien n'est plus noble dans la nature de l'ange ou de l'homme ; toujours en effet l'ultime différence est ce qu'il y a de plus accompli. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce. 15. Ce qui n'est pas identique à l'espèce, ne peut différer par l'espèce. Or l'âme n'est pas identique à l'espèce, elle est plutôt partie de l'espèce. Elle ne peut donc différer de l'ange par l'espèce. 16. La définition regarde proprement l'espèce. Ce qui n'est pas définissable ne paraît pas relever de l'espèce. Mais l'ange et l'âme ne sont pas définissables, puisqu'ils ne sont pas composés de matière et de forme, comme on l'a montré plus haut : dans toute définition en effet, quelque chose joue le rôle de matière et quelque chose le rôle de forme, comme le montre le Philosophe dans la Métaphysique95[95], où lui-même dit que si les espèces des choses étaient sans matière, comme Platon le soutient, elles ne seraient pas définissables. Donc l'ange et l'âme ne peuvent différer par l'espèce à proprement parler. 17. Toute espèce est constituée du genre et de la différence. Or le genre et la différence sont fondés diversement : ainsi le genre de l'homme - l'animal - dans la nature sensible ; la différence - le rationnel - dans la nature intellectuelle. Mais dans l'ange et l'âme, il n'est pas de diversité sur quoi puissent se fonder le genre et la différence : leur essence en effet est une forme simple ; et leur être ne peut admettre ni genre ni

94[94] J. Damascène, De Fide Orthodoxa, II, 3 (c. 17). 95[95] Aristote, Métaphysique, VIII, 1043 b 23-32.

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contrarietas, quia contrarietas est principium corruptionis. Ergo angelus et anima non differunt specie. 19. Preterea. Angelus et anima precipue differre uidentur per hoc quod angelus non unitur corpori, anima uero unitur. Set hoc non potest facere animam differre specie ab angelo: corpus enim comparatur ad animam ut materia; materia uero non dat speciem forme, set magis e conuerso. Nullo igitur modo angelus et anima differunt specie.

différence. Le Philosophe prouve en effet dans la Métaphysique que l'étant n'est ni genre ni différence. Donc l'ange et l'âme n'ont pas de genre ni de différence, et ainsi ne peuvent différer par l'espèce. 18. Tout ce qui diffère par l'espèce, diffère par différence de contraires. Mais dans les substances immatérielles il n'y a pas de contrariété, car la contrariété est principe de corruption. Donc l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce. 19. L'ange et l'âme semblent différer principalement par cela que l'ange n'est pas uni à un corps, à l'inverse de l'âme. Mais cela ne peut faire que l'âme diffère de l'ange par l'espèce : le corps en effet se rapporte à l'âme comme matière ; mais la matière ne spécifie pas la forme, c'est plutôt le contraire. Donc en aucune façon l'ange et l'âme ne diffèrent par l'espèce.

Sed contra. Ea que non differunt specie, etiam numero non differunt nisi per materiam. Set angelus et anima non habent materiam, ut ex superiori questione manifestum est. Ergo si angelus et anima non differunt specie, nec numero differunt; quod patet esse falsum. Relinquitur igitur quod differant specie.

En sens contraire : Ce qui ne diffère pas par l'espèce ne diffère pas non plus par le nombre, sinon par la matière. Mais l'ange et l'âme n'ont pas de matière, comme l'a montré la question précédente. Donc si l'ange et l'âme ne diffèrent pas par l'espèce, elles ne diffèrent pas non plus par le nombre, ce qui est manifestement faux. Reste donc qu'ils diffèrent par l'espèce.

Responsio. Dicendum quod quidam dicunt animam humanam et angelus esse eiusdem speciei. Et hoc uidetur primo posuisse Origenes. Volens enim uitare antiquorum hereticorum errores, qui diuersitatem rerum diuersis attribuebant principiis, diuersitatem boni et mali introducentes, posuit omnium rerum diuersitatem ex libero arbitrio processisse. Dixit enim quod Deus a principio fecit omnes creaturas equales, rationales scilicet, quarum quedam, Deo adherentes, in melius profecerunt secundum modum adhesionis ad Deum; quedam uero, a Deo per liberum arbitrium recedentes, in deterius ceciderunt secundum quantitatem recessus a Deo. Et sic quedam earum sunt

Réponse : Certains disent que l'âme humaine et l'ange sont de même espèce. Et la thèse semble avoir été soutenue d'abord par Origène96[96]. Voulant éviter les erreurs des anciens hérétiques, qui attribuaient la diversité des choses à divers principes, ceux-ci introduisant la diversité du bien et du mal, il soutint que la diversité de toutes les choses procédait du libre arbitre. Dieu, dit-il, fit en effet au commencement toutes les créatures égales ; s'agissant des rationnelles, certaines, adhérant à Dieu, progressèrent en mieux dans leur mode d'adhésion à Dieu ; mais d'autres, s'éloignant de Dieu en vertu de leur libre arbitre, tombèrent de pire en pire à la mesure de leur retrait de Dieu. Et ainsi, certaines d'entre elles furent

96[96] De principiis, II, 5, 4.

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incorporate corporibus celestibus, quedam uero corporibus humanis, quedam uero usque ad malignitatem demonum peruerse sunt, cum tamen ex sue creationis principio essent omnes uniformes. Set quantum ex eius positione uideri potest, Origenes attendit ad singularum creaturarum bonum, pretermissa consideratione totius. Sapiens tamen artifex in dispositione partium non considerat solum bonum huius partis aut illius, set multo magis bonum totius. Vnde edificator non facit omnes partes domus eque pretiosas, set magis et minus, secundum quod congruit ad bonam dispositionem domus. Et similiter in corpore animalis non omnes partes habent oculi claritatem, quia esset animal imperfectum; set est diuersitas in partibus animalis ut animal possit esse perfectum. Ita etiam Deus secundum suam sapientiam non omnia produxit equalia: sic enim imperfectum esset uniuersum, cui multi gradus entium deessent. Simile igitur est querere in operatione Dei quare unam creaturam fecerit alia meliorem, sicut queretur quare artifex in suo artificio partium diuersitatem instituit. Hac igitur Origenis ratione remota, sunt aliqui eius positionem mutantes dicendo omnes intellectuales substantias esse eiusdem speciei propter alias tamen rationes, que in obiciendo sunt tacte. Set ipsa positio uidetur esse impossibilis. Si enim angelus et anima ex materia et forma non componuntur, set sunt forme tantum, ut in precedenti questione dictum est, oportet quod differentia qua angeli ad inuicem distinguuntur, uel etiam ab anima, sit differentia formalis; nisi forte poneretur quod angeli etiam essent uniti corporibus sicut et anime, ut ex habitudine ad corpora differentia materialis in eis esse posset, sicut et de animabus supra dictum est. Set hoc non ponitur communiter, et si poneretur non proficeret ad hanc positionem: quia manifestum est quod illa corpora specie differrent ab humanis corporibus quibus anime uniuntur; et diuersorum corporum

incorporées aux corps célestes, d'autres aux corps humains, d'autres encore s'en retournèrent jusqu’à la malignité des démons, alors que cependant l'uniformité régnait au commencement de leur création. Mais, autant que sa position le laisse voir, Origène porta son attention au bien des créatures singulières en négligeant la considération du tout. Pourtant un sage artisan ne considère pas dans la disposition des parties seulement le bien de telle ou telle partie, mais beaucoup plus le bien du tout. C'est pourquoi le bâtisseur ne fait pas toutes les parties également précieuses, mais plus ou moins, selon leur concours à la bonne disposition de la maison. Et pareillement dans le corps animal, toutes les parties n'ont pas la clarté de l'œil, car l'animal serait imparfait ; mais il y a diversité dans les parties animales pour que l'animal puisse être rendu parfait. Ainsi encore Dieu, dans sa sagesse, n'a pas produit toutes choses égales : en effet l'univers serait imparfait si lui manquaient les multiples degrés des étants. Donc chercher pourquoi l'opération de Dieu fait telle créature meilleure qu'une autre serait chercher pourquoi l'artisan institue dans son œuvre la diversité des parties. Une fois écarté l'argument d'Origène, quelques uns modifièrent sa position en disant que toutes les substances intellectuelles sont de même espèce pour d'autres raisons (qui sont touchées dans les objections). Mais la position semble impossible. Si en effet l'ange et l'âme ne sont pas composés de matière et de forme mais ne sont que des formes, comme il a été dit dans la question précédente, il faut que la différence qui distingue les anges les uns des autres, ou encore de l'âme, soit une différence formelle ; à moins de supposer que les anges soient aussi unis à des corps comme les âmes : alors, du fait de leur rapport aux corps, une différence matérielle pourrait les distinguer, comme il a été dit des âmes précédemment. Mais cela n'est pas admis généralement, et si cela était, ne profiterait pas à cette position : car il est manifeste que de tels corps différeraient

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secundum speciem, diuersas perfectiones secundum speciem esse oportet. Hoc igitur remoto quod angeli non sint forme corporum, si non sint compositi ex materia et forma non remanet angelorum ad inuicem uel ad animam differentia nisi formalis. Formalis autem differentia speciem uariat, nam forma est que dat speciem rei. Et sic relinquitur quod non solum angeli ab anima, set ipsi etiam ab inuicem specie differant. Si quis autem ponat quod angeli et anima sint ex materia et forma compositi, adhuc hec opinio stare non potest. Si enim tam in angelis quam in anima sit materia de se una, sicut omnium corporum inferiorum est materia una, diuersificata tantum per formas, oportebit etiam quod diuisio illius materie unius et communis sit principium distinctionis angelorum ab inuicem et ab anima. Cum autem de ratione materie sit quod de se careat omni forma, non poterit intelligi diuisio materie ante receptionem forme, que secundum materie diuisionem multiplicatur, nisi per dimensiones quantitatiuas. Vnde Philosophus dicit, in I Physicorum, quod subtracta quantitate, substantia remanet indiuisibilis. Que autem componuntur ex materia dimensioni subiecta sunt corpora, et non solum corpori unita. Sic igitur angeli et anime sunt corpora, quod nullus sane mentis dixit, presertim cum probatum sit quod intelligere non possit esse actus corporis ullius. Si uero materia angelorum et anime non sit una et communis, set diuersorum ordinum, hoc non potest esse nisi secundum ordinem ad formas diuersas, sicut ponitur quod corporum celestium et inferiorum non sit una materia communis. Et sic talis differentia materie speciem faciet diuersam. Vnde impossibile uidetur quod angeli et anime sint eiusdem speciei. Secundum autem quid specie differant, considerandum restat. Oportet autem nos in cognitionem substantiarum

spécifiquement des corps humains auxquels les âmes humaines sont unies ; et des divers corps selon l'espèce, il faut qu'il y ait diverses perfections selon l'espèce. Donc une fois écartée la thèse que les anges ne sont pas formes des corps, s'ils ne sont pas composés de matière et de forme, ne demeure entre les anges, ou entre les anges et l'âme, qu'une différence formelle. Or une différence formelle fait varier l'espèce, car c'est la forme qui donne l'espèce d'une chose. Reste ainsi que les anges différent par l'espèce non seulement de l'âme mais encore entre eux. Mais si quelqu'un soutient que les anges et l'âme sont composés de matière et de forme, cette opinion non plus ne pourra tenir. Si en effet, dans les anges aussi bien que dans l'âme, unique est de soi la matière, comme unique est la matière de tous les corps inférieurs, et diversifiée seulement par les formes, il faudra encore que la division de cette matière unique et commune soit principe de distinction entre les anges et des anges à l'âme. Or comme il est de la raison de la matière d'être privée de soi de toute forme, on ne pourra comprendre la division de la matière avant la réception de la forme, qui se multiplie selon la division de la matière, sinon par les dimensions quantitatives. C'est pourquoi le Philosophe dit dans les Physiques97[97] que, ôtée la quantité, la substance demeure indivisible. Or tout ce qui est composé de matière sujette à la quantité, est un corps, et non pas seulement uni à un corps. Ainsi donc les anges et l'âme sont des corps, ce qu'aucun homme sain d'esprit n'a dit, puisqu'il est notamment prouvé que l'intellection ne peut être l'acte d'aucun corps. En vérité, si la matière des anges et de l'âme n'est pas unique et commune, mais [relève] d'ordres divers, cela ne peut être qu'en fonction de sa référence à des formes diverses, de même qu'il n'y a pas, dit-on, de matière unique commune entre les corps célestes et les inférieurs. C'est ainsi qu'une telle différence de matière fait la diversité

97[97] Aristote, Physiques, I, 185 a 32 - b 5.

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intellectualium per considerationem substantiarum materialium peruenire. In substantiis autem materialibus diuersi gradus perfectionis nature diuersitatem speciei instituit. Et hoc quidem facile patet si quis ipsa genera materialium substantiarum consideret: manifestum est enim quod corpora mixta supergrediuntur ordine perfectionis elementa; plante autem corpora mineralia; et animalia, plantas. Et in singulis generibus, secundum gradum perfectionis naturalis, diuersitas specierum inuenitur: nam in elementis terra est infimum, ignis uero nobilissimum; similiter autem in mineralibus gradatim natura inuenitur per diuersas species proficere usque ad speciem auri; in plantis autem usque ad speciem arborum perfectarum; et in animalibus usque ad speciem hominis; cum tamen quedam animalia sint plantis propinquissima, ut immobilia, que habent solum tactum, et similiter plantarum quedam sunt inanimatis propinque, ut patet per Philosophum in libro De uegetabilibus. Et propter hoc Philosophus dicit, in VIII Methaphysice, quod species rerum naturalium sunt sicut species numerorum, in quibus unitas addita uel subtracta speciem uariat. Ita igitur et in substantiis immaterialibus diuersus gradus perfectionis nature facit differentiam speciei. Set quantum ad aliquid differenter se habet in substantiis materialibus et immaterialibus. Vbicumque enim est diuersitas graduum, oportet quod gradus considerentur per ordinem ad aliquod principium unum. In substantiis igitur materialibus attenduntur diuersi gradus speciem diuersificantes in ordine ad primum principium, quod est materia. Et inde est quod prime species sunt imperfectiores, posteriores uero perfectiores, et per additionem se habentes ad primas: sicut mixta corpora habent speciem perfectiorem quam sint

des espèces. D'où il est impossible, semble-t-il, que les anges et l'âme soient de même espèce. Reste à considérer pour quelle raison ils diffèrent par l'espèce. Or il nous faut parvenir à la connaissance des substances intellectuelles par la considération des substances matérielles. En celles-ci les divers degrés de perfection de la nature institue la diversité d'espèce. Ce qu'il est facile de montrer à considérer les genres eux-mêmes des substances matérielles ; il est manifeste en effet que les corps mixtes surpassent en rang de perfection les éléments ; les plantes, les corps mixtes, et les animaux, les plantes. Et en chacun des genres, on trouve, selon les degrés de perfection naturelle, diversité d'espèces : car chez les éléments, le terre est au plus bas, le feu ce qu'il y a de plus noble ; pareillement dans les minéraux, on découvre que la nature progresse graduellement à travers diverses espèces jusqu'à l'espèce de l'or ; chez les plantes jusqu'à l'espèce des plantes parfaites ; et chez les animaux jusqu'à l'espèce de l'homme ; cependant, certains animaux, qui disposent seulement du tact, sont très proche des plantes par leur immobilité, et pareillement certaines plantes sont proches des choses inanimées, comme le montre le Philosophe dans le De Vegetabilibus98[98]. A cause de cela, le Philosophe dit dans la Métaphysique99[99] que les espèces des choses naturelles sont comme les espèces des nombres, dans lesquelles une unité ajoutée ou soustraite fait varier l'espèce. Ainsi donc aussi dans les substances immatérielles les divers degrés de perfection de la nature fait la différence d'espèce. Mais sur un point il en va différemment dans les substances matérielles et les immatérielles. Partout en effet où il y a diversité de degrés, il faut que les degrés soient disposés en ordonnance à quelque principe unique. Dans les substances

98[98] Faussement attribué à Aristote, cf. J. Damascène, De Plantis, I, 18. 99[99] VIII, 1043 b 33 - 1044 a 2.

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species elementorum, utpote habentia in se quicquid habent elementa et adhuc amplius; et similis est comparatio plantarum ad corpora mineralia et animalium ad plantas. In substantiis uero immaterialibus ordo graduum diuersarum specierum attenditur non quidem secundum comparationem ad materiam, quam non habent, set secundum comparationem ad primum agens, quod oportet esse perfectissimum. Et ideo prima species in eis est perfectior secunda, utpote similior primo agenti; et secunda diminuitur a perfectione prime, et sic deinceps usque ad ultimam earum. Summa autem perfectio primi agentis in hoc consistit, quod in uno simplici habet omnimodam bonitatem et perfectionem. Vnde quanto aliqua substantia immaterialis fuerit primo agenti propinquior, tanto in sua natura simplici perfectiorem habet suam bonitatem, et minus indiget inherentibus formis ad sui completionem. Et hoc quidem gradatim producitur usque ad animam humanam, que in eis tenet ultimum gradum, sicut materia prima in genere rerum sensibilium. Vnde in sui natura non habet perfectiones intelligibiles, set est in potentia ad intelligibilia, sicut materia prima ad formas sensibiles; unde ad propriam operationem indiget ut fiat in actu formarum intelligibilium, acquirendo eas per sensitiuas potentias a rebus exterioribus. Et cum operatio sensus sit per organum corporale, ex ipsa conditione sue nature competit ei quod corpori uniatur, et quod sit pars speciei humane, non habens in se speciem completam.

matérielles, on observera que les divers degrés diversifiant les espèces le sont par ordonnance à ce premier principe qu'est la matière. De là vient que les premières espèces sont plus imparfaites et les suivantes plus parfaites, et se comparent aux premières par addition : ainsi les corps mixtes sont d'une espèce plus parfaite que celle des éléments, attendu qu'ils ont en eux tout ce qu'ont les éléments et quelque chose en plus ; semblable est le rapport des plantes aux corps minéraux, et des animaux aux plantes. En revanche, dans les substances immatérielles on observe une ordonnance des degrés des diverses espèces, non par rapport à la matière, qu'ils n'ont pas, mais par rapport à l'agent premier, qui doit être très parfait. Et ainsi la première espèce est chez elles plus parfaite que la seconde, parce que plus semblable au premier agent ; et la perfection de la seconde en diminution de la première, et ainsi de suite jusqu'à la dernière d'entre elles. D'autre part, la perfection la plus haute, celle du premier agent, consiste en ceci que dans une simplicité unique il possède la bonté et la perfection sous toutes ses formes. C'est pourquoi, autant une substance immatérielle sera proche du premier agent, autant elle sera dans la simplicité de sa nature d'une bonté plus parfaite, et moins elle aura besoin de formes intérieurement acquises pour son accomplissement. Et ceci se vérifie graduellement jusqu'à l'âme humaine, qui tient le degré le plus bas, comme la matière première dans le genre des choses sensibles. Aussi n'a-t-elle pas dans sa nature de formes intelligibles en acte, mais elle est en puissance aux intelligibles ; c'est pourquoi elle a besoin pour son opération propre d'être actualisée par les formes intelligibles, les acquérant des choses extérieures par les puissances sensitives. Et comme l'opération sensitive se fait par un organe corporel, il appartient à la condition même de sa nature d'être unie à un corps, et d'être partie de l'espèce humaine, n'ayant pas en soi la complétude de l'espèce.

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1. Ad primum ergo dicendum quod intelligere angeli et anime non est eiusdem speciei. Manifestum est enim quod si forme que sunt principia operationum differant specie, necesse est et operationes ipsas specie differre: sicut calefacere et infrigidare differunt secundum differentiam caloris et frigoris. Species autem intelligibiles quibus anime intelligunt sunt a fantasmatibus abstracte. Et ita non sunt eiusdem rationis cum speciebus intelligibilibus quibus angeli intelligunt, que sunt eis innate, secundum quod dicitur in libro De causis quod omnis intelligentia est plena formis. Vnde et intelligere hominis et angeli non est eiusdem speciei. Ex hac differentia prouenit quod angelus intelligit sine discursu, anima autem cum discursu; que necesse habet ex sensibilibus effectibus in uirtutes causarum peruenire, et ab accidentibus sensibilibus in essentias rerum, que non subiacent sensui. 2. Ad secundum dicendum quod anima intellectualis principia et conclusiones intelligit per species a fantasmatibus abstractas; et ideo non est diuersum intelligere secundum speciem. 3. Ad tertium dicendum quod motus reducitur ad genus et speciem eius ad quod terminatur motus, in quantum eadem forma est que ante motum est tantum in potentia, in ipso motu medio modo inter actum et potentiam, in termino motus in actu completo. Set intelligere anime cum discursu et intelligere angeli sine discursu non est secundum formam eamdem specie. Vnde non oportet quod sit unitas speciei. 4. Ad quartum dicendum quod species rei iudicatur secundum operationem competentem ei secundum propriam naturam, non autem secundum operationem que competit ei secundum participationem alterius nature. Sicut non iudicatur species ferri secundum adustionem que competit ei prout est ignitum: sic enim eadem iudicaretur

Solutions : 1. L'intellection de l'ange et celle de l'âme ne sont pas de même espèce. Il est manifeste en effet que si les formes au principe de l'opération diffèrent par l'espèce, il en ira nécessairement de même des opérations : ainsi chauffer et refroidir diffèrent selon la différence de la chaleur et du froid. Or les espèces intelligibles par lesquelles les âmes font acte d'intellection sont abstraites des images. Et ainsi elles ne sont pas de même nature que les espèces intelligibles par lesquelles les anges font acte d'intellection : celles-ci leur sont innées, et c'est pourquoi le livre De Causis100[100] dit que chaque Intelligence est pleine de formes. Par conséquence l'intellection de l'ange et celle de l'âme ne sont pas de même espèce. Cette différence fait que l'ange conçoit sans discours, mais l'âme avec discours, car il lui est nécessaire de parvenir au discernement des causes à partir des effets sensibles, et à partir des accidents sensibles à l'essence des choses, laquelle ne relève pas du sens. 2. L'âme intellectuelle conçoit les principes et les conclusions par les espèces abstraites des images ; et ainsi il n'y a pas de diversité spécifique d'intellection. 3. Le mouvement est réductible au genre, et son espèce au terme du mouvement, en tant que la même forme est avant le mouvement seulement en puissance, dans le mouvement même intermédiaire entre la puissance et l'acte, et au terme du mouvement complètement en acte. Mais l'intellection de l'âme - avec discours - et celle de l'ange - sans discours - ne sont pas de même espèce quant à la forme. De là ne s'impose pas l'unité d'espèce. 4. L'espèce d'une chose se juge selon l'opération qui lui revient en raison de sa nature propre, mais non selon l'opération qui lui revient en raison de sa participation à une autre nature. Par exemple on ne juge pas l'espèce du fer de par l'embrasement qui lui revient par la mise en feu : autrement on jugerait que le fer et le bois sont de même

100[100] Prop. 9

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species ferri et ligni, quod etiam ignitum adurit. Dico ergo quod uidere in Verbo est operatio supra naturam anime et angeli, utrique conueniens secundum participationem superioris nature, scilicet diuine, per illustrationem glorie. Vnde non potest concludi quod angelus et anima sint eiusdem speciei. 5. Ad quintum dicendum quod in diuersis angelis non sunt species intelligibiles eiusdem rationis, nam quanto substantia intellectualis est superior et Deo propinquior, qui omnia per unum quod est sua essentia intelligit, tanto forme intelligibiles in ipsa sunt magis eleuate et uirtuosiores ad plura cognoscenda. Vnde dicitur in libro De causis quod superiores intelligentie intelligunt per formas magis uniuersales. Et Dionysius dicit, XII cap. Celestis ierarchie, quod superiores angeli habent scientiam magis uniuersalem. Et ideo intelligere diuersorum angelorum non est eiusdem speciei, licet utrumque sit sine discursu, quia intelligunt per species innatas, non aliunde acceptas. 6. Ad sextum dicendum quod magis et minus est dupliciter: uno modo secundum quod materia eamdem formam diuersimode participat, ut lignum albedinem, et secundum hoc magis et minus non diuersificat speciem; alio modo secundum diuersum gradum perfectionis formarum, et hoc diuersificat speciem. Diuersi enim colores specie sunt secundum quod magis uel minus propinque se habent ad lucem. Et sic magis et minus in diuersis angelis inuenitur. 7. Ad septimum dicendum quod licet omnes anime non equaliter intelligant, tamen omnes intelligunt per species eiusdem rationis, scilicet a fantasmatibus acceptas. Vnde et hoc quod inequaliter intelligunt contingit ex diuersitate uirtutum sensitiuarum a quibus species abstrahuntur, que etiam prouenit secundum diuersam dispositionem

espèce parce qu'ils brûlent une fois enflammés. Je dis donc que "voir dans le Verbe" est une opération surnaturelle de l'âme et de l'ange, leur revenant à l'une et à l'autre en raison de leur participation à une nature supérieure, à savoir divine, par l'illumination de la gloire. D'où l'on ne peut conclure que l'ange et l'âme sont de même espèce. 5. Par rapport à la diversité des anges les espèces intelligibles ne sont pas de même raison, car autant une substance intellectuelle est supérieure et plus proche de Dieu, lequel comprend toute chose par l'unité de son essence, autant les formes intelligibles sont en elle plus élevées et plus aptes à devoir connaître la pluralité. C'est pourquoi il est dit dans le De Causis101[101] que les Intelligences supérieures conçoivent par des formes plus universelles. Et Denys dit dans la Hiérarchie céleste102[102] que les anges supérieurs ont une science plus universelle. Et ainsi l'intellection n'est pas de même espèce selon la diversité des anges, bien qu'elle soit sans discours pour les uns et pour les autres, parce qu'ils conçoivent par des espèces innées, non reçues des choses qu'elles font connaître. 6. Le plus et le moins se disent en deux sens. Premièrement suivant que la matière participe diversement à une même forme, ainsi le bois à la blancheur et alors le plus et le moins ne diversifient pas l'espèce. Secondement suivant les divers degrés de perfection des formes, alors le plus et le moins diversifient l'espèce. En effet la diversité des espèces de couleurs résulte de la proximité plus ou moins grande qu'elles ont à la lumière. C'est ainsi que l'on rencontre le plus ou le moins dans la diversité des anges. 7. Bien que toutes les âmes ne fassent pas également acte d'intellection, toutes cependant conçoivent par des espèces de même nature, à savoir reçues des images. Et c'est pourquoi le fait qu'elles soient inégales en intelligence vient de la diversité des

101[101] Ibid. 102[102] XII, 2.

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corporum. Et sic patet quod hoc magis et minus non diuersificant speciem, cum sequatur materialem diuersitatem. 8. Ad octauum dicendum quod cognoscere aliquid per alterum contingit dupliciter: uno modo sicut cognoscere unum cognitum per aliud cognitum, ita quod sit distincta cognitio utriusque, sicut homo per principium cognoscit conclusionem, seorsum considerando utrumque; alio modo sicut cognoscitur aliquid cognitum per speciem qua cognoscitur, ut uidemus lapidem per speciem lapidis que est in oculo. Primo igitur modo cognoscere unum per alterum facit discursum, non autem secundo modo. Set hoc modo angeli cognoscunt causam per effectum et effectum per causam, in quantum ipsa essentia angeli est similitudo quedam sue cause, et assimilat sibi suum effectum. 9. Ad nonum dicendum quod perfectiones gratuite conueniunt anime et angelo per participationem diuine nature. Vnde dicitur II Petri I: "per quem maxima et pretiosa nobis dona donauit ut diuine nature consortes" etc. Vnde per conuenientiam in istis perfectionibus non potest concludi unitas speciei. 10. Ad decimum dicendum quod ea quorum unus est finis proximus et naturalis sunt unum secundum speciem. Beatitudo autem uite eterne est finis ultimus et supernaturalis. Vnde ratio non sequitur. 11. Ad undecimum dicendum quod Augustinus non intelligit nichil esse medium inter mentem nostram et Deum secundum gradum dignitatis et nature, quia etiam una anima est alia nobilior; set quia mens nostra immediate a Deo iustificatur et in eo beatificatur. Sicut si diceret quod aliquis miles simplex immediate est sub rege, non quin alii superiores eo sint sub rege, set quia nullus habet dominium super eum nisi rex. 12. Ad duodecimum dicendum quod

pouvoirs sensitifs d'où sont abstraites les espèces, diversité qui provient elle-même de la diversité des dispositions des corps. Il apparaît ainsi que ce plus et moins ne diversifie pas l'espèce puisqu'il suit la diversité matérielle. 8. Connaître quelque chose par une autre advient de deux façons. Premièrement quand on connaît l'une par l'autre, de telle sorte que soit distincte la connaissance de l'une et de l'autre, comme lorsque l'homme connaît la conclusion par le principe, en considérant séparément l'un et l'autre. Secondement quand l'objet connu l'est par l'espèce qui le fait connaître, par exemple quand nous voyons la pierre par l'espèce de la pierre qui est dans l'œil. Selon la première façon, connaître l'un par l'autre fait le discours, mais non l'autre façon. Or c'est de cette dernière façon que l'ange connaît l'effet par la cause et la cause par l'effet, en tant que l'essence même de l'ange est une certaine similitude de sa cause et qu'elle rend semblable à soi son effet. 9. Les perfections de la grâce conviennent à l'âme et à l'ange par la participation à la divine nature, d'après ce qui est dit dans la seconde épître de Pierre : "Par elle [la puissance de Dieu], les plus grandes et précieuses promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature" etc.103[103] Par conséquent on ne peut conclure de la concordance dans ces perfections à l'unité d'espèce. 10. Les choses dont la fin immédiate et naturelle est une, sont unes selon l'espèce. Mais la béatitude est la fin ultime et surnaturelle. Donc la raison ne suit pas. 11. Augustin ne pense pas qu'il n'y ait rien d'intermédiaire entre notre esprit et Dieu sous la raison du degré de dignité et de nature, puisque même une âme est plus noble qu'une autre ; par contre il pense que notre âme est immédiatement justifiée par Dieu et béatifiée en lui. Il dirait aussi bien qu'un simple soldat est immédiatement sous le roi, non pas que d'autres ne lui soient supérieurs sous le roi, mais parce que nul

103[103] 2 Pe, 1, 4.

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neque anima neque angelus est perfecta ymago Dei, set solus Filius. Et ideo non oportet quod sint eiusdem speciei. 13. Ad tertium decimum dicendum quod predicta diffinitio non conuenit anime eodem modo sicut angelo. Angelus enim est substantia incorporea, et quia non est corpus et quia non est corpori unita; quod de anima dici non potest. 14. Ad quartum decimum dicendum quod ponentes animam et angelum unius speciei esse in hac ratione maximam uim constituunt, set non necessario concludit: quia ultima differentia debet esse nobilior non solum quantum ad nature nobilitatem, set etiam quantum ad determinationem, quia ultima differentia est quasi actus respectu omnium precedentium. Sic igitur intellectuale non est nobilissimum in angelo uel anima, set intellectuale sic uel illo modo; sicut de sensibili patet: aliter enim omnia bruta animalia essent eiusdem speciei. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anima est pars speciei, et tamen est principium dans speciem; et secundum hoc queritur de specie anime. 16. Ad sextum decimum dicendum quod licet sola species proprie diffiniatur, non tamen oportet quod omnis species sit diffinibilis. Species enim immaterialium rerum non cognoscuntur per diffinitionem uel demonstrationem, sicut cognoscitur aliquid in scientiis speculatiuis, set per simplicem intuitum ipsarum. Vnde nec angelus proprie potest diffiniri - non enim scimus de eo quid est -, set potest notificari per quasdam negationes. Anima etiam diffinitur ut est corporis forma. 17. Ad septimum decimum dicendum quod genus et differentia possunt accipi dupliciter. Vno modo secundum considerationem realem, prout considerantur a methaphysico et naturali: et sic oportet quod genus et differentia super diuersas naturas fundentur. Et hoc modo nihil prohibet dicere quod in substantiis spiritualibus non sit genus et differentia, set sint forme tantum et

n'a propriété sur lui sinon le roi. 12. Ni l'ange ni l'âme n'est l'image parfaite de Dieu, mais seul le Fils. Et ainsi il ne faut pas qu'ils soient de même espèce. 13. La définition susdite ne convient pas de la même façon à l'âme et à l'ange. L'ange est en effet une substance incorporelle, et parce qu'il n'est pas un corps et parce qu'il n'est pas uni à un corps, ce qui ne peut être dit de l'âme. 14. Ceux qui affirment que l'âme et l'ange sont de la même espèce confèrent une valeur maximale à ce raisonnement, mais il ne conclut pas nécessairement. La différence ultime en effet doit être plus noble non seulement quant à la noblesse de la nature mais encore quant à ce qu'elle détermine, parce que la différence ultime est un quasi acte au regard de tout ce qui précède. Ainsi donc l'intellectualité n'est pas plus noble dans l'ange ou dans l'âme, mais elle ne l'est pas de la même façon ici et là ; il en va manifestement de même du sensible : autrement tous les animaux bruts seraient de même espèce. 15. L'âme est partie de l'espèce, elle est cependant le principe donnant l'espèce ; c'est en ce sens que porte la recherche sur l'espèce de l'âme. 16. Bien que la définition porte sur la seule espèce à proprement parler, il s'en faut pourtant que toute espèce soit définissable. Les espèces des choses immatérielles ne sont pas connues par définition ou démonstration, comme il en va dans les sciences spéculatives, mais elles sont connues par une simple intuition. Par conséquent l'ange ne peut être proprement défini - car nous ne savons pas de lui ce qu'il est - mais il peut être désigné par certaines négations. Quant à l'âme, elle est définie comme forme du corps. 17. Le genre et la différence peuvent être entendus en deux sens. En un premier sens, selon une considération réaliste, comme ils le sont par la Métaphysique ou la philosophie naturelle ; il faut alors que le genre et la différence soient fondés sur la diversité des natures. De ce point de vue rien n'empêche de dire que dans les

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species simplices. Alio modo secundum considerationem logicam: et sic genus et differentia non oportet quod fundentur super diuersas naturas, set supra unam naturam in qua consideratur aliquid proprium et aliquid commune. Et sic nihil prohibet genus et differentiam ponere in substantiis spiritualibus. 18. Ad octauum decimum dicendum quod naturaliter loquendo de genere et differentia oportet differentias esse contrarias, nam materia supra quam fundatur natura generis est susceptiua contrariarum formarum. Secundum autem considerationem logicam sufficit qualiscumque oppositio in differentiis, sicut patet in differentiis numerorum, in quibus non est contrarietas. Et similiter est in spiritualibus substantiis. 19. Ad nonum decimum dicendum quod licet materia non det speciem, tamen ex habitudine materie ad formam attenditur natura forme.

substances spirituelles il n'y ait pas de genre et de différence, mais seulement des formes et des espèces simples. Au second sens, selon une considération logique : alors il n'importe pas que le genre et la différence se fondent sur la diversité des natures, mais sur une nature unique dans laquelle on considère quelque chose de propre et quelque chose de commun. Et ainsi rien n'empêche de poser le genre et la différence dans les substances spirituelles. 18. Lorsqu'on parle du genre et de la différence en philosophie des réalités physiques, il faut que les différences soient des contraires, car la matière sur laquelle est fondée la nature du genre est de recevoir des formes contraires. Mais selon une considération logique, il suffit de quelque opposition dans les différences, comme on le voit dans les différences des nombres, où il n'y a pas de contrariété. Et pareillement dans les substances spirituelles. 19. Bien que la matière ne donne pas l'espèce, toutefois le rapport de la matière à la forme concerne la nature de la forme.

Questio 8. Vtrum anima rationalis tali corpori debuerit uniri quale est corpus humanum?

Question 8 — L'âme humaine devrait-elle être unie au corps humain tel qu'il est ?

Octauo queritur utrum anima rationalis tali corpori debuerit uniri quale est corpus humanum. Et uidetur quod non. Anima enim rationalis est subtilissima formarum corpori unitarum. Terra autem est infimum corporum. Non ergo fuit conueniens quod corpori terreno uniretur. 2. Sed dicebat: hoc corpus terrenum, ex hoc quod reductum est ad equalitatem complexionis, similitudinem habet cum celo, quod omnino caret contrariis, et sic nobilitatur ut ei anima rationalis conuenienter possit uniri. - Set contra. Si nobilitas corporis humani in hoc consistit quod corpori celesti assimilatur, sequitur quod corpus celeste nobilius sit. Set anima rationalis quolibet corpore nobilior est, cum capacitate sui intellectus omnia corpora transcendat. Ergo anima rationalis magis deberet corpori celesti uniri.

Objections : 1. Il semble que non. L'âme humaine est la plus subtile des formes unies à un corps. La terre est le plus infime des corps. Il ne fut donc pas convenable qu'elle fût unie à un corps terrestre. 2. On disait : ce corps terrestre, pour avoir été ramené à l'équilibre du tempérament, possède une similitude avec le ciel, lequel est totalement dépourvu de contraires ; il en tire une noblesse telle que l'âme rationnelle puisse lui être unie convenablement. En sens contraire : si la noblesse du corps humain découle de sa ressemblance au corps céleste, il s'ensuit que le corps céleste est plus noble que lui. Mais l'âme rationnelle est plus noble que n'importe quel corps, puisque par la capacité de son intellect elle transcende tous les corps. Donc l'âme rationnelle devrait plutôt être unie à un corps céleste.

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3. Sed dicebat quod corpus celeste nobiliori perfectione perficitur quam sit anima rationalis. - Set contra. Si perfectio corporis celestis nobilior est anima rationali, oportet quod sit intelligens, quia quodcumque intelligens quolibet non intelligente nobilius est. Si igitur corpus celeste aliqua substantia intellectuali perficitur, aut erit motor eius tantum, aut erit forma. Si tantum motor, adhuc remanet quod corpus humanum sit nobiliori modo perfectum quam corpus celeste: forma enim dat speciem ei cuius est forma, non autem motor. Vnde etiam nihil prohibet aliqua que secundum sui naturam ignobilia sunt, esse instrumenta nobilissimi agentis. Si autem substantia intellectualis est forma corporis celestis, aut huiusmodi substantia habet intellectum tantum, aut cum intellectu sensum et alias potentias. Si habet sensum et alias potentias, cum huiusmodi potentias necesse sit esse actus organorum quibus indigent ad operandum, sequetur quod corpus celeste sit corpus organicum, quod ipsius simplicitati et uniformitati repugnat. Si uero habet intellectum tantum, a sensu nichil accipientem, huiusmodi substantia in nullo indigebit unione corporis, quia operatio intellectus non fit per organum corporale. Cum igitur unio corporis et anime non sit propter corpus, set propter animam, quia materie sunt propter formas et non e conuerso, sequitur quod intellectualis substantia non uniatur corpori celesti ut forma. 4. Preterea. Omnis substantia intellectualis creata habet ex sui natura possibilitatem ad peccandum, quia potest auerti a summo bono quod est Deus. Si igitur alique substantie intellectuales uniantur corporibus celestibus ut forme, sequitur quod peccare poterunt. Pena autem peccati est mors, idest separatio anime a corpore, et cruciatio peccantium in inferno. Potuit ergo fieri quod corpora celestia morerentur per separationem animarum, et quod anime in inferno retruderentur.

3. On disait que le corps céleste est en perfection plus noble que l'âme rationnelle. En sens contraire : si la perfection du corps céleste est plus noble que l'âme rationnelle, il faut qu'il soit intelligent, car tout ce qui est intelligent, quel qu'il soit, est plus noble que ce qui ne l'est pas. Si donc un corps céleste est rendu parfait par quelque substance intellectuelle, celle-ci en sera, ou bien seulement le moteur, ou bien la forme. Si seulement le moteur, il n'en reste pas moins que le corps humain possède une modalité de perfection plus noble que celle du corps céleste : en effet la forme donne spécification à ce dont elle est la forme, mais non le moteur. C'est pourquoi rien n'empêche que des réalités dont la nature est dépourvue de noblesse, servent d'instruments à l'agent le plus noble. Mais si la substance intellectuelle est la forme du corps céleste, ou bien une telle substance possède seulement l'intellect, ou bien, avec l'intellect, le sens et les autres puissances. Si elle a le sens et les autres puissances, comme il est nécessaire que de telles puissances soient l'acte des organes dont elles ont besoin pour agir, il s'ensuit que le corps céleste est un corps organique, ce qui répugne à la simplicité de son unité formelle. En revanche, si elle possède seulement l'intellect, un intellect ne recevant rien du sens, une telle substance n'a nul besoin d'union au corps, puisque l'opération de l'intellect ne se fait pas par un organe corporel. Donc, puisque l'union du corps et de l'âme n'est pas pour le corps mais pour l'âme, (parce que les matières sont pour les formes et non l'inverse), il s'ensuit que la substance intellectuelle n'est pas unie au corps céleste comme étant sa forme. 4. Toute substance intellectuelle créée a par nature la possibilité de pécher, parce qu'elle peut se détourner du bien suprême qui est Dieu. Si donc des substances intellectuelles sont unies comme formes à des corps célestes, elles peuvent pécher. Or la peine du péché, c'est la mort, c'est-à-dire la séparation de l'âme et du corps, et le tourment des pécheurs en enfer. Par

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5. Preterea. Omnis intellectualis substantia capax est beatitudinis. Si igitur corpora celestia sunt animata animabus intellectualibus, huiusmodi anime sunt capaces beatitudinis. Et sic in eterna beatitudine non solum sunt angeli et homines, set etiam quedam nature medie; cum tamen sancti doctores tradant societatem sanctorum ex hominibus constare et angelis. 6. Preterea. Corpus Ade proportionatum fuit anime rationali. Set corpus nostrum dissimile est illi corpori: illud enim corpus ante peccatum fuit immortale et impassibile, quod nostra corpora non habent. Ergo huiusmodi corpora, qualia nos habemus, non sunt proportionata anime rationali. 7. Preterea. Nobilissimo motori debentur instrumenta optime disposita et obedientia ad operationem. Anima autem rationalis est nobilior inter motores inferiores. Ergo debetur sibi corpus maxime obediens ad suas operationes. Huiusmodi autem non est corpus quale nos habemus, quia caro resistit spiritui, et anima propter pugnam concupiscentiarum distrahitur hac atque illac. Non igitur anima rationalis tali corpori debuit uniri. 8. Preterea. Anime rationali conuenit habundantia spirituum in corpore perfectibili. Vnde cor hominis est calidissimum inter cetera animalia quantum ad uirtutem generandi spiritus; quod significat ipsa corporis humani rectitudo ex uirtute caloris et spirituum proueniens. Conuenientissimum igitur fuisset quod anima rationalis totaliter spirituali corpori fuisset unita. 9. Preterea. Anima est substantia incorruptibilis. Corpora autem nostra sunt corruptibilia. Non ergo conuenienter talibus corporibus anima rationalis unitur. 10. Preterea. Anima rationalis unitur corpori ad speciem humanam constituendam. Set melius conseruaretur humana species si corpus cui anima unitur esset incorruptibile: non enim esset necessarium quod per generationem

conséquent il a pu se faire que les corps célestes mourussent et que leur âme fût rétrogradée en enfer. 5. Toute substance intellectuelle est capable de la béatitude. Si donc les corps célestes sont animés par des âmes intellectuelles, de telles âmes sont capables de la béatitude. Et ainsi dans la béatitude éternelle il y a non seulement les anges et les hommes, mais encore certaines natures intermédiaires, alors que pourtant les saints docteurs enseignent que la société des saints se compose des anges et des hommes. 6. Le corps d'Adam fut proportionné à l'âme rationnelle. Mais notre corps est dissemblable à ce corps ; ce corps en effet, avant le péché, fut immortel et impassible, ce qui n'est pas le cas de nos corps. Donc les corps, tels que nous les avons, ne sont pas proportionnés à l'âme rationnelle. 7. Le moteur le plus noble exige les instruments les mieux disposés et soumis à [son] opération. Or l'âme rationnelle est ce qu'il y a de plus noble entre les moteurs inférieurs. Donc lui est dû pour ses opérations un corps parfaitement soumis. Or nous ne disposons pas d'un corps d'une telle qualité, car la chair résiste à l'esprit et l'âme est tirée de ci de là à cause de la guerre des concupiscences. Ainsi donc l'âme rationnelle n'a pas dû être unie à un tel corps. 8. A l'âme rationnelle convient l'abondance des esprits animaux dans un corps à parfaire. C'est pourquoi le corps de l'homme est le plus chaud parmi les autres animaux quant au pouvoir d'engendrer de telles forces : ce que signifie la station droite du corps humain provenant des forces de la chaleur et des esprits animaux. Ainsi donc il eût été très convenable que l'âme rationnelle fût unie à un corps totalement "spirituel". 9. L'âme est une substance incorruptible ; mais nos corps sont corruptibles. Il n'est donc pas convenable que l'âme soit unie à de tels corps. 10. L'âme rationnelle est unie au corps pour constituer l'espèce. Mais celle-ci eût été mieux conservée si le corps à quoi l'âme est

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species conseruaretur, set in eisdem secundum numerum conseruari posset. Ergo anima humana incorruptibilibus corporibus uniri debuit. 11. Preterea. Corpus humanum, ut sit nobilissimum inter inferiora corpora, debet esse simillimum corpori celesti, quod est nobilissimum corporum. Set corpus celeste omnino caret contrarietate. Ergo corpus humanum minimum debuit de contrarietate habere. Corpora autem nostra non habent minimum de contrarietate: alia enim corpora, ut lapidum et arborum, sunt durabiliora, cum tamen contrarietas sit principium dissolutionis. Non igitur anima rationalis debuit talibus corporibus uniri qualia nos habemus. 12. Preterea. Anima est forma simplex. Forme autem simplici competit materia simplex. Debuit igitur anima rationalis alicui corpori simplici uniri, utpote igni uel eri uel alicui huiusmodi. 13. Preterea. Anima humana uidetur cum principiis communionem habere; unde antiqui philosophi posuerunt animam esse de natura principiorum, ut patet in I De anima. Principia autem corporum sunt elementa. Igitur etsi anima non sit elementum aut ex elementis, saltem alicui corpori elementari debuit uniri, ut igni uel aeri uel alicui aliorum. 14. Preterea. Corpora similium partium minus recedunt a simplicitate quam corpora dissimilium partium. Cum igitur anima sit forma simplex, magis debuit uniri corpori similium partium quam corpori dissimilium. 15. Preterea. Anima unitur corpori ut forma et ut motor. Debuit igitur anima rationalis, que est nobilissima formarum, uniri corpori agillimo ad motum; cuius contrarium uidemus, nam corpora auium sunt agiliora ad motum, et similiter corpora multorum animalium quam corpora hominum. 16. Preterea. Plato dicit quod forme dantur a datore secundum merita materie,

unie était incorruptible : il ne serait plus nécessaire en effet que l'espèce fût conservée par la génération, mais elle pourrait être conservée en nombre dans les mêmes corps. Donc l'âme humaine a dû être unie à des corps incorruptible. 11. Le corps humain, pour être le plus noble parmi les corps inférieurs, doit être le plus semblable au corps céleste, qui est le plus noble des corps. Or le corps céleste est tout à fait exempt de contrariété. Donc le corps humain a dû avoir le minimum en fait de contrariété. Mais nos corps n'ont pas ce minimum : en effet d'autres corps, comme ceux des pierres et des arbres, sont plus durables, étant donné que la contrariété est principe de dissolution. Par conséquent l'âme rationnelle n'a pas dû être unie à des corps de même qualité que les nôtres. 12. L'âme est une forme simple. A une forme simple revient une matière simple. Donc l'âme rationnelle a dû être unie à quelque corps simple, tel que le feu, l'air, ou tout autre de ce genre. 13. L'âme humaine semble être en communion avec les principes, aussi les philosophes antiques ont-ils affirmé que l'âme est de la nature des principes, comme le montre le De anima104[104]. Or les principes des corps sont les éléments. Par conséquent, bien que l'âme ne soit pas un élément, ou [composée] d'éléments, elle a dû au moins être unie à un corps élémentaire, comme le feu, l'air ou l'un des autres éléments. 14. Les corps [composés] de parties semblables s'écartent moins de la simplicité que les corps [composés] de parties dissemblables. Comme l'âme est une forme simple, elle a dû être unie de préférence à un corps composé de parties semblables qu'à un corps composé de parties dissemblables. 15. L'âme est unie au corps en tant que forme et moteur. Par conséquent l'âme rationnelle, qui est la plus noble des formes, a dû être unie au corps le plus agile à se mouvoir. Nous voyons le contraire de cela,

104[104] Aristote, De anima I, 403 b 31 - 405 b 30.

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que dicuntur materie dispositiones. Set corpus humanum non habet dispositionem respectu tam nobilis forme, ut uidetur, cum sit grossum et corruptibile. Non igitur anima debuit tali corpori uniri. 17. Preterea. In anima humana sunt forme intelligibiles maxime particulate secundum comparationem ad substantias intelligibiles superiores. Set tales forme competerent operationi corporis celestis, quod est causa generationis et corruptionis horum particularium. Ergo anima humana debuit uniri corporibus celestibus. 18. Preterea. Nichil mouetur naturaliter dum est in suo ubi, set solum quando est extra proprium ubi. Celum autem mouetur in suo ubi existens. Ergo non mouetur naturaliter. Mouetur ergo ab anima, et ita habet animam sibi unitam. 19. Preterea. Enarrare est actus substantie intelligentis. Set "Celi enarrant gloriam Dei," ut in Psalmo dicitur. Ergo celi sunt intelligentes; ergo habent animam intellectiuam. 20. Preterea. Anima est perfectissima formarum. Debuit ergo uniri perfecto corpori. Corpus autem humanum uidetur esse imperfectissimum: non enim habet neque arma ad defendendum uel impugnandum, neque operimenta, neque aliquid huiusmodi que natura corporibus aliorum animalium tribuit. Non igitur talis anima tali corpori debuit uniri.

car les corps des oiseaux sont plus agile à se mouvoir que les corps humains, et pareillement les corps de beaucoup d'animaux. 16. Platon dit105[105] que les formes sont données par le Donateur selon les aptitudes (exigences) de la matière, c'est-à-dire les dispositions de la matière. Mais le corps humain n'a pas de disposition au regard d'une forme si noble, car, visiblement, il est grossier et corruptible. L'âme n'aurait donc pas dû être unie à un tel corps. 17. Dans l'âme humaine, les formes intelligibles sont très particularisées par comparaison aux substances intelligibles supérieures. Or de telles formes s'accorderaient à l'opération du corps céleste, qui est cause de génération et de corruption de ces choses particulières. Donc l'âme humaine aurait dû être unie aux corps célestes. 18. Rien n'est mû naturellement tant qu'il est dans son lieu, mais seulement quand il est hors de son propre lieu. Mais le ciel est mû tout en existant dans son lieu. Donc il n'est pas mû naturellement. Il est donc mû par une âme, et ainsi il possède une âme qui lui est unie. 19. Raconter est un acte de la substance intelligente. Or "les cieux racontent la gloire de Dieu", comme il est dit dans le psaume 18, 1. Par conséquent les cieux sont intelligents ; ils ont donc une âme intellective. 20. L'âme est la plus parfaite des formes. Par conséquent, elle a dû être unie à un corps parfait. Mais le corps humain paraît très imparfait : en effet il n'a ni arme pour se défendre ou pour attaquer, ni couverture, ni rien des atouts que la nature attribue aux corps des autres animaux. Par conséquent l'âme n'aurait pas dû être unie à un tel corps.

Set contra est quod dicitur Eccles. XVII: Deus de terra creauit hominem et secundum ymaginem suam fecit illum. Set opera Dei sunt conuenientia. Dicitur enim Gen. I: "Vidit Deus cuncta que

En sens contraire : Il est dit dans l'Ecclésiastique 17, 1-3 : "Dieu a créé l'homme de la terre et l'a fait à son image". Or les œuvres de Dieu sont sages. Il est dit en effet dans la Genèse :

105[105] Timée, 51 A.

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fecerat et erant ualde bona." Ergo conueniens fuit ut anima rationalis, in qua est Dei ymago, corpori terreno uniretur.

"Dieu vit que les choses qu'il avait faites étaient très bonnes" (1, 31). Il fut donc sage que l'âme rationnelle, où réside l'image de Dieu, fût unie à un corps terrestre.

Responsio. Dicendum quod cum materia sit propter formam et non e conuerso, ex parte anime oportet accipere rationem quale debeat esse corpus cui unitur. Vnde in II De anima dicitur quod anima non solum est corporis forma et motor, set etiam finis. Est autem ex superioribus disputatis questionibus manifestum quod ideo naturale est anime humane corpori uniri quia, cum sit infima in ordine intelligibilium substantiarum sicut materia prima est infima in ordine rerum sensibilium, non habet anima humana intelligibiles species sibi naturaliter inditas quibus in operationem propriam exire possit - que est intelligere -, sicut habent superiores substantie intelligibiles; set est in potentia ad eas, cum sit sicut tabula in qua nichil est scriptum, ut dicitur in III De anima. Vnde oportet quod species intelligibiles a rebus exterioribus accipiat mediantibus potentiis sensitiuis, que sine corporeis organis operationes proprias habere non possunt. Vnde et animam humanam necesse est corpori uniri. Si igitur propter hoc anima humana unibilis est corpori, quia indiget accipere species intelligibiles a rebus mediante sensu, necessarium est quod corpus, cui anima rationalis unitur, tale sit ut possit esse aptissimum ad representandum species sensibiles ex quibus in intellectu species intelligibiles resultent. Sic igitur oportet corpus cui anima rationalis unitur esse optime dispositum ad sentiendum. Set cum plures sint sensus, unus tamen est qui est fundamentum aliorum, scilicet tactus, in quo principaliter tota natura sensitiua consistit. Vnde et in II De anima dicitur quod propter hunc sensum primo animal dicitur. Et inde est quod

Réponse : Puisque la matière est pour la forme et non l'inverse, c'est du côté de l'âme qu'il faut apprendre à quel corps elle doit être unie. Car il est dit dans le De anima106[106] que l'âme est non seulement la forme et le moteur du corps, mais encore la fin. Or les questions disputées précédentes l'ont manifesté : il est naturel à l'âme d'être unie au corps humain pour la raison que, étant la dernière dans l'ordre des substances intelligibles comme la matière l'est dans l'ordre des choses sensibles, l'âme humaine n'a pas d'espèces intelligibles innées par lesquelles elle puisse mener à terme son opération propre - l'intellection - comme font les substances intelligibles supérieures, mais elle est en puissance à ces espèces, puisqu'elle est comme une table rase sur laquelle rien n'est inscrit, ainsi qu'il est dit dans le De anima107[107]. C'est pourquoi il faut qu'elle reçoive les espèces intelligibles des choses extérieures par la médiation des puissances sensibles, lesquelles ne peuvent avoir d'opération propre sans les organes corporels. Pour cette raison il est nécessaire que l'âme humaine soit unie à un corps. En conséquence, si l'âme humaine est susceptible d'être unie à un corps pour la raison qu'elle a besoin de recevoir les espèces intelligibles des choses par la médiation des sens, il est nécessaire que le corps, auquel l'âme rationnelle sera unie, soit tel qu'il puisse être le plus apte à représenter les espèces sensibles d'où proviendront les espèces intelligibles dans l'intellect. Il faut donc que le corps auquel l'âme rationnelle est unie soit le mieux possible apte à sentir. Or, s'il y a plusieurs sens, toutefois il en est un au fondement des autres, à savoir le tact, sur lequel repose en principe la nature

106[106] Aristote, De anima II, 425 b 10-15. 107[107] Id. ibid. III, 430 a 1.

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immobilitato hoc sensu, ut in somno accidit, omnes alii sensus immobilitantur. Et iterum: omnes alii sensus non solum soluuntur ab excellentia propriorum sensibilium, sicut uisus a rebus multum fulgidis et auditus a maximis sonis, set etiam ab excellentia sensibilium secundum tactum, ut a forti calore uel frigore. Cum igitur corpus cui anima rationalis unitur debeat esse optime dispositum ad naturam sensitiuam, necessarium est ut sit conuenientissimum organum sensus tactus. Propter quod dicitur in II De anima quod hunc sensum habemus certiorem inter omnia animalia, et quod propter bonitatem huius sensus etiam unus homo alio est habilior ad intellectuales operationes. Molles enim carne, qui sunt boni tactus, aptos mente uidemus. Cum autem organum cuiuslibet sensus non debeat habere in actu contraria quorum sensus est perceptiuus, set esse in potentia ad illa ut possit ea recipere - quia recipiens debet esse denudatum a recepto -, aliter necesse est hoc esse in organo sensus tactus et in organis aliorum sensuum. Organum enim uisus, scilicet pupilla, caret omnino albo et nigro, et uniuersaliter omni genere coloris; et similiter est in auditu et in olfactu. Hoc autem in tactu accidere non potuit, nam tactus est cognoscitiuus eorum ex quibus necesse est componi corpus animalis, scilicet caloris et frigoris, humidi et sicci. Vnde impossibile est quod organum tactus omnino sit denudatum a genere sui sensibilis, set oportet quod sit reductum ad medium: sic enim est in potentia ad contraria. Corpus ergo cui anima rationalis unitur, cum debeat esse conuenientissimum ad sensum tactus, oportet quod sit maxime reductum ad medium per equalitatem complexionis. In quo apparet quod tota operatio nature inferioris terminatur ad hominem sicut ad perfectissimum. Videmus enim

sensible toute entière. Aussi est-il dit dans le De anima108[108] que c'est à cause de ce sens que l'on parle d'abord d'animalité. Delà vient qu'en cas d'immobilisation de ce sens, comme il arrive dans le sommeil, tous les autres sens sont immobilisés. De plus, tous les autres sens non seulement sont détruits par l'excès de leurs propres sensibles, comme la vue par des choses très lumineuses, et l'ouïe par des sons très forts, mais encore par l'excès des sensibles relatifs au tact, comme par une forte chaleur ou froid. Par conséquent, puisque le corps auquel l'âme rationnelle est unie, doit être disposé le mieux possible envers la nature sensitive, il est nécessaire que le sens du tact soit un organe adapté au mieux. A cause de cela, il est dit dans le De anima109[109] que ce sens, nous l'avons plus précis que celui de tous les autres animaux, si bien qu'en raison de la qualité de ce sens un homme sera plus habile qu'un autre aux opérations intellectuelles. Ceux dont les chairs sont délicates, qui disposent par là d'un tact excellent, on constate leur aptitude à la vie mentale. Or puisque l'organe de chacun des sens ne doit pas avoir en acte les contraires dont le sens a la perception, mais leur être en puissance pour pouvoir les recevoir - car le récepteur doit être dépourvu de ce qu'il reçoit -, il est nécessaire que cela se produise dans le sens du tact autrement que dans les autres organes des sens. En effet, dans l'organe de la vue, à savoir la pupille, manquent totalement le blanc et le noir, et généralement tout genre de couleur ; et pareillement pour l'ouïe et l'odorat. Mais cela ne peut arriver dans le tact, car il est fait pour connaître ce qui est nécessaire à la composition du corps animal, à savoir le chaud et le froid, l'humide et le sec. C'est pourquoi il est impossible que l'organe du tact soit dépourvu du genre de son sensible, mais il faut qu'il soit placé en position médiane [de ces contraires] : c'est ainsi qu'il leur est en puissance. Donc, le corps auquel

108[108] Id. ibid. II, 413 b 2-5. 109[109] Id. ibid. II, 421 a 20-26.

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operationem nature procedere gradatim a simplicibus elementis, commiscendo ea quousque perueniatur ad perfectissimum commixtionis modum, qui est in corpore humano. Hanc igitur oportet esse dispositionem in communi corporis cui anima rationalis unitur, ut scilicet sit temperatissime complexionis. Si quis autem considerare uelit etiam particulares humani corporis dispositiones, ad hoc inueniet ordinatas, ut homo sit optimi sensus. Vnde, quia ad bonam habitudinem potentiarum sensitiuarum interiorum, puta ymaginationis et memorie et cogitatiue uirtutis, necessaria est bona dispositio cerebri, factus est homo habens maius cerebrum inter omnia animalia, secundum proportionem sue quantitatis. Et ut liberior sit eius operatio, habet caput sursum positum, quia solus homo est animal rectum, alia uero animalia curua incedunt. Et ad hanc rectitudinem habendam et conseruandam necessaria fuit habundantia caloris in corde, per quam multi spiritus generarentur, ut per caloris habundantiam et spirituum corpus possit in directum sustineri. Et per hunc modum ratio dispositionis corporis humani est assignanda quantum ad singula que sunt hominis propria. Set tamen considerandum est quod in hiis que sunt ex materia sunt quedam dispositiones in ipsa materia propter quas talis materia eligitur ad hanc formam; et sunt alie que consequuntur ex necessitate materie, et non ex electione agentis. Sicut ad faciendum serram artifex eligit duritiem in ferro, ut serra sit utilis ad secandum; set quod acies serre hebetari possit et fieri rubiginosa, hoc accidit ex necessitate materie. Magis enim artifex eligeret materiam ad quam hoc non consequeretur, si posset inueniri; set quia inueniri non potest, propter huiusmodi defectus consequentes non pretermittit ex materia conuenienti facere opus. Sic igitur et in corpore humano contingit: quod enim taliter sit commixtum et secundum partes dispositum, ut sit

l'âme est uni, comme il doit être adapté le mieux possible au sens du tact, il faut qu'il soit placé dans la position médiane la meilleure par l'équilibre du tempérament. Il apparaît en cela que toute l'opération de la nature inférieure se termine à l'homme comme à ce qu'il y a de plus parfait. Nous voyons en effet l'opération de la nature procéder graduellement à partir des éléments simples, en les combinant jusqu'à parvenir au dosage le plus parfait, celui du corps humain. Il faut donc que cette disposition soit communément dans le corps auquel l'âme rationnelle est unie, à savoir qu'il soit d'un tempérament très équilibré. Or si quelqu'un veut encore considérer les dispositions particulières du corps humain, il les trouvera ordonnées à ceci que l'homme soit doté de la meilleure sensibilité. C'est ainsi que pour une bonne tenue des puissances sensitives intérieures, comme l'imagination, la mémoire, et la faculté cogitative, est nécessaire une bonne disposition du cerveau. C'est pourquoi l'homme a été doté parmi les animaux d'un cerveau plus grand proportionnellement à son poids. Et pour que son opération soit plus libre, il a la tête en position supérieure, car seul l'homme est un animal de station verticale, tandis que les autres animaux avancent la tête courbée. Et pour acquérir et conserver cette verticalité, fut nécessaire l'abondance de la chaleur dans le cœur, de telle sorte que par l'abondance de la chaleur et des esprits animaux soit soutenue la station verticale. Et c'est de cette façon que l'on doit rendre compte de la disposition du corps humain quant aux singularités propres à l'homme. Il faut cependant considérer que dans les choses faites de matière, il y a certaines dispositions dans la matière même qui expliquent pourquoi telle matière est choisie pour telle forme ; et il y en a d'autres qui découlent des contraintes de la matière et non pas du choix de l'agent. Ainsi, pour faire une scie, l'artisan choisit la dureté du fer, pour que la scie soit apte à couper ; mais que le tranchant du fer puisse

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conuenientissimum ad operationes sensitiuas, est electum in hac materia a factore hominis; set quod hoc corpus sit corruptibile, fatigabile et huiusmodi defectus habeat, consequitur ex necessitate materie. Necesse est enim corpus sic commixtum ex contrariis, talibus subiacere defectibus. Nec potest obuiari per hoc quod Deus potuit aliter facere, quia in institutione nature non queritur quid Deus facere possit, set quid habeat rerum natura ut fiat, secundum Augustinum Super Genesim ad litteram. Sciendum tamen est quod in remedium horum defectuum, Deus homini in sua institutione contulit auxilium iustitie originalis, per quam corpus esset omnino subditum anime quamdiu anima Deo subderetur; ita quod nec mors, nec aliqua passio uel defectus, homini accideret nisi prius anima separaretur a Deo. Set per peccatum anima recedente a Deo, homo priuatus est hoc beneficio, et subiacet defectibus secundum quod natura materie requirit.

être émoussé ou devenir rouillé, cela vient des contraintes de la matière. En effet l'artisan préférerait une matière à l'abri de ces conséquences, s'il pouvait la trouver. Mais qu'il ne puisse la trouver, il n'omettra pas en raison de ces défauts inévitables de faire son œuvre avec la matière utilisable. Il en va donc ainsi du corps humain : qu'il soit de telle façon combiné et disposé selon ses parties pour être adapté le mieux possible aux opérations sensitives, il a été choisi dans cette matière-ci par le Créateur de l'homme ; mais que ce corps soit corruptible, fatigable, et souffre d'autres défauts de ce genre, cela découle des contraintes de la matière. Il est nécessaire en effet que le corps ainsi combiné de contraires soit assujetti à de telles défauts. On ne peut objecter à cela que Dieu aurait pu faire autrement, car, dans l'institution de la nature, il n'y a pas à chercher ce que Dieu pourrait faire, mais ce qu'est la nature des choses pour qu'il la fasse, d'après Augustin dans son commentaire sur la Genèse110[110]. Il faut savoir cependant qu'en remède à ces défauts, Dieu a conféré à l'homme lors de son institution l'aide de la justice originelle par laquelle le corps était soumis à l'âme tant que l'âme serait soumise à Dieu ; de telle sorte que ni la mort, ni quelque souffrance ou défaut n'arriveraient à l'homme à moins qu'auparavant l'âme ne se fût séparée de Dieu. Mais l'âme s'étant éloignée de Dieu par le péché, l'homme a été privé de ce bienfait et soumis aux défauts qu'implique la nature de la matière.

1. Ad primum ergo dicendum quod licet anima sit subtilissima formarum in quantum est intelligens, quia tamen, cum sit infima in genere formarum intelligibilium, indiget corpori uniri quod sit medie complexionis ad hoc quod per sensus species intelligibiles possit acquirere possit, necessarium fuit quod corpus cui unitur haberet plus in quantitate de grauibus elementis, scilicet terra et aqua. Cum enim ignis sit efficacioris uirtutis in agendo, nisi

Solutions : 1. L'âme est la plus subtile des formes en raison de son intelligence ; elle est cependant la dernière dans le genre des formes intellectives : elle a donc besoin d'être unie à un corps qui soit d'un tempérament médian. En effet pour qu'elle puisse acquérir par les sens les espèces intelligibles, il a été nécessaire que le corps auquel elle est unie possédât en quantité plus d'éléments lourds, à savoir plus de terre et d'eau. Comme en effet la vertu du

110[110] Augustin, De Gen. ad litt. II, 1 (PL 34, 263).

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secundum quantitatem inferiora elementa excederent, non posset fieri commixtio, et maxime reducta ad medium: ignis enim alia elementa consumeret. Vnde, in II De generatione, dicit Philosophus quod in corporibus mixtis naturaliter habundat plus terra et aqua. 2. Ad secundum dicendum quod anima rationalis unitur tali corpori non quia est simile celo, set quia est equalis commixtionis; set ad hoc sequitur aliqua similitudo ad celum secundum elongationem a contrariis. Set tamen secundum opinionem Auicenne unitur tali corpori propter similitudinem celi. Ipse enim uoluit inferiora a superioribus causari, ut scilicet corpora inferiora causarentur a corporibus celestibus; et cum peruenirent ad similitudinem corporum celestium per equalitatem complexionis sortirentur formam similem corporis celestis, quod dicit esse animatum. 3. Ad tertium dicendum quod de animatione corporum celestium est diuersa opinio et apud philosophos et apud fidei doctores. Nam apud philosophos Anaxagoras posuit intellectum regentem omnia esse omnino immixtum et separatum, et corpora celestia esse inanimata; unde etiam dampnatus ad mortem dicitur esse propter hoc quod dixit solem esse quasi lapidem ignitum, ut Augustinus narrat in libro De ciuitate Dei. Alii uero philosophi posuerunt corpora celestia esse animata. Quorum quidam dixerunt Deum esse animam celi, quod fuit ratio ydolatrie, ut scilicet celo et corporibus celestibus cultus diuinus attribueretur. Alii uero, ut Plato et Aristotiles, licet ponerent corpora celestia esse animata, ponebant tamen Deum esse aliquid superius anima celi, omnino separatum. Apud doctores etiam fidei, Origenes et sequaces ipsius

feu est d'un agir plus efficace, si les éléments inférieurs ne le dépassaient pas quantité, le mélange ne pourrait se faire ni surtout être ramené à une position médiane, car le feu consumerait les autres éléments. Aussi le Philosophe dit-il dans le De generatione111[111] que dans les corps mixtes abondent davantage la terre et l'eau. 2. L'âme est unie à un tel corps, non pas parce qu'il est semblable au ciel, mais parce que d'un mélange équilibré ; en revanche quelque similitude au ciel découle de l'éloignement des contraires. Mais selon l'opinion d'Avicenne112[112], l'âme est unie à un tel corps en vertu de sa similitude au ciel. Il voulait en effet que les inférieurs soient causés par les supérieurs, ainsi les corps inférieurs par les corps célestes : et comme ils parviendraient à la similitude des corps célestes par l'équilibre du tempérament, ils choisiraient une forme semblable au corps céleste, qu'il affirme être animé. 3. Au sujet de l'animation des corps célestes, il y a plusieurs opinions tant chez les philosophes que chez les docteurs de la foi. Car chez les philosophes, Anaxagore113[113] soutint que l'Intellect régissant toutes choses est totalement simple et séparé, et que les corps célestes sont inanimés. Il fut, dit-on, condamné à mort pour avoir dit que le soleil était comme une pierre en feu, ainsi que le raconte Augustin. Mais d'autres philosophes affirmèrent que les corps célestes étaient animés. Parmi eux, certains dirent que Dieu était l'âme du ciel, ce qui fut la raison de l'idolâtrie, à savoir un culte divin décerné au ciel et aux corps célestes. Mais d'autres, comme Platon et Aristote114[114], sans doute affirmaient que les corps célestes étaient animés, mais soutenaient cependant que Dieu était supérieur à l'âme du ciel et tout à fait séparé. Chez les docteurs de la foi aussi, Origène115[115] et ses disciples affirmèrent

111[111] Aristote, De generatione, II, 334 b 31 - 335 a 5. 112[112] Avicenne, Métaphysique, IX, 4. 113[113] Cf. Augustin, De civitate Dei, XVIII, 41, (PL41, 601). 114[114] Platon, Timée, 38 E et 39 E - 40 B ; Aristote, De caelo, II, 285 a 29-30. 115[115] Origène, De principiis, I, 7, 3-4.

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posuerunt corpora celestia esse animata. Quidam uero posuerunt ea inanimata, ut Damascenus ponit: que etiam positio apud modernos theologos communior est. Augustinus relinquit sub dubio, II Super Genesim ad litteram et in libro Enchiridion. Hoc igitur pro firmo tenentes, quod corpora celestia ab aliquo intellectu mouentur, saltem separato, propter argumenta utramque partem sustinentes, dicamus aliquam substantiam intellectualem esse perfectionem corporis celestis ut forma, que quidem habet solam potentiam intellectiuam non autem sensitiuam, ut ex uerbis Aristotilis accipi potest in II De anima et in XI Methaphysice; quamuis Auicenna ponat quod anima celi cum intellectu etiam habeat ymaginationem. Si autem habet intellectum tantum, unitur tamen corpori ut forma, non propter operationem intellectualem, set propter executionem uirtutis actiue, secundum quam potest adipisci diuinam similitudinem in causando per motum celi. 4. Ad quartum dicendum quod licet secundum naturam suam omnes substantie intellectuales create possint peccare, tamen ex electione diuina et predestinatione per auxilium gratie plures conseruate sunt ne peccarent, inter quas posset aliquis ponere animas corporum celestium; et precipue si demones qui peccauerunt fuerunt inferioris ordinis secundum Damascenum. 5. Ad quintum dicendum quod si corpora celestia sunt animata, anime eorum pertinent ad societatem angelorum. Dicit enim Augustinus in Enchiridion: "Nec illud quidem certum habeo utrum ad eamdem societatem, scilicet angelorum, pertineant sol et luna et cuncta sydera: quamuis nonnullis lucida esse corpora,

que les corps célestes étaient animés. Mais certains, comme Damascène116[116], les dirent inanimés : cette position est plus commune chez les théologiens modernes. Augustin demeure dubitatif117[117]. Tenant donc pour assuré que les corps célestes sont mus par quelque intellect, à tout le moins séparé, et soutenant de par les arguments l'une et l'autre partie, nous disons qu'une substance intellectuelle est la perfection du corps céleste en tant que forme, laquelle, certes, possède la seule puissance intellective, mais non la sensitive, comme on peut l'entendre des propos d'Aristote dans le De anima118[118] et la Métaphysique119[119] ; à l'inverse, Avicenne soutient que l'âme du ciel possède en plus de l'intellect l'imagination. Mais si elle ne possède que l'intellect, elle est unie au corps en tant que forme, non pas en vue de l'opération intellectuelle, mais pour l'exercice de sa puissance active, selon laquelle elle peut atteindre à une divine ressemblance en causant le mouvement du ciel. 4. Bien que par nature toutes les substances intellectuelles créées puissent pécher, cependant plusieurs en ont été préservées par l'élection divine et la prédestination au moyen du secours de la grâce, parmi lesquelles on peut ranger les âmes des corps célestes ; surtout si les démons qui péchèrent furent, d'après Damascène120[120], d'un ordre inférieur. 5. Si les corps célestes sont animés, leurs âmes appartiennent à la société des anges. Augustin dit en effet dans l'Enchiridion : "Je ne tiens pas pour certain que le soleil et la lune et l'ensemble des astres appartiennent à la même société, à savoir celle des anges : encore que pour quelques uns ils paraissent être des corps lumineux, sans intelligence ni sensibilité"121[121].

116[116] J. Damascène, De fide orthodoxa, II, 6. 117[117] Augustin, De Gen. ad litt. II, 18 (PL 34, 279-280) ; Enchiridion, XV, 18 (PL 40, 259-260). 118[118] De anima, 414 b 17-19. 119[119] Métaphysique XII, 1072 a 20- b 1. 120[120] De Fide orthod. II, 14. 121[121] Enchiridion XV, 58 (PL 40, 260).

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non cum sensu uel intelligentia, uideantur". 6. Ad sextum dicendum quod corpus Ade fuit proportionatum anime humane, ut dictum est, non solum secundum quod requirit natura, set secundum quod contulit gratia, qua quidem gratia priuamur, natura eadem manente. 7. Ad septimum dicendum quod pugna que est in homine ex contrariis concupiscentiis etiam ex necessitate materie prouenit. Necesse enim fuit, si homo haberet sensum, quod sentiret delectabilia et quod eum consequeretur concupiscentia delectabilium, que plerumque repugnat rationi. Set contra hoc etiam homini datum fuit remedium per gratiam in statu innocentie, ut scilicet inferiores uires in nullo contra rationem mouerentur; set hoc homo perdidit per peccatum. 8. Ad octauum dicendum quod spiritus, licet sint uehicula uirtutum, non tamen possunt esse organa sensuum. Et ideo non potuit corpus hominis ex solis spiritibus constare. 9. Ad nonum dicendum quod corruptibilitas est ex defectibus qui consequuntur corpus humanum ex necessitate materie, et maxime post peccatum, quod subtraxit auxilium gratie. 10. Ad decimum dicendum quod quid melius sit requirendum est in hiis que sunt propter finem, non autem in hiis que ex necessitate materie proueniunt. Melius enim esset quod corpus animalis esset incorruptibile, si hoc secundum naturam pateretur talis materia qualem forma animalis requirit. 11. Ad undecimum dicendum quod ea que sunt maxime propinqua elementis et plus habent de contrarietate, ut lapides et metalla, magis durabilia sunt quia minor est in eis harmonia; unde non ita de facili soluuntur. Eorum enim que subtiliter proportionantur facile soluitur harmonia. Nihilominus tamen in animalibus causa longitudinis uite est ut humidum non sit facile desiccabile uel congelabile, et calidum non sit facile extinguibile; quia

6. Le corps d'Adam fut proportionné à l'âme humaine, comme on l'a dit, non seulement selon ce que requiert la nature, mais selon ce que confère la grâce, grâce dont nous sommes privés, la nature restant la même. 7. Le combat qui résulte en l'homme de concupiscences contraires, provient des contraintes de la matière. Il était inévitable que l'homme, possédant une sensibilité, sentît les choses délectables et que s'ensuivît la concupiscence des choses délectables, laquelle répugne la plupart du temps à la raison. C'est contre cela que fut donné à l'homme un remède par grâce dans le statut d'innocence, pour que les forces inférieures ne s'élèvent en rien contre la raison ; mais ce statut, l'homme l'a perdu par le péché. 8. Les esprits animaux, bien qu'ils soient les véhicules des forces, ne peuvent être cependant les organes des sens. Par conséquent le corps humain n'a pu se maintenir par eux. 9. La corruptibilité vient des défauts qui suivent le corps humain de par les contraintes de la matière, surtout après le péché, qui a soustrait l'aide de la grâce. 10. Le mieux est à requérir dans le rapport des dispositions à la fin, mais non dans celles qui proviennent des contraintes de la matière. Le mieux serait en effet que le corps humain fût incorruptible, s'il était évident selon la nature que la forme animale requiert une telle matière. 11. Les réalités qui sont les plus proches des éléments et qui ont un plus en matière de contrariété, comme la pierre et le métal, sont plus durables, car elles ont moins d'harmonie ; aussi ne sont-elles pas facilement dissoutes. En effet l'harmonie des choses qui sont subtilement proportionnées est facilement dissoute. Néanmoins chez les animaux, la cause de la longueur de vie réside dans le fait que l'humide ne soit pas facilement dessicable ou congelable, et le chaud facilement éteint, parce que la vie consiste dans le chaud et l'humide. Or cela se trouve dans l'homme selon la mesure requise par une complexion tenue en équilibre. C'est pourquoi certaines

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uita in calido et humido consistit. Hoc autem in homine inuenitur secundum aliquam mensuram quam requirit complexio reducta ad medium. Vnde quedam sunt homine durabiliora et quedam minus durabilia. 12. Ad duodecimum dicendum quod corpus hominis non potuit esse corpus simplex: nec corpus celeste, quod non potuit esse propter impossibilitatem organi sensus et precipue tactus; neque corpus simplex elementare, quia in elemento sunt contraria in actu, corpus autem humanum oportet esse reductum ad medium. 13. Ad tertium decimum dicendum quod antiqui naturales estimauerunt quod oporteret animam, que cognoscit omnia, esse similem actu omnibus. Et ideo ponebant eam de natura elementi quod ponebant principium ex quo omnia constare dicebant, ut sic anima esset similis omnibus et omnia cognosceret. Set Aristotiles postmodum ostendit quod anima cognoscit omnia in quantum est similis omnibus in potentia, non in actu. Vnde oportet corpus cui unitur non esse in extremo set in medio, ut sic sit in potentia ad contraria. 14. Ad quartum decimum dicendum quod quamuis anima sit simplex in essentia, est tamen multiplex in uirtute; et tanto magis quanto fuerit perfectior. Et ideo requirit corpus organicum quod sit dissimilium partium. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anima non unitur corpori propter motum localem, set magis motus localis hominis, sicut et aliorum animalium, ordinatur ad conseruationem corporis uniti anime. Set anima unitur corpori propter intelligere, quod est propria et principalis eius operatio. Et ideo requiritur quod corpus unitum anime rationali sit optime dispositum ad seruiendum anime in hiis que sunt necessaria ad intelligendum, et quod de agilitate et de aliis huiusmodi

conditions sont pour l'homme plus durables et les autres moins durables. 12. Le corps humain n'a pu être un corps simple : ni un corps céleste, lequel n'a pu exister faute d'un organe de la sensibilité, et principalement du tact ; ni un corps simple élémentaire, parce que dans l'élément les contraires sont en acte, tandis que le corps humain doit être promu à un tempérament médian. 13. Les anciens physiciens estimèrent qu'il fallait que l'âme, qui connaît toutes choses, soit semblable en acte à toutes choses. Et pour cette raison ils la pensaient de même nature que l'élément qu'ils posaient au principe, disaient-ils, de tout ce qui subsiste, de telle sorte que l'âme serait semblable à tout pour connaître tout. Mais Aristote montra122[122] ensuite que l'âme connaît toutes choses en tant qu'elle est semblable à toutes en puissance, non en acte. C'est pourquoi le corps auquel elle est unie n'est pas aux extrêmes mais dans un tempérament médian, de telle sorte qu'il est ainsi en puissance aux contraires. 14. Bien que l'âme soit simple quant à son essence, elle est multiple par le pouvoir ; et d'autant plus qu'elle aura été plus parfaite en capacités. Et par conséquent elle requiert un corps organisé qui soit [composé] de parties dissemblables. 15. L'âme n'est pas unie au corps en vue du mouvement local, mais plutôt le mouvement local de l'homme, comme celui des autres animaux, est-il ordonné à la conservation du corps uni à l'âme. Or l'âme est unie au corps en vue de l'intellection, qui est sa propre et principale opération. Par conséquent il est requis que le corps uni à l'âme rationnelle soit disposé le mieux possible pour servir l'âme dans ce qui est nécessaire à son intellection et qu'elle possède en matière d'agilité et autres choses de ce genre autant que le supporte une telle disposition. 16. Platon soutenait123[123] que les formes subsistaient par soi et que la participation à

122[122] De anima III, 429 a 18-24. 123[123] Timée 50 B - 51 C.

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habeat quantum talis dispositio patitur. 16. Ad sextum decimum dicendum quod Plato ponebat formas rerum per se subsistentes, et quod participatio formarum a materiis est propter materias ut perficiantur, non autem propter formas, que per se subsistunt. Et ideo consequebatur quod forme darentur materiis secundum merita earum. Set secundum sententiam Aristotilis forme naturales non per se subsistunt: unde unio forme ad materiam non est propter materiam set propter formam. Non igitur quia materia est sic disposita, talis forma sibi datur; set ut forma sit talis, oportuit materiam sic disponi. Et sic supra dictum est quod corpus hominis dispositum est secundum quod competit tali forme. 17. Ad septimum decimum dicendum quod corpus celeste, licet sit causa particularium que generantur et corrumpuntur, est tamen eorum causa ut agens commune: propter quod sub eo requiruntur determinata agentia ad determinatas species. Vnde motor corporis celestis non oportet quod habeat formas particulares set uniuersales, siue sit anima, siue sit motor separatus. Auicenna tamen posuit quod oportebat animam celi habere ymaginationem per quam particularia apprehenderet. Cum enim sit causa motus celi, secundum quem renouatur celum in hoc ubi et in illo, oportet animam celi, que est causa motus, cognoscere hic et nunc: et ita oportet quod habeat aliquam potentiam sensitiuam. Set hoc non est necessarium. Primo quidem quia motus celestis est semper uniformis et non recipit impedimentum; et ideo uniuersalis conceptio sufficit ad causandum talem motum (particularis enim conceptio requiritur in motibus animalium propter irregularitatem motus et impedimenta que possunt prouenire). Deinde quia etiam substantie intellectuales superiores possunt particularia cognoscere sine

des formes par les réalités matérielles avait pour fin la perfection de ces dernières mais non celle des formes subsistant par soi. La conséquence, c'est que les formes seraient données aux réalités matérielles selon leur aptitude. Mais selon l'opinion d'Aristote124[124], les formes naturelles ne subsistent pas par soi, et par conséquent l'union de la forme à la matière n'est pas pour la matière mais pour la forme. Ce n'est donc pas parce que la matière est disposée de telle façon que telle forme lui sera donnée ; mais pour que la forme soit telle, il faut que la matière soit disposée de telle façon, et, comme on l'a dit plus haut, le corps de l'homme est ainsi disposé qu'il s'accorde à une telle forme. 17. Le corps céleste est sans doute la cause des choses particulières en voie de génération et de corruption, mais il est leur cause en tant qu'agent général. C'est pourquoi, au dessous de lui, sont requis des agents déterminés pour des espèces déterminées. Par suite il ne faut pas que le moteur de corps céleste possède des formes particulières mais des formes universelles, qu'il soit âme ou moteur séparé. Avicenne cependant soutint125[125] qu'il fallait que l'âme du ciel eût l'imagination nécessaire à l'appréhension des particuliers. En effet, étant la cause du ciel, selon laquelle le ciel fait rotation ici et là, il faut que l'âme du ciel, cause du mouvement, connaisse l'ici et le maintenant ; et donc il faut qu'elle possède quelque puissance sensitive. Mais ceci n'est pas nécessaire. Premièrement parce que le mouvement du ciel est uniforme et ne connaît pas d'empêchement ; et par conséquent une conception universelle suffit à causer un tel mouvement (une conception particulière est requise dans les mouvements animaux à cause de l'irrégularité des mouvements et des empêchements qui peuvent survenir). Ensuite, parce que les substances spirituelles supérieures peuvent connaître les particuliers sans puissance sensitive,

124[124] Métaphysique I, 990 b sq ; III, 997 b 5-12. 125[125] Métaphysique, X, 1.

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potentia sensitiua, sicut alibi ostensum est. 18. Ad octauum decimum dicendum quod motus celi est naturalis propter principium passiuum siue receptiuum motus, quia tali corpori competit naturaliter talis motus; set principium actiuum huius motus est aliqua substantia intellectualis. Quod autem dicitur quod nullum corpus in suo ubi existens mouetur naturaliter, intelligitur de corpore mobili motu recto, quod mutat locum secundum totum, non solum ratione set etiam subiecto. Corpus autem quod circulariter mouetur, totum quidem non mutat locum subiecto, set ratione tantum. Vnde nunquam est extra suum ubi. 19. Ad nonum decimum dicendum quod probatio illa friuola est, licet Raby Moyses eam ponat, quia si enarrare proprie accipitur, cum dicitur 'Celi enarrant gloriam Dei', oportet quod celum non solum habeat intellectum, set etiam linguam. Dicuntur enim celi enarrare gloriam Dei, si ad litteram exponatur, in quantum ex eis manifestatur hominibus gloria Dei, per quem modum etiam creature insensibiles Deum laudare dicuntur. 20. Ad uicesimum dicendum quod alia animalia habent estimatiuam naturalem determinatam ad aliqua certa, et ideo sufficienter potuit eis prouideri a natura aliquibus certis auxiliis; non autem homini, qui propter rationem est infinitarum conceptionum. Et ideo loco omnium auxiliorum que alia animalia naturaliter habent, habet homo intellectum, qui est species specierum, et manus, que sunt organum organorum, per quas potest sibi preparare omnia necessaria.

comme on l'a montré ailleurs. 18. Le mouvement du ciel est naturel en vertu du principe passif ou réceptif du mouvement, car à tel corps correspond naturellement tel mouvement ; mais le principe actif de ce mouvement est quelque substance intellectuelle. Qu'il soit dit qu'aucun corps existant dans son lieu ne soit mû naturellement, est à comprendre du corps mû d'un mouvement rectiligne qui change de lieu en totalité, non seulement en raison [d'être en tel lieu] mais encore en tant que sujet [du devenir]. Mais le corps qui est mû de façon circulaire ne change pas de lieu comme sujet, mais seulement en raison. Par suite il n'est jamais hors de son lieu. 19. Cette preuve est frivole, bien que soutenue par Rabbi Moyses : si "raconter" est pris au sens propre, lorsqu'il est dit "Les cieux racontent la gloire de Dieu" (Ps 18, 1), il faut que le ciel possède non seulement l'intellect, mais encore la langue. En fait les cieux sont dits raconter la gloire de Dieu - à l'exposer au sens littéral - en tant que par eux est manifestée la gloire de Dieu, mode suivant lequel même les créatures insensibles sont dites louer Dieu. 20. Les autres animaux possèdent une estimative naturelle déterminée à des objets précis, et ainsi il leur a été possible d'être pourvus par la nature de ressources précises ; ce n'est pas le cas des hommes qui disposent, en vertu de la raison, de conceptions illimitées. Et par conséquent, au lieu de toutes les ressources dont les autres animaux disposent naturellement, l'homme possède un intellect, qui est l'espèce des espèces, et des mains, qui sont l'organe des organes, par quoi il peut se ménager par avance tout ce qui lui est nécessaire.

Questio 9. Vtrum anima uniatur materie corporali per medium?

Question 9 — L'âme est-elle unie au corps par une médiation quelconque ?

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Nono queritur utrum anima uniatur materie corporali per medium. Et uidetur quod sic. Quia in libro De spiritu et anima dicitur quod anima habet uires quibus miscetur corpori. Set uires anime sunt aliud quam eius essentia. Ergo anima unitur corpori per aliquod medium. 2. Set dicebat quod anima unitur corpori mediantibus potentiis in quantum est motor, set non in quantum est forma. - Set contra. Anima est forma corporis in quantum est actus; motor autem est in quantum est principium operationis. Principium uero operationis est in quantum est actus, quia unumquodque agit secundum quod actu est. Ergo secundum idem anima est forma corporis et motor. Non ergo est distinguendum de anima secundum quod est motor corporis uel forma. 3. Preterea. Anima ut est motor corporis non unitur corpori per accidens, quia sic ex anima et corpore non fieret unum per se. Ergo unitur ei per se. Set quod unitur alteri per se ipsum, unitur ei sine medio. Non ergo anima unitur corpori per medium in quantum est motor. 4. Preterea. Anima unitur corpori ut motor in quantum est principium operationum. Set operationes anime non sunt anime tantum, set compositi, ut dicitur in I De anima; et sic inter animam et corpus non cadit aliquod medium quantum ad operationes. Non ergo anima unitur corpori per medium in quantum est motor. 5. Preterea. Videtur quod etiam uniatur ei per medium in quantum est forma. Forma enim non unitur cuilibet materie, set proprie. Fit autem materia propria huius forme uel illius per dispositiones proprias que sunt propria accidentia rei, sicut calidum et siccum sunt propria accidentia ignis. Ergo forma unitur materie mediantibus propriis accidentibus. Set propria accidentia animatorum sunt potentie anime. Ergo anima unitur

Objections : 1. Il semble que oui. Parce que dans le livre De spiritu et anima126[126] il est dit que l'âme dispose de facultés par lesquelles elle se mêle au corps. Mais les facultés de l'âme sont autre chose que son essence. Donc l'âme est unie au corps par quelque médiation. 2. On disait que l'âme est unie au corps, moyennant les puissances, en tant que moteur, non en tant que forme. A l'inverse : l'âme est la forme du corps en tant qu'acte ; son moteur en tant que principe d'opération. Mais ce principe d'opération, c'est la forme en acte, car chacun agit selon qu'il est en acte. C'est donc du même point de vue que l'âme est forme du corps et moteur. Il n'y a donc pas lieu de distinguer au sujet de l'âme [les rôles] de forme ou moteur du corps. 3. Comme moteur du corps l'âme n'est pas unie au corps par accident, autrement à partir de l'âme et du corps ne constituerait pas ce qui est un par soi. Elle lui est donc unie par soi. Mais ce qui est uni à un autre par soi-même, lui est uni sans médiation. L'âme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une médiation. 4. L'âme est unie au corps en tant que principe des opérations. Mais les opérations de l'âme ne sont pas de l'âme seulement mais du composé, comme il est dit dans le De anima127[127] ; ainsi entre l'âme et le corps n'intervient pas quelque médiation, s'agissant des opérations. L'âme, en tant que moteur, n'est donc pas unie au corps par une médiation. 5. En revanche, en tant que forme, elle parait être unie au corps par une médiation. En effet la forme n'est pas unie à n'importe quelle matière, mais à une matière propre. Or la matière est appropriée à cette forme-ci ou à celle-là par des dispositions propres, à savoir les accidents propres de la chose. Ainsi le chaud et le sec sont les accidents propres du feu. Mais les accidents propres des [substances] animées sont les puissances de l'âme. Donc l'âme est unie au

126[126] Ps-Augustinus, De spiritu et anima, (PL 40, 794) 127[127] Aristote, De anima I, 408 b 11-15.

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corpori ut forma mediantibus potentiis. 6. Preterea. Animal est mouens se ipsum. Mouens autem se ipsum diuiditur in duas partes, quarum una est mouens et alia est mota, ut probatur in VIII Physicorum. Pars autem mouens est anima. Set pars mota non potest esse materia sola, quia quod est in potentia tantum non mouetur, ut dicitur in V Physicorum: et ideo corpora grauia et leuia, licet habeant in se ipsis motum, non tamen mouent se ipsa, quia diuiduntur solum in materiam et formam, que non potest esse mota. Relinquitur ergo quod animal diuidatur in animam et aliquam partem que sit composita ex materia et forma. Et sic sequitur quod anima uniatur materie corporali mediante aliqua forma. 7. Preterea. In diffinitione cuiuslibet forme ponitur propria materia eius. Set in diffinitione anime, in quantum est forma, ponitur corpus physicum organicum, potentia uitam habens, ut patet in II De anima. Ergo anima unitur huiusmodi corpori sicut proprie materie. Set hoc non potest esse nisi per aliquam formam, scilicet quod sit aliquod corpus physicum organicum, potentia uitam habens. Ergo anima unitur materie mediante aliqua forma primo materiam perficiente. 8. Preterea. Genesis II dicitur: "Formauit Deus hominem de limo terre et inspirauit in faciem eius spiraculum uite". Spiraculum autem uite est anima. Ergo aliqua forma precedit in materia unionem anime. Et sic anima mediante alia forma unitur materie corporali. 9. Preterea. Secundum hoc forme uniuntur materie quod materia est in potentia ad eas. Set materia per prius est in potentia ad formas elementorum quam ad alias formas. Ergo anima et alie forme non uniuntur materie nisi mediantibus formis elementorum. 10. Preterea. Corpus humanum et cuiuslibet animalis est corpus mixtum. Set in mixto oportet quod remaneant

corps par la médiation des puissances. 6. L'âme se meut soi-même. Or ce qui se meut soi-même est divisé en deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue, comme le montre les Physiques128[128]. La partie motrice, c'est l'âme. Mais la partie mue ne peut être la seule matière, car ce qui est seulement en puissance n'est pas mû, comme le dit les Physiques. Ainsi les corps lourds et légers, bien qu'ils aient en eux-mêmes le mouvement, cependant ne se meuvent pas par eux-mêmes, car ils ne sont divisés qu'entre matière et forme, laquelle ne peut être mue. Reste donc que l'animal est divisé entre âme et quelque partie qui soit composée de matière et de forme. Par conséquent l'âme est unie à la matière corporelle par quelque forme. 7. Dans la définition de chaque forme est inclue sa matière propre. Mais dans la définition de l'âme, en tant que forme, est inclue le corps physique organisé, puissance ayant la vie, comme le montre le De anima 129[129]. L'âme est donc unie à un corps de ce type comme à sa matière propre. Mais cela ne va pas sans quelque forme, à savoir sans quelque corps physique organisé ayant la vie en puissance. Donc l'âme est unie à la matière moyennant quelque forme déterminant préalablement la matière. 8. Il est dit dans la Genèse : "Dieu a formé l'homme du limon de la terre et insufflé sur sa face une haleine de vie" (Gn 2, 7). L'haleine de vie, c'est l'âme ; donc quelque forme précède dans la matière l'union de l'âme. Ainsi l'âme, par la médiation d'une autre forme, est-elle unie à la matière corporelle. 9. Les formes sont unies à la matière pour autant que la matière leur est en puissance. Mais la matière est unie aux formes des éléments avant de l'être aux autres formes. Donc l'âme et les autres formes ne sont unies à la matière que par la médiation des formes élémentaires. 10. Le corps de l'homme, comme de n'importe quel animal, est un corps mixte.

128[128] Id. Physiques, VIII, 257 a 33-258 b 11-15. 129[129] Id. De anima II, 412 a 27-28 ; 412 b 5-6.

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forme elementorum secundum essentiam; alias esset corruptio elementorum et non mixtio. Ergo anima unitur materie mediantibus aliis formis. 11. Preterea. Anima intellectualis est forma in quantum est intellectualis. Set intelligere est mediantibus aliis potentiis. Ergo anima unitur corpori ut forma mediantibus aliis potentiis. 12. Preterea. Anima non unitur cuilibet corpori, set corpori sibi proportionato. Oportet igitur proportionem esse inter animam et corpus. Et sic mediante proportione anima unitur corpori. 13. Preterea. Vnumquodque operatur in remota per id quod est sibi magis proximum. Set uires anime diffunduntur in totum corpus per cor. Ergo cor est uicinius anime quam cetere partes corporis. Et ita mediante corde unitur corpori. 14. Preterea. In partibus corporis est inuenire diuersitatem et ordinem ad inuicem. Set anima est simplex secundum suam essentiam. Cum igitur forma sibi proportionato perfectibili uniatur, uidetur quod anima uniatur primo uni parti corporis, et ea mediante aliis. 15. Preterea. Anima est superior corpore. Set inferiores uires anime ligant superiores corpori: non enim intellectus indiget corpore nisi propter ymaginationem et sensum a quibus accipit. Ergo, e contrario, corpus unitur anime per ea que sunt supprema et simpliciora, sicut per spiritum et humorem. 16. Preterea. Illud quo subtracto soluitur unio aliquorum unitorum uidetur esse medium inter ea. Set subtracto spiritu, et calido naturali extincto, et humido naturali exsiccato, soluitur unio anime et corporis. Ergo predicta sunt medium inter animam et corpus. 17. Preterea. Sicut anima naturaliter unitur corpori, ita hec anima unitur huic corpori. Set hoc corpus est per hoc quod est sub dimensionibus terminatis. Ergo anima unitur corpori mediantibus dimensionibus terminatis.

Mais dans le mixte il faut que demeurent les formes des éléments selon leur essence. Donc l'âme est unie au corps par la médiation d'autres formes. 11. L'âme intellective est forme en tant qu'intellective. Or faire acte d'intellection suppose la médiation d'autres puissances. Donc l'âme est unie au corps moyennant d'autres puissances. 12. L'âme n'est pas unie à n'importe quel corps mais à un corps qui lui soit proportionné. Il faut donc une proportion entre l'âme et le corps. Ainsi l'âme est-elle unie au corps moyennant cette proportion. 13. Chacun agit au loin par ce qui lui est le plus proche. Mais les forces de l'âme se diffusent dans tout le corps par le cœur. Donc le cœur est proche de l'âme plus que les autres parties du corps. Ainsi l'âme est-elle unie au corps par la médiation du cœur. 14. Entre les parties du corps, on constate de la diversité et de l'ordre. Mais l'âme est simple quant à son essence. Puisque la forme s'unit en parachevant ce qui lui est proportionné, il semble donc que l'âme est unie d'abord à une partie du corps et, par sa médiation, aux autres parties. 15. L'âme est supérieure au corps. Mais les forces inférieures de l'âme sont liées aux forces supérieures du corps. En effet l'intellect n'aurait pas besoin du corps, n'étaient l'imagination et le sens d'où elle reçoit ses objets. A contrario, le corps est-il uni à l'âme par ce qu'il a de plus élevé et de plus simple, tels les esprits animaux et les humeurs. 16. Ce qui par soustraction dissout l'union des [parties] unies entre elles constitue leur médiation. Or, que disparaissent les esprits animaux, que s'éteigne la chaleur naturelle et que se dessèchent les humeurs naturelles, l'union de l'âme et du corps se dissout. Les forces susdites sont donc médiatrices entre l'âme et le corps. 17. De même que l'âme est unie naturellement au corps, de même cette âme à ce corps. Mais ce corps est ce qu'il est par ses dimensions déterminées. L'âme est donc unie au corps par la médiation de ces dimensions déterminées.

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18. Preterea. Distantia non coniunguntur nisi per medium. Set anima et corpus uidentur esse maxime distantia, cum unum eorum sit incorporeum et simplex, et aliud corporeum et maxime compositum. Ergo anima non unitur corpori nisi per medium. 19. Preterea. Anima humana est similis in natura intellectualibus substantiis separatis que mouent celestia corpora. Set eadem dicitur esse habitudo motorum et mobilium. Ergo uidetur quod corpus humanum, quod est motum ab anima, aliquid habeat in se de natura celestis corporis, quo mediante anima sibi uniatur.

18 Les choses à distance ne sont jointes que par un intermédiaire. Mais l'âme et le corps sont distantes au maximum puisque l'une est incorporelle et simple, et l'autre corporel et très composé. Donc l'âme n'est pas unie au corps sans intermédiaire. 19. L'âme humaine est par nature semblable aux substances intellectuelles séparées qui meuvent les corps célestes. Mais la relation des moteurs et des mobiles est dite identique. Il semble donc que le corps humain, qui est mû par l'âme, a quelque chose en soi de la nature du corps céleste, par la médiation duquel l'âme lui est unie.

Sed contra est quod dicit Philosophus in VIII Methaphysice, quod forma unitur materie immediate. Anima autem unitur corpori ut forma. Ergo unitur sibi immediate.

En sens contraire : Le philosophe dit dans la Métaphysique VIII que la forme est unie à la matière immédiatement. Or l'âme est unie au corps à titre de forme. Elle lui est donc unie immédiatement.

Responsio. Dicendum quod inter omnia, esse est illud quod immediatius et intimius conuenit rebus, ut dicitur in libro De causis. Vnde oportet quod, cum materia habeat esse actu per formam, quod forma dans esse materie ante omnia intelligatur aduenire materie, et immediatius ceteris sibi inesse. Est autem hoc proprium forme substantialis quod det materie esse simpliciter - ipsa enim est per quam res est hoc ipsum quod est -. Non autem per formas accidentales habet esse simpliciter, set esse secundum quid, puta esse magnum uel coloratum uel aliquid tale. Si qua igitur forma est que non det materie esse simpliciter, set adueniat materie iam existenti in actu per aliam formam, non erit forma substantialis. Ex quo patet quod inter formam substantialem et materiam non potest cadere aliqua forma substantialis media, sicut quidam uoluerunt, ponentes quod secundum ordinem generum, quorum unum sub altero ordinatur, est ordo diuersarum formarum in materia: ut puta

Réponse : Disons qu'en tout état de cause l'être est ce qui advient de plus immédiat et de plus intime aux choses, comme il est dit dans le livre De causis130[130]. C'est pourquoi, puisque la matière tient de la forme d'être en acte, il faut concevoir que la forme donnant l'être à la matière vient à la matière avant toute chose et lui est inhérente plus immédiatement que toute autre chose. De fait, c'est le propre de la forme de donner à la matière d'être purement et simplement - elle-même en effet est ce par quoi une chose est cela même qu'elle est. De fait, par les formes accidentelles elle n'a pas l'être absolument mais seulement selon telle modalité, par exemple d'être grand ou coloré ou quelque chose de comparable. S'il y a donc une forme qui ne donne pas à la matière d'être absolument, mais qui arrive à une matière déjà existant en acte par une autre forme, elle ne sera pas forme substantielle. Il est manifeste par là qu'entre la forme et la matière ne peut intervenir une forme substantielle intermédiaire, comme certains

130[130] De causis, prop. 4.

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si dicamus quod materia secundum unam formam habet quod sit substantia in actu, et secundum aliam quod sit corpus, et iterum secundum aliam quod sit animatum corpus, et sic deinceps. Set hac positione facta, sola prima forma, que faceret esse substantiam actu, esset substantialis; alie uero omnes accidentales, quia forma substantialis est que facit hoc aliquid, ut iam dictum est. Oportet igitur dicere quod eadem numero forma sit per quam res habet quod sit substantia, et quod sit in ultima specie specialissima, et in omnibus intermediis generibus. Relinquitur igitur dicendum quod, cum forme rerum naturalium sint sicut numeri - in quibus est diuersitas speciei addita uel subtracta unitate, ut dicitur in VIII Methaphysice -, oportet intelligere diuersitatem formarum naturalium, secundum quas materia constituitur in diuersis speciebus, ex hoc quod una addit perfectionem super aliam. Vt puta quod una forma constituit in esse corporali tantum (hunc enim oportet esse infimum gradum formarum materialium, eo quod materia non est in potentia nisi ad formas corporales; que enim incorporea sunt, immaterialia sunt, ut in precedentibus ostensum est); alia autem perfectior forma constituit materiam in esse corporali et ulterius dat ei esse uitale; et ulterius alia forma dat ei et esse corporale et esse uitale et super hoc addit esse sensitiuum; et sic est in aliis. Oportet igitur intelligere quod forma perfectior, secundum quod constituit materiam in perfectione inferioris gradus, simul cum materia composita intelligatur ut materiale respectu ulterioris perfectionis, et sic ulterius procedendo: utpote materia prima, secundum quod iam constituta est in esse corporeo, est materia respectu ulterioris perfectionis que est uita. Et exinde est quod corpus est genus corporis uiuentis, et animatum, siue uiuens, est differentia, nam genus sumitur a materia et differentia a forma. Et sic quodammodo una et eadem forma,

le voulurent. Ceux-ci soutenaient qu'à l'instar de l'ordre des genres, il y a un ordre des diverses formes dans la matière : par exemple, si nous disons que la matière est en fonction d'une première forme substance en acte, en fonction d'une autre qu'elle est un corps, en fonction d'une autre encore qu'elle est un corps animé, et ainsi de suite. Mais dans cette hypothèse seule la première forme, qui ferait que la substance est en acte, serait substantielle ; quant aux autres, elles seraient toutes accidentelles, parce que la forme substantielle est ce qui fait le "ce quelque chose", comme on l'a déjà dit. Il faut donc dire que la forme est numériquement la même celle par laquelle une chose a tout à la fois d'être une substance et d'appartenir à l'espèce ultime la plus spécifique, et cela dans tous les genres intermédiaires. Reste donc à dire ceci : puisque les formes naturelles sont comme les nombres - où la diversité d'espèce résulte d'une unité ajoutée ou soustraite -, il faut admettre que la diversité des formes naturelles, d'après lesquelles la matière est constituée en diverses espèces, résulte de ce que l'une ajoute à l'autre une perfection supplémentaire. Par exemple : telle forme constitue seulement [la matière] dans l'être corporel (celui-ci en effet ne peut être que le dernier degré des formes matérielles, parce que la matière n'est en puissance qu'aux formes corporelles ; celles qui sont incorporelles sont immatérielles, comme on l'a montré précédemment) ; plus parfaite une autre forme constitue la matière dans l'être corporel et dans l'être de vie ; ultérieurement, une autre forme lui donne et l'être corporel et l'être de vie et là-dessus ajoute l'être sensitif, et ainsi de suite pour les autres. Il faut donc admettre qu'une forme de perfection plus grande, pour autant qu'elle constitue la matière dans une perfection de degré inférieur, est à comprendre avec la matière qu'elle informe comme étant matérielle au regard d'une perfection ultérieure, et ainsi de suite : par exemple, la matière première, dans la mesure où elle est

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secundum quod constituit materiam in actu inferioris gradus, est media inter materiam et se ipsam, secundum quod constituit eam in actu superioris gradus. Materia autem, prout intelligitur constituta in esse substantiali secundum perfectionem inferioris gradus, per consequens intelligi potest ut accidentibus subiecta, nam substantia, secundum illum inferiorem gradum perfectionis, necesse est quod habeat quedam accidentia propria, que necesse est ei inesse. Sicut ex hoc quod materia constituitur in esse corporeo per formam, statim consequitur ut sint in ea dimensiones per quas intelligitur materia diuisibilis per diuersas partes, ut sic secundum diuersas sui partes possit esse susceptiua diuersarum formarum. Et ulterius, ex quo materia intelligitur constituta in esse quodam substantiali, intelligi potest ut susceptiua accidentium quibus disponitur ad ulteriorem perfectionem, secundum quam materia fit propria ad altiorem perfectionem suscipiendam. Huiusmodi autem dispositiones preintelliguntur forme ut inducte ab agente in materiam, licet sint quedam accidentia ita propria forme quod non nisi ex ipsa forma causentur in materia. Vnde non preintelliguntur in materia forme quasi dispositiones, set magis forma preintelligitur eis sicut causa effectui. Sic igitur, cum anima sit forma substantialis quia constituit hominem in determinata specie substantie, non est aliqua alia forma substantialis media inter animam et materiam primam; set homo ab ipsa anima rationali perficitur secundum diuersos gradus perfectionum, ut scilicet sit corpus, et animatum corpus, et animal rationale. Set oportet quod materia, secundum quod intelligitur ut recipiens ab ipsa anima rationali perfectiones inferioris gradus, puta quod sit corpus et animatum corpus et animal, intelligitur simul cum dispositionibus conuenientibus quod sit materia propria ad animam rationalem secundum quod

déjà constituée dans l'être corporel, est matière au regard de la perfection suivante qu'est la vie. De là vient que "corps" est le genre du corps vivant, et que "animé" ou "vivant", est la différence, car le genre est pris de la matière et la différence de la forme. Et ainsi, en quelque façon, la même et unique forme, selon qu'elle constitue la matière en acte de degré inférieur, est médiatrice entre la matière et elle-même, selon qu'elle la constitue en un acte d'un degré supérieur. Mais la matière, pour autant qu'on la suppose constituée dans l'être substantiel selon une perfection de degré inférieur, peut être en conséquence pensée comme sujette aux accidents, car la substance, selon ce degré inférieur de perfection, il lui est nécessaire d'avoir quelques accidents propres qui, nécessairement, lui sont inhérents. Aussi, du fait que la matière est constituée dans l'être corporel par la forme, il s'ensuit d'emblée qu'existent les dimensions par lesquelles la matière est censée divisible en diverses parties, de telle sorte que selon ses diverses parties elle puisse recevoir diverses formes. Ultérieurement, du fait que la matière est censée avoir été constituée dans un certain être substantiel, elle est susceptible, pensera-t-on, de recevoir les accidents par lesquelles elle se dispose à une perfection ultérieure, laquelle rend la matière propre à recevoir une perfection plus haute. Or les dispositions de ce genre sont préconçues par la cause agente qui introduit la forme dans la matière, bien que certains accidents soient tellement propres à la forme qu'ils ne sont causés dans la matière que par la forme elle-même. C'est pourquoi on ne présupposera pas dans la matière des formes à titre de quasi dispositions, c'est bien plutôt la forme qui leur est présupposée comme la cause à son effet. Ainsi donc, puisque l'âme est une forme substantielle du fait qu'elle constitue l'homme dans une espèce déterminée de substance, il n'y a pas d'autre forme substantielle médiatrice entre l'âme et la matière première ; l'homme est rendu

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dat ultimam perfectionem. Sic igitur anima, secundum quod est forma dans esse, non habet aliquid aliud medium inter se et materiam primam. Set quia eadem forma que dat esse materie est etiam operationis principium, eo quod unumquodque agit secundum quod est actu, necesse est quod anima, sicut et quelibet alia forma, sit etiam operationis principium. Set considerandum est quod secundum gradum formarum in perfectione essendi est etiam gradus earum in uirtute operandi, cum operatio sit existentis in actu. Et ideo quanto aliqua forma est maioris perfectionis in dando esse, tanto etiam est maioris uirtutis in operando. Vnde forme perfectiores habent plures operationes et magis diuersas quam forme minus perfecte. Et inde est quod ad diuersitatem operationum in rebus minus perfectis sufficit diuersitas accidentium; in rebus autem magis perfectis requiritur ulterius diuersitas partium, et tanto magis quanto forma fuerit perfectior. Videmus enim quod igni conueniunt diuerse operationes secundum diuersa accidentia, ut ferri sursum secundum leuitatem, calefacere secundum calorem, et sic de aliis; set tamen quelibet harum operationum competit igni secundum quamlibet partem eius. In corporibus uero animatis, que nobiliores formas habent, diuersis operationibus deputantur diuerse partes: sicut in plantis alia est operatio radicis, et stipitis et ramorum. Et quanto corpora animata fuerint perfectiora, tanto propter maiorem perfectionem necesse est inueniri maiorem diuersitatem in partibus. Vnde, cum anima rationalis sit perfectissima formarum materialium, in homine inuenitur maxima distinctio partium propter diuersas operationes; et anima singulis earum dat esse substantiale secundum illum modum qui competit operationi ipsarum; cuius signum est quod, remota anima, non remanet neque caro neque oculus nisi equiuoce. Set cum oporteat ordinem

parfait par l'âme rationnelle selon les divers degrés de ses perfections, à savoir qu'il est un corps, et un corps animé, et un animal rationnel. En revanche, il faut que la matière, dans la mesure où elle est censée recevoir de l'âme rationnelle elle-même les perfections de degré inférieur, comme être un corps, et un corps animé, et un animal, soit en même temps pensée avec les dispositions qui la rendent apte à être la matière appropriée à l'âme rationnelle au moment où celle-ci lui donne l'ultime perfection. Ainsi donc, l'âme, en tant que forme donnant d'être en acte, n'a pas de principe intermédiaire entre elle et la matière. Mais parce que la même forme qui donne l'être à la matière est de plus principe d'opération - car chacun agit pour autant qu'il est en acte - il est nécessaire que l'âme, comme toute autre forme, soit encore principe d'opération. En outre, il est à considérer que le degré de perfection des formes dans l'acte d'être est identique au degré de leur efficience dans l'acte d'opérer, car l'opération relève de l'existant en acte. Et ainsi, autant une forme est de perfection supérieure dans la donation de l'acte d'être, autant elle est d'une efficience supérieure dans l'acte d'opérer. C'est pourquoi les formes plus parfaites ont des opérations multiples et plus diverses que les formes moins parfaites. De là vient qu'à la diversité des opérations dans les réalités moins parfaites suffit la diversité des accidents ; mais dans les choses plus parfaites est requise de plus la diversité des parties, et d'autant plus que la forme sera plus parfaite. Nous voyons en effet qu'au feu conviennent diverses opérations suivant la diversité des accidents, comme monter plus haut de par sa légèreté, chauffer de par sa chaleur, et ainsi pour d'autres choses de ce genre ; toutefois chacune de ces opérations appartient à n'importe quelle partie du feu. Mais dans les corps animés, qui possèdent des formes plus nobles, aux opérations diverses sont attribuées des parties diverses : ainsi dans les plantes, autres sont les opérations respectives des racines, du tronc

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instrumentorum esse secundum ordinem operationum, diuersarum autem operationum que sunt ab anima una naturaliter precedit aliam, necessarium est quod una pars corporis moueatur per aliam ad suam operationem. Sic igitur inter animam, secundum quod est motor et principium operationum, et totum corpus cadit aliquid medium, quia mediante aliqua prima parte mouet alias partes ad suas operationes: sicut mediante corde mouet alia membra ad uitales operationes. Set secundum quod dat esse corpori, immediate dat esse substantiale et specificum omnibus partibus corporis. Et hoc est quod a multis dicitur, quod anima unitur corpori ut forma sine medio, ut motor autem per medium. Et hec opinio procedit secundum sententiam Aristotilis, qui posuit animam esse formam substantialem corporis. Set quidam ponentes, secundum opinionem Platonis, animam uniri corpori sicut unam substantiam alii, necesse habuerunt ponere media quibus anima uniretur corpori, quia diuerse substantie et distantes non colligantur nisi sit aliquid quod uniat eas. Et sic posuerunt quidam spiritum et humorem esse medium inter animam et corpus, et quidam lucem, et quidam potentias anime uel aliquid huiusmodi. Set nullum istorum est necessarium si anima est forma corporis, quia unumquodque secundum quod est ens est unum. Vnde cum forma secundum se ipsam det esse materie, secundum se ipsam unitur materie proprie, et non per aliquod aliud ligamentum.

et des rameaux. Et plus les corps animés seront parfaits, plus il est nécessaire, en raison de cette plus grande perfection, de trouver une plus grandes diversité dans les parties. Voilà pourquoi, comme l'âme rationnelle est la plus parfaites des formes naturelles, on trouve chez l'homme, à cause de la diversité des opérations, une extrême distinction des parties ; et à chacune d'elles l'âme donne l'être substantiel selon le mode convenable à leur opération. Le signe en est que, ôtée l'âme, ne demeure ni chair, ni œil, sinon par équivoque. Mais comme il faut que l'ordre des instruments suive l'ordre des opérations, entre les diverses opérations qui procèdent de l'âme, l'une précède naturellement l'autre ; il est donc nécessaire qu'une partie du corps soit mue par une autre à son opération. C'est ainsi qu'entre l'âme, moteur et principe des opérations, et le corps tout entier s'interpose quelque médiation, pour la raison que, par la médiation d'une première partie, elle meut les autres à leur opération : ainsi par la médiation du cœur elle meut les autres membres à leurs opérations vitales. Mais pour autant qu'elle donne l'être au corps, elle donne immédiatement l'être substantiel et spécifique à toutes les parties du corps. En raison de quoi beaucoup disent que l'âme est comme forme unie au corps sans médiation, et comme moteur par médiation. Cette opinion procède de la thèse d'Aristote, qui soutint que l'âme est la forme substantielle du corps. Mais comme certains soutenaient, selon l'opinion de Platon, que l'âme est unie au corps comme une substance à une autre, ils furent dans la nécessité de poser des médiations par lesquelles l'âme s'unit au corps. En effet, des substances diverses et distantes ne sont réunies que si quelque lien les unit. Ainsi donc certains soutinrent que les esprits animaux vitaux et l'humeur intervenaient en médiateurs entre l'âme et le corps, pour d'autres c'était la lumière, pour d'autre encore les puissances de l'âme ou quelque chose de ce genre. Mais aucune de ces médiations n'est nécessaire si l'âme est la

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forme du corps, car tout ce qui est, au titre d'étant, est un. Voilà pourquoi, puisque la forme donne par elle-même l'être à la matière, elle est unie par elle-même à sa matière propre, et non par quelque autre lien.

1. Ad primum ergo dicendum quod uires anime sunt qualitates eius quibus operatur. Et ideo cadunt media inter animam et corpus secundum quod anima mouet corpus, non autem secundum quod dat ei esse. Tamen sciendum quod liber qui inscribitur De spiritu et anima non est Augustini, et quod auctor illius libri opinatus est quod anima sit sue potentie. Vnde totaliter cessat obiectio. 2. Ad secundum dicendum quod licet anima sit forma in quantum est actus et similiter in quantum est motor, et ita secundum idem sit forma et motor, tamen alius est effectus eius secundum quod est forma, et alius secundum quod est motor. Et propter hoc locum habet distinctio. 3. Ad tertium dicendum quod ex motore et mobili non fit unum per se in quantum huiusmodi; set ex hoc motore qui est anima et ex hoc mobili quod est corpus fit unum per se, in quantum anima est forma corporis. 4. Ad quartum dicendum quod, quantum ad illam operationem anime que est compositi, non cadit aliquod medium inter animam et quamlibet partem corporis; set est una pars corporis per quam primo exercet anima illam operationem que cadit media inter animam, secundum quod est principium illius operationis, et omnes alias partes corporis que participant illam operationem. 5. Ad quintum dicendum quod dispositiones accidentales que faciunt materiam propriam ad aliquam formam non sunt medie totaliter inter formam et materiam, set inter formam secundum quod dat ultimam perfectionem, et materiam secundum quod iam est perfecta perfectione inferioris gradus. Materia enim secundum se ipsam est propria respectu infimi gradus

Solutions : 1. Les forces de l'âme sont pour elle les qualités par lesquelles elle agit. Et ainsi elles sont médiatrices entre l'âme et le corps en tant que l'âme meut le corps, non pas en tant qu'elle lui donne l'être. A noter cependant que le livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, et que l'auteur de ce livre pense que l'âme est [identique] à ses puissances. Par suite tombe complètement l'objection. 2. Sans doute l'âme est-elle forme pour autant qu'elle est tout à la fois acte et moteur, et donc identiquement forme et moteur, cependant autre est son effet sous la raison de forme, autre son effet sous la raison de moteur. 3. Du mobile et du moteur comme tels ne résulte pas ce qui est un par soi ; mais de ce moteur qu'est l'âme et de ce mobile qu'est le corps résulte l'un par soi, en tant que l'âme est forme du corps. 4. Quant à cette opération de l'âme qui relève du composé, ce n'est pas entre l'âme et n'importe quelle partie du corps qu'intervient une médiation ; mais il y a une partie singulière du corps par laquelle l'âme exerce d'abord cette opération qui vient en médiation entre l'âme, principe de cette opération, et toutes les autres parties du corps qui participent à cette opération. 5. Les dispositions accidentelles qui rendent la matière propre à quelque forme ne sont pas simplement des médiations entre la forme et la matière, mais entre la forme selon qu'elle donne la perfection ultime, et la matière selon qu'elle est déjà parfaite d'une perfection de degré inférieur. En effet, la matière est par elle-même appropriée au plus petit degré de perfection, parce que la matière est par elle-même en puissance à l'être substantiel corporel, et pour cela ne requiert aucune disposition. En revanche, une fois cette perfection

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perfectionis, quia materia secundum se ipsam est in potentia ad esse substantiale corporeum, nec ad hoc requirit aliquam dispositionem. Set hac perfectione presupposita in materia, requiruntur dispositiones ad ulteriorem perfectionem. Tamen sciendum est quod potentie anime sunt accidentia propria anime que non sunt sine ea. Vnde non habent rationem dispositionum ad animam secundum quod sunt eius potentie, nisi potentie inferioris partis anime dicantur dispositiones ad superiorem partem, sicut potentie anime uegetabilis ad animam sensibilem, secundum quod ex premissis intelligi potest. 6. Ad sextum dicendum quod ratio illa concludit quod animal diuidatur in duas partes, quarum una sit corpus mobile et alia sit motor; quod quidem uerum est. Set oportet intelligere quod anima mouet corpus secundum apprehensionem et appetitum. Apprehensio autem et appetitus in homine duplex est: una quidem que est anime tantum, non per organum corporale, que est partis intellectiue; alia que est coniuncti, et est partis sensitiue. Illa autem que est partis intellectiue non mouet corpus nisi mediante ea que est partis sensitiue: quia, cum motus sit secundum aliquod singulare, apprehensio uniuersalis, que est intellectus, non mouet nisi mediante particulari, que est sensus. Sic igitur homo uel animal, cum diuiditur in partem mouentem et partem motam, non est hec diuisio in solam animam et solum corpus, set in unam partem corporis animati et aliam: nam illa pars corporis animati cuius operatio est apprehendere et appetere mouet totum corpus. Set si supponatur quod pars intellectiua immediate moueat, ita quod pars mouens in homine sit anima tantum, adhuc remanebit responsio secundum prehabita: nam anima humana erit mouens secundum id quod est supremum in ipsa, scilicet secundum partem intellectiuam; motum autem erit non materia prima tantum, set materia prima secundum quod

présupposée dans la matière, sont requises les dispositions à une perfection ultérieure. Il faut savoir toutefois que les puissances de l'âme sont des accidents propres de l'âme qui n'existent pas sans elle. Par conséquent, à titre de puissances, elles n'ont pas raison de dispositions à l'endroit de l'âme, à moins que les puissances de la partie inférieure de l'âme ne soient dites dispositions à une partie supérieure, comme le sont les puissances de l'âme végétative envers l'âme sensitive, d'après ce qu'on peut savoir des considérations précédentes. 6. Cet argument conclut que l'animal est divisé en deux parties, dont l'une est le corps mobile et l'autre le moteur, ce qui est vrai. Mais il faut savoir que l'âme meut le corps selon l'appréhension et l'appétit. Or l'appréhension, comme l'appétit, est en l'homme double : l'une qui relève de l'âme seulement, et non d'un organe corporel - elle appartient à la partie intellective ; l'autre qui relève du composé - elle appartient à la partie sensitive. La première ne meut le corps que par la médiation de celle relevant de la partie sensitive : car il n'y a de mouvement que du singulier, et c'est pourquoi l'appréhension universelle, qui relève de l'intellect, ne peut mouvoir que par la médiation du particulier, objet du sens. Ainsi donc, que l'homme ou l'animal soit divisé en une partie motrice et une partie mue, cette division n'est pas entre la seule me et le seul corps, mais entre une partie du corps animé et une autre : car cette partie du corps animé dont l'opération est d'appréhender et de désirer meut tout le corps. Maintenant, supposé que la partie intellective meuve immédiatement, de telle sorte que la partie motrice soit l'âme seulement, restera encore la réponse faite plus haut : car l'âme humaine sera motrice en fonction de ce qu'il y a de plus élevé en elle-même, à savoir en fonction de la partie intellective ; mais le mû ne sera pas la matière première seulement, mais la matière première selon qu'elle est constituée en être corporel et vital, et cela par l'âme elle-même et non par une autre forme. Il n'est donc pas nécessaire de postuler une forme

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est constituta in esse corporali et uitali non per aliam formam nisi per eamdem animam. Vnde non erit necessarium ponere formam substantialem mediam inter animam et materiam primam. Set quia in animali est quidam motus qui non est per apprehensionem et appetitum, sicut motus cordis et etiam motus augmenti, et motus motus alimenti diffusi per corpus (quod etiam est commune plantis), quantum ad hos motus dicendum est quod, cum anima animali det non solum id quod est proprium sibi, set etiam id quod est inferiorum formarum, ut ex dictis patet, sicut inferiores forme sunt principia naturalis motus in corporibus naturalibus, ita etiam anima in corpore animalis. Vnde Philosophus dicit, in II De anima, quod anima est natura talis corporis. Et propter hoc operationes anime distinguuntur in animales et naturales: ut ille dicantur animales que sunt ab anima secundum id quod est proprium sibi, naturales autem que sunt ab anima secundum quod facit effectum inferiorum formarum naturalium. Secundum hoc ergo dicendum quod sicuti ignis per formam suam naturalem habet naturalem motum quo tendit sursum, ita aliqua pars corporis animati, in qua primo inuenitur motus qui non est per apprehensionem, habet hunc motum naturaliter per animam. Sicut enim ignis naturaliter mouetur sursum, ita sanguis naturaliter mouetur ad loca propria et determinata. Et similiter cor naturaliter mouetur motu sibi proprio, licet ad hoc etiam cooperetur resolutio spirituum facta ex sanguine, quibus cor dilatatur et constringitur, ut Aristotiles dicit ubi agit de respiratione et exspiratione. Sic igitur prima pars in qua talis motus inuenitur non est mouens se ipsam, set mouetur naturaliter sicut ignis; set ista pars mouet aliam; et sic totum animal est mouens se ipsum, cum una pars eius sit mouens et alia sit mota.

substantielle intermédiaire entre l'âme et la matière. Mais parce qu'il y a dans l'animal tel mouvement qui ne suit pas l'appréhension et l'appétit, comme le mouvement du cœur ou celui de la croissance, ou encore le mouvement de l'aliment diffus‚ par le corps (d'ailleurs commun aux plantes), il faut dire ceci au sujet de ces mouvements : l'âme ne donne pas seulement à l'animal ce qui lui est propre mais encore ce qui relève des formes inférieures, comme ce qu'on a dit le manifeste ; par conséquent, de même que les formes inférieures sont principes de mouvement naturel dans les corps naturels, de même aussi l'âme dans le corps de l'animal. C'est pourquoi le philosophe dit dans le De anima131[131] que l'âme est la nature d'un tel corps. De ce fait, les opérations de l'âme se distinguent en opérations animales et naturelles : sont dites animales celles qui découlent de l'âme selon ce qui lui est propre ; naturelles celles qui découlent de l'âme selon qu'elle produit l'effet des formes naturelles inférieures. On dira donc que, de même que le feu par sa forme naturelle a un mouvement naturel par lequel il tend vers le haut, de même la partie du corps animé où se trouve le mouvement qui ne suit pas d'appréhension, a naturellement ce mouvement de par l'âme. De fait, de même que le feu est naturellement mû vers le haut, de même le sang est naturellement mû à ses lieux propres et déterminés. Et pareillement le cœur est mû de son mouvement propre, encore qu'à cela coopère le dégagement des esprits animaux venus du sang et par lesquels le cœur est dilaté et contracté, comme le dit Aristote là où il traite de la respiration et de l'expiration132[132]. Ainsi donc une première partie où se trouve tel mouvement ne se meut pas soi-même mais est mue naturellement à l'exemple du feu ; mais cette partie-là en meut une autre ; et ainsi tout l'animal se meut lui-même, puisque l'une de ses parties est motrice et

131[131] Aristote, De anima II, 414 a 25-28. 132[132] Id. De respiratione, 499b b 26sq ; De partibus animalium I, 642 a 31-b 3.

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7. Ad septimum dicendum quod corpus physicum organicum comparatur ad animam sicut materia ad formam; non quod sit tale per aliquam aliam formam, set quia hoc ipsum habet per animam, ut supra ostensum est. 8. Et similiter dicendum est ad octauum, nam quod in Genesi dicitur: "Formauit Deus hominem de limo terre", non precedit tempore hoc quod sequitur: "et inspirauit in faciem eius spiraculum uite", set ordine nature tantum. 9. Ad nonum dicendum quod materia secundum ordinem est in potentia ad formas, non quod recipiat diuersas formas substantiales ordinatim, set quia id quod est proprium perfectioris forme non recipit nisi mediante eo quod est proprium inferioris forme, sicut expositum est. Et per hunc modum intelligitur quod mediantibus formis elementaribus recipiat alias formas. 10. Ad decimum dicendum quod forme elementares non actu sunt in mixto secundum suam essentiam, licet hoc Auicenna posuerit: non enim possunt esse in una parte materie. Si autem essent in diuersis partibus, non esset mixtio secundum totum, que est uera mixtio, set esset mixtio minima, que est mixtio ad sensum. Dicere etiam quod forme elementorum recipiant magis et minus, ut Auerroys dicit, ridiculum est, cum sint forme substantiales, que magis et minus recipere non possunt. Nec aliquid est medium inter substantiam et accidens, ut ipse fingit. Nec iterum dicendum est quod totaliter corrumpantur, set quod maneant uirtute, ut Aristotiles dicit; et hoc est in quantum manent accidentia propria elementorum secundum aliquem modum, in quibus manet uirtus elementorum. 11. Ad undecimum dicendum quod licet anima sit forma corporis secundum essentiam anime intellectualis, non tamen secundum operationem intellectualem. 12. Ad duodecimum dicendum quod proportio que est inter animam et corpus est in ipsis proportionatis; unde non oportet quod sit aliqua res media inter

l'autre mue. 7. Le corps physique organisé se réfère à l'âme comme la matière à la forme, non pas qu'il soit tel par une autre forme, mais parce qu'il est cela même par l'âme, comme on l'a montré plus haut. 8. Ce qui est dit dans la Genèse : "Dieu a formé l'homme du limon de la terre", ne précède pas dans le temps ce qui suit : "et il insuffla sur sa face un souffle de vie", mais seulement par ordre de nature. 9. La matière est selon son ordre en puissance aux formes, non pas qu'elle reçoive les diverses formes substantielles les unes sur les autres, mais parce qu'elle ne reçoit le propre d'une forme supérieure que par ce qui fait le propre d'une forme inférieure, comme on l'a exposé. Et suivant cette modalité, elle est censée recevoir les autres formes par la médiation des formes élémentaires. 10. Les formes élémentaires ne sont pas selon leur essence en acte dans le mixte, comme le soutiendra Avicenne : en effet elles ne peuvent être dans une seule partie de la matière. Mais si elles étaient en diverses parties, il n'y aurait pas de mélange du tout, c'est-à-dire un vrai mélange, mais un mélange apparent. Dire encore avec Averroès que les formes des éléments supportent le plus ou le moins est ridicule, puisque ce sont des formes substantielles qui ne peuvent supporter le plus et le moins. Car il n'y a pas d'intermédiaire entre la substance et les accidents, comme lui-même l'imagine. Il ne faut pas dire non plus qu'elles sont totalement corrompues, mais, comme dit Aristote, elles demeurent virtuellement ; et c'est possible tant que demeurent, en quelque façon, les accidents propres des éléments, car en eux demeurent la vertu des éléments. 11. Bien que l'âme soit la forme du corps selon l'essence de l'âme intellectuelle, elle ne l'est pas selon l'opération intellectuelle. 12. La proportion entre l'âme et le corps est dans les proportionnés eux-mêmes ; par conséquent il ne faut qu'il y ait quelque chose d'intermédiaire entre l'âme et le corps.

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animam et corpus. 13. Ad tertium decimum dicendum quod cor est primum instrumentum per quod anima mouet ceteras corporis partes; et ideo eo mediante anima unitur reliquis partibus corporis ut motor, licet ut forma uniatur unicuique parti corporis per se et immediate. 14. Ad quartum decimum dicendum quod licet anima sit forma simplex secundum essentiam, est tamen multiplex uirtute, secundum quod est principium diuersarum operationum. Et quia forma perficit materiam non solum ad esse, set etiam ad operandum, ideo oportet quod, licet anima sit una forma, partes corporis diuersimode perficiantur ab ipsa, et unaqueque secundum quod competit eius operationi. Et secundum hoc etiam oportet esse ordinem in partibus secundum ordinem operationum, ut dictum est. Set iste ordo est secundum comparationem corporis ad animam ut est motor. 15. Ad quintum decimum dicendum quod inferiores uires anime possunt intelligi ligare superiores uires corpori quantum ad operationem, prout scilicet superiores uires indigent operationibus inferiorum, que exercentur per corpus. Et eodem modo corpus per superiores sui partes coniungitur anime secundum operationem et motum. 16. Ad sextum decimum dicendum quod sicut forma non aduenit materie nisi sit facta propria per debitas dispositiones, ita cessantibus debitis dispositionibus forma in materia remanere non potest. Et hoc modo unio anime ad corpus soluitur, remoto calore et humiditate naturali et aliis huiusmodi, in quantum hiis disponitur corpus ad susceptionem anime. Vnde huiusmodi cadunt media inter animam et corpus ut dispositiones. Quod quomodo sit, dictum est supra. 17. Ad septimum decimum dicendum quod dimensiones non possunt intelligi in materia nisi secundum quod materia intelligitur constituta per formam substantialem in esse substantiali

13. Le cœur est le premier instrument par lequel l'âme meut les autres parties du corps ; et ainsi par sa médiation l'âme est-elle unie aux parties restantes du corps comme moteur, encore que la forme soit unie par soi et immédiatement à chaque partie. 14. L'âme est sans doute une forme simple selon son essence, elle est cependant multiple en capacité d'action, en tant que principe de diverses opérations. Et parce que la forme parachève la matière non seulement quant à l'être, mais encore quant à l'agir, il faut, bien que l'âme soit une forme une, que les différentes parties du corps soient portées par elle à leur perfection en divers façons, et chacune en fonction de son opération. En raison de quoi, il faut qu'il y ait un ordre dans les parties selon l'ordre des opérations, comme on l'a dit. Mais cet ordre-là résulte du rapport du corps à l'âme comme moteur. 15. S'agissant des forces inférieures de l'âme, il faut répondre qu'elles relient les forces supérieures du corps quant à l'opération, pour autant que les forces supérieures aient besoin des opérations des inférieures, qui s'exercent par le corps. C'est de cette façon que le corps, par ses parties supérieures, est joint à l'âme selon l'opération et le mouvement. 16. De même que la forme n'advient pas à la matière si celle-ci n'est pas rendue propre par les dispositions requises, de même à la cessation de ces dispositions l'âme ne peut demeurer dans la matière. C'est ainsi que l'âme se détache du corps quand cessent la chaleur et les humeurs naturelles et autres choses de ce genre, en tant que par elles le corps est disposé à recevoir l'âme. C'est pourquoi les choses de ce genre interviennent en médiation entre l'âme et le corps, à titre de dispositions. Comment ? on l'a dit plus haut. 17. On ne peut penser des dimensions dans la matière sans penser que la matière est constituée par la forme substantielle dans l'être substantiel corporel ; ce qui n'arrive en vérité par aucune autre forme que l'âme dans l'homme, comme on l'a dit. C'est pourquoi les dimensions de ce genre ne sont

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corporeo; quod quidem non fit per aliam formam in homine quam per animam, ut dictum est. Vnde huiusmodi dimensiones non preintelliguntur ante animam in materia totaliter, set quantum ad ulteriores gradus perfectionis, ut supra expositum est. 18. Ad octauum decimum dicendum quod anima et corpus non sunt distantia sicut res diuersorum generum uel specierum, cum neutrum eorum sit in genere uel specie, ut in superioribus questionibus habitum est, set solum compositum ex eis. Set anima est forma corporis per se ipsam dans ei esse. Vnde per se et immediate ei unitur. 19. Ad nonum decimum dicendum quod corpus humanum habet aliquam communicationem cum corpore celesti; non quod aliquid corporis celestis, ut lux, interueniat medium inter animam et corpus; set secundum quod est constitutum in quadam equalitate complexionis, remotum a contrarietate, ut in superioribus expositum est.

pas présupposées avant la présence complète de l'âme à la matière, mais seulement par rapport aux degrés ultérieurs de perfection, comme on l'a exposé. 18. L'âme et le corps ne sont pas distantes comme des choses de genres ou d'espèces divers, puisque ni l'une ni l'autre ne relèvent du genre ou de l'espèce, comme on le sait par les questions antérieures, mais seulement leur composé. Or l'âme est par soi-même forme du corps, lui donnant l'être. Elle lui est donc unie par soi et immédiatement. 19. Le corps humain a quelque chose de commun avec le corps céleste ; non pas qu'une propriété du corps céleste, comme la lumière, intervienne en médiation entre l'âme et le corps ; mais selon qu'il est constitué dans une certaine égalité de tempérament, à l'écart de la contrariété, comme on l'a exposé plus haut.

Questio 10. Vtrum anima sit in toto corpore et in qualibet parte eius?

Question 10 — L'âme humaine est-elle dans le corps tout entier et en chacune de ses parties ?

Decimo queritur utrum anima sit in toto corpore et in qualibet parte eius. Et uidetur quod non. Anima enim est in corpore sicut perfectio in perfectibili. Set perfectibile ab anima est corpus organicum: est enim anima actus corporis physici organici, potentia uitam habentis, ut dicitur in II De anima. Ergo anima non est nisi in corpore organico. Set non quelibet pars corporis est organicum corpus. Ergo anima non est in qualibet parte corporis. 2. Preterea. Forma est proportionata materie. Set anima, prout est forma corporis, est quedam essentia simplex. Ergo non respondet ei materia multiplex. Set diuerse partes corporis, uel hominis uel animalis, sunt sicut materia multiplex, cum habeant magnam diuersitatem ad

Objections : 1. Il semble que non. L'âme est dans le tout le corps comme la perfection dans le sujet perfectible. Or celui-ci est le corps organisé : l'âme est en effet l'acte du corps physique organisé‚ ayant la vie en puissance, comme il est dit dans le De anima133[133]. Donc l'âme n'existe pas sans le corps organisé‚. Donc l'âme n'est pas en chaque partie du corps. 2. La forme est proportionnée à la matière. Mais l'âme, pour autant qu'elle est forme du corps, est une certaine essence simple. Donc une matière multiple ne s'accorde pas à elle. Mais les diverses parties du corps, qu'elles soient de l'homme ou de l'animal, sont analogues à une matière multiple, puisqu'elles ont entre elles une grande diversité. L'âme n'est donc pas la forme de

133[133] Aristote, De anima II, 412 a 27-28.

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inuicem. Non igitur anima est forma cuiuslibet partis corporis; et ita non est anima in qualibet parte corporis. 3. Preterea. Extra totum nichil est sumere. Si igitur anima est tota in qualibet parte corporis, extra illam partem nichil est de anima. Ergo impossibile est quod sit tota in qualibet parte corporis. 4. Preterea. Philosophus dicit, in libro De causa motus animalium: "Estimandum autem constare animal quemadmodum ciuitatem bene legibus rectam. In ciuitate enim quando semel stabilitus fuerit ordo, nichil opus est separato monarcho - quem non oportet esse per singula eorum que fiunt -, set ipse quilibet facit que ipsius sicut ordinatum est, et fit hoc post hoc propter consuetudinem. In animalibus autem idem hoc propter naturam fit, et quia natum est unumquodque sic constitutum facere proprium opus, ut nichil opus sit in unoquoque esse animam, set in quodam principio corporis existente, alia quidem uiuere eo quod adnata sunt, facere autem proprium opus propter naturam". Non igitur anima est in qualibet parte corporis, set in una tantum. 5. Preterea. Philosophus dicit, in VIII Physicorum, quod motor celi oportet quod sit in centro uel in aliquo signo circumferentie, quia hec duo sunt principia in motu circulari. Et ostendit quod non potest esse in centro set in circumferentia, quia quanto aliqua sunt propinquiora circumferentie et remotiora a centro, tanto sunt uelocioris motus. Ergo a simili, oportet quod motor animalis sit in illa parte animalis in qua precipue apparet motus. Hoc autem est cor. Ergo anima est tantum in corde. 6. Preterea. Philosophus dicit, in libro De iuuentute et senectute, quod plante habent principium nutritiuum in medio superioris et inferioris. Set sicut superius et inferius est in plantis, ita in animalibus superius et inferius, dexterum et

chaque partie du corps. Aussi n'est-elle pas dans chaque partie du corps. 3. Hors du tout, pas de reste. Si donc l'âme est tout entière en chaque partie du corps, en dehors de celle-ci rien ne reste de l'âme. Il est donc impossible qu'elle soit tout entière en chaque partie du corps. 4. Le Philosophe dit dans le livre La cause des mouvements animaux : "Il faut se représenter la constitution de l'animal sous le modèle de celle d'une cité bien régie par les lois. Dans la cité‚ en effet, une fois l'ordre consolidé‚ il n'est pas besoin d'un monarque à part qui doive intervenir dans chaque éventualité, mais chaque citoyen exécute pour sa part la tâche qui est la sienne conformément à l'ordre établi, et tel acte suit tel autre selon la coutume. Chez les animaux le processus est le même de par la nature, du fait que chacune des parties est naturellement constituée pour exercer sa fonction, si bien qu'il n'est pas besoin d'une âme en chacune. En revanche, du fait que l'âme existe en un certain principe du corps, les autres parties vivent grâce à leur union naturelle avec lui, et exercent par nature la tâche qui leur est propre"134[134]. L'âme n'est donc pas en chaque partie du corps, mais en une seulement. 5. Le Philosophe dit dans les Physiques 135[135] que le moteur du ciel doit être ou dans le centre ou en quelque point de la circonférence, parce que l'un et l'autre sont principes dans le mouvement circulaire. Et il montre qu'il ne peut être dans le centre mais dans la circonférence, parce que plus les principes sont proches de la circonférence et loin du centre, plus les mouvements sont rapides. Pareillement, il faut que le moteur animal soit dans cette partie où apparaît principalement le mouvement. Or c'est le cœur. Donc l'âme est seulement dans le cœur. 6. Le Philosophe dit au livre De la jeunesse et de la vieillesse 136[136] que les plantes ont leur principe nutritif entre le haut et le bas.

134[134] Id., La cause des mouvements des animaux X, 703 a 29-b 2. 135[135] Id., Physiques VIII, 267 b 6-9. 136[136] Id., De la jeunesse et de la vieillesse II, 467 b 30 - 468 a 5.

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sinistrum, ante et retro. Ergo oportet principium uite, quod est anima, esse in animali in medio harum particularium. Hoc autem est cor. Ergo anima est tantum in corde. 7. Preterea. Omnis forma que est in aliquo toto et qualibet parte eius denominat totum et quamlibet partem, sicut patet de forma ignis, nam quelibet pars ignis est ignis. Non autem quelibet pars animalis animal est. Non igitur anima est in qualibet parte corporis. 8. Preterea. Intelligere ad aliquam partem anime pertinet. Set intelligere non est in aliqua parte corporis. Non ergo tota anima est in qualibet parte corporis. 9. Preterea. Philosophus dicit, in II De anima, quod sicut anima se habet ad corpus, ita pars anime ad partem corporis. Si igitur anima est in toto corpore, non erit in qualibet parte corporis tota, set pars eius. 10. Set dicebat quod Philosophus loquitur de anima et partibus eius in quantum est motor, non in quantum est forma. - Set contra. Philosophus dicit ibidem quod si oculus esset animal, uisus esset anima eius. Set anima est forma animalis. Ergo pars anime est in corpore ut forma, et non ut motor tantum. 11. Preterea. Anima est principium uite in animali. Si igitur anima esset in qualibet parte corporis, quelibet pars corporis immediate acciperet uitam ab anima; et ita una pars non dependeret ab alia in uiuendo; quod patet esse falsum, nam alie partes in uiuendo dependent a corde. 12. Preterea. Anima mouetur per accidens ad motum corporis in quo est; et similiter quiescit per accidens quiescente corpore in quo est. Contingit autem, quiescente una parte corporis, aliam moueri. Si igitur anima est in qualibet parte corporis, oportet quod anima simul moueatur et quiescat; quod uidetur impossibile. 13. Preterea. Omnes potentie anime radicantur in essentia anime. Si igitur

Mais le haut et le bas dans les plantes se situent comme le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant et l'arrière chez les animaux. Il faut donc que le principe de la vie qu'est l'âme, soit chez l'animal au milieu de ces repères particuliers. Or c'est le cœur. Donc l'âme est seulement dans le cœur. 7. Toute forme existant dans un tout et en chacune de ses parties désigne de son nom le tout et chaque partie, comme le montre la forme du feu, car chaque partie du feu est feu. Mais chaque partie de l'animal n'est pas l'animal. L'âme n'est donc pas en chaque partie du corps. 8. L'acte d'intellection appartient à quelque partie de l'âme. Mais il n'est pas en quelque partie du corps. Donc l'âme n'est pas tout entière en chaque partie du corps. 9. Le Philosophe dit dans le De anima 137[137] que de même que l'âme se rapporte au corps, de même une partie de l'âme à une partie du corps. Si donc l'âme est dans le corps tout entier, elle ne sera pas tout entière en chaque partie du corps. 10. On disait que le Philosophe parle de l'âme et de ses parties en tant qu'elle est moteur, et non pas en tant qu'elle est forme. A l'inverse : Le Philosophe dit là même138[138] que si l'œil était l'animal, la vue serait son âme. Mais l'âme est la forme de l'animal. C'est donc comme forme et non comme moteur seulement qu'une partie de l'âme est dans le corps. 11. L'âme est le principe de vie de l'animal. Si donc l'âme était dans chaque partie du corps, chacune de ces parties recevrait immédiatement la vie du corps ; et ainsi aucune partie ne dépendrait d'une autre pour vivre ; ce qui est manifestement faux, car les autres parties dépendent du cœur pour vivre. 12. L'âme est mue par accident selon le mouvement du corps où elle est ; et pareillement en repos par accident quand le corps où elle est se repose. Mais il arrive, alors qu'une partie du corps est au repos, qu'une autre soit mue. Si donc l'âme est en

137[137] Id., De anima II, 412 b 22-25. 138[138] Id., De anima II, 412 b 18-19.

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essentia anime sit in qualibet parte corporis, oportet quod quelibet potentia anime sit in qualibet parte corporis; quod patet esse falsum, nam auditus non est in oculo set in aure tantum, et sic de aliis. 14. Preterea. Omne quod est in altero est in eo per modum eius in quo est. Si igitur anima est in corpore, oportet quod sit in eo per modum corporis. Set modus corporis est ut ubi est una pars, non sit alia. Ergo ubi est una pars anime, non est alia; et ita non est tota in qualibet parte corporis. 15. Preterea. Quedam animalia imperfecta, que dicuntur anulosa, decisa uiuunt propter hoc quod anima remanet in qualibet parte corporis post decisionem. Set homo et alia animalia perfecta non uiuunt decisa. Non igitur in eis anima est in qualibet parte corporis. 16. Preterea. Sicut homo et animal est quoddam totum ex diuersis partibus consistens, ita et domus. Set forma domus non est in qualibet parte domus, set in tota. Ergo et anima, que est forma animalis, non est tota in qualibet parte corporis, set in toto. 17. Preterea. Anima dat esse corpori in quantum est forma eius. Est autem forma eius secundum suam essentiam, que simplex est. Ergo per suam essentiam simplicem dat esse corpori. Set ab uno non est naturaliter nisi unum. Si igitur sit in qualibet parte corporis sicut forma, sequetur quod cuilibet parti corporis det esse uniforme. 18. Preterea. Magis intime unitur forma materie quam locatum loco. Set unum locatum non potest esse in diuersis locis simul, etiam si sit substantia spiritualis: non enim conceditur a magistris quod angelus sit in diuersis locis simul. Ergo nec anima potest esse in diuersis partibus corporis.

chaque partie du corps, il faut que simultanément elle soit mue et en repos, ce qui est impossible. 13. Toutes les puissances de l'âme s'enracinent dans l'essence de l'âme. Si donc l'essence de l'âme est dans chaque partie du corps, il faut que chaque partie de l'âme soit dans chaque partie du corps, ce qui est manifestement faux, car l'ouïe n'est pas dans l'œil mais dans l'oreille seulement, et ainsi des autres puissances. 14. Tout ce qui est dans un autre est dans cet autre selon le mode d'être de ce dernier. Si donc l'âme est dans le corps, il faut qu'elle soit en lui selon le mode d'être d'un corps. Mais le mode du corps est que là où est une partie, l'autre n'est pas. Donc là où est une partie de l'âme, l'autre n'est pas. Et ainsi elle n'est pas tout entière en chaque partie du corps. 15. Certains animaux imparfaits, dénommés annélides, continuent à vivre une fois découpés, parce que leur âme demeure en chaque partie du corps après découpage. Mais l'homme et les autres animaux supérieurs ne vivent pas quand ils sont découpés. L'âme n'est donc pas en eux dans chaque partie du corps. 16. Comme l'homme ou l'animal est un tout composé de diverses parties, ainsi la maison. Mais la forme de la maison n'est pas en chacune des parties, mais dans le tout. Ainsi donc l'âme, forme de l'animal, n'est pas tout entière en chaque partie du corps, mais dans le tout. 17. L'âme donne l'être au corps en tant qu'elle est sa forme. Mais elle est sa forme en raison de son essence, laquelle est simple. Donc par son essence simple elle donne l'être au corps. Si donc l'âme est comme forme en chaque partie du corps, il s'en suivrait qu'à chaque partie du corps elle donnerait l'être uniformément. 18. La forme est unie à la matière plus intimement que le localisé au lieu. Mais un singulier localisé ne peut être simultanément en plusieurs lieux, fût-il une substance spirituelle. En effet il n'est pas admis par les maîtres que l'ange soit simultanément en divers lieux. Donc l'âme

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ne peut être en diverses parties du corps. Set contra. Augustinus dicit, in VI De Trinitate, quod anima est tota in toto corpore, et tota in qualibet parte eius. 2. Preterea. Anima non dat esse corpori nisi secundum quod unitur ei. Set anima dat esse toti corpori et cuilibet parti eius. Ergo anima est in toto corpore et in qualibet parte eius. 3. Preterea. Anima non operatur nisi ubi est. Set operationes anime apparent in qualibet parte corporis. Ergo anima est in qualibet parte corporis.

En sens contraire : 1. Augustin dit dans le De Trinitate139[139] que l'âme est tout entière en tout le corps, et tout entière en chacune de ses parties. 2. L'âme ne donne l'être au corps qu'à la condition de lui être unie. Mais l'âme donne l'être à tout le corps et à chacune de ses parties. Donc l'âme est dans le corps tout entier et en chacune de ses parties. 3. L'âme n'opère que là où elle est. Mais les opérations de l'âme apparaissent en chaque partie du corps. Donc l'âme est en chacune des parties du corps.

Responsio. Dicendum quod ueritas huius questionis ex precedenti dependet. Ostensum est enim quod anima secundum quod est forma corporis non unitur toti corpori mediante aliqua parte eius, set toti corpori immediate. Est enim forma et totius corporis et cuiuslibet partis eius. Et hoc necesse est dicere. Cum enim corpus hominis aut cuiuslibet alterius animalis sit quoddam totum naturale, dicetur unum ex eo quod unam formam habeat, qua perficitur non solum secundum aggregationem aut compositionem, ut accidit in domo et in aliis huiusmodi. Vnde oportet quod quelibet pars hominis et animalis recipiat esse et speciem ab anima sicut a propria forma. Vnde Philosophus dicit quod, recedente anima, neque oculus neque caro neque aliqua pars remanet nisi equiuoce. Non est autem possibile quod aliquid recipiat esse et speciem ab aliquo separato sicut a forma (hoc enim simile esset Platonis positioni, qui posuit huiusmodi sensibilia recipere esse et speciem per participationem formarum separatarum), set oportet quod forma sit aliquid eius cui dat esse, nam forma et materia sunt principia intrinsecus constituentia essentiam rei. Vnde oportet quod si anima dat esse et speciem ut forma cuilibet parti corporis secundum sententiam Aristotilis, quod sit in qualibet

Réponse : La vérité de cette question dépend de la précédente. On a montré en effet que l'âme, selon qu'elle est forme du corps, est unie à tout le corps immédiatement et non pas par la médiation de l'une de ses parties. Elle est en effet la forme de tout le corps et de chacune de ses parties. Et cela, il est nécessaire de le dire : étant donné que le corps de l'homme ou de tout autre animal est un certain tout naturel, on le dit "un" de ce qu'il a une forme "une", par laquelle il est rendu parfait, et pas seulement par agrégation et composition, comme il arrive dans la maison et autres choses de ce genre. C'est pourquoi il faut que chaque partie de l'homme et de l'animal reçoive l'être spécifique de l'âme comme de sa forme propre. De là, le Philosophe dit140[140] qu'au retrait de l'âme, ni l'œil ni la chair ni quelque partie ne demeure, sinon par équivoque. Or il n'est pas possible qu'un sujet reçoive l'être spécifique d'un agent séparé tenant le rôle de forme (ceci s'apparenterait en effet à la position de Platon affirmant que les choses sensibles reçoivent l'être et l'espèce par participation à des formes séparées), mais il faut que la forme appartienne à ce à quoi elle donne l'être, car forme et matière sont les principes constituant intrinsèquement l'essence d'une chose. C'est pourquoi si, au jugement d'Aristote, l'âme comme forme

139[139] Augustin, De Trinitate VI, VI 8, PL 42, 929. 140[140] Aristote, De anima II, 412 b 19-22.

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parte corporis, nam et ea ratione dicimus animam esse in toto, quia est forma totius. Vnde si est forma cuiuslibet partis, oportet quod sit in qualibet parte, et non in toto tantum, nec in una parte tantum. Et hoc diffinitio anime ostendit: est enim anima actus corporis organici. Corpus autem organicum est constitutum ex diuersis organis. Si ergo anima esset in una parte tantum ut forma, non esset actus corporis organici, set actus unius organi tantum, puta cordis aut alicuius alterius, et relique partes essent perfecte per alias formas. Et sic totum non esset unum quid naturaliter, set compositione tantum. Relinquitur igitur quod anima sit in toto corpore et in qualibet parte eius. Set quia etiam queritur an sit tota in toto et in qualibet parte eius, considerandum est qualiter dicitur et hoc. Potest autem attribui totalitas alicui forme tripliciter, secundum quod tribus modis conuenit aliquid habere partes. Vno enim modo aliquid habet partes secundum diuisionem quantitatis, prout scilicet diuiditur numerus aut magnitudo: uni autem forme non competit totalitas numeri nec magnitudinis nisi forte per accidens, puta in formis que per accidens diuiduntur diuisione continui, sicut albedo per diuisionem superficiei. Alio modo dicitur aliquid totum per comparationem ad partes essentiales speciei, sicut materia et forma dicuntur partes compositi, et genus et differentia quodammodo partes speciei: et hic modus totalitatis attribuitur etiam essentiis simplicibus ratione sue perfectionis, eo quod sicut composita habent perfectam speciem ex coniunctione principiorum essentialium, ita substantie et forme simplices habent perfectas species per se ipsas. Tertio modo dicitur aliquid totum per comparationem ad partes uirtutis seu potestatis, que quidem partes accipiuntur secundum diuisionem operationum. Si qua igitur forma accipiatur que diuiditur per continui diuisionem, et queratur de ea utrum sit in qualibet parte corporis tota, ut puta utrum albedo sit in

donne l'être spécifique à chaque partie du corps, il faut qu'elle soit en chaque partie du corps : de fait et pour la même raison, nous disons que l'âme est dans le tout parce qu'elle est la forme du tout. C'est pourquoi, si elle est la forme de chaque partie, il faut qu'elle soit en chaque partie, et non dans le tout seulement, ni dans une partie seulement. Ce que montre bien la définition de l'âme : elle est en effet la forme du corps organisé. Or le corps organisé est constitué de divers organes. Si donc l'âme était en tant que forme dans une partie seulement, elle ne serait pas l'acte du corps organisé, mais l'acte du seul organe, par exemple du cœur ou de quelque autre organe, et les parties restantes seraient actualisées par d'autres formes. Et ainsi le tout perdrait son unité de nature pour une unité de composition. Reste donc que l'âme soit dans le corps tout entier et en chacune des parties. Mais à rechercher si l'âme est tout entière dans le tout et en chacune de ses parties, il faut considérer en quel sens on le dit. La totalité peut être attribuée à une forme en un triple sens, suivant les trois façons possibles pour quelque chose d'avoir des parties. D'une première façon, quelque chose a des parties selon la division de la quantité, qu'il s'agisse du nombre ou de l'étendue : mais l'unité de la forme n'est pas concernée par la totalité du nombre ou de la grandeur, si ce n'est peut-être par accident, par exemple pour les formes qui sont divisées accidentellement par la division du continu, comme la blancheur par la division d'une surface. D'une autre façon, on attribuera le tout en rapport aux parties essentielles de l'espèce : ainsi la matière et la forme sont dites parties du composé, et le genre et la différence parties de l'espèce. Ce mode de totalité est encore attribué aux essences simples en raison de leur perfection : en effet, de même que les substances composées tirent leur perfection de la conjonction de leurs principes essentiels, de même les substances simples détiennent par elles-mêmes la perfection de leur espèce. D'une troisième façon, le tout se dit de

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qualibet parte superficiei tota, si accipiatur totum per comparationem ad partes quantitatiuas - que quidem totalitas pertinet ad albedinem per accidens -, non est tota in qualibet parte, set tota in toto et pars in parte. Si autem queratur de totalitate que pertinet ad speciem, sic tota est in qualibet parte, nam eque intensa est albedo in aliqua parte sicut in toto. Set uerum est quod adhuc secundum uirtutem non est tota in qualibet parte: non enim tantum potest in disgregando albedo que est in parte superficiei sicut albedo que est in tota superficie, sicut neque tantum potest calor qui est in paruo igne ad calefaciendum sicut calor qui est in magno igne. Supposito autem ad presens quod sit una tantum anima in corpore hominis (de hoc enim postea queretur), non diuiditur diuisione quantitatis que est numerus. Planum est etiam quod non diuiditur diuisione continui, precipue anima animalium perfectorum, que decisa non uiuunt; secus autem forte esset de animabus animalium anulosorum, in quibus est una anima in actu et plures in potentia, ut Philosophus docet. Relinquitur igitur quod in anima hominis et cuiuslibet animalis perfecti non potest accipi totalitas nisi secundum perfectionem speciei, et secundum potentiam seu uirtutem. Dicimus ergo quod, cum perfectio speciei pertineat ad animam secundum suam essentiam, anima autem secundum suam essentiam est forma corporis, et prout est forma corporis est in qualibet parte corporis, ut ostensum est, relinquitur quod anima tota sit in qualibet parte corporis secundum totalitatem perfectionis speciei. Si autem accipiatur totalitas quantum ad uirtutem et potestatem, sic non est tota in qualibet parte corporis, nec etiam tota in toto, si loquamur de anima hominis. Ostensum est enim ex superioribus questionibus quod anima humana, quia

quelque chose par comparaison aux parties de l'efficience ou du pouvoir, parties qui se prennent de la division des opérations. Si donc il s'agit de la forme qui est divisée par la division du continu, et que l'on cherche à son propos si elle est tout entière en chaque partie du corps, par exemple si la blancheur est tout entière en chaque partie d'une surface, et si la totalité se prend de son rapport aux parties quantitatives - totalité qui en vérité appartient à la blancheur par accident - alors celle-ci n'est pas tout entière en chaque partie, mais tout entière dans le tout et en partie dans les parties. Mais si on s'interroge sur la totalité qui appartient à l'espèce, alors elle est tout entière en chaque partie, car la blancheur est aussi intense dans les parties que dans le tout. Il est vrai que du point de vue de l'efficience elle n'est pas tout entière en chaque partie, car la blancheur qui recouvre une partie de la surface ne fait pas autant d'effet que celle qui recouvre toute la surface, comme la chaleur qui est dans un petit feu n'a pas autant de force pour chauffer que la chaleur qui est dans un grand feu. Supposons à présent l'unité de l'âme existant dans le corps (on s'interrogera à ce sujet par la suite), cette unité n'est pas divisible par cette division de la quantité qu'est le nombre. En outre, il est clair qu'elle n'est pas divisible par la division du continu, en particulier s'agissant de l'âme des animaux supérieurs, qui perdent la vie une fois découpés ; il en irait autrement des âmes des animaux annélides, chez lesquels l'âme est une en acte, et plusieurs en puissance, comme l'enseigne le Philosophe141[141]. Reste donc que dans l'âme de l'homme comme de tout animal supérieur on ne peut admettre la totalité que selon la perfection spécifique et selon le pouvoir ou l'efficience. Nous disons donc : puisque la perfection de l'espèce appartient à l'âme en raison de son essence, et que l'âme selon son essence est forme du corps, et qu'à titre de forme du

141[141] Id., ibid. II, 413 b 16-22.

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excedit corporis capacitatem, remanet ei uirtus ad operandum operationes quasdam sine communicatione corporis, sicut intelligere et uelle. Vnde intellectus et uoluntas non sunt actus alicuius organi corporalis. Set quantum ad alias operationes quas exercet per organa corporalia, tota uirtus et potestas eius est in toto corpore, non autem in qualibet parte corporis, quia diuerse partes corporis sunt proportionate ad diuersas operationes anime. Vnde secundum illam potentiam tantum est in aliqua parte, que respicit operationem que per illam partem corporis exercetur.

corps elle est en chaque partie du corps, comme on l'a montré, il reste que l'âme est tout entière en chaque partie du corps selon la totalité de la perfection spécifique. Quant à la totalité entendue selon le pouvoir ou l'efficience, elle n'est pas tout entière en chaque partie du corps, ni même tout entière dans le tout [du corps], si nous parlons de l'âme humaine. On a montré en effet par les questions précédentes que l'âme humaine, parce qu'elle excède la capacité du corps, se réserve le pouvoir de produire des opérations où le corps ne communique pas, comme penser et vouloir. C'est pourquoi l'intellect et la volonté n'actualisent pas d'organe corporel. Mais quant aux opérations qu'elles exercent par les organes corporels, la totalité du pouvoir et de l'efficience propre à l'âme est dans le corps tout entier, mais non dans chaque partie du corps, dans la mesure où les diverses parties du corps sont adaptées aux diverses opérations de l'âme. En conséquence, l'âme est selon tel pouvoir en telle partie du corps seulement, au regard de l'opération qui s'exerce par telle partie du corps.

1. Ad primum ergo dicendum quod, cum materia sit propter formam, forma autem ordinetur ad propriam operationem, oportet quod talis sit materia uniuscuiusque forme ut competat operationi illius forme: sicut materiam serre oportet esse ferream, quod competit ad opus serre propter suam duritiem. Cum ergo anima propter sue uirtutis perfectionem possit in diuersas operationes, necessarium est quod materia eius sit corpus constitutum ex partibus congruentibus ad diuersas operationes anime, que dicuntur organa, et propter hoc totum corpus cui principaliter respondet anima ut forma est organicum. Partes autem sunt propter totum. Vnde anime non respondet pars corporis sicut proprium et principale perfectibile, set secundum quod habet ordinem ad totum. Vnde non oportet quod quelibet pars corporis sit corpus organicum, licet anima sit forma eius.

Solutions : 1. Puisque la matière est pour la forme, et la forme ordonnée à son opération propre, il faut que la matière d'une forme donnée soit telle qu'elle s'accorde à l'opération de cette forme : ainsi la matière de la scie sera le fer, parce qu'elle s'accorde à l'œuvre de la scie en vertu de sa dureté. Puisque donc l'âme est capable de diverses opérations à cause de la perfection de son efficience, il est nécessaire que sa matière soit un corps constitué de parties, appelées organes, adaptés aux diverses opérations de l'âme : c'est pour cette raison que le corps tout entier, à quoi correspond l'âme comme forme, est organisé. Or les parties sont pour le tout. Par conséquent, ce qui correspond à l'âme, ce n'est pas telle partie du corps, tenue pour le sujet propre et principal qu'elle aurait à parfaire, mais c'est la partie en tant qu'ordonnée au tout. Par conséquent, il ne faut pas qu'une partie quelconque du corps soit le corps organisé, même si l'âme

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2. Ad secundum dicendum quod, cum materia sit propter formam, hoc modo forma dat esse et speciem materie secundum quod congruit sue operationi. Et quia corpus perfectibile ab anima, ad hoc quod congruat diuersis operationibus anime, requirit diuersitatem in partibus, ideo anima, licet sit una et simplex secundum suam essentiam, diuersimode partes corporis perficit. 3. Ad tertium dicendum quod, cum anima sit in una parte corporis eo modo quo dictum est, nichil anime est extra animam que est in hac parte corporis. Non tamen sequitur quod anime nichil sit extra hanc partem corporis, set quod nichil sit extra totum corpus quod principaliter perficit. 4. Ad quartum dicendum quod Philosophus ibi loquitur de anima quantum ad potentiam motiuam. Principium enim motus corporis est in aliqua parte corporis, scilicet in corde, et per illam partem mouet totum corpus. Et hoc patet per exemplum quod ponit de rectore. 5. Ad quintum dicendum quod motor celi non circumscribitur loco secundum suam substantiam. Set Philosophus intendit ostendere ubi sit quantum ad principium mouendi. Et hoc modo, quantum ad principium motus, anima est in corde. 6. Ad sextum dicendum quod etiam in plantis anima dicitur esse in medio eius quod est sursum et deorsum, in quantum est principium quarumdam operationum; et similiter est in animalibus. 7. Ad septimum dicendum quod ideo non quelibet pars animalis est animal, sicut quelibet pars ignis est ignis, quia omnes operationes ignis saluantur in qualibet parte ignis, non autem omnes operationes animalis saluantur in qualibet parte eius, maxime in animalibus perfectis. 8. Ad octauum dicendum quod ratio illa concludit animam non esse totam in partibus corporis secundum suam uirtutem; quod dictum est esse uerum. 9. Ad nonum dicendum quod partes

en est la forme. 2. Puisque la matière est pour la forme, la forme donne l'être spécifique à la matière de façon à l'accorder à l'opération de l'âme. Et parce que le corps, que l'âme actualise, requiert une diversité dans ses parties afin de s'accorder aux diverses opérations de l'âme, ainsi l'âme, bien qu'elle soit une et simple selon son essence, actualise diversement les parties du corps. 3. Puisque l'âme est dans telle partie du corps de la façon qu'on a dite, rien de l'âme n'est en dehors de l'âme présente en la dite partie du corps. Il ne s'ensuit pas cependant que rien de l'âme ne soit en dehors de cette partie du corps, mais que rien de l'âme ne soit étranger à la totalité du corps dont elle est, à tire principal, la perfection. 4. Le Philosophe parle ici de l'âme quant à sa puissance motrice. En effet le principe du mouvement du corps est dans une partie du corps, à savoir dans le cœur, et par cette partie il meut le corps tout entier. C'est manifeste par l'exemple du gouvernant qu'il propose. 5. Le moteur du ciel n'est pas circonscrit au lieu quant à sa substance. Mais le Philosophe veut montrer où il se situe du point de vue où il est principe du mouvement. Et, de cette façon, quant au principe du mouvement, l'âme est dans le cœur. 6. Même dans les plantes, il est dit que l'âme est au milieu du haut et du bas, en tant qu'elle est principe de certaines opérations ; il en va de même chez les animaux. 7. Aucune partie de l'animal n'est l'animal alors que chaque partie du feu est du feu, parce que toute les opérations du feu sont sauvegardées en chaque partie du feu, tandis que les opérations de l'animal ne le sont pas en chacune de ses parties, surtout chez les animaux supérieurs. 8. Le raisonnement conclut que l'âme n'est pas tout entière en chaque partie du corps quant à son efficience, il est vrai de le dire. 9. Les parties de l'animal sont prises par le Philosophe, non pas quant à l'essence de

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anime accipiuntur a Philosopho non quantum ad essentiam anime, set quantum ad eius potestatem. Et ideo dicit quod sicut anima est in toto corpore, ita pars anime in parte corporis: quia sicut totum corpus organicum se habet ut deseruiat omnibus operationibus anime que per corpus exercentur, ita se habet unum organum ad aliquam determinatam operationem. 10. Ad decimum dicendum quod potentia anime radicatur in essentia; et ideo ubicumque est aliqua potentia anime, ibi est essentia anime. Quod ergo Philosophus dicit quod si oculus esset animal, uisus esset anima eius, non intelligitur de potentia anime sine eius essentia; sicut et totius corporis dicitur anima sensibilis esse forma per essentiam suam, non per potentiam sensitiuam. 11. Ad undecimum dicendum quod, cum anima operetur in alias partes corporis per aliquam unam primam, corpus autem disponitur ad hoc quod sit proportionatum anime per actionem anime que est causa efficiens corporis, ut Aristotiles dicit in II De anima, necesse est quod dispositio aliarum partium, secundum quam sunt perfectibiles ab anima, dependeat ab una prima parte, scilicet a corde. Et pro tanto uita aliarum partium dependet a corde, quia postquam desinit esse in aliqua parte debita dispositio, anima non unitur ei ut forma. Non autem propter hoc remouetur quin anima sit immediate forma cuiuslibet partis corporis. 12. Ad duodecimum dicendum quod anima non mouetur neque quiescit, moto seu quiescente corpore, nisi per accidens. Non est autem inconueniens si aliquid mouetur et quiescit simul per accidens, sicut non est inconueniens quod aliquid moueatur per accidens contrariis motibus, ut puta si quis in naui deferretur contra cursum nauis. 13. Ad tertium decimum dicendum quod

l'âme, mais quant à son pouvoir. Il dit ainsi142[142] que de même que l'âme est dans le corps tout entier, de même une partie de l'âme dans une partie du corps. Car de même que tout le corps organisé a pour tâche de servir à toutes les opérations de l'âme exercées par le corps, de même un organe donné celle de servir à telle opération déterminée. 10. Les puissances de l'âme s'enracinent dans l'essence de telle sorte que là où est quelque puissance de l'âme, là est l'essence de l'âme. Que donc le Philosophe dise que, dans le cas où l'œil serait l'animal, la vue serait son âme, n'est pas à comprendre de la puissance de l'âme abstraction faite de son essence ; à l'inverse, l'âme est la forme du corps tout entier par son essence, non par la puissance sensitive. 11. Etant donné que l'âme opère au moyen d'une partie première dans les autres parties du corps, que d'autre part le corps est adapté à l'âme du fait qu'elle en est la cause efficiente, comme dit le Philosophe au De anima143[143], il est nécessaire que la disposition des autres parties, dans la mesure où elles sont perfectibles par l'âme, dépende de la partie première. Et pour autant la vie des autres parties dépend du cœur, car après qu'une disposition due cesse d'être dans une partie quelconque, l'âme ne lui est plus unie comme forme. Il n'en reste pas moins que l'âme est immédiatement la forme de chaque partie du corps. 12. L'âme n'est ni mue ni ne repose quand le corps est en mouvement ou en repos, si ce n'est par accident. Or il n'y a pas d'inconvénient à être mû par accident par des mouvements contraires : par exemple si quelqu'un se déplace dans le navire à l'encontre de la direction du navire. 13. Bien que toutes les puissances de l'âme s'enracinent dans son essence, néanmoins chaque partie du corps la reçoit suivant son mode ; l'âme est ainsi dans les diverses parties du corps selon ses diverses puissances, et il n'est pas nécessaire qu'elle

142[142] Id., ibid. I, 402 b 1-2. 143[143] Id., ibid. II, 415 b 8-12.

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licet omnes potentie anime radicentur in essentia anime, tamen quelibet pars corporis recipit animam secundum suum modum; et ideo in diuersis partibus est secundum diuersas potentias, neque oportet quod in una secundum omnes. 14. Ad quartum decimum dicendum quod cum dicitur unumquodque esse in alio secundum modum eius in quo est, intelligitur quantum ad modum capacitatis ipsius, non autem quantum ad naturam eius. Non enim oportet ut id quod est in aliquo habeat naturam et proprietatem eius in quo est, set quod recipiatur in eo secundum capacitatem ipsius: manifestum est enim quod aqua non habet naturam amphore. Vnde non oportet quod anima habeat istam naturam corporis ut ubi est una pars eius, ibi non sit alia. 15. Ad quintum decimum dicendum quod animalia anulosa decisa uiuunt non solum quia anima est in qualibet parte corporis, set quia anima eorum, cum sit imperfecta et paucarum actionum, requirit paucam diuersitatem in partibus, que etiam inuenitur in parte decisa uiuente. Vnde, cum retineat dispositionem per quam totum corpus est perfectibile ab anima, remanet in ea anima. Secus autem est in animalibus perfectis. 16. Ad sextum decimum dicendum quod forma domus, sicut et alie forme artificiales, est forma accidentalis. Vnde non dat esse et speciem toti et cuilibet parti; neque totum est unum simpliciter, set unum aggregatione. Anima autem est forma substantialis corporis dans esse et speciem toti et partibus; et totum ex partibus constitutum est unum simpliciter. Vnde non est simile. 17. Ad septimum decimum dicendum quod anima, quamuis sit una et simplex in essentia, habet tamen uirtutem ad diuersas operationes. Et quia naturaliter dat esse et speciem suo perfectibili in quantum est forma corporis secundum essentiam, ea autem que sunt naturaliter sunt propter finem, oportet quod anima constituat in corpore diuersitatem partium

soit dans une seule partie selon toutes ses puissances. 14. Quand on dit que l'un est dans l'autre selon le mode du récepteur, c'est à entendre quant au mode de capacité de ce dernier, mais non quant à sa nature. Il ne faut pas que ce qui est dans un autre prenne la nature et la propriété de ce qui le reçoit, mais qu'il soit reçu en lui à mesure de sa capacité : il est évident que l'eau ne prend pas la nature de l'amphore. Par conséquent il ne faut pas que l'âme prenne quelque chose de la nature du corps, de telle sorte que là où est l'une de ses parties, l'autre n'y soit pas. 15. Les animaux annélides vivent une fois coupés, non seulement parce que l'âme est en chaque partie du corps, mais parce que leur âme, étant imparfaite et de peu d'actions, requiert peu de diversité dans les parties, et ce peu se retrouve dans la partie coupée vivante. C'est pourquoi, comme cette dernière conserve la disposition qui fait que tout le corps est perfectible par l'âme, l'âme demeure en elle. Mais il en va autrement chez les animaux supérieurs. 16. La forme d'une maison, comme toute autre forme artificielle, est une forme accidentelle. C'est pourquoi elle ne donne pas l'être spécifique au tout et à chaque partie ; ni le tout n'est simplement "un", mais "un" par agrégation. Or l'âme est la forme substantielle du corps, donnant l'être spécifique au tout et aux parties ; et le tout constitué des parties est "un" absolument. Il n'y a donc pas de similitude. 17. L'âme, bien qu'elle soit une et simple en son essence, a cependant pouvoir d'exercer diverses opérations. Et parce que naturellement elle donne l'être spécifique à ce qu'elle actualise en tant qu'elle est la forme du corps selon son essence, que d'autre part tout ce qui est par nature est pour la fin, il faut que l'âme constitue dans le corps la diversité des parties dans la mesure où celles-ci concourent aux diverses opérations. A cause en vérité d'une diversité de ce genre, dont la raison vient de la fin et non de la forme seulement, il apparaît que dans la constitution des vivants la nature

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prout congruit diuersis operationibus. Et uerum est quod propter huiusmodi diuersitatem, cuius ratio est ex fine et non ex forma tantum, in constitutione uiuentium magis apparet quod natura operetur propter finem quam in aliis rebus naturalibus, in quibus una forma uniformiter perficit suum perfectibile. 18. Ad octauum decimum dicendum quod simplicitas anime et angeli non est estimanda ad modum simplicitatis puncti, quod habet determinatum situm in continuo; et ideo quod simplex est non potest esse simul in diuersis partibus continui. Set angelus et anima dicuntur simplicia per hoc quod omnino carent quantitate; et ideo non applicantur ad continuum nisi per contactum uirtutis. Vnde totum illud, quod uirtute contingitur, respondet angelo, qui non unitur ut forma, ut locus unus, et anime, que unitur ut forma, ut perfectibile unum. Et sicut angelus est in qualibet parte sui loci totus, ita et anima in qualibet parte sui perfectibilis tota.

opère en vue d'une fin mieux que dans les autres réalités physiques, dans lesquelles une seule forme actualise uniformément tout ce qui est à parfaire. 18. La simplicité de l'âme et de l'ange n'est pas à juger sur le modèle du point, avec son site déterminé dans le continu, car alors il est impossible au simple d'être simultanément en diverses parties du continu. Mais l'ange et l'âme sont dits simples du fait qu'ils sont dépourvus tout à fait de la quantité et ainsi ne sont pas liés au continu, sauf au point touché par l'efficience. C'est pourquoi le tout corporel touché par l'efficience est corrélatif de l'ange (lequel ne lui est pas uni comme forme) comme unité de lieu, et à l'âme (laquelle lui est unie comme forme) en tant qu'unité à parfaire. Et de même que l'ange est tout entier en chaque partie du corps localisé, de même l'âme est tout entière en chaque partie de ce qu'elle doit parfaire.

Questio 11. Vtrum in homine anima rationalis, sensibilis et uegetabilis sit una substantia?

Question 11 — Chez l'homme, l'âme rationnelle, sensible et végétative est-elle une unique substance ?

Vndecimo queritur utrum in homine anima rationalis, sensibilis et uegetabilis sit una substantia. Et uidetur quod non. Vbicumque est actus anime, ibi est et anima. Set in embrione actus anime uegetabilis precedit actum anime sensibilis; et actus anime sensibilis, actum anime rationalis. Ergo in concepto prius est anima uegetabilis quam sensibilis, et sensibilis quam rationalis; et ita non sunt idem secundum substantiam. 2. Set dicebat quod actus anime uegetabilis et sensibilis non est in embrione ab anima que sit in embrione, set a uirtute in eo existente ab anima parentis. - Set contra. Nullum agens finitum agit sua uirtute nisi secundum determinatam distantiam, ut patet in motu proiectionis: proiciens enim usque ad locum determinatum proicit secundum modum sue uirtutis. Set in embrione

Objections : 1. Il semble que non. Là où est l'acte de l'âme, là est l'âme. Or dans l'embryon l'acte de l'âme végétative précède l'acte de l'âme sensible ; et l'acte de l'âme sensible, l'acte de l'âme rationnelle. Donc, en ce qui est conçu, l'âme végétative est antérieure à l'âme sensible, et l'âme sensible antérieure à l'âme rationnelle ; et ainsi elles ne sont pas identiques en substance. 2. On disait que l'acte de l'âme végétative et sensible n'est pas chez l'embryon le fait d'une âme immanente à l'embryon, mais d'une efficience existant en lui par l'âme d'un parent. A l'inverse : aucun agent fini n'agit par son efficience au-delà d'une distance déterminée, comme le manifeste le mouvement du lancer : le lanceur en effet projette à un lieu déterminé mesuré par sa force. Mais dans l'embryon apparaissent les mouvements et les opérations de l'âme

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apparent motus et operationes anime, quantumcumque parens distet, cuius tamen uirtus finita est. Non igitur operationes anime sunt in embrione per uirtutem anime parentis. 3. Preterea. Philosophus dicit, in libro De generatione animalium, quod embrio prius est animal quam homo. Set animal non est nisi quod habet animam sensibilem; homo autem est per animam rationalem. Ergo ipsa anima sensibilis est prius in embrione quam anima rationalis, et non solum uirtus eius. 4. Preterea. Viuere et sentire sunt operationes que non possunt esse nisi a principio intrinseco. Sunt autem actus anime. Cum igitur embrio uiuat et sentiat antequam habeat animam rationalem, uiuere et sentire non erunt ex anima exterioris parentis, set ab anima intus existente. 5. Preterea. Philosophus dicit, in II De anima, quod anima est causa corporis uiuentis non solum sicut forma, set sicut efficiens et finis. Set non esset efficiens causa corporis nisi adesset corpori quando formatur. Formatur autem ante infusionem anime rationalis. Ergo ante infusionem anime rationalis est in embrione anima, et non solum anime uirtus. 6. Set dicebat quod formatio corporis sit ab anima, non que est in embrione, set ab anima parentis. - Set contra. Corpora uiuentia secundum motus proprios mouent se ipsa. Set generatio corporis uiuentis est quidam motus eius proprius, cum eius principium proprium sit potentia generatiua. Ergo secundum istum motum res uiua mouet se ipsam. Set mouens se ipsum componitur ex mouente et moto, ut probatur in VIII Physicorum. Ergo principium generationis, quod format corpus uiuum, est anima que est in embrione. 7. Preterea. Manifestum est quod embrio

quelque grand que soit l'éloignement du parent, dont l'efficience est cependant finie. Donc les opérations de l'âme chez l'embryon ne sont pas causées par l'efficience de l'âme du parent. 3. Le Philosophe dit, au livre De la génération des animaux144[144], que l'embryon est animal avant d'être homme. Mais il n'y a pas d'animal sans l'âme sensible ; or l'homme est homme par l'âme rationnelle. Donc l'âme sensible - et non seulement son efficience - est dans l'embryon antérieure à l'âme rationnelle. 4. Vivre et sentir sont des opérations qui ne peuvent venir que d'un principe intrinsèque. Or ce sont des actes de l'âme. Comme l'embryon vit et sent avant d'avoir l'âme rationnelle, vivre et sentir ne procèdent pas de l'âme du parent extérieur, mais de l'âme existant à l'intérieur. 5. Le Philosophe dit dans le De anima145[145] que l'âme est cause du corps vivant, non seulement comme forme, mais comme cause efficiente et finale. Mais elle ne serait pas cause efficiente du corps si elle ne lui était pas présente au moment de sa formation. Or le corps est formé avant l'infusion de l'âme rationnelle. Donc avant cet événement il y a dans l'embryon une âme, et pas seulement l'efficience de l'âme. 6. On disait que la formation du corps vient de l'âme, non pas de celle immanente à l'embryon, mais de l'âme du parent. A l'inverse : les corps vivants se meuvent de leur propre mouvement. Or la croissance d'un corps vivant est une sorte de mouvement qui lui est propre, puisque son principe propre est un pouvoir de croissance. C'est donc par ce mouvement que la chose vivante se meut elle-même. Mais celui qui se meut lui-même est composé d'un moteur et d'un mû, comme le prouve le livre des Physiques146[146]. Donc le principe de la croissance, qui forme le corps vivant, c'est l'âme immanente à l'embryon.

144[144] Aristote, De la génération des animaux II, 736 a 35 - b 5. 145[145] Id. De anima II, 415 b 7-12. 146[146] Id. Phys. VIII, 257 b 12.

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augetur. Augmentum autem est motus secundum locum, ut dicitur in IV Physicorum. Cum igitur animal secundum locum moueat se ipsum, mouebit etiam se ipsum secundum augmentum; et ita oportet quod in embrione sit principium talis motus, et non habeat hunc motum ab anima extrinseca. 8. Preterea. Philosophus expresse dicit, in libro De generatione animalium, quod non potest dici quod in embrione non sit anima. Et primo est ibi anima cibatiua et postea sensitiua. 9. Set dicebat quod hoc dicit Philosophus non quod sit ibi anima in actu, set in potentia. - Set contra. Nichil agit nisi in quantum est actu. Set in embrione sunt actiones anime. Ergo est ibi anima in actu; et ita relinquitur quod non sit tantum una substantia. 10. Preterea. Impossibile est quod idem sit ab extrinseco et ab intrinseco. Set anima rationalis est in homine ab extrinseco; uegetabilis autem et sensibilis, ab intrinseco, idest a principio quod est in semine, ut patet per Philosophum in libro De generatione animalium. Ergo non est idem in homine secundum substantiam anima uegetabilis, sensibilis et rationalis. 11. Preterea. Impossibile est ut quod est substantia in uno sit accidens in alio; unde dicit Commentator in VIII Methaphysice quod calor non est forma substantialis ignis, cum sit accidens in aliis. Set anima sensibilis est substantia in brutis animalibus. Non est ergo potentia tantum in homine, cum potentie sint quedam proprietates et accidentia anime. 12. Preterea. Homo est nobilius animal quam bruta animalia. Set animal dicitur propter animam sensibilem. Ergo anima sensibilis nobilior est in homine quam in brutis animalibus. Set in brutis animalibus est quedam substantia, et non

7. Il est manifeste que l'embryon croît. Or la croissance est mouvement local, comme il est dit dans les Physiques147[147]. Donc puisque l'animal se meut localement, il se mouvra aussi selon la croissance, et ainsi il faut que soit dans l'embryon le principe d'un tel mouvement et qu'il ne tienne pas celui-ci d'une âme extérieure. 8. Le Philosophe dit expressément dans le livre De la génération des animaux148[148], qu'on ne peut pas dire qu'il n'y ait point d'âme dans l'embryon : en lui il y a d'abord l'âme nutritive, puis la sensitive. 9. On disait, d'après le Philosophe, que dans l'embryon l'âme n'est pas en acte, mais en puissance. A l'inverse : rien n'agit que pour autant qu'il est en acte. Mais c'est dans l'embryon que sont les actions de l'âme : c'est donc là que l'âme est en acte. Reste par conséquent qu'elle n'est pas une seule substance. 10. Il est impossible que le même soit de l'extérieur et de l'intérieur. Or l'âme rationnelle vient chez l'homme de l'extérieur, l'âme végétative et sensible de l'intérieur, c'est-à-dire d'un principe immanent à la semence, comme le montre le Philosophe149[149]. Donc chez l'homme, l'âme rationnelle, la sensible et la végétative ne sont pas identiques en substance. 11. Il est impossible que ce qui est substance en l'un soit accident en l'autre ; c'est pourquoi le Commentateur dit150[150] que la chaleur n'est pas la forme substantielle du feu, puisqu'elle est ailleurs un accident. Mais l'âme sensible est substance chez les animaux brutes. Elle n'est donc pas seulement puissance chez l'homme, puisque les puissances sont des propriétés et accidents de l'âme. 12. L'homme est un animal plus noble que les animaux brutes. Mais "animal" est dit en raison de l'âme sensible. Donc l'âme sensible est plus noble chez l'homme que chez les animaux brutes. Mais chez ceux-ci, elle est une substance, et non seulement une

147[147] Id. ibid. IV, 211 a 14-17. 148[148] Id. De la génération des animaux II, 736 a 32-35. 149[149] Id. ibid. II, 736 b 21-29. 150[150] Averroès, In Metaph. VII, 5.

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tantum potentia anime. Ergo multo magis in homine est quedam substantia per se. 13. Preterea. Impossibile est quod idem secundum substantiam sit corruptibile et incorruptibile. Set anima rationalis est incorruptibilis; anima uero sensibilis et uegetabilis sunt corruptibiles. Ergo impossibile est quod anima rationalis, sensibilis et uegetabilis sint idem secundum substantiam. 14. Set dicebat quod anima sensibilis in homine est incorruptibilis. - Set contra. Corruptibile et incorruptibile differunt secundum genus, ut dicit Philosophus in X Methaphysice. Set anima sensibilis in brutis est corruptibilis. Si igitur in homine anima sensibilis est incorruptibilis, non erit eiusdem generis anima sensibilis in homine et in equo; et ita, cum animal dicatur propter animam sensibilem, homo et equus non erunt in uno genere animalis; quod patet esse falsum. 15. Preterea. Impossibile est quod idem secundum substantiam sit rationale et irrationale, quia contradictio non uerificatur de eodem. Set anima sensibilis et uegetabilis sunt irrationales. Ergo non possunt idem esse in substantia cum anima rationali. 16. Preterea. Corpus est proportionatum anime. Set in corpore sunt diuersa principia operationum anime, que uocantur membra principalia. Ergo non est tantum una anima, set plures. 17. Preterea. Potentie anime naturaliter ab essentia anime fluunt. Ab uno autem naturaliter non procedit nisi unum. Si ergo anima est una tantum in homine, non procederent ab ea uires quedam affixe organis et non affixe. 18. Preterea. Genus sumitur a materia; differentia uero a forma. Set genus hominis est animal; differentia uero rationale. Cum ergo animal dicatur ab anima sensibili, uidetur quod non solum corpus set etiam anima sensibilis comparetur ad animam rationalem per modum materie. Ergo non sunt idem in

puissance de l'âme. A plus forte raison est-elle en l'homme une sorte de substance par soi. 13. Impossible qu'une même chose soit en substance corruptible et incorruptible. Mais l'âme rationnelle est incorruptible ; en revanche, l'âme sensible et végétative sont corruptibles. Il est donc impossible que l'âme rationnelle, la sensible et la végétative soient identiques en substance. 14. On disait que chez l'homme l'âme sensible est incorruptible. A l'inverse : corruptible et incorruptible diffèrent selon le genre comme dit le Philosophe151[151]. Or l'âme sensible est chez les animaux brutes corruptibles. Si donc chez l'homme l'âme sensible est incorruptible, elle ne sera pas du même genre pour l'homme et pour le cheval ; et ainsi, puisqu'on parle de l'animal en raison de l'âme sensible, l'homme et le cheval ne seront pas dans le même genre animal, ce qui est manifestement faux. 15. Impossible qu'une même chose soit en substance rationnelle et irrationnelle, car la contradiction ne se vérifie pas au sujet du même. Mais l'âme sensible et la végétative sont irrationnelles. Elles ne peuvent s'identifier en substance avec l'âme rationnelle. 16. Le corps est proportionné à l'âme. Mais dans le corps sont les divers principes des opérations de l'âme, appelés membres principaux. Il n'y a donc pas une seule âme, mais plusieurs. 17. Les puissances de l'âme découlent naturellement de son essence. Or de l'un ne procède naturellement que de l'un. Si donc l'âme était simplement une en l'homme, ne procéderaient pas d'elle des facultés, dont les unes sont incorporées aux organes, les autres non. 18. Le genre est pris de la matière, mais la différence de la forme. Or le genre de l'homme, c'est l'animal ; la différence, c'est le rationnel. Donc, puisque l'animal se prend de l'âme sensible, il semble que non seulement le corps mais encore l'âme sensible se rapportent à l'âme rationnelle

151[151] Aristote, Metaph. X, 1058 b 26-29.

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substantia anima rationalis et anima sensibilis. 19. Preterea. Homo et equus conueniunt in animali. Animal autem dicitur per animam sensibilem. Ergo conueniunt in anima sensibili. Set anima sensibilis in equo non est rationalis. Ergo nec in homine. 20. Preterea. Si anima rationalis, sensibilis et uegetabilis sunt idem secundum substantiam in homine, oportet quod in quacumque parte est una earum, sit et alia. Hoc autem est falsum, nam in ossibus est anima uegetabilis, quia nutriuntur et augentur, non autem anima sensibilis, quia sine sensu sunt. Ergo non sunt idem secundum substantiam.

sous la modalité de matière. Donc l'âme rationnelle et l'âme sensible ne sont pas identiques en substance. 19. L'homme et le cheval se rejoignent dans le fait d'être animal. Animal se dit de l'âme sensible. Ils se rejoignent donc dans le fait d'être une âme sensible. Mais l'âme sensible chez le cheval n'est pas rationnelle. Elle ne l'est donc pas non plus chez l'homme. 20. Si l'âme rationnelle, la sensible et la végétative sont identiques en substance chez l'homme, il faut que dans chaque partie où se trouve l'une d'entre elles, les autres y soient. Mais c'est faux, car dans les os se trouve l'âme végétative, car ils se nourrissent et grandissent, mais non l'âme sensible, car ils sont privés de sens. Par conséquent, elles ne sont pas identiques en substance.

Set contra est quod dicitur in libro De ecclesiasticis dogmatibus: "Neque duas animas in uno homine esse dicimus, sicut Iacobus et alii syrorum scribunt, unam animalem qua animetur corpus, et aliam rationalem que rationi ministret; set dicimus unam eamdemque animam in homine, que et corpus sua societate uiuificet, et semetipsam sua ratione disponat".

En sens contraire : Il est dit dans le De ecclesiasticis dogmatibus : "Il n'y a pas deux âmes en un seul homme, comme l'écrivent Jacques et d'autres syriens, l'une animale par laquelle le corps est animé, l'autre rationnelle au service de la raison ; mais nous disons qu'il y a une seule et même âme dans l'homme : elle vivifie le corps par son union (association ?), elle dispose d'elle-même par la raison"152[152].

Responsio. Dicendum quod circa hanc questionem sunt diuerse opiniones, non solum modernorum set etiam antiquorum. Plato enim posuit diuersas animas esse in corpore; et hoc quidem conueniens erat suis principiis. Posuit enim Plato quod anima unitur corpori ut motor tantum et non ut forma, dicens eam esse in corpore sicut nauta in naui. Vbi autem apparent diuerse actiones secundum genus, oportet ponere diuersos motores: sicut in naui alius est qui gubernat et alius qui remigat; nec eorum diuersitas repugnat unitati nauis, quia sicut actiones ordinate sunt, ita et motores qui sunt in naui ordinati sunt unus sub alio. Et similiter non uidetur repugnare unitati hominis uel animalis si sint plures

Réponse : Sur cette question il y a diverses opinions, chez les modernes comme chez les anciens. Platon soutenait en effet qu'il y a plusieurs âmes dans le corps. Et ceci s'accordait à ses principes : il postulait en effet que l'âme est unie au corps à titre de moteur et non de forme, disant qu'elle était dans le corps comme le pilote dans le navire. Mais où apparaissent des actions de genre divers, il faut poser des moteurs divers : ainsi dans le navire, autre est celui qui gouverne, autre celui qui rame ; mais leur diversité ne nuit pas à l'unité du navire, car de même que les actions sont ordonnées, de même les moteurs existant dans le navire sont-ils respectivement ordonnés l'un à l'autre. Pareillement il ne semble pas

152[152] Gennadius, De ecclesisticis dogmatibus, c. 15 (PL 42, 1216).

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anime in uno corpore, ut motores ordinati sub inuicem secundum ordinem operationum anime. Set secundum hoc, cum ex motore et mobili non fiat unum simpliciter et per se, homo non esset unum simpliciter et per se, neque animal; neque esset generatio aut corruptio simpliciter cum corpus accipit animam uel amittit. Vnde oportet dicere quod anima unitur corpori non solum ut motor, set etiam ut forma, ut etiam ex superioribus manifestum est. Set etiam hoc posito, adhuc secundum Platonis principia consequens est quod sint plures anime in homine et in animali. Posuerunt enim Platonici uniuersalia esse formas separatas que de sensibilibus predicantur in quantum participata sunt ab eis: ut puta Sortes dicitur animal in quantum participat ydeam animalis, et homo in quantum participat ydeam hominis. Et secundum hoc relinquitur quod alia secundum essentiam sit forma secundum quam Sortes dicitur esse animal, et alia secundum quam dicitur esse homo. Vnde ad hoc sequetur quod anima sensibilis et rationalis in homine secundum substantiam differant. Set hoc non potest stare, quia si de aliquo subiecto predicentur aliqua secundum diuersas formas, unum illorum predicatur de altero per accidens: sicut de Sorte predicatur album secundum albedinem et musicum secundum musicam, unde musicum de albo secundum accidens predicatur. Si igitur Sortes dicatur homo et animal secundum aliam et aliam formam, sequetur quod hec predicatio 'homo est animal' sit per accidens, et quod homo non sit uere id quod est animal. Contingit tamen secundum diuersas formas fieri predicationem per se quando habent ordinem ad inuicem, ut si dicatur quod 'habens superficiem est coloratum', nam color est in substantia mediante superficie. Set hic modus predicandi per se non est quia predicatum ponatur in diffinitione subiecti, set magis e conuerso. Superficies enim ponitur in diffinitione coloris sicut numerus in

répugner à l'unité de l'homme ou de l'animal qu'il y ait plusieurs âmes en un seul corps, de telle sorte que des moteurs soient ordonnés entre eux selon l'ordre des opérations. Mais en conséquence, comme du moteur et du mobile ne résulte pas ce qui est simplement un par soi, l'homme ne serait pas absolument un par soi, ni l'animal ; et il n'y aurait pas de génération ou de corruption, absolument, quand le corps reçoit l'âme ou la perd. C'est pourquoi il faut dire que l'âme est unie au corps non seulement comme moteur, mais comme forme, ainsi qu'il est d'ailleurs manifeste par ce qui précède. Cela posé, il suit encore des principes de Platon qu'il y a plusieurs âmes chez l'homme et chez l'animal. Les platoniciens soutinrent en effet que les universaux sont des formes séparées qui sont affirmées des sensibles en tant elles sont participées par eux : par exemple Socrate est dit animal en tant qu'il participe à l'idée d'animal ; et homme en tant qu'il participe à l'idée d'homme. Reste en fin de compte qu'autre par essence est la forme suivant laquelle Socrate est dit animal, autre la forme suivant laquelle il est dit homme. D'où cette conséquence que l'âme sensible et la rationnelle diffèrent en substance chez l'homme. Mais cela ne peut tenir, car si les prédicats de formes diverses sont affirmés d'un sujet, l'un d'eux sera affirmé de l'autre par accident : par exemple on affirmera de Socrate qu'il est blanc en raison de la blancheur, et musicien en raison de la musique, mais c'est par accident qu'on dire du blanc qu'il est musicien. Si donc Socrate est dit homme et animal selon l'une et l'autre forme, il s'ensuit que la proposition "l'homme est animal" est une proposition accidentelle et que l'homme n'est pas vraiment ce qu'est un animal. Il arrive pourtant qu'une prédication concernant des formes diverses soit faite par soi quand celles-ci sont ordonnées entre elles : par exemple si l'on dit "ce qui a telle surface est coloré", car la couleur est dans la substance

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diffinitione paris. Si igitur hoc modo esset predicatio per se hominis et animalis, cum anima sensibilis quasi materialiter ordinetur ad rationalem (si diuerse sint), sequetur quod animal non predicabitur per se de homine, set magis e conuerso. Sequetur etiam aliud inconueniens. Ex pluribus enim actu existentibus non fit unum simpliciter nisi sit aliquid uniens et aliquo modo ligans ea ad inuicem. Sic ergo, si secundum diuersas formas Sortes esset animal et rationale, indigerent hec duo, ad hoc quod unirentur simpliciter, aliquo quod faceret ea unum. Vnde cum hoc non sit assignare, remanebit quod homo non erit unum nisi aggregatione, sicut aceruus, qui est secundum quid unum et simpliciter multa; et ita etiam non erit homo ens simpliciter, quia unumquodque in tantum est ens, in quantum est unum. Iterum aliud inconueniens sequitur. Cum enim genus sit substantiale predicatum, oportet quod forma secundum quam indiuiduum substantie recipit predicationem generis sit forma substantialis; et ita oportet quod anima sensibilis, secundum quam Sortes dicitur animal, sit forma substantialis in eo; et sic necesse est quod det esse simpliciter corpori et faciat ipsum hoc aliquid. Anima ergo rationalis, si est alia secundum substantiam, non facit hoc aliquid nec esse simpliciter, set solum esse aliquid, cum adueniat rei iam subsistenti. Vnde non erit forma substantialis, set accidentalis; et sic non dabit speciem Sorti, cum etiam species sit predicatum substantiale. Relinquitur ergo quod in homine sit tantum una anima secundum substantiam, que est rationalis, sensibilis et uegetabilis. Et hoc consequens est ei quod in precedentibus ostendimus de ordine formarum substantialium: quod nulla forma substantialis unitur materie mediante alia forma substantiali, set forma perfectior dat materie quicquid dabat forma inferior, et adhuc amplius.

par la médiation de la surface. Mais ce mode de prédication par soi ne vient pas de ce que le prédicat est posé dans la définition du sujet, mais plutôt l'inverse. En effet, la surface est posée dans la définition de la couleur comme le nombre dans celle du pair. Si donc la prédication de l'homme et de l'animal était sous ce mode du "par soi", comme l'âme sensible est ordonnée à l'âme rationnelle quasi matériellement (à supposer qu'elles soient diverses), il s'ensuivrait que le prédicat "animal" ne sera pas affirmé par soi de l'homme, mais plutôt l'inverse. Suit encore un autre inconvénient. De plusieurs choses existant en acte, ne résulte pas ce qui est absolument "un" à moins qu'il n'y ait un facteur d'union susceptible de les lier en quelque façon. Ainsi donc, si Socrate était animal et rationnel en raison de formes diverses, ces deux-là auraient besoin pour être unies absolument d'un principe qui les ferait "un". Par conséquent, comme ce principe n'a pas à être invoqué ici, il restera que l'homme n'est "un" que par agrégation, comme le tas, qui est "un" d'un point de vue relatif mais "multiple" absolument, simplement ; et ainsi l'homme ne sera pas absolument "étant", car chacun est "étant" pour autant qu'il est "un". Suit de plus un autre inconvénient. Le genre étant un prédicat substantiel, il faut que soit substantielle la forme selon laquelle l'individu substance reçoit l'attribution du genre et qu'ainsi l'âme sensible, selon laquelle Socrate est dit animal, soit une forme substantielle en lui ; voilà comment il est nécessaire qu'elle donne l'être au corps purement et simplement et le constitue en "ce quelque chose". Donc l'âme rationnelle, si elle est autre selon la substance, ne fait pas le "ce quelque chose" ni l'être absolument, mais seulement un certain être, puisqu'elle advient à une chose déjà subsistante. Par conséquent, elle ne sera pas forme substantielle, mais accidentelle ; et ainsi, elle ne donnera pas l'espèce à Socrate, puisque l'espèce est aussi bien un prédicat substantiel. Reste donc que dans l'homme il y ait seulement une seule âme selon la substance,

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Vnde anima rationalis dat corpori humano quicquid dat anima uegetabilis plantis, et quicquid dat anima sensibilis brutis, et ulterius aliquid. Et propter hoc ipsa est in homine et uegetabilis et sensibilis et rationalis. Huic etiam attestatur: quod cum operatio unius potentie fuerit intensa, impeditur alia operatio, et etiam quod fit redundantia ab una potentia in aliam, quod non esset nisi omnes potentie in una essentia anime radicarentur.

qui est rationnelle, sensible, végétative. Et ceci est la conséquence de ce que nous avons montré dans la question précédente au sujet de l'ordre des formes substantielles : aucune forme substantielle n'est unie à la matière par la médiation d'une autre forme substantielle, mais la forme plus parfaite donne à la matière tout ce que donnait la forme inférieure, et bien plus encore. Par conséquent, l'âme rationnelle donne au corps humain tout ce que donne l'âme végétative aux plantes, et tout ce que donne l'âme sensible aux brutes, et quelque chose en plus. Pour cette raison elle est en l'homme et végétative et sensible et rationnelle. Atteste encore cela le fait que lorsque l'opération d'une puissance aura été intense, elle empêche une autre d'opérer, et encore qu'il y a redondance d'une puissance sur l'autre, ce qui n'arriverait pas si toutes les puissances ne s'enracinaient dans l'unique essence de l'âme.

1. Ad primum ergo dicendum quod, supposito quod sit tantum una substantia anime in corpore humano, diuersimode ad hoc argumentum respondetur a diuersis. Quidam enim dicunt quod in embrione ante animam rationalem non est anima, set quedam uirtus procedens ab anima parentis, et ab huiusmodi uirtute sunt operationes que in embrione apparent, que dicitur uirtus formatiua. Set hoc non potest esse omnino uerum, quia in embrione non solum apparet formatio corporis, que posset attribui predicte uirtuti, set etiam alie operationes que non possunt attribui nisi anime, ut augeri, sentire, et huiusmodi. Posset tamen hoc sustineri si predictum principium actiuum in embrione pro tanto diceretur uirtus anime, non anima, quia nondum est anima perfecta, sicut nec embrio est animal perfectum. Set tunc eadem difficultas remanebit. Dicunt igitur aliqui quod licet in embrione prius sit anima uegetabilis quam sensibilis, et sensibilis quam rationalis, non tamen est alia et alia anima; set primo quidem reducitur semen in actum anime uegetabilis per principium actiuum quod est in semine;

Solutions : 1. Supposé qu'il n'y ait qu'une unique substance de l'âme dans le corps humain, divers sont les arguments apportés par les divers auteurs. Les uns disent que dans l'embryon il n'y a pas d'âme avant l'âme rationnelle, mais une certaine efficience procédant de l'âme des parents, et que de cette efficience, appelée pouvoir formateur, proviennent les opérations qui apparaissent dans l'embryon. Mais ceci ne peut être tout à fait vrai, parce que dans l'embryon apparaît non seulement la formation du corps, qui pourrait être attribuée au pouvoir susdit, mais encore d'autres opérations qui ne peuvent être attribuées qu'à l'âme, comme croître, sentir, et autres opérations de ce genre. On pourrait cependant soutenir cette position si le principe actif évoqué était dit dans l'embryon pouvoir de l'âme, et non âme, pour autant que l'âme n'est pas parfaite, ni l'embryon un parfait animal. Mais alors la même difficulté demeure. D'autre auteurs disent donc que, sans doute l'âme végétative précède la sensible, et la sensible la rationnelle, mais il ne s'agit pas d'une autre âme, puis d'une autre encore ; en vérité, la semence est d'abord amenée à

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que quidem anima in processu temporis magis ad ulteriorem producitur perfectionem per processum generationis, et ipsamet fit anima sensibilis; que quidem ulterius producitur in maiorem perfectionem a principio extrinseco, et fit anima rationalis. Set secundum hanc positionem sequetur quod ipsa substantia anime rationalis sit a principio actiuo quod est in semine, licet aliqua perfectio adueniat ei ultimo a principio extrinseco; et ita sequetur quod anima rationalis secundum suam substantiam sit corruptibilis: non enim potest esse incorruptibile quod a uirtute que est in semine causatur. Et ideo aliter dicendum est quod generatio animalis non est tantum una generatio simplex, set succedunt sibi inuicem multe generationes et corruptiones: sicut dicitur quod primo habet formam seminis, et secundo formam sanguinis, et sic deinceps quousque perficiatur generatio. Et ideo, cum corruptio et generatio non sint sine abiectione et additione forme, oportet quod forma imperfecta que prius inerat abiciatur, et perfectior inducatur; et hoc quousque conceptum habeat formam perfectam. Et ideo dicendum quod anima uegetabilis prius est in semine, set illa abicitur in processu generationis et succedit alia que non solum est uegetabilis set etiam sensibilis, qua abiecta iterum additur alia que simul est uegetabilis, sensibilis et rationalis. 2. Ad secundum dicendum quod uirtus illa que est in semine a patre est uirtus permanens ex intrinseco, non fluens ab extrinseco, sicut uirtus mouentis que est in proiectis, et ideo quantumcumque pater distet secundum locum, uirtus que est in semine operatur. (Non enim uirtus actiua que est in semine potest esse a matre, licet hoc quidam dicant, quod femina non est principium actiuum set passiuum in generatione). Set tamen quantum ad aliquid est simile: sicut enim uirtus proicientis, que est finita, mouet motu locali usque ad determinatam

l'acte de l'âme végétative par le principe actif immanent à la semence ; laquelle âme en vérité est conduite, au cours du temps, à une perfection ultérieure plus grande par le processus de génération et devient elle-même âme sensible ; laquelle en vérité est conduite à une perfection plus grande par un principe externe, et survient alors l'âme rationnelle. Mais, selon cette position, il s'ensuivrait que la substance de l'âme rationnelle procéderait d'un principe actif immanent à la semence, même si à la fin quelque perfection lui advient d'un principe externe ; il s'ensuivrait alors que l'âme rationnelle soit en substance corruptible : car ne peut être incorruptible ce qui est causé par une vertu immanente à la semence. C'est pourquoi il faut résoudre autrement la question : la génération de l'animal n'est pas une genèse une et simple, mais que pour ce faire de multiples générations et corruptions se succèdent les unes aux autres : on dira par exemple qu'il prend d'abord la forme de la semence, deuxièmement la forme du sang, et ainsi de suite jusqu'à ce que la génération soit parachevée. De la sorte, comme génération et corruption ne vont pas sans abandon et addition de forme, il faut que la forme imparfaite, d'abord inhérente, soit abandonnée, et qu'une plus parfaite soit induite, et cela jusqu'à ce que l'animal conçu acquiert la forme parfaite. Et ainsi, on doit dire que l'âme végétative est d'abord dans la semence, qu'elle est abandonnée dans le processus de la génération, et qu'une autre lui succède, qui est âme non seulement végétative mais sensible, laquelle, étant à nouveau abandonnée, une autre est ajoutée qui est à la fois végétative, sensible et rationnelle. 2. L'efficience qui dans la semence vient du père, est une efficience permanente intrinsèque, ne découlant pas d'une source externe, telle l'efficience du moteur dans les projectiles, et ainsi, quelque grand que soit l'éloignement du père, l'efficience immanente à la semence opère. (Celle-ci ne peut venir de la mère, quoiqu'en disent certains, parce que la femme est dans la

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distantiam loci, ita uirtus generantis mouet motu generationis usque ad determinatam formam. 3. Ad tertium dicendum quod illa uirtus habet rationem anime, ut dictum est; et ideo ab ea embrio potest dici animal. 4-8. Et similiter dicendum est ad quartum, quintum, sextum, septimum et octauum. 9. Ad nonum dicendum quod sicut anima in embrione est in actu, set imperfecto, ita operatur, set operationes imperfectas. 10. Ad decimum dicendum quod licet anima sensibilis in brutis sit ab intrinseco, tamen in homine substantia anime que est simul uegetabilis, sensibilis et rationalis, est ab extrinseco, ut iam dictum est. 11. Ad undecimum dicendum quod anima sensibilis non est accidens in homine, set substantia, cum sit idem in substantia cum anima rationali; set potentia sensitiua est accidens in homine, sicut et in aliis animalibus. 12. Ad duodecimum dicendum quod anima sensibilis est nobilior in homine quam in aliis animalibus quia in homine non tantum est sensibilis, set etiam rationalis. 13. Ad tertium decimum dicendum quod anima sensibilis in homine secundum substantiam est incorruptibilis, cum eius substantia sit substantia anime rationalis; licet forte potentie sensitiue, quia sunt actus corporis, non remaneant post corpus, ut quibusdam uidetur. 14. Ad quartum decimum dicendum quod si anima sensibilis que est in brutis et anima sensibilis que est in homine collocarentur secundum se in genere uel specie, non essent unius generis, nisi forte logice loquendo secundum aliquam intentionem communem. Set illud quod est in genere uel specie proprie est compositum, quod utrobique est corruptibile. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anima sensibilis in homine non est anima irrationalis, set est anima sensibilis et rationalis simul. Set uerum est quod potentie anime sensitiue quedam sunt

génération un principe, non pas actif, mais passif). Il y a cependant quelque chose de semblable : en effet, de même que la vigueur du lanceur, qui est finie, meut d'un mouvement local jusqu'à une distance déterminée, de même l'efficience du générateur meut du mouvement de la génération jusqu'à une forme déterminée. 3. Cette efficience a raison d'âme, comme on l'a dit ; et ainsi par elle l'embryon peut être dit animal. 4-8. La solution vaut pour les objections 4 à 8. 9. De même que l'âme est dans l'embryon en acte, mais en acte imparfait, de même elle opère, mais par des opérations imparfaites. 10. Bien que l'âme sensible vienne chez les brutes d'un principe intrinsèque, cependant chez l'homme la substance de l'âme, qui est tout à la fois végétative, sensible et rationnelle, vient d'un principe transcendant. 11. L'âme sensible n'est pas un accident chez l'homme puisqu'elle est identique en substance avec l'âme rationnelle ; par contre la puissance sensitive est un accident chez homme, comme chez les autres animaux. 12. L'âme sensible est plus noble chez l'homme que chez les autres animaux parce qu'elle est non seulement sensible mais encore rationnelle. 13. L'âme sensible chez l'homme est en substance incorruptible, puisque sa substance est la substance de l'âme rationnelle ; quoique peut-être les puissances sensitives, étant les actes d'un corps, ne demeurent pas après le corps, comme il paraît à certains. 14. Si l'âme sensible chez les brutes et l'âme sensible chez les hommes relevaient de soi du genre ou de l'espèce, elles ne seraient pas du même genre, à moins peut-être de parler selon la logique du sens commun. Car ce qui est proprement dans le genre ou l'espèce, c'est le composé qui, dans l'un et l'autre cas, est corruptible. 15. L'âme sensible n'est pas chez l'homme une âme irrationnelle, mais elle est simultanément sensible et rationnelle. Il est

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quidem irrationales secundum se, set participant rationem secundum quod obediunt rationi. Potentie autem anime uegetabilis sunt penitus irrationales, quia non obediunt rationi, ut patet per Philosophum in I Ethicorum. 16. Ad sextum decimum dicendum quod licet sint plura principalia membra in corpore in quibus manifestantur principia quarumdam operationum anime, tamen omnia dependent a corde sicut a primo principio corporali. 17. Ad septimum decimum dicendum quod ab anima humana, in quantum unitur corpori, effluunt uires affixe organis; in quantum uero excedit sua uirtute corporis capacitatem, effluunt ab ea uires non affixe organis. 18. Ad octauum decimum dicendum quod, sicut ex superioribus questionibus patet, ab una et eadem forma materia recipit diuersos gradus perfectionis; et secundum quod materia perficitur inferiori gradu perfectionis, remanet adhuc materialis ad altioris perfectionis gradum. Et sic secundum quod corpus perficitur in esse sensibili ab anima humana, remanet adhuc ut materiale respectu ulterius perfectionis. Et secundum hoc animal, quod est genus, sumitur a materia; et rationale, quod est differentia, sumitur a forma. 19. Ad nonum decimum dicendum quod sicut animal, in quantum animal, neque est rationale neque irrationale, set ipsum animal rationale est homo, animal uero irrationale est animal brutum, ita anima sensibilis, in quantum huiusmodi, neque rationalis est neque irrationalis, set ipsa anima sensibilis in homine est rationalis, in brutis uero irrationalis. 20. Ad uicesimum dicendum quod licet una sit anima sensibilis et uegetabilis, non tamen oportet quod in quocumque apparet operatio unius, appareat operatio alterius, propter diuersam partium dispositionem; ex quo etiam contingit quod nec omnes operationes anime

vrai que certaines puissances de l'âme sensible sont irrationnelles en soi, mais elles participent à la raison dans la mesure où elles lui obéissent. Les puissances de l'âme végétative sont, elles, tout à fait irrationnelles, parce qu'elles n'obéissent pas à la raison, comme le montre le Philosophe dans les Ethiques153[153]. 16. Bien qu'il y ait plusieurs membres principaux dans le corps où se manifestent les principes de certaines opérations de l'âme, cependant tous dépendent du cœur comme du premier principe corporel. 17. De l'âme humaine, en tant qu'elle est unie au corps, découlent les facultés liées aux organes ; toutefois, en tant qu'elle excède par son efficience la capacité du corps, découlent d'elle des facultés non liées aux organes. 18. Comme il apparaît par les questions antérieures, d'une même et unique forme la matière reçoit divers degrés de perfection ; et selon que la matière est actualisée par un degré de perfection inférieur, elle reste encore matière pour un degré de perfection plus haut. Et ainsi, selon que le corps est actualisé dans l'être sensible par l'âme humaine, il demeure encore matière au regard d'une perfection ultérieure. Pour cette raison, "animal", qui est le genre, est pris de la matière, et "rationnel", la différence, est pris de la forme. 19. De même que l'animal, en tant que tel, n'est ni rationnel ni irrationnel, mais que l'animal rationnel lui-même est l'homme et que l'animal irrationnel est l'animal brute, de même l'âme sensible, en tant que sensible, n'est ni rationnelle ni irrationnelle, mais l'âme sensible elle-même est chez l'homme rationnelle, et chez l'animal irrationnelle. 20. Bien que l'âme sensible et la végétative soit une, il ne faut pas cependant que partout où apparaît l'opération de l'une, apparaisse l'opération de l'autre, à cause des dispositions diverses des parties ; de là vient encore que toutes les opérations de l'âme ne sont pas exercées par une seule

153[153] Aristote, Ethic. Nic. I, 1102 b 28 - 1103 a 3.

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sensibilis exercentur per unam partem, set uisus per oculum, auditus per aurem, et sic de aliis.

partie, mais la vue par l'œil, l'ouïe par l'oreille, et ainsi des autres opérations.

Questio 12. Vtrum anima sit sue potentie?

Question 12 — L'âme est-elle identique à ses puissances ?

Duodecimo queritur utrum anima sit sue potentie. Et uidetur quod sic. Dicitur enim in libro De spiritu et anima: "Anima habet sua naturalia et illa omnia est; potentie namque atque uires eius idem sunt quod ipsa. Habet accidentia et illa non est; sue uires est; sue uirtutes non est. Non est enim sua prudentia, sua temperantia, sua iustitia, sua fortitudo". Ex hoc expresse uidetur haberi quod anima sit sue potentie. 2. Preterea. In eodem libro dicitur: "Anima secundum sui operis officium uariis nuncupatur nominibus. Dicitur enim anima dum uegetat, sensus dum sentit, animus dum sapit, mens dum intelligit, ratio dum discernit, memoria dum recordatur, dum uult uoluntas. Ista tamen non differunt in substantia, quemadmodum in nominibus, quoniam omnia ista sunt anima". Ex hoc etiam idem habetur quod prius. 3. Preterea. Bernardus dicit: "Tria quedam intueor in anima: memoriam, intelligentiam et uoluntatem, et hec tria esse unam animam". Set eadem ratio est etiam de aliis potentiis anime. Ergo anima est sue potentie. 4. Preterea. Augustinus dicit in IX De Trinitate quod memoria, intelligentia et uoluntas sunt una uita, una essentia. Set non nisi essentia anime. Ergo potentie anime sunt idem quod eius essentia. 5. Preterea. Nullum accidens excedit suum subiectum. Set memoria, intelligentia et uoluntas excedunt animam: non enim solum sui meminit anima, neque solum se intelligit et uult, set etiam alia. Ergo hec tria non sunt

Objections : 1. Il semble que oui. Il est dit en effet dans le De spiritu et anima : "L'âme possède les choses qui lui sont naturelles en totalité : car ses puissances et facultés sont identiques à elle-même. Elle n'est pas ses accidents ; elle est ses forces ; elle n'est pas ses vertus : elle n'est pas en effet sa prudence, sa tempérance, sa justice, sa force."154[154] En conséquence, il semble expressément admis que l'âme soit ses puissances. 2. Il est dit dans le même livre : "L'âme est en fonction de ses tâches appelée de noms différents. On la dit âme quand elle vivifie, sens quand elle sent, esprit quand elle goûte, entendement quand elle pense, raison quand elle discerne, mémoire quand elle se rappelle, quand elle veut volonté. Tous ces aspects ne différent pas en substance, comme ils le font par les noms, puisque à eux tous ils sont l'âme."155[155] Delà, même conclusion que précédemment. 3. Bernard dit : "Je vois trois choses dans l'âme : la mémoire, l'intelligence et la volonté, et ces trois sont une seule substance".156[156] La même raison vaut pour les autres puissances. Donc l'âme est ses puissances. 4. Augustin dit dans le De Trinitate157[157] que la mémoire, l'intelligence et la volonté sont une seule vie, une seule âme. Donc les puissances de l'âme sont identiques à son essence. 5. Nul accident n'excède son essence. Mais la mémoire, l'intelligence et la volonté excèdent l'âme : en effet l'âme ne se souvient pas que de soi, ni ne pense et ne veut que soi, mais encore bien d'autres

154[154] Ps.-Augustinus, De spiritu et anima, c. 13 (PL 40, 789) 155[155] Id. ibid. c.13 (PL 40, 788) 156[156] Bernard, Sermones in Cantica canticorum, sermo 11 (PL 183, 826) 157[157] Augustin, De Trinitate, X, XI 18 (PL 42, 983)

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accidentia anime. Sunt igitur idem quod essentia anime, et eadem ratione alie potentie. 6. Preterea. Secundum hec tria attenditur ymago Trinitatis in anima. Set anima est ad ymaginem Trinitatis secundum se ipsam, et non solum secundum eius accidentia. Ergo predicte potentie non sunt accidentia anime. Sunt igitur de essentia eius. 7. Preterea. Accidens est quod potest adesse et abesse preter subiecti corruptionem. Set potentie anime non possunt abesse anime. Ergo non sunt accidentia anime; et sic idem quod prius. 8. Preterea. Nullum accidens est principium substantialis differentie, quia differentia complet diffinitionem rei, que significat quid est res. Set potentie anime sunt principia differentiarum substantialium: sensibile enim dicitur secundum sensum rationale secundum rationem. Ergo potentie non sunt accidentia anime, set sunt ipsa anima que est forma corporis, nam forma est principium substantialis differentie. 9. Preterea. Forma substantialis est uirtuosior quam accidentalis. Set accidentalis a se ipsa agit, et non per aliquam potentiam mediam. Ergo et substantialis. Cum igitur anima sit forma substantialis, potentie quibus agit non sunt aliud quam ipsa. 10. Preterea. Idem est principium essendi et operandi. Set anima secundum se ipsam est principium essendi, quia secundum suam essentiam est forma. Ergo secundum suam essentiam est principium operandi. Set potentia nichil aliud est quam principium operandi. Essentia igitur anime est eius potentia. 11. Preterea. Substantia anime in quantum est in potentia ad intelligibilia est intellectus possibilis; in quantum autem est actu, est agens. Set esse actu et esse in potentia non significant aliud quam ipsam rem que est in potentia et actu. Ergo anima est intellectus agens et possibilis; et eadem ratione est sue potentie.

choses. Donc ces trois [puissances] ne sont pas des accidents de l'âme ; elles sont identiques à l'essence de l'âme ainsi que, par la même raison, les autres puissances. 6. En fonction de ces trois puissances se signale l'image de la Trinité dans l'âme. Mais l'âme est image de la Trinité en raison de soi, et non seulement de ses accidents. Les puissances susdites ne sont donc pas des accidents de l'âme. Ils relèvent de son essence. 7. L'accident est ce qui peut être présent ou absent, indépendamment de la corruption du sujet. Mais les puissances de l'âme ne peuvent en être absentes. Elles n'en sont donc pas les accidents. Ainsi, même conclusion qu'auparavant. 8. Aucun accident n'est principe d'une différence substantielle, car la différence complète la définition d'une chose en signifiant ce qu'elle est. Mais les puissances de l'âme sont principes de différence substantielle : en effet, "sensible" se dit en fonction du sens, "rationnel" en fonction de la raison. Donc les puissances ne sont pas des accidents de l'âme, elles sont l'âme même qui est forme du corps, car la forme est principe de la différence substantielle. 9. La forme substantielle a plus de vigueur que l'accidentelle. Mais la forme accidentelle agit de soi-même, et non par quelque puissance intermédiaire. A fortiori la forme substantielle. Puisque donc l'âme est une forme substantielle, les puissances par lesquelles elle agit ne sont pas autres qu'elle-même. 10. Identiques sont les principes d'être et les principes de l'agir. Or l'âme est par elle-même principe d'être, parce que selon son essence elle est forme. Donc selon son essence elle est principe d'agir. Mais la puissance n'est rien d'autre qu'un principe d'agir. L'essence de l'âme est donc sa puissance. 11. La substance de l'âme, en tant qu'elle est en puissance aux intelligibles, est l'intellect possible ; en tant qu'elle est en acte, l'intellect agent. Mais l'être en acte et l'être en puissance ne signifient rien d'autre que la réalité même qui est en puissance et en acte.

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12. Preterea. Sicut materia prima est in potentia ad formas sensibiles, ita anima intellectiua est in potentia ad formas intelligibiles. Set materia prima est sua potentia. Ergo anima intellectiua est sua potentia. 13. Preterea. Dicit Philosophus in libro Ethicorum quod homo est intellectus. Set hoc non est nisi ratione anime. Ergo anima est intellectus; et eadem ratione est alie sue potentie. 14. Preterea. Dicit Philosophus in II De anima quod anima est actus primus sicut scientia. Set scientia est immediatum principium actus secundi, qui est considerare. Ergo anima est immediatum principium operationum suarum. Set immediatum principium operationis dicitur potentia. Ergo anima est sue potentie. 15. Preterea. Omnes partes sunt consubstantiales toti, quia totum consistit ex partibus. Set potentie anime sunt partes eius, ut patet in II De anima. Ergo sunt substantiales anime, et non accidentia. 16. Preterea. Forma simplex non potest esse subiectum. Set anima est forma simplex, ut supra ostensum est. Ergo non potest esse subiectum accidentium. Potentie ergo que sunt in anima non sunt eius accidentia. 17. Preterea. Si potentie sunt accidentia anime, oportet quod ab essentia eius fluant: accidentia enim propria causantur ex principiis subiecti. Set essentia anime, cum sit simplex, non potest esse causa tante diuersitatis accidentium quanta apparet in potentiis anime. Potentie igitur anime non sunt eius accidentia. Relinquitur ergo quod ipsa anima sit sue potentie.

Donc l'âme est l'intellect agent et l'intellect possible ; et par la même raison elle est ses puissances. 12. De même que la matière première est en puissance aux formes sensibles, de même l'âme intellectuelle aux formes intelligibles. Mais la matière première est sa puissance. Donc l'âme intellectuelle est sa puissance. 13. Le Philosophe dit au livre des Ethiques158[158] que l'homme, c'est l'intellect. Mais il ne l'est qu'en raison de l'âme. Donc l'âme est l'intellect et, par la même raison, les autres puissances. 14. Le Philosophe dit dans le De anima159[159] que l'âme est acte premier, comme la science. Mais la science est le principe immédiat de l'acte second, à savoir celui de considérer. Donc l'âme est le principe immédiat de ses opérations. Or le principe immédiat de l'opération est dit puissance. Donc l'âme est ses puissances. 15. Toutes les parties sont consubstantielles au tout, car le tout est constitué de ses parties. Mais les puissances de l'âme sont ses parties, comme le montre le De anima CXIII. Elles sont donc les parties substantielles de l'âme, et non ses accidents. 16. La forme simple ne peut être sujet. Or l'âme est une forme simple, comme on l'a exposé plus haut. Elle ne peut donc être sujet des accidents. Donc les puissances qui sont dans l'âme ne sont pas ses accidents. 17. Si les puissances sont les accidents de l'âme, il faut qu'ils découlent de son essence : les accidents propres sont en effet causés à partir des principes du sujet. Mais l'essence de l'âme, du fait de sa simplicité, ne peut être cause d'une aussi grande diversité d'accidents qu'il paraît dans les puissances de l'âme. Par conséquent les puissances de l'âme ne sont pas ses accidents. Reste donc que l'âme même est ses puissances.

Sed contra. Sicut se habet essentia ad esse, ita potentia ad agere. Ergo permutatim, sicut se habent esse et agere ad inuicem, ita se habent potentia et essentia. Set in solo Deo idem est esse et

En sens contraire : 1. L'essence est à l'être ce que la puissance est à l'agir. Donc, par permutation, l'être est à l'agir ce que l'essence est à la puissance. Mais en Dieu seul il y a identité entre l'être

158[158] Aristote, Ethic. Nic. IX, 1166 a 16-17 et 22-23 ; 1168 b 28-35 ; X, 1178 a 2. 159[159] Id. De anima II, 412 a 23.

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agere. Ergo in solo Deo idem est potentia et essentia. Anima ergo non est sue potentie. 2. Preterea. Nulla qualitas est substantia. Set potentia naturalis est quedam species qualitatis, ut patet in Predicamentis. Ergo potentie naturales anime non sunt ipsa essentia anime.

et l'agir. Donc en Dieu seul il y a identité entre la puissance et l'essence. L'âme n'est donc pas ses puissances. 2. Nulle qualité n'est substance. Mais la puissance naturelle est une espèce de qualité, comme le montre le livre des Prédicaments. Donc les puissances de l'âme ne sont pas l'essence même de l'âme.

Responsio. Dicendum quod circa hanc questionem sunt diuerse opiniones. Quidam enim dicunt quod anima est sue potentie; alii uero hoc negant, dicentes potentias anime esse quasdam proprietates ipsius. Et ut harum opinionum diuersitas cognoscatur, sciendum est quod potentia nichil aliud est quam principium operationis alicuius, siue sit actio siue passio; non quidem principium quod est subiectum agens aut patiens, set id quo agens agit aut patiens patitur: sicut ars edificatiua est potentia in edificatore qui per eam edificat, et calor in igne qui calore calefacit, et siccum est potentia in lignis quia secundum hoc sunt combustibilia. Ponentes igitur quod anima sit sue potentie, hoc intelligunt, quod ipsa essentia anime sit principium immediatum omnium operationum anime, dicentes quod homo per essentiam anime intelligit, sentit, et alia huiusmodi operatur, et quod secundum diuersitatem operationum diuersis nominibus nominatur: sensus quidem in quantum est principium sentiendi, intellectus autem in quantum est intelligendi principium, et sic de aliis; utpote si calorem ignis nominaremus potentiam liquefactiuam, calefactiuam et desiccatiuam, quia hec omnia operatur. Set hec opinio stare non potest. Primo quidem quia unumquodque agit secundum quod actu est illud scilicet quod agit. Ignis enim calefacit non in quantum est actu lucidum, set in quantum est actu calidum. Et exinde est quod omne agens agit sibi simile. Vnde oportet quod ex eo quod agitur consideretur principium quo agitur: oportet enim utrumque esse conforme. Vnde in II Physicorum dicitur quod forma et

Réponse : Sur cette question il y a diverses opinions. Les uns disent que l'âme est identique à ses puissances, les autres le nient, disant que les puissances de l'âme font partie de ses propriétés. Et pour saisir la diversité de ces opinions, il faut savoir que la puissance n'est rien d'autre que le principe d'une opération, action ou passion ; non pas le principe qu'est le sujet, agent ou patient, mais le principe selon quoi l'agent agit et le patient pâtit, comme l'art de construire est chez le constructeur la puissance par laquelle il construit, et la chaleur dans le feu la puissance par laquelle il chauffe, et le sec dans les bois la puissance qui les rend combustibles. Ceux qui postulent que l'âme est ses puissances, pensent donc que l'âme elle-même est le principe immédiat de toutes les opérations de l'âme. Ils disent que c'est par l'essence de l'âme que l'homme fait acte d'intellection, acte de sensation et opère de cette façon toutes les opérations de ce genre, et que c'est en fonction de la diversité de ces opérations qu'elle est appelée de différents noms : sens en tant que principe du sentir, intellect en tant que principe d'intellection, et de même pour les autres opérations - comme si, par exemple, nous nommions la chaleur du feu puissance de liquéfaction, de calorification, de dessiccation, parce qu'elle opère toutes ces actions. Mais cette opinion ne peut tenir. D'abord parce que chacun agit selon qu'il est en acte ce que précisément il effectue. En effet le feu chauffe, non pas en tant qu'il est lumineux en acte, mais en tant qu'il est chaud en acte. Ce qui fait que tout agent produit du semblable à soi. C'est pourquoi il faut partir de ce qui est fait pour considérer ensuite ce par quoi il est fait. Il faut que les

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generans sunt idem specie. Quando igitur id quod agitur non pertinet ad esse substantiale rei, impossibile est quod principium quo agitur sit aliquid de essentia rei. Et hoc manifeste apparet in agentibus naturalibus. Quia enim agens naturale in generatione agit transmutando materiam ad formam - quod quidem fit secundum quod materia primo disponitur ad formam, et tandem consequitur formam secundum quod generatio est terminus alterationis -, necesse est quod ex parte agentis id quod immediate agit sit forma accidentalis, correspondens dispositioni materie; set oportet ut forma accidentalis agat in uirtute forme substantialis, quasi instrumentum eius, alias non induceret agendo in formam substantialem. Et propter hoc in elementis non apparent aliqua principia actionum nisi qualitates actiue et passiue, que tamen agunt in uirtute formarum substantialium; et propter hoc earum actio non solum terminatur ad dispositiones accidentales, set etiam ad formas substantiales, nam et in artificialibus actio instrumenti terminatur ad formam intentam ab artifice. Si uero est aliquod agens quod directe et immediate sua actione producat substantiam, sicut nos dicimus de Deo, qui creando producit rerum substantias, et sicut Auicenna dicit de intelligentia agente, a qua secundum ipsum effluunt forme substantiales in istis inferioribus, huiusmodi agens agit per suam essentiam; et sic non erit in eo aliud potentia actiua et eius essentia. De potentia uero passiua manifestum est quod potentia passiua que est ad actum substantialem est in genere substantie, et que est ad actum accidentalem est in genere accidentis, per reductionem, sicut principium et non sicut species completa, quia unumquodque genus diuiditur per potentiam et actum. Vnde potentia homo est in genere substantie et potentia album est in genere qualitatis.

deux soient conformes. Delà il est dit dans les Physiques160[160] que la forme et le géniteur sont d'espèce identique. Quand donc ce qui est fait se distingue de l'être substantiel de la chose, il est impossible que le principe par quoi il est fait se confonde avec l'essence de la chose. Ce qui apparaît manifestement dans les agents naturels : en effet, l'agent naturel de la génération agit en transmuant la matière en quelque chose d'informé - ce qui se fait premièrement par la disposition de la matière au regard de la forme, et secondement par l'acquisition de la forme selon laquelle il y a génération au terme de l'altération -, il est donc nécessaire que, de la part de l'agent, ce qui agit immédiatement soit la forme accidentelle, qui est en correspondance avec la disposition inculquée à la matière ; mais il faut que [cette] forme accidentelle agisse en vertu de la forme substantielle, comme étant son instrument, autrement l'action ne conduirait pas à la forme substantielle. C'est pourquoi n'apparaissent dans les éléments aucun autre principe d'action que les qualités actives et passives, lesquelles agissent cependant en vertu des formes substantielles ; et c'est pourquoi leur action se termine, non seulement aux dispositions accidentelles, mais encore aux formes substantielles, à l'instar des œuvres artificielles où l'action de l'instrument se termine à la forme visée par l'artisan. Mais s'il y a quelque agent qui directement et immédiatement produit par son action la substance, comme nous le disons de Dieu, qui en créant produit la substance des choses, et comme Avicenne le dit de l'Intelligence agente, par laquelle, selon lui, découlent les formes substantielles dans les réalités inférieures, un tel agent agit par son essence, de telle sorte qu'en lui la puissance active ne différera pas de son essence. S'agissant de la puissance passive, il est manifeste qu'elle est, quant à l'acte substantiel, dans le genre de la substance, et, quant à l'acte accidentel, dans le genre de l'accident - par réduction - comme

160[160] Id. Phys. II, 198 a 24-27.

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Manifestum est autem quod potentie anime, siue sint actiue siue passiue, non dicuntur directe per respectum ad aliquid substantiale, set ad aliquid accidentale: et esse intelligens uel sentiens actu non est esse substantiale set accidentale, ad quod ordinatur intellectus et sensus, et similiter esse magnum uel paruum, ad quod ordinatur uis augmentatiua; generatiua uero potentia et nutritiua ordinantur quidem ad substantiam producendam uel conseruandam, set per transmutationem materie, unde talis actio, sicut et aliorum agentium naturalium, fit a substantia mediante principio accidentali. Manifestum est igitur quod ipsa essentia anime non est principium immediatum suarum operationum, set operatur mediantibus principiis accidentalibus. Vnde potentie anime non sunt ipsa essentia anime, set proprietates eius. Deinde hoc apparet ex ipsa diuersitate actionum anime, que sunt genere diuerse et non possunt reduci in unum principium immediatum, cum quedam earum sint actiones et quedam passiones, et aliis huiusmodi differentiis differant, que oportet attribui diuersis principiis. Et ita, cum essentia anime sit unum principium, non potest esse immediatum principium omnium suarum actionum, set oportet quod habeat plures et diuersas potentias correspondentes diuersitati suarum actionum. Potentia enim ad actum dicitur. Vnde secundum diuersitatem actionum oportet esse diuersitatem potentiarum. Et inde est quod Philosophus, in VI Ethicorum, dicit quod scientificum anime, quod est necessariorum, et ratiocinatiuum, quod est contingentium, sunt diuerse potentie, quia necessarium et contingens genere differunt.

principe et non comme espèce complète, car chaque genre se divise en puissance et acte. C'est pourquoi la puissance homme est dans le genre de la substance, et la puissance blanc dans le genre de la qualité. Or il est manifeste que les puissances de l'âme, qu'elles soient actives ou passives, ne se disent pas directement en référence à quelque chose de substantiel, mais à quelque chose d'accidentel : l'être de l'intellection ou de la sensation en acte est un être non pas substantiel mais accidentel, à quoi sont ordonnés l'intellect et le sens ; et pareillement l'être grand ou petit à quoi est ordonnée la force de grandir ; en revanche, la puissance générative et la nutritive sont ordonnées à produire ou conserver la substance, mais par transmutation de la matière, si bien qu'une telle action, comme celle des autres agents naturels, résulte de la substance par la médiation d'un principe accidentel. Il est donc manifeste que l'essence de l'âme n'est pas le principe immédiat de ses opérations, mais qu'elle opère par la médiation de principes accidentels. Ainsi les puissances de l'âme ne sont pas l'essence même de l'âme, mais ses propriétés. Cela ressort enfin de la diversité des actions de l'âme. Elles sont de genre divers et ne peuvent être réduites immédiatement à un seul principe, car les unes sont des actions, les autres des passions, ou elles diffèrent par d'autres différences de ce genre : il faut donc les attribuer à divers principes. Et ainsi, puisque l'essence de l'âme est un seul et même principe, elle ne peut être le principe immédiat de toutes ses actions, mais il faut qu'elle dispose de plusieurs et diverses puissances correspondant à la diversité de ses actions. En effet, la puissance est dite puissance par référence à l'acte. D'où selon la diversité des actions il faut que soit la diversité des puissances. De là vient que le Philosophe dans les Ethiques161[161] dit que la partie scientifique de l'âme, qui porte sur le nécessaire, et la partie calculatrice qui porte sur le

161[161] Id. Ethic. Nic. VI, 1139 a 6-15.

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contingent, sont des puissances diverses, parce que le nécessaire et le contingent diffèrent par le genre162[162].

1. Ad primum ergo dicendum quod liber iste De spiritu et anima non est Augustini, set dicitur cuiusdam Cisterciensis fuisse; nec est multum curandum de hiis que in eo dicuntur. Si tamen sustineatur, potest dici quod anima est sue potentie uel sue uires quia sunt naturales proprietates eius. Vnde in eodem libro dicitur quod omnes potentie sunt una anima, proprietates quidem diuerse, set potentia una. Et est similis modus dicendi sicut si diceretur quod calidum, siccum, leue sunt unus ignis. 2-4. Et similiter dicendum est ad secundum, tertium et quartum. 5. Ad quintum dicendum quod accidens non excedit subiectum in essendo; excedit tamen in agendo: calor enim ignis exteriora calefacit. Et secundum hoc potentie anime excedunt ipsam in quantum anima intelligit et diligit non solum se, set etiam alia. Augustinus autem inducit hanc rationem, comparans notitiam et amorem ad mentem, non ut ad cognoscentem et ad amantem, set ut ad cognitam et amatam. Si enim secundum hanc habitudinem comparentur ad ipsam ut accidentia ad subiectum, sequeretur quod anima non cognosceret et amaret nisi se. Vnde fortassis secundum hunc intellectum dixit quod sunt una uita et una essentia, quia notitia in actu est quodammodo ipsum cognitum, et amor in actu est quodammodo ipsum amatum. 6. Ad sextum dicendum quod ymago Trinitatis in anima attenditur non secundum potentiam tantum, set etiam secundum essentiam: sic enim representatur una essentia in tribus personis, licet deficienter. Si autem anima esset sue potentie, non esset distinctio personarum ad inuicem, nisi solum nominibus; et sic non representaretur

Solutions : 1. Il faut dire que ce livre De spiritu et anima n'est pas d'Augustin, mais d'un certain cistercien, il ne faut pas s'inquiéter beaucoup de ce qui s'y dit. Si l'on en tient compte cependant, on peut dire que l'âme est ses puissances ou ses facultés parce qu'elles sont ses propriétés naturelles. C'est pourquoi il est dit dans le même livre que toutes les puissances sont une seule âme, aux propriétés diverses, mais relevant d'une seule puissance. Façon de parler : comme si on disait que le chaud, le sec et le léger sont un seul feu. 2-4. On répondra de même aux objections 2, 3 et 4. 5. L'accident n'excède pas le sujet sous le rapport de l'acte d'être ; il l'excède cependant quant à l'agir : en effet la chaleur du feu chauffe les choses extérieures. En ce sens, les puissances de l'âme l'excèdent en tant que l'âme connaît et qu'elle aime, non seulement soi, mais les autres choses. Augustin introduit cette argumentation163[163] en comparant la connaissance et l'amour à l'esprit, non pas à l'esprit comme sujet, mais comme objet de connaissance et d'amour. Si en effet [la connaissance et l'amour] se rapportaient à l'âme comme des accidents à leur sujet [d'existence], il s'ensuivrait que l'âme ne connaîtrait et n'aimerait que soi. De là peut-être dit-il que la connaissance et l'amour sont une seule vie, une seule essence, en ce sens que la connaissance en acte est d'une certaine façon le connu lui-même, et l'amour en acte l'aimé lui-même. 6. L'image de la Trinité est à remarquer dans l'âme en raison, non seulement de la puissance mais de l'essence : en effet, c'est ainsi que se représente une seule essence en trois personnes, quoique d'une manière déficiente. Or si l'âme était ses puissances,

162[162] Somme Théologique Ia, q. 79, a. 2, parlera d'une distinction de fonctions et non de facultés. 163[163] De Trinitate IX, V 8 (PL 42, 965).

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conuenienter distinctio personarum que est in diuinis. 7. Ad septimum dicendum quod tria sunt genera accidentium: quedam enim causantur ex principiis speciei et dicuntur propria, sicut risibile homini; quedam uero causantur ex principiis indiuidui, et hoc dupliciter: quia uel habent causam permanentem in subiecto, et hec sunt accidentia inseparabilia, sicut masculinum et femininum et alia huiusmodi; quedam uero habent causam non semper permanentem in subiecto, et hec sunt accidentia separabilia, ut sedere et ambulare. Est autem commune omni accidenti quod non sit de essentia rei; et ita non cadit in diffinitione rei. Vnde de re intelligimus quid est absque hoc quod intelligamus aliquid accidentium eius. Set species non potest intelligi sine accidentibus que consequuntur principium speciei; potest tamen intelligi sine accidentibus indiuidui, etiam inseparabilibus. Sine separabilibus uero esse potest non solum species, set etiam indiuiduum. Potentie autem anime sunt accidentia sicut proprietates. Vnde sine eis intelligitur quid est anima; non autem sine eis animam esse est possibile neque intelligibile. 8. Ad octauum dicendum quod sensibile et rationale, secundum quod sunt differentie essentiales, non sumuntur a sensu et intellectu, set ab anima sensitiua et intellectiua. 9. Ad nonum dicendum quod quare forma substantialis non sit principium immediatum actionis in agentibus inferioribus ostensum est. 10. Ad decimum dicendum quod anima est principium operandi, set primum, non proximum. Operantur enim potentie uirtute anime, sicut et qualitates elementorum in uirtute formarum substantialium. 11. Ad undecimum dicendum quod ipsa anima est in potentia ad ipsas formas intelligibiles. Set ista potentia non est essentia anime, sicut nec potentia ad statuam que est in ere est essentia eris.

il n'y aurait pas de distinction des personnes entre elles, sauf par les noms, et ainsi ne serait pas représentée convenablement la distinction des personnes en Dieu. 7. Il y a trois genres d'accidents : certains sont causés par les principes de l'espèce, comme la faculté de rire chez l'homme ; certains sont causés par les principes de l'individu, et cela d'une double façon : ou bien ils ont dans le sujet une cause permanente, et ce sont des accidents inséparables, comme les déterminations de masculin et de féminin, et autres choses de ce genre ; ou bien ils ont dans le sujet une cause intermittente, et ce sont des accidents séparables, comme s'asseoir ou marcher. Mais il y a ceci de commun à tout accident qu'il n'est pas de l'essence de la chose, et qu'ainsi il ne tombe pas dans sa définition. C'est pourquoi nous connaissons de la chose ce qu'elle est sans connaître de ses accidents ce qu'ils sont. Mais l'espèce ne peut être connue sans les accidents qui suivent les principes de l'espèce ; cependant elle peut être connue sans les accidents de l'individu, fussent-ils inséparables. En revanche, sans les accidents séparables, peuvent exister non seulement l'espèce mais encore l'individu. Or les puissances de l'âme sont des accidents à titre de propriétés. C'est pourquoi l'âme est-elle connue sans eux, mais sans eux elle n'est ni possible ni intelligible. 8. Le sensible et le rationnel, en tant que différences essentielles, ne se prennent pas du sens ou de l'intellect, mais de l'âme sensitive et intellective. 9. Pourquoi la forme substantielle n'est pas principe immédiat d'action chez les agents inférieurs, on l'a déjà montré. 10. L'âme est principe premier de l'agir, mais non principe prochain. En effet les puissances agissent en vertu de l'âme, de même que les qualités des éléments agissent en vertu des formes substantielles. 11. L'âme elle-même est en puissance aux formes intelligibles elles-mêmes. Mais cette puissance n'est pas l'essence de l'âme pas plus que la puissance à devenir une statue dans l'airain n'est en l'essence de l'airain. En

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Esse enim actu et potentia non sunt de essentia rei quoniam actus non est essentialis. 12. Ad duodecimum dicendum quod materia prima est in potentia ad actum substantialem qui est forma; et ideo ipsa potentia est ipsa essentia eius. 13. Ad tertium decimum dicendum quod homo dicitur esse intellectus quia intellectus est id quod est potius in homine, sicut ciuitas dicitur esse rector ciuitatis. Non autem hoc dictum est eo quod essentia anime sit ipsa potentia intellectus. 14. Ad quartum decimum dicendum quod similitudo inter animam et scientiam attenditur in eo quod utraque est actus primus, non autem quantum ad omnia. Vnde non oportet quod anima sit immediatum principium operationum sicut scientia. 15. Ad quintum decimum dicendum quod potentie anime non sunt partes essentiales anime, quasi constituentes essentiam eius, set partes potentiales, quia uirtus anime distinguitur per huiusmodi potentias. 16. Ad sextum decimum dicendum quod forma simplex que non est subsistens, uel si subsistit est actus purus, non potest esse subiectum accidentis. Anima autem est forma subsistens, et non est actus purus, loquendo de anima humana. Et ideo potest esse subiectum potentiarum quarumdam, scilicet intellectus et uoluntatis. Potentie uero nutritiue et sensitiue partis sunt in composito sicut in subiecto; quia cuius est actus, eius est potentia, ut patet per Philosophum in libro De sompno et uigilia. 17. Ad septimum decimum dicendum quod licet anima sit una in essentia, tamen est in ea potentia et actus; et habet diuersam habitudinem ad res; et diuersimode etiam comparatur ad corpus. Et propter hoc ab una essentia anime possunt procedere diuerse potentie.

effet, être en acte et en puissance ne sont pas de l'essence d'une chose, puisque l'acte n'est pas de l'ordre de l'essentiel. 12. La matière première est en puissance relativement à l'acte substantiel qu'est la forme ; et ainsi la puissance est comme telle son essence même. 13. L'homme est dit intellect parce que l'intellect est ce qu'il y a de supérieur en l'homme, comme on dit de la citoyenneté qu'elle est la norme supérieure de la cité. Mais cela ne dit pas que l'essence de l'âme soit la puissance même de l'intellect. 14. La similitude entre l'âme et la science tient en ce que l'une et l'autre est acte premier, mais non sous tout rapport. C'est pourquoi il ne faut pas que l'âme soit immédiatement principe des opérations de la science. 15. Les puissances de l'âme ne sont pas des parties essentielles de l'âme comme si elles constituaient son essence ; ce sont des parties potentielles, parce que le pouvoir de l'âme se découvre à partir des puissances de ce genre. 16. La forme simple qui n'est pas subsistante, ou qui si elle subsiste est acte pur, ne peut être sujet de l'accident. Or l'âme est une forme subsistante, et n'est pas acte pur, si l'on parle de l'âme humaine. Et ainsi elle peut être sujet de certaines puissances, à savoir de l'intellect et de la volonté. En revanche, les puissances de la partie sensitive et nutritive sont dans le composé comme dans un sujet ; parce que ce dont il y a acte est sa puissance, comme le montre le Philosophe164[164]. 17. Bien que l'âme soit une en essence, il y a cependant en elle puissance et acte ; et ses relations aux choses sont diverses ; et de diverses façons elle se compare au corps. A cause de cela, de l'unique essence de l'âme procèdent diverses puissances.

164[164] Aristote, De somno et vigilia, 454 a 8.

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Questio 13. Vtrum potentie distinguantur per obiecta?

Question 13 — Les puissances de l'âme sont-elles distinguées par leurs objets ?

Tertio decimo queritur de distinctione potentiarum anime, utrum uidelicet distinguantur per obiecta. Et uidetur quod non, quia contraria sunt que maxime distant. Set contrarietas obiectorum non diuersificat potentias: eadem enim potentia albi et nigri est uisus. Ergo nulla differentia obiectorum diuersificat potentias. 2. Preterea. Magis differunt que differunt secundum substantiam quam que differunt secundum accidens. Set homo et lapis differunt secundum substantiam; sonorum autem et coloratum differunt secundum accidens. Cum igitur homo et lapis ad eamdem potentiam pertineant, multo magis sonorum et coloratum; et ita nulla differentia obiectorum facit differre potentias. 3. Preterea. Si differentia obiectorum esset causa diuersitatis potentiarum, oporteret quod unitas obiecti esset causa ydemptitatis in potentiis. Videmus autem quod idem obiectum ad diuersas potentias se habet: idem enim est quod intelligitur et desideratur (bonum enim intelligibile est obiectum uoluntatis). Ergo differentia obiectorum non est causa diuersitatis potentiarum. 4. Preterea. Vbi est eadem causa, est idem effectus. Si igitur obiecta diuersa diuersificarent potentias aliquas, oporteret quod diuersitatem facerent ubique in potentiis. Hoc autem non uidemus, nam quedam obiecta diuersa comparantur quidem ad diuersas potentias, sicut sonus et color ad auditum et uisum, et iterum ad unam potentiam, scilicet ad ymaginationem et intellectum. Relinquitur igitur quod differentia obiectorum non sit causa diuersitatis potentiarum. 5. Preterea. Habitus sunt perfectiones potentiarum. Perfectibilia enim distinguuntur per perfectiones proprias. Ergo potentie distinguuntur secundum habitum et non secundum obiecta. 6. Preterea. Omne quod est in alio, est in

Objections : 1. Il semble que non, car les contraires sont distants au maximum. Or la contrariété ne diversifie pas les puissances : en effet la même puissance est vision du noir et du blanc. Donc aucune différence d'objet ne diversifie les puissances. 2. Il y a plus de différence entre les substances qu'entre les accidents. Ainsi l'homme et la pierre différent selon la substance, le sonore et le coloré selon l'accident. Or puisque l'homme et la pierre relèvent de la même puissance, beaucoup plus que le sonore et le coloré, c'est donc que la différence des objets ne fait aucunement différer les puissances. 3. Si la différence des objets était cause de la diversité des puissances, il faudrait que l'unité de l'objet fût cause de l'identité des puissances. Mais nous voyons qu'un même objet se rapporte à diverses puissances : en effet c'est le même objet qui est connu et désiré (ainsi le bien intelligible est objet de la volonté). Donc la différence des objets n'est pas cause de la diversité des puissances. 4. A cause unique, effet identique. Si donc des objets divers diversifiaient certaines puissances, il faudrait qu'ils le fassent partout. Mais cela, nous ne le voyons pas : car de fait des objets divers se rapportent à diverses puissances, comme le son et la couleur à l'ouïe et à la vue, et de nouveau à une unique puissance, à savoir et à l'imagination et à l'intellect. 5. Les habitus sont la perfection des puissances. Ce qui est à parfaire se distingue en effet de par sa perfection propre. Donc les puissances se distinguent selon l'habitus et non pas selon les objets. 6. Tout ce qui est dans un autre est en lui selon le mode de celui qui le reçoit. Or les puissances de l'âme sont dans les organes du corps : elles sont en effet les actes de ces organes. Donc elles se distinguent par les organes du corps et non par les objets. 7. Les puissances de l'âme ne sont pas l'essence même de l'âme, mais ses

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eo per modum recipientis. Set potentie anime sunt in organis corporis: sunt enim actus organorum. Ergo distinguuntur secundum organa corporis et non secundum obiecta. 7. Preterea. Potentie anime non sunt ipsa essentia anime, set proprietates eius. Proprietates autem rei fluunt ab essentia eius. Ab uno autem non est nisi unum immediate. Ergo est una sola potentia anime prima fluens ab essentia anime, et mediante ea fluunt alie secundum aliquem ordinem. Ergo potentie anime differunt secundum originem et non secundum obiecta. 8. Preterea. Si potentie anime sunt diuerse, oportet quod una oriatur ab alia, quia non possunt omnes oriri ab essentia anime immediate, cum sit una et simplex. Set impossibile uidetur quod una potentia anime oriatur ex alia, tum quia omnes potentie anime sunt simul, tum etiam quia accidens oritur a subiecto (unum autem accidens non potest esse subiectum alterius). Non igitur possunt esse diuerse potentie anime propter diuersitatem obiectorum. 9. Preterea. Quanto aliqua substantia est altior, tanto eius uirtus est maior, et per consequens minus multiplicata, quia omnis uirtus unita plus est infinita quam multiplicata, ut dicitur in libro De causis. Anima autem inter omnia inferiora est sublimior. Ergo uirtus eius est magis una et tamen ad plura se habens. Non ergo multiplicatur secundum differentiam obiectorum. 10. Preterea. Si diuersitas potentiarum anime est secundum differentiam obiectorum, oportet etiam quod ordo potentiarum sit secundum ordinem obiectorum. Hoc autem non uidemus, nam intellectus, cuius obiectum est quod quid est et substantia, est posterius sensu, cuius obiecta sunt accidentia, ut color et sonus; tactus etiam est prior uisu, cum tamen uisibile sit prius et communius tangibili. Ergo nec diuersitas potentiarum

propriétés. Or les propriétés d'une chose découlent de son essence. Mais de l'un ne sort immédiatement que de l'un. Donc une seule et unique puissance de l'âme découle en premier de l'essence de l'âme, et, par sa médiation, découlent les autres puissances suivant un ordre déterminé. Donc les puissances de l'âme diffèrent par leur origine et non par leurs objets. 8. Si les puissances de l'âme sont diverses, il faut qu'elles naissent les unes des autres, car elles ne peuvent toutes naître immédiatement de l'essence de l'âme, puisque celle-ci est une et simple. Mais il paraît impossible qu'une puissance de l'âme naisse d'une autre, tant par le fait que toutes les puissances de l'âme existent simultanément, que par le fait que l'accident naît d'un sujet (car un accident ne peut être le sujet d'un autre). Donc il est impossible que la diversité des objets soit la cause de la diversité des puissances. 9. Plus une puissance est élevée, plus son efficience est grande, et par conséquent moins elle est démultipliée, du fait que toute efficience gagne en infini quand elle est unifiée plutôt que démultipliée, comme il est dit au livre De Causis165[165]. Or l'âme est ce qu'il y a de plus sublime entre toutes les réalités inférieures. Donc son efficience est plus unifiée tout en se rapportant à la pluralité. Elle n'est donc pas multipliée selon la différence des objets. 10. Si la diversité des puissances est relative à la différence des objets, il faut alors que l'ordre des puissances soit en raison de l'ordre des objets. Mais cela, nous ne le voyons pas. Car l'intellect dont l'objet est l'essence et la substance, est postérieur au sens, dont les objets sont les accidents, comme la couleur et le son ; et le tact est antérieur à la vision, alors que cependant le visible est premier et plus général que le tangible. Donc la diversité des puissances n'est pas relative à la différence des objets. 11. Tout objet désirable est sensible ou intelligible. Or l'intelligible est la perfection de l'intellect, et le sensible celle du sens.

165[165] Liber de Causis, prop. 16.

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est secundum differentiam obiectorum. 11. Preterea. Omne appetibile est sensibile uel intelligibile. Intelligibile autem est perfectio intellectus, et sensibile, perfectio sensus. Cum igitur unumquodque appetat naturaliter suam perfectionem, sequitur quod intellectus et sensus appetant naturaliter omne appetibile. Non igitur oportet ponere potentiam appetitiuam preter sensitiuam et intellectiuam. 12. Preterea. Non est appetitus nisi uoluntas, irascibilis et concupiscibilis. Set uoluntas est in intellectu, irascibilis et concupiscibilis in sensu, ut dicitur in III De anima. Ergo potentia appetitiua non est ponenda preter sensitiuam et intellectiuam. 13. Preterea. Philosophus probat in III De anima quod principia motus localis in animalibus sunt sensus siue ymaginatio, intellectus et appetitus. Set potentia motiua in animalibus nichil aliud est quam principium motus animalium. Ergo potentia motiua non est preter cognoscitiuam et appetitiuam. 14. Preterea. Potentie anime ordinantur ad aliquid altius quam est natura, alias in omnibus corporibus naturalibus essent uires anime. Set potentie que attribuuntur anime uegetabili non uidentur ordinari ad aliquid altius quam natura: ordinantur enim ad conseruationem speciei per generationem, et conseruationem indiuidui per nutrimentum, et perfectam quantitatem per augmentum; que omnia operatur natura etiam in rebus naturalibus. Non igitur ad huiusmodi ordinande sunt potentie anime. 15. Preterea. Quanto aliqua uirtus est altior, tanto una existens ad plura se extendit. Set uirtus anime est supra uirtutem nature. Cum igitur natura eadem uirtute producat in esse corpus naturale, et det ei debitam quantitatem, et conseruet ipsum in esse, uidetur hoc fortius quod anima una uirtute operetur.

Puisque donc chacun désire naturellement sa perfection, il s'ensuit que l'intellect et le sens désirent naturellement tout ce qui est désirable. Donc il n'y a pas lieu de poser une puissance désirante en dehors de la puissance sensitive ou intellective. 12. Il n'y a pas d'appétit en dehors de la volonté, de l'irascible et du concupiscible. Mais la volonté est dans l'intellect, l'irascible et le concupiscible dans le sens, comme il est dit dans le De anima166[166]. Donc la puissance appétitive n'est pas à poser en dehors des puissances sensitives et intellective. 13. Le Philosophe démontre dans le De anima167[167] que les principes du mouvement local dans les espèces animées sont les sens ou l'imagination, l'intellect et l'appétit. Mais les puissances motrices chez les animaux ne sont rien d'autre que le principe du mouvement des animaux. Donc il n'y a pas de puissance motrice en dehors des puissances cognitive et appétitive. 14. Les puissances de l'âme sont ordonnées à quelque chose de plus haut que la nature, autrement les forces de l'âme se présenteraient dans tous les corps naturels. Mais les puissances attribuées à l'âme végétative ne semblent pas être ordonnées à quelque chose de plus haut que la nature : de fait elles sont ordonnées à la conservation de l'espèce par la génération, à la conservation de l'individu par la nourriture, et à une taille parfaite par la croissance : la nature opère tout cela dans les choses naturelles. Donc les puissances de l'âme n'ont pas à être ordonnées aux opérations de ce genre. 15. Plus une efficience est élevée, plus son unité d'existence s'étend à une pluralité [d'objets]. Mais l'efficience de l'âme est au-dessus de celle de la nature. Puisque donc la nature, par la même efficience, produit dans l'être le corps naturel, et lui donne la taille qui lui est due et le conserve dans l'être, il semble à plus forte raison que l'âme agisse en vertu d'une seule efficience. Il n'y a donc

166[166] Aristote, De anima III, 432 b 5-7. 167[167] Id. ibid. III, 433 a 9-13.

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Non igitur sunt diuerse potentie generatiua, nutritiua et augmentatiua. 16. Preterea. Sensus est cognoscitiuus accidentium. Set aliqua alia accidentia magis ad inuicem differunt quam sonus et color et huiusmodi, que sunt non solum in eodem genere qualitatis, set etiam in eadem specie, que est tertia. Si igitur potentie distinguantur secundum differentiam obiectorum, non deberent potentie anime distingui penes huiusmodi accidentia, set magis penes alia que magis distant. 17. Preterea. Cuiuslibet generis est una contrarietas prima. Si igitur penes diuersa genera qualitatum passibilium diuersificantur potentie sensitiue, uidetur quod ubicumque sunt diuerse contrarietates, sint diuerse potentie sensitiue. Set hoc alicubi inuenitur: uisus enim est albi et nigri, auditus grauis et acuti; alicubi uero non: tactus enim est calidi et frigidi, humidi et sicci, mollis et duri, et huiusmodi. Ergo potentie non distinguuntur penes obiecta. 18. Preterea. Memoria non uidetur esse alia potentia a sensu: est enim passio primi sensitiui, secundum Philosophum. Obiecta tamen eorum differunt, quia obiectum sensus est presens, obiectum uero memorie preteritum. Ergo potentie non distinguuntur penes obiecta. 19. Preterea. Omnia que cognoscuntur per sensum, cognoscuntur etiam per intellectum, et alia plura. Si igitur potentie sensitiue distinguuntur secundum pluralitatem obiectorum, oporteret etiam quod intellectus distingueretur in diuersas potentias, sicut et sensus; quod patet esse falsum. 20. Preterea. Intellectus possibilis et agens sunt diuerse potentie, ut supra ostensum est. Set idem est obiectum utriusque. Non igitur potentie distinguuntur secundum differentiam obiectorum.

pas diversité de puissances entre les forces générative, nutritive et de croissance. 16. Le sens est fait pour connaître les accidents. Mais parmi les accidents, certains diffèrent entre eux plus que le son et la couleur et les choses de ce genre, qui sont non seulement dans le même genre de qualité, mais encore dans la même espèce, laquelle vient en tiers. Si donc les puissances se distinguent selon la différence des objets, les puissances de l'âme ne devraient pas être distinguées en raison des accidents de ce genre, mais plutôt en raison de ceux qui l'emportent en différence. 17. Pour chaque genre il y a une seule contrariété première. Si donc les puissances sensitives se diversifient en raison des divers genres de qualités éprouvées, il semble que partout où il y a diversité de contraires, il y a diversité de puissances sensitives. Or cela se produit quelque part : en effet la vue est du noir et du blanc, l'audition du grave et de l'aigu ; mais ailleurs, non : en effet le tact porte sur le chaud et le froid, l'humide et le sec, les mou et le dur, et autres choses semblables. Donc les puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets. 18. La mémoire ne semble pas être une puissance autre que le sens : elle est en effet passion d'une première sensation, selon le Philosophe168[168]. Cependant leurs objets diffèrent : car l'objet du sens est présent, mais celui de la mémoire est passé. Donc les puissances ne se distinguent pas en raison de leurs objets. 19. Toutes les choses connues par la sensibilité sont connues par l'intellect, sans compter les autres. Si donc les puissances sensibles se distinguent selon la pluralité de leurs objets, il faudrait que l'intellect se distingue en plusieurs puissances, comme la sensibilité, ce qui est manifestement faux. 20. L'intellect agent et l'intellect possible sont des puissances diverses, comme on l'a montré plus haut. Or identique est l'objet de l'un et de l'autre. Donc les puissances ne se distinguent pas par la différence des objets.

168[168] Id. De memoria et reminiscentia I, 450 a 14.

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Set contra est quod dicitur in II De anima, quod potentie distinguuntur per actus, et actus per obiecta. 2. Preterea. Perfectibilia distinguuntur penes perfectiones. Set obiecta sunt perfectiones potentiarum. Ergo potentie distinguuntur penes obiecta.

En sens contraire : 1. Il est dit dans le De anima169[169] que les puissances se distinguent par leurs actes, et les actes par leurs objets. 2. Les choses perfectibles se distinguent en raison des perfections. Or les objets sont les perfections des puissances. Donc les puissances se distinguent en raison des objets.

Responsio. Dicendum quod potentia, id quod est, dicitur ad actum. Vnde oportet quod per actum diffiniatur potentia, et secundum diuersitatem actuum potentie diuersificentur. Actus autem ex obiectis speciem habet: nam si sint actus passiuarum potentiarum, obiecta sunt actiua; si autem sunt actiuarum potentiarum, obiecta sunt ut fines. Secundum autem utrumque horum considerantur species operationis: nam calefacere quidem et infrigidare distinguuntur secundum quod huius principium est calor, illius autem frigus; et iterum in similes fines terminantur, nam agens ad hoc agit, ut similitudinem suam in aliud inducat. Relinquitur ergo quod secundum distinctionem obiectorum attenditur distinctio potentiarum anime. Oportet tamen attendere distinctionem obiectorum secundum quod obiecta sunt actionum anime, et non secundum aliud, quia in nullo genere species diuersificantur nisi differentiis que per se diuidunt genus. Non enim albo et nigro distinguuntur species animalis, set rationali et irrationali. Oportet autem in actionibus anime tres gradus considerare. Actio enim anime transcendit actionem nature in rebus inanimatis operantis. Set hoc contingit quantum ad duo, scilicet quantum ad modum agendi et quantum ad id quod agitur. Oportet autem quod quantum ad modum agendi omnis actio anime transcendat operationem uel actionem nature inanimati quia, cum actio anime sit actio uite, uiuum autem dicitur quod se ipsum mouet ad operandum, oportet quod

Réponse : La puissance - ce qu'elle est - se dit en référence à l'acte. D'où résulte que la puissance est définie par l'acte, et c'est en raison de la diversité des actes que les puissances se diversifient. Or les actes tirent leur spécificité des objets, car s'agissant des actes des puissances passives, les objets sont actifs ; s'agissant des actes des puissances actives, les objets sont tels en tant que fins. Or c'est en fonction de ces deux aspects que sont considérées les spécificités des opérations : car, de fait, chauffer ou refroidir se distinguent parce que le principe de celui-là est la chaleur et le principe de celui-ci le froid ; et derechef ils se terminent à des fins semblables, car l'agent agit précisément pour induire dans un autre sa similitude. Reste donc que la distinction des puissances est à prendre de la distinction des objets. Il faut cependant prendre la distinction de ces derniers pour autant qu'ils sont objets des actions de l'âme, et non pas autrement, car en aucun genre il n'y a diversification des espèces sinon par les différences qui divisent par soi le genre. En effet les espèces animées ne se distinguent pas par le noir et le blanc mais par le rationnel et l'irrationnel. Or dans les actions de l'âme, il faut considérer trois degrés. En effet, l'action de l'âme transcende l'action de la nature physique opérant dans les choses inanimées. Ce qui arrive à deux points de vue : quant au mode d'agir et quant à l'effet produit. Quant au mode d'agir, il faut que toute action de l'âme transcende l'opération ou l'action de la nature inanimée, car, étant

169[169] Id. De anima II, 415 a 16-13.

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omnis operatio anime sit secundum aliquod intrinsecum agens. Set quantum ad id quod agitur non omnis actio anime transcendit actionem nature inanimati: oportet enim quod sicut esse naturale et que ad ipsum requiruntur sit in corporibus inanimatis, ita sit in corporibus animatis; set in corporibus inanimatis fit ab agente extrinseco, in corporibus uero animatis ab agente intrinseco. Et huiusmodi sunt actiones ad quas ordinantur potentie anime uegetabilis: nam ad hoc quod indiuiduum producatur in esse ordinatur potentia generatiua, ad hoc autem quod quantitatem debitam consequatur ordinatur uis augmentatiua, ad hoc autem quod conseruetur in esse ordinatur uis nutritiua. Hec autem consequuntur corpora inanimata ab agente naturali extrinseco. Tamen, et propter hoc, predicte uires anime dicuntur naturales. Sunt autem alie altiores actiones anime que transcendunt actiones corporum naturalium etiam quantum ad id quod agitur, in quantum scilicet in anima sunt nata esse omnia secundum esse immateriale. Est enim anima quodammodo omnia secundum quod est sentiens et intelligens. Oportet enim esse diuersum gradum huiusmodi esse immaterialis. Vnus enim gradus est secundum quod in anima sunt res sine propriis materiis, set tamen secundum singularitatem et conditiones indiuiduales que consequuntur materiam. Et iste est gradus sensus, qui est susceptiuus specierum indiuidualium sine materia, set tamen in organo corporali. Altior autem et perfectissimus immaterialitatis gradus est intellectus, qui recipit species omnino a materia et conditionibus materie abstractas, et absque organo corporali. Sicut autem per formam naturalem res habet inclinationem ad aliquid, et habet motum aut actionem ad consequendum id ad quod inclinatur, ita etiam ad formam sensibilem uel intelligibilem sequitur

donné que l'action de l'âme est une action vitale, et que l'on dit vivant ce qui se meut soi-même à opérer, il faut que toute action de l'âme soit fonction d'un agent intrinsèque. Mais quant à l'effet produit, les actions de l'âme ne transcendent pas toutes l'action de la nature inanimée : car, en ce qui concerne l'être naturel et ce qu'il requiert, il faut qu'il soit dans les corps animés comme il est dans les corps inanimés ; mais alors que dans les corps inanimés, il vient d'un agent extrinsèque, dans les corps animés il vient d'un agent intrinsèque. De ce genre sont les actions auxquelles sont ordonnées les puissances de l'âme végétative : ainsi la puissance générative est-elle ordonnée à produire l'individu dans l'être, la force de croissance à ce qu'il atteigne la taille convenable, la force nutritive à ce qu'il soit conservé dans l'être. Mais de tels effets touchent les corps inanimés par le fait d'un agent naturel extrinsèque. Cependant, et à cause de cela, les forces de l'âme susdites sont appelées naturelles. Mais il y a d'autres actions de l'âme et de plus hautes : celles qui transcendent les actions des corps physiques, y compris dans l'effet produit, en raison de la possibilité pour toute chose d'exister dans l'âme selon l'être immatériel. En effet, l'âme est en quelque façon toute chose pour autant qu'elle sent et qu'elle pense. Mais on doit admettre des degrés divers dans l'immatérialité. L'un de ces degrés consiste dans le fait que les choses sont dans l'âme sans leurs matières propres, mais non cependant sans la singularité et les conditions individuelles qui suivent la matière. Et ce degré, c'est le sens, qui est capable de recevoir les espèces individuelles sans la matière, mais cependant dans un organe corporel. Un degré plus haut et très parfait d'immatérialité, c'est l'intellect, qui reçoit les espèces totalement séparées de la matière et de ses conditions, et sans organe corporel. En outre, de même que par la forme naturelle, une chose est inclinée à quelque

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inclinatio ad rem - siue ad intellectum - comprehensam, que quidem pertinet ad potentiam appetitiuam. Et iterum oportet consequenter esse motum aliquem per quem perueniatur ad rem desideratam, et hoc pertinet ad potentiam motiuam. Ad perfectam autem sensus cognitionem, que sufficiat animali, quinque requiruntur. Primo quod sensus recipiat speciem a sensibili; et hoc pertinet ad sensum proprium. Secundo quod de sensibilibus perceptis diiudicet, et ea ad inuicem discernat; quod oportet fieri per potentiam ad quam omnia sensibilia perueniant, que dicitur sensus communis. Tertium est quod species sensibilium recepte conseruentur: indiget autem animal apprehensione sensibilium non solum apud eorum presentiam, set etiam postquam abierint; et hoc necessarium est reduci in aliam potentiam, nam et in rebus corporalibus aliud principium est recipiendi et conseruandi (nam que sunt bene receptibilia sunt interdum male conseruatiua); huiusmodi autem potentia dicitur ymaginatio siue fantasia. Quarto autem requiruntur alique intentiones quas sensus non apprehendit, sicut nociuum et utile, et alia huiusmodi; et ad hec quidem cognoscenda peruenit homo inquirendo et conferendo, alia uero animalia quodam naturali instinctu: sicut ouis naturaliter fugit lupum tamquam nociuum; unde ad hoc in aliis animalibus ordinatur estimatiua naturalis, in homine autem uis cogitatiua, que est collatiua intentionum particularium; unde et ratio particularis dicitur, et intellectus passiuus. Quinto autem requiritur quod ea que prius fuerunt apprehensa per sensum et interius conseruantur, iterum ad actualem considerationem reuocentur; et hoc quidem pertinet ad memoratiuam uirtutem, que in aliis quidem animalibus absque inquisitione suam operationem habet, in hominibus autem cum inquisitione et studio; unde in hominibus non solum est memoria, set reminiscentia. Necesse autem fuit ad hoc potentiam ab aliis distinctam ordinari,

fin, et qu'elle dispose du mouvement et de l'action pour atteindre le terme de son inclination, de même, à la forme sensible ou intelligible, succède une inclination à la chose intellectuellement connue, laquelle inclination relève de la puissance appétitive. Et par conséquent, il faut de plus qu'il y ait un mouvement par lequel [le désirant] parvienne à la chose désirée, ce qui relève de la puissance motrice. Pour une parfaite connaissance du sens, qui suffit à l'animal, cinq conditions sont requises. Premièrement que le sens reçoive l'espèce de [l'objet] sensible, ce qui appartient au sens propre. Deuxièmement qu'il juge des sensibles perçus et les discerne les uns des autres, ce qui doit être fait par la puissance à laquelle parviennent tous les sensibles et qu'on appelle sens commun. Troisièmement que soient conservées les espèces reçues des sensibles : en effet l'animal a besoin de l'appréhension des sensibles, non seulement en leur présence, mais encore en leur absence ; il est donc nécessaire qu'elles soient reconduites dans une puissance autre, car, dans les réalités corporelles, autre est le principe de réception, autre celui de conservation (car parfois ce qui reçoit bien conserve mal) : une puissance de ce genre s'appelle imagination ou fantaisie. Quatrièmement que soient disponibles des informations que le sens n'appréhende pas, comme le nuisible et l'utile et autres choses de ce genre ; et de fait l'homme parvient à les connaître en cherchant et en comparant, tandis que les autres animaux le font par un instinct naturel : ainsi la brebis fuit naturellement le loup comme nuisible ; à cela chez les autres animaux, est ordonnée naturellement l'estimative, mais chez l'homme la faculté cogitative, dont le rôle est de collecter les informations particulières, c'est pourquoi on l'appelle et raison particulière et intellect passif. Cinquièmement, il est requis que les informations préalablement saisies par les sens et conservées intérieurement puissent être convoquées pour un examen présent ; et ceci appartient à la faculté de

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quia actus aliarum potentiarum sensitiuarum est secundum motus a rebus ad animam; actus autem memoratiue potentie est e contrario secundum motum ab anima ad res: diuersi autem motus diuersa principia requirunt; principia autem motuum potentie dicuntur. Quia uero sensus proprius, qui est primus in ordine sensitiuarum potentiarum, immediate a sensibilibus immutatur, necesse fuit quod secundum diuersitatem immutationum sensibilium in diuersas potentias distingueretur. Cum enim sensus sit susceptiuus specierum sensibilium sine materia, necesse est gradum et ordinem immutationum, quibus immutantur sensus a sensibilibus, accipere per comparationem ad materiales immutationes. Sunt igitur quedam sensibilia quorum species, licet immaterialiter in sensu recipiantur, tamen etiam materialem immutationem faciunt in animalibus sentientibus. Huiusmodi autem sunt qualitates que sunt principia transmutationum etiam in rebus materialibus, sicut calidum, frigidum, humidum et siccum, et alia huiusmodi. Quia igitur huiusmodi sensibilia immutant nos etiam materialiter agendo, materialis autem immutatio fit per contactum, necesse est quod huiusmodi sensibilia contingendo sentiantur: propter quod potentia sensitiua comprehendens ea uocatur tactus. Sunt autem quedam sensibilia que quidem non materialiter immutant, set tamen eorum immutatio habet materialem immutationem annexam; quod contingit dupliciter. Vno modo sic quod materialis immutatio annexa sit tam ex parte sensibilis quam ex parte sentientis; et hoc pertinet ad gustum: licet enim sapor non immutet organum sensus faciendo ipsum saporosum, tamen hec immutatio non est sine aliquali transmutatione, tam saporosi quam ipsius organi gustus, et precipue secundum humectationem. Alio modo sic quod transmutatio materialis annexa sit solum ex parte sensibilis: huiusmodi

mémoration, laquelle s'exerce, chez les autres animaux, sans enquête, mais chez les hommes par enquête et examen, d'où l'existence chez les hommes non seulement de la mémoire mais de la réminiscence. Or il est nécessaire qu'une puissance distincte de toute autre soit ordonnée à cela, car si l'acte des autres puissances sensitives résulte du mouvement des choses vers l'âme, l'acte de la puissance de mémoration résulte au contraire du mouvement de l'âme vers les choses : or la diversité des mouvements requiert la diversité des puissances, car les principes des mouvements sont appelés puissances. Mais parce que le sens propre, qui est premier dans l'ordre des puissances sensibles, est mu immédiatement par les sensibles, il lui fut nécessaire de se distinguer en divers puissances selon la diversité des stimulations sensibles. En effet, comme le sens a le pouvoir de rece-voir les espèces sensibles sans la matière, il est nécessaire d'évaluer le degré et l'ordre des mutations suivant lesquelles les sensibles meuvent les sens en les comparant aux mutations dans l'ordre matériel. C'est ainsi qu'il y a des sensibles dont les espèces, bien que reçues immatériellement dans le sens, occasionnent cependant chez les vivants sensitifs une mutation matérielle dans le moment de la sensation. Telles sont les qualités qui sont principes de mutation même dans les choses matérielles, comme le chaud, le froid, l'humide et le sec, et autres choses de ce genre. Et parce que de tels sensibles nous meuvent aussi en agissant matériellement, et que la mutation matérielle se fait donc par contact, il est nécessaire que les sensibles de ce genre soient perçus en les touchant : c'est pourquoi la puissance sensible qui les appréhende est appelée tact. Mais il y a des sensibles qui en revanche ne meuvent pas matériellement, mais dont la stimulation s'accompagne d'une mutation matérielle annexe. Ce qui arrive de deux façons. Du fait d'abord que la mutation matérielle annexe vient de la part du sensible autant que de la part du sentant, et

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autem transmutatio uel est secundum resolutionem et alterationem quamdam sensibilis, sicut accidit in sensu odoratus; uel solum secundum loci mutationem, sicut accidit in auditu. Vnde auditus et odoratus, quia sunt sine materiali immutatione sentientis, licet assit materialis immutatio ex parte sensibilis, non tangendo, set per medium extrinsecum sentiunt. Gustus autem solum in tangendo, quia requiritur immutatio materialis ex parte sentientis. Sunt autem alia sensibilia que immutant sensum absque materiali immutatione annexa, sicut lux et color, quorum est uisus. Vnde uisus est altior inter alios sensus, et uniuersalior, quia sensibilia ab eo percepta sunt communia corporibus corruptibilibus et incorruptibilibus. Similiter autem uis appetitiua que consequitur apprehensionem sensus necesse est quod in duo diuidatur. Quia aliquid est appetibile uel ea ratione quod est delectabile sensui et conueniens sensui, et ad hoc est uis concupiscibilis; - uel ea ratione quod per hoc habetur potestas fruendi delectabilibus secundum sensum, quod quandoque contingit cum aliquo tristabili secundum sensum: sicut cum animal pugnando adipiscitur quamdam potestatem fruendi proprio delectabili, repellendo impedientia, et ad hoc ordinatur uis irascibilis. Vis autem motiua, cum ad motum ordinetur, non diuersificatur nisi secundum diuersitatem motuum; qui uel competunt diuersis animalibus, quorum quedam sunt reptibilia, quedam uolatilia, quedam gressibilia, quedam alio modo mobilia; uel etiam secundum diuersas partes eiusdem animalis, nam singule partes habent quosdam proprios motus. Gradus autem intelligibilium potentiarum similiter distinguuntur in cognoscitiuas et appetitiuas. Motiua autem communis est et sensui et intellectui, nam idem corpus et eodem motu mouetur ab utroque. Cognitio autem intellectus requirit duas potentias, scilicet intellectum agentem et possibilem, ut ex superioribus patet.

ceci caractérise le goût. En effet, bien que la saveur ne meuve pas l'organe du goût en le rendant savoureux, cependant cette stimulation ne va pas sans quelque transmutation matérielle annexe, et principalement en raison de l'humectage. Autre façon : quand la transmutation matérielle annexe vient de la part du sensible : c'est le cas lorsqu'elle entraîne une certaine dissolution ou altération du sensible, comme il arrive dans le sens de l'odorat ; ou bien lorsqu'elle implique une changement de lieu, comme il arrive dans le sens de l'ouïe. C'est pourquoi l'ouïe et l'odorat, parce qu'ils sont sans mutation matérielle du côté du sujet de la sensation, encore qu'une telle mutation soit présente du côté du sensible, sentent, non par contact, mais par un moyen extrinsèque, alors que le goût n'y parvient que par contact, parce qu'une mutation matérielle est requise de la part du sujet de la sensation. Mais il y a d'autres sensibles qui meuvent le sens sans mutation matérielle annexe, comme la lumière et la couleur, objets de la vue. C'est pourquoi la vue est plus haute et plus universelle que les autres sens parce que les sensibles qu'elle perçoit sont communs aux corps corruptibles et incorruptibles. Pareillement la force appétitive qui suit l'appréhension du sens se divisera nécessairement en deux. Car un objet est désirable, ou bien par cette raison qu'il est délectable et convient au sens - c'est à cela que tend la faculté concupiscible -, ou bien par cette raison que le pouvoir de jouir des choses délectables au sens est soumis au fait de l'atteindre par un moyen pénible, comme lorsque l'animal atteint en combattant, ou en écartant les obstacles, le pouvoir de jouir de l'objet propre de sa délectation, et c'est à cela qu'est ordonnée la faculté irascible. Quant à la force motrice, puisqu'elle est ordonnée au mouvement, elle ne se diversifie que selon la diversité des mouvements, parce que ceux-ci appartiennent ou bien à des animaux

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Sic igitur manifestum est quod sunt tres gradus potentiarum anime, scilicet secundum animam uegetabilem, sensitiuam et rationalem. Sunt autem quinque genera potentiarum, scilicet nutritiuum, sensitiuum, intellectiuum, appetitiuum et motiuum secundum locum; et horum quodlibet continet sub se plures potentias, ut dictum est.

d'espèces diverses, tels les reptiles, les volatiles, les quadrupèdes, et tous ceux qui se déplacent d'autre façon, ou bien aux diverses parties d'un même animal, car les parties singulières disposent de certains mouvements propres. Les degrés des puissances intellectuelles se distinguent pareillement en cognitives et appétitives. En revanche, la puissance motrice est commune et au sens et à l'intellect, car le même corps et du même mouvement est mu par l'un et par l'autre. La connaissance de l'intellect requiert deux puissances, à savoir l'intellect agent et l'intellect possible, comme on l'a montré plus haut. Ainsi donc, il est manifeste que les puissances de l'âme sont de trois degrés, à savoir selon l'âme végétative, sensitive et rationnelle. Mais il y a cinq genres de puissances, à savoir les puissances nutritives, sensitives, intellectives, appétitives et motrices selon le lieu ; et chacune contient sous elle plusieurs puissances, comme on l'a dit.

1. Ad primum ergo dicendum quod contraria maxime differunt, set in eodem genere. Diuersitas autem obiectorum secundum genus conuenit diuersitati potentiarum, quia et genus quodammodo in potentia est. Et ideo contraria referuntur ad eamdem potentiam. 2. Ad secundum dicendum quod licet sonus et color sint diuersa accidentia, tamen per se differunt quantum ad immutationem sensus, ut dictum est; non autem homo et lapis, quia eis eodem modo immutatur sensus. Et ideo homo et lapis differunt per accidens in quantum sentiuntur, licet differant per se in quantum sunt substantie. Nichil enim prohibet differentiam aliquorum esse per se comparatam ad unum genus, comparatam uero ad aliud esse per accidens: sicut album et nigrum per se differunt in genere coloris, non autem in genere substantie. 3. Ad tertium dicendum quod eadem res comparatur ad diuersas potentias anime, non secundum eamdem rationem obiecti,

Solutions : 1. Les contraires diffèrent au maximum, mais dans le même genre. La diversité des objets selon le genre s'accorde à la diversité des puissances, parce que le genre est d'une certaine manière en puissance. Et ainsi les contraires se réfèrent à la même puissance. 2. Bien que le son et la couleur soient des accidents divers, cependant ils diffèrent par soi quant à la stimulation du sens, comme on l'a dit, ce qui n'est pas le cas de l'homme et de la pierre, parce qu’ils stimulent le sens de la même façon. C'est ainsi que l'homme et la pierre diffèrent par accident en tant qu'ils sont objets de sensation, encore qu'ils diffèrent par soi en tant que substances. Rien n'empêche en effet que ce qui diffère par soi en raison d'un genre, diffère par accident en raison d'un autre genre : ainsi le noir et le blanc diffèrent par soi dans le genre de la couleur, mais non dans celui de la substance. 3. Une même chose se rapporte à diverses puissances de l'âme, non pas suivant la même raison d'objet, mais suivant l'une et

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set secundum aliam et aliam. 4. Ad quartum dicendum quod quanto aliqua potentia est altior, tanto ad plura se extendit; unde habet communiorem rationem obiecti. Et inde est quod quedam conueniunt in ratione obiecti superioris potentie, que distinguuntur in ratione obiecti quantum ad potentias inferiores. 5. Ad quintum dicendum quod habitus non sunt perfectiones potentiarum propter quas sunt potentie, set sicut quibus aliqualiter se habent ad ea propter que sunt, idest ad obiecta. Vnde potentie non distinguuntur penes habitus, set penes obiecta; sicut nec artificialia penes accidentia, set penes fines. 6. Ad sextum dicendum quod potentie non sunt propter organa, set magis e conuerso. Vnde magis distinguuntur organa penes obiecta quam e conuerso. 7. Ad septimum dicendum quod anima habet aliquem precipuum finem, sicut anima humana, bonum intelligibile; habet autem et alios fines ordinatos ad hunc ultimum finem, sicut quod sensibile ordinatur ad intelligibile. Et quia anima ordinatur ad sua obiecta per potentias, sequitur quod etiam potentia sensitiua sit in homine propter intellectiuam, et sic de aliis. Sic igitur secundum rationem finis oritur una potentia anime ex alia per comparationem ad obiecta; unde potentias anime distingui per originem et obiecta non est contrarium. 8. Ad octauum dicendum quod licet accidens non possit esse per se subiectum accidentis, tamen subiectum subicitur uni accidenti mediante alio: sicut corpus colori mediante superficie. Et sic unum accidens oritur ex subiecto mediante alio, et una potentia ab essentia anime mediante alia. 9. Ad nonum dicendum quod anima una uirtute in plura potest quam res naturalis, sicut uisus apprehendit omnia uisibilia. Set anima propter sui nobilitatem habet multo plures operationes quam res inanimata; unde oportet quod habeat plures potentias.

l'autre raison. 4. Plus une puissance est élevée, plus elle s'étend à de multiples choses ; c'est pourquoi plus synthétique est la raison de son objet formel. De là vient que se rassemblent sous la raison d'objet, chez une puissance supérieure, des choses qui se distinguent sous la raison d'objet, chez les puissances inférieures. 5. Les habitus ne sont pas perfections des puissances au point d'en être la raison, mais c'est en quelque sorte par eux que les puissances se rapportent à leur raison d'être, c'est-à-dire aux objets. Par conséquent les puissances ne se distinguent pas en raison des habitus, mais des objets, de même que les principes de l'art se distinguent non pas en raison des accidents mais des fins. 6. Les puissances ne sont pas pour les organes, mais plutôt l'inverse. Par suite, les organes se distinguent en raison des objets, et non les objets en raison des organes. 7. L'âme a une fin principale, ainsi pour l'âme humaine, le bien intelligible ; mais elle a aussi d'autres fins ordonnées à cette fin ultime, comme pour le sensible d'être ordonné à l'intelligible. Et comme l'âme est ordonnée à ses objets par les puissances, il s'ensuit que la puissance sensible est en l'homme en vue de la puissance intellective, et ainsi des autres puissances. C'est donc en raison de la fin, par référence aux objets, qu'une puissance tire son origine d'une autre ; il n'y a donc pas de contrariété à ce que les puissances de l'âme se distinguent par leur origine et par leurs objets. 8. Bien que l'accident ne puisse par soi être sujet d'un accident, cependant le sujet est sous-jacent à tel accident par la médiation d'un autre, comme le corps l'est de la couleur par la médiation de l'étendue. Et ainsi un accident naît du sujet par la médiation d'un autre, une puissance de l'essence de l'âme par la médiation d'une autre. 9. L'âme par une seule de ses facultés régit plus de choses qu'une réalité naturelle : ainsi la vue appréhende tous les visibles. Or l'âme, à cause de sa noblesse, a plus d'opérations qu'une chose inanimée ; il lui

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10. Ad decimum dicendum quod ordo potentiarum anime est secundum ordinem obiectorum. Set utrobique potest attendi ordo, uel secundum perfectionem, et sic intellectus est prior sensu; uel secundum generationis uiam, et sic sensus est prior intellectu, quia in generationis uia prius inducitur accidentalis dispositio quam forma accidentalis. 11. Ad undecimum dicendum quod intellectus quidem naturaliter appetit intelligibile ut est intelligibile. Appetit enim naturaliter intellectus intelligere, et sensus sentire. Set quia res sensibilis uel intelligibilis non solum appetitur ad sentiendum et intelligendum, set etiam ad aliquid aliud, ideo preter sensum et intellectum necesse est esse appetitiuam potentiam. 12. Ad duodecimum dicendum quod uoluntas est in ratione in quantum sequitur apprehensionem rationis: operatio uoluntatis pertinet enim ad eumdem gradum potentiarum anime, set non ad idem genus. Et similiter est dicendum de irascibili et concupiscibili respectu sensus. 13. Ad tertium decimum dicendum quod intellectus et appetitus mouent sicut imperantes motum; set oportet esse potentiam motiuam que motum exequatur, secundum quam scilicet membra sequuntur imperium appetitus, et intellectus uel sensus. 14. Ad quartum decimum dicendum quod potentie anime uegetabilis dicuntur uires naturales quia non operantur nisi quod natura facit in corporibus, set dicuntur uires anime quia altiori modo hoc faciunt, ut supra dictum est. 15. Ad quintum decimum dicendum quod res naturalis inanimata simul recipit speciem et debitam quantitatem; quod non est possibile in rebus uiuentibus, quas oportet in principio generationis esse modice quantitatis, quia generantur ex semine. Et ideo oportet quod preter uim generatiuam in eis sit uis augmentatiua, que perducat ad debitam quantitatem. Hoc autem fieri oportet per

faut donc avoir plusieurs puissances. 10. L'ordre des puissances de l'âme suit l'ordre des objets. Mais l'ordre peut s'entendre en deux sens, - ou bien selon la perfection, alors l'intellect a priorité sur le sens ; - ou bien selon la voie de la génération, et alors le sens a priorité sur l'intellect, parce que dans la voie de la génération la disposition accidentelle est induite avant la forme accidentelle. 11. L'intellect désire naturellement l'intelligible en tant que tel. De fait, l'intellect désire naturellement faire acte d'intelligence, et le sens acte de sensation. Mais parce que le réel, sensible ou intelligible, est désiré non seulement pour faire acte de sensation ou d'intellection, mais encore pour autre chose, il est donc nécessaire qu'il y ait une puissance appétitive en dehors du sens et de l'intellect. 12. La volonté est dans la raison en tant qu'elle suit l'appréhension de la raison : l'opération de la volonté en effet appartient au même degré que celui des puissances de l'âme, mais non au même genre. Et il en va pareillement de l'irascible et du concupiscible au regard du sens. 13. L'intellect et l'appétit meuvent en commandant le mouvement ; mais il faut une puissance motrice qui exécute le mouvement, puissance qui fait que les membres suivent le commandement de l'appétit et de l'intellect et du sens. 14. Les puissances de l'âme végétative sont appelées facultés naturelles parce qu'elles n'opèrent rien d'autre que ce que fait la nature, mais elles sont appelées facultés de l'âme parce qu'elles le font sur un mode plus élevé, comme on l'a dit pus haut. 15. Une chose inanimée reçoit en même temps l'espèce et la quantité due, ce qui n'est pas possible pour les choses vivantes, parce qu'il leur faut au principe peu de quantité, car elles sont engendrées de la semence. Et il faut ainsi qu'il y ait en elles, outre la faculté générative, une faculté de croissance, qui mène à la taille optimale. Or il faut que cela se fasse par la conversion d'une chose quelconque en la substance en vue de son accroissement, et que ce quelque

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hoc quod aliquid conuertitur in substantiam augmentandi, et sic additur ei. Hec autem conuersio fit per calorem, quia et conuertit id quod extrinsecus apponitur, et resoluit etiam id quod inest. Vnde ad conseruationem indiuidui, ut continue restauretur deperditum, et addatur quod deest ad perfectionem quantitatis et quod necessarium est ad generationem seminis, necessaria fuit uis nutritiua, que deseruit et augmentatiue et generatiue, et propter hoc indiuiduum conseruat. 16. Ad sextum decimum dicendum quod sonus et color et huiusmodi differunt secundum diuersum modum immutationis sensus, non autem sensibilia diuersorum generum. Et ideo penes ea non diuersificantur potentie sensitiue. 17. Ad septimum decimum dicendum quod quia contrarietates quarum est tactus cognoscitiuus non reducuntur in aliquod unum genus (sicut diuerse contrarietates que possunt considerari circa uisibilia reducuntur in unum genus coloris), ideo Philosophus determinat in II De anima quod tactus non est unus sensus, set plures. Set tamen omnes conueniunt in hoc quod non per medium extrinsecum sentiunt, et ideo omnes dicuntur tactus ut sit unus sensus genere, diuisus in plures species. Posset tamen dici quod esset simpliciter unus sensus quia omnes contrarietates quarum tactus est cognoscitiuus cognoscuntur per se inuicem et reducuntur in unum genus, set est innominatum, nam et genus proximum calidi et frigidi innominatum est. 18. Ad octauum decimum dicendum quod, cum potentie anime sint proprietates quedam, per hoc quod dicitur memoria esse passio primi sensitiui non excluditur quin memoria sit alia potentia a sensu, set ostenditur ordo eius ad sensum. 19. Ad nonum decimum dicendum quod

chose lui soit donc ajouté. Or cette conversion se fait par la chaleur : c'est la chaleur qui convertit ce qui se présente de l'extérieur et dissout ce qui est à l'intérieur. C'est pourquoi, s'agissant de la conservation de l'individu, pour que soit continuellement restauré ce qui se perd, et que soit ajouté ce qui manque à la perfection de la taille comme aussi ce qui est nécessaire à la génération, aura été nécessaire l'existence d'une faculté nutritive, qui dessert et la faculté de croissance et celle de génération, et conserve l'individu pour ce faire. 16. Le son et la couleur et les choses de ce genre diffèrent selon les diverses façons de stimuler les sens, mais non les sensibles de genres divers. Ce n'est pas en raison de ces derniers que diffèrent les puissances sensibles. 17. Etant donné que les contraires dont le tact est connaisseur ne se réduisent pas à un unique genre (comme les contraires que l'on peut observer dans le champ du visible sont réductibles dans l'unique genre de la couleur), le Philosophe précise dans le De anima170[170] qu'il n'y a pas un unique sens du tact, mais plusieurs. Mais cependant ils se rencontrent tous sur le point de n'avoir pas à sentir par un médium extrinsèque, et donc tous sont appelés "tact" en ce que ce sens est unique par le genre, mais d'un genre divisé en plusieurs espèces. On pourrait dire cependant qu'il est unique absolument, parce que tous les contraires dont le tact a connaissance, sont connus par soi les uns par les autres et sont réductibles à un unique genre, mais un genre innommé, comme est innommé le genre prochain du chaud et du froid. 18. Puisque les puissances de l'âme sont des propriétés, dire que la mémoire est passion d'une sensation première n'exclut pas que la mémoire soit une puissance autre que le sens, mais montre quel est son ordre par rapport au sens. 19. Le sens reçoit les espèces sensibles dans les organes corporels, et il est connaisseur des particuliers ; mais l'intellect reçoit les

170[170] Id. ibid. II, 422 b 17-33.

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sensus recipit species sensibilium in organis corporalibus, et est cognoscitiuus particularium; intellectus autem recipit species rerum absque organo corporali, et est cognoscitiuus uniuersalium. Et ideo aliqua diuersitas obiectorum requirit diuersitatem potentiarum in parte sensitiua, que non requirit diuersitatem potentiarum in parte intellectiua. Recipere enim et retinere in rebus materialibus non est secundum idem; set in immaterialibus secundum idem est. Et similiter secundum diuersos modos immutationis oportet diuersificari sensum, non autem intellectum. 20. Ad uicesimum dicendum quod idem obiectum, scilicet intelligibile in actu, comparatur ad intellectum agentem ut factum ab eo, ad intellectum uero possibilem ut mouens ipsum. Et sic patet quod non secundum eamdem rationem idem comparatur ad intellectum agentem et possibilem.

espèces des choses sans organe corporel, et il est connaisseur des universels. Aussi une diversité d'objets requiert-elle une diversité de puissances dans la partie sensitive, alors qu'elle ne le requiert pas dans la partie intellective. En effet recevoir et retenir dans l'ordre matériel ne sont pas identiques, mais ils le sont dans l'ordre immatériel. Et pareillement, il faut que le sens se diversifie selon la diversité des stimulations, mais non pas l'intellect. 20. Le même objet, à savoir l'intelligible en acte, se rapporte à l'intellect agent comme étant fait pas lui, et à l'intellect possible comme l'informant. Il est donc manifeste qu'il ne se rapporte pas selon la même raison à l'intellect agent et à l'intellect possible.

Questio 14. De immortalitate anime Question 14 — L'âme humaine est-elle

immortelle ? Quartodecimo queritur de immortalitate anime humane. Et uidetur quod sit corruptibilis. Dicitur enim, Ecclesiates III: "Vnus est interitus hominis et iumentorum, et equa utriusque conditio". Set iumenta cum intereunt, interit eorum anima. Ergo cum homo interierit, anima eius corrumpitur. 2. Preterea. Corruptibile et incorruptibile differunt secundum genus, ut dicitur in X Methaphysice. Set anima humana et anima iumentorum non differunt secundum genus, quia nec homo a iumentis genere differt. Ergo anima hominis et anima iumentorum non differunt secundum corruptibile et incorruptibile. Set anima iumentorum est corruptibilis. Ergo anima humana non est incorruptibilis. 3. Preterea. Damascenus dicit quod angelus est gratia, non natura,

Objections : 1. Il semble que non. Il est dit en effet dans L'Ecclésiaste : "Identique est la mort de l'homme et des bêtes, égale leur condition". Mais lorsque les bêtes meurent, leur âme meurt aussi. Donc lorsque l'homme meurt, son âme est corrompue. 2. Corruptible et incorruptible diffèrent selon le genre, comme il est dit dans la Métaphysique171[171]. Or l'âme humaine et l'âme des bêtes ne diffèrent pas selon le genre, car l'homme ne diffère pas des bêtes selon le genre. Donc l'âme de l'homme et celle des bêtes ne diffèrent pas selon le corruptible et l'incorruptible. Or l'âme des bêtes est corruptible. Donc l'âme humaine l'est aussi. 3. Damascène dit que l'ange reçoit l'immortalité par grâce et non par nature172[172]. Mais l'ange n'est pas inférieur à l'âme. Donc l'âme n'est pas naturellement

171[171] Aristote, Métaphysique, 1058 b 26-29. 172[172] J. Damascène, De fide orthodoxa II, 3.

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immortalitatem suscipiens. Set angelus non est inferior anima. Ergo anima non est naturaliter immortalis. 4. Preterea. Philosophus probat in VIII Physicorum quod primum mouens est infinite uirtutis, quia mouet tempore infinito. Si igitur anima habet uirtutem durandi tempore infinito, sequitur quod uirtus eius sit infinita. Set uirtus infinita non est in essentia finita. Ergo sequetur quod essentia anime sit infinita si sit incorruptibilis. Hoc autem est impossibile, quia sola essentia diuina est infinita. Ergo anima humana non est incorruptibilis. 5. Set dicebatur quod anima humana est incorruptibilis non per essentiam propriam, set per uirtutem diuinam. - Set contra. Illud quod non competit alicui per essentiam propriam, non est ei essentiale. Set corruptibile et incorruptibile essentialiter predicantur de quibuscumque dicuntur, ut dicit Philosophus in X Methaphysice. Ergo si anima est incorruptibilis, oportet quod sit incorruptibilis per essentiam suam. 6. Preterea. Omne quod est, aut est corruptibile aut incorruptibile. Si igitur anima humana secundum suam naturam non est incorruptibilis, sequitur quod secundum suam naturam sit corruptibilis. 7. Preterea. Omne incorruptibile habet uirtutem quod sit semper. Si igitur anima humana est incorruptibilis, sequitur quod habet uirtutem quod sit semper. Ergo non habet esse post non esse; quod est contra fidem. 8. Preterea. Augustinus dicit quod sicut Deus est uita anime, ita anima est uita corporis. Set mors est priuatio uite. Ergo per mortem anima priuatur et tollitur. 9. Preterea. Forma non habet esse nisi in eo in quo est. Set anima est forma corporis. Ergo non potest esse nisi in corpore; ergo perit perempto corpore. 10. Set dicebatur quod hoc est uerum de

immortelle. 4. Le Philosophe prouve dans les Physiques173[173] que le premier moteur est d'une efficience infinie car il meut durant un temps infini. Si donc l'âme a la capacité de durer un temps infini, il s'ensuit que son efficience est infinie. Mais une efficience infinie n'existe pas dans une essence finie. Par conséquent l'essence de l'âme serait infinie si elle était incorruptible. Donc l'âme humaine n'est pas incorruptible. 5. On disait que l'âme humaine est incorruptible non par son essence propre, mais par l'efficience divine. En sens contraire : ce qui n'appartient pas à un sujet quelconque en vertu de son essence propre, ne lui est pas essentiel. Mais corruptible et incorruptible sont attribués par essence à tout sujet porteur de ces prédicats, comme dit le Philosophe dans la Métaphysique174[174]. Donc si l'âme est incorruptible, il faut qu'elle le soit par son essence. 6. Tout ce qui est, est ou bien corruptible, ou bien incorruptible. Si donc l'âme humaine n'est pas incorruptible selon sa nature, il s'ensuit qu'elle est corruptible selon sa nature. 7. Tout incorruptible a capacité d'être toujours. Si donc l'âme humaine est incorruptible, il s'ensuit qu'elle a la capacité d'être toujours. Donc l'âme n'a pas l'être après le non-être ; ce qui est contre la foi. 8. Au dire de S. Augustin175[175], de même que Dieu est la vie de l'âme, de même l'âme est la vie du corps. Mais la mort est la privation de la vie. Donc par la mort l'âme est privée de la vie et disparaît. 9. La forme n'a pas l'être en dehors de ce en quoi elle est. Or l'âme est la forme du corps. Donc elle ne peut être que dans le corps ; donc elle périt à la destruction du corps. 10. On disait : ce qui est vrai de l'âme du point de vue de la forme, ne l'est pas du point de vue de son essence. En sens

173[173] Aristote, Physiques VIII, 267 b 24-26. 174[174] Aristote, Métaphysique X, 1058 b 26 - 1059 a 10. 175[175] Augustin, De civitate Dei XIX, 26, PL 41, 656.

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anima secundum quod est forma, non secundum suam essentiam. - Set contra. Anima non est forma corporis per accidens; alioquin, cum anima constituat hominem secundum quod est forma corporis, sequeretur quod homo esset ens per accidens. Quicquid autem competit alicui non per accidens, conuenit ei secundum suam essentiam. Ergo est forma secundum suam essentiam. Si ergo secundum quod est forma est corruptibilis, et secundum suam essentiam erit corruptibilis. 11. Preterea. Quecumque conueniunt ad unum esse ita se habent quod, corrupto uno, corrumpitur aliud. Set anima et corpus conueniunt ad unum esse, scilicet ad esse hominis. Ergo, corrupto corpore, corrumpitur anima. 12. Preterea. Anima sensibilis et anima rationalis sunt unum secundum substantiam in homine. Set anima sensibilis est corruptibilis. Ergo et rationalis. 13. Preterea. Forma debet esse materie proportionata. Set anima humana est in corpore ut forma in materia. Cum igitur corpus sit corruptibile, et anima erit corruptibilis. 14. Preterea. Si anima potest a corpore separari, oportet quod sit aliqua operatio eius sine corpore, eo quod nulla substantia est otiosa. Set nulla operatio potest esse anime sine corpore, etiam neque intelligere, de quo magis uidetur, quia non est intelligere sine fantasmate, ut Philosophus dicit; fantasma autem non est sine corpore. Ergo anima non potest separari a corpore, set corrumpitur corrupto corpore. 15. Preterea. Si anima humana sit incorruptibilis, hoc non erit nisi quia est intelligens. Set uidetur quod intelligere non sibi conueniat, quia id quod est suppremum inferioris nature imitatur aliqualiter actionem nature superioris, set ad eam non peruenit: sicut simia imitatur aliqualiter operationem hominis, non

contraire : l'âme n'est pas forme du corps par accident ; autrement, puisque l'âme est constitutive de l'homme pour autant qu'elle est forme du corps, il s'ensuivrait que l'homme serait un étant par accident. Or tout ce qui appartient à quelque [sujet] non par accident, lui convient selon son essence. Donc [l'âme] est forme de par son essence. Si donc elle est corruptible du fait qu'elle est forme, elle l'est aussi selon son essence. 11. Quand [deux parties] se rejoignent en un unique être, la corruption de l'un entraîne celle de l'autre. Or l'âme et le corps se rejoignent en un être unique, à savoir l'être de l'homme. Donc à la corruption du corps, l'âme est corrompue. 12. L'âme sensible et l'âme rationnelle sont un en l'homme selon la substance. Mais l'âme sensible est corruptible. Donc aussi l'âme rationnelle. 13. La forme doit être proportionnée à la matière. Or l'âme humaine est dans le corps comme la forme dans la matière. Puisque donc le corps est corruptible, l'âme le sera aussi. 14. Si l'âme peut être séparée du corps, il faut que l'une de ses opérations s'exerce sans le corps, car aucune substance n'est inactive. Mais aucune opération ne peut venir de l'âme sans le corps, y compris l'intellection car, à l'évidence, il n'y a pas d'intellection sans image, comme dit le Philosophe176[176], et pas d'image sans le corps. Donc l'âme ne peut être séparée du corps, mais elle se corrompt à la corruption du corps. 15. Si l'âme est incorruptible, ce ne sera qu'en vertu de son intelligence. Mais il semble que l'acte d'intellection ne lui convient pas, car ce qu'il y a de plus élevé dans la nature inférieure imite en quelque façon l'action de la nature supérieure, mais sans y parvenir : c'est ainsi que les singes imitent l'opération de l'homme sans pourtant y parvenir. Et pareillement, il semble que l'homme, puisqu'il est le plus élevé dans l'ordre des choses matérielles,

176[176] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

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tamen ad eam pertingit; et similiter uidetur quod cum homo sit suppremum in ordine materialium rerum, imitetur aliqualiter actionem substantiarum separatarum intellectualium, que est intelligere, set ad eam non perueniat. Nulla igitur necessitas uidetur ponendi animam hominis esse immortalem. 16. Preterea. Ad operationem propriam speciei pertingunt uel omnia uel plurima eorum que sunt in specie. Set paucissimi homines perueniunt ad hoc quod sint intelligentes. Ergo intelligere non est propria operatio anime humane; et ita non oportet animam humanam esse incorruptibilem eo quod sit intellectualis. 17. Preterea. Philosophus dicit in I Physicorum quod omne finitum consumitur, semper ablato quodam. Set bonum naturale anime est bonum finitum. Cum igitur per quodlibet peccatum minuatur bonum naturale anime humane, uidetur quod tandem totaliter tollitur; et sic anima humana quandoque corrumpitur. 18. Preterea. Ad debilitatem corporis anima debilitatur, ut patet in eius operationibus. Ergo et ad corruptionem corporis anima corrumpitur. 19. Preterea. Omne quod est ex nichilo est uertibile in nichil. Set anima humana ex nichilo creata est. Ergo uertibilis est in nichil; et sic sequitur quod anima sit corruptibilis. 20. Preterea. Manente causa manet effectus. Set anima est causa uite corporis. Si igitur anima semper manet, uidetur quod corpus semper uiuat; quod patet esse falsum. 21. Preterea. Omne quod est per se subsistens est hoc aliquid in genere uel specie collocatum. Set anima humana, ut uidetur, non est hoc aliquid, nec collocatur in specie uel genere tamquam indiuiduum uel species, cum sit forma: esse enim in genere uel specie conuenit composito, non materie neque forme, nisi per reductionem. Ergo anima humana

imite en quelque façon l'action des substances intellectuelles séparées, à savoir l'acte d'intellection, mais sans y parvenir. Donc aucune nécessité, semble-t-il, à soutenir l'immortalité de l'âme. 16. S'agissant de l'opération propre à l'espèce, tous ou le plus grand nombre de ceux qui sont dans l'espèce y parviennent. Mais très peu d'hommes parviennent à être intelligents en acte. Donc l'acte d'intellection n'est pas l'opération propre de l'âme humaine ; et ainsi il ne faut pas que l'âme humaine soit incorruptible du fait qu'elle est intellectuelle. 17. Le Philosophe dit dans les Physiques177[177] que tout [sujet] fini périt chaque fois qu'il lui manque quelque chose. Or le bien de nature de l'âme est un bien fini. Comme ce bien de nature se trouve diminué par n'importe lequel des péchés, il semble en fin de compte qu'il soit totalement supprimé ; et ainsi il arrivera à l'âme humaine d'être corrompue. 18. A corps débile, âme débile, comme le montre ses opérations. Donc à la corruption du corps l'âme est corrompue. 19. Tout ce qui vient du néant retournera au néant. Or l'âme est créée de rien. Donc elle retournera au néant. Par conséquent, elle est corruptible. 20. Tant que demeure la cause, demeure l'effet. Mais l'âme est cause de la vie du corps. Si donc l'âme demeure toujours, il semble que le corps vive toujours, ce qui est manifestement faux. 21. Tout ce qui subsiste par soi, est "ce quelque chose" qui se range dans un genre ou une espèce. Mais l'âme humaine, semble-t-il, n'est pas un "ce quelque chose" ni ne se range dans une espèce ou un genre en tant qu'individu ou espèce, puisqu'elle est forme : en effet être dans un genre ou une espèce convient au composé, non à la matière ni à la forme, sauf par simplification. Donc l'âme humaine ne subsiste pas par soi ; et ainsi à la corruption du corps elle ne peut demeurer.

177[177] Id. Physiques I, 187 b 25-26.

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non est per se subsistens; et ita, corrupto corpore, remanere non potest. Set contra est quod dicitur Sapientie II: "Deus fecit hominem inexterminabilem et ad ymaginem sue similitudinis fecit illum". Ex quo potest accipi quod homo est inexterminabilis, idest incorruptibilis, secundum quod est ad ymaginem Dei. Est autem ad ymaginem Dei secundum animam, ut Augustinus dicit in libro De Trinitate. Ergo anima humana est incorruptibilis. 2. Preterea. Omne quod corrumpitur habet contraria uel est ex contrariis compositum. Set anima humana est omnino absque contrarietate, quia illa etiam que in se sunt contraria, in anima non sunt contraria: rationes enim contrariorum in anima non sunt contrarie. Ergo anima humana est incorruptibilis. 3. Preterea. Corpora celestia dicuntur esse incorruptibilia quia non habent materiam qualem generabilia et corruptibilia. Set anima humana est omnino immaterialis; quod patet ex hoc quod rerum species immaterialiter recipit. Ergo anima humana est incorruptibilis. 4. Preterea. Philosophus dicit quod intellectus separatur sicut perpetuum a corruptibili. Intellectus autem est pars anime, ut ipse dicit. Ergo anima humana est incorruptibilis.

En sens contraire : 1. Il est dit au livre de la Sagesse : "Dieu a fait l'homme impérissable, il l'a fait à l'image de sa ressemblance"178[178]. D'où l'on peut déduire que l'homme est impérissable, c'est-à-dire incorruptible, pour la raison qu'il est à l'image de Dieu. Or il est à l'image de Dieu par son âme, comme Augustin le dit au livre du De Trinitate179[179]. Donc l'âme est incorruptible. 2. Tout ce qui se corrompt comporte des contraires ou est composé de contraires. Mais l'âme humaine est sans aucune contrariété, car les choses qui sont contraires en soi, ne sont pas contraires dans l'âme : en effet les idées de contraires dans l'âme ne sont pas des contraires. Donc l'âme humaine est incorruptible. 3. Les corps célestes sont incorruptibles parce qu'ils ne comportent pas de matière semblable à celle des corps susceptibles de génération et de corruption. Mais l'âme humaine est totalement immatérielle : ce que montre le fait qu'elle reçoit les espèces des choses immatériellement. Donc l'âme humaine est incorruptible. 4. Le Philosophe dit que l'intellect est séparé comme l'est le perpétuel du corruptible180[180]. Or l'intellect est partie de l'âme, comme lui-même le dit181[181]. Donc l'âme humaine est incorruptible.

Responsio. Dicendum quod necesse est omnino animam humanam incorruptibilem esse. Ad cuius euidentiam considerandum est quod id quod per se consequitur ad aliquid non potest remoueri ab eo: sicut ab homine non remouetur quod sit animal, neque a numero quod sit par uel impar. Manifestum est autem quod esse per se consequitur formam: unumquodque enim habet esse secundum propriam formam.

Réponse : Il est nécessaire que l'âme humaine soit totalement incorruptible. Pour en avoir l'évidence, il faut considérer que ce qui est par soi consécutif à quelque chose ne peut en être écarté : par exemple, on ne peut écarter de l'homme le fait d'être animal, ni du nombre d'être pair ou impair. Or il est manifeste que l'être est par soi consécutif à la forme ; chacun possède l'être selon sa propre forme. Par suite, l'être ne peut

178[178] Sagesse 2, 23. 179[179] Augustin, De Trinitate X, XII 19 PL 42 984. 180[180] Aristote, De anima II, 413 b 26-27. 181[181] Id. ibid. III, 429 a 10.

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Vnde esse a forma nullo modo separari potest. Corrumpuntur igitur composita ex materia et forma per hoc quod amittunt formam ad quam consequitur esse; ipsa autem forma per se corrumpi non potest; set per accidens, corrupto composito, corrumpitur in quantum deficit esse compositi quod est per formam, si forma sit talis que non sit habens esse, set sit solum quo compositum est. Si igitur sit aliqua forma que sit habens esse, necesse est illam formam incorruptibilem esse: non enim separatur esse ab aliquo habente esse nisi per hoc quod separatur forma ab eo. Vnde si id quod habet esse sit ipsa forma, impossibile est quod esse separetur ab eo. Manifestum est autem quod principium quo homo intelligit est forma habens esse, et non solum ens sicut quo aliquid est. Intelligere enim, ut Philosophus probat in III De anima, non est actus expletus per organum corporale. Non enim posset inueniri aliquod organum corporale quod esset receptiuum omnium naturarum sensibilium; presertim quia recipiens debet esse denudatum a natura recepti, sicut pupilla caret colore. Omne autem organum corporale habet aliquam naturam sensibilem. Intellectus uero, quo intelligimus, est cognoscitiuus omnium sensibilium naturarum. Vnde impossibile est quod eius operatio, que est intelligere, exerceatur per aliquod organum corporale. Vnde apparet quod intellectus habet operationem per se, in qua non communicat corpus. Vnumquodque autem operatur secundum quod est. Que enim per se habent esse, per se operantur; que uero per se non habent esse, non habent per se operationem: non enim calor calefacit, set calidum. Sic igitur patet quod principium intellectiuum quo homo intelligit habet esse eleuatum supra corpus, non dependens a corpore. Manifestum est etiam quod huiusmodi intellectiuum principium non est aliquid ex materia et forma compositum, quia

d'aucune façon être séparé de la forme. Sont donc corrompus les composés de matière et de forme par cela qu'ils perdent la forme à laquelle l'être est consécutif ; mais la forme elle-même ne peut être corrompue par soi ; elle l'est par accident, à la corruption du composé, en tant que fait défaut l'être du composé qui passe par la forme, quand la forme est telle qu'elle n'est pas "ce qui a l'être" mais qu'elle est seulement "ce par quoi est" le composé. Si donc il y a quelque forme qui soit "ce qui a l'être", il est nécessaire que cette forme soit incorruptible : en effet, l'être n'est pas séparé de "ce qui a l'être" sinon par le fait que la forme est séparée de lui. C'est pourquoi si "ce qui a l'être" est la forme même, il est impossible que l'être soit séparé de lui. Or il est manifeste que le principe selon quoi l'homme fait acte d'intellection est la "forme ayant l'être", et non seulement comme l'étant selon quoi quelque chose est. L'intellection en effet, comme le Philosophe le prouve dans le De anima182[182], n'est pas un acte accompli par un organe corporel. Car on ne pourrait trouver un organe corporel capable de recevoir toutes les natures sensibles. Notamment parce que le recevant doit être dépouillé de la nature du reçu, à l'exemple de la pupille qui est dépourvue de couleur. Or tout organe corporel possède une nature sensible. Mais l'intellect, par quoi nous faisons acte d'intellection, est capable de connaître toutes les natures sensibles. C'est pourquoi il est impossible que son opération - l'intellection - s'exerce par quelque organe corporel. D'où il apparaît que l'intellect dispose d'une opération par soi où ne communique pas le corps. Maintenant chacun opère dans la mesure où il est. Qui a l'être par soi, opère par soi ; en revanche, qui n'a pas l'être par soi, n'opère point par soi : en effet la chaleur ne chauffe pas, mais le chaud. Ainsi donc, il est évident que le principe intellectuel par lequel l'homme fait acte d'intellection, possède un être élevé au-dessus du corps - non dépendant du corps.

182[182] Id. ibid. III, 429 b 5.

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species omnino recipiuntur in ipso immaterialiter. Quod declaratur ex hoc quod intellectus est uniuersalium, que considerantur in abstractione a materia et a materialibus conditionibus. Relinquitur ergo quod principium intellectiuum quo homo intelligit sit forma habens esse. Vnde necesse est quod sit incorruptibilis. Et hoc est quod etiam Philosophus dicit, quod intellectus est quoddam diuinum et perpetuum. Ostensum est autem in precedentibus questionibus quod principium intellectiuum quo homo intelligit non est aliqua substantia separata, set est aliquid formaliter inherens homini, quod est anima uel pars anime. Vnde relinquitur ex predictis quod anima humana sit incorruptibilis. Omnes enim qui posuerunt animam humanam corrumpi interemerunt aliquid premissorum. Quidam enim, ponentes animam esse corpus, posuerunt eam non esse formam, set aliquid ex materia et forma compositum. Alii uero, ponentes intellectum non differre a sensu, posuerunt per consequens quod non habet operationem nisi per organum corporale; et sic non habet esse eleuatum supra corpus; unde non est forma habens esse. Alii uero posuerunt intellectum quo homo intelligit esse substantiam separatam. Que omnia in superioribus ostensa sunt esse falsa. Vnde relinquitur animam humanam esse incorruptibilem. Signum autem huius ex duobus accipi potest. Primo quidem ex parte intellectus, quia ea que sunt in se ipsis corruptibilia, secundum quod intellectu percipiuntur incorruptibilia sunt: est enim intellectus apprehensiuus rerum in uniuersali, secundum quem modum non accidit eis corruptio. Secundo ex naturali appetitu, qui in nulla re frustrari potest. Videmus autem in hominibus appetitum esse perpetuitatis; et hoc rationabiliter, quia cum ipsum esse secundum se sit appetibile, oportet quod ab intelligente qui apprehendit esse simpliciter, et non

De plus, il est manifeste qu'un tel principe intellectif n'est pas un composé de matière et de forme, car les espèces sont reçues en lui-même de façon totalement immatérielle. Ce qu'atteste le fait que l'intellect porte sur les universels, qui sont considérés abstraction faite de la matière et des conditions matérielles. Reste donc que le principe intellectuel par quoi l'homme fait acte d'intellection est la forme qui a l'être. C'est pourquoi il est nécessaire qu'elle soit incorruptible. C'est justement ce que dit le Philosophe183[183] : l'intellect est quelque chose de divin et de perpétuel. On a montré d'autre part dans les questions précédentes que le principe intellectuel de l'intellection n'est pas une substance séparée, mais quelque chose de formellement inhérent à l'homme, c'est-à-dire l'âme ou partie de l'âme. Reste, suite aux propositions susdites, que l'âme est incorruptible. Tous ceux en effet qui ont soutenu que l'âme humaine est corruptible, ont supprimé quelque chose des prémisses. Les uns, faisant de l'âme un corps, ont soutenu qu'elle n'était pas une forme [substantielle], mais un composé de matière et de forme. Mais d'autres, supposant que l'intellect n'est pas différent du sens, ont soutenu en conséquence qu'il n'a pas d'opération sans user d'un organe corporel, et ainsi ne possède pas un être élevé au-dessus du corps, et donc n'est pas une forme disposant de l'être. En revanche, d'autres ont soutenu que l'intellect, principe d'intellection, était chez l'homme une substance séparée. Toutes choses qui s'avèrent être fausses par ce qu'on a montré plus haut. D'où il reste que l'âme humaine est incorruptible. Une double constatation peut faire signe en ce sens. Du côté de l'intellect d'abord, car les choses qui sont en soi corruptibles, sont incorruptibles dans la pensée qu'en prend l'intellect. Celui-ci en effet appréhende les choses dans l'universel, mode sous lequel la corruption ne les touche pas. Secondement du côté du désir naturel, lequel ne peut être frustré en rien. Or nous voyons qu'il y a

183[183] Id. ibid. I, 408 b 29.

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hic et nunc, appetatur esse simpliciter et secundum omne tempus. Vnde uidetur quod iste appetitus non sit inanis, set quod homo secundum animam intellectiuam sit incorruptibilis.

chez les hommes un désir de perpétuité. Et c'est raisonnable car, puisque l'être même est en soi désirable, il faut que l'intellect, qui appréhende l'être absolument, et non pas ici et maintenant, désire être absolument et selon la totalité du temps. C'est pourquoi il semble que ce désir n'est pas vain et que l'homme, selon l'âme intellectuelle, est incorruptible.

1. Ad primum ergo dicendum quod Salomon, in libro Ecclesiates, loquitur quasi concionator, nunc ex persona sapientum, nunc ex persona stultorum; uerbum autem inductum loquitur ex persona stultorum. Vel potest dici quod unus dicitur interitus hominis et iumentorum quantum ad corruptionem compositi, que utrobique est per separationem anime a corpore; licet post separationem anima humana remaneat, non autem anima iumentorum. 2. Ad secundum dicendum quod si anima humana et anima iumentorum per se collocarentur in genere, sequeretur quod diuersorum generum essent secundum naturalem generis considerationem. Sic enim corruptibile et incorruptibile necessario genere differrunt, licet in aliqua ratione communi possent conuenire, ex quo et in uno genere esse possunt secundum logicam considerationem. Nunc autem anima non est in genere sicut species, set sicut pars speciei. Vtrumque autem compositum corruptibile est: tam illud cuius pars est anima humana, quam illud cuius pars est anima iumentorum. Et propter hoc nichil prohibet ea esse unius generis. 3. Ad tertium dicendum quod, sicut dicit Augustinus, uera immortalitas est uera immutabilitas. Immutabilitatem autem que est secundum electionem, ne scilicet de bono in malum mutari possint, tam angelus quam anima habent per gratiam. 4. Ad quartum dicendum quod esse comparatur ad formam sicut per se consequens ipsam, non autem sicut effectus ad uirtutem agentis, ut puta

Solutions : 1. Salomon, dans le livre de l'Ecclésiaste, parle comme interprète, tantôt en représentant des sages, tantôt en représentant des insensés. Les paroles citées le sont d'un représentant des insensés. Ou bien on peut dire qu'il est question d'une unique destruction de l'homme et des bêtes quant à la destruction du composé, qui pour l'un comme pour les autres se fait par la séparation de l'âme et du corps, bien qu'après la séparation l'âme humaine demeure, mais non l'âme des bêtes. 2. Si l'âme humaine et l'âme des bêtes se rangeaient dans le genre, il s'ensuivrait que divers genres tomberaient sous la considération d'un genre relatif à leur nature. C'est ainsi que le corruptible et l'incorruptible diffèrent par le genre, encore qu'ils puissent se rejoindre sous une raison commune, et de là peuvent être dans un unique genre pour une considération logique. Maintenant l'âme n'est pas dans un genre au titre de l'espèce, mais au titre de partie de l'espèce. Or l'un et l'autre composé est corruptible : tant celui dont la partie est l'âme humaine, que celui dont la partie est l'âme des bêtes. C'est pourquoi rien ne les empêche d'être d'un unique genre. 3. Comme le dit Augustin184[184], la vraie immortalité, c'est la vraie immutabilité. Or l'immutabilité qui résulte de l'élection, à savoir de ne pouvoir être changé de bien en mal, l'ange autant que l'âme l'ont par grâce. 4. L'être se compare à la forme comme lui étant consécutif par soi, mais non comme un effet par rapport à l'efficience de l'agent, tel un mouvement par rapport à l'efficience du moteur. Aussi, bien que la capacité de

184[184] Augustin, De immortalitate animae, 1-5, PL 32 1021-1024.

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motus ad uirtutem mouentis. Licet ergo quod aliquid possit mouere tempore infinito demonstret infinitatem uirtutis mouentis, tamen quod aliquid possit esse tempore infinito non demonstrat infinitatem forme per quam aliquid est: sicut nec hoc quod dualitas semper est par ostendit infinitatem ipsius. Magis autem hoc quod aliquid est tempore infinito demonstrat infinitam uirtutem eius quod est causa essendi. 5. Ad quintum dicendum quod corruptibile et incorruptibile sunt essentialia predicata que consequuntur essentiam sicut principium formale uel materiale, non autem sicut principium actiuum; set principium actiuum perpetuitatis aliquorum est extrinsecus. 6. Et per hoc patet solutio ad sextum. 7. Ad septimum dicendum quod anima habet uirtutem ut sit semper, set illam uirtutem non semper habuit. Et ideo non oportet quod semper fuerit, set quod in futurum nunquam deficiet. 8. Ad octauum dicendum quod anima dicitur forma corporis in quantum est causa uite, sicut forma est principium essendi: uiuere enim uiuentibus est esse, ut dicit Philosophus in II De anima. 9. Ad nonum dicendum quod anima est talis forma que habet esse non dependens ab eo cuius est forma; quod operatio ipsius ostendit, ut dictum est. 10. Ad decimum dicendum quod licet anima per suam essentiam sit forma, tamen aliquid potest ei competere in quantum est talis forma, scilicet forma subsistens, quod non competit ei in quantum est forma: sicut intelligere non conuenit homini in quantum est animal, licet homo sit animal secundum suam essentiam. 11. Ad undecimum dicendum quod licet anima et corpus conueniant ad unum esse hominis, tamen illud esse est corpori ab anima; ita quod anima humana esse suum, in quo subsistit, corpori communicat, ut in premissis questionibus

mouvoir en un temps infini démontre l'infinité de l'efficience du moteur, cependant le fait de pouvoir être un temps infini ne démontre pas l'infinité de la forme (par quoi quelque chose est), pas plus que le fait que la dualité soit toujours paire, ne montre son infinité. En revanche, le fait que quelque chose existe un temps infini démontre plutôt l'efficience infinie de Celui qui est cause de l'acte d'être. 5. Le corruptible et l'incorruptible sont des prédicats essentiels qui suivent l'essence comme principe formel ou matériel, mais non comme principe actif. Le principe actif de la perpétuité des choses est extrinsèque. 6. Même solution pour la sixième objection. 7. L'âme a le pouvoir d'être toujours, mais ce pouvoir elle ne l'a pas toujours eu. Et ainsi il ne faut pas qu'elle ait toujours été, mais qu'elle ne cessera jamais dans le futur. 8. L'âme est forme du corps en tant que cause de la vie, comme la forme est principe d'être. En effet, vivre pour les vivants, c'est être, comme dit le Philosophe au De anima185[185]. 9. L'âme est une forme telle qu'elle possède l'acte d'être indépendamment de ce dont elle est la forme ; ce que montre son opération, comme on l'a dit. 10. Bien que l'âme soit forme du corps par son essence, toutefois telle propriété peut lui appartenir en tant qu'elle est telle forme, à savoir une forme subsistante, propriété qui ne lui appartient pas en tant que [simplement] forme : c'est ainsi que l'intellection ne convient pas à l'homme en tant qu'animal, bien que l'homme soit animal de par son essence. 11. Bien que l'âme et le corps se rejoignent sur l'unique être de l'homme, cependant cet être revient au corps par l'âme ; de telle sorte que l'âme communique au corps l'être dans lequel elle subsiste, comme on l'a montré dans les questions précédentes. Et ainsi, lors de la disparition du corps, l'âme demeure encore. 12. L'âme sensible est corruptible chez les bêtes ; mais chez l'homme, comme elle est

185[185] Aristote, De anima II, 415 b 13.

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ostensum est. Et ideo, remoto corpore, adhuc remanet anima. 12. Ad duodecimum dicendum quod anima sensibilis in brutis corruptibilis est; set in homine, cum sit eadem in substantia cum anima rationali, incorruptibilis est. 13. Ad tertium decimum dicendum quod corpus humanum est materia anime humane proportionata quantum ad operationes eius; set corruptio et alii defectus incidunt ex necessitate materie, ut supra ostensum est. Vel potest dici quod corruptio aduenit corpori ex peccato, non ex prima institutione nature. 14. Ad quartum decimum dicendum quod hoc quod dicit Philosophus, quod non est intelligere sine fantasmate, intelligitur quantum ad statum presentis uite, in quo homo intelligit per animam. Alius autem erit modus intelligendi ipsius anime separate. 15. Ad quintum decimum dicendum quod licet anima humana non pertingat ad illum modum intelligendi quo substantie superiores intelligunt, peruenit tamen ad intelligendum aliquo modo, quod tamen sufficit ad incorruptionem eius ostendendam. 16. Ad sextum decimum dicendum quod licet pauci perueniant ad perfecte intelligendum, tamen ad aliqualiter intelligendum omnes perueniunt. Manifestum est enim quod prima demonstrationis principia sunt communes omnium conceptiones, et intellectu percipiuntur. 17. Ad septimum decimum dicendum quod peccatum gratiam totaliter tollit; nichil autem remouet de rei essentia. Remouet tamen aliquid de inclinatione siue de habilitate ad gratiam; et in quantum quodlibet peccatum plus de contraria dispositione inducit, dicitur quodlibet peccatum aliquid de bono nature adimere, quod est habilitas ad gratiam. Nunquam tamen totum bonum

en substance la même que l'âme rationnelle, elle est incorruptible. 13. Le corps humain est une matière proportionnée à l'âme humaine quant à ses opérations ; mais la corruption et les autres défauts surviennent, par voie de conséquence, de la matière, comme on l'a montré plus haut. On peut dire aussi bien que la corruption advient au corps en conséquence du péché, mais non pas de la première institution de la nature. 14. Que le Philosophe dise qu'il n'y a pas d'intellection sans image186[186] est à comprendre en référence à l'état présent de notre vie, où l'homme exerce l'intellection par son âme. Mais autre sera le mode d'intellection de l'âme elle-même une fois séparée. 15. Bien que l'âme humaine ne parvienne pas au mode d'intellection propre aux substances supérieures, elle parvient cependant à ce mode d'intellection qui suffit à prouver son incorruptibilité. 16. Bien que peu parviennent à un acte d'intellection parfait, cependant tous parviennent d'une certaine façon à l'acte d'intellection. Il est manifeste que les premiers principes du raisonnement sont des conceptions communes à tous, et sont perçus par l'intellect. 17. Le péché a totalement supprimé la grâce ; mais il n'a rien ôté à l'essence de la réalité. Il a ôté cependant quelque chose de l'inclination ou de l'aptitude à la grâce ; et pour autant qu'un péché, quel qu'il soit, introduit plus avant à une disposition contraire, on dit que tout péché retranche quelque chose au bien de la nature, à savoir l'aptitude à la grâce. Jamais cependant le bien de la nature n'est totalement supprimé, car toujours demeure la puissance sous les dispositions contraires, bien qu'elle soit de plus en plus éloignée de l'acte. 18. L'âme n'est pas débilitée par la débilité du corps, ni même l'âme sensitive, comme le montre le Philosophe dans le De anima187[187] : qu'un vieillard reçoive l'œil

186[186] Id. ibid. III, 431 a 16-17. 187[187] Id. ibid. I, 408 b 21-22.

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nature tollitur, quia semper remanet potentia sub contrariis dispositionibus, licet magis ac magis elongata ab actu. 18. Ad octauum decimum dicendum quod anima non debilitatur debilitato corpore, nec etiam sensitiua, ut patet per id quod Philosophus dicit, in I De anima, quod si senex accipiat oculum iuuenis, uidebit utique sicut iuuenis. Ex quo manifestum est quod debilitas actionis non accidit propter debilitatem anime, set organi. 19. Ad nonum decimum dicendum quod id quod est ex nichilo uertibile est in nichil, nisi manu gubernantis conseruetur. Set ex hoc non dicitur aliquid corruptibile, set ex eo quod habet in se aliquod principium corruptionis: corruptibile enim et incorruptibile sunt predicata essentialia. 20. Ad uicesimum dicendum quod licet anima, que est causa uite, sit incorruptibilis, tamen corpus, quod recipit uitam ab anima, est subiectum transmutationi; et per hoc recedit a dispositione secundum quam est aptum ad recipiendum uitam. Et sic incidit corruptio hominis. 21. Ad uicesimum primum dicendum quod licet anima per se possit esse, non tamen per se habet speciem, cum sit pars speciei.

d'un jeune, il verra tout à fait comme un jeune. D'où il est manifeste que la débilité de l'action ne vient pas de la débilité de l'âme, mais de celle de l'organe. 19. Ce qui vient du néant retournera au néant, à moins d'être conservé par la main de Celui qui nous gouverne. Mais on ne déduira pas de cette condition qu'une chose est corruptible ; elle l'est d'avoir en soi un principe de corruption : en effet, corruptible et incorruptible sont des prédicats essentiels. 20. Bien que l'âme, cause de la vie, soit incorruptible, cependant le corps, qui reçoit la vie de l'âme, est sujet à transmutation ; il s'écarte par là de la disposition qui le rend apte à recevoir la vie. Et c'est ainsi que survient la corruption de l'homme. 21. Bien que l'âme puisse être par soi, pourtant elle n'a pas l'espèce par soi, puisqu'elle est partie de l'espèce.

Questio 15. Vtrum anima separata a corpore possit intelligere?

Question 15 — L'âme séparée du corps peut-elle faire acte d'intelligence ?

Quinto decimo queritur utrum anima separata a corpore possit intelligere. Et uidetur quod non. a. Nulla enim operatio coniuncti manet in anima separata. Set intelligere est operatio coniuncti: dicit enim Philosophus in I De anima quod dicere animam intelligere, simile est ac si dicat eam quis texere uel edificare. Ergo intelligere non manet in anima a corpore separata. 1. Preterea. Philosophus dicit in III De

Objections : a. Il semble que non : aucune action du composé ne demeure dans l'âme séparée. Or l'intellection est une action du composé. Le Philosophe l'affirme dans le De anima188[188] : dire que l'âme fait acte d'intelligence, c'est la même chose que de dire qu'elle tisse ou qu'elle construit. Donc l'intellection ne demeure pas dans l'âme séparée. 1. Le Philosophe dit dans le De anima189[189] qu'il n'y a jamais d'intellection sans images.

188[188] Aristote, De anima I, 408 b 11-13. 189[189] Id. ibid. III, 431 a 16-17.

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anima quod nequaquam est intelligere sine fantasmate. Set fantasmata, cum sint in organis sentiendi, non possunt esse in anima separata. Ergo anima separata non intelligit. b. Set dicebat quod Philosophus loquitur de anima secundum quod est unita corpori, non de anima separata. - Set contra. Anima separata non potest intelligere nisi per potentiam intellectiuam... c. Preterea. Sicut dicit Philosophus in I De anima, intelligere uel est fantasia uel non est sine fantasia. Fantasia autem non est sine corpore; ergo nec intelligere. Anima ergo separata non intelligit. 2. Preterea. Philosophus dicit in III De anima quod ita se habet intellectus ad fantasmata, sicut uisus ad colores. Set uisus non potest uidere sine coloribus. Ergo nec intellectus intelligit sine fantasmatibus; ergo neque sine corpore. 3. Preterea. Philosophus dicit in I De anima quod intelligere corrumpitur, interius quodam corrupto, scilicet uel corde uel calore naturali; quod quidem corrumpitur, anima a corpore separata. Igitur anima a corpore separata intelligere non potest. 4. Set dicebat quod anima a corpore separata intelligit quidem, non autem isto modo quo nunc intelligit a fantasmatibus abstrahendo. - Set contra. Forma unitur materie non propter materiam set propter formam, nam forma est finis et perfectio materie. Vnitur autem forma materie propter complementum sue operationis; unde talem materiam forma requirit, per quam operatio forme compleri possit: sicut forma serre requirit materiam ferream ad perficiendum opus secandi. Anima autem est forma corporis. Vnitur ergo tali corpori ad complementum sue operationis. Propria autem eius operatio est intelligere. Ergo si potest sine corpore intelligere, frustra corpori uniretur.

Mais les images sont inhérentes aux organes corporels. Elles ne peuvent exister dans l'âme séparée. Il n'y a donc pas d'intellection dans l'âme séparée. b. On disait que le Philosophe parle de l'âme dans son union au corps et non de l'âme séparée. En sens contraire : L'âme séparée ne peut faire acte d'intelligence que par la puissance intellective... c. Le Philosophe dit dans le De anima190[190] que l'acte d'intelligence est ou bien imagination, ou bien n'est pas sans imagination. Or l'imagination n'est pas sans le corps, donc également l'intellection. Donc pas d'intellection dans l'âme séparée. 2. Le Philosophe dit dans le De anima191[191] que l'intellect se rapporte aux images comme la vue par rapport aux couleurs. Mais la vue ne peut voir sans les couleurs. Donc l'intellect ne peut agir sans les images, et par conséquent sans le corps. 3. Le Philosophe dit dans le De anima192[192] que l'intellection se corrompt lorsqu'il y a corruption intérieure, soit du corps, soit de la chaleur naturelle ; ce qui arrive en effet, une fois l'âme séparée du corps. Donc l'âme séparée du corps ne peut faire acte d'intelligence. 4. On disait que l'âme séparée du corps fait en vérité acte d'intelligence, mais non pas sous la modalité présente où elle le fait en abstrayant à partir des images. En sens contraire : la forme est unie à la matière non pour la matière mais pour la forme, car la forme est la fin et la perfection de la matière. Or la forme est unie à la matière pour le complément de son opération ; c'est pourquoi la forme requiert telle matière : celle par laquelle l'opération de la forme puisse aboutir à son achèvement (ainsi la forme de la scie requiert comme matière le fer pour accomplir l'opération de couper). Or l'âme est la forme du corps. Elle est donc unie à tel corps pour le complément de

190[190] Id. ibid. I, 403 a 8-9. 191[191] Id. ibid. III, 431 a 14-15. 192[192] Id. ibid. I, 408 b 24-25.

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5. Preterea. Si anima separata intelligere potest, nobilius intelligit separata quam corpori unita: nobiliori enim modo intelligunt que fantasmatibus non indigent ad intelligendum, scilicet substantie separate, quam nos qui per fantasmata intelligimus. Bonum autem anime est in intelligendo, nam perfectio cuiuslibet substantie est propria operatio eius. Ergo si anima sine corpore intelligere potest preter fantasmata, nociuum esset ei corpori uniri, et sic non esset ei naturale. 6. Preterea. Potentie diuersificantur penes obiecta. Set anime intellectiue sunt obiecta fantasmata, ut dicitur in III De anima. Si igitur separata a corpore intelligit sine fantasmatibus, oportet quod habeat alias potentias; quod est impossibile, cum potentie sint naturales anime et inseparabiliter ei inhereant. 7. Preterea. Si anima separata intelligit, oportet quod per aliquam potentiam intelligat. Potentie autem intellectiue in anima non sunt nisi due, scilicet intellectus agens et possibilis. Per neutrum autem horum potest anima separata intelligere, ut uidetur, nam operatio utriusque intellectus respicit fantasmata: intellectus enim agens facit fantasmata esse intelligibilia actu; intellectus autem possibilis recipit species intelligibiles a fantasmatibus abstractas. Videtur igitur quod nullo modo anima separata intelligere possit. 8. Preterea. Vnius rei una est propria operatio, et unius perfectibilis una est perfectio. Si igitur operatio anime sit intelligere accipiendo a fantasmatibus, uidetur quod non possit esse eius operatio intelligere preter fantasmata; et ita, separata a corpore, non intelliget. 9. Preterea. Si anima separata intelligit, oportet quod aliquo intelligat; quia intelligere est per similitudinem rei intellecte in intelligente. Non potest autem dici quod anima separata intelligat per essentiam suam: hoc enim solius Dei

son opération. Mais son opération propre, c'est l'intellection. Si donc elle peut l'accomplir sans le corps, c'est en vain qu'elle serait unie au corps. 5. Si l'âme séparée peut faire acte d'intelligence, elle le fera plus noblement en étant séparée plutôt qu'unie au corps : car faire acte d'intelligence sans avoir besoin d'images, à l'instar des substances séparées, c'est le faire sous un mode plus noble que de le faire, comme nous, par le moyen des images. Or le bien de l'âme est dans l'intellection, car la perfection de chaque substance, c'est son opération propre. Donc si l'âme peut faire acte d'intelligence sans le corps, en dehors des images, il lui serait dommageable d'être unie au corps, - cela ne lui serait pas naturel. 6. Les puissances se diversifient en raison des objets. Or les objets de l'âme intellective, ce sont les images, comme il est dit dans le De anima193[193]. Si donc l'âme séparée du corps connaît sans les images, il faut qu'elle dispose de puissances autres, ce qui ne se peut, car les puissances appartiennent à l'âme par nature, et lui sont inhérentes sans possibilité de séparation. 7. Si l'âme fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque puissance. Or les puissances intellectives ne sont dans l'âme qu'au nombre de deux, à savoir l'intellect agent et l'intellect possible. Or l'âme séparée ne peut faire acte d'intelligence ni par l'un ni par l'autre, semble-t-il, car l'opération de l'un et de l'autre regarde les images : en effet, l'intellect agent fait des images des intelligibles en acte ; quant à l'intellect possible, il reçoit les espèces intelligibles abstraites de la matière. Il semble que d'aucune façon l'âme séparée ne puisse faire acte d'intelligence. 8. Pour une seule chose, une seule opération propre ; pour la parfaire, une seule perfection. Si donc l'opération de l'âme est de faire acte d'intelligence en recevant [ses contenus] des images, il semble que son opération propre ne puisse s'exercer en

193[193] Id. ibid. III, 431 a 14-15.

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est; huius enim essentia, quia infinita est, omnem in se perfectionem prehabens, similitudo est omnium rerum. Similiter etiam neque per essentiam rei intellecte: quia sic intelligeret solum illa que per essentiam suam sunt in anima. Neque etiam per aliquas species, ut uidetur, intelligere potest. - Non enim per species innatas siue concreatas: hoc enim uidetur redire in opinionem Platonis, qui posuit omnes scientias esse nobis naturaliter inditas. 10. Preterea. Huiusmodi species frustra uiderentur anime esse innate, cum per eas intelligere non possit dum est in corpore: species enim intelligibiles ad nichil aliud ordinari uidentur nisi ut per eas intelligatur. 11. Set dicebat quod anima, quantum est de se, potest intelligere per species innatas; set impeditur a corpore ne per eas intelligere possit. - Set contra. Quanto aliquid est perfectius in sua natura, tanto perfectius est in operando. Set anima unita corpori est perfectior in sua natura quam cum est a corpore separata, sicut quelibet pars in suo toto existens perfectior est. Si igitur separata a corpore per species innatas intelligere potest, multo magis corpori unita potest intelligere per easdem. 12. Preterea. Nichil naturalium alicuius rei totaliter impeditur per id quod ad naturam rei pertinet. Ad naturam autem anime pertinet ut corpori uniatur, cum sit corporis forma. Igitur, si species intelligibiles sunt naturaliter indite anime, non impediretur per unionem corporis quin per eas intelligere posset; cuius contrarium experimur. 13. - Neque etiam potest dici, ut uidetur, quod anima separata intelligat per species prius acquisitas in corpore. Multe enim anime humane remanebunt a corporibus separate, que nullas species intelligibiles acquisierunt: sicut patet de animabus puerorum, et maxime eorum qui in maternis uteris defuncti sunt. Si igitur anime separate non possent intelligere nisi per species prius acquisitas,

dehors des images ; et ainsi, une fois séparée du corps, elle n'exercera plus son intelligence. 9. Si l'âme séparée fait acte d'intelligence, il faut qu'elle le fasse par quelque médiation, car l'intellection requiert la similitude de la chose connue dans le connaissant. Or on ne peut dire que l'âme séparée connaisse par son essence : cela n'appartient qu'à Dieu, car son essence est la similitude de toutes choses, ayant d'avance en soi, parce qu'infinie, toute perfection. Pareillement elle ne peut connaître non plus par l'essence de la chose connue : car alors elle ne connaîtrait que les choses qui sont par leur essence dans l'âme. Ni davantage par quelques espèces. Ni par des espèces innées ou con-créées : ce serait semble-t-il revenir à l'opinion de Platon, qui soutenait que toutes les sciences sont naturellement insérées en nous. 10. C'est en vain, semble-t-il, que de telles espèces seraient innées dans l'âme, puisque celle-ci ne peut connaître par leur moyen tant qu'elle est dans le corps : de fait les espèces ne semblent ordonnées à rien d'autre que de permettre l'intellection. 11. On disait que l'âme, pour ce qui la regarde, peut connaître par des espèces innées, mais qu'elle en est empêchée par le corps. En sens contraire : autant une chose est plus parfaite en sa nature, autant est-elle plus parfaite en son opération. Mais l'âme unie au corps est plus parfaite en sa nature que lorsqu'elle est séparée du corps, de même qu'une partie quelconque est plus parfaite d'exister en son tout. Si donc l'âme séparée du corps peut connaître par des espèces innées, elle le fera beaucoup mieux par elles en étant unie au corps. 12. Rien de ce qui est naturel à une chose n'est totalement empêché par ce qui relève de sa nature. Or il appartient à la nature de l'âme d'être unie au corps, puisqu'elle en est la forme. Donc, si les espèces intelligibles sont naturellement insérées dans l'âme, rien ne l'empêcherait de pouvoir faire par elles acte d'intelligence : ce qui est contraire à l'expérience.

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sequeretur quod non omnes anime separate intelligerent. 14. Preterea. Si anima separata non intelligit nisi per species prius acquisitas, sequi uidetur quod non intelligat nisi ea que prius intellexit dum fuit corpori unita. Hoc autem non uidetur uerum: intelligit enim multa et de penis et de premiis, que nunc non intelligit. Non ergo anima separata intelliget tantum per species prius acquisitas. 15. Preterea. Intellectus efficitur in actu per speciem intelligibilem in eo existentem. Set intellectus actu existens, actu intelligit. Ergo intellectus in actu intelligit omnia illa quorum species intelligibiles sunt actu in ipso. Videtur igitur quod species intelligibiles non conseruentur in intellectu postquam desinit actu intelligere; et ita non remanent in anima post separationem ut per eas intelligere possit. 16. Preterea. Habitus acquisiti actus similes reddunt illis actibus ex quibus acquiruntur, ut patet per Philosophum in II Ethicorum: edificando enim fit homo edificator, et iterum edificator factus potest edificare. Set species intelligibiles acquiruntur intellectui per hoc quod conuertitur ad fantasmata. Ergo nunquam per eas potest intelligere nisi conuertendo se ad fantasmata. Separata igitur a corpore, per species acquisitas intelligere non potest, ut uidetur. 17. - Neque etiam dici posset quod intelligat per species influxas ab aliqua superiori substantia, quia unumquodque receptiuum habet proprium agens a quo natum est recipere. Intellectus autem humanus natus est recipere a sensibus. Non igitur recipit a substantiis superioribus. 18. Preterea. Ad ea que nata sunt causari per agentia inferiora non sufficit sola actio superioris agentis, sicut animalia que sunt nata generari ex semine non inueniuntur generata ex actione solis tantum. Set anima humana nata est

13. On ne peut dire non plus, semble-t-il, que l'âme séparée connaisse par les espèces préalablement acquises dans le corps. En effet beaucoup d'âmes humaines demeurent à l'état séparé du corps qui n'ont acquis aucune espèce intelligible : comme le montrent les âmes des enfants, surtout de ceux qui sont morts dans le ventre maternel. Si donc les âmes séparées ne pouvaient connaître que par des espèces acquises auparavant, il s'ensuivrait que toutes ne pourraient exercer l'intellection. 14. Si l'âme séparée ne connaît que par les espèces préalablement acquises, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle ne connaît que celles qu'elle a connues auparavant durant son union au corps. Or ceci ne paraît pas vrai : elle connaît en effet beaucoup de choses concernant les peines et les récompenses qu'à présent elle ne connaît pas. Donc l'âme séparée ne connaît pas seulement par les espèces préalablement acquises. 15. L'intellect est effectué en acte par l'espèce intelligible existant en lui. Mais l'intellect en acte, est en acte d'intelligence. Donc l'intellect en acte connaît toutes ces choses dont les espèces intelligibles sont en lui-même en acte. Il semble donc que les espèces intelligibles ne sont pas conservées dans l'intellect après qu'il a cessé d'être en acte d'intelligence ; et ainsi elles ne demeurent pas dans l'âme après la séparation, de telle sorte qu'elles lui permettent de connaître. 16. Les habitus produisent en retour des actes semblables à ceux par lesquels ils sont acquis, le Philosophe le montre dans les Ethiques194[194] : en construisant l'homme devient constructeur, et derechef le constructeur peut construire. Mais les espèces intelligibles sont acquises à l'intellect par le fait pour celui-ci de se tourner vers les images. Donc il ne peut jamais connaître par elles sauf à se tourner vers les images. Donc séparée du corps, l'âme ne peut connaître par les espèces acquises, semble-t-il. 17. On ne pourrait dire non plus que l'âme

194[194] Id. Eth. Nic. II, 1103 a 26 - b 22.

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recipere species a sensibus. Non ergo sufficit ad hoc quod acquirat species intelligibiles solus influxus substantiarum superiorum. 19. Preterea. Agens debet esse proportionatum patienti et influens recipienti. Set intelligentia substantiarum superiorum non est proportionata intellectui anime humane, cum habeant scientiam magis uniuersalem et incomprehensibilem nobis. Non igitur anima separata per species influxas a substantiis superioribus intelligere poterit, ut uidetur. Et sic non relinquitur aliquis modus quo intelligere possit.

connaisse au moyen d'espèces infuses par quelque substance supérieure, car tout ce qui reçoit requiert un agent propre d'où il tient naturellement son aptitude à recevoir. Or s'agissant de l'intellect humain, son aptitude naturelle à recevoir est relatif aux choses sensibles. Donc il n'est pas relatif aux substances supérieures. 18. En ce qui concerne l'aptitude des choses à être causées par des agents inférieurs, la seule action d'un agent supérieur ne suffit pas : ainsi les animaux aptes à être engendrés de la semence ne sont pas engendrés par la seule action du soleil. Or l'aptitude de l'âme humaine, c'est de recevoir les espèces des sensibles. Donc la seule influence des substances supérieures ne suffit pas à lui faire acquérir les espèces intelligibles. 19. L'agent doit être proportionné au patient, et le donateur au destinataire. Mais l'intelligence des substances supérieures n'est pas proportionnée à l'intelligence de l'âme humaine, puisqu'elles possèdent une science plus universelle et d'ailleurs incompréhensible par nous. Donc l'âme séparée ne pourra connaître par les espèces infuses des substances supérieures, semble-t-il. Et ainsi ne lui reste aucun mode par lequel elle puisse connaître.

Sed contra. Intelligere est maxime operatio anime. Si igitur intelligere non conuenit anime sine corpore, nulla alia operatio ipsius conueniet ei. Set si non conueniet ei aliqua operatio sine corpore, impossibile est animam esse separatam. Ponimus autem animam separatam. Ergo necesse est ponere eam intelligere. 2. Preterea. Illi qui resuscitati leguntur in Scripturis eamdem notitiam postea habuerunt quam prius. Ergo notitia eorum que homo in hoc mundo scit non tollitur post mortem. Potest igitur anima per species prius acquisitas intelligere. 3. Preterea. Similitudo inferiorum inuenitur in superioribus; unde et mathematici futura prenuntiant, considerantes similitudines eorum que hic aguntur in celestibus corporibus. Set anima est superior in natura omnibus

En sens contraire : 1. L'intellection est au plus haut degré une opération de l'âme. Si donc l'intellection ne convient pas à l'âme sans le corps, aucune autre opération ne lui conviendra. Dans ce cas, il est impossible à l'âme d'être séparée. Or nous soutenons le fait d'une âme séparée. Il est donc nécessaire de soutenir la possibilité de son intellection. 2. On lit dans les Ecritures que les ressuscités auront la même connaissance après qu'avant. Donc la connaissance des choses que l'homme sait en ce monde ne sera pas ôtée après leur mort. L'âme séparée peut donc faire acte d'intelligence au moyen des espèces préalablement acquises. 3. On trouve une similitude des choses inférieures dans les supérieures, c'est ainsi que les mathématiciens prédisent des événements futurs en considérant les

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corporalibus rebus. Ergo omnium corporalium similitudo est in anima, et per modum intelligibilem, cum ipsa sit substantia intellectiua. Videtur igitur quod per suam naturam omnia corporalia intelligere possit, etiam cum fuerit separata.

similitudes des choses qui, sur ce point, se passent dans les corps célestes. Or l'âme est supérieure en nature à toutes les choses corporelles. Donc la similitude des choses corporelles est dans l'âme, et sur un mode intelligible, puisque elle-même est une substance intellective. Il semble donc qu'elle puisse connaître de par sa nature tous les corps, même lorsqu'elle sera séparée.

Responsio. Dicendum quod huic questioni dubitationem affert hoc quod anima nostra secundum presentem statum ad intelligendum sensibus indigere inuenitur. Vnde secundum huiusmodi diuersam indigentie rationem diuersimode oportet de ueritate huius questionis estimare. Posuerunt enim quidam, scilicet Platonici, quod sensus sunt anime nostre necessarii ad intelligendum non per se, quasi ex sensibus in nobis causetur scientia, set per accidens, in quantum scilicet per sensus quodammodo excitatur anima nostra ad rememorandum que prius nouit, et quorum scientiam naturaliter inditam habet. Et sciendum est ad huius intelligentiam quod Plato posuit species rerum separatas subsistentes et actu intelligibiles, et nominauit eas ydeas, per quarum participationem, et quodammodo influxum, posuit animam nostram scientem et intelligentem esse. Et antequam anima corpori uniretur, ista scientia libere poterat uti; set ex unione ad corpus in tantum erat pregrauata, et quodammodo absorta, quod eorum que prius sciuerat, et quorum scientiam connaturalem habebat, oblita uidebatur. Set excitabatur quodammodo per sensus, ut in se ipsam rediret et reminisceretur eorum que prius intellexit et quorum scientiam innatam habuit: sicut etiam nobis interdum accidit quod ex inspectione aliquorum sensibilium manifeste reminiscimur aliquorum quorum obliti uidebamur. Hec autem eius positio de scientia et sensibus conformis est positioni eius circa generationem rerum naturalium: nam formas rerum

Réponse : Si la question soulève le doute, c'est que notre âme, dans l'état présent, a besoin des choses sensibles pour faire acte d'intelligence. Aussi faut-il juger la vérité de cette question d'après les diverses conceptions que l'on donne de ce besoin. Certains - les Platoniciens - ont soutenu que les sens sont nécessaires à l'âme pour connaître, non par eux-mêmes, comme si la science était causée en nous à partir des choses sensibles, mais par accident, en tant que les sens excitent notre âme, en quelque façon, à se rappeler ce qu'elle a connu précédemment, et dont la science lui est naturellement communiquée. Pour comprendre cela, il faut savoir que Platon soutint que les espèces des choses étaient subsistantes à l'état séparé, intelligibles en acte, qu'il nomma "Idées". C'est par la participation de ces Idées et en quelque sorte grâce à leur influx, qu'il soutint que notre âme était savante et intelligente. Avant d'être unie au corps, l'âme pouvait librement utiliser cette science ; mais du fait de son union au corps, elle s'est tellement alourdie et d'une certaine façon embourbée, qu'elle semblait avoir oublié les choses qu'elle avait sues auparavant et dont elle avait une science naturelle. Mais d'être en quelque sorte excitée par les sens, elle revenait à soi, et se remémorait les choses qu'elle avait connues auparavant et dont elle eut la connaissance innée - comme il nous arrive de nous souvenir clairement, sur l'observation de quelques sensibles, des choses que nous avions oubliées. Cette position relative à la science et aux sensibles est, chez Platon, conforme à sa position concernant la génération des

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naturalium, per quas unumquodque indiuiduum in specie collocatur, ponebat prouenire ex participatione ydearum predictarum, ita quod agentia inferiora non sunt nisi disponentia materiam ad participationem specierum separatarum. Et si quidem hec opinio teneatur, hec questio facilis et absoluta est, nam secundum hoc anima non indiget sensibus ad intelligendum secundum suam naturam, set per accidens; quod quidem tollitur cum anima fuerit a corpore separata: tunc enim, cessante aggrauatione corporis, excitante non indigebit, set ipsa per se ipsam erit quasi uigil et expedita ad omnia intelligenda. Set secundum hanc opinionem non uidetur quod possit assignari rationabilis causa propter quam anima corpori uniatur. Non enim est hoc propter animam, cum anima corpori non unita perfecte propriam operationem habere possit, et ex unione ad corpus eius propria operatio impeditur. Similiter etiam non potest dici quod propter corpus: non enim anima est propter corpus, set corpus magis propter animam, cum anima sit nobilior corpore; unde et inconueniens uidetur quod anima ad nobilitandum corpus sustineat in sua operatione detrimentum. Videtur etiam sequi ex hac opinione quod unio anime ad corpus non sit naturalis: nam quod est naturale alicui non impedit eius propriam operationem. Si igitur unio corporis impedit intelligentiam anime, non erit naturale anime corpori uniri, set contra naturam; et ita homo, qui constituitur ex unione anime ad corpus, non erit aliquid naturale; quod uidetur absurdum. Similiter experimento patet quod scientia in nobis non prouenit ex participatione specierum separatarum, set a sensibus accipitur, quia quibus deest unus sensus, deest scientia sensibilium que illo sensu apprehenduntur: sicut cecus natus non potest habere scientiam de coloribus. Alia autem positio est quod sensus prosunt anime humane ad intelligendum,

choses naturelles : car il soutenait que les formes des choses naturelles, par lesquelles chaque individu se range dans une espèce, provenait de la participation des Idées susdites, de telle sorte que les agents inférieurs n'ont d'autre rôle que de disposer la matière à la participation des espèces séparées. Et, à soutenir cette opinion, la question devient facile à résoudre, vu que l'âme, en vertu de sa nature, n'a pas besoin des sens pour connaître, sinon par accident. Encore cette dernière contrainte sera-t-elle levée lorsque l'âme aura été séparée du corps : alors en effet, la pesanteur du corps ayant cessé, elle n'aura plus besoin d'être excitée, mais elle-même par elle-même sera éveillée et prête à connaître toutes choses. Mais cette opinion ne permet pas, semble-t-il d'assigner une cause raisonnable à l'union de l'âme et du corps. L'union n'est pas favorable à l'âme, puisque celle-ci jouit d'une opération propre parfaite lorsqu'elle n'est pas unie au corps, alors que son opération propre est empêchée par l'union au corps. Egalement, l'union n'est pas favorable au corps : en effet l'âme n'est pas pour le corps, mais plutôt le corps pour l'âme, puisque l'âme est plus noble que le corps ; c'est pourquoi il paraît inconvenant que l'âme, pour anoblir le corps, supporte un détriment dans son opération. De plus, à la suite de cette opinion, il semble que l'union de l'âme au corps ne soit pas naturelle : car ce qui est naturel à un sujet n'entrave pas son opération propre. Si donc l'union du corps entrave l'intelligence de l'âme, il ne sera pas naturel à l'âme d'être unie au corps, mais contre nature, - ce qui paraît absurde. Pareillement l'expérience montre que la science ne provient pas en nous de la participation aux espèces séparées mais qu'elle est reçue des sens, car à qui fait défaut un seul sens, fait défaut la science des sensibles qui sont appréhendés par lui : ainsi l'aveugle-né ne peut avoir la science des couleurs. Autre position : les sens sont utiles à l'âme humaine pour connaître, non par accident, comme dans l'opinion précédente, mais par

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non per accidens, sicut predicta opinio ponit, set per se; non quidem ut a sensibus accipiamus scientiam, set quia sensus disponit animam ad acquirendum scientiam aliunde. Et hec est opinio Auicenne. Ponit enim quod est quedam substantia separata, quam uocat intellectum uel intelligentiam agentem, et quod ab ea effluunt species intelligibiles in intellectu nostro per quas intelligimus; et quod per operationem sensitiue partis, scilicet ymaginationem et alia huiusmodi, preparatur intellectus noster ut conuertat se ad intelligentiam agentem et recipiat influentiam specierum intelligibilium ab ipsa. Et hoc etiam consonat ei quod ipse opinatur circa generationes rerum naturalium: ponit enim quod omnes forme substantiales effluunt ab intelligentia et quod agentia naturalia disponunt solum materiam ad recipiendum formas ab intelligentia agente. Secundum etiam hanc opinionem uidetur questio hec parum difficultatis habere. Si enim sensus non sunt necessarii ad intelligendum nisi secundum quod disponunt ad recipiendum species ab intelligentia agente per hoc quod anima nostra conuertatur ad ipsam, quando iam erit a corpore separata per se ipsam conuertetur ad intelligentiam agentem et recipiet species intelligibiles ab ea; nec sensus erunt ei necessarii ad intelligendum: sicut nauis que est necessaria ad transfretandum, cum aliquis iam transfretauerit, ei necessaria non est. Set ex hac opinione uidetur sequi quod homo statim acquirat omnium scientiam, tam eorum que sensu percipit, quam aliorum. Si enim intelligimus per species effluentes in nos ab intelligentia agente, et ad huiusmodi influentie receptionem non requiritur nisi conuersio anime nostre ad intelligentiam predictam, quandocumque fuerit ad eam conuersa poterit recipere quarumcumque specierum intelligibilium influxum: non

soi. Non pas que nous recevions la science des sens, mais parce que le sens dispose l'âme à acquérir la science d'une autre source, - c'est l'opinion d'Avicenne195[195]. Il soutient qu'il y a quelque substance séparée, qu'il appelle Intellect ou Intelligence agente, et que de celle-ci se répandent dans notre intellect les espèces intelligibles par lesquelles nous connaissons ; mais que, par l'opération de la partie sensitive, à savoir l'imagination et autres opérations de ce genre, notre intellect est prédisposé à se tourner vers l'Intelligence agente et à recevoir d'elle l'influence des espèces intelligibles. Et ceci consonne à ce qu'il pense de la génération des choses naturelles : il soutient en effet que toutes les formes substantielles procèdent d'une Intelligence et que les agents naturels disposent seulement la matière à recevoir les formes issues de l'Intellect agent. Selon cette opinion, la question, semble-t-il, ne soulève plus guère de difficultés. Si en effet les sens ne sont pas nécessaires à l'intellection, sauf qu'ils disposent à recevoir les espèces de l'Intelligence agente en tournant notre âme vers celle-ci, quand elle sera séparée du corps, c'est par elle-même qu'elle se tournera vers l'Intelligence agente et recevra d'elle les espèces intelligibles. Les sens ne lui seront plus nécessaires pour ce faire : ainsi le navire est nécessaire au transport, mais si quelqu'un l'avait déjà effectué, il n'est plus nécessaire. Mais cette opinion semble avoir pour conséquence que l'homme acquiert aussitôt la science de toutes choses, tant celles qu'il perçoit par les sens, que les autres. Si en effet nous connaissons grâce aux espèces qui se répandent vers nous de l'Intelligence agente, et que pour la réception de cet influx n'est requis que la conversion de notre âme vers l'Intelligence susdite, celle-ci pourrait, la conversion faite, recevoir l'influx de n'importe quelle des espèces sensibles (on ne peut dire qu'elle se convertisse quant à l'une et non quant à l'autre) : ainsi un aveugle-né, en imaginant

195[195] Avicenne, De anima V, 5.

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enim potest dici quod conuertatur quantum ad unum et non quantum ad aliud; et ita cecus natus, ymaginando sonos, poterit accipere scientiam colorum uel quorumcumque aliorum sensibilium; quod patet esse falsum. Manifestum est etiam quod potentie sensitiue sunt nobis necessarie ad intelligendum, non solum in acquisitione scientie, set etiam in utendo scientia iam acquisita. Non enim possumus considerare etiam ea quorum scientiam habemus nisi conuertendo nos ad fantasmata, licet ipse contrarium dicat. Inde enim est quod, lesis organis potentiarum sensitiuarum per quas conseruantur et apprehenduntur fantasmata, impeditur usus anime in considerando etiam ea quorum scientiam habet. Manifestum est etiam quod in reuelationibus, que nobis diuinitus fiunt per influxum substantiarum superiorum, indigemus aliquibus fantasmatibus. Vnde dicit Dyonisius, I cap. Celestis ierarchie, quod impossibile est nobis aliter lucere diuinum radium, nisi uarietate sacrorum uelaminum circumuelatum; quod quidem non esset si fantasmata non essent nobis necessaria nisi ad conuertendum nos ad substantias superiores. Et ideo aliter dicendum est quod potentie sensitiue sunt necessarie anime ad intelligendum, non per accidens, tamquam excitantes, ut Plato posuit, neque disponentes tantum, sicut posuit Auicenna, set ut representantes anime intellectiue proprium obiectum: ut enim dicit Philosophus in III De anima, intellectiue anime fantasmata sunt sicut sensibilia sensui. Set sicut colores non sunt uisibiles actu nisi per lumen, ita fantasmata non sunt intelligibilia actu nisi per intellectum agentem. Et hoc consonat ei quod ponimus circa generationem rerum naturalium: sicut enim ponimus quod agentia superiora, mediantibus

les sons, pourra recevoir la science des couleurs ou de tout autre sensible, - ce qui paraît faux. De plus il est manifeste que les puissances sensibles sont nécessaires à notre intellection, non seulement dans l'acquisition de la science, mais encore dans l'usage de la science déjà acquise. Car nous ne pouvons considérer les choses dont nous avons déjà la science sans nous tourner vers les images (bien qu'Avicenne dise le contraire). De là vient que, une fois lésés les organes des puissances sensibles par lesquelles sont conservées et appréhendées les images, l'exercice de l'âme se trouve empêché, même dans la considération des choses dont elle a la science. De plus, il est manifeste que dans les révélations qui nous arrivent divinement par l'influx des substances supérieures, nous avons besoin des images. C'est pourquoi Denys dit dans la Hiérarchie céleste196[196] qu'il est impossible à un rayon divin de luire pour nous autrement qu'enveloppé de la variété des voiles sacrés ; ce qui ne serait pas si les images ne servaient qu'à nous tourner vers les substances supérieures. Et ainsi il faut dire autrement : les puissances sensitives sont nécessaires à l'âme pour faire acte d'intelligence, non par accident, comme excitant d'après Platon, ou comme simple dispositif d'après Avicenne, mais comme rendant présent l'objet propre de l'âme intellective : Aristote dit en effet dans le De anima197[197] que les images sont à l'âme intellective comme les sensibles au sens. Cependant comme les couleurs ne sont visibles en acte que par la lumière, de même les images ne sont intelligibles en acte que par l'intellect agent. Et ceci consonne à ce que nous soutenons au sujet de la génération des choses naturelles. Voilà ce que nous soutenons en effet : de même que les agents supérieurs, par la médiation des agents inférieurs, causent les formes naturelles, de même l'intellect agent, par les images qu'il a rendu intelligibles en

196[196] Denys, Hiérarchie céleste I, 2. 197[197] Aristote, De anima III, 431 a 14-15.

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agentibus naturalibus, causant formas naturales, ita ponimus quod intellectus agens, per fantasmata ab eo facta intelligibilia actu, causat scientiam in intellectu possibili nostro. Nec refert ad propositum utrum intellectus agens sit substantia separata, ut quidam ponunt, uel sit lumen quod anima nostra participat ad similitudinem substantiarum superiorum. Set secundum hoc iam difficilius est uidere quomodo anima separata intelligere possit: non enim erunt fantasmata, que indigent ad sui apprehensionem et conseruationem organis corporeis; eis autem sublatis, ut uidetur, non potest intelligere anima, sicut nec coloribus sublatis potest uisus uidere. Ad hanc igitur difficultatem tollendam, considerandum est quod, cum anima sit infima in ordine substantiarum intellectiuarum, infimo et debilissimo modo participat intellectuale lumen, siue intellectualem naturam. Nam in primo intelligente, scilicet Deo, natura intellectualis est adeo potens quod per unam formam intelligentem, scilicet essentiam suam, omnia intelligit. Inferiores uero substantie intellectuales per species multas; et quanto unaqueque earum est altior, tanto habet pauciores formas et uirtutem magis potentem ad intelligendum omnia per formas paucas. Si autem substantia intellectualis inferior haberet formas ita uniuersales sicut superior, cum non assit ei tanta uirtus in intelligendo, remaneret eius scientia incompleta, quia tantum in uniuersali res cognosceret et non posset deducere cognitionem suam ex illis paucis ad singula. Anima igitur humana, que est infima, si acciperet formas in abstractione et uniuersalitate conformes substantiis separatis, cum habeat minimam uirtutem in intelligendo, imperfectissimam cognitionem haberet, utpote cognoscens res in quadam uniuersalitate et confusione. Et ideo, ad hoc quod eius cognitio perficiatur et distinguatur per singula, oportet quod a singulis rebus

acte, cause la science dans notre intellect possible. On ne revient pas au propos de savoir si l'intellect agent est une substance séparée, comme quelques uns le soutiennent, ou s'il est une lumière que notre âme participe à la ressemblance des substances supérieures. Mais dans cette hypothèse il est plus difficile de voir comment l'âme séparée peut faire acte d'intellection : car il n'y aura plus d'images - celles-ci ont besoin d'organes corporels pour leur appréhension et compréhension - ; or, ôtées les images, l'âme ne peut faire acte d'intelligence, de même que ôtées les couleurs, la vue ne peut voir. Pour résoudre cette difficulté, il faut considérer que, puisque l'âme est au degré le plus bas dans l'ordre des substances intellectuelles, elle participe à la lumière intellectuelle, ou à la nature intellectuelle, selon le mode le plus bas et le plus faible. Car dans la première Intelligence, c'est-à-dire en Dieu, la nature intellectuelle est si puissante qu'elle peut, par une unique forme intelligente, à savoir son essence, comprendre toute chose. Quant aux substances intellectuelles inférieures, elles le font grâce à des espèces multiples ; et autant chacune est élevée, autant elle a des formes en moins grand nombre et plus d'efficience à connaître toutes choses avec ce peu de formes. Or si une substance intellectuelle inférieure disposait de formes aussi universelles que les supérieures, sans posséder autant d'efficience dans leur compréhension, sa science resterait incomplète, parce qu'elle ne connaîtrait les choses que dans l'universel et ne pourrait amener sa connaissance du peu de formes aux choses singulières. Donc l'âme humaine, qui est au plus bas degré, si elle recevait les formes appropriées aux substances supérieures par l'abstraction et l'universalité, comme elle dispose d'une efficience minime dans la compréhension, elle aurait une connaissance très imparfaite, vu qu'elle connaîtrait les choses dans une certaine confusion et généralité. Et ainsi, afin que sa connaissance soit rendue

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scientiam colligat ueritatis, lumine tamen intellectus agentis ad hoc necessario existente, ut altiori modo recipiantur in anima que sint in materia. Ad perfectionem igitur intellectualis operationis necessarium fuit animam corpori uniri. Nec tamen dubium est quin per motus corporeos et occupationem sensuum anima impediatur a receptione influxus substantiarum separatarum; unde dormientibus et alienatis a sensibus quedam reuelationes fiunt que non accidunt sensu utentibus. Quando igitur anima erit a corpore totaliter separata, plenius percipere poterit influentiam a superioribus substantiis, quantum ad hoc quod per huiusmodi influxum intelligere poterit absque fantasmatibus, quod modo non potest. Set tamen huiusmodi influxus non causabit scientiam ita perfectam et ita determinatam ad singula sicut scientia quam hic accipimus per sensus, nisi in illis animabus que, supra dictum naturalem influxum, habebunt alium supernaturalem gratie, ad omnia plenissime cognoscenda et ad ipsum Deum uidendum. Habebunt etiam anime separate determinatam cognitionem eorum que prius hic sciuerunt, quorum species intelligibiles conseruantur in eis.

parfaite et distincte quant aux singuliers, il faut qu'elle recueille des choses singulières la science de la vérité, la lumière de l'intellect agent suffisant à ce que les choses qui sont dans la matière soient reçues sous un mode élevé. Donc il est nécessaire à la perfection de l'opération intellectuelle que l'âme soit unie au corps. Il n'est pas douteux cependant que par les pulsions corporelles et l'occupation des sens, l'âme ne soit entravée dans la réception de l'influx venu des substances séparées ; c'est pourquoi à ceux qui dorment et sont détachés des sens, certaines révélations surviennent qui n'arrivent pas à ceux qui usent de leurs sens. Quand donc l'âme sera totalement séparée du corps, elle pourra plus ouvertement percevoir l'influence des substances séparées, pour autant que par un influx de ce type elle comprendra sans images, ce qu'elle ne peut à présent. Toutefois, un influx de ce genre ne causera pas une science aussi parfaite et distincte quant aux singuliers que celle que nous recevons ici-bas par les sens, sauf dans les âmes qui, en plus de l'influx dit naturel, en recevront un autre, surnaturel, de grâce, pour connaître toutes choses très pleinement et pour voir Dieu lui-même. De plus, les âmes séparées auront la connaissance de choses qu'elles surent auparavant ici-bas et dont les espèces intelligibles sont conservées en elles.

1. Ad primum ergo dicendum quod Philosophus loquitur de operatione intellectuali anime secundum quod est corpori unita; sic enim non est sine fantasmate, ut dictum est. 2. Ad secundum dicendum quod secundum statum presentem, quo anima corpori unitur, non participat a substantiis superioribus species intelligibiles, set solum lumen intellectuale; et ideo indiget fantasmatibus ut obiectis a quibus species intelligibiles accipiat. Set post separationem amplius participabit etiam intelligibiles species, unde non indigebit exterioribus obiectis. 3. Ad tertium dicendum quod Philosophus loquitur secundum

Solutions : 1. Le Philosophe parle de l'opération intellectuelle de l'âme selon qu'elle est unie au corps ; alors en effet, elle n'est pas sans images, comme on l'a dit. 2. Dans l'état présent, où l'âme est unie au corps, elle ne participe pas aux espèces intelligibles venues des substances supérieures, mais seulement à la lumière intellectuelle. Et ainsi, elle a besoin des images comme des objets d'où elle tire les espèces intelligibles. Mais après la séparation, elle participera plus abondamment aux espèces intelligibles, aussi n'aura-t-elle pas besoin des objets extérieurs. 3. Le Philosophe parle d'après l'opinion de

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opinionem quorumdam qui posuerunt intellectum habere organum corporale, sicut et sensum, ut patet per ea que ante premittit. Hoc enim posito, penitus anima separata intelligere non posset. Vel potest dici quod loquitur de intelligere secundum modum intelligendi quo nunc intelligimus. 4. Ad quartum dicendum quod anima unitur corpori propter suam operationem, que est intelligere, non quin sine corpore quoquomodo intelligere posset, set quia naturali ordine sine corpore perfecte non intelligeret, ut expositum est. 5. Et per hoc patet solutio ad quintum. 6. Ad sextum dicendum quod fantasmata non sunt obiecta intellectus nisi secundum quod fiunt intelligibilia actu per lumen intellectus agentis. Vnde quecumque species intelligibiles actu recipiantur in intellectu, et undecumque, non habebunt rationem obiecti aliam formalem, penes quam obiecta potentias diuersificant. 7. Ad septimum dicendum quod operatio intellectus agentis et possibilis respicit fantasmata secundum quod est anima corpori unita. Set cum erit anima a corpore separata, per intellectum possibilem recipiet species effluentes a substantiis superioribus, et per intellectum agentem habebit uirtutem ad intelligendum. 8. Ad octauum dicendum quod operatio propria anime est intelligere intelligibilia actu; nec per hoc diuersificatur species intellectualis operationis quod intelligibilia actu sunt accepta a fantasmatibus uel aliunde. 9. Ad nonum dicendum quod anima separata non intelligit res per essentiam suam, neque per essentiam rerum intellectarum, set per species influxas a substantiis superioribus in ipsa separatione, non a principio cum esse incepit, ut Platonici posuerunt. 10. Per hoc etiam patet solutio ad decimum. 11. Ad undecimum dicendum quod anima cum est unita corpori, si haberet

ceux qui soutiennent que l'intellect possède un organe corporel, comme le montre ce qu'il avance précédemment. Dans cette hypothèse, l'âme séparée ne pourrait absolument pas faire acte d'intelligence. Autre interprétation possible : le Philosophe parle de l'intellection selon le mode par lequel nous faisons maintenant acte d'intelligence. 4. L'âme est unie au corps à cause de son opération d'intellection, non pas qu'elle ne puisse d'aucune manière faire acte d'intelligence sans le corps, mais parce que, selon l'ordre naturel, elle ne le peut parfaitement sans le corps, comme on l'a posé. 5. Même solution en réponse à la 5me objection. 6. Les images ne sont objets de l'intellect que dans la mesure où elles deviennent intelligibles en acte par la lumière de l'intellect agent. C'est pourquoi, quelles que soient les espèces intelligibles reçues par l'intellect possible, et d'où qu'elles viennent, elles n'auront pas d'autre raison formelle d'objet, formalité sous laquelle les objets diversifient les puissances. 7. L'opération de l'intellect agent et de l'intellect possible regarde les images selon que l'âme est unie au corps. Mais lorsque l'âme sera séparée du corps, par l'intellect possible elle recevra les espèces venues des substances séparées, et par l'intellect agent elle aura le pouvoir de les comprendre. 8. L'opération propre de l'âme est de connaître les intelligibles en acte. Or la nature spécifique de l'opération intellectuelle n'est pas diversifiée par le fait que les intelligibles soient reçues des images ou d'ailleurs. 9. L'âme séparée ne comprend pas les choses par son essence, ni par l'essence des choses connues, mais par les espèces qu'infusent les substances séparées dans l'état de séparation - et non pas au principe, quand elles commencent d'exister, comme le soutinrent les Platoniciens. 10. La réponse vaut pour la dixième objection. 11. Si l'âme, lorsqu'elle est unie au corps,

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species innatas, per eas posset intelligere, sicut intelligit per acquisitas. Set licet sit perfectior in natura sua, tamen propter motus corporis et occupationes sensibiles retrahitur ut non possit ita libere coniungi substantiis superioribus ad recipiendum influxum earum, sicut post separationem. 12. Ad duodecimum dicendum quod non est naturale anime ut per species influxas intelligat cum est corpori unita, set solum postquam est separata, ut dictum est. 13. Ad tertium decimum dicendum quod anime separate poterunt etiam intelligere per species prius acquisitas in corpore, set tamen non solum per eas, set etiam per influxas, ut dictum est. 14. Et per hoc patet solutio ad quartum decimum. 15. Ad quintum decimum dicendum quod species intelligibiles quandoque sunt in intellectu possibili in potentia tantum, et tunc homo est intelligens in potentia et indiget aliquo reducente in actu, uel per doctrinam, uel per inuentionem. Quandoque autem sunt in eo in actu perfecto, et tunc intelligit actu. Quandoque autem sunt in eo medio modo inter potentiam et actum, scilicet in habitu, et tunc potest intelligere actu quando uoluerit; et per hunc modum species intelligibiles acquisite sunt in intellectu possibili quando actu non intelligit. 16. Ad sextum decimum dicendum quod, sicut iam dictum est, operatio intellectualis non differt specie, siue intelligibile actu quod est obiectum intellectus accipiatur a fantasmatibus, siue undecumque. Operatio enim potentie recipit distinctionem et speciem secundum obiectum quantum ad formalem rationem ipsius, non secundum id quod est materiale in ipso. Et ideo si per species intelligibiles conseruatas in intellectu, acceptas a fantasmatibus, anima separata intelligat non conuertendo se ad fantasmata, non erunt dissimiles specie operatio que ex speciebus acquisitis causatur, et per quam species acquiruntur.

possédait des espèces innées, elle pourrait faire acte d'intelligence par elles comme par les espèces acquises. Mais, bien qu'elle lui soit supérieure par nature, cependant, à cause des mouvements du corps et des occupations sensibles, elle est tirée en arrière, de telle sorte qu'elle ne peut librement se joindre aux substances supérieures pour recevoir leur influx, comme après la séparation. 12. Il n'est pas naturel à l'âme de connaître par des espèces infuses, mais seulement après avoir été séparée, comme on l'a dit. 13. Les âmes séparées pourront encore faire acte d'intelligence par les espèces préalablement acquises dans le corps, non pas seulement par elles, mais aussi par des espèces infuses. 14. Même réponse à la 14me objection. 15. Quand les espèces intelligibles sont dans l'intellect possible seulement en puissance, l'homme est alors intelligent en puissance et a besoin de ce qui le ramène à l'acte, soit par la doctrine, soit par l'invention. Et quand elles sont en lui parfaitement en acte, alors il fait acte d'intelligence. Et quand elles sont en lui entre la puissance et l'acte, en un mode médian, à savoir comme habitus, alors il peut connaître actuellement quand il le voudra ; et de cette façon, les espèces intelligibles sont acquises dans l'intellect possible quand il n'est pas en exercice d'intellection. 16. Comme on l'a déjà dit, l'opération intellectuelle ne diffère pas en sa nature spécifique, que l'intelligible en acte soit reçu des images, ou qu'il vienne d'ailleurs. En effet, l'opération de la puissance reçoit distinction et spécificité de l'objet quant à la raison formelle de ce dernier, et non pas quant à sa réalité matérielle. Et ainsi, si par les espèces intelligibles conservées dans l'intellect, une fois tirées des images, l'âme séparée connaît sans avoir à se tourner vers les images, l'opération causée par les espèces acquises et celle par laquelle les espèces sont acquises, ne seront pas spécifiquement dissemblables. 17. L'intellect possible n'est pas

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17. Ad septimum decimum dicendum quod intellectus possibilis non est natus recipere a fantasmatibus nisi secundum quod fantasmata fiunt actu per lumen intellectus agentis, quod est quedam participatio luminis substantiarum superiorum; et ideo non remouetur quin a substantiis superioribus recipere possit. 18. Ad octauum decimum dicendum quod scientia in anima nata est causari a fantasmatibus secundum statum quo est corpori unita, secundum quem statum non potest causari a superioribus agentibus tantum. Poterit autem hoc esse cum anima fuerit a corpore separata. 19. Ad nonum decimum dicendum quod ex hoc quod scientia substantiarum separatarum non est proportionata anime nostre non sequitur quod nullam intelligentiam ex earum influxu capere possit, set solum quod non possit capere perfectam et distinctam, ut dictum est.

naturellement disposé à recevoir son objet des images, sauf dans la mesure où les images deviennent intelligibles en acte par la lumière de l'intellect agent, lequel est une certaine participation à la lumière des substances séparées ; et ainsi, il n'est pas exclu qu'il puisse recevoir [des informations] des substances séparées. 18. La science est par nature causée dans l'âme par les images dans son état d'union au corps, état selon lequel elle ne peut être causée seulement par des agents supérieurs. En revanche, cela pourra arriver lorsque l'âme aura été séparée du corps. 19. De ce que la science des substances séparées n'est pas proportionnée à notre âme, il ne s'ensuit pas qu'aucune intelligence ne puisse percevoir leur influx, mais seulement qu'elle ne peut la recevoir parfaite et distincte, comme on l'a dit.

Questio 16. Vtrum anima coniuncta corpori possit intelligere substantias separatas?

Question 16 — L'âme conjointe au corps peut-elle connaître les substances séparées ?

Sextodecimo queritur utrum anima coniuncta corpori possit intelligere substantias separatas. Et uidetur quod sic. Nulla enim forma impeditur a fine suo per materiam cui naturaliter unitur. Finis autem anime intellectiue uidetur esse intelligere substantias separatas, que sunt maxime intelligibilia: uniuscuiusque enim rei finis est ut perueniat ad perfectum in sua operatione. Non igitur anima impeditur ab intelligendo substantias separatas per hoc quod unitur tali corpori, quod est propria eius materia. 2. Preterea. Finis hominis est felicitas. Vltima autem felicitas, secundum Philosophum in X Ethicorum, consistit in operatione altissime potentie, scilicet intellectus, respectu nobilissimi obiecti, quod non uidetur esse nisi substantia separata. Ergo ultimus finis hominis est intelligere substantias separatas. Inconueniens autem est si homo totaliter

Objections : 1. Il semble que oui. Aucune forme n'est empêchée d'atteindre sa fin par la matière à laquelle elle est naturellement unie. La fin de l'âme intellective semble être d'avoir l'intelligence des substances séparées, qui sont intelligibles au plus haut degré. En effet, la fin de chaque chose est de parvenir à la perfection dans son opération. L'âme n'est donc pas écartée de l'intelligence des substances séparées par le fait d'être unie à tel corps, celui qui constitue sa matière propre. 2. La fin de l'homme est la félicité. La félicité, selon le Philosophe dans les Ethiques198[198], consiste dans l'opération de la puissance la plus haute, à savoir l'intellect, au regard de l'objet le plus noble, qui n'est autre, semble-t-il, qu'une substance séparée. Or il ne convient pas que l'homme soit complètement privé de sa fin : il y tendrait alors en vain. L'homme a donc la

198[198] Aristote, Ethique à Nicomaque X, 1177 a 12-21.

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deficiat a fine suo: sic enim in uanum esset. Cognoscere igitur potest homo substantias separatas. Set de ratione hominis est quod anima corpori sit unita. Ergo anima unita corpori intelligere potest substantias separatas. 3. Preterea. Omnis generatio peruenit ad aliquem terminum: nichil enim ad infinitum mouetur. Est autem quedam intellectus generatio secundum quod de potentia in actum reducitur, prout scilicet fit actu sciens. Hoc ergo non procedit in infinitum, set peruenit quandoque ad aliquem terminum, ut scilicet totaliter sit factus in actu; quod esse non potest nisi omnia intelligibilia intelligat, inter que precipue sunt substantie separate. Igitur intellectus humanus ad hoc peruenire potest quod intelligat substantias separatas. 4. Preterea. Difficilius uidetur facere separata ea que non sunt separata et intelligere ea, quam intelligere ea que secundum se sunt separata. Set intellectus noster, etiam corpori unitus, facit separata ea que non sunt secundum se separata, dum abstrahit species intelligibiles a rebus materialibus, per quas res materiales intelligit. Ergo multo fortius poterit intelligere substantias separatas. 5. Preterea. Excellentia sensibilia pro tanto minus sentiuntur, quia corrumpunt harmoniam organi. Si autem esset aliquod organum sensus quod non corrumperetur ab excellenti sensibili, quanto sensibile esset excellentius, tanto magis sentiret ipsum. Intellectus autem nullo modo corrumpitur ab intelligibili, set magis perficitur. Ergo ea que sunt magis intelligibilia magis intelligit. Set substantie separate, que sunt secundum se actu intelligibiles, utpote immateriales, sunt magis intelligibiles quam substantie materiales, que non sunt intelligibiles nisi in potentia. Ergo, cum anima intellectiua unita corpori intelligat substantias materiales, multo magis intelligere potest substantias separatas. 6. Preterea. Anima intellectiua, etiam unita corpori, abstrahit quidditatem a

possibilité de connaître les substances séparées. D'autre part, il est de la raison de l'homme que l'âme soit unie au corps. Donc l'âme unie au corps peut connaître les substances séparées. 3. Toute génération parvient à quelque terme : en effet rien n'est mû indéfiniment. Or il y a une certaine génération de l'intellect selon laquelle il est réduit de la puissance à l'acte, pour autant qu'il devient savant en acte. Le processus ne va donc pas à l'infini mais parvient un jour à quelque terme, de telle sorte que l'intellect soit complètement effectué en acte, ce qui ne peut être sans qu'il connaisse tous les intelligibles, parmi lesquels sont principalement les substances séparées. Donc l'intellect peut parvenir à cela : connaître les substances séparées. 4. Il est plus difficile de rendre séparé ce qui ne l'est pas et de le connaître que de connaître ce qui de soi est séparé. Mais notre intellect, même uni au corps, rend séparé ce qui ne l'est pas de soi en abstrayant des choses matérielles les espèces intelligibles par lesquelles il connaît ces mêmes choses. A plus forte raison pourra-t-il connaître les substances séparées. 5. Les sensibles les plus intenses sont d'autant les moins sentis, car ils corrompent l'harmonie de l'organe. Mais s'il y avait un organe du sens qui ne soit pas corrompu par l'intensité du sensible, plus le sensible serait intense, plus il le sentirait. Mais l'intellect n'est en aucune façon corrompu par l'intelligible, il en retire au contraire son accomplissement. Donc plus les choses sont intelligibles, plus il en a d'intelligence. Mais les substances séparées, qui sont de soi intelligibles, parce qu'immatérielles, sont plus intelligibles que les substances matérielles qui ne le sont qu'en puissance : donc, puisque l'âme intellective unie au corps connaît les substances matérielles, beaucoup plus est-elle capable de connaître les substances séparées. 6. L'âme intellective, même unie au corps, abstrait la quiddité hors des choses qui la présente. Et comme il n'est pas question

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rebus habentibus quidditatem. Et cum non sit in infinitum abire, necesse est quod perueniat abstrahendo ad aliquam quidditatem que non sit res habens quidditatem, set quidditas tantum. Cum igitur substantie separate nichil aliud sint quam quedam quidditates per se existentes, uidetur quod anima intellectiua unita corpori intelligere possit substantias separatas. 7. Preterea. Innatum est nobis per effectus causas cognoscere. Oportet autem aliquos effectus substantiarum separatarum in rebus sensibilibus et materialibus esse, cum omnia corporalia a Deo per angelos administrentur, ut patet per Augustinum in III De Trinitate. Potest igitur anima unita corpori per sensibilia intelligere substantias separatas. 8. Preterea. Anima unita corpori intelligit se ipsam: mens enim intelligit se et amat se, ut dicit Augustinus in IX De Trinitate. Set ipsa est de natura substantiarum separatarum intellectualium. Ergo unita corpori potest intelligere substantias separatas. 9. Preterea. Nichil est frustra in rebus. Frustra autem uideretur esse intelligibile, si a nullo intellectu intelligeretur. Ergo substantias separatas, cum sint intelligibiles, intellectus noster intelligere potest. 10. Preterea. Sicut se habet uisus ad uisibilia, ita intellectus ad intelligibilia. Set uisus noster potest cognoscere omnia uisibilia, etiam incorruptibilia, quamuis ipse sit corruptibilis. Ergo intellectus noster, etiam dato quod esset corruptibilis, posset intelligere substantias separatas incorruptibiles, cum sint per se intelligibiles.

d'aller à l'infini, il est nécessaire qu'elle parvienne par l'abstraction à une quiddité qui soit, non pas la chose possédant la quiddité, mais seulement quiddité. Puisque donc les substances séparées ne sont rien d'autre que des quiddités existant par soi, il semble que l'âme intellective unie au corps puisse connaître les substances séparées. 7. Il nous est naturel de connaître les causes par les effets. Or il faut qu'il y ait quelques effets des substances séparées dans les choses sensibles et matérielles, puisque toutes les choses corporelles sont administrées par les anges, comme le montre Augustin dans le De Trinitate199[199]. L'âme unie au corps est donc capable de connaître les substances séparées par le moyen des sensibles. 8. L'âme unie au corps se connaît elle-même : en effet l'esprit se connaît et s'aime, comme dit Augustin dans le De Trinitate200[200]. Or l'âme elle-même est de la nature des substances séparées intellectuelles. Donc elle peut dans son union au corps avoir l'intelligence des substances séparées. 9. Rien dans les choses n'est en vain. Or l'intelligible serait en vain s'il n'était connu d'aucun intellect. S'agissant des substances séparées, comme elles sont intelligibles, notre intellect peut les connaître. 10. La vue est aux visibles ce que l'intellect est aux intelligibles. Or notre vue peut connaître tous les visibles, même les incorruptibles, quoique elle-même soit corruptible. Donc notre intellect, à supposer même qu'il soit corruptible, pourrait connaître les substances séparées incorruptibles, puisqu'elles sont intelligibles par soi.

Set contra. Nichil sine fantasmate intelligit anima, ut dicit Philosophus in III De anima. Set per fantasmata non possunt intelligi substantie separate. Ergo anima unita corpori non potest intelligere

En sens contraire : L'âme ne connaît rien sans les images, comme dit le Philosophe dans le De anima201[201]. Or les substances séparées ne peuvent être connues par les images. Donc

199[199] Augustin, De Trinitate III, IV 9 (P.L. 42, 873). 200[200] Id. ibid. IX, IV 4-5 (P.L. 42, 963). 201[201] Aristote, De anima III, 431 a 16-17.

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substantias separatas. l'âme unie au corps ne peut connaître les substances séparées.

Responsio. Dicendum quod hanc questionem Aristotiles promisit se determinaturum in III De anima, licet non inueniatur determinata ab ipso in libris eius qui ad nos peruenerunt. Vnde sectatoribus eius fuit occasio diuersimode procedendi ad huiusmodi questionis solutionem. Quidam enim posuerunt quod anima nostra, etiam corpori unita, potest peruenire ad hoc quod intelligat substantias separatas: et hoc ponunt esse ultimam felicitatem humanam. Set in modo intelligendi est apud eos diuersitas. Quidam enim posuerunt quod anima nostra potest pertingere ad intelligendum substantias separatas, non quidem eodem modo quo peruenimus ad intelligendum alia intelligibilia, de quibus instruimur in scientiis speculatiuis per diffinitiones et demonstrationes, set per continuationem intellectus agentis nobiscum. Ponunt enim intellectum agentem esse quamdam substantiam separatam, que naturaliter substantias separatas intelligit. Vnde cum iste intellectus agens fuerit unitus nobis sic ut per eum intelligamus, sicut nunc intelligimus per habitus scientiarum, sequeretur quod intelligamus substantias separatas. Modum autem quo iste intellectus agens possit sic continuari nobis, ut per eum intelligamus, talem assignant. Manifestum est enim ex Philosopho in II De anima, quod quandocumque dicimur aut esse aut operari aliquid duobus, unum eorum est quasi forma et aliud sicut materia: sicut dicimur sanari sanitate et corpore, unde sanitas comparatur ad corpus sicut forma ad materiam. Manifestum est etiam nos intelligere per intellectum agentem et per intelligibilia speculatiua; uenimus enim in cognitionem conclusionum per principia naturaliter nota et per intellectum agentem. Necesse est igitur quod intellectus agens comparetur ad

Réponse : Sur cette question Aristote a promis dans le De anima qu'il se déterminerait, bien qu'on n'en trouve pas trace dans les livres qui nous sont parvenus de lui. De là est venue pour ses sectateurs l'occasion de procéder de plusieurs manières à la solution de cette question. Certains ont soutenu que notre âme, même unie au corps, est capable de connaître les substances séparées, et ils soutiennent que c'est là l'ultime félicité de l'homme. Il y a pourtant chez eux plusieurs façons de comprendre la chose. Les uns ont soutenu que notre âme est capable de parvenir à connaître les substances séparées, non pas en vérité de la même façon que nous parvenons à l'intelligence des autres intelligibles, dont nous instruisent les sciences spéculatives moyennant définitions et démonstrations, mais par un contact de l'Intellect Agent avec nous. Ils affirment en effet que l'Intellect Agent est une substance séparée qui connaît naturellement les substances séparées. De là, comme cet Intellect Agent nous aurait été uni de telle sorte que nous fassions par lui acte d'intelligence (comme nous le faisons maintenant par l'habitus des sciences), il s'ensuivrait pour nous la possibilité d'avoir l'intelligence des substances séparées. Le mode par lequel cet Intellect Agent pourrait être en contact avec nous, ils le décrivent de la façon suivante. Il est manifeste, d'après le Philosophe202[202], que dire d'une chose qu'elle est ou opère à partir de deux [éléments), l'un d'eux est une quasi forme et l'autre comme une matière : ainsi quand on dit être rétabli de corps en bonne santé, la santé se compare au corps comme la forme à la matière. Il est de plus manifeste que nous faisons acte d'intelligence par l'intellect agent et les objets d'intellection spéculatifs ; nous venons en effet à la connaissance des conclusions par les principes naturellement

202[202] Id. ibid. II, 414 a 4-14.

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intelligibilia speculatiua sicuti principale agens ad instrumentum, et sicut forma ad materiam uel actus ad potentiam; semper enim quod est perfectius duorum est quasi actus alterius. Quicquid autem recipit in se id quod est quasi materia, recipit in se illud quod est quasi forma: sicut corpus recipiens superficiem recipit etiam colorem, qui est forma quedam superficiei, et pupilla recipiens colorem recipit et lumen, quod est actus coloris - eo enim est uisibilis actu -. Sic igitur intellectus possibilis in quantum recipit intellecta speculatiua, in tantum recipit de intellectu agente. Quando igitur intellectus possibilis receperit omnia speculata, tunc totaliter recipiet in se intellectum agentem; et sic intellectus agens fiet quasi forma intellectus possibilis, et per consequens nobis. Vnde sicut nunc intelligimus per intellectum possibilem, ita tunc intelligemus per intellectum agentem, non solum omnia naturalia, set etiam substantias separatas. Set in hoc est quedam diuersitas inter quosdam sectantium hanc opinionem. Quidam enim ponentes intellectum possibilem esse corruptibilem, dicunt quod nullo modo intellectus possibilis potest intelligere intellectum agentem neque substantias separatas. Nos autem in statu illius continuationis intellectus agentis nobiscum intelligemus ipsum intellectum agentem, et alias substantias separatas, per ipsum intellectum agentem in quantum unietur nobis ut forma. Alii uero, ponentes intellectum possibilem esse incorruptibilem, dicunt quod intellectus possibilis potest intelligere intellectum agentem et alias substantias separatas. Hec autem positio impossibilis est et uana, et contra intentionem Aristotilis. Impossibilis quidem, quia duo impossibilia ponit, scilicet quod intellectus agens sit quedam substantia separata a nobis secundum esse, et quod nos per intellectum agentem intelligamus sicut per formam. In tantum enim aliquo operamur ut forma, in quantum illo

connus et par l'intellect agent. Il est donc nécessaire que l'intellect agent se compare aux objets d'intellection spéculatifs comme l'agent principal à son instrument et comme la forme à la matière, ou l'acte à la puissance : toujours en effet le plus parfait des deux est le quasi acte de l'autre. Or tout ce qui reçoit en soi ce qui correspond à la matière, reçoit en soi ce qui correspond à la forme : ainsi le corps recevant la superficie reçoit aussi la couleur, qui est une certaine forme de la superficie, et la pupille recevant la couleur reçoit de plus la lumière qui est l'acte de la couleur (par elle en effet le visible est en acte). Ainsi donc l'intellect passif, en tant qu'il reçoit les objets d'intellection spéculatifs ( ?), pour autant il les reçoit de l'Intellect Agent. Quand donc l'intellect possible aura reçu tous les objets de spéculation, alors il recevra totalement en lui l'Intellect Agent ; et ainsi l'Intellect Agent deviendra quasiment la forme de l'intellect possible, et par conséquent il en sera ainsi pour nous. C'est pourquoi, de même qu'à présent nous connaissons par l'intellect possible, de même alors nous connaîtrons par l'Intellect Agent, non seulement toutes les choses naturelles, mais encore les substances séparées. Mais il existe sur ce point une certaine diversité parmi ceux qui suivent cette opinion. Les uns, soutenant que l'intellect possible est corruptible, disent qu'en aucune façon l'intellect possible ne peut avoir connaissance de l'Intellect Agent ni des substances séparées. Quant à nous, en cet état de continuité avec l'Intellect Agent, nous connaissons l'Intellect Agent lui-même et les autres substances séparées, par l'Intellect Agent lui-même en tant qu'il nous est uni comme forme. En revanche, d'autres, soutenant que l'intellect possible est incorruptible, disent que l'intellect possible peut connaître l'Intellect Agent et les autres substances séparées. Mais cette opinion est impossible et vaine, et contre l'intention d'Aristote. Impossible en vérité, parce qu'elle suppose deux impossibilités, à savoir que l'Intellect Agent est une substance séparée de nous de par

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adipiscimur aliquod esse actu: sicut calidum calore calefacit in quantum est calidum actu. Nichil enim agit nisi secundum quod est actu. Oportet ergo id quo aliquid agit aut operatur formaliter, uniri ei secundum esse. Vnde impossibile est quod duarum substantiarum separatarum secundum esse, una formaliter operetur per aliam. Et sic impossibile est quod si intellectus agens est quedam substantia separata a nobis secundum esse, quod ea formaliter intelligamus; posset autem esse quod ea intelligeremus actiue, sicut dicimur uidere sole illuminante. Vana est etiam predicta positio, quia rationes ad ipsam inducte non de necessitate concludunt. Et hoc patet in duobus. Primo quidem, quia si intellectus est substantia separata, ut ponunt, comparatio intellectus agentis ad intelligibilia speculatiua non erit sicut luminis ad colores, set sicut solis illuminantis; unde intellectus possibilis, per hoc quod recipit intelligibilia speculatiua, non coniungeretur substantie eius, set alicui effectui ipsius: sicut oculus, per hoc quod recipit colores, non unitur substantie solis, set lumini eius. Secundo, quia dato quod per hoc quod recipit intelligibilia speculata coniungatur intellectus possibilis ipsi substantie intellectus agentis aliquo modo, non tamen sequitur quod recipiendo omnia intelligibilia speculatiua, scilicet que abstrahuntur a fantasmatibus et acquiruntur per principia demonstrationum, perfecte coniungantur substantie intellectus agentis; nisi hoc esset probatum, quod omnia huiusmodi intelligibilia speculatiua adequarent uirtutem et substantiam intellectus agentis; quod patet esse falsum, quia intellectus agens est altioris gradus in entibus, si est substantia separata, quam omnia que fiunt intelligibilia per ipsum in rebus naturalibus. Mirum est etiam quomodo ipsimet non intellexerunt defectum sue rationis. Quamuis enim ponerent quod per unum

son être, et que nous connaissons par l'Intellect Agent comme par une forme. En effet, nous agissons par quelque principe à titre de forme pour autant que par lui nous conférons à quelque chose d'être en acte : ainsi le chaud chauffe par la chaleur en tant qu'il est chaud en acte. Rien n'agit en effet à moins d'être en acte. Il faut donc que ce par quoi un sujet agit ou opère formellement lui soit uni selon l'être. C'est pourquoi il est impossible que de deux substances séparées selon l'être, l'une opère formellement par l'autre. Et ainsi, il est impossible, si l'Intellect Agent est une substance séparée de nous selon l'être, que nous connaissions formellement par elle ; mais il pourrait se faire que par son assistance causale nous connaissions en acte, de même que nous disons voir par le soleil en tant que source de lumière. De plus la position est vaine, car les raisons qui y conduisent ne concluent pas nécessairement. C'est manifeste sur deux points. Premièrement, parce que si l'Intellect est une substance séparée, comme ils l'affirment, la comparaison entre l'intellect agent et les objets d'intellection spéculatifs ne sera pas de la lumière aux couleurs, mais du soleil à la lumière. Par conséquent, l'intellect possible, par le fait de recevoir les principes intelligibles de spéculation, ne serait pas joint à sa substance, mais à quelqu'un de ses effets : ainsi l'œil, par le fait de recevoir les couleurs, n'est pas uni à la substance du soleil, mais à sa lumière. Secondement, supposé que par le fait de recevoir les objets d'intellection spéculatifs, l'intellect possible soit conjoint en quelque façon à la substance même de l'intellect agent, il ne s'ensuit pas qu'en recevant tous les objets d'intellection spéculatifs, à savoir ceux qui sont abstraits des images et sont acquis par les principes des démonstrations, il soit parfaitement conjoint à la substance de l'intellect agent, sauf s'il était prouvé que tous les objets d'intellection spéculatifs de ce genre égaleraient l'efficience et la substance de l'intellect agent ; ce qui est évidemment faux, car l'intellect agent (s'il

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uel duo uel tria intelligibilia speculatiua unirentur nobiscum, non tamen sequitur, secundum eos, quod propter hoc intelligamus omnia alia intelligibilia speculatiua. Manifestum est autem quod multo plus excedunt substantie intelligibiles separate omnia predicta, que dicuntur intelligibilia speculatiua, quam omnia ea simul accepta excedant unum uel duo, uel quodlibet ex eis: quia omnia ista sunt unius generis et eodem modo intelligibilia, substantie autem separate sunt altioris generis, et altiori modo intelliguntur. Vnde etsi continuetur intellectus agens nobiscum secundum quod est forma et agens istorum intelligibilium, non sequitur propter hoc quod continuetur nobiscum secundum quod intelligit substantias separatas. Manifestum est etiam quod hec positio est contra intentionem Aristotilis, qui dicit in I Ethicorum quod felicitas est quoddam bonum commune, quod potest accidere omnibus non orbatis ad uirtutem. Intelligere autem omnia que dicuntur ab eis intelligibilia speculatiua, uel est impossibile alicui homini, uel adeo perrarum, quod nunquam alicui homini hoc accidit in statu huius uite, nisi Christo, qui fuit Deus et homo. Vnde impossibile est quod hoc requiratur ad felicitatem humanam. Vltima autem humana felicitas consistit in intelligendo nobilissima intelligibilia, ut dicit Philosophus in X Ethicorum. Non igitur ad intelligendum substantias separatas que sunt nobilissima intelligibilia, secundum quod in hoc consistit felicitas humana, requiritur quod aliquis intelligat intelligibilia speculatiua omnia. Alio etiam modo apparet quod predicta positio est contra intentionem Aristotilis. Dicitur enim in I Ethicorum quod felicitas consistit in operatione que est secundum perfectam uirtutem. Et ideo, ut appareat in quo determinate consistit felicitas, necesse habuit determinare de

est une substance séparée) est d'un degré plus élevé parmi les étants que tout ce qui est rendu intelligible par lui dans les choses naturelles. Il est de plus étonnant qu'ils n'aient pas compris eux-mêmes le défaut de leur raisonnement. En effet, bien que soutenant que l'Intellect Agent nous soit uni par un, deux ou trois objets d'intellection spéculatifs, il ne s'ensuit pas cependant, d'après eux, qu'à cause de cela nous connaissions tous les autres objets d'intellection spéculatifs. Or il est manifeste que les substances intelligibles séparées excèdent la totalité des intelligibles susdits, qu'on dit objets d'intellection spéculatifs, beaucoup plus que tous ceux-là pris ensemble excèdent un ou deux ou un nombre quelconque d'entre eux. Tous en effet relèvent du même genre et du même mode d'intelligibilité, tandis que les substances séparées sont d'un genre plus élevé et sont connues par un mode plus élevé. C'est pourquoi, même si l'Intellect Agent est en contact avec nous à titre de forme et d'agent de ces intelligibles, il ne s'ensuit pas qu'il soit en continuité avec nous selon qu'il connaît les substances séparées. Il est de plus manifeste que cette position est contraire à l'intention d'Aristote, qui dit dans les Ethiques203[203] que la félicité est un certain bien commun qui peut advenir à tous ceux qui ne sont pas privés de vertu. Or connaître tout ce qu'ils appellent principes intelligibles, ou bien est impossible à un homme, ou bien si rare que jamais ceci n'est arrivé à un homme en cette vie sauf au Christ, qui fut Dieu et homme. Il est donc impossible que ceci soit requis pour la félicité humaine. En revanche, la félicité humaine consiste dans l'intelligence des intelligibles les plus nobles, comme dit le Philosophe dans les Ethiques204[204]. Il n'est donc pas nécessaire pour connaître les substances séparées qui sont les plus nobles des intelligibles, (c'est bien en cela que

203[203] Aristote, Ethique à Nicomaque I, 1099 b 18-20. 204[204] Id. ibid. X, 1177 a 12-21.

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omnibus uirtutibus, ut ipsemet dicit in fine primi Ethicorum; quarum quedam ponuntur ab ipso morales: ut fortitudo, temperantia et huiusmodi; quedam autem intellectuales, que sunt quinque secundum ipsum: sapientia, scientia, intellectus, prudentia et ars; inter quas precipuam ponit sapientiam, in cuius operatione oportet consistere ultimam felicitatem, ut in X apparet. Sapientia autem est ipsa philosophia prima, ut patet in principio Methaphysice. Vnde relinquitur quod ultima felicitas humana, que potest haberi in hac uita secundum intentionem Aristotilis, est cognitio de substantiis separatis qualis potest haberi per principia philosophie, et non per modum continuationis quam aliqui sompniauerunt. Vnde fuit alia opinio, quod anima humana per principia philosophie deuenire potest ad intelligendum ipsas substantias separatas. Ad quod quidem ostendendum sic procedebant. Manifestum est enim quod anima humana potest abstrahere a rebus naturalibus quidditates earum et intelligere eas. Hoc enim contingit quotiescumque intelligimus de aliqua re materiali quid est. Si igitur illa quidditas abstracta non est quidditas pura, set est res habens quidditatem, iterum intellectus noster potest abstrahere illam. Et cum hoc non possit procedere in infinitum, deuenietur ad hoc quod intelligat aliquam simplicem quidditatem; et per eius considerationem intellectus noster intelliget substantias separatas, que nichil aliud sunt quam quedam simplices quidditates. Set hec ratio est omnino insufficiens. Primo quidem, quia quidditates rerum materialium sunt alterius generis a quidditatibus separatis, et habent alium modum essendi. Vnde per hoc quod intellectus noster intelligit quidditates rerum materialium non sequitur quod intelligat quidditates separatas. Iterum,

consiste la félicité humaine), que quelqu'un connaisse tous les objets d'intellection spéculatifs. Il apparaît encore que la position précédente est contraire d'une autre façon à l'opinion d'Aristote. Il est dit en effet dans les Ethiques205[205] que la félicité consiste dans l'opération qui est conforme à la vertu parfaite. Et ainsi, pour qu'apparaisse en quoi consiste précisément la félicité, il lui a fallu définir la nature des vertus, comme il le dit lui-même dans les Ethiques. Les unes sont définies par lui-même vertus morales, comme la force, la tempérance et autres du même genre ; les autres sont dites intellectuelles, d'après lui au nombre de cinq : la sagesse, la science, l'intellect, la prudence et l'art, parmi lesquelles il pose comme principale la sagesse, dans l'opération de laquelle il faut poser l'ultime félicité. Or la sagesse, c'est la philosophie elle-même, comme le montre la Métaphysique206[206] au commencement. D'où il reste que la félicité humaine ultime, celle qui est accessible en cette vie selon l'opinion d'Aristote, est la connaissance des substances séparées telle qu'on peut l'obtenir par les principes de la philosophie, et non par le mode du contact dont rêvèrent certains. D'où naquit une autre opinion : l'âme humaine par les principes de la philosophie est capable d'en venir à l'intelligence des substances séparées elles-mêmes. Et pour le montrer ils procédaient ainsi. Il est manifeste que l'âme humaine peut abstraire des choses naturelles leur quiddité et la concevoir. Cela arrive chaque fois que nous concevons d'une chose matérielle ce qu'elle est. Si donc cette quiddité abstraite n'est pas quiddité pure, mais quelque chose ayant la quiddité, de nouveau notre intellect peut l'abstraire. Et comme on ne peut procéder à l'infini, on en viendra à ceci que [l'âme] conçoit quelque quiddité simple, par la considération de laquelle notre intellect conçoit les substances séparées, qui ne sont

205[205] Id. ibid. I, 1098 a 16-17. 206[206] Id. Métaphysique I, 982 b 7-10.

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diuerse quidditates intellecte differunt specie, et inde est quod etiam qui intelligit quidditatem unius rei materialis, non intelligit quidditatem alterius: non enim qui intelligit quid est lapis, intelligit quid est animal. Vnde, dato quod quidditates separate essent eiusdem rationis cum quidditatibus materialibus, non sequeretur quod qui intelligit has quidditates rerum materialium, intelligeret substantias separatas; nisi forte secundum opinionem Platonis, qui posuit substantias separatas esse species horum sensibilium. Et ideo aliter dicendum est quod anima intellectiua humana, ex unione ad corpus, habet aspectum inclinatum ad fantasmata; unde non informatur ad intelligendum aliquid nisi per species a fantasmatibus acceptas. Et huic etiam consonat dictum Dyonisii, in I capitulo Celestis ierarchie. Dicit enim quod impossibile est nobis lucere diuinum radium, nisi uarietate sacrorum uelaminum circumuelatum. In tantum igitur anima, dum est unita corpori, potest ad cognitionem substantiarum separatarum ascendere, in quantum potest per species a fantasmatibus acceptas manuduci. Hoc autem non est ut intelligatur de eis quid sint, cum ille substantie excedant omnem proportionem horum intelligibilium; set possumus hoc modo de substantiis separatis aliquo modo cognoscere quia sunt: sicut per effectus deficientes deuenimus in causas excellentes ut cognoscamus de eis tantum quia sunt; et dum cognoscimus quia sunt cause excellentes, scimus de eis quia non sunt tales quales sunt earum effectus. Et hoc est scire de eis magis quid non sunt quam quid sunt. Et secundum hoc est aliqualiter uerum quod, in quantum intelligimus quidditates quas abstrahimus a rebus materialibus, intellectus noster, conuertendo se ad illas quidditates, potest intelligere substantias separatas, ut intelligat eas esse immateriales sicut ipse

rien d'autre que des quiddités simples. Mais ce raisonnement est totalement insuffisant. D'abord parce que les quiddités des choses matérielles sont d'un autre genre que les quiddités séparées et qu'elles ont un autre mode d'être. Par conséquent, de ce que notre intellect connaît les quiddités des choses matérielles, il ne suit pas qu'il connaisse les quiddités séparées. Ensuite, les diverses quiddités connues diffèrent en espèce, et donc celui qui connaît la quiddité d'une chose matérielle ne connaît pas celle d'une autre : qui connaît ce qu'est la pierre, ne connaît pas ce qu'est l'animal. C'est pourquoi, supposé que les quiddités séparées soient de même nature que les quiddités matérielles, il ne suivrait pas que, de connaître ces quiddités des choses matérielles, on connût les substances séparées ; à moins peut-être de souscrire à l'opinion de Platon qui soutint que les substances séparées étaient les Formes de ces choses sensibles. Et ainsi il faut dire autrement que l'âme intellective humaine, de par son union au corps a une face tournée vers les images ; par là elle n'est informée pour concevoir quelque objet que par les espèces recueillies des images. Et à cela consonne ce que dit Denys dans la Hiérarchie Céleste207[207]. Il déclare impossible en effet qu'un rayon divin luise pour nous sinon enveloppé par la variété des voiles sacrés. Donc, tant qu'elle est unie au corps, l'âme peut s'élever à la connaissance des substances séparées dans la mesure où elle peut y être guidée par les espèces reçues des images. Mais non pas de telle sorte que soit connu ce que sont de telles substances, puisqu'elles excèdent toute comparaison à ces [espèces] intelligibles ; mais nous pouvons de cette façon connaître des substances séparées en quelque sorte qu'elles sont : de même que par des effets déficients nous en venons aux causes transcendantes pour connaître d'elles seulement qu'elles sont ; et pendant que nous connaissons d'elles qu'elles sont des causes transcendantes, nous savons qu'elles

207[207] Denys, Hiérarchie Céleste I, 2.

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quidditates sunt a materia abstracte. Et sic per considerationem intellectus nostri deducimur in cognitionem substantiarum separatarum intelligibilium. Nec est mirum si substantias separatas non possumus in hac uita cognoscere intelligendo quid sunt, set quid non sunt, quia etiam quidditatem et naturam corporum celestium non aliter cognoscere possumus. Et sic etiam notificat ea Aristotiles in I De celo et mundo, scilicet ostendens quod non sunt grauia neque leuia, neque generabilia neque corruptibilia, neque contrarietatem habentia.

ne sont pas telles que sont leurs effets. Et c'est là savoir d'elles ce qu'elles ne sont pas plutôt que ce qu'elles sont. Et suivant cela, il est également vrai que, dans la mesure où nous concevons les quiddités que nous abstrayons des choses matérielles, notre intellect, en se tournant vers ces quiddités, peut connaître les substances séparées en ce sens qu'il discerne qu'elles sont immatérielles comme le sont elles-mêmes les quiddités abstraites de la matière. Et ainsi par la considération de notre intellect, nous sommes conduits à la connaissance des substances séparées intelligibles. Et il n'est pas étonnant que nous puissions connaître en cette vie les substances séparées en comprenant, non pas ce qu'elles sont, mais ce qu'elles ne sont pas, puisque aussi bien, s'agissant de la quiddité et de la nature des corps célestes, nous ne pouvons les connaître autrement. Aristote lui-même le notifie dans le De caelo et mundo208[208] en montrant qu'ils ne sont ni lourds ni légers, ni engendrés ni corruptibles, n'ayant pas de contrariété.

1. Ad primum ergo dicendum quod finis ad quem se extendit naturalis possibilitas anime humane est ut cognoscat substantias separatas secundum modum predictum; et ab hoc non impeditur per hoc quod corpori unitur. Et similiter etiam in tali cognitione substantie separate est ultima felicitas hominis ad quam per naturalia peruenire potest. 2. Vnde patet solutio ad secundum. 3. Ad tertium dicendum quod cum intellectus possibilis continue reducatur de potentia in actum per hoc quod magis ac magis intelligit, finis tamen huiusmodi reductionis siue generationis erit in intelligendo suppremum intelligibile, quod est diuina essentia; set ad hoc non potest peruenire per naturalia, set per gratiam tantum. 4. Ad quartum dicendum quod difficilius est facere separata et intelligere, quam intelligere que separata sunt, si de eisdem agatur; set si de aliis, non est

Solutions : 1. La fin à laquelle s'étend la possibilité de l'âme humaine est de connaître les substances séparées selon le mode indiqué plus haut ; et le fait d'être unie au corps ne l'en empêche pas. Bien plus, c'est dans une telle connaissance de la substance séparée que réside l'ultime félicité de l'homme à laquelle il peut parvenir par ses forces naturelles. 2. De là est rendue manifeste la solution à la 2me objection. 3. Comme l'intellect est conduit progressivement de la puissance à l'acte en faisant de plus en plus acte d'intelligence, cependant la fin d'un achèvement ou génération de ce type sera dans l'intellection du suprême intelligible, qui est l'essence divine ; mais à cela il ne peut parvenir par ses forces naturelles mais seulement par la grâce. 4. Il est plus difficile de rendre les choses séparées et de les connaître que de

208[208] Aristote, De caelo et mundo I, 269 b 30 ; 270 a 12-22.

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necessarium: quia maior potest esse difficultas in intelligendo tantum aliqua separata, quam in abstrahendo et in intelligendo alia. 5. Ad quintum dicendum quod sensus respectu sensibilium excellentium duplicem defectum patitur: unum quidem, quia non potest ipsum comprehendere propter hoc quod excedit proportionem sensus; alium autem, quia post excellentia sensibilia non percipit minora sensibilia, et hoc est quia corrumpitur organum sensus. Licet igitur intellectus non habeat organum quod possit corrumpi ab excellenti intelligibili, tamen aliquod excellens intelligibile potest excedere facultatem intellectus nostri in intelligendo. Et tale intellegibile est substantia separata, que excedit facultatem intellectus qui, secundum quod est unitus corpori, est natus perfici per species a fantasmatibus separatas. Si tamen intellectus noster intelligeret substantias separatas, non intelligeret minus alia, set magis. 6. Ad sextum dicendum quod quidditates abstracte a rebus materialibus non sufficiunt ut per eas possimus cognoscere de substantiis separatis quid sunt, ut ostensum est. 7. Et similiter dicendum est ad septimum, nam effectus deficientes, ut supra dictum est, non sufficiunt ut per eos cognoscatur de causa quid est. 8. Ad octauum dicendum quod intellectus possibilis noster intelligit se ipsum non directe, apprehendendo essentiam suam, set per speciem a fantasmatibus acceptam. Vnde Philosophus dicit in III De anima quod intellectus possibilis est intelligibilis sicut et alia. Et hoc ideo est, quia nichil est intelligibile secundum quod est in potentia, set secundum quod est actu, ut dicitur in IX Methaphysice. Vnde, cum intellectus possibilis sit potentia tantum in esse intelligibili, non potest intelligi nisi per formam suam per

connaître celles qui sont séparées, s'il s'agit des mêmes choses ; mais si c'en est d'autres, cela ne va pas de soi ; car il peut y avoir une plus grande difficulté à concevoir certaines choses qui ne sont que séparées, qu'à abstraire et concevoir les autres. 5. Le sens souffre d'un double défaut au regard des sensibles très intenses : l'un parce qu'il ne peut les comprendre pour la raison qu'ils excèdent la capacité du sens ; l'autre parce que, suite aux sensibles très intenses, il ne perçoit plus les sensibles de moindre intensité, en raison de la corruption de l'organe sensible. S'agissant de l'intellect, bien qu'il n'ait pas d'organe susceptible d'être corrompu par l'intensité de l'intelligible, cependant celui-ci peut excéder la faculté de notre intellect à le concevoir. Tel est le cas de la substance séparée : son intelligibilité excède la faculté de notre intellect qui, de par son union au corps, est naturellement apte à être informé par les espèces séparées des images. Cependant, si notre intellect concevait les substances séparées, il n'en concevrait pas moins les autres qui ne le sont pas, il le ferait mieux. 6. Les quiddités abstraites des choses matérielles ne suffisent pas à nous faire connaître des substances séparées ce qu'elles sont, comme on l'a montré. 7. Même solution à la 7me objection, car des effets déficients, comme on l'a montré plus haut, ne suffisent pas faire connaître ce qu'est la cause. 8. Notre intellect possible ne se connaît pas lui-même directement, par appréhension de son essence, mais par [la médiation de] l'espèce reçue des images. Aussi le Philosophe dit-il dans le De anima209[209] que l'intellect possible est intelligible à l'instar des autres objets. Et c'est ainsi parce que rien n'est intelligible tant qu'il demeure en puissance, il ne l'est qu'en acte, comme il est dit dans la Métaphysique210[210]. C'est pourquoi l'intellect possible, qui est en puissance du point de vue de l'être

209[209] Id. De anima III, 430 a 3-2. 210[210] Id. Métaphysique IX, 1051 a 29-33.

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quam fit actu, que est species a fantasmatibus accepta; sicut et quelibet alia res intelligitur per formam suam. Et hoc est etiam commune in omnibus potentiis anime, quod actus cognoscuntur per obiecta, et potentie per actus, et anima per suas potentias. Sic igitur et anima intellectiua per suum intelligibile cognoscitur. Species autem a fantasmatibus accepta non est forma substantie separate, ut per eam cognosci possit, sicut per eam aliqualiter cognoscitur intellectus possibilis. 9. Ad nonum dicendum quod ratio illa omnino inefficax est propter duo. Primo quidem, quia intelligibilia non sunt propter intellectus intelligentes ipsa, set magis intelligibilia sunt fines et perfectiones intellectuum; unde non sequitur, si esset aliqua substantia intelligibilis non intellecta ab aliquo alio intellectu, quod propter hoc esset frustra, nam frustra dicitur de eo quod est ad finem quem non pertingit. Secundo, quia etsi substantie separate non intelligantur ab intellectu nostro secundum quod est corpori unitus, intelliguntur tamen a substantiis separatis. 10. Ad decimum dicendum quod species quarum est uisus receptiuus possunt esse similitudines quorumcumque corporum, siue corruptibilium, siue incorruptibilium. Set species a fantasmatibus abstracte, quarum est receptiuus intellectus possibilis, non sunt similitudines substantiarum separatarum; et ideo non est simile.

intelligible, ne peut être intelligible que par la forme par laquelle il devient en acte, forme qui est l'espèce tirée des images ; de même que c'est par la forme qu'il connaît toute autre chose. Il est d'ailleurs commun à toutes les puissances de l'âme que les actes sont connus par les objets, les puissances par les actes, et l'âme par ses puissances. Ainsi donc l'âme intellective est-elle connue par son [espèce] intelligible. Or l'espèce reçue des images n'est pas la forme de la substance séparée, de telle sorte que celle-ci puisse être connue par elle comme l'est en quelque sorte par elle l'intellect possible. 9. Cet argument est totalement inefficace pour deux raisons. Premièrement parce que les intelligibles ne sont pas pour les intellects qui les conçoivent, mais ils sont plutôt les fins et perfections des intellects ; c'est pourquoi, s'il y avait quelque substance intelligible inconnue d'une autre, il ne s'ensuit pas qu'elle serait en vain, car "en vain" se dit de ce qui est pour une fin qu'il n'atteint pas. Secondement, parce que, bien que les substances séparées ne soient pas connues par notre intellect en raison de son union au corps, elles le sont cependant par les substances séparées. 10. Les espèces susceptibles d'être reçues par la vue peuvent être similitudes de n'importe quel corps, les corruptibles aussi bien que les incorruptibles. Mais les espèces abstraites des images, susceptibles d'être reçues par l'intellect possible, ne sont pas les similitudes des substances séparées. Le cas n'est donc pas le même.

Questio 17. Vtrum anima separata intelligat substantias separatas?

Question 17 — L'âme séparée connaît-elle les substances séparées ?

Septimodecimo queritur utrum anima separata intelligat substantias separatas. Et uidetur quod non. Perfectioris enim substantie perfectior est operatio. Set anima unita corpori est perfectior quam separata, ut uidetur, quia quelibet pars perfectior est unita toti quam separata. Si igitur anima unita corpori non potest intelligere substantias separatas, uidetur quod nec a corpore separata.

Objections : 1. Il semble que non. En effet, plus parfaite est la substance, plus parfaite l'opération. Or l'âme unie au corps est plus parfaite que l'âme séparée, semble-t-il, car chaque partie est plus parfaite d'être unie au tout que d'en être séparée. Si donc l'âme unie au corps ne peut connaître les substances séparées, il semble qu'elle ne le puisse une fois séparée du corps.

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2. Preterea. Anima nostra aut potest cognoscere substantias separatas per naturam, aut per gratiam tantum. Si per naturam, cum naturale sit anime quod corpori uniatur, non impediretur per unionem ad corpus quin substantias separatas cognosceret. Si autem per gratiam, cum non omnes anime separate habeant gratiam, sequetur ad minus quod non omnes anime separate cognoscant substantias separatas. 3. Preterea. Anima unita est corpori ut perficiatur in eo scientiis et uirtutibus. Maxima autem perfectio anime consistit in cognitione substantiarum separatarum. Si igitur ex hoc solo quod separatur cognosceret substantias separatas, frustra anima corpori uniretur. 4. Preterea. Si anima separata cognoscit substantiam separatam, oportet quod cognoscat eam uel per essentiam eius, uel per speciem ipsius. Set non per essentiam substantie separate, quia essentia substantie separate non est unum cum anima separata; similiter nec per speciem eius, quia a substantiis separatis, cum sint simplices, non potest fieri abstractio speciei. Ergo anima separata nullo modo cognoscit substantias separatas. 5. Preterea. Si anima separata cognoscit substantiam separatam, aut cognoscit eam sensu, aut intellectu. Manifestum est autem quod non cognoscit eam sensu, quia substantie separate non sunt sensibiles; similiter etiam nec per intellectum, quia intellectus non est singularium, substantie autem separate sunt quedam substantie singulares. Ergo anima separata nullo modo cognoscit substantiam separatam. 6. Preterea. Intellectus possibilis anime nostre plus distat ab angelo quam ymaginatio nostra ab intellectu possibili, quia ymaginatio et intellectus possibilis reducuntur in eamdem substantiam anime. Set ymaginatio nullo modo potest intelligere intellectum possibilem. Ergo intellectus possibilis noster nullo modo potest apprehendere substantiam separatam.

2. Supposé que notre âme connaisse les substances séparées, elle le peut ou par nature ou par grâce. Si par nature, comme il est naturel à l'âme d'être unie au corps, elle ne serait pas empêchée de par son union au corps de connaître les substances séparées ; mais si c'est par grâce, comme les âmes séparées n'ont pas toutes la grâce, il s'ensuit au minimum que les âmes séparées n'aient pas toutes connaissances des substances séparées. 3. L'âme est unie au corps pour être menée en lui à la perfection par les sciences et les vertus. Or la plus grande perfection de l'âme consiste dans la connaissance des substances séparées. Si donc elle les connaissait par le seul fait d'être elle-même séparée du corps, c'est en vain que l'âme serait unie au corps. 4. Si l'âme connaît une substance séparée, il faut qu'elle la connaisse ou par l'essence ou par une espèce de cette dernière. Or ce n'est pas par l'essence, car l'essence de la substance séparée ne fait pas un avec l'âme séparée ; ni par une espèce, car on ne peut abstraire une espèce des substances séparées en raison de leur simplicité. Donc l'âme séparée ne connaît en aucune façon les substances séparées. 5. Si l'âme connaît la substance séparée, elle la connaît ou par le sens ou par l'intellect. Or il est manifeste qu'elle ne la connaît pas par le sens, car les substances séparées ne sont pas sensibles ; et non plus par l'intellect, car l'intellection ne porte pas sur les singuliers, et les substances séparées sont des substances singulières. Donc l'âme séparée ne connaît en aucune façon la substance séparée. 6. L'intellect possible de notre âme est plus éloignée de l'ange que notre imagination de l'intellect possible, car l'imagination et l'intellect possible se rejoignent dans la même substance de l'âme. Mais l'imagination ne peut en aucune façon connaître l'intellect possible. Donc l'intellect possible ne peut en aucune façon connaître la substance séparée. 7. La volonté se rapporte au bien, comme l'intellect au vrai. Mais la volonté de

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7. Preterea. Sicut se habet uoluntas ad bonum, ita intellectus ad uerum. Set uoluntas quarumdam animarum separatarum, scilicet dampnatorum, non potest ordinari ad bonum. Ergo et intellectus earum nullo modo potest ordinari ad uerum, quod potissime intellectus consequitur in cognitione substantie separate. Ergo non omnis anima separata potest cognoscere substantiam separatam. 8. Preterea. Felicitas ultima secundum philosophos ponitur in intelligendo substantias separatas, ut dictum est. Si autem anime dampnatorum intelligunt substantias separatas, quas non possumus hic intelligere, uidetur quod dampnati sint propinquiores felicitati quam nos; quod est inconueniens. 9. Preterea. Vna intelligentia intelligit aliam per modum sue substantie, ut dicitur in libro De causis. Set anima separata non potest cognoscere suam substantiam, ut uidetur, quia intellectus possibilis non intelligit se ipsum nisi per speciem a fantasmatibus acceptam, ut dicitur in III De anima. Ergo anima separata non potest intelligere alias substantias separatas. 10. Preterea. Duplex est modus cognoscendi; unus modus secundum quod a posterioribus deuenimus in priora: et sic que sunt magis nota simpliciter cognoscuntur a nobis per ea que sunt minus nota simpliciter; alio modo a prioribus in posteriora: et sic que sunt magis nota simpliciter per prius cognoscuntur a nobis. In animabus autem separatis non potest esse primus modus cognoscendi: ille enim modus competit nobis secundum quod cognitionem a sensu accipimus. Ergo anima separata intelligit modo secundo, scilicet deueniendo a prioribus in posteriora; et sic que sunt magis nota simpliciter sunt per prius ei nota. Set maxime notum est essentia diuina. Si igitur anima separata

quelques unes des âmes séparées, à savoir les damnés, ne peut être ordonnée au bien. Et donc leur intellect ne peut en aucune façon être ordonné au vrai, que par dessus tout l'intellect poursuit dans la connaissance de la substance séparée. Donc n'importe quelle âme séparée ne peut connaître la substance séparée. 8. La félicité ultime selon les philosophes se situe dans l'intellection des substances séparées, comme on l'a dit. Or si l'âme des damnés connaît les substances séparées, que nous ne pouvons connaître ici-bas, il semble que les damnés soient plus proches de la félicité que nous-mêmes, - ce qui ne convient pas. 9. C'est par le mode de sa substance qu'une intelligence en connaît une autre, comme il est dit dans le livre De causis211[211]. Mais l'âme séparée ne peut connaître sa substance, semble-t-il, car l'intellect possible ne se connaît que par une espèce reçue des images, comme il est dit dans le De anima212[212]. Donc l'âme séparée ne peut connaître les autres substances séparées. 10. Il existe un double mode de connaissance. L'un selon lequel nous allons des connaissances conséquentes aux antécédentes : et ainsi les choses de soi plus intelligibles sont connues par celles qui sont de soi moins intelligibles. L'autre qui va des antécédentes aux conséquentes : et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont connues par nous en priorité. Dans l'âme séparée le premier mode de connaissance est impossible : en effet, le mode qui nous revient, c'est de recevoir la connaissance des sens. Donc l'âme séparée connaît selon le second, à savoir en allant des antécédentes aux conséquentes ; et ainsi les choses qui sont de soi plus intelligibles lui sont connues en priorité. Or ce qu'il y a de plus intelligible est la substance divine. Si donc l'âme séparée connaît naturellement les substances séparées, il semble que par les seules forces naturelles elle puisse voir

211[211] De causis, Prop. 7. 212[212] Aristote, De anima III, 430 a 2-9.

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naturaliter cognoscit substantias separatas, uidetur quod ex solis naturalibus possit uidere essentiam diuinam, quod est uita eterna; et hoc est contra Apostolum qui dicit, Rom. VI, "Gratia Dei uita eterna". 11. Preterea. Inferior substantia separata intelligit aliam secundum quod impressio superioris est in inferiori. Set impressio substantie separate est in anima separata multum deficienter a substantia separata. Ergo non potest eam intelligere.

l'essence divine, en quoi consiste la vie éternelle : ce qui est contraire à la parole de l'apôtre : "la vie éternelle est grâce de Dieu" (Rom. 6, 23). 11. Une substance inférieure en connaît une autre par l'impression d'une substance supérieure sur l'inférieure. Or l'impression d'une substance supérieure ne se fait dans l'âme que de façon déficiente. Donc celle-ci ne peut la connaître.

Set contra. Simile simili cognoscitur. Set anima separata est substantia separata. Ergo potest intelligere substantias separatas.

En sens contraire : Le semblable est connu par le semblable. Or l'âme séparée est une substance séparée. Elle peut donc connaître les substances séparées.

Responsio. Dicendum quod secundum ea que fides tenet, conuenienter uidetur dicendum quod anime separate cognoscant substantias separatas. Substantie enim separate dicuntur angeli et demones, in quorum societatem deputantur anime hominum separate, bonorum uel malorum. Non uidetur autem probabile quod anime dampnatorum demones ignorent, quorum societati deputantur, et qui animabus terribiles esse dicuntur. Multo autem minus probabile uidetur quod anime bonorum ignorent angelos, quorum societate letantur. Hoc autem quod anime separate substantias separatas utcumque cognoscant rationabiliter accidit. Manifestum est enim quod anima humana corpori unita aspectum habet ex unione corporis ad inferiora directum. Vnde non perficitur nisi per ea que ab inferioribus accipit, scilicet per species a fantasmatibus abstractas. Vnde neque in cognitionem sui ipsius, neque in cognitionem aliorum deuenire potest, nisi in quantum ex predictis speciebus manuducitur, ut supra dictum est. Set quando iam anima erit a corpore separata aspectus eius non ordinabitur ad aliqua inferiora, ut ab eis accipiat, set erit absolutus, potens a superioribus substantiis influentiam recipere sine

Réponse : D'après ce que tient la foi, il semble convenable de dire que les âmes séparées connaissent les substances séparées. Sont appelées ainsi les anges et les démons, à la société desquelles sont destinées les âmes séparées des hommes, des bons ou des mauvais. Or il semble improbable que les âmes des damnés ignorent les démons, à la société desquels elles sont assignées et dont on dit qu'ils sont terribles aux âmes. Mais encore plus improbable que les âmes des bons ignorent les anges dans la société desquels ils se réjouissent. Que, d'autre part, les âmes séparées connaissent les substances séparées, quelle qu'en soit la manière, l'éventualité est raisonnable. En effet, il est manifeste que l'âme humaine unie au corps a, du fait de cette union, le regard dirigé vers les réalités inférieures. Elle n'atteint par conséquent sa perfection que par les informations qu'elle reçoit de celles-ci, à savoir par les espèces abstraites des images. C'est pourquoi, ni dans la connaissance de soi-même, ni dans celle des autres, ne peut-elle progresser qu'en étant menée par les espèces susdites, comme on l'a dit plus haut. Mais dès lors que l'âme sera séparée du corps, son regard ne sera plus ordonné aux réalités inférieures pour en recevoir quelque chose, mais il en sera délié, pouvant recevoir l'influence des substances supérieures sans avoir à

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inspectione fantasmatum - que tunc omnino non erunt -; et per huiusmodi influentiam reducetur in actum. Et sic se ipsam cognoscet directe, suam essentiam intuendo, et non a posteriori sicut nunc accidit. Sua autem essentia pertinet ad genus substantiarum separatarum intellectualium, et eumdem modum subsistendi habet, licet sit infima in hoc genere: omnes enim sunt forme subsistentes. Sicut igitur una aliarum substantiarum separatarum cognoscit aliam intuendo substantiam suam, in quantum in ea est aliqua similitudo alterius substantie cognoscende per hoc quod recipit influentiam ab ipsa, uel ab aliqua altiori substantia que est communis causa utriusque, ita etiam anima separata, intuendo directe essentiam suam, cognoscet substantias separatas secundum influentiam receptam ab eis, uel a superiori causa, scilicet Deo. Non tamen ita perfecte cognoscet substantias separatas naturali cognitione sicut ipse cognoscunt se inuicem, eo quod anima est infima inter eas, et infimo modo recipit intelligibilis luminis emanationem.

observer les images - celles-ci seront alors totalement absentes - et par cette influence l'âme sera mise en acte. Et ainsi, elle se connaîtra elle-même directement, en voyant son essence intuitivement, et non a posteriori, comme à présent. De fait son essence appartient au genre des substances séparées intellectuelles, elle en a le même mode de subsister (bien qu'elle soit la plus basse en ce genre) : toutes en effet sont des formes subsistantes. Ainsi de même que pour les autres substances séparées, l'une connaît l'autre en voyant sa propre substance, (en tant qu'existe en elle quelque similitude de l'autre substance à connaître, par cela qu'elle reçoit l'influence de celle-ci ou de quelque autre substance plus élevée, cause commune de l'une et de l'autre), de même l'âme séparée, en voyant directement son essence propre, connaît les substances séparées en raison de l'influence qu'elle reçoit d'elles ou d'une cause supérieure, à savoir de Dieu. Cependant, elle ne connaît pas les substances séparées d'une connaissance naturelle avec la perfection que celles-ci se connaissent entre elles, parce que l'âme est parmi elles la plus basse, et c'est sur le mode le plus bas qu'elle reçoit l'émanation de la lumière intelligible.

1. Ad primum ergo dicendum quod anima unita corpori est quodammodo perfectior quam separata, scilicet quantum ad naturam speciei; set quantum ad actum intelligibilem habet aliquam perfectionem a corpore separata, quam habere non potest dum est corpori unita. Nec hoc est inconueniens: quia operatio intellectualis competit anime secundum quod supergreditur corporis proportionem. Intellectus enim non est actus alicuius organi corporalis. 2. Ad secundum dicendum quod loquimur de cognitione anime separate que sibi per naturam competit (nam de cognitione que sibi dabitur per gratiam loquendo, equabitur angelis in cognoscendo). Hec autem cognitio, ut cognoscat predicto modo substantias separatas, est sibi naturalis, non simpliciter, set in quantum est separata.

Solutions : 1. L'âme unie au corps est d'une certaine façon plus parfaite que la séparée, à savoir quant à la nature de l'espèce ; mais, quant à l'acte intelligible, elle possède, étant séparée du corps, quelque perfection qu'elle ne peut avoir tant qu'elle est unie au corps. Il n'y a pas d'inconvénient à cela, car l'opération intellectuelle revient à l'âme selon qu'elle dépasse la mesure du corps. En effet l'intellect n'est l'acte d'aucun organe corporel. 2. Nous parlons de cette connaissance de l'âme séparée qui lui appartient de par sa nature (car s'agissant de la connaissance qui lui est donnée par grâce, elle égale celle des anges en qualité de connaissance). Quant à cette connaissance, qui lui fait connaître selon le mode susdit, elle lui est naturelle, non pas dans l'absolu, mais pour autant qu'elle est séparée.

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Vnde in quantum est unita non competit ei. 3. Ad tertium dicendum quod ultima perfectio cognitionis naturalis anime humane est ut intelligat substantias separatas. Set perfectius ad hanc cognitionem habendam peruenire potest per hoc quod in corpore ad hoc disponitur per studium et maxime per meritum. Vnde non frustra corpori unitur. 4. Ad quartum dicendum quod anima separata non cognoscit substantiam separatam per essentiam eius, set per ipsius speciem et similitudinem. Sciendum tamen est quod non semper species per quam aliquid cognoscitur est abstracta a re que per ipsam cognoscitur, set tunc solum quando cognoscens accipit speciem a re, et tunc hec species accepta est simplicior et immaterialior in cognoscente quam in re que cognoscitur. Si autem fuerit e conuerso, scilicet quod res cognita immaterialior sit et simplicior quam cognoscens, tunc species rei cognite in cognoscente non dicitur abstracta, set magis impressa uel influxa. Et sic est in proposito. 5. Ad quintum dicendum quod singulare non repugnat cognitioni intellectus nostri nisi in quantum indiuiduatur per hanc materiam: species enim intellectus nostri oportet esse a materia abstractas. Si igitur fuerint aliqua singularia in quibus natura speciei non indiuiduatur per materiam, set unumquodque eorum est quedam natura speciei immaterialiter subsistens, unumquodque eorum per se intelligibile erit; et huiusmodi singularia sunt substantie separate. 6. Ad sextum dicendum quod ymaginatio et intellectus possibilis humanus magis conueniunt subiecto quam intellectus possibilis humanus et intellectus angelicus; qui tamen plus conueniunt specie et ratione, cum utrumque eorum pertineat ad esse intelligibile. Actio enim consequitur formam secundum naturam sue speciei, et non ex parte subiecti. Vnde, quantum ad conuenientiam in actione, magis attendenda est

3. L'ultime perfection de la connaissance naturelle de l'âme humaine est de connaître les substances séparées. Mais quant à l'obtention de cette connaissance, elle peut y parvenir plus parfaitement en s'y disposant dans [son union au] corps par l'étude et surtout par le mérite. Par conséquent elle n'est pas unie au corps en vain. 4. L'âme séparée ne connaît pas par son essence les substances séparées, mais par une espèce et similitude de celles-là. Il faut savoir cependant que l'espèce par laquelle quelque chose est connue n'est pas toujours abstraite de la chose connue, mais seulement quand le connaissant reçoit l'espèce de la chose : alors cette espèce reçue est plus simple et plus immatérielle dans le connaissant que dans la chose connue. Dans le cas contraire, à savoir quand la chose connue est plus immatérielle et plus simple que le connaissant, alors l'espèce de la chose connue dans le connaissant n'est plus dite abstraite, mais plutôt imprimée ou infuse. Il en est ainsi dans notre thèse. 5. Le singulier ne répugne pas à la connaissance de notre intellect si ce n'est en raison de son individuation par telle matière : il faut en effet que les espèces de notre intellect soient abstraite de la matière. Si donc existaient des singuliers dans lesquels la nature de l'espèce n'est pas individuée par la matière mais que chacun d'eux soit une certaine nature spécifique subsistant immatériellement, chacun d'eux sera par soi intelligible. Les substances séparées sont des singuliers de ce genre. 6. L'imagination et l'intellect possible humain se rejoignent par le sujet plus que l'intellect possible humain et l'intellect angélique, lesquels se rejoignent cependant par l'espèce et la raison d'être, puisque l'un et l'autre appartiennent à l'être intellectuel. Car l'action tire sa forme de la nature de l'espèce et non du sujet. C'est pourquoi, quant à la conjonction dans l'action, ce qui doit retenir l'attention, c'est la conjonction de deux formes de même espèce dans des substances diverses plutôt qu'à celle de

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conuenientia duarum formarum eiusdem speciei in diuersis substantiis, quam formarum differentium specie in eodem subiecto. 7. Ad septimum dicendum quod dampnati sunt deordinati ab ultimo fine. Vnde uoluntas eorum non est in bonum secundum hunc ordinem; tendit tamen in aliquod bonum (quia etiam demones, ut dicit Dyonisius in IV cap. De diuinis nominibus, "bonum et optimum concupiscunt, esse, uiuere et intelligere"); set hoc bonum non ordinat in summum bonum; et ideo uoluntas eorum peruersa est. Vnde et nihil prohibet quin anime dampnatorum multa uera intelligant, set non illud primum uerum, scilicet Deum, cuius uisione efficerentur beati. 8. Ad octauum dicendum quod felicitas ultima hominis non consistit in cognitione alicuius creature, set solum in cognitione Dei. Vnde dicit Augustinus, in libro Confessionum: "Beatus est qui te nouit, etiam si illa nesciat", scilicet creaturas, "infelix autem si illa sciat, te autem ignoret. Qui autem te et illa nouit, non propter illa beatior, set propter te solum beatus". Licet igitur dampnati aliqua sciant que nos nescimus, sunt tamen a uera beatitudine remotiores quam nos, qui ad eam possumus peruenire, illi autem non possunt. 9. Ad nonum dicendum quod anima humana alio modo cognoscet se ipsam cum fuerit separata, et alio modo nunc, ut dictum est. 10. Ad decimum dicendum quod anime separate licet competat ille modus cognoscendi quo ea que sunt notiora simpliciter magis cognoscit, non tamen sequitur quod uel anima separata, uel quecumque alia substantia separata creata, per sua naturalia et per suam essentiam possit Deum intueri: sicut enim substantie separate alterius modi esse habent quam substantie materiales, ita Deus alterius modi esse habet quam

formes différentes par l'espèce dans le même sujet. 7. Les damnés se sont détournés de la fin ultime. Par conséquent leur volonté n'est pas bonne en conformité à cet ordre ; elle tend cependant à quelque bien (car même les démons, comme dit Denys dans le De divinis nominibus, "convoitent le bien et le meilleur : être, vivre, connaître"213[213] ; mais ce bien ne les réfère au bien le plus élevé, aussi leur volonté est-elle perverse. C'est pourquoi rien n'empêche que les âmes des damnés connaissent beaucoup de choses vraies, mais non pas ce premier vrai, c'est-à-dire Dieu, dont la vision les rendraient bienheureux. 8. La félicité ultime de l'homme ne consiste pas dans la connaissance de quelque créature, mais seulement dans la connaissance de Dieu. C'est pourquoi Augustin dit dans le livre des Confessions : "Bienheureux celui qui t'a connu, même s'il ignore celles-ci (à savoir les créatures) ; malheureux s'il les connaît mais t'ignore. Mais qui t'a connu, toi et ces créatures, n'est pas plus heureux par celles-ci, mais bienheureux à cause de toi seul"214[214]. Donc, bien que les damnés savent certaines choses que nous ignorons, ils sont pourtant plus éloignés que nous de la vraie béatitude, puisque nous pouvons parvenir jusqu'à elle alors qu'eux ne le peuvent pas. 9. Autre la manière dont l'âme humaine se connaît elle-même lorsqu'elle sera séparée, autre la manière dont elle le fait à présent. 10. Les âmes séparées, bien que leur revienne le mode de connaissance par quoi les choses qui sont de soi plus intelligibles sont mieux connues par elles, il ne s'ensuit pas cependant que l'âme séparée, ni quelque autre substance séparée, puisse, par ses forces naturelles et par son essence, voir Dieu : en effet de même que les substances séparées sont d'un autre mode d'être que les substances matérielles, de même Dieu possède un être d'un autre mode que les substances séparées. En effet dans les

213[213] Denys, De divinis nominibus IV, 23. 214[214] Augustin, Confessions V, 4, 7 (PL 32, 708).

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omnes substantie separate. In rebus enim materialibus tria est considerare, quorum nullum est aliud, scilicet indiuiduum, naturam speciei, et esse. Non enim possumus dicere quod hic homo sit sua humanitas, quia humanitas consistit tantum in principiis speciei; set hic homo supra principia speciei addit principia indiuiduantia, secundum quod natura speciei in hac materia recipitur et indiuiduatur. Similiter etiam nec humanitas est ipsum esse hominis. In substantiis autem separatis, quia immateriales sunt, natura speciei non recipitur in aliqua materia indiuiduante, set est ipsa natura per se subsistens. Vnde non est in eis aliud habens quidditatem et quidditas ipsa; set tamen aliud est in eis esse et aliud quidditas. Deus autem est ipsum suum esse subsistens. Vnde sicut cognoscendo quidditates materiales non possumus cognoscere substantias separatas, ita nec substantie separate per cognitionem sue substantie possunt cognoscere diuinam essentiam. 11. Ad undecimum dicendum quod per hoc quod impressiones substantiarum separatarum in anima separata deficienter recipiuntur, non sequitur quod eas nullo modo cognoscere possit, set quod imperfecte eas cognoscat.

substances matérielles trois choses sont à considérer, dont aucune n'est l'autre, à savoir l'individu, la nature spécifique, et l'être. En effet il est impossible de dire que cet homme est son humanité, car l'humanité consiste seulement dans les principes de l'espèce ; et cet homme ajoute aux principes spécifiques principes individuants, selon que la nature de l'espèce est reçue et individuée dans la matière215[215]. Pareillement l'humanité n'est-elle pas l'être de l'homme. Mais dans les substances séparées, parce qu'elles sont immatérielles, la nature spécifique n'est pas reçue en quelque matière individuante, mais elle est la nature elle-même subsistant par soi. C'est pourquoi il n'y a pas en elle d'altérité entre ce qui a la quiddité et la quiddité elle-même ; mais cependant autre est en elle l'être et autre la quiddité. Mais Dieu est son être subsistant. C'est pourquoi en connaissant les quiddités matérielles nous ne pouvons connaître les substances séparées, et de même les substances séparées ne peuvent, par la connaissance de leur substance, connaître l'essence divine. 11. Par le fait que les impressions des substances séparées sont reçues dans l'âme séparée de façon déficiente, il ne suit pas qu'elle ne puisse les connaître en aucune façon, mais qu'elle les connaît imparfaitement.

Questio 18. Vtrum anima separata cognoscat omnia naturalia?

Question 18 — L'âme séparée connaît-elle toutes les réalités naturelles ?

Octauodecimo queritur utrum anima separata cognoscat omnia naturalia. Et uidetur quod non, quia, sicut dicit Augustinus, demones multa cognoscunt per experientiam longi temporis, quam quidem non habet anima, mox cum fuerit separata. Cum igitur demon sit perspicacioris intellectus quam anima, quia data naturalia in eis manent clara et

Objections : 1. Il semble que non. Ainsi que le dit Augustin216[216], les démons connaissent beaucoup de choses par suite d'une longue expérience qu'évidemment l'âme n'a pas peu après avoir été séparée. Puisque le démon est d'un intellect plus perspicace que l'âme, parce que les données naturelles demeurent chez eux claires et lucides,

215[215] La solution présente n'exclut pas que l'âme soit pour chaque homme un principe d'individuation, puisqu'elle est une forme subsistante (Cf. qu. 1). Mais s'il est vrai que chaque individu spirituel est individué par l'âme, ce qui explique l'autonomie d'existence et d'action de l'individu-âme, il n'en reste pas moins que l'âme soit individuée par un second principe d'individuation, le corps, ce qui explique qu'on l'on puisse parler d'une espèce humaine. 216[216] Augustin, De divinatione daemonum, c.3 n.7. (PL 40, 584).

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lucida, ut dicit Dyonisius, IV cap. De diuinis nominibus, uidetur ergo quod anima separata non cognoscat omnia naturalia. 2. Preterea. Anime cum sunt unite corporibus non cognoscunt omnia naturalia. Si igitur separate a corporibus omnia naturalia cognoscunt, uidetur quod post separationem huiusmodi scientiam acquirant. Set alique anime aliquorum naturalium in hac uita scientiam acquisierunt. Ergo illorum eorumdem post separationem habebunt duplicem scientiam, unam acquisitam hic et aliam ibi; quod uidetur impossibile, quia due forme eiusdem speciei non sunt in eodem subiecto. 3. Preterea. Nulla uirtus finita potest super infinita. Set uirtus anime separate est finita, quia et essentia eius finita est. Ergo non potest super infinita. Set naturalia intellecta sunt infinita, nam species numerorum et figurarum et proportionum infinite sunt. Ergo anima separata non cognoscit omnia naturalia. 4. Preterea. Omnis cognitio est per assimilationem cognoscentis et cogniti. Set impossibile uidetur esse quod anima separata, cum sit immaterialis, assimiletur naturalibus, cum sint materialia. Ergo impossibile uidetur quod anima separata naturalia cognoscat. 5. Preterea. Intellectus possibilis se habet in ordine intelligibilium sicut materia prima in ordine sensibilium. Set materia prima secundum unum ordinem non est receptiua nisi unius forme. Ergo, cum intellectus possibilis separatus non habeat nisi unum ordinem, cum non trahatur ad diuersa per sensus, uidetur quod non possit recipere nisi unam formam intelligibilem; et ita non potest cognoscere omnia naturalia, set unum tantum. 6. Preterea. Ea que sunt diuersarum specierum non possunt esse uni et eidem similia secundum speciem. Cognitio

comme le dit Denys dans les Noms divins217[217], il semble donc que l'âme séparée ne connaisse pas toutes les réalités naturelles. 2. Lors de leur union au corps, les âmes ne connaissent pas toutes les réalités naturelles. Si donc les âmes séparées les connaissent toutes, il semble que c'est après séparation qu'elles acquièrent une connaissance de cette ampleur. Mais certaines âmes ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles. Donc après séparation elles auront une double science de ces mêmes choses, l'une acquise ici, l'autre là, ce qui paraît impossible, car deux formes d'une même espèce n'existent pas dans le même sujet. 3. Aucun pouvoir fini ne peut dominer des réalités infinies. Or le pouvoir de l'âme est fini, car son essence est finie. Elle ne peut donc dominer des réalités infinies. Mais les réalités naturelles connues sont infinies, car les espèces des nombres et des figures et des proportions le sont. Donc l'âme séparée ne connaît pas toutes les réalités naturelles. 4. Toute connaissance se fait par l'assimilation du connaissant et du connu. Mais il semble impossible que l'âme séparée, étant immatérielle, soit assimilée aux choses naturelles, puisque celles-ci sont matérielles. Il est donc impossible que l'âme séparée connaisse les réalités naturelles. 5. L'intellect possible se rapporte aux intelligibles comme la matière première aux sensibles. Or la matière première, sous un unique rapport, n'est réceptrice que d'une forme unique. Donc, comme l'intellect possible séparé n'est apte qu'à un mode unique de référence218[218], puisqu’il n'est pas tiré par les sens à divers [objets], il semble qu'il ne puisse recevoir qu'une unique forme ; et ainsi il ne peut connaître toutes les formes naturelles, mais rien qu'une seule. 6. Les choses qui sont spécifiquement diverses ne peuvent être unies et rendues

217[217] Denys, Des noms divins IV, 23.. 218[218] La solution 5 dira référence à l'Acte pur.

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autem fit per assimilationem speciei. Ergo una anima separata non potest cognoscere omnia naturalia, cum sint specie diuersa. 7. Preterea. Si anime separate cognoscunt omnia naturalia, oportet quod habeant in se formas que sunt similitudines rerum naturalium. Aut igitur quantum ad genera et species tantum: et sic non cognoscent indiuidua, et per consequens nec omnia naturalia, quia indiuidua maxime uidentur esse in natura; uel etiam quantum ad indiuidua: et sic, cum indiuidua sint infinita, sequetur quod in anima separata sint similitudines infinite; quod uidetur impossibile. Non igitur anima separata cognoscit omnia naturalia. 8. Set dicebat quod in anima separata sunt tantum similitudines generum et specierum; set applicando eas ad singularia potest singularia cognoscere. - Set contra. Intellectus uniuersalem cognitionem quam habet penes se non potest applicare nisi ad particularia que iam nouit: si enim scio quod omnis mula est sterilis, non possum applicare nisi ad hanc mulam quam cognosco. Cognitio enim particularis precedit naturaliter applicationem uniuersalis ad particulare: non enim applicatio huiusmodi potest esse causa cognitionis particularium. Et sic particularia anime separate remanebunt ignota. 9. Preterea. Vbicumque est cognitio, ibi est aliquis ordo cognoscentis ad cognitum. Set anime dampnatorum non habent aliquem ordinem: dicitur enim, Iob X, quod ibi, scilicet in inferno, nullus ordo, set sempiternus horror inhabitat. Ergo ad minus anime dampnatorum non cognoscunt naturalia. 10. Preterea. Augustinus dicit, in libro De cura pro mortuis agenda, quod anime mortuorum ibi sunt ubi ea que hic fiunt omnino scire non possunt. Naturalia autem sunt que hic fiunt. Ergo anime mortuorum non habent cognitionem naturalium.

semblables au même selon la nature spécifique. Or la connaissance se fait par assimilation de l'espèce intelligible. Donc une seule âme séparée ne peut connaître toutes les réalités naturelles, puisqu'elles sont diverses selon la nature spécifique. 7. Si les âmes séparées connaissent toutes les réalités naturelles, il faut qu'elles aient en elles les formes qui en sont les similitudes. Ou bien similitude seulement quant aux genres et aux espèces : et alors elles ne connaissent pas les individus ni par conséquent toutes les réalités naturelles, parce que ce qu'il y a de plus évident dans la nature, ce sont les individus ; ou bien encore similitude quant aux individus, et alors, comme les choses individuelles sont infinies, il s'ensuivrait que leurs similitudes seraient infinies, ce qui paraît impossible. Donc l'âme séparée ne connaît pas toutes les réalités naturelles. 8. Il a été dit que dans l'âme séparée il y a seulement similitude des genres et des espèces, mais qu'en les appliquant aux singuliers, elle peut connaître les singuliers. En sens contraire : l'intellect ne peut appliquer la connaissance universelle en sa possession qu'aux particuliers qu'il a déjà appréhendés : car si je sais que toute mule est stérile, je ne puis appliquer mon savoir qu'à cette mule que je connais. La connaissance des particuliers précède naturellement l'application de l'universel au particulier : en effet une application de ce genre ne peut être la cause de la connaissance des particuliers. Et ainsi les particuliers demeureront ignorés de l'âme séparée. 9. Partout où il y a connaissance, il y a relation ordonnant le connaissant au connu. Mais les âmes des damnés ne sont nullement ordonnées : il est dit en effet en Job qu'il n'y a là, c'est-à-dire en enfer, aucun ordre mais un horrible désordre. Donc pour le moins, les âmes des damnés ne connaissent pas les réalités naturelles. 10. Augustin dit dans le livre Des soins à apporter aux morts219[219] que les âmes des

219[219] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. XIII 16 (PL 40, 604-606).

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11. Preterea. Omne quod est in potentia reducitur in actum per id quod est in actu. Manifestum est autem quod anima humana, quamdiu est corpori unita, est in potentia respectu uel omnium uel plurium eorum que naturaliter sciri possunt: non enim omnia scit actu. Ergo, si post separationem scit omnia naturalia, oportet quod per aliquid reducatur in actum. Hoc autem non uidetur esse nisi intellectus agens, quo est omnia facere, ut dicitur in III De anima. Set per intellectum agentem non potest reduci in actum omnium intelligibilium que non intellexit: comparat enim Philosophus, in III De anima, intellectum agentem lumini, fantasmata uero coloribus; lumen autem non sufficit ad faciendum uisum in actu omnium uisibilium, nisi et colores assint. Ergo nec intellectus agens poterit facere intellectum possibilem in actu respectu omnium intelligibilium, cum fantasmata adesse non possint anime separate, cum non sint nisi in organis corporeis. 12. Set dicebat quod non reducitur in actum omnium naturaliter scibilium per intellectum agentem, set per aliquam superiorem substantiam. - Set contra. Quandocumque aliquid reducitur in actum per agens extraneum quod non est sui generis, talis reductio non est naturalis: sicut si aliquod sanabile sanetur per artem uel per uirtutem diuinam, erit sanatio artificialis uel miraculosa, non autem naturalis, nisi quando sanatio fit per principium intrinsecum. Proprium autem agens et connaturale respectu intellectus possibilis humani est intellectus agens. Si igitur intellectus possibilis reducatur in actum per aliquod superius agens, et non per intellectum agentem, non erit cognitio naturalis, de qua nunc loquimur; et sic non aderit omnibus animabus separatis, cum in solis naturalibus omnes anime separate conueniant. 13. Preterea. Si anima separata reducatur

morts sont là où ils ne peuvent en rien savoir ce qui se passe ici. Or les réalités naturelles se passent ici. Donc les âmes des morts ne connaissent pas les réalités naturelles. 11. Tout ce qui est en puissance est mis en acte par ce qui est en acte. Or il est manifeste que l'âme humaine, tant qu'elle est unie au corps, est en puissance au regard ou de toutes, ou de plusieurs des choses qui peuvent naturellement être sues : car elle ne sait pas toutes les choses en acte. Donc si après la séparation, elle connaît toutes les choses naturelles, il faut qu'elle soit mise en acte par quelque agent. Or celui-ci ne peut être que l'intellect agent par lequel sont produits tous les intelligibles, comme il est dit dans le De anima220[220]. Mais par l'intellect agent [l'âme humaine] ne peut être mise en acte de tous les intelligibles qu'elle ne connaît pas : en effet le Philosophe221[221] compare l'intellect agent à la lumière et les images aux couleurs ; or la lumière ne suffit pas à rendre la vue en acte de tous les visibles, si les couleurs font défaut. Donc l'intellect agent ne pourra pas rendre l'intellect possible en acte au regard de tous les intelligibles, puisque les images ne peuvent se présenter à l'âme séparée : en effet elles n'existent que dans les organes corporels. 12. On disait que l'âme humaine n'est pas mise en acte de toutes les réalités naturellement connaissables par l'intellect agent, mais par quelque substance supérieure. En sens contraire : chaque fois que quelque chose est mise en acte par un agent extérieur qui n'est pas de son genre, une telle opération n'est pas naturelle : par ex. si un malade est guéri par l'art ou par une force divine, la guérison sera artificielle ou miraculeuse, mais non pas naturelle ; car naturelle elle ne l'est que lorsque la guérison se fait en vertu d'un principe intrinsèque. Or l'agent propre et connaturel au regard de l'intellect possible, c'est l'intellect agent. Si donc l'intellect possible

220[220] Aristote, De anima III, 430 a 15. 221[221] Id. ibid. 430 a 14-17.

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in actum omnium naturaliter intelligibilium, aut hoc erit a Deo, aut ab angelo. Non autem ab angelo, ut uidetur, quia angelus non est causa nature ipsius anime; unde nec naturalis anime cognitio uidetur esse per actionem angeli. Similiter etiam inconueniens uidetur quod anime dampnatorum a Deo recipiant tantam perfectionem post mortem ut cognoscant omnia naturalia. Nullo igitur modo uidetur quod anime separate omnia naturalia cognoscant. 14. Preterea. Vltima perfectio uniuscuiusque existentis in potentia est ut reducatur in actum quantum ad omnia secundum que est in potentia. Set intellectus possibilis humanus non est in potentia naturali nisi omnium intelligibilium naturalium, idest, que naturali cognitione intelligi possunt. Si ergo anima separata intelligit omnia naturalia, uidetur quod omnis anima separata, ex sola separatione, habeat ultimam suam perfectionem, que est felicitas. Frustra igitur sunt alia adminicula ad felicitatem consequendam adhibita, si sola separatio a corpore hoc anime prestare potest; quod uidetur inconueniens. 15. Preterea. Ad scientiam sequitur delectatio. Si igitur anime omnes separate cognoscunt omnia naturalia, uidetur quod anime dampnatorum maximo gaudio perfruantur; quod uidetur inconueniens. 16. Preterea. Super illud Ysaie: "Abraham nesciuit nos", dicit Glosa: "Nesciunt mortui, etiam sancti, quid agant uiui, etiam eorum filii". Set ea que inter uiuos hic aguntur sunt naturalia. Ergo anime separate non cognoscunt omnia naturalia.

est mis en acte par quelque agent supérieur et non par l'intellect agent, la connaissance dont nous parlons maintenant ne sera pas naturelle, et donc ne s'exercera pas chez toutes les âmes séparées qui, elles, n'ont en commun que leur nature propre. 13. Si l'âme séparée est mise en acte de toutes les [formes] naturellement intelligibles, ce sera ou par Dieu, ou par un ange. Or ce n'est pas par un ange, semble-t-il, parce que l'ange n'est pas cause de la nature même de l'âme et, par conséquent, la connaissance naturelle de l'âme ne semble par provenir de l'action de l'ange. Pareillement, il ne semble pas convenable que les âmes des damnés reçoivent de Dieu après la mort une si grande perfection qu'elles connaissent toutes les réalités naturelles. Donc en aucune façon il ne semble que l'âme séparée connaisse toutes les réalités naturelles. 14. La perfection ultime de ce qui n'existe encore qu'en puissance est d'être mis en acte relativement à toutes les choses auxquelles il est en puissance. Mais l'intellect possible humain n'est naturellement en puissance que de tous les intelligibles naturels, c'est-à-dire qui peuvent être connus d'une connaissance naturelle. Si donc l'âme séparée connaît toutes les réalités naturelles, il semble que toute âme séparée tienne, du seul fait de la séparation, son ultime perfection, qui est la félicité. Sont donc vaines les aides apportées pour atteindre à la félicité, si la seule séparation du corps peut l'accorder à l'âme, ce qui ne paraît pas convenir. 15. La conséquence du savoir, c'est la délectation. Si donc toutes les âmes séparées connaissent toutes les réalités naturelles, il semble que les âmes des damnés jouissent de la plus grande joie, ce qui paraît inconvenant. 16. Sur cette parole d'Isaïe : "Abraham ne nous a pas connus" (Is. 63, 16), la Glose dit : "les morts ne savent pas, fussent-ils des saints, ce que font les vivants, même pas leurs fils". Mais tout ce qui se fait entre les vivants sont choses naturelles. Donc les âmes séparées ne connaissent pas toutes les

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réalités naturelles. 1. Set contra. Anima separata intelligit substantias separatas. Set in substantiis separatis sunt species omnium naturalium. Ergo anima separata cognoscit omnia naturalia. 2. Set dicebat quod non est necessarium quod qui uidet substantiam separatam uideat omnes species in intellectu eius existentes. - Set contra est quod Gregorius dicit: "Quid est quod non uideant qui uidentem omnia uident?". Videntes igitur Deum uident ea que Deus uidet. Ergo, et eadem ratione, uidentes angelos uident ea que angeli uident. 3. Preterea. Anima separata cognoscit substantiam separatam in quantum est intelligibilis: non enim uidet eam uisu corporeo. Set sicut est intelligibilis substantia separata, ita et species in intellectu eius existens. Ergo anima separata non solum intelligit substantiam separatam, set etiam species intelligibiles in ipsa existentes. 4. Preterea. Intellectum in actu est forma intelligentis, et est unum cum intelligente. Si igitur anima separata intelligit substantiam separatam intelligentem omnia naturalia, uidetur quod ipsa omnia naturalia intelligat. 5. Preterea. Quicumque intelligit maiora intelligibilia, intelligit etiam minora, ut dicitur in III De anima. Si igitur anima separata intelligit substantias separatas, que sunt maxime intelligibilia, ut supra dictum est, uidetur sequi quod intelligat omnia alia intelligibilia. 6. Preterea. Si aliquid est in potentia ad multa, reducitur in actum quantum ad omnia illa ab actiuo quod habet omnia illa in actu: sicut materia, que est in potentia calida et sicca, ab igne fit actu calida et sicca. Set intellectus possibilis anime separate est in potentia ad omnia intelligibilia; actiuum autem a quo recipit influentiam, scilicet substantia separata, est in actu respectu omnium illorum.

En sens contraire : 1. L'âme séparée connaît les substances séparées. Mais dans les substances séparées sont les espèces intelligibles de toutes les réalités naturelles, Donc l'âme séparée connaît toutes les réalités naturelles. 2. On disait qu'il n’est pas nécessaire que celui qui voit la substance séparée voit toutes les espèces qui sont dans son intellect. En sens contraire : Grégoire dit : " Que ne voient pas ceux qui voient celui qui voit toutes choses ?"222[222]. Donc ceux qui voient Dieu voient ce que Dieu voit. Donc, par la même raison, ceux qui voient les anges voient ce que les anges voient. 3. L'âme séparée connaît la substance séparée en tant qu'intelligible ; en effet elle ne la voit pas par la vue corporelle. Or de même qu'est intelligible la substance séparée, de même l'espèce intelligible qui est en son intellect. Donc l'âme séparée non seulement connaît la substance séparée, mais encore les espèces intelligibles existant en elle. 4. L'objet d'intellection en acte est forme du sujet connaissant et ne fait qu'un avec lui. Si donc l'âme séparée connaît une substance séparée ayant l'intelligence de toutes les réalités naturelles, il semble qu'elle connaisse elle-même toutes les réalités naturelles. 5. Qui connaît le plus intelligible, connaît aussi le moins intelligible, comme il est dit dans le De anima223[223]. Si donc l'âme séparée connaît les substances séparées, qui sont très intelligibles, comme on l'a dit plus haut, il s'ensuit, semble-t-il, qu'elle connaisse tous les autres intelligibles. 6. Si une chose est en puissance à diverses possibilités, elle est mise en acte à toutes celles-ci par un principe actif qui les possède toutes en acte : par ex. la matière, qui est en puissance chaude et sèche, devient en acte chaude et sèche par le feu. Mais l'intellect possible de l'âme séparée est

222[222] Grégoire (Pseudo ?), Dial. IV 34 n.5 (PL 77 376 B) 223[223] Aristote, De anima III, 429 b 3-4.

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Ergo uel reducet animam de potentia in actum quantum ad omnia intelligibilia, uel quantum ad nullum. Set manifestum est quod non quantum ad nullum, quia anime separate aliqua intelligunt que etiam hic non intellexerunt. Ergo quantum ad omnia. Sic igitur anima separata intelligit omnia naturalia. 7. Preterea. Dyonisius dicit in V cap. De diuinis nominibus quod superiora in entibus sunt exemplaria inferiorum. Substantie autem separate sunt supra res naturales. Ergo sunt exemplaria rerum naturalium; et ita anime separate, per inspectionem substantiarum separatarum, uidetur quod cognoscant omnia naturalia. 8. Preterea. Anime separate cognoscunt res per formas influxas. Set forme influxe dicuntur esse forme ordinis uniuersi. Ergo anime separate cognoscunt totum ordinem uniuersi; et sic cognoscunt omnia naturalia. 9. Preterea. Quicquid est in inferiori natura, totum est in superiori. Set anima separata est superior rebus naturalibus. Ergo omnia naturalia sunt quodammodo in anima. Set anima cognoscit se ipsam. Ergo cognoscit omnia naturalia. 10. Preterea. Quod narratur Luc. XVI de Lazaro et diuite non est parabola, set res gesta, ut Gregorius dicit; quod patet per hoc quod persona per nomen proprium exprimitur. Ibi autem dicitur quod diues in inferno positus Abraham cognouit, quem ante non cognouerat. Ergo, pari ratione, anime separate, etiam dampnatorum, cognoscunt aliqua que hic non cognouerunt; et sic uidetur quod cognoscant omnia naturalia.

en puissance à tous les intelligibles ; or le principe actif dont il reçoit l'influence, à savoir la substance séparée, est en acte au regard de tous ceux-là. Donc, ou bien il fait passer l'âme de la puissance à l'acte par rapport à tous ces intelligibles, ou bien il ne le fait par rapport à aucun. Mais il est manifeste que la seconde hypothèse ne joue pas, car les âmes séparées connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues ici-bas. C'est donc par rapport à toutes les réalités naturelles intelligibles que l'âme séparée fait acte d'intelligence. 7. Denys dit dans les Noms divins224[224] que chez les étants supérieurs sont les exemplaires des inférieurs. Or les substances séparées sont supérieures aux choses naturelles. Elles sont donc exemplaires des choses corporelles ; et ainsi les âmes séparées, par l'observation des substances séparées, connaissent, semble-t-il, toutes les réalités naturelles. 8. Les âmes séparées connaissent les choses par des formes infuses. Mais les formes infuses sont dites formes de l'ordre de l'univers. Donc les âmes séparées connaissent tout l'ordre de l'univers ; et ainsi connaissent-elles toutes les réalités naturelles. 9. Tout ce qui est dans la nature inférieure se retrouve en totalité dans la supérieure. Mais l'âme séparée est supérieure aux choses corporelles. Donc toutes les réalités naturelles sont d'une certaine façon dans l'âme, donc elle connaît toutes les réalités naturelles. 10. Ce qui est raconté de Lazare et du riche n'est pas une parabole, mais une histoire réelle, au dire de Grégoire225[225], ce qui ressort du fait que la personne est nommée par son nom. Or il est dit que le riche situé dans l'enfer connaît Abraham qu'auparavant il ne connaissait pas. Donc, pour la même raison, les âmes séparées, y compris celles des damnés, connaissent certaines choses qu'elles n'ont pas connues en ce monde, et il semble ainsi qu'elles connaissent toutes les

224[224] Denys, Des noms divins V, 9. 225[225] Grégoire, Exposition sur l'évangile de Luc VIII, 13 (PL 15, 1768 D)

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réalités naturelles. Responsio. Dicendum quod anima separata secundum quid intelligit omnia naturalia, set non simpliciter. Ad cuius euidentiam considerandum est quod talis est ordo rerum ad inuicem, ut quecumque inueniuntur in inferiori natura, inueniantur etiam excellentius in superiori; sicut ea que sunt in istis generabilibus et corruptibilibus sunt nobiliori modo in corporibus celestibus sicut in causis uniuersalibus: calidum enim et frigidum et alia huiusmodi sunt in istis inferioribus uelut quedam qualitates particulares et forme, set in corporibus celestibus sunt uelut quedam uniuersales uirtutes a quibus deriuantur in hec inferiora. Similiter etiam et quecumque sunt in natura corporali sunt eminentius in natura intellectuali: forme enim rerum corporalium in ipsis rebus corporalibus sunt materialiter et particulariter, in ipsis uero substantiis intellectualibus sunt immaterialiter et uniuersaliter; unde et in libro De causis dicitur quod omnis intelligentia est plena formis. Vlterius autem, quecumque sunt in tota creatura, eminentius sunt in ipso Deo: in creaturis enim sunt forme rerum et nature multipliciter et diuisim, set in Deo simpliciter et unite. Et istud triplex esse rerum designatur, Genesis I, per hoc quod in productione rerum tripliciter exprimitur. Primo namque dixit Deus: "Fiat firmamentum"; per quod intelligitur esse rerum in Verbo Dei. Secundo dicitur: "Et fecit Deus firmamentum"; per quod intelligitur esse firmamenti in intelligentia angelica. Tertio dicitur: "Et factum est ita"; per quod intelligitur esse firmamenti in propria natura, ut Augustinus exponit. Et similiter de aliis. Sicut enim adeo profluxerunt res a diuina sapientia ut in propria natura subsisterent, ita ex diuina sapientia profluxerunt forme rerum in substantias intellectuales quibus

Réponse : En un sens, l'âme séparée connaît toutes les réalités naturelles, mais non pas absolument. Pour le montrer, il faut considérer que l'ordre des choses entre elles est tel que tout ce que l'on trouve dans la nature inférieure, se retrouve en plus éminent dans la nature supérieure ; ainsi, les qualités qui sont dans les individus soumis à génération et corruption, se trouvent sous un mode plus noble dans les corps célestes comme en leurs causes universelles : en effet le chaud et le froid et autres [qualités] de ce genre sont dans les natures inférieures comme des qualités et formes particulières alors qu'elles sont dans les corps célestes comme des forces universelles, d'où elles sont dérivées dans les inférieurs. Pareillement tout ce qui se trouve dans la nature corporelle se retrouve en plus éminent dans la nature intellectuelle : en effet, les formes des réalités corporelles sont en celles-ci matériellement et particulièrement, en revanche elles sont dans les substances intellectuelles immatériellement et sous un mode universel ; c'est pourquoi il est dit dans le livre De causis226[226] que chaque Intelligence est pleine de formes. Plus avant : toute perfection présente dans la nature est plus éminente en Dieu même : dans les créatures les formes des choses sont démultipliées et divisées, mais elles sont en Dieu ramenées à la simplicité et l'unité. Ce triple être des choses est signifié dans la Genèse par le fait d'être exprimé d'une triple façon dans la production des choses. Car Dieu a dit premièrement : "qu'il y ait un firmament", par quoi on entend que l'être des choses est dans le Verbe. Deuxièmement, il est dit : "et Dieu fit le firmament", et par là on entend que l'être du firmament est dans l'intelligence angélique. Troisièmement, il est dit : "et il en fut ainsi", et par là on entend que l'être du firmament est dans sa

226[226] Liber De causis, prop. 9.

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res intelligerent. Vnde considerandum est quod eo modo quo aliquid est de perfectione nature, eo modo ad perfectionem intelligibilem pertinet. Singularia namque non sunt de perfectione nature propter se, set propter aliud: ut in eis saluentur species quas natura intendit. Natura enim intendit generare hominem, non hunc hominem; nam in quantum homo non potest esse nisi sit hic homo. Et inde est quod Philosophus dicit, in libro De animalibus, quod in assignandis causis accidentium speciei oportet nos reducere in causam finalem; accidentia uero indiuidui, in causam efficientem uel materialem; quasi solum id quod est speciei sit de intentione nature. Vnde et cognoscere species rerum pertinet ad perfectionem intelligibilem, non autem cognitio indiuiduorum, nisi forte per accidens. Hec igitur perfectio intelligibilis, quamuis omnibus substantiis intellectualibus assit, non tamen eodem modo: nam in superioribus sunt forme intelligibiles rerum magis unite et uniuersales; in inferioribus uero magis multiplicantur et sunt minus uniuersales, secundum quod magis recedunt ab uno primo simplici et appropinquant ad particularitatem materialium rerum. Set tamen, quia in superioribus est potentior uis intellectiua, superiores substantie in paucis formis uniuersalibus optinent perfectionem intelligibilem ut cognoscant naturas rerum usque ad ultimas species. Si autem in inferioribus substantiis essent forme adeo uniuersales sicut sunt in superioribus, cum hoc quod habent inferiorem uirtutem intellectiuam, non consequerentur ex huiusmodi formis ultimam perfectionem intelligibilem ut cognoscerent res usque ad indiuisibiles species, set remaneret earum cognitio in quadam uniuersalitate et confusione, quod est cognitionis imperfecte. Manifestum est enim quod quanto

nature propre, comme l'expose Augustin227[227]. Il en va pareillement des autres créatures. Au surplus, de même que les choses découlent de la sagesse divine pour subsister dans leur nature propre, de même les formes des choses découlent de la même sagesse dans les substances intellectuelles où elles leur permettraient de connaître les choses. De là faut-il considérer que le mode par lequel quelque chose relève de la perfection de la nature est le mode par lequel elle appartient à la perfection intelligible. Car les singuliers ne relèvent pas de la perfection de la nature pour eux-mêmes mais pour une autre [fin] : pour que soit sauvées les espèces, à quoi tend la nature. En effet la nature tend à engendrer l'homme, non cet homme (c'est-à-dire en tant que l'homme ne peut être sauf à être cet homme). De là vient que le Philosophe dit, au livre Des animaux228[228], que dans l'assignation des causes concernant les accidents de l'espèce il nous faut revenir à la cause finale ; en revanche, concernant les accidents de l'individu, à la cause efficiente ou matérielle - comme si ce qui relève uniquement de l'espèce était de l'intention de la nature. C'est pourquoi connaître les espèces des choses appartient à la perfection intelligible, mais non la connaissance des individus, sauf peut-être par accident. Cette perfection intelligible, bien qu'elle soit présente à toutes les substances intellectuelles, elle ne l'est pas cependant de la même façon. Car dans les substances supérieures les formes intelligibles sont davantage unifiées et universelles ; dans les inférieures en revanche, elles sont davantage démultipliées et moins universelles dans la mesure où elles s'éloignent davantage d'un premier unique et simple et s'approchent de la particularité des choses matérielles. Cependant, parce que dans les substances supérieures la capacité d'intellection est plus vigoureuse,

227[227] Augustin, Sur la Genèse II, 8 (PL 34, 269). 228[228] Aristote, De la génération des animaux, V 778 a 29 b 1.

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intellectus fuerit efficacior, tanto magis ex paucis potest multa colligere; cuius signum est quod rudibus et tardioribus oportet singulatim omnia exponere, et exempla particularia inducere ad singula. Manifestum est autem quod anima humana est infima inter omnes intellectuales substantias; unde eius capacitas naturalis est ad recipiendum formas rerum conformiter rebus materialibus. Et ideo anima humana unita est corpori, ut ex rebus materialibus species intelligibiles possit recipere secundum intellectum possibilem. Nec est ei maior uirtus naturalis ad intelligendum quam ut secundum huiusmodi formas sic determinatas in cognitione intelligibili perficiatur. Vnde et lumen intelligibile quod participat, quod dicitur intellectus agens, hanc operationem habet, ut huiusmodi species intelligibiles faciat actu. Quamdiu igitur anima est unita corpori, ex ipsa unione corporis habet aspectum ad inferiora, a quibus accipit species intelligibiles proportionatas sue intellectiue uirtuti, et sic in scientia perficitur. Set cum fuerit a corpore separata habet aspectum ad superiora tantum, a quibus recipit influentiam specierum intelligibilium uniuersalium. Et licet minus uniuersaliter recipiantur in ipsa quam sint in substantiis superioribus, tamen non est sibi tanta efficacia uirtutis intellectiue, ut per huiusmodi genus specierum intelligibilium possit perfectam cognitionem consequi, intelligendo specialiter et determinate unumquodque, set in quadam uniuersalitate et confusione, sicut cognoscuntur res in principiis uniuersalibus. Hanc autem cognitionem acquirunt anime separate subito, per modum influentie, et non successiue, per modum instructionis, ut Origenes ponit. Sic igitur dicendum est quod anime separate naturali cognitione in uniuersali cognoscunt omnia naturalia, non autem specialiter unumquodque. De cognitione autem quam habent anime sanctorum per

elles obtiennent la perfection intelligible en un petit nombre de formes universelles pour connaître la nature des choses jusque dans leurs déterminations ultimes. Or, à supposer que dans les substances inférieures les formes fussent non moins universelles que dans les supérieures, du fait qu'elles ont une moindre capacité intellective, elles ne tireraient pas des formes de ce genre l'ultime perfection intelligible pour connaître les choses jusque dans les déterminations indivisibles, mais leur connaissance demeurerait dans une certaine universalité et confusion, signe d'une connaissance imparfaite. Il est manifeste en effet que l'intellect aura été d'autant plus efficace, qu'il aura pu rassembler le multiple dans le peu : le signe en est que pour les gens frustres et lents il faut tout exposer en détail et venir aux singuliers par des exemples particuliers. Il est manifeste que l'âme humaine est la plus humble parmi toutes les substances intellectuelles. Par suite sa capacité naturelle est de recevoir les formes des choses conformément aux choses matérielles. Et ainsi l'âme humaine est unie au corps afin de recevoir selon l'intellect possible les espèces intelligibles tirées des choses matérielles. Il n'y a pas en elle de capacité naturelle pour penser supérieure à celle qui, selon les formes de la nature ainsi déterminées, la rend parfaite dans la connaissance intelligible. Et c'est pourquoi la lumière intelligible à laquelle elle participe, c'est-à-dire l'intellect agent, a pour opération de rendre en acte les espèces intelligibles de ce genre. Ainsi, tant que l'âme est unie au corps, elle a, de par son union même au corps, le regard tourné vers les [substances] inférieures, desquelles elle reçoit les espèces intelligibles proportionnées à sa capacité intellectuelle et c'est ainsi qu'elle s'accomplit en [matière de] science. Mais lorsqu'elle aura été séparée du corps, elle aura le regard tourné vers les [substances] supérieures, d'où elle reçoit les espèces intelligibles universelles. Et bien que celles-ci soient reçues en elle-même d'une façon

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gratiam, alia ratio est, nam secundum illam angelis adequantur, prout uident omnia in Verbo.

moins universelle qu'elles ne le sont dans les substances supérieures, cependant l'efficacité de sa capacité intellectuelle n'est pas si grande que par la connaissance des espèces intelligibles de ce genre elle puisse atteindre à une connaissance parfaite, en discernant chaque réalité d'une façon spéciale et déterminée, mais [en opérant] seulement dans une certaine généralité et confusion, comme lorsque les choses sont connues dans les principes universels. Cette connaissance, les âmes séparées l'acquièrent subitement, par mode d'infusion, et non successivement, par mode d'instruction, comme l'affirme Origène229[229]. Ainsi donc il faut dire que les âmes séparées connaissent toutes les réalités naturelles d'une connaissance naturelle sous un mode universel, mais non pas chaque chose de façon spéciale. Mais au sujet de la connaissance que les âmes des saints ont par grâce, c'est une autre question, car selon cette connaissance, elles égalent les anges, pour autant qu'elles voient toutes choses dans le Verbe.

Respondendum est ergo ad utrasque obiectiones. 1. Ad primum ergo dicendum quod secundum Augustinum demones tripliciter res cognoscunt: quedam per reuelationem bonorum angelorum, que scilicet sunt supra cognitionem naturalem, sicut misteria Christi et Ecclesie, et alia huiusmodi; quedam uero cognoscunt acumine proprii intellectus, scilicet ea que sunt naturaliter scibilia; quedam uero per experientiam longi temporis, scilicet euentus futurorum contingentium in singularibus, que non per se pertinent ad cognitionem intelligibilem, ut dictum est. Vnde de eis ad presens non agitur. 2. Ad secundum dicendum quod in illis qui scientiam aliquorum naturalium scibilium in hac uita acquisierunt, erit determinata cognitio in speciali eorum que hic acquisierunt, aliorum uero

Solutions aux deux séries d'objections : 1. D'après Augustin230[230] les démons disposent d'une triple connaissance des choses. Les unes sont connues par révélation des bons anges, à savoir celles qui sont au dessus de la connaissance naturelle, comme les mystères du Christ et de l'Eglise, et autres choses de ce genre ; les autres par la pénétration de leur propre intellect, à savoir celles qui sont naturellement connaissables ; les autres enfin par une expérience de longue durée, à savoir les événements des futurs contingents dans les [affaires] singulières, lesquels n'appartiennent pas par soi à la connaissance intelligible, comme on l'a dit (il n'est donc pas question de cette dernière connaissance). 2. Chez ceux qui ont acquis en cette vie la science de quelques unes des choses naturelles susceptibles d'être connues, demeure une connaissance déterminée dans

229[229] Origène, Des principes I, 6, 3. 230[230] Cf. note 1.

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uniuersalis et confusa. Vnde non inutile erit eis scientiam acquisiuisse. Nec est inconueniens quod utraque scientia eorumdem scibilium assit eidem, cum non sint ambe unius rationis. 3. Ad tertium dicendum quod ratio illa non pertinet ad propositum, eo quod non ponimus quod anima separata cognoscat omnia naturalia in speciali; unde non repugnat eius cognitioni infinitas specierum que est in numeris, figuris et proportionibus. Quia tamen eodem modo posset concludere hec ratio contra cognitionem angelicam, dicendum est quod species figurarum et numerorum et huiusmodi non sunt infinite in actu, set in potentia tantum. Nec etiam est inconueniens quod uirtus substantie intellectualis finite ad huiusmodi infinita se extendat, quia etiam uirtus intellectiua est quodammodo infinita in quantum non est terminata per materiam; unde et uniuersale cognoscere potest, quod quodammodo est infinitum in quantum de sui ratione potentia continet infinita. 4. Ad quartum dicendum quod forme rerum materialium sunt in substantiis immaterialibus immaterialiter; et sic est assimilatio inter utrumque quantum ad rationes formarum, non quantum ad modum essendi. 5. Ad quintum dicendum quod materia prima non se habet ad formas nisi dupliciter: uel in potentia pura, uel in actu puro, eo quod forme naturales, statim ut sunt in materia, habent operationes suas nisi sit aliquod impedimentum; quod ideo est, quia forma naturalis non se habet nisi ad unum; unde statim quod forma ignis est in materia, facit eum moueri sursum. Set intellectus possibilis se habet ad species intelligibiles tripliciter: quandoque enim se habet ad eas in potentia pura, sicut ante addiscere; quandoque autem in actu puro, sicut cum actu considerat; quandoque autem medio modo inter potentiam et actum, sicut cum est scientia in habitu et non in actu. Comparatur igitur forma intellectiua ad intellectum possibilem sicut forma

sa spécificité de ce qui a été acquis en ce monde, mais des autres une connaissance universelle et confuse. Par conséquent la science précédemment acquise ne leur sera pas inutile. Et il n'y a pas d'inconvénient à ce que l'une et l'autre science des mêmes choses connaissables soient présentes, puisque l'une et l'autre ne relève pas du même point de vue. 3. Cette objection ne relève pas de notre propos, parce que nous n'affirmons pas que l'âme séparée connaît toutes les réalités naturelles jusqu'en leur spécificité ; c'est pourquoi l'infinité des espèces propres aux nombres, figures et proportions ne répugne pas à leur connaissance. Mais parce que le raisonnement pourrait argumenter contre la connaissance angélique, il faut dire que les espèces des figures et des nombres et autres choses de ce genre ne sont pas infinies en acte, mais en puissance seulement. Et il n'y a pas d'inconvénient à ce que la capacité de la substance intellectuelle finie s'étende à des infinis de ce genre, parce que la capacité d'intellection est d'une certaine façon infinie (en tant qu'elle n'est pas limitée par la matière) ; c'est par là qu'elle peut connaître l'universel qui est en quelque sorte infini en tant qu'il appartient à sa raison de contenir virtuellement les infinis. 4. Les formes des choses matérielles sont dans les substances immatérielles sous un mode immatériel. C'est ainsi que l'assimilation entre les unes et les autres se fait quant aux raisons des formes, non quant à leur mode d'être. 5. La matière ne se rapporte aux formes que de deux façons : ou bien en puissance pure, ou bien en acte pur, parce que les formes naturelles, aussitôt qu'elles sont dans la matière, ont leurs opérations, sauf empêchement - c'est ainsi, parce que la forme naturelle ne se rapporte qu'à une seule opération déterminée. C'est pourquoi, aussitôt que la forme du feu est dans la matière, elle le meut vers le haut. Quant à l'intellect possible, il se rapporte aux espèces intelligibles d'une triple façon : tantôt en puissance pure, par ex. avant d'apprendre ; tantôt en acte pur, quand il

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naturalis ad materiam primam, prout est intellecta in actu, non prout est habitualiter. Et inde est quod sicut materia prima simul et semel non informatur nisi una forma, ita intellectus non intelligit nisi unum intelligibile; potest tamen scire multa habitualiter. 6. Ad sextum dicendum quod substantie cognoscenti potest aliquid assimilari dupliciter: aut secundum suum esse naturale, et sic non assimilantur ei diuersa secundum speciem, cum ipsa sit unius speciei; aut secundum esse intelligibile, et sic, secundum quod habet diuersas species intelligibiles, sic possunt ei assimilari diuersa secundum speciem. 7. Ad septimum dicendum quod anime separate non solum cognoscunt species, set indiuidua; non tamen omnia, set aliqua; et ideo non oportet quod sint in ea species infinite. 8. Ad octauum dicendum quod applicatio uniuersalis cognitionis ad singularia non est causa cognitionis singularium, set consequens ad ipsam. Quomodo autem anima separata singularia cognoscat, infra queretur. 9. Ad nonum dicendum quod cum bonum consistat in modo, specie et ordine, secundum Augustinum in libro De natura boni, in tantum inuenitur in re aliqua de ordine, in quantum inuenitur ibi de bono. In dampnatis autem non est bonum gratie, set nature; unde non est ibi ordo gratie, set nature, qui sufficit ad huiusmodi cognitionem. 10. Ad decimum dicendum quod Augustinus loquitur de singularibus que hic fiunt, de quibus dictum est quod non pertinent ad cognitionem intelligibilem. 11. Ad undecimum dicendum quod intellectus possibilis non potest reduci in actum cognitionis omnium naturalium per lumen solum intellectus agentis, set per aliquam superiorem substantiam, cui actu adest cognitio omnium naturalium. Et si quis recte consideret, intellectus agens, secundum ea que Philosophus de

considère en acte ; tantôt sur un mode intermédiaire, quand la science est à l'état d'habitus et non en acte. La forme intellective se compare donc à l'intellect possible comme la forme naturelle à la matière première, pour autant qu'elle est connue en acte, et non pas sous mode d'habitus. De là vient que de même que la matière première n'est informée dans le même temps et la même fois que par une forme unique, de même l'intellect n'a pour objet d'intellection qu'un unique intelligible ; il peut cependant savoir de multiples choses sous mode d'habitus. 6. A la substance d'une sujet connaissant, une chose peut être assimilée de deux façons : ou bien selon l'être naturel, et ainsi ne lui sont pas assimilées des réalités spécifiquement diverses puisque cette substance est spécifiquement une ; ou bien selon l'être intelligible, et ainsi, selon les diverses espèces intelligibles qu'elle a, peuvent lui être assimilées diverses réalités selon l'espèce. 7. Les âmes séparées connaissent non seulement les espèces intelligibles mais les individus ; non pas tous cependant, mais quelques uns ; et ainsi il ne faut pas qu'il y ait en elles des espèces en nombre infini. 8. L'application de la connaissance universelle aux singuliers n'est pas la cause de la connaissance des singuliers, elle la suit. Comment l'âme séparée connaît les singuliers, la question sera posée plus loin. 9. Puisque le bien consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre au dire d'Augustin dans le livre De la nature du bien231[231], pour autant que l'on trouve en quelque chose de l'ordre, pour autant on y trouve du bien. Or chez les damnés il n'y a pas le bien de la grâce mais de la nature ; aussi n'y a-t-il pas l'ordre de la grâce mais de la nature, laquelle suffit à une connaissance de ce type. 10. Augustin parle des singuliers qui arrivent en ce monde, au sujet desquels il est dit qu'ils n'appartiennent pas à la connaissance des intelligibles.

231[231] Augustin, De la nature du bien, c. 3 (PL 42, 553).

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ipso tradit, non est actiuum respectu intellectus possibilis directe, set magis respectu fantasmatum que facit intelligibilia actu, per que intellectus possibilis reducitur in actum quando aspectus eius inclinatur ad inferiora ex unione corporis. Et eadem ratione, quando aspectus eius est ad superiora propter separationem a corpore, fit in actu per species actu intelligibiles que sunt in substantiis superioribus quasi per agens proprium; et sic talis cognitio est naturalis. 12. Vnde patet solutio ad duodecimum. 13. Ad tertium decimum dicendum quod huiusmodi perfectionem recipiunt anime separate a Deo mediantibus angelis. Licet enim substantia anime creetur a Deo immediate, tamen perfectiones intelligibiles proueniunt a Deo in animam mediantibus angelis, non solum naturales, set etiam que ad misteria gratiarum pertinent, ut patet per Dyonisium, IV cap. Celestis ierarchie. 14. Ad quartum decimum dicendum quod anima separata, habens uniuersalem cognitionem scibilium naturalium, non est perfecte reducta in actum, quia cognoscere aliquid in uniuersali est cognoscere in potentia: unde non attingit ad felicitatem etiam naturalem. Vnde non sequitur quod alia auxilia, quibus peruenitur ad felicitatem, sint superflua. 15. Ad quintum decimum dicendum quod dampnati de hoc ipso bono cognitionis quod habent tristantur, in quantum cognoscunt se destitutos esse summo bono, ad quod per alia bona ordinabantur. 16. Ad sextum decimum dicendum quod Glosa illa loquitur de particularibus, que non pertinent ad perfectionem intelligibilem, ut dictum est.

11. L'intellect possible ne peut être porté en acte à la connaissance de toutes les réalités naturelles par la seule lumière de l'intellect agent, mais par une substance supérieure où la connaissance de toutes les réalités naturelles est présente en acte. Et si, à bien considérer le problème, l'intellect agent, selon ce que le Philosophe enseigne232[232], n'actualise pas directement l'intellect possible, mais plutôt les images qu'il rend intelligibles en acte, images par lesquelles l'intellect possible passe à l'acte quand son regard incline, en raison de son union au corps, vers les choses inférieures. Et pour la même raison, quand son regard se porte vers les réalités supérieures à cause de la séparation d'avec le corps, il est mis en acte par les espèces intelligibles qui, en acte dans la substance supérieure, exercent quasiment la causalité d'un agent propre, et ainsi une telle connaissance reste naturelle. 12. La solution vaut pour l'objection 12. 13. Les âmes séparées reçoivent ce type de perfection de Dieu par la médiation des anges. En effet, bien que la substance de l'âme soit créée immédiatement par Dieu, cependant les perfections intelligibles proviennent de Dieu dans l'âme par la médiation des anges, non seulement les naturelles mais encore celles qui ressortissent aux aides de la grâce, comme il apparaît chez Denys dans la Hiérarchie céleste233[233]. 14. L'âme séparée, ayant une connaissance universelle des réalités naturelles susceptibles d'être connues, n'atteint pas à la perfection de l'acte, parce que connaître quelque chose de façon universelle, c'est la connaître en puissance : c'est pourquoi elle n'atteint pas à la félicité même naturelle. Par conséquent, les autres aides par lesquelles elle parvient à la béatitude, ne sont pas superflues. 15. Les damnés s'attristent même de ce bien qu'est leur connaissance, en tant qu'ils savent qu'ils sont destitués au bien suprême, à quoi ils étaient ordonnés par les autres

232[232] Aristote, De anima III, 430 a 15. 233[233] Denys, Hiérarchie céleste IV, 2.

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biens. 16. La Glose parle des choses particulières qui n'appartiennent pas à la perfection intelligible, comme on l'a dit.

1. Ad primum uero eorum que in contrarium obiciuntur dicendum quod anima separata non perfecte comprehendit substantiam separatam; et ideo non oportet quod cognoscat omnia que in ipsa sunt per similitudinem. 2. Ad secundum dicendum quod uerbum Gregorii ueritatem habet quantum ad uirtutem obiecti intelligibilis quod est Deus, quod quantum est de se representat omnia intelligibilia. Non tamen necesse est quod quicumque uidet Deum sciat omnia que ipse scit, nisi comprehenderet ipsum sicut ipse se comprehendit. 3. Ad tertium dicendum quod species que sunt in intellectu angeli sunt intelligibiles intellectui eius cuius sunt forme, non tamen intellectui anime separate. 4. Ad quartum dicendum quod licet intellectum sit forma substantie intelligentis, non tamen oportet quod anima separata, intelligens substantiam separatam, intelligat intellectum eius, quia non comprehendit ipsam. 5. Ad quintum dicendum quod licet anima separata aliquo modo cognoscat substantias separatas, non tamen oportet quod alia omnia cognoscat perfecte, quia nec ipsas substantias separatas perfecte cognoscit. 6. Ad sextum dicendum quod anima separata reducitur a substantia superiori in actum omnium intelligibilium naturalium non perfecte, set uniuersaliter, ut dictum est. 7. Ad septimum dicendum quod licet substantie separate sint quodammodo exemplaria omnium rerum naturalium, non tamen sequitur quod eis cognitis omnia cognoscantur, nisi perfecte comprehenderentur ipse substantie separate. 8. Ad octauum dicendum quod anima separata cognoscit per formas influxas, que tamen non sunt forme ordinis uniuersi in speciali, sicut in substantiis

Solutions des objections contraires : 1. L'âme séparée ne comprend pas parfaitement la substance séparée ; et ainsi il s'en faut qu'elle connaisse tout cela dont elle a en elle-même la similitude intelligible. 2. La parole de Grégoire est vraie quant à l'efficience de l'objet intelligible que Dieu est, pour autant que cet objet représente de soi tous les intelligibles. Il n'est cependant pas nécessaire que quiconque voit Dieu sache tout ce que lui-même connaît, sinon il le comprendrait comme lui-même se comprend. 3. Les espèces qui sont dans l'intellect de l'ange sont intelligibles pour l'intellect dont elles sont les formes, non pour l'intellect de l'âme séparée. 4. Bien que l'objet d'intellection soit la forme de la substance intelligente, il ne faut pas cependant que l'âme séparée, faisant intellection de la substance séparée, connaisse ce même objet d'intellection [de façon identique à celle de la substance séparée], parce qu'elle n'en pas une compréhension exhaustive. 5. Bien que l'âme séparée connaisse en quelque façon les substances séparées, il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse parfaitement toutes les autres réalités, car elle ne connaît pas parfaitement les substances séparées elles-mêmes. 6. L'âme séparée est mise en acte de toutes les réalités intelligibles naturelles imparfaitement, mais sous un mode universel, comme on l'a dit. 7. Bien que les substances séparées soient en quelque sorte [causes] exemplaires de toutes les réalités naturelles, il ne s'ensuit pas cependant que, une fois connues, toutes les réalités le soient, sinon les substances séparées seraient elles-mêmes parfaitement comprises. 8. L'âme séparée connaît les formes intelligibles infuses, lesquelles ne sont pas cependant les formes spécifiques de l'ordre

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superioribus, set in generali tantum, ut dictum est. 9. Ad nonum dicendum quod res naturales sunt quodammodo et in substantiis separatis et in anima; set in substantiis separatis in actu, in anima uero in potentia, secundum quod est in potentia ad omnes formas naturales intelligendas. 10. Ad decimum dicendum quod anima Abraham erat substantia separata; unde et anima diuitis poterat eam cognoscere, sicut et alias substantias separatas.

de l'univers, comme dans les substances supérieures, mais seulement les formes en général, comme on l'a dit. 9. Les choses naturelles sont en quelque façon et dans les substances séparées et dans l'âme, mais dans les substances séparées en acte, dans l'âme en puissance, pour autant qu'elle est en puissance d'intellection de toutes les formes naturelles. 10. L'âme d'Abraham était une substance séparée ; c'est pourquoi l'âme du riche pouvait la connaître, au même titre que les autres substances séparées.

Questio 19. Vtrum potenicie sensitiue remaneant in anima separata?

Question 19 — Les puissances sensitives subsistent-elles dans l'âme séparée ?

Nonodecimo queritur utrum potencie sensitiue remaneant in anima separata. Et uidetur quod sic, quia potentie anime uel essentialiter insunt ei, uel sunt proprietates naturales eius. Set neque essentialia possunt separari a re, dum ipsa res manet, neque proprietates naturales eius. Ergo in anima separata remanent potentie sensitiue. 2. Set dicebat quod remanent in ea ut in radice. - Set contra. Esse in aliquo ut in radice, est esse in eo ut in principio; quod est esse in aliquo uirtute et non actu. Essentialia autem rei et proprietates naturales eius oportet quod sint in re actu, et non uirtute tantum. Ergo potentie sensitiue non remanent in anima separata solum ut in radice. 3. Preterea. Augustinus dicit in libro De spiritu et anima quod anima recedens a corpore trahit secum sensum et ymaginationem, concupiscibilitatem et irascibilitatem, que sunt in parte sensitiua. Ergo potentie sensitiue remanent in anima separata. 4. Preterea. Totum non est integrum cui desunt alique partes eius. Set potentie sensitiue sunt partes anime. Si igitur non essent in anima separata, anima separata non esset integra. 5. Preterea. Sicut est homo per rationem

Objections : 1. Il semble que oui, parce que les puissances de l'âme ou bien sont identiques à son essence, ou bien en sont les propriétés naturelles. Or ni les [déterminations] essentielles ne peuvent être séparées d'une chose (tant que la chose demeure), ni ses propriétés naturelles. Donc dans l'âme séparée demeurent les puissances sensibles. 2. Il a été dit qu'elles demeurent en elle à titre de racine. En sens contraire : être en un sujet à titre de racine, c'est être en lui à titre de principe : c'est-à-dire être en lui virtuellement et non en acte. Or s'agissant des [déterminations] essentielles d'une chose et de ses propriétés naturelles, il faut qu'elles soient en elle en acte, et pas seulement virtuellement. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée. 3. Augustin dit au livre De l'esprit et de l'âme234[234] que l'âme qui se retire du corps entraîne avec elle le sens et l'imagination, le concupiscible et l'irascible, qui sont dans la partie sensitive. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée. 4. Le tout à qui font défaut quelques unes de ses parties, n'est pas complet. Or les puissances sensitives sont des parties de l'âme. Si donc elles n'étaient pas dans l'âme séparée, celle-ci ne serait pas complète.

234[234] Ps - Augustin, De l'esprit et de l'âme, c. 25 (PL 40, 791).

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et intellectum, ita est animal per sensum: nam rationale est differentia hominis constitutiua, et sensibile differentia constitutiua animalis. Si ergo non est idem sensus, non erit idem animal. Set si potentie sensitiue non remanent in anima separata, non erit idem sensus in homine resurgente qui modo est, quia quod in nichilum cedit non potest resumi idem numero. Ergo homo resurgens non erit idem animal, et sic neque idem homo; quod est contra id quod dicitur Iob XIX: "Quem uisurus sum ego ipse", et cetera. 6. Preterea. Augustinus dicit, XII Super Genesim ad litteram, quod pene quas in inferno anime patiuntur sunt similes uisis dormientium, idest secundum similitudinem corporalium rerum. Set huiusmodi uisa dormientium sunt secundum ymaginationem, que pertinet ad partem sensitiuam. Ergo potentie sensitiue sunt in anima separata. 7. Preterea. Manifestum est quod gaudium est in concupiscibili, et ira in irascibili. Set in animabus separatis bonorum est gaudium, et in animabus malorum est dolor et ira: est enim ibi fletus et stridor dentium. Ergo cum concupiscibilis et irascibilis sint in parte sensitiua, ut dicit Philosophus in III De anima, uidetur quod potentie sensitiue sint in anima separata. 8. Preterea. Dyonisius dicit, IV cap. De diuinis nominibus, quod malum demonis est furor irrationalis, concupiscentia amens, et fantasia proterua. Set hec pertinent ad potentias sensitiuas. Ergo potentie sensitiue sunt in demonibus; multo ergo magis in anima separata. 9. Preterea. Augustinus dicit, Super Genesim ad litteram, quod anima quedam sentit sine corpore, scilicet gaudium et tristitiam. Set quod conuenit anime sine corpore est in anima separata. Ergo sensus est in anima separata. 10. Preterea. In libro De causis dicitur

5. De même que l'homme est homme par la raison et l'intellect, de même l'animal par la sensibilité : le rationnel est la différence constitutive de l'homme, et la sensibilité celle de l'animal. Si donc la sensibilité n'est pas la même, l'animal ne sera pas le même. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée, il n'y aura pas une même sensibilité dans l'homme ressuscité, qui est maintenant, parce que ce qui disparaît dans le néant ne peut resurgir en étant le même en nombre. Donc l'homme qui ressuscite ne sera pas le même animal, ni par conséquent le même homme, ce qui va contre ce qui est dit dans Job : "Celui que je verrai, c'est moi qui le verra", et cetera Job (19, 27). 6. Augustin dit235[235] des affections que les âmes souffrent en enfer, qu'elles sont presque semblables aux visions des dormeurs, c'est-à-dire selon la similitude des réalités corporelles. Or des visions de ce type sont pour les dormeurs fonction de l'imagination, qui relève de la partie sensitive. Donc les puissances sensitives sont dans l'âme séparée. 7. Il est manifeste que la joie est dans le concupiscible et la colère dans l'irascible. Or dans les âmes séparées des bons existe la joie et dans celles des mauvais la douleur et la colère, chez ces dernières en effet "pleurs et grincements de dents" (Mt. 8, 12). Donc puisque le concupiscible et l'irascible sont dans la partie sensitive, ainsi que le dit le Philosophe236[236], il semble que les puissances sensitives soient dans l'âme séparée. 8. Denys dit237[237] que le mal des démons, c'est une fureur irrationnelle, une concupiscence démente, une imagination perverse. Or tout cela appartient aux puissances sensitives. Donc les puissances sensitives existent chez les démons, à plus forte raison dans les âmes séparées. 9. Augustin dit238[238] que l'âme sent certaines choses sans le corps, à savoir la

235[235] Augustin, De gen. ad litteram XII, 32 (PL 34, 480) 236[236] Aristote, De anima III, 432 b 5-7. 237[237] Denys, Des noms divins IV, 23. 238[238] Cf. note 2.

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quod in omni anima sunt res sensibiles. Set res sensibiles per hoc sentiuntur, quod sunt in anima. Ergo anima separata sentit res sensibiles; et ita est in ea sensus. 11. Preterea. Gregorius dicit: quod Dominus narrat, Luc. XVI, de diuite epulone non est parabola, set res gesta. Dicitur autem ibi quod diues in inferno positus, nec dubium quin secundum animam separatam, uidit Lazarum et audiuit Abraham sibi loquentem. Ergo anima separata uidit et audiuit; et sic est in ea sensus. 12. Preterea. Eorum que sunt idem secundum esse et secundum substantiam, unum non potest esse sine altero. Set anima sensibilis et rationalis in homine sunt idem secundum esse et secundum substantiam. Ergo non potest esse quin sensus remaneat in anima rationali separata. 13. Preterea. Quod cedit in nihil non resumitur idem numero. Set si potentie sensitiue non manent in anima separata, oportet quod cedant in nichilum. Ergo in resurrectione non erunt eedem numero; et sic, cum potentie sensitiue sint actus organorum, neque organa erunt eadem numero, neque totus homo erit idem numero; quod est inconueniens. 14. Preterea. Premium et poena respondet merito et demerito. Set meritum et demeritum hominis consistit ut plurimum in actibus sensitiuarum potentiarum, dum uel passiones sequimur, uel eas refrenamus. Ergo iustitia hoc uidetur exigere: quod actus sensitiuarum potentiarum sint in animabus separatis que premiantur uel puniuntur. 15. Preterea. Potentia nichil est aliud quam principium actionis uel passionis. Anima autem est principium operationum sensitiuarum. Ergo potentie sensitiue sunt in anima sicut in subiecto; et ita non potest esse quin remaneant in anima separata, cum accidentia contrarietate carentia non corrumpantur nisi per

joie et la tristesse. Or ce qui convient à l'âme sans le corps convient à l'âme séparée. Donc la sensibilité est dans l'âme séparée. 10. Il est dit dans le livre De causis239[239] qu'en toute âme sont les choses sensibles. Or celles-ci sont senties par le fait d'être dans l'âme. Donc l'âme séparée sent les choses sensibles ; et ainsi la sensibilité existe en elle. 11. Grégoire dit240[240] que le récit du Seigneur en Luc 16, 23 - 31, au sujet du riche et de Lazare, n'est pas une parabole mais une histoire vraie. Or il est dit que le riche placé en enfer, et sans nul doute en tant qu'âme séparée, vit et entendit Abraham lui parler. Donc son âme séparée a vu et entendu, et ainsi la sensibilité est en elle. 12. Concernant les choses qui sont identiques selon l'être et la substance, l'une ne peut être sans l'autre. Or l'âme sensible et la rationnelle sont identiques selon l'être et la substance. Il est donc impossible que la sensibilité ne demeure pas dans l'âme rationnelle. 13. Ce qui disparaît dans le néant ne peut resurgir identique en nombre. Or si les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée, il faut qu'elles disparaissent dans le néant. Elles ne seront donc pas à la résurrection les mêmes numériquement ; et ainsi, puisque les puissances sensibles sont les actes des organes, les organes non plus ne seront pas les mêmes numériquement, ni l'homme tout entier ne sera le même numériquement - ce qui ne convient pas. 14. Récompense et peine correspondent au mérite et au démérite. Mais le mérite et le démérite de l'homme consiste dans la plupart des cas dans les actes des puissances sensitives, soit que nous suivions les passions, soit que nous les refrénions. Donc la justice semble exiger que les actes des puissances sensitives soient dans les âmes séparées qui sont

239[239] Liber De causis, prop. 13, 26. 240[240] Grégoire, Exposition de l'évangile selon Luc VIII, 13.

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corruptionem subiecti. 16. Preterea. Memoria est in parte sensitiua secundum Philosophum. Set memoria est in anima separata; quod patet per id quod dicitur diuiti epuloni ab Abraham: "Recordare quia recepisti bona in uita tua". Ergo potentie sensitiue sunt in anima separata. 17. Preterea. Virtutes et uitia remanent in animabus separatis. Set quedam uirtutes et uitia sunt in parte sensitiua: dicit enim Philosophus in III Ethicorum quod temperantia et fortitudo sunt irrationabilium partium. Ergo potentie sensitiue manent in anima separata. 18. Preterea. De mortuis qui resuscitati dicuntur, legitur in pluribus ystoriis sanctorum quod quedam ymaginabilia se uidisse recitauerunt, puta domos, campos, flumina et huiusmodi. Ergo anime separate ymaginatione utuntur, que est in parte sensitiua. 19. Preterea. Sensus iuuat cognitionem intellectiuam, nam cui deficit unus sensus, deficit una scientia. Set cognitio intellectiua perfectior erit in anima separata quam in anima coniuncta corpori. Ergo magis aderunt ei sensus. 20. Preterea. Philosophus dicit in I De anima quod si senex accipiat oculum iuuenis, uidebit utique sicut et iuuenis. Ex quo uidetur quod, debilitatis organis, non debilitantur potentie sensitiue. Ergo nec destructis, destruuntur; et sic uidetur quod potentie sensitiue remaneant in anima separata.

récompensées ou punies. 15. La puissance n'est rien d'autre que le principe de l'action ou de la passion. Or l'âme est principe des opérations sensitives. Donc les puissances sensitives sont dans l'âme comme en leur sujet ; et ainsi il est impossible qu'elles ne demeurent pas dans l'âme séparée, puisque les accidents dépourvus de contrariété ne se corrompent pas par la corruption du sujet. 16. La mémoire est dans la partie sensitive selon le Philosophe241[241]. Mais la mémoire est dans l'âme séparée ; ce qui est évident par le fait qu'Abraham dit au riche banqueteur : "souviens-toi que tu as reçu les biens dans ta vie" (Luc 16, 25). Donc les puissances sensitives sont dans l'âme séparée. 17. Les vertus et les vices demeurent dans les âmes séparées. Mais certaines vertus et vices sont dans la partie sensitive. Le Philosophe dit en effet dans les Ethiques242[242] que la tempérance et la force relèvent des parties irrationnelles. Donc les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée. 18. Des morts qu'on dit ressuscités, on lit dans plusieurs histoires des saints qu'ils racontent avoir vu certaines visions imagées, par ex. des maisons, champs, fleurs et autres. Donc les âmes séparées usent de l'imagination, qui est dans la partie sensitive. 19. Le sens aide la connaissance intellective, car à qui fait défaut un seul sens, fait défaut l'une des sciences. Mais la connaissance sera plus parfaite dans l'âme séparée que dans l'âme jointe au corps. Donc les sens lui seront d'autant plus présents. 20. Le Philosophe dit dans le De anima243[243] que si un vieillard reçoit l'œil d'un jeune homme, il verra absolument comme un jeune. De là il semble que la débilité des organes n'affecte pas les puissances sensitives. Donc à leur

241[241] Aristote, De mem. II, 450 a 14. 242[242] Id. Eth. Nic. III, 1117 b 23-24. 243[243] Id., De anima I, 408 b 21-22.

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destruction ces dernières ne seront pas détruites ; et ainsi il semble que les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée.

Set contra est quod Philosophus dicit in II De anima, de intellectu loquens, quod hoc solum separatur sicut perpetuum a corruptibili. Ergo potentie sensitiue non remanent in anima separata. 2. Preterea. Philosophus dicit in XVI De animalibus quod quorum principiorum operationes non sunt sine corpore, neque ipsa principia sunt sine corpore. Set operationes potentiarum sensitiuarum non sunt sine corpore: exercentur enim per organa corporalia. Ergo potentie sensitiue non sunt sine corpore. 3. Preterea. Damascenus dicit quod nulla res destituitur propria operatione. Si ergo potentie sensitiue remanerent in anima separata, haberent proprias operationes; quod est impossibile. 4. Preterea. Frustra est potentia que non reducitur ad actum. Nichil autem est frustra in operationibus Dei. Ergo potentie sensitiue non remanent in anima separata, in qua non possunt reduci ad actum.

En sens contraire : 1. Le Philosophe dit dans le De anima244[244] en parlant de l'intellect que lui seul est séparé du reste comme le perpétuel du corruptible. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée. 2. Le Philosophe dit dans le livre Des animaux245[245] que les principes dont les opérations ne sont pas sans le corps, ne sont pas eux-mêmes pas sans le corps. Or les opérations des puissances sensitives ne sont pas sans le corps : elles s'exercent en effet par les organes corporels. Donc les puissances sensitives ne sont pas sans le corps. 3. Damascène dit246[246] qu'aucune chose n'est privée de son opération propre. Si donc les puissances sensitives demeuraient dans l'âme séparée, elles auraient leurs opérations propres, ce qui est impossible. 4. Vaine est la puissance qui n'est pas portée à l'acte. Mais rien n'est en vain dans les opérations de Dieu. Donc les puissances sensitives ne demeurent pas dans l'âme séparée, là où elles ne peuvent être portées à l'acte.

Responsio. Dicendum quod potentie anime non sunt de essentia anime, set proprietates naturales que fluunt ab essentia eius, ut ex prioribus questionibus haberi potest. Accidens autem dupliciter corrumpitur: uno modo a suo contrario, sicut frigidum corrumpitur a calido; alio modo per corruptionem sui subiecti: non enim accidens remanere potest corrupto subiecto. Quecumque igitur accidentia seu forme contrarium non habent, non destruuntur nisi per destructionem subiecti. Manifestum est autem quod potentiis anime nichil est contrarium; et ideo, si corrumpantur, non corrumpuntur nisi per corruptionem sui subiecti. Ad

Réponse : Les puissances de l'âme ne sont pas identiques à son essence, ce sont des propriétés naturelles qui en découlent, comme il ressort des questions précédentes. Or l'accident est corrompu de deux façons. Premièrement par son contraire, ainsi le froid est-il corrompu par le chaud. Secondement par la corruption de son sujet : en effet aucun accident ne peut demeurer après la corruption de son sujet. Donc quels que soient les accidents ou formes n'ayant pas de contraire, ils ne sont détruits que par la destruction du sujet. Or il est manifeste que rien n'est contraire aux puissances sensitives. Donc pour chercher à savoir si

244[244] Id. ibid. II, 413 b 24 - 27. 245[245] Id. De la génération des animaux II, 736 22-24. 246[246] Jean Damascène, De fide orth. II, 23 [c. 37].

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inuestigandum igitur utrum potentie sensitiue corrumpantur corrupto corpore, uel remaneant in anima separata, principium inuestigationis oportet accipere ut consideremus quid sit subiectum potentiarum predictarum. Manifestum est autem quod subiectum potentie oportet esse id quod secundum potentiam dicitur potens, nam omne accidens suum subiectum denominat. Idem autem est quod est potens agere uel pati, et quod est agens uel patiens; unde oportet ut illud sit subiectum potentie quod est subiectum actionis uel passionis cuius potentia est principium. Et hoc est quod Philosophus dicit in libro De somno et uigilia quod cuius est potentia, eius est actio. Circa operationes autem sensuum diuersa fuit opinio. Plato enim posuit quod anima sensitiua per se haberet propriam operationem. Posuit enim quod anima, etiam sensitiua, est mouens se ipsam, et quod non mouet corpus nisi prout est a se mota. Sic igitur in sentiendo est duplex operatio: una qua anima mouet se ipsam, alia qua mouet corpus. Vnde Platonici diffiniunt quod sensus est motus anime per corpus. Et propter hoc quidam, huius positionis sectatores, distingunt duplices operationes partis sensitiue: quasdam scilicet interiores, quibus anima sentit secundum quod se ipsam mouet; quasdam autem exteriores, secundum quod mouet corpus. Dicunt ergo quod sunt etiam duplices potentie sensitiue: quedam que sunt in ipsa anima principia interiorum actuum, et iste manent in anima separata, corpore destructo, cum suis actibus; quedam uero sunt principia exteriorum actuum, que sunt in anima simul et corpore et, pereunte corpore, pereunt. Set hec positio stare non potest. Manifestum est enim quod unumquodque secundum hoc operatur secundum quod est ens. Vnde que per se habent esse per se operantur, sicut indiuidua

les puissances sensitives sont corrompues par la corruption du sujet ou demeurent dans l'âme séparée, il faut commencer la recherche en considérant quel est le sujet des puissances susdites. Or il est manifeste que le sujet de la puissance doit être celui que l'on dit puissant en raison de la puissance, car tout accident dénomme son sujet. Or identique est ce qui a la capacité d'agir ou de pâtir et ce qui est agent ou patient. C'est pourquoi il faut que soit sujet de la puissance cela qui est sujet de l'action ou de la passion dont la puissance est principe. C'est ce que dit le Philosophe au livre Du sommeil et de la veille247[247] : le sujet de la puissance est le sujet de l'action. Concernant les opérations des sens, les opinions divergent. Platon soutient que l'âme sensitive aurait par soi une opération propre. Il soutient en effet que l'âme, y compris la sensitive, se meut soi-même et qu'elle ne meut pas le corps à moins de se mouvoir soi-même. Ainsi donc il y a dans le sentir une double opération : l'une par laquelle l'âme se meut soi-même, l'autre par laquelle elle meut le corps. C'est pourquoi les Platoniciens définissent la sensation un mouvement de l'âme au moyen du corps. En raison de quoi certains adeptes de cette position distinguent un double type d'opérations de la partie sensitive : les unes intérieures par lesquelles l'âme sent en se mouvant elle-même ; les autres extérieures, selon qu'elle meut le corps. Ils en concluent un double type de puissances sensitives : celles qui sont dans l'âme elle-même principes des actes intérieurs, et celles-là demeurent dans l'âme séparée avec leurs actes, une fois le corps détruit ; celles en revanche qui sont principes des actes extérieurs, qui sont à la fois dans l'âme et le corps, et qui périssent à la disparition du corps. Mais cette position ne peut tenir. Il est manifeste en effet que la façon d'opérer suit la façon d'être étant. Ainsi, ceux qui ont l'être par soi opèrent par soi, tels les individus substantiels. Mais les formes qui

247[247] Aristote, De somno et uigilia I, 454 a 8.

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substantiarum. Forme autem, que per se non possunt esse, set dicuntur entia in quantum eis aliquid est, non habent per se operationem; set dicuntur operari in quantum per eas subiecta operantur. Sicut enim calor non est id quod est calidum, set est id quo aliquid est calidum, ita non calefacit, set est id quo calidum calefacit. Si igitur anima sensitiua haberet per se operationem, sequeretur quod haberet per se subsistentiam; et sic non corrumperetur, corrupto corpore. Vnde etiam brutorum anime essent immortales; quod est impossibile. Et tamen Plato hoc dicitur concessisse. Manifestum est igitur quod nulla operatio partis sensitiue potest esse anime tantum ut operantis; set est compositi per animam, sicut calefactio est calidi per calorem. Compositum igitur est uidens et audiens et omnino sentiens, set per animam; unde et compositum est potens uidere et audire et sentire, set per animam. Manifestum est igitur quod potentie partis sensitiue sunt in composito sicut in subiecto, set sunt ab anima sicut a principio. Destructo igitur corpore, destruuntur potentie sensitiue, set remanent in anima sicut in principio. Et hoc est quod alia opinio dicit, quod potentie sensitiue manent in anima separata solum sicut in radice.

ne peuvent être par soi et sont appelées étants pour autant que par elles quelque chose est, n'ont pas leur opération par soi, mais on les dit opérer en tant que par elles les sujets agissent. C'est ainsi que la chaleur n'est pas le chaud, mais ce par quoi quelque chose est chaud, de telle sorte qu'elle ne chauffe pas mais qu'elle est ce par quoi le chaud chauffe. Si donc l'âme sensitive opérait par soi, il s'ensuivrait qu'elle subsisterait par soi ; et ainsi, elle ne serait pas corrompue avec la corruption du corps. Par conséquent même les âmes des bêtes seraient immortelles, ce qui est impossible. Et pourtant Platon, dit-on, l'aurait concédé. Il est donc manifeste qu'aucune opération de la partie sensitive ne peut venir exclusivement de l'âme comme d'un sujet opérateur, mais l'opération vient du composé par l'âme, de même que l'action de chauffer vient du chaud par la chaleur. Donc le composé est celui qui voit, entend, et en général qui sent ; et c'est pourquoi le composé est celui qui peut voir, entendre et sentir, mais par l'âme. Il est donc manifeste que les puissances de la partie sensitive sont dans le composé comme dans leur sujet, mais sont issues de l'âme comme de leur principe. Donc à la destruction du corps, les puissances sensitives sont détruites mais demeurent dans l'âme comme en leur principe. Et c'est ce que dit une autre opinion : les puissances sensitives demeurent dans l'âme séparée seulement comme en leur racine.

1. Ad primum ergo dicendum quod potentie sensitiue non sunt de essentia anime, set sunt proprietates naturales: compositi quidem ut subiecti, anime uero ut principii. 2. Ad secundum dicendum quod huiusmodi potentie dicuntur in anima separata remanere ut in radice, non quia sint actu in ipsa, set quia anima separata est talis uirtutis, ut si uniatur corpori, iterum potest causare has potentias in corpore, sicut et uitam. 3. Ad tertium dicendum quod illam auctoritatem non oportet nos recipere, cum liber ille habeat falsum auctorem in

Solutions : 1. Les puissances sensitives ne sont pas de l'essence de l'âme, elles en sont les propriétés naturelles, à savoir du composé comme sujet, de l'âme comme principe. 2. Les puissances de ce genre sont dites demeurer dans l'âme séparée comme en leur racine, non qu'elles y soient en acte, mais parce que l'âme séparée garde un tel pouvoir, de telle sorte qu'elle pourrait, à condition d'être unie au corps, causer à nouveau ces puissances dans le corps, de même que la vie. 3. Nous n'avons pas à recevoir cette autorité, puisque ce livre contient dans son

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titulo: non enim est Augustini, set cuiusdam alterius. Posset tamen auctoritas illa exponi ut dicatur quod anima trahit secum huiusmodi potentias non actu, set uirtute. 4. Ad quartum dicendum quod potentie anime non sunt partes essentiales uel integrales, set potentiales; ita tamen quod quedam earum insunt anime secundum se, quedam uero composito. 5. Ad quintum dicendum quod sensus dicitur dupliciter. Vno modo ipsa anima sensitiua, que est huiusmodi potentiarum principium; et sic per sensum animal est animal sicut per propriam formam: hoc enim modo a sensu 'sensibile' sumitur, prout est differentia constitutiua animalis. Alio modo dicitur sensus ipsa potentia sensitiua, que cum sit proprietas naturalis, ut dictum est, non est constitutiua speciei, set consequens speciem. Hoc igitur modo sensus non manet in anima separata; set sensus primo modo dictus manet, nam in homine est eadem essentia anime sensibilis et rationalis. Vnde nichil prohibet hominem resurgentem esse idem animal numero: ad hoc enim quod aliquid sit idem numero sufficit quod principia essentialia sint eadem numero; non autem requiritur quod proprietates et accidentia sint eadem numero. 6. Ad sextum dicendum quod Augustinus uidetur hoc retractasse in libro Retractationum. Subditur enim in XII Super Genesim ad litteram quod pene inferni sunt secundum ymaginariam uisionem, et quod locus inferni non est corporeus, set ymaginarius. Vnde coactus fuit reddere rationem, si infernus non est locus corporeus, quare inferi dicantur esse sub terra. Et hoc ipsemet reprehendit dicens: "De inferis magis michi uidetur docere debuisse quod sub terris sint, quam rationem reddere cur sub terris esse credantur siue dicantur, quasi non ita sint". Hoc autem retractato quod de loco inferni dixerat, uidentur omnia alia retractari que ad hoc pertinent.

titre une erreur sur l'auteur : en effet il n'est pas d'Augustin mais de quelqu'un d'autre. Cette autorité pourrait cependant être exposée de la manière suivante : il serait dit que l'âme emporte avec elle les puissances de ce genre sous un mode, non pas actuel, mais virtuel. 4. Les puissances de l'âme ne sont pas des parties essentielles ou intégrales, mais potentielles, de telle sorte cependant que certaines d'entre elles sont de soi immanentes à l'âme, tandis que les autres sont dans le composé. 5. On parle de la sensibilité sous deux aspects. Premièrement, elle signifie l'âme sensitive elle-même qui est le principe des puissances de ce genre ; et ainsi par la sensibilité l'animal est animal par sa forme propre : sous cet aspect, le "sensible" s'entend de la sensibilité pour autant qu'elle est la différence constitutive de l'animal. Secondement, la sensibilité signifie la puissance sensitive elle-même, laquelle étant une propriété naturelle, comme on l'a dit, n'est pas constitutive de l'espèce. Sous cet aspect, la sensibilité ne demeure pas dans l'âme séparée ; mais sous le premier aspect, la sensibilité demeure, car dans l'homme identique est l'essence de l'âme sensible et de l'âme rationnelle. Aussi, rien n'empêche que l'homme soit en ressuscitant un animal identique par le nombre : en effet, pour que quelque chose soit identique par le nombre, il suffit que les principes essentiels soient identiques par le nombre ; mais il n'est pas requis que les propriétés et les accidents soient identiques par le nombre. 6. Augustin s'est visiblement rétracté sur ce point. Il suppose dans le commentaire sur la Genèse248[248] que les peines de l'enfer relèvent d'une vision imaginaire et que le lieu de l'enfer n'est pas corporel mais imaginaire. Il fut par suite contraint de rendre raison de [cette objection] : si l'enfer n'est pas un lieu corporel, pourquoi dit-on que les enfers sont sous la terre. Et lui-même se reprend en disant : "Des enfers il

248[248] Cf. note 2.

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7. Ad septimum dicendum quod in anima separata non est gaudium neque ira secundum quod sunt actus irascibilis et concupiscibilis, que sunt in sensitiua parte, set secundum quod hiis designatur motus uoluntatis, que est in parte intellectiua. 8. Ad octauum dicendum quod quia malum hominis est secundum tria hec, scilicet fantasiam proteruam (ex qua est principium errandi), concupiscentiam amentem, et irrationalem furorem, propter hoc Dyonisius malum demonis sub similitudine humani mali describit; non ut intelligatur in demonibus esse fantasia, aut irascibilis aut concupiscibilis, que sunt in parte sensitiua, set aliqua hiis proportionata secundum quod competit nature intellectiue. 9. Ad nonum dicendum quod per uerba illa Augustini non intelligitur quod anima aliqua sentiat absque organo corporali, set quod aliqua sentiat absque ipsis corporibus sensibilibus, utpote metum et tristitiam, aliqua uero per ipsa corpora, utpote calidum et frigidum. 10. Ad decimum dicendum quod omne quod est in aliquo, est in eo per modum recipientis; unde res sensibiles sunt in anima separata, non per modum sensibilem, set per modum intelligibilem. 11. Ad undecimum dicendum quod nichil prohibet in narratione rerum gestarum aliqua metaphorice dici. Licet igitur quod dicitur in Euangelio de Lazaro et diuite sit res gesta, tamen metaphorice dicitur quod Lazarus uidit et audiuit, sicut et metaphorice dicitur quod linguam habuit. 12. Ad duodecimum dicendum quod substantia anime sensibilis in homine manet post mortem; non tamen manent potentie sensitiue. 13. Ad tertium decimum dicendum quod sicut sensus, prout nominat potentiam, non est forma totius corporis, set anima sensitiua (sensus autem est proprietas compositi), ita etiam potentia uisiua non est actus oculi, set anima, secundum quod est principium talis potentie; quasi ita

me semble avoir dû enseigner qu'ils sont sous les terres plutôt que de rendre raison, si ils ne sont pas ainsi, pourquoi ils sont crus ou dits sous les terres". Ayant rétracté ce qu'il avait dit du lieu de l'enfer, il semble l'avoir fait pour tout ce qui relève de cette question. 7. Dans l'âme séparée il n'y a ni joie ni colère en tant qu'elles sont des actes de l'irascible et du concupiscible, qui sont dans la partie sensitive ; elles y sont en tant que par eux est désigné le mouvement de la volonté, qui est dans la partie intellective. 8. Le mal de l'homme est consécutif à ces trois choses : l'imagination débridée (d'où vient le principe d'errance), la concupiscence démente, la fureur irrationnelle, en fonction de quoi Denys a décrit le mal de démon par similitude avec le mal humain ; non pour qu'il soit entendu qu'existe chez les démons l'imagination, ou le concupiscible, ou l'irascible, qui sont dans la partie sensitive, mais pour faire entendre, proportionné à tout cela, ce qui relève de la nature intellectuelle. 9. Par ces paroles d'Augustin, on n'entend pas qu'une âme sente certaines choses sans organe corporel, mais qu'elle sent sans les corps sensibles eux-mêmes, comme la crainte et la tristesse, et quelques autres en revanche à même les corps, par ex. le chaud et le froid. 10. Tout ce qui est en quelque [sujet] est en lui selon le mode du recevant ; par conséquent les choses sensibles sont dans l'âme séparée, non par mode sensible, mais par mode intelligible. 11. Rien n'empêche que dans la narration des faits historiques certaines données soient présentées métaphoriquement. Donc, bien que ce qui est dit dans l'évangile au sujet de Lazare et du riche soit historique, cependant c'est métaphoriquement qu'il est dit que Lazare voit et entend, de même qu'il ait une langue. 12. La substance de l'âme sensible demeure en l'homme après la mort, mais non les puissances sensitives. 13. De même que le sens, pour autant qu'il désigne la puissance, n'est pas la forme de

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dicatur quod anima uisiua est actus oculi, sicut anima sensitiua est actus corporis (potentia autem uisiua est proprietas consequens). Vnde non oportet quod sit alius oculus resurgentis, licet alia sit potentia sensitiua. 14. Ad quartum decimum dicendum quod premium non respondet merito sicut premiando, set sicut ei pro quo aliquid premiatur. Vnde non oportet quod omnes actus resumantur in remuneratione quibus aliquis meruit, set sufficit quod sint in diuina recordatione; alias oporteret sanctos iterum occidi, quod est absurdum. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anima est principium sentiendi, non sicut sentiens, set sicut id quo sentiens sentit. Vnde potentie sensitiue non sunt in anima sicut in subiecto, set sunt ab anima sicut a principio. 16. Ad sextum decimum dicendum quod anima separata recordatur per memoriam, non que est in parte sensitiua, set que est in parte intellectiua, prout Augustinus ponit eam partem ymaginis. 17. Ad septimum decimum dicendum quod uirtutes et uitia que sunt irrationabilium partium non manent in anima separata nisi in suis principiis: omnium enim uirtutum semina sunt in uoluntate et ratione. 18. Ad octauum decimum dicendum quod, sicut ex supradictis patet, anima separata a corpore non eumdem modum habet cognoscendi, et cum est in corpore. Eorum igitur que apprehendit anima separata secundum modum sibi proprium, idest absque fantasmatibus, remanet cognitio in ea postquam ad pristinum statum redit, corpori iterato coniuncta, secundum modum tunc sibi conuenientem, scilicet cum conuersione ad fantasmata. Et ideo que intelligibiliter uiderunt, ymaginabiliter narrant. 19. Ad nonum decimum dicendum quod intellectus indiget auxilio sensus secundum statum imperfecte cognitionis, prout scilicet accipit a fantasmatibus, non

tout le corps (la forme c'est l'âme sensible, et la sensibilité une propriété du composé), de même la puissance visuelle n'est pas l'acte de l'œil, mais c'est l'âme selon qu'elle est principe d'une telle puissance ; on dirait aussi bien que l'âme visuelle est l'acte de l'œil, comme l'âme sensitive est l'acte du corps (mais la puissance visuelle, elle, est une propriété dérivée). C'est pourquoi il ne faut pas que soit autre l'œil du ressuscité, bien que soit autre la puissance sensitive. 14. La récompense ne répond pas au mérite comme à ce qui doit être récompensé, mais comme à celui pour qui quelque chose est donné en récompense. Par suite il ne faut pas que tous les actes pour lesquels quelqu'un a mérité soient requis dans la récompense mais il suffit qu'ils soient dans le souvenir divin ; autrement il faudrait que les saints soient à nouveau occis, ce qui est absurde. 15. L'âme est le principe du sentir non comme sentant, mais comme ce par quoi le sentant sent. Par suite, les puissances sensitives ne sont pas dans l'âme comme dans leur sujet, mais elles sont par l'âme comme par leur principe. 16. L'âme se rappelle par la mémoire, non par celle de la partie sensitive, mais par celle de la partie intellective, dans la mesure où Augustin249[249] l'affirme partie de l'imagination. 17. Les vertus et les vices qui appartiennent aux parties irrationnelles ne demeurent dans l'âme séparée que dans ses principes : en effet les semences de toutes les vertus sont dans la volonté et la raison. 18. D'après ce qu'on a dit, l'âme séparée du corps n'a pas le même mode de connaissance que lorsqu’elle est dans le corps. Parmi les choses que l'âme appréhende selon son mode propre, c'est-à-dire sans images, leur connaissance demeure en elle quand elle revient à la situation première, étant jointe à nouveau au corps, selon le mode qui lui convenait alors, à savoir avec conversion aux images. Et ainsi ce qu'ils verront intelligiblement, ils

249[249] Augustin, De Trinitate X, XI 18 (PL 42, 983).

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autem secundum perfectiorem cognitionis modum qui competit anime separate: sicut et homo indiget lacte in pueritia, non tamen in perfecta etate. 20. Ad uicesimum dicendum quod potentie sensitiue non debilitantur secundum se, debilitatis organis, set solum per accidens. Vnde et per accidens corrumpuntur, corruptis organis.

le raconteront imaginairement. 19. L'intellect a besoins de l'aide des sens selon le statut de la connaissance imparfaite, à savoir pour autant qu'elle tire partie des images, mais non selon le mode de connaissance plus parfait qui appartient à l'âme séparée : de même l'homme a besoin de lait dans l'enfance, mais non dans la perfection de l'âge. 20. Les puissances sensitives ne se débilitent pas de soi, avec la débilité des organes, mais seulement par accident. Par suite, c'est par accident qu'elles sont corrompues, lors de la corruption des organes.

Questio 20. Vtrum anima separata singularia cognoscat?

Question 20 — L'âme séparée connaît-elle les singuliers ?

Vicesimo queritur utrum anima separata singularia cognoscat. Et uidetur quod non, quia de potentiis anime in anima separata remanet solus intellectus. Set intellectus obiectum est uniuersale et non singulare: scientia enim est uniuersalium, sensus autem singularium, ut dicitur in I De anima. Ergo anima separata non cognoscit singularia, set tantum uniuersalia. 2. Preterea. Si anima separata cognoscit singularia, aut per formas prius acquisitas dum esset in corpore, aut per formas influxas. Set non per formas prius acquisitas, nam formarum quas anima per sensus acquirit dum est in corpore, quedam sunt intentiones indiuiduales que conseruantur in potentiis partis sensitiue, et sic remanere non possunt in anima separata, cum huiusmodi potentie non maneant in ea, ut ostensum est; quedam autem sunt intentiones uniuersales que sunt in intellectu, unde hee sole manere possunt. Set per intentiones uniuersales non possunt cognosci singularia. Ergo anima separata non potest cognoscere singularia per species quas acquisiuit in

Objections : 1. Il semble que non : parmi les puissances de l'âme, seul l'intellect demeure dans l'âme séparée. Or l'objet de l'intellect, c'est l'universel et non le singulier : en effet la science porte sur les universels, tandis que le sens porte sur les singuliers, comme il est dit dans le De anima250[250]. Donc l'âme séparée ne connaît pas les singuliers, mais seulement les universels. 2. Si l'âme séparée connaît les singuliers, elle le fait ou bien par les formes précédemment acquises pendant qu'elle était dans le corps, ou bien par des formes infuses. Ce n'est pas par les formes acquises auparavant, car au sujet des formes que l'âme acquiert quand elle est dans le corps, certaines sont des intentions [cognitives] qui sont conservées dans les puissances de la partie sensitive, aussi ne peuvent-elles demeurer dans l'âme séparée, puisque des puissances de ce genre ne demeurent pas en elle, comme on l'a montré ; certaines autres sont des intentions [cognitives] qui sont dans l'intellect, et celles-là seules peuvent demeurer, - mais par les intentions universelles on ne peut connaître les

250[250] Aristote, De anima II, 417 b 22-23.

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corpore. Similiter autem nec per species influxas, quia huiusmodi species equaliter se habent ad omnia singularia: ergo sequeretur quod anima separata omnia singularia cognosceret; quod non uidetur esse uerum. 3. Preterea. Cognitio anime separate impeditur per loci distantiam: dicit enim Augustinus in libro De cura pro mortuis agenda quod anime mortuorum ibi sunt, ubi ea que hic fiunt omnino scire non possunt. Cognitionem autem que fit per species influxas non impedit loci distantia. Ergo anima non cognoscit singularia per species influxas. 4. Preterea. Species influxe equaliter se habent ad presentia et futura: non enim influxus intelligibilium specierum est sub tempore. Si igitur anima separata cognoscit singularia per species influxas, uidetur quod non solum cognoscat presentia uel preterita, set etiam futura; quod esse non potest, ut uidetur, cum cognoscere futura sit solius Dei proprium; dicitur enim Ys. XLI: "Annuntiate que uentura sunt in futurum, et dicemus quia dii estis uos". 5. Preterea. Singularia sunt infinita. Species autem influxe non sunt infinite. Non ergo anima separata per species influxas potest singularia cognoscere. 6. Preterea. Id quod est indistinctum non potest esse principium distincte cognitionis. Cognitio autem singularium est distincta. Cum igitur forme influxe sint indistincte, utpote uniuersales existentes, uidetur quod per species influxas anima separata singularia cognoscere non possit. 7. Preterea. Omne quod recipitur in aliquo recipitur in eo per modum recipientis. Set anima separata est immaterialis. Ergo forme influxe

singuliers. Donc l'âme séparée ne peut connaître les singuliers par les idées251[251] acquises autrefois dans le corps. Pareillement elle ne le peut par les idées infuses, parce que les idées de ce genre se rapportent également à tous les singuliers : il s'ensuivrait que l'âme séparée connaîtrait tous les singuliers - ce qui, semble-t-il, n'est pas vrai. 3. La connaissance de l'âme séparée est empêchée par la distance du lieu : Augustin dit en effet dans le livre Des soins à donner aux morts252[252] que les âmes des morts sont là où elles ne peuvent absolument pas savoir ce qui arrive ici-bas. Mais la distance du lieu n'empêche pas la connaissance qui vient par les espèces infuses. Donc l'âme séparée ne connaît pas les singuliers par les idées infuses. 4. Les idées infuses se rapportent également au présent et au futur, car l'infusion des espèces infuses n'est pas soumise au temps. Si donc l'âme séparée connaît les singuliers par des idées infuses, il semble que non seulement elle connaît le présent et le passé, mais encore le futur. Cela ne peut être, semble-t-il, puisque connaître le futur est exclusivement le propre de Dieu. Il est dit en effet dans Isaïe (41, 23) : "Annoncez ce qui doit arriver dans le futur, et nous dirons que vous êtes des dieux!". 5. les singuliers sont en nombre infinis. Les idées infuses ne sont pas infinies. Donc l'âme séparée ne peut connaître les singuliers par les idées infuses. 6. Ce qui est indistinct ne peut être le principe d'une connaissance distincte. Or la connaissance des singuliers est distincte. Comme les formes infuses sont indistinctes, il semble que par les idées infuses l'âme séparée ne puisse connaître les singuliers. 7. Tout ce qui est reçu en un sujet est reçu en lui selon le mode du recevant. Or l'âme

251[251] Je traduis par "idée" la species intellligibilis ou forma intelligibilis : celles-ci sont des qualités de l'intellect acquises par abstraction des réalités matérielles ou communiquées par une substance supérieure. Terme d'abstraction ou de communication, de telles qualités sont au principe de l'opération intellectuelle aboutissant au concept ou verbe (Cf. De potentia, q. 8, a. 1 et q.9, a.5). On connaît d'autre part la relation entre la species latine, ou "belle apparence" et l'idéa platonicienne. 252[252] Augustin, De cura pro mortuis gerenda, c. 13 (PL 40, 605).

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recipiuntur in ea immaterialiter. Set quod est immateriale non potest esse principium cognitionis singularium, que sunt indiuiduata per materiam. Ergo anima separata per formas influxas non potest cognoscere singularia. 8. Set dicebat quod per formas influxas possunt cognosci singularia, licet sint immateriales, quia sunt similitudines rationum ydealium quibus Deus et uniuersalia et singularia cognoscit. - Set contra. Deus per rationes ydeales cognoscit singularia, in quantum sunt factrices materie, que est principium indiuiduationis. Set forme influxe anime separate non sunt materie factrices, quia non sunt creatrices: hoc enim solius Dei est. Ergo anima separata per formas influxas non potest cognoscere singularia. 9. Preterea. Similitudo creature ad Deum non potest esse per uniuocationem, set solum per analogiam. Set cognitio que fit per similitudinem analogie est imperfectissima: sicut si aliquid cognosceretur per alterum in quantum conuenit cum illo in ente. Si igitur anima separata cognoscit singularia per species influxas in quantum sunt similes rationibus ydealibus, uidetur quod imperfectissime singularia cognoscat. 10. Preterea. Dictum est in precedentibus quod anima separata non cognoscit naturalia per formas influxas, nisi in quadam confusione et in uniuersali. Hoc autem non est cognoscere singularia. Ergo anima separata non cognoscit singularia per species influxas. 11. Preterea. Species ille influxe, per quas anima singularia ponitur cognoscere, non causantur a Deo immediate: quia secundum Dyonisium lex diuinitatis est infima per media reducere. Nec iterum causantur per angelum: quia angelus huiusmodi species causare non potest neque creando, cum nullius rei sit creator, neque transmutando, quia oporteret esse aliquod medium differens. Ergo uidetur quod anima separata non habeat species influxas per quas singularia cognoscat. 12. Preterea. Si anima separata cognoscit

séparée est immatérielle. Donc les formes infuses sont reçues en elle de façon immatérielle. Mais ce qui est immatériel ne peut être principe de la connaissance des singuliers, qui sont individués par la matière. Donc l'âme séparée ne peut connaître les singuliers par les formes infuses. 8. Il a été dit que par les formes infuses on peut connaître les singuliers, bien qu'elles soient immatérielles, parce qu'elles sont les similitudes des raisons idéales par lesquelles Dieu connaît et les universels et les singuliers. En sens inverse : Dieu par les raisons idéales connaît les singuliers en tant qu'elles sont productrices de la matière, qui est principe d'individuation. Mais les formes infuses de l'âme séparée ne sont pas productrices de la matière parce qu'elles ne sont pas créatrices : cela en effet n'appartient qu'à Dieu. Donc l'âme séparée ne peut connaître par les formes infuses les singuliers. 9. La similitude de la créature à Dieu ne peut être de relation univoque mais seulement de relation analogique. Or la connaissance qui procède par la similitude de l'analogie est très imparfaite : par exemple si quelque chose était connue par une autre en tant qu'elle a en commun avec elle d'être étant. Si donc l'âme séparée connaît les singuliers par les idées infuses, en tant que semblables aux raisons idéales, il semble qu'elle connaisse les singuliers très imparfaitement. 10. Il a été dit précédemment que l'âme séparée ne connaît pas les réalités naturelles par les formes infuses, si ce n'est dans une certaine confusion et de façon universelle. Mais ceci n'est pas connaître les singuliers. Donc l'âme séparée ne connaît pas les singuliers par les espèces infuses. 11. Ces idées infuses, par lesquelles on affirme que les âmes connaît les singuliers, ne sont pas causées par Dieu immédiatement : parce que selon Denys la loi de la divinité consiste à reconduire [à leur principe] les choses les plus basses par des intermédiaires ; elles ne sont pas non plus causées par l'ange : parce que l'ange ne

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singularia per species influxas, hoc non potest esse nisi dupliciter: uel applicando species ad singularia, uel conuertendo se ad ipsas species. Si applicando ad singularia, constat quod huiusmodi applicatio non fit accipiendo aliquid a singularibus, cum non habeat potentias sensitiuas que nate sunt a singularibus accipere. Relinquitur ergo quod hec applicatio fit ponendo aliquid circa singularia; et sic non cognoscet ipsa singularia, set hoc tantum quod circa singularia ponit. Si autem per species dictas cognoscit singularia conuertendo se ad ipsas, sequetur quod non cognoscet singularia nisi secundum quod sunt in ipsis speciebus. Set in speciebus predictis non sunt singularia nisi uniuersaliter. Ergo anima separata non cognoscit singularia nisi in uniuersali. 13. Preterea. Nullum finitum potest super infinita. Set singularia sunt infinita. Cum igitur uirtus anime separate sit finita, uidetur quod anima separata non cognoscat singularia. 14. Preterea. Anima separata non potest cognoscere aliquid nisi uisione intellectuali. Set Augustinus dicit, XII Super Genesim ad litteram, quod uisione intellectuali non cognoscuntur neque corpora, neque similitudines. Cum igitur singularia sint corpora, uidetur quod ab anima separata cognosci non possunt. 15. Preterea. Vbi est eadem natura, et idem est modus operandi. Set anima separata est eiusdem nature cum anima coniuncta corpori. Cum igitur anima coniuncta corpori non possit cognoscere singularia per intellectum, uidetur quod nec anima separata. 16. Preterea. Potentie distinguuntur per obiecta. Set propter quod unumquodque, et illud magis. Ergo obiecta sunt magis distincta quam potentie. Set sensus nunquam fiet intellectus. Ergo singulare, quod est sensibile, nunquam fiet intelligibile. 17. Preterea. Potentia cognoscitiua

peut causer des idées de ce genre, ni en les créant, puisqu'il n'est créateur d'aucune chose, ni en les transmettant, parce qu'il y faudrait quelque intermédiaire transporteur. Il semble donc que l'âme séparée n'ait pas d'idées infuses par lesquelles elles connaissent les singuliers. 12. Si l'âme connaît les singuliers par des idées infuses, cela ne peut se faire que de deux façons : ou bien par application des idées aux singuliers, ou bien par conversion aux idées elles-mêmes. Si par application aux singuliers, il est évident qu'une application de ce genre ne se fait pas en recevant quelque chose des singuliers, puisqu'elle ne dispose pas des puissances sensitives susceptibles de recevoir [quelque stimulation] des singuliers. Reste donc que cette application se fasse en affirmant quelque chose à propos des singuliers ; et ainsi elle ne connaît pas les singuliers eux-mêmes, mais cela seulement qu'elle affirme à propos des singuliers. Mais si c'est par conversion à ces idées infuses qu'elle connaît les singuliers, il s'ensuivrait qu'elle ne connaît les singuliers que pour autant qu'ils sont dans les idées elles-mêmes. Or dans les idées susdites les singuliers ne sont que sur un mode universel. Donc l'âme séparée ne connaît les singuliers que dans l'universel. 13. Rien de fini n'a pouvoir sur les infinis. Mais les singuliers sont infinis. Puisque donc le pouvoir de l'âme séparée est fini, il semble que l'âme séparée ne connaît pas les singuliers. 14. L'âme séparée ne peut rien connaître sans vision intellectuelle. Mais Augustin dit253[253] que par la vision intellectuelle on ne connaît ni les corps ni leurs similitudes. Comme donc les singuliers sont des corps, il semble que l'âme séparée ne puisse les connaître. 15. Là où la nature est identique, identique est le mode d'opération. Mais l'âme séparée est de même nature que l'âme conjointe au corps. Comme cette dernière ne peut connaître les singuliers par l'intellect, il

253[253] Augustin, De Gen. ad litteram XII, 24 (PL 34, 474).

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superioris ordinis minus multiplicatur respectu eorumdem cognoscibilium quam potentia cognoscitiua inferioris ordinis: sensus enim communis est cognoscitiuus omnium que per quinque exteriores sensus apprehenduntur; et similiter angelus, una potentia cognoscitiua, scilicet intellectu, cognoscit uniuersalia et singularia, que homo sensu et intellectu apprehendit. Set nunquam potentia inferioris ordinis apprehendere potest id quod est alterius potentie que ab ea distinguitur, sicut uisus nunquam potest apprehendere obiectum auditus. Ergo intellectus hominis nunquam potest apprehendere singulare, quod est obiectum sensus, licet intellectus angeli cognoscat utrumque. 18. Preterea. In libro De causis dicitur quod intelligentia cognoscit res in quantum est causa eis, uel in quantum regit eas. Set anima separata non causat neque regit singularia. Ergo non cognoscit ea.

semble que non plus l'âme séparée. 16. Les puissances se distinguent par leurs objets. Mais le pourquoi de chaque chose, voilà ce qu'il y a de plus important. Les objets sont donc plus distincts que les puissances. Mais la sensibilité ne devient jamais l'intellect. Donc le singulier qu'est le sensible jamais ne devient l'intelligible. 17. La puissance cognitive d'ordre supérieur est moins démultipliée au regard de ce qu'elle peut connaître que la puissance cognitive d'ordre inférieur : en effet le sens commun est capable de connaître tous les objets qui sont appréhendés par les cinq sens extérieurs ; et pareillement l'ange, par une puissance cognitive unique, à savoir par l'intellect, connaît les universels et les singuliers, que l'homme appréhende par les sens et l'intellect. Mais jamais une puissance d'ordre inférieur ne peut appréhender ce qui se distingue d'elle par sa supériorité, ainsi la vue [à la différence du sens commun] ne peut jamais appréhender l'objet de l'ouïe. Donc l'intellect de l'homme ne peut jamais appréhender le singulier, qui est l'objet du sens, quoique l'intellect de l'ange connaisse l'un et l'autre. 18. Dans le livre De causis254[254] il est dit que l'Intelligence connaît les choses en tant qu'elle est leur cause et les régit. Mais l'âme séparée ne cause ni ne régit les singuliers. Donc elle ne les connaît pas.

Sed contra. Formare propositiones non est nisi intellectus. Set anima, etiam corpori coniuncta, format propositionem cuius subiectum est singulare et predicatum uniuersale, ut cum dico 'Sortes est homo'; quod non potest facere nisi cognosceret singulare et comparationem eius ad uniuersale. Ergo etiam anima separata per intellectum cognoscit singularia. 2. Preterea. Anima est inferior secundum naturam omnibus angelis. Set angeli inferioris ierarchie recipiunt illuminationes singularium effectuum; et in hoc distinguuntur ab angelis medie hierarchie, qui recipiunt illuminationes

En sens contraire : Former des propositions n'appartient qu'à l'intellect. Or l'âme, bien que conjointe au corps, forme une proposition dont le sujet est le singulier et le prédicat l'universel, comme lorsque je dis : "Socrate est homme" ; ce qu'il ne peut faire sans connaître le singulier et la comparaison de celui-ci à l'universel. Donc l'âme séparée selon l'intellect connaît les singuliers. 2. L'âme est inférieure selon la nature à tous les anges. Or les anges d'un rang inférieur reçoivent des illuminations sur des effets singuliers ; et ils se distinguent en cela des anges de rang intermédiaire, qui reçoivent des illuminations selon les raisons

254[254] Liber de causis prop. 7.

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secundum rationes uniuersales effectuum, et ab angelis suppreme, qui recipiunt illuminationes secundum rationes uniuersales existentes in causa. Cum igitur tanto sit magis particularis cognitio, quanto substantia cognoscens est inferioris ordinis, uidetur quod anima separata multo fortius singularia cognoscat. 3. Preterea. Quicquid potest uirtus inferior, potest superior. Set sensus potest cognoscere singularia, qui est inferior intellectu. Ergo et anima separata secundum intellectum potest singularia cognoscere.

universelles relativement à ces mêmes effets, et des anges du rang le plus élevé, qui reçoivent des illuminations selon les raisons universelles existant dans la Cause. Puisque donc la connaissance est d'autant plus particularisée que la substance connaissant est d'ordre inférieur, il semble que l'âme séparée connaisse d'autant mieux les singuliers. 3. Tout ce que peut un pouvoir inférieur, un pouvoir supérieur le peut. Mais le sens peut connaître les singuliers, alors qu'il est inférieur à l'intellect. Donc l'âme séparée peut aussi connaître, selon l'intellect, les singuliers.

Responsio. Dicendum quod necesse est dicere quod anima separata quedam singularia cognoscat, non tamen omnia. Cognoscit autem singularia quedam quorum prius cognitionem accepit dum corpori esset unita: aliter enim non recordaretur eorum que gessit in uita, et sic periret ab anima separata conscientie uermis. Cognoscit etiam quedam singularia quorum cognitionem accepit post separationem a corpore: aliter enim non affligeretur ab igne inferni et ab aliis corporalibus penis que in inferno esse dicuntur. Quod autem non omnia singularia cognoscat anima separata secundum naturalem cognitionem ex hoc manifestum est quod anime mortuorum nesciunt ea que hic aguntur, ut Augustinus dicit. Habet igitur hec questio duas difficultates, unam communem et aliam propriam. Communis quidem difficultas est ex hoc quod intellectus noster non uidetur esse cognoscitiuus singularium, set uniuersalium tantum. Vnde cum Deo et angelis et anime separate non competat aliqua cognoscitiua potentia nisi solus intellectus, difficile uidetur quod eis singularium cognitio assit. Vnde quidam in tantum errauerunt, ut Deo et angelis singularium cognitionem subtraherent. Quod est omnino impossibile, nam hoc posito, et prouidentia diuina excluderetur a rebus, et iudicium Dei de humanis actibus

Réponse : Il est nécessaire de dire que l'âme séparée connaît quelques uns des singuliers, mais non pas tous. Elle connaît d'abord certains singuliers dont elle a reçu connaissance auparavant durant le temps qu'elle était dans le corps : autrement elle ne se rappellerait rien de ce qu'elle a accompli dans sa vie, et ainsi disparaîtrait de l'âme séparée le ver de la conscience. Elle connaît de plus certains singuliers dont elle reçoit connaissance après la séparation du corps, autrement elle ne s'affligerait pas du feu de l'enfer et des autres peines corporelles que l'on dit présentes en enfer. Mais que l'âme séparée ne connaisse pas tous les singuliers d'une connaissance naturelle, c'est manifeste du fait que les âmes des morts ne savent pas ce qui se passe ici-bas, comme le dit Augustin. Cette question recèle donc deux difficultés, l'une commune, l'autre propre. La difficulté commune vient du fait que notre intellect ne semble pas être capable de connaître les singuliers, mais seulement les universels. C'est pourquoi, comme pour Dieu, les anges et l'âme séparée il n'est aucune autre puissance de connaître que l'intellect, il paraît difficile que leur soit présente la connaissance des singuliers. Par suite, certains allèrent si loin dans l'erreur qu'ils refusèrent à Dieu et aux anges la connaissance des singuliers. Ce qui est tout à fait impossible car, à le supposer, et la providence divine serait exclue du

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tolleretur; auferrentur etiam ministeria angelorum, quos de salute hominum credimus esse sollicitos, secundum illud Apostoli: "Omnes sunt administratorii spiritus in ministerium missi propter eos qui hereditatem capiunt salutis". Et ideo alii dixerunt Deum quidem et angelos, necnon et animas separatas, singularia cognoscere per cognitionem uniuersalium causarum totius ordinis uniuersi. Nichil enim est in rebus singularibus quod ex illis uniuersalibus causis non deriuetur. Et ponunt exemplum: sicut si aliquis cognosceret totum ordinem celi et stellarum, et mensuram et motus earum, sciret per intellectum omnes futuras eclipses, et quante, et quibus in locis, et quibus temporibus future essent. Set hoc non sufficit ad ueram singularium cognitionem. Manifestum est enim quod quantumcumque adunentur aliqua uniuersalia, nunquam ex eis perficitur singulare; sicut si dicam hominem album, musicum et quantumcumque huiusmodi addidero, nondum erit singulare: possibile est enim omnia hec adunata pluribus conuenire. Vnde qui cognoscit omnes causas in uniuersali, nunquam propter hoc proprie cognoscet aliquem singularem effectum; nec ille qui cognoscit totum ordinem celi cognoscit hanc eclipsim ut est hec: etsi enim cognoscat eclipsim futuram esse in tali situ solis et lune, et in tali hora, et quecumque huiusmodi in eclipsibus obseruantur, tamen talem eclipsim possibile est pluries accidere. Et ideo alii, ut ueram cognitionem singularium angelis et animabus separatis ascriberent, dixerunt quod huiusmodi cognitionem ab ipsis singularibus accipiunt. Set hoc est omnino inconueniens. Cum enim maxima sit distantia inter esse intelligibile et esse materiale sensibile, non statim forma rei materialis ab intellectu accipitur, set per multa media ad eum deducitur. Puta, forma alicuius sensibilis prius fit in medio, ubi est spiritualior quam in re

[gouvernement] des choses, et le jugement de Dieu concernant les actes humains serait supprimé ; seraient écartés également les services des anges, ceux-là mêmes que nous croyons être sollicités au sujet du salut des hommes, selon le mot de l'apôtre : "Tous sont des esprits destinés à servir, envoyés en service pour ceux qui doivent hériter du salut" (Heb 1, 14). C'est pour cette raison que d'autres ont dit que Dieu, les anges, et même les âmes séparées, connaissent les singuliers par la connaissance des causes universelles de tout l'ordre de l'univers. En effet, il n'est rien dans les choses singulières qui ne dérive de ces causes universelles. Ils avancent un exemple : quelqu'un connaîtrait-il tout l'ordre du ciel et des étoiles, leur mesure et leur mouvement, il saurait par l'intellect toutes les éclipses futures, combien, en quels lieux et en quels temps elles devraient être. Mais cela ne suffit pas à la connaissance vraie des singuliers. Il est manifeste en effet que si grande soit la collection des universels, jamais de leur collection le singulier ne sortira comme tel. Par exemple, si je dis un homme blanc, musicien et que j'ajouterai n'importe quelle qualification de ce genre, il ne sera pas encore un singulier : il est possible en effet que toutes ces qualifications une fois réunies conviennent à plusieurs. C'est pourquoi celui qui connaît toutes les causes dans l'universel, jamais de ce fait ne connaîtra proprement quelque effet singulier ; non plus celui qui connaît tout l'ordre du ciel ne connaît cette éclipse en tant qu'elle est cette éclipse : en effet bien qu'il connaisse que l'éclipse devra arriver en tel site du soleil et de la lune, et à telle heure, et si grandes soient les observations faites sur les éclipses, il reste possible cependant qu'une telle éclipse arrive plusieurs fois. Aussi d'autres ont-ils dit, pour attribuer une vraie connaissance des singuliers dans les anges et les âmes séparées, que ceux-ci reçoivent des singuliers eux-mêmes une connaissance de ce genre. Mais cela ne convient absolument pas. Comme il y a en

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sensibili; et postmodum in organo sensus; et exinde deriuatur ad fantasiam et ad alias interiores uires; et ultimo tandem perducitur ad intellectum. Hec autem media nec etiam fingere possibile est competere angelis aut anime separate. Et ideo aliter dicendum est quod forme rerum, per quas intellectus cognoscit, dupliciter se habent ad res: quedam enim sunt factiue rerum, quedam autem sunt a rebus accepte. Et ille quidem que sunt rerum factiue in tantum ducunt in cognitionem rei, in quantum eius factiue existunt; unde artifex, qui artificiato tradit formam uel dispositionem materie, per formam artis cognoscit artificiatum quantum ad id quod in eo causat. Et quia nulla ars hominis causat materiam, set accipit eam iam preexistentem, que est indiuiduationis principium, ideo artifex per formam artis, puta edificator, cognoscit domum in uniuersali, non autem hanc domum ut est hec, nisi in quantum eius notitiam accipit per sensum. Deus autem per intellectum suum non solum producit formam, ex qua sumitur ratio uniuersalis, set etiam materiam, que est indiuiduationis principium; unde per suam artem cognoscit et uniuersalia et singularia. Sicut autem a diuina arte effluunt res materiales ut subsistant in propriis naturis, ita ab eadem arte effluunt in substantias intellectuales separatas similitudines rerum intelligibiles, quibus res cognoscant secundum quod producuntur a Deo. Et ideo substantie separate cognoscunt non solum uniuersalia, set etiam singularia, in quantum species intelligibiles in eas, a diuina arte emanantes, sunt similitudines rerum et secundum formam et materiam. Nec est inconueniens formam que est factiua rei, quamuis sit immaterialis, esse similitudinem rei et quantum ad formam et quantum ad materiam: quia semper in aliquo altiori est aliquid uniformius quam sit in inferiori natura. Vnde licet in natura sensibili sit aliud forma et materia, tamen id quod est altius et causa utriusque,

effet une distance maximale entre l'être intelligible et l'être matériel sensible, la forme de la chose matérielle n'est pas reçue sur le champ par l'intellect, mais elle est conduite vers lui par de multiples intermédiaires. Par exemple, la forme d'un sensible quelconque passe par un milieu transmetteur où elle est plus intentionnelle qu'elle ne l'était dans la chose sensible ; et ensuite dans l'organe du sens ; et de là, elle dérive vers l'imagination et les autres facultés intérieures ; et en fin de compte elle parvient à l'intellect. Or de tels intermédiaires, il n'est pas possible de les attribuer aux anges et à l'âme séparée, ni même de les leur imaginer. Il faut donc dire autrement : les idées des choses par lesquelles l'intellect connaît, s'y rapportent de deux façons. Les unes sont productrices des choses alors que les autres sont reçues des choses. Celles qui sont en vérité productrices des choses conduisent à la connaissance de la chose pour autant qu'elles la font : c'est ainsi que l'artisan, en transmettant à son œuvre forme et disposition de la matière, connaît par la forme de l'art son œuvre à la mesure de ce qu'il cause en elle. Et parce qu'aucun art humain ne cause la matière, mais la reçoit comme étant déjà préexistante - elle qui est principe d'individuation-, l'artisan, le constructeur par exemple, connaît la maison dans l'universel, mais non cette maison en tant que cette maison, sauf pour ce qu'il en reçoit de connaissance par les sens. Or Dieu, par son intellect, non seulement produit la forme, d'où se prend la raison universelle, mais encore la matière, laquelle est principe d'individuation ; c'est pourquoi par son art il connaît et les universels et les singuliers. Or de même que de l'art divin découlent les choses matérielles de telle sorte qu'elles subsistent dans leurs propres natures, ainsi de ce même art divin émanent dans les substances intellectuelles séparées les similitudes intelligibles des choses par lesquelles elles connaissent les choses en tant que produites par Dieu. Et ainsi les substances séparées connaissent non seulement les universels, mais encore les

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unum existens se habet ad utrumque; propter quod superiores substantie immaterialiter materialia cognoscunt, et uniformiter diuisa, ut Dyonisius dicit, VII cap. De diuinis nominibus. Forme autem intelligibiles a rebus accepte per quamdam abstractionem a rebus accipiuntur; unde non ducunt in cognitionem rei quantum ad id a quo fit abstractio, set quantum ad id quod abstrahitur tantum. Et sic, cum forme recepte in intellectu nostro a rebus sint abstracte a materia et omnibus conditionibus materie, non ducunt in cognitionem singularium, set uniuersalis tantum. Hec igitur est ratio quare substantie separate possunt per intellectum singularia cognoscere, cum tamen intellectus noster cognoscat uniuersalia tantum. Set circa singularium cognitionem aliter se habet intellectus angeli et aliter intellectus anime separate. Diximus enim in superioribus quod efficacia uirtutis intellectiue que est in angelis est proportionata uniuersalitati formarum intelligibilium in eis existentium; et ideo per huiusmodi formas uniuersales cognoscunt omnia ad que se extendunt. Vnde sicut cognoscunt omnes species rerum naturalium sub generibus existentes, ita cognoscunt omnia singularia rerum naturalium que sub speciebus continentur. Efficacia autem uirtutis intellectiue anime separate non est proportionata uniuersalitati formarum influxarum, set magis est proportionata formis a rebus acceptis, propter quod naturale est anime corpori uniri; et ideo supra dictum est quod anima separata non cognoscit omnia naturalia, etiam secundum species, determinate et complete, set in quadam uniuersalitate et confusione. Vnde nec species influxe sufficiunt in eis ad cognitionem singularium, ut sic possint cognoscere omnia singularia, sicut angeli cognoscunt. Set tamen huiusmodi species

singuliers, en tant que les espèces intelligibles, émanées en elles de l'art divin, sont les similitudes des choses et selon la forme et selon la matière. Il n'y a pas d'inconvénient à ce que la forme, qui est productrice de la chose, soit, bien qu'immatérielle, la similitude de la chose et quant à la forme et quant à la matière : parce que toujours ce qui est en position plus élevée est plus simple qu'il ne l'est en la nature inférieure. C'est pourquoi, bien que dans la nature sensible autre soit la forme et autre la matière, cependant ce qui est plus élevé et cause de l'une et de l'autre, se rapporte à titre d'unique principe à l'une et l'autre : en raison de quoi les substances supérieures connaissent les réalités matérielles sur un mode immatériel et plus synthétique que les réalités composées, comme le dit Denys dans les Noms divins255[255]. Quant aux formes intelligibles reçues des choses, elles le sont en vertu d'une certaine abstraction de ces choses ; par suite elles ne conduisent pas à la connaissance de la chose comme à ce d'où vient l'abstraction, mais seulement comme à ce qui est abstrait. Et ainsi, comme les formes reçues des choses sont abstraites de la matière et des conditions de la matière, elles ne conduisent pas à la connaissance des singuliers, mais seulement de l'universel. C'est la raison pourquoi les substances séparées peuvent connaître les singuliers par l'intellect alors que notre intelligence ne connaît que les universels. Maintenant, concernant la connaissance des singuliers, autre est la façon dont se comporte l'intellect de l'ange, autre celle de l'intellect de l'âme séparée. Nous avons dit plus haut que l'efficience du pouvoir de connaître propre aux anges est proportionnée à l'universalité des formes intelligibles existant en eux ; et ainsi, par les formes universelles de ce genre, ils connaissent tout ce à quoi elles s'étendent. Par conséquent, de même qu'ils connaissent toutes les idées des choses naturelles comprises sous les genres, de même ils

255[255] Denys, Des noms divins VII, 2.

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influxe determinantur in ipsa anima ad cognitionem aliquorum singularium ad que anima habet aliquem ordinem specialem uel inclinationem, sicut ad ea que patitur uel ad ea ad que afficitur, uel quorum alique impressiones et uestigia in ea remanent: omne enim receptum determinatur in recipiente secundum modum recipientis. Et sic patet quare anima separata cognoscit singularia, non tamen omnia, set quedam.

connaissent tous les singuliers des choses naturelles qui sont comprises sous les idées. Mais l'efficience du pouvoir de connaître de l'âme séparée n'est pas proportionnée à l'universalité des formes infuses, mais plutôt aux formes reçues des choses, parce qu'il est naturel à l'âme d'être unie au corps ; en raison de quoi a-t-il été dit plus haut que l'âme séparée ne connaît pas toutes les réalités naturelles, même quant à leur espèce, d'une façon déterminée et complète, mais dans une certaine universalité et confusion. Par suite, les idées infuses ne suffisent pas non plus en elles à la connaissance des singuliers, de telle sorte que les âmes puissent connaître tous les singuliers comme les anges les connaissent. Cependant, les idées infuses de ce genre sont limitées dans l'âme à la connaissance de quelques singuliers envers lesquels l'âme entretient une relation spéciale ou inclination, comme à ceux qu'elle souffre ou pour lesquels elle s'affecte, ou dont certaines impressions ou traces demeurent en elles : en effet tout ce qui est reçu est déterminé dans le recevant selon le mode d'être de celui-ci. Par là se découvre pourquoi l'âme séparée connaît les singuliers, non pas tous cependant, mais quelques uns.

1. Ad primum ergo dicendum quod intellectus noster nunc cognoscit per species a rebus acceptas, que sunt abstracte a materia et omnibus materie conditionibus; et ideo non potest cognoscere singularia, quorum principium est materia, set uniuersalia tantum; set intellectus anime separate habet formas influxas per quas potest singularia cognoscere, ratione iam dicta. 2. Ad secundum dicendum quod anima separata non cognoscit singularia per species prius acquisitas dum erat corpori unita, set per species influxas; non tamen sequitur quod cognoscat omnia singularia, ut ostensum est. 3. Ad tertium dicendum quod anime separate non impediuntur a cognoscendis hiis que sunt hic propter loci distantiam, set quia non est in eis tanta efficacia

Solutions : 1. Notre intellect connaît à présent par les idées reçues des choses, idées qui sont abstraites de la matière et de toutes les conditions matérielles ; et ainsi il ne peut connaître les singuliers, dont le principe est la matière, mais seulement les universels ; quant à l'intellect de l'âme séparée, il dispose des formes infuses par lesquelles il peut connaître les singuliers, pour la raison déjà dite. 2. L'âme séparée ne connaît pas les singuliers par les idées précédemment acquises dans le temps qu'elle était unie au corps, mais par les idées infuses ; il ne s'ensuit pas cependant qu'elle connaisse tous les singuliers, comme on l'a montré. 3. Les âmes séparées ne sont pas empêchées de connaître les choses qui sont ici-bas à cause de la distance du lieu, mais parce qu'il

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intellectiue uirtutis ut per species influxas omnia singularia cognoscere possint. 4. Ad quartum dicendum quod nec etiam angeli omnia futura contingentia cognoscunt: per species enim influxas singularia cognoscunt in quantum participant speciem, unde futura, que nondum participant speciem in quantum futura sunt, ab eis non cognoscuntur, set solum in quantum sunt presentia in suis causis. 5. Ad quintum dicendum quod angeli qui cognoscunt omnia singularia naturalia non habent tot species intelligibiles quot sunt singularia ab eis cognita, set per unam speciem cognoscunt multa, ut in superioribus ostensum est; anime uero separate non cognoscunt omnia singularia; unde quantum ad eas ratio non concludit. 6. Deest solutio 7. Ad septimum dicendum quod species influxa, quamuis sit immaterialis, est tamen similitudo rei et quantum ad formam et quantum ad materiam, ut expositum est. 8. Ad octauum dicendum quod quamuis forme intelligibiles non sint creatrices rerum, sunt tamen similes formis creatricibus, non quidem in uirtute creandi, set in uirtute representandi res creatas: aliquis enim artifex potest tradere artem aliquid faciendi alicui, cui tamen non adest uirtus ut perficiat illum. 9. Ad nonum dicendum quod quia forme influxe non sunt similes rationibus ydealibus in mente diuina existentibus nisi secundum analogiam, ideo per huiusmodi formas ille rationes ydeales non perfecte cognosci possunt. Non tamen sequitur quod per eas imperfecte cognoscantur res quarum sunt rationes ydeales: huiusmodi enim res non sunt excellentiores formis influxis, set e conuerso; unde per formas influxas perfecte comprehendi possunt. 10. Ad decimum dicendum quod forme influxe determinantur ad cognitionem quorumdam singularium in anima separata ex ipsius anime dispositione, ut

n'y a pas en leur pouvoir une efficience telle qu'elles puissent, par les idées infuses, connaître tous les singuliers. 4. Même les anges ne connaissent pas tous les futurs contingents : en effet, par les idées infuses ils connaissent les singuliers en tant qu'ils participent de l'espèce. C'est pourquoi les futurs qui, en tant que futurs, ne participent pas encore de l'espèce, ne sont pas connus par eux, mais ils le sont seulement pour autant qu'ils sont présents dans leur cause. 5. Les anges qui connaissent les réalités naturelles singulières n'ont pas autant d'espèces intelligibles qu'il y a de singuliers connus par eux, mais, par une seule idée, ils en connaissent plusieurs, comme on l'a montré plus haut ; en revanche l'âme séparée ne connaît pas tous les singuliers. Donc, en ce qui les concerne, l'argument ne conclut pas. 6. La solution manque. 7. L'idée infuse, bien qu'immatérielle, est cependant exemplaire de la chose, et quant à la forme et quant à la matière, comme on l'a exposé. 8. Bien que les formes intelligibles ne soient pas créatrices des choses, elles sont cependant semblables aux formes créatrices, non pas en vérité par le pouvoir de créer, mais par celui de représenter les choses créées : en effet l'artisan peut transmettre l'art de faire quelque chose à qui cependant fait défaut le pouvoir de la parfaire. 9. Parce que les formes infuses ne ressemblent que par analogie aux raisons idéales immanentes à l'esprit divin, ces raisons idéales ne peuvent être connues parfaitement par les formes de ce genre. Il ne s'ensuit pas cependant que soient connues imparfaitement par elles les choses qui participent des raisons idéales : en effet les choses en cause ne l'emportent pas en excellence sur les formes infuses, c'est bien plutôt le contraire :. C'est pourquoi ces mêmes choses peuvent être parfaitement comprises par les formes infuses. 10. Les formes infuses sont limitées à la connaissance de certains singuliers dans

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dictum est. 11. Ad undecimum dicendum quod species influxe causantur in anima separata a Deo mediantibus angelis. (Nec obstat quod quedam anime separate sunt superiores quibusdam angelis; non enim loquimur nunc de cognitione glorie, secundum quam anima potest esse angelis uel equalis, uel etiam superior; set loquimur de cognitione naturali, in qua anima deficit ab angelo). Causantur autem huiusmodi forme in anima separata per angelum, non per modum creationis, set sicut id quod est in actu reducit aliquid sui generis de potentia in actum. Et cum huiusmodi actio non sit situalis, non oportet hic querere medium deferens situale; set idem hic operatur ordo nature quod in corporibus ordo situs. 12. Ad duodecimum dicendum quod anima separata per species influxas cognoscit singularia in quantum sunt similitudines singularium per modum iam dictum. Applicatio autem et conuersio, de quibus in obiectione fit mentio, magis huiusmodi cognitionem concomitantur quam eam causent. 13. Ad tertium decimum dicendum quod singularia non sunt infinita in actu, set in potentia. Nec intellectus angeli aut anime separate prohibentur cognoscere infinita singularia unum post unum, cum et sensus hoc possit et intellectus noster hoc modo cognoscat infinitas species numerorum: sic enim infinitum non est in cognitione nisi successiue et secundum actum coniunctum potentie, sicut etiam ponitur esse infinitum in rebus naturalibus. 14. Ad quartum decimum dicendum quod Augustinus non intendit quod corpora et similitudines corporum non cognoscantur intellectu, set quod intellectus non mouetur in sua uisione a corporibus sicut sensus, nec a similitudinibus corporum sicut ymaginatio, set ab intelligibili ueritate. 15. Ad quintum decimum dicendum quod licet anima separata sit eiusdem nature cum anima coniuncta corpori, tamen

l'âme séparée, - limitées en fonction de la disposition de l'âme, comme on l'a dit. 11. Les espèces infuses sont causées dans l'âme séparée par Dieu moyennant la médiation des anges. (Nonobstant que certaines âmes sont supérieures à certains anges ; en effet, nous ne parlons pas à présent de la connaissance de gloire, selon laquelle l'âme est ou égale ou supérieure aux anges ; mais nous parlons de la connaissance naturelle, où l'âme accuse un déficit par rapport à l'ange). Or de telles formes sont causées dans l'âme séparée par l'ange, non par mode de création, mais à la manière où ce qui est en acte mène de la puissance à l'acte une chose relevant de son genre. Et comme une action de ce type n'est pas localisée, il ne faut pas chercher un lieu où s'exerce ce milieu transporteur. Mais l'ordre de la nature [intellective] opère ici de la même façon que l'ordre du site dans les corps. 12. L'âme séparée connaît les singuliers par les idées infuses en tant qu'elles sont les similitudes des singuliers, selon le mode déjà dit. Mais l'application et la conversion, dont il est fait question dans l'objection, accompagnent une connaissance de ce genre plutôt qu'elles ne la causent. 13. Les singuliers ne sont pas infinis en acte, ils le sont en puissance. Et rien n'empêche les intellects de l'ange et de l'âme séparée de connaître les singuliers infinis un à un, puisque le sens le peut et que notre intellect connaît de cette manière les espèces infinies des nombres : de même que l'infini n'est en effet dans la connaissance que successivement et selon un acte mêlé de puissance, de même aussi affirme-t-on que l'infini est dans les choses naturelles. 14. Augustin n'a pas l'intention de dire que les corps et les similitudes des corps ne sont pas connus par l'intellect, mais que l'intellect n'est pas, comme les sens, stimulé dans sa vision par les corps, ni, comme l'imagination, par les similitudes des corps, mais par la vérité intelligible. 15 Bien que l'âme séparée soit de même nature que l'âme jointe au corps, cependant,

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propter separationem a corpore habet aspectum liberum ad substantias superiores, ut possit per eas recipere influxum intelligibilium formarum, per quas singularia cognoscat, quod non potest dum est corpori unita, ut in superioribus ostensum est. 16. Ad sextum decimum dicendum quod singulare, secundum quod est sensibile, scilicet secundum corporalem mutationem, nunquam fit intelligibile, set secundum quod forma immaterialis ipsum representare potest, ut ostensum est. 17. Ad septimum decimum dicendum quod anima separata per suum intellectum recipit species intelligibiles per modum superioris substantie, in qua una uirtute cognoscitur quod homo duabus uirtutibus, scilicet sensu et intellectu, cognoscit; et ideo anima separata utrumque cognoscere potest. 18. Ad octauum decimum dicendum quod anima separata, quamuis non regat res uel causet eas, tamen habet formas similes causanti et regenti; non enim causans et regens cognoscit quod regitur et causatur nisi in quantum eius similitudinem habet.

à cause de la séparation du corps, elle dispose d'une libre relation aux substance séparées, de telle sorte qu'elle puisse recevoir d'elles l'influx des formes intelligibles par lesquelles elle connaît les singuliers, ce qu'elle ne peut faire tant qu'elle est unie au corps, comme on l'a montré plus haut. 16. Le singulier, pour autant qu'il est sensible, c'est-à-dire l'effet d'une mutation corporelle, jamais ne devient intelligible, mais il le devient pour autant que la forme immatérielle peut le représenter lui-même, comme on l'a montré. 17. L'âme séparée reçoit les idées par son intellect à la manière de la substance supérieure : celle-ci, moyennant de telles idées, connaît par un unique pouvoir ce que l'homme connaît par deux pouvoirs, à savoir par le sens et l'intellect ; et ainsi l'âme séparée peut connaître l'un et l'autre. 18. L'âme séparée, bien qu'elle ne régit ni ne cause les choses, possède pourtant des formes semblables à celle de l'agent qui cause et régit ; en effet celui qui cause et régit ne connaît pas ce qui est causé et régi, sinon du fait qu'il en possède la similitude.

Ad ea uero que in contrarium obiciuntur etiam respondere oportet, quia falso concludunt. 1. Ad quorum primum dicendum est quod anima coniuncta corpori per intellectum cognoscit singulare, non quidem directe, set per quamdam reflexionem, in quantum scilicet ex hoc quod apprehendit suum intelligibile, reuertitur ad considerandum suum actum, et speciem intelligibilem que est principium sue operationis, et eiusdem speciei originem. Et sic uenit in considerationem fantasmatum et singularium, quorum sunt fantasmata. Set hec reflexio compleri non potest nisi per adiunctionem uirtutis cogitatiue et ymaginatiue, que non sunt in anim separata; unde per modum istum anima separata singularia non cognoscit. 2. Ad secundum dicendum quod angeli inferioris ierarchie illuminantur de

Solutions aux objections contraires aboutissant à des conclusions erronées : 1. L'âme conjointe au corps connaît les singuliers, non pas directement, mais par une certaine réflexion, à savoir : du fait qu'elle appréhende son objet intelligible, elle en revient à considérer son acte, puis l'idée qui est au principe de son opération, puis l'origine de cette même idée. Et ainsi elle en vient à la considération des images, et des singuliers dont elles sont les images. Mais cette réflexion ne peut aboutir que par l'adjonction du pouvoir de la cogitative et de l'imagination, lesquelles n'existent pas dans l'âme séparée : c'est pourquoi l'âme séparée ne connaît pas les singuliers de cette manière. 2. Les anges de hiérarchie inférieure sont illuminés sur les raisons concernant les effets singuliers, non par des idées singulières, mais par des raisons

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rationibus singularium effectuum non per species singulares, set per rationes uniuersales, ex quibus cognoscere singularia possunt propter efficaciam uirtutis intellectiue, in qua excedunt animam separatam. Et licet rationes ab eis percepte sint uniuersales simpliciter, dicuntur tamen particulares per comparationem ad rationes uniuersaliores quas angeli superiores percipiunt. 3. Ad tertium dicendum quod id quod potest uirtus inferior, potest et superior; non tamen eodem modo, set excellentiori; unde esadem res quas sensus percipit materialiter et singulariter, intellectus immaterialiter et uniuersaliter cognoscit.

universelles, à partir desquelles ils peuvent connaître les singuliers à cause de l'efficience de leur pouvoir de connaître, et sur ce point ils surpassent l'âme séparée. Et bien que les raisons perçues par eux soient purement et simplement universelles, on les dit pourtant particulières par comparaison aux raisons plus universelles que perçoivent les anges supérieurs. 3. Ce que peut un pouvoir inférieur, un pouvoir supérieur le peut, mais d'une façon plus éminente ; c'est pourquoi les mêmes choses que le sens perçoit matériellement et singulièrement, l'intellect le connaît immatériellement et universellement.

Questio 21. Vtrum anima separata possit pati penam ab igne corporeo?

Question 21 — L'âme séparée peut-elle pâtir la peine du feu corporel ?

Vicesimo primo queritur utrum anima separata possit pati penam ab igne corporeo. Et uidetur quod non. Nichil enim patitur nisi secundum quod est in potentia. Set anima separata non est in potentia nisi secundum intellectum, quia potentie sensitiue in ea non manent, ut ostensum est. Ergo anima separata non potest pati ab igne corporeo nisi secundum intellectum, intelligendo scilicet ipsum. Hoc autem non est penale, set magis delectabile. Ergo anima non potest pati ab igne corporeo penam. 2. Preterea. Agens et patiens communicant in materia, ut dicitur in I De generatione. Set anima, cum sit immaterialis, non communicat in materia cum igne corporeo. Ergo anima separata non potest pati ab igne corporeo. 3. Preterea. Quod non tangit non agit. Set ignis corporeus non potest tangere animam, neque secundum ultima quantitatis, cum anima sit incorporea; neque contactu uirtutis, cum uirtus corporis non possit imprimere in substantiam incorpoream, set magis e conuerso. Nullo igitur modo anima separata potest pati ab igne corporeo. 4. Preterea. Dupliciter dicitur aliquid pati:

Objections : 1. Il semble que non. Rien ne peut pâtir qu'à la condition d'être en puissance. Or l'âme séparée n'est en puissance que selon l'intellect, puisque les puissances sensitives ne demeurent pas en elle, comme on l'a montré. Donc l'âme séparée ne peut pâtir du feu corporel que selon l'intellect, à savoir par l'intellection qu'il en a. Or cette activité n'est pas pénale, mais plutôt délectable. Donc l'âme ne peut pâtir de la peine du feu corporel. 2. Agent et patient communiquent dans la matière, comme il est dit dans le De la génération256[256]. Or l'âme, puisqu'elle est immatérielle, ne communique pas dans la matière avec le feu corporel. Donc l'âme ne peut pâtir du feu corporel. 3. Ce qui n'entre pas en contact n'agit pas. Mais le feu corporel ne peut venir au contact de l'âme, ni selon l'extrémité d'une quantité, puisque l'âme est incorporelle, ni pas le contact d'une efficience, puisque l'efficience d'un corps ne peut rien imprimer dans une substance incorporelle, ce serait plutôt le contraire. Donc l'âme séparée ne peut en aucune façon pâtir du feu corporel. 4. Pâtir se dit de quelque chose en deux sens : ou bien comme sujet, ainsi le bois

256[256] Aristote, De generatione I, 324 a 34-35.

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uel sicut subiectum, ut lignum patitur ab igne; uel sicut contrarium, ut calidum a frigido. Set anima non potest pati ab igne corporeo sicut subiectum passionis, quia oporteret quod forma ignis fieret in anima, et sic sequeretur quod anima calefieret et igniretur, quod est impossibile; similiter non potest dici quod anima patiatur ab igne corporeo sicut contrarium a contrario, tum quia anime nichil est contrarium, tum quia sequeretur quod anima ab igne corporeo destrueretur, quod est impossibile. Anima igitur non potest pati ab igne corporeo. 5. Preterea. Inter agens et patiens oportet esse proportionem aliquam. Set inter animam et ignem corporeum non uidetur esse aliqua proportio, cum sint diuersorum generum. Ergo anima non potest pati ab igne corporeo. 6. Preterea. Omne quod patitur mouetur. Anima non mouetur, cum non sit corpus. Ergo anima non potest pati. 7. Preterea. Anima est dignior quam corpus quinte essentie. Set corpus quinte essentie est omnino impassibile. Ergo multo magis anima. 8. Preterea. Augustinus dicit, XII Super Genesim ad litteram, quod agens est nobilior patiente. Set ignis corporeus non est nobilior anima. Ergo ignis non potest agere in animam. 9. Set dicebat quod ignis non agit in animam uirtute propria et naturali, set in quantum est instrumentum diuine iustitie. - Set contra. Sapientis artificis est uti conuenientibus instrumentis ad finem suum. Set ignis corporeus non uidetur esse conueniens instrumentum ad puniendum animam, cum hoc non conueniat ei ratione sue forme, per quam instrumentum adaptatur ad effectum, ut dolabra ad dolandum et serra ad secandum: non enim sapienter ageret artifex si uteretur serra ad dolandum et dolabra ad secandum. Ergo multo minus Deus, qui est sapientissimus, utitur igne corporeo ut instrumento ad puniendum

pâtit du feu ; ou bien comme contraire, ainsi le feu du froid. Mais l'âme ne peut pâtir du feu corporel comme sujet du pâtir, car il faudrait que la forme du feu devienne intérieure à l'âme, et alors il s'ensuivrait que l'âme s'échaufferait ou brûlerait, ce qui est impossible ; et pareillement on ne peut dire que l'âme pâtit du feu corporel comme le contraire d'un contraire, car d'une part rien n'est contraire à l'âme et, d'autre part, il s'ensuivrait la destruction de l'âme par le feu, ce qui est impossible. Donc l'âme ne peut pâtir du feu corporel. 5. Entre l'agent et le patient il faut une proportion quelconque. Mais entre l'âme et le feu corporel il n'y a pas de proportion, semble-t-il, puisqu'ils relèvent de genres divers. Donc l'âme ne peut pâtir du feu corporel. 6. Tout ce qui pâtit est mû. L'âme n'est pas mue, puisqu'elle n'est pas un corps. Donc l'âme ne peut pâtir. 7. L'âme est plus digne que la quintessence du corps. Or celle-ci est totalement impassible. Donc à plus forte raison, l'âme. 8. Augustin dit dans le Commentaire littéral sur la genèse257[257] que l'agent est plus noble que le patient. Mais le feu corporel n'est pas plus noble que l'âme. Il ne peut donc agir sur l'âme. 9. Il était dit que le feu n'agit pas sur l'âme en vertu de son efficience propre et naturelle, mais en tant qu'instrument de la divine justice. En sens inverse : l'art du sage est d'utiliser les instruments convenables en vue de leur fin. Or le feu ne semble pas un instrument convenable pour punir l'âme, car cela ne lui convient pas en raison de sa forme. C'est par la forme qu'un instrument est adapté à son effet, comme la hache pour hacher et la scie pour scier : de fait l'artisan n'agirait pas sagement en utilisant la scie pour hacher et la hache pour scier. Donc Dieu agirait encore beaucoup moins sagement, lui qui est très sage, s'il utilisait le feu corporel pour punir l'âme. 10. Dieu étant auteur de la nature, il ne fait rien contre la nature, comme le dit la glose

257[257] Augustin, De gen. ad. litt. XII, 16 (PL 34, 467).

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animam. 10. Preterea. Deus, cum sit auctor nature, nichil contra naturam facit, ut dicit quedam Glosa, Rom. XI. Set contra naturam est ut corporeum in incorporeum agat. Ergo hoc Deus non facit. 11. Preterea. Deus non potest facere quod contradictoria sint simul uera. Hoc autem sequeretur si subtraheretur alicui quod est de essentia eius: puta, si homo non esset rationalis, sequeretur quod esset simul homo et non homo. Ergo Deus non potest facere quod aliqua res careat eo quod est ei essentiale. Set esse impassibile est essentiale anime: conuenit enim ei in quantum est immaterialis. Ergo Deus non potest facere quod anima patiatur ab igne corporeo. 12. Preterea. Vnaqueque res habet potentiam agendi secundum suam naturam. Non ergo potest res aliqua accipere potentiam agendi que sibi non competit, set magis alteri rei, nisi a propria natura immutetur in aliam naturam: sicut aqua non calefacit nisi fuerit ab igne transmutata. Set habere potentiam agendi in res spirituales non competit nature ignis corporei, ut ostensum est. Si ergo a Deo hoc habet, ut instrumentum diuine iustitie, quod in animam separatam agere possit, uidetur quod iam non sit ignis corporeus, set alterius nature. 13. Preterea. Id quod fit uirtute diuina habet propriam et ueram rationem rei in natura existentis. Cum enim diuina uirtute cecus illuminatur, recipit uisum secundum ueram et propriam rationem naturalem uisus. Si igitur anima uirtute diuina patiatur ab igne prout est instrumentum diuine iustitie, sequitur quod anima uere patiatur secundum propriam rationem passionis. Pati autem dupliciter dicitur: uno modo secundum quod pati est recipere tantum, sicut intellectus patitur ab intelligibili et sensus a sensibili; alio modo per hoc quod abicitur aliquid a substantia patientis, sicut cum lignum patitur ab igne. Si igitur anima patiatur ab igne corporeo diuina

sur Rm. 11. Or il est contre nature que le corporel agisse sur l'incorporel. Donc Dieu ne fait pas cela. 11. Dieu ne peut faire que les contraires soient simultanément vrais. Mais cela se produirait s'il retirait de quelque chose ce qui relève de son essence : par ex. si l'homme n'était pas rationnel, il s'ensuivrait qu'il serait simultanément homme et non-homme. Donc Dieu ne peut faire qu'une chose quelconque manque de ce qui lui est essentiel. Or l'impassibilité est essentielle à l'âme : cela lui revient en raison de son immatérialité. Donc Dieu ne peut faire que l'âme pâtisse du feu corporel. 12. Chaque chose a le pouvoir d'agir selon sa nature. Une chose ne peut donc recevoir un pouvoir d'agir qui ne lui appartient pas, mais qui appartient plutôt à une autre chose, à moins d'être changée de sa propre nature en une autre ; ainsi l'eau ne chauffe pas sauf à être transformée par le feu. Mais avoir le pouvoir d'agir sur les choses spirituelles n'appartient pas à la nature du feu corporel, comme on l'a montré. Si donc le feu tient de Dieu le pouvoir d'agir sur l'âme séparée, à titre d'instrument de la divine justice, il ne s'agit plus, semble-t-il, d'un feu corporel, mais d'une autre nature. 13. Ce qui produit du fait de l'efficience divine a raison propre et véritable de réalité existant dans la nature. En effet, lorsque l'aveugle est illuminé par l'efficience divine, il reçoit la vue selon la raison propre et véritable de la vue, telle qu'elle existe dans la nature. Si donc l'âme pâtit en vertu de l'efficience divine du feu pour autant qu'il est l'instrument de la divine justice, il s'ensuit que l'âme pâtit selon la raison propre de la passion. Or pâtir se dit en deux sens : ou bien pâtir signifie seulement recevoir, comme l'intellect pâtit de l'intelligible, et le sens du sensible ; ou bien pâtir signifie que quelque chose est retranché de la substance du patient, comme lorsque le bois pâtit du feu. Si donc l'âme pâtit du feu en vertu de l'efficience divine au sens où la passion consiste dans la seule réception, comme le reçu est dans le recevant selon le mode de ce dernier, il

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uirtute prout ratio passionis consistit in receptione tantum, cum receptum sit in recipiente secundum modum eius, sequeretur quod anima separata recipiat ab igne corporeo immaterialiter et incorporaliter, secundum modum suum. Talis autem receptio non est anime punitiua, set perfectiua. Ergo hoc non erit ad penam anime. Similiter etiam nec potest pati anima ab igne corporeo prout passio abicit a substantia, quia sic substantia anime corrumperetur. Ergo non potest esse quod anima patiatur ab igne corporeo, etiam prout est instrumentum diuine iustitie. 14. Preterea. Nullum instrumentum agit instrumentaliter nisi exercendo operationem propriam: sicut serra agit instrumentaliter ad perfectionem arche secando. Set ignis non potest agere in animam actione propria et naturali: non enim potest calefacere animam. Ergo non potest agere in animam ut instrumentum diuine iustitie. 15. Set dicebat quod ignis alia actione propria agit in animam, in quantum scilicet detinet eam ut sibi alligatam. - Set contra. Si anima alligatur igni, et ab eo detinetur, oportet quod ei aliquo modo uniatur. Non autem unitur ei ut forma, quia sic anima uiuificaret ignem; nec unitur ei ut motor, quia sic magis pateretur ignis ab anima quam e conuerso. Non est autem alius modus quo substantia incorporea corpori uniri possit. Ergo anima separata non potest alligari ab igne corporeo, nec ab eo detineri. 16. Preterea. Id quod est alligatum alicui non potest ab eo separari. Set spiritus dampnati separantur aliquando ab igne corporeo infernali: nam demones dicuntur esse in hoc aere caliginoso; anime etiam dampnatorum interdum aliquibus apparuerunt. Non ergo patitur anima ab igne corporeo ut ei alligata. 17. Preterea. Quod alligatur alicui, et detinetur ab eo, impeditur per ipsum a propria operatione. Set propria operatio anime est intelligere, a qua impediri non potest per alligationem ad aliquod

s'ensuit que l'âme reçoit ce qui vient du feu selon son mode à elle, c'est-à-dire de façon immatérielle et incorporelle. Une telle réception ne punit pas l'âme, elle la parachève. Donc cela n'apportera pas de peine à l'âme. Pareillement encore l'âme ne peut pâtir du feu au sens où la passion retire quelque chose de la substance, car alors la substance de l'âme serait corrompue. Donc il est impossible que l'âme pâtisse du feu corporel, même au sens d'instrument de la divine justice. 14. Aucun instrument n'agit instrumentalement si ce n'est en exerçant son opération propre : ainsi la scie agit instrumentalement à la confection d'un coffre en sciant. Mais le feu ne peut agir sur l'âme en vertu de son action propre et naturelle : il ne peut en effet chauffer l'âme. Donc il ne peut agir sur l'âme en tant qu'instrument de la divine justice. 15. Il était dit que le feu agit sur l'âme par une action propre d'une autre nature, à savoir en tant qu'il la détient comme lui étant attachée. En sens contraire : si l'âme est enchaînée au feu et détenue par lui, il faut qu'elle lui soit unie en quelque manière. Mais elle ne peut lui être unie comme forme, parce que l'âme serait alors la vie du feu ; ni comme moteur, parce qu'alors le feu pâtirait de l'âme plutôt que le contraire. Or il n'est pas d'autre façon pour une substance d'être unie au corps. Donc, l'âme séparée ne peut être enchaînée par le feu corporel ni détenue par lui. 16. Ce qui est attaché à quelque chose ne peut en être séparé. Mais les esprits damnés sont parfois séparés du feu corporel infernal : car on dit que les démons habitent dans les ténèbres ; de même les âmes des damnés sont apparues de temps en temps à quelques-uns. Donc l'âme séparée n'est pas punie par attachement au feu corporel. 17. Ce qui est lié à quelque chose et détenue par elle, est empêché par ce fait d'exercer son opération propre. Or l'opération propre de l'âme est de faire acte d'intelligence, ce dont elle ne peut être empêchée par un lien à quelque chose de corporel, car elle possède en soi ses [objets] intelligibles,

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corporeum, quia intelligibilia sua in se habet, ut in II De anima dicitur; unde non oportet ut ea extra se querat. Ergo anima separata non punitur per alligationem ad ignem corporeum. 18. Preterea. Sicut ignis per modum istum potest detinere animam, ita et alia corpora, uel etiam magis, in quantum sunt grossiora et grauiora. Si ergo anima non puniretur nisi per detentionem et alligationem, eius pena non magis deberet soli igni attribui, set magis aliis corporibus. 19. Preterea. Augustinus dicit, XII Super Genesim ad litteram, quod substantiam inferorum non est credendum esse corporalem, set spiritualem. Damascenus etiam dicit quod ignis inferni non est materialis. Ergo uidetur quod anima non patiatur ab igne corporeo. 20. Preterea. Sicut dicit Gregorius in Moralibus, delinquens seruus ad hoc punitur a domino ut corrigatur. Set illi qui sunt dampnati in inferno, incorrigibiles sunt. Ergo non debent puniri per ignem corporeum infernalem. 21. Preterea. Pene per contrarium fiunt. Set anima peccauit subdendo se corporalibus rebus per affectum. Ergo non debet per aliqua corporalia puniri, set magis per separationem a corporalibus. 22. Preterea. Sicut ex diuina iustitia redduntur pene peccatoribus, ita et premia iustis. Set iustis non redduntur premia corporalia, set spiritualia tantum; unde si qua premia corporalia iustis reddenda in Scripturis traduntur, intelliguntur metaphorice, sicut dicitur Luc. XXII: "Vt edatis et bibatis" etc. Ergo et peccatoribus non infligentur pene corporales, set spirituales tantum; et ea que de penis corporalibus in Scripturis dicuntur erunt metaphorice intelligenda. Et sic anima non patitur ab igne corporeo.

comme il est dit dans le De anima258[258] ; par conséquent elle n'a pas à les rechercher hors de soi. Donc l'âme séparée n'est pas punie par attachement au feu corporel. 18. De même que le feu peut détenir l'âme de la façon qu'on a dite, de même les autres corps et d'autant mieux qu'ils sont plus grossiers et plus lourds. Si donc l'âme n'est punissable que par détention et attachement, sa peine ne saurait être attribuée de préférence au seul feu, mais davantage aux autres corps. 19. Augustin dit dans le Commentaire littéral sur la Genèse259[259] qu'il ne faut pas croire que la substance des réalités inférieures soit matérielle, elle est spirituelle. Damascène dit aussi que le feu de l'enfer n'est pas matériel. Il semble donc que l'âme ne pâtit pas du feu corporel. 20. Comme Grégoire le dit dans les Moralia260[260], le serviteur délinquant est puni par le Maître en vue de sa correction. Mais ceux qui sont damnés en enfer sont incorrigibles. Donc ils ne sauraient être punis par le feu corporel infernal. 21. Les peines arrivent par le contraire. Mais l'âme a péché en se subordonnant par l'affection aux choses corporelles. Donc elle ne doit pas être punie par des choses corporelles, mais plutôt par la séparation des choses corporelles. 22. De même que les peines sont retournées aux pécheurs par la divine justice, de même les récompenses aux justes. Mais aux justes sont retournées non pas des récompenses corporelles mais seulement des spirituelles ; par conséquent, si des récompense corporelles à rendre aux justes sont rapportées dans les Ecritures, elles sont à comprendre métaphoriquement, comme il est dit en Luc 22, 30 : "De sorte que vous mangiez et buviez" etc. Donc aux pécheurs aussi ne sont pas infligées des peines corporelles, mais seulement des spirituelles ; et tout ce qui est dit des peines corporelles dans les Ecritures seront à comprendre

258[258] Aristote, De anima II, 417 b 23-24. 259[259] Augustin, De gen ad litt. XII, 32 (PL 34, 481). 260[260] Grégoire, Moralia XXXIV, 19 (PL 76, 738).

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métaphoriquement. Et ainsi l'âme ne pâtit pas du feu corporel.

Set contra. Idem ignis est quo punientur corpora dampnatorum et demones, ut patet per illud Matt. XXV: "Ite maledicti" etc. Set corpora dampnatorum necesse est quod puniantur igne corporeo. Pari ergo ratione anime separate igne corporeo puniuntur.

En sens contraire : C'est par le même feu que sont punis les corps des damnés et les démons, comme il ressort de Mt. 25, 41 : "Allez maudits" etc. Il est donc nécessaire que les corps des damnés soient punis par un feu corporel. Pour une pareille raison les âmes séparées sont punies par le feu corporel.

Responsio. Dicendum quod circa passionem anime ab igne multipliciter aliqui locuti sunt. Quidam enim dixerunt quod anima non patietur penam ab aliquo igne corporeo, set eius spiritualis afflictio metaphorice in Scripturis ignis nomine designatur; et hec fuit opinio Origenis. Set hoc pro tanto non uidetur sufficiens, quia, ut Augustinus dicit, XXI De ciuitate Dei, oportet intelligi ignem esse corporeum quo cruciabuntur corpora dampnatorum; quo etiam igne et demones et anime cruciantur secundum sententiam Domini inductam. Et ideo aliis uisum fuit quod ignis ille corporeus est, set non ab eo immediate anima patitur penam, set ab eius similitudine, secundum ymaginariam uisionem: sicut accidit dormientibus quod, ex uisione aliquorum terribilium que se perpeti uident, ueraciter affliguntur, licet ea a quibus affliguntur non sint uera corpora, set similitudines corporum. Set hec positio stare non potest, quia in superioribus est ostensum quod potentie sensitiue partis, inter quas est uis ymaginaria, non manent in anima separata. Et ideo oportet dicere quod ab ipso corporali igne patitur anima separata; set quomodo patiatur uidetur difficile assignare. Quidam enim dixerunt quod anima separata patitur ignem hoc ipso quod uidet; quod tangit Gregorius in IV Dyalogorum, dicens: "Ignem eo ipso patitur anima, quo uidet". Set cum uidere sit perfectio uidentis, omnis uisio est

Réponse : Au sujet de la passion de l'âme par le feu, de multiples opinions se sont exprimées. Certains ont dit que l'âme ne pâtit pas la peine du feu corporel, mais que son affliction spirituelle est désignée métaphoriquement dans les Ecritures du nom de feu, et ce fut l'opinion d'Origène. Mais pour autant ceci ne paraît pas suffisant, parce que, comme le dit Augustin dans La Cité de Dieu261[261], il faut comprendre que le feu par lequel seront torturés les corps des damnés, est corporel ; c'est par ce même feu que sont torturés et les démons et les âmes selon le jugement du Seigneur. C'est ainsi que d'autres virent dans le feu quelque chose de corporel, mais que l'âme ne pâtit pas la peine immédiatement de lui mais de sa similitude, en fonction d'une vision imaginaire : comme il arrive aux dormeurs d'être vraiment affligés de la vision de choses terrifiantes dont ils croient souffrir, bien que les choses par lesquelles ils sont affligés ne soient pas de vrais corps, mais leurs similitudes. Mais cette position ne peut tenir, car on a montré plus haut que les puissances de la partie sensitive, parmi lesquelles la faculté imaginative, ne demeurent pas dans l'âme séparée. Et ainsi il faut dire que l'âme séparée pâtit du feu corporel lui-même. Mais comment ? Il paraît difficile de le lui imputer. En effet, certains ont dit que l'âme pâtit le feu par le seul fait de le voir ; ce que touche Grégoire, en disant dans les Dialogues : " L'âme pâtit le feu par le seul fait de le voir"262[262]. Mais

261[261] Augustin, De civitate Dei XXI, 10 (PL 41, 724-725). 262[262] Grégoire, Dial. IV, 29 (PL 77, 368 A).

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delectabilis in quantum huiusmodi. Vnde nichil in quantum est uisum est afflictiuum, set in quantum apprehenditur ut nociuum. Et ideo alii dixerunt quod anima uidens illum ignem, et apprehendens eum ut nociuum sibi, ex hoc affligitur; quod tangit Gregorius in IV Dyalogorum, dicens quod quia anima cremari se conspicit, crematur. Set tunc considerandum restat utrum ignis secundum rei ueritatem sit nociuus anime uel non. Et si quidem non sit anime nociuus secundum rei ueritatem sequetur quod decipiatur in sua estimatione qua apprehendit eum ut nociuum. Et hoc uidetur inopinabile, precipue quantum ad demones, qui acumine intellectus uigent in rerum naturis cognoscendis. Oportet ergo dicere quod secundum rei ueritatem ille ignis corporeus anime sit nociuus. Vnde Gregorius in IV Dyalogorum, concludit, dicens: "Colligere ex dictis Euangelicis possumus quod incendium anima non solum uidendo, set experiendo patiatur". Ad inuestigandum ergo quomodo ignis corporeus anime uel demoni nociuus esse possit, considerandum est quod nocumentum alicui non infertur secundum quod recipit id quo perficitur, set secundum quod a suo contrario impeditur. Vnde passio anime ab igne non est secundum receptionem tantum, sicut patitur intellectus ab intelligibili et sensus a sensibili, set secundum quod aliquid patitur ab altero per uiam contrarietatis et obstaculi. Hoc autem contingit dupliciter. Impeditur enim uno modo aliquid a suo contrario quantum ad esse suum quod habet ex aliqua forma inherente; et sic patitur aliquid a suo contrario per alterationem et corruptionem, sicut lignum ab igne comburitur. Aliquid autem impeditur ab aliquo obstante uel contrariante quantum ad suam inclinationem; sicut naturalis

comme "voir" est pour le voyant un accomplissement, toute vision, comme telle, est délectable. Par conséquent rien de ce qui est proprement "vu" n'est affligeant, sauf à être tenu pour nocif. C'est pourquoi d'autres ont dit que l'âme, en voyant le feu et le tenant pour nocif, en est affligée. C'est à quoi se réfère Grégoire dans le livre des Dialogues263[263] en disant que l'âme, du fait de s'apercevoir qu'elle brûle, brûle. Mais reste à considérer si le feu est nocif selon la vérité du réel, ou non. S'il ne l'est pas, il s'ensuit que l'âme est abusée dans son estimation en l'appréhendant comme nocif. Conséquence inadmissible, semble-t-il, en ce qui concerne les démons, qui jouissent d'une grande pénétration d'esprit dans la connaissance de la nature des choses. Il faut donc dire que le feu corporel est nocif à l'âme selon la vérité du réel. C'est pourquoi Grégoire conclut en disant : "Nous pouvons recueillir des dits évangéliques que l'âme pâtit l'incendie non seulement en le voyant, mais en l'expérimentant"264[264]. Pour chercher en quel sens le feu corporel serait nuisible à l'âme ou au démon, il faut considérer que le nocif ne s'applique pas à quelque sujet dans le fait pour celui-ci de recevoir ce qui l'accomplirait, mais dans le fait d'être entravé par son contraire. Par conséquent la passion de l'âme par le feu ne découle pas de la seule réception, comme l'intellect pâtit de l'intelligible et le sens du sensible ; mais elle découle de la passion qu'exerce un autre agent par voie de contrariété ou d'obstacle. Ce qui arrive de deux façons. En premier lieu, une chose est empêchée par son contraire quant à l'être qui est sien selon une forme inhérente quelconque, et ainsi quelque chose pâtit de son contraire par altération et corruption, comme le bois se consume par le feu. En second lieu, quelque chose est empêchée quant à ce qui entrave ou contrarie son inclination : par ex. l'inclination naturelle de la pierre la porte vers le bas, mais elle en est

263[263] Id. ibid. IV, 30 ( PL 77, 368 A) 264[264] Id. ibid.

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inclinatio lapidis est ut feratur deorsum, impeditur autem ab aliquo obstante et uim inferente, ut per uiolentiam quiescat, uel per uiolentiam moueatur. Neuter autem modus passionis penalis est in re cognitione carente, nam ubi non potest esse dolor et tristitia, non competit ratio afflictionis et pene. Set in habente cognitionem ex utroque modo passionis consequitur afflictio et pena, set diuersimode. Nam passio que est secundum alterationem a contrario infert afflictionem et penam secundum sensibilem dolorem, sicut cum sensibile excellens corrumpit harmoniam sensus; et ideo excellentie sensibilium, et maxime tangibilium, dolorem sensibilem inferunt; contemperationes autem eorum delectant propter conuenientiam ad sensum. Set secunda passio non infert penam secundum dolorem sensibilem, set secundum interiorem tristitiam, que oritur in homine uel animali ex hoc quod aliquid, interiori aliqua ui, apprehenditur ut repugnans uoluntati, uel cuicumque appetitui. Vnde ea que sunt contraria uoluntati et appetitui affligunt, et magis interdum quam ea que sunt dolorosa secundum sensum: preeligeret enim aliquis uerberari, et grauiter secundum sensum affligi, quam uituperia sustinere, uel aliqua huiusmodi que uoluntati repugnant. Secundum igitur primum modum passionis anima non potest pati penam ab igne corporeo: non enim possibile est quod ab eo alteretur et corrumpatur; et ideo non eo modo ab igne affligitur ut ex eo dolorem sensibilem patiatur. Potest autem pati anima ab igne corporeo secundo modo passionis, in quantum per huiusmodi ignem impeditur a sua inclinatione uel uoluntate; quod sic patet. Anima enim, et quelibet incorporalis substantia, quantum est de sui natura, non est obligata alicui loco, set transcendit totum ordinem corporalium. Quod ergo alligetur alicui, et determinetur ad aliquem locum per quamdam necessitatem, est contra eius naturam, et

empêchée par ce qui lui fait obstacle ou violence, violence qui l'oblige à rester en repos ou à être déplacée. Or ni l'un ni l'autre mode de passion n'est proprement pénale pour un sujet dépourvu de connaissance, car où ne peut exister douleur ou tristesse, la raison d'affliction ne se vérifie pas. Mais pour celui qui dispose de la connaissance, affliction et peine sont consécutives à l'un et l'autre mode de passion, quoique diversement. Car la passion qui résulte de l'altération d'un contraire, apporte affliction et peine suivant une douleur sensible, comme lorsque l'excès de stimulation corrompe l'harmonie du sens : c'est ainsi que de tels excès, surtout tangibles, infligent une douleur sensible ; en revanche les mélanges bien dosés apportent délectation parce qu'ils sont proportionnés au sens. Mais l'autre mode de passion n'apporte pas de peine selon une douleur sensible, mais selon une tristesse intérieure : elle naît chez l'homme ou l'animal de ce qu'une résistance, par une certaine violence intérieure, est appréhendée alors qu'elle lutte contre la volonté ou un appétit quelconque. C'est pourquoi ce qui est contraire à la volonté ou à l'appétit afflige, et parfois plus que ce qui est douloureux au sens ; en effet, il en est qui préféreraient être battus de verges et gravement affligés dans leur sensibilité, plutôt que de supporter les blâmes et autres contrariétés de ce genre, qui répugnent à la volonté. Donc selon le premier mode de passion, l'âme ne peut pâtir la peine du feu corporel : il lui est impossible en effet d'être altérée ou corrompue par lui ; et ainsi elle ne peut être affligée de cette façon, de telle sorte qu'elle subisse de lui une douleur sensible. Mais l'âme peut pâtir du feu corporel suivant le second mode de passion dans la mesure où par un feu de ce genre elle est entravée dans son inclination ou volonté. Ce qui se manifeste ainsi : effectivement l'âme, comme toute substance incorporelle, n'est pas liée, quant à sa nature, à quelque lieu, puisqu' elle transcende tout l'ordre des choses corporelles. Donc le fait d'être

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contrarium appetitui naturali; et hoc dico nisi in quantum coniungitur corpori cuius est forma naturalis, in quo aliquam perfectionem consequitur. Quod autem aliqua spiritualis substantia alicui corpori obligetur non est ex uirtute corporis potentis substantiam incorpoream detinere, set est ex uirtute alicuius superioris substantie alligantis spiritualem substantiam tali corpori: sicut etiam per artes magicas, permissione diuina, uirtute superiorum demonum, aliqui spiritus rebus aliquibus alligantur, uel anulis, uel ymaginibus, uel huiusmodi rebus. Et per hunc modum anime et demones alligantur uirtute diuina in sui penam corporeo igni. Vnde Augustinus dicit, XXI De ciuitate Dei: "Cur non dicamus quamuis miris, tamen ueris modis, etiam spiritus incorporeos posse pena corporalis ignis affligi, si spiritus hominum, etiam ipsi profecto incorporei, et nunc potuerunt includi corporalibus membris, et tunc poterunt corporum suorum uinculis insolubiliter alligari? Adherebunt ergo spiritus demones, licet incorporei, corporeis ignibus cruciandi; accipientes ex ignibus penam, non dantes ignibus uitam". Et sic uerum est quod ignis ille, in quantum uirtute diuina detinet animam alligatam, agit in animam ut instrumentum diuine iustitie; et in quantum anima apprehendit illum ignem ut sibi nociuum, interiori tristitia affligitur; que quidem maxima est cum considerat se infimis rebus subdi, que nata fuit Deo per fruitionem uniri. Maxima igitur afflictio dampnatorum erit ex eo quod a Deo separabuntur; secunda uero ex hoc quod rebus corporalibus subduntur, et in infimo et abiectissimo loco.

attachée à l'une de ces choses et fixée à quelque lieu par une contrainte quelconque va contre sa nature et contrarie son appétit naturel. Je ne dis cela que pour autant qu'elle est conjointe au corps dont elle est la forme naturelle, et dans lequel elle poursuit un certain accomplissement. Or qu'une substance spirituelle soit liée à quelque corps ne vient pas du pouvoir de ce corps à détenir une substance incorporelle, mais du pouvoir de quelque substance incorporelle supérieure qui conjoint la substance spirituelle à tel corps. De même encore, c'est par le pouvoir des démons supérieurs que, en vertu d'artifices magiques, avec la permission divine, certains esprits sont enchaînés à certains éléments, ou bagues amulettes, soit images, soit réalités de ce genre. Et c'est de cette façon que les âmes et les démons sont attachés pour leur peine, par un pouvoir divin, au feu corporel. C'est pourquoi Augustin dit dans La Cité de Dieu : "Pourquoi ne dirions-nous pas que, d'une manière étonnante, mais cependant vraie, même les esprits incorporels peuvent être affligés par la peine d'un feu corporel, puisque les esprits humains, eux-mêmes incorporels assurément, ont pu être enfermés à présent dans des membres corporels et pourront être enchaînés indissolublement par les liens de leurs corps ? Bien qu'incorporels, les esprits-démons seront donc attachés pour leurs supplices à des feux corporels, recevant leur châtiment de ces feux, mais sans donner la vie aux feux"265[265]. Et ainsi, il est vrai que ce feu, dans la mesure où par le pouvoir divin il détient l'âme enchaînée, agit sur l'âme comme instrument de la divine justice ; et, pour autant que l'âme appréhende ce feu comme lui étant nuisible, elle est affligée d'une tristesse intérieure, laquelle en vérité est maximale quand elle se considère soumise aux réalités les plus basses, elle qui fut appelée à jouir de son union à Dieu. Donc l'affliction maximale (suprême) des damnés

265[265] Cf. note 6.

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viendra de leur séparation d'avec Dieu ; mais l'affliction secondaire viendra de leur soumission aux choses corporelles, et ce en un lieu très bas et très abject.

1-7. Et per hoc patet solutio ad septem que primo obiciuntur: non enim dicimus quod anima patiatur ab igne corporeo, uel recipiendo tantum, uel secundum alterationem a contrario, prout predicte obiectiones procedunt. 8. Ad octauum dicendum quod instrumentum non agit uirtute sua, set uirtute principalis agentis; et ideo, cum ignis agat in animam ut instrumentum diuine iustitie, non est attendenda dignitas ignis, set diuine iustitie. 9. Ad nonum dicendum quod corpora sunt conuenientia instrumenta ad puniendum dampnatos: conueniens enim est ut qui suo superiori, scilicet Deo, subdi noluerunt, rebus inferioribus subdantur per penam. 10. Ad decimum dicendum quod Deus, etsi non faciat contra naturam, operatur tamen supra naturam dum facit quod natura non potest. 11. Ad undecimum dicendum quod esse impassibile a re corporali per modum alterationis anime competit secundum rationem sue essentie; hoc autem modo non patitur diuina uirtute, set sicut dictum est. 12. Ad duodecimum dicendum quod ignis non igit potentia agendi in animam ut uirtute propria agat, sicut ea que naturaliter agunt, set instrumentaliter tantum; et ideo non sequitur quod mutetur a sua natura. 13. Ad tertium decimum dicendum quod neutro illorum modorum anima ab igne corporeo patitur, set sicut dictum est. 14. Ad quartum decimum dicendum quod ignis corporeus, etsi non calefaciat animam, habet tamen aliam operationem uel habitudinem ad animam, quam corpora nata sunt habere ad spiritum, ut scilicet eis aliqualiter uniatur. 15. Ad quintum decimum dicendum quod anima non unitur igni punienti ut forma, quia non dat ei uitam, ut Augustinus

Solutions : 1-7. Devient manifeste par là la solution aux sept premières objections : nous ne disons pas en effet que l'âme pâtit du feu corporel, soit en le recevant, soit par altération d'un contraire, comme procèdent les objections susdites. 8. L'instrument n'agit pas en vertu de son efficience propre, mais en vertu de l'agent principal ; et puisque le feu agit sur l'âme comme instrument de la divine justice, il faut être attentif, non pas à la dignité du feu, mais à celle de la divine justice. 9. Les corps sont les instruments adéquats pour punir les damnés ; il convient en effet à ceux qui n'ont pas voulu se soumettre à leur supérieur, c'est-à-dire à Dieu, d'être soumis par la peine aux réalités inférieures. 10. Dieu, bien qu'il ne fasse rien contre la nature, opère en dépassant la nature tandis qu'il fait ce que ne peut la nature. 11. Ne pouvoir subir l'altération d'une chose corporelle revient à l'âme en raison de son essence ; mais elle ne pâtit pas l'efficience divine par mode d'altération, comme on l'a dit. 12. Le feu, compte tenu de sa puissance d'agir, n'agit pas sur l'âme en vertu de son efficience propre, comme ceux qui agissent naturellement, mais il le fait instrumentalement ; et ainsi il ne s'ensuit pas que sa nature soit changée. 13. L'âme ne pâtit du feu corporel par aucun de ces modes, comme on l'a dit. 14. Le feu corporel, sans chauffer l'âme, dispose cependant d'une autre opération ou rapport envers l'âme, rapport que les corps sont aptes à entretenir avec l'esprit, à savoir pour celui-ci de leur être uni en quelque façon. 15. L'âme n'est pas unie au feu qui la punit en tant que forme, car elle ne lui donne pas la vie, comme le dit Augustin ; mais elle lui est unie à la façon dont l'esprit est attaché aux lieux corporels, par le contact de leur efficience, sans être pour autant leur

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dicit; set unitur ei eo modo quo spiritus unitur locis corporeis, per contactum uirtutis, quamuis etiam non sit ipsorum motor. 16. Ad sextum decimum dicendum quod, sicut iam dictum est, anima affligitur ab igne corporeo in quantum apprehendit eum ut sibi nociuum per modum alligationis et detentionis. Hec autem apprehensio affligere potest etiam cum non est actu alligata, ex hoc solum quod apprehendit se alligationi deputatam. Et propter hoc dicuntur demones secum ferre gehennam quocumque uadunt. 17. Ad septimum decimum dicendum quod licet anima ex huiusmodi alligatione non impediatur ab intellectuali operatione, impeditur tamen a quadam naturali libertate, que est absoluta ab omni obligatione ad locum corporalem. 18. Ad octauum decimum dicendum quod pena gehenne non solum est animarum, set etiam corporum: propter hoc ponitur ignis maxime pena gehennalis, quia ignis est maxime corporum afflictiuus. Nichilominus tamen et alia erunt afflictiua, secundum illud Psalmi: "Ignis, sulphur" etc. Competit etiam amori inordinato, qui est peccandi principium, ut sicut celum empyreum respondet igni caritatis, ita ignis inferni respondeat inordinate cupiditati. 19. Ad nonum decimum dicendum quod Augustinus hoc dicit non determinando, set inquirendo; uel si hoc opinando dixit, expresse postmodum reuocat in XXI De ciuitate Dei. Vel potest dici quod substantia inferorum dicitur esse spiritualis quantum ad proximum affligens, quod est ignis apprehensus ut nociuus per modum detentionis uel alligationis. 20. Ad uicesimum dicendum quod Gregorius hoc introducit per modum obiectionis quorumdam qui credebant omnes penas que a Deo infliguntur esse purgatorias, et nullam esse perpetuam;

moteur. 16. Comme on l'a déjà dit, l'âme est affligée par le feu en tant qu'elle l'appréhende comme lui étant nocif par mode d'attachement et de détention. Or cette appréhension peut affliger, en dehors même de sa réalisation, du seul fait que l'âme s'appréhende comme destinée à cet enchaînement. C'est pourquoi les démons sont dits porter avec eux la géhenne partout où ils vont. 17. Bien que l'âme ne soit pas entravée par un tel lien de produire son opération intellectuelle, elle est empêchée cependant de jouir de cette liberté naturelle qui l'affranchit de toute astreinte à un lieu corporel. 18. La peine de la géhenne concerne non seulement les âmes, mais aussi les corps ; c'est pourquoi le feu est tenu pour la peine suprême de la géhenne, car le feu est l'affliction suprême des corps. Néanmoins d'autres corps seront sources d'affliction, selon les mots du Psaume 10, 7 : "Feu, souffre" etc. En outre, il correspond à l'amour désordonné principe du péché : de même que le ciel empyré répond au feu de l'amour, le feu de l'enfer répond à la convoitise désordonnée. 19. Augustin a dit cela, non pas sous forme de conclusion, mais sous forme d'hypothèse, ou s'il l'a donnée pour son opinion, il l'a révoquée expressément dans La Cité de Dieu266[266]. Ou bien l'on peut dire que la substance des choses infernales est spirituelle quant à la cause prochaine de l'affliction, laquelle est l'appréhension du feu comme nuisible par mode de détention et d'attachement. 20. Grégoire introduit ceci à titre d'objection de la part de ceux qui croyaient que toutes les peines qui sont infligées par Dieu étaient purifiantes, et qu'aucune n'était perpétuelle, ce qui est faux en vérité. En effet, certaines peines sont imposées par Dieu, ou bien en cette vie, ou bien après cette vie, en vue de l'amendement ou de la purification ; certaines autres par contre en

266[266] Cf. note 6.

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quod quidem falsum est. Inferuntur enim a Deo quedam pene, uel in hac uita, uel post hanc uitam, ad emendationem uel purgationem; quedam uero ad ultimam dampnationem. Nec tales pene a Deo infliguntur eo quod ipse delectetur in penis, set eo quod delectatur in iustitia, secundum quam peccantibus pena debetur. Sic etiam apud homines quedam pene infliguntur ad correctionem eius qui punitur, sicut cum pater flagellat filium; quedam autem ad finalem condempnationem, sicut cum iudex suspendit latronem. 21. Ad uicesimum primum dicendum quod pene sunt per contrarium quantum ad intentionem peccantis: nam peccans intendit proprie satisfacere uoluntati, pena autem est contraria uoluntati ipsius. Set quandoque ex sapientia diuina procedit ut illud in quo querit aliquis suam uoluntatem implere, in contrarium ei uertatur; et sic dicitur in libro Sapientie XI: "Per que peccat quis, per hoc et torquetur". Vnde quia anima peccat corporalibus inherendo, ad diuinam sapientiam pertinet ut per corporalia puniatur. 22. Ad uicesimum secundum dicendum quod anima premiatur per hoc quod fruitur eo quod est supra se, punitur autem per hoc quod subditur hiis que sunt infra ipsam; et ideo premia animarum non sunt conuenienter intelligenda nisi spiritualiter, pene autem intelligi possunt corporaliter.

vue de la damnation ultime. De telles peines ne sont pas infligées par Dieu parce que lui-même se délecterait dans les peines, mais parce qu'il se délecte dans sa justice, selon laquelle la peine est due aux pécheurs. Il en va de même chez les hommes : certaines peines sont infligées en vue de la correction de celui qui est puni, comme lorsque le père fouette son fils ; mais d'autres le sont en vue de la condamnation finale, comme lorsque le juge fait pendre le voleur. 21. Les peines sont subies par mode de contrariété quant à l'intention du pécheur, car le pécheur vise à satisfaire sa volonté tandis que la peine est contraire à sa volonté. Mais parfois la peine procède de la sagesse divine de telle sorte que ce en quoi le pécheur cherche à combler sa volonté, lui soit retourné en contraire ; ainsi est-il dit dans le livre de la Sagesse 11, 16 : "Le pécheur est châtié par où il pèche ". C'est pourquoi, parce que l'âme pèche en s'attachant aux choses corporelles, il appartient à la sagesse divine de la punir par les choses corporelles. 22. L'âme est récompensée par le fait de jouir de ce qui est au-dessus d'elle, mais elle est punie par le fait d'être soumise à ce qui est au dessous d'elle ; et ainsi, il convient que les récompenses des âmes ne soient comprises que spirituellement, mais que les peines peuvent l'être corporellement.