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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie Paris – janvier 2007 – N°67 Une publication de IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris www.ipc-paris.fr ISSN 1258-8628 Texte de soutenance de la thèse de doctorat de philosophie présentée par Thierry-Dominique HUMBRECHT (promotion 13), préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS (EPHE, École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, Paris-Sorbonne). Doctorat obtenu avec la mention « Très honorable » et les félicitations du jury à l’unanimité après la soutenance publique à Paris, le samedi 20 novembre 2004 devant le jury composé, en outre, de MM. les Professeurs Gilles ÉMERY (Fribourg), Ruedi IMBACH (Paris-IV Sorbonne), Alain de LIBERA (Genève, EPHE) et Jean- Luc MARION (Paris-IV Sorbonne, Chicago). M. le Professeur Rémi BRAGUE (Paris-I Sorbonne, Munich) étant l’un des rapporteurs. L’ouvrage est disponible chez Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste ». Pour citer cet article : Thierry-Dominique Humbrecht, « Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin », Cahiers de l’IPC 67, janvier 2007, 2 e éd., p. 133-145. Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin de Thierry-Dominique Humbrecht, o.p.

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de l’IPC Faculté Libre de Philosophie

Paris – janvier 2007 – N°67

Une publication de

IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris

www.ipc-paris.fr

ISSN 1258-8628

Texte de soutenance de la thèse de doctorat de philosophie présentée par Thierry-Dominique HUMBRECHT (promotion 13), préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS (EPHE, École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, Paris-Sorbonne). Doctorat obtenu avec la mention « Très honorable » et les félicitations du jury à l’unanimité après la soutenance publique à Paris, le samedi 20 novembre 2004 devant le jury composé, en outre, de MM. les Professeurs Gilles ÉMERY (Fribourg), Ruedi IMBACH (Paris-IV Sorbonne), Alain de LIBERA (Genève, EPHE) et Jean-Luc MARION (Paris-IV Sorbonne, Chicago). M. le Professeur Rémi BRAGUE (Paris-I Sorbonne, Munich) étant l’un des rapporteurs. L’ouvrage est disponible chez Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste ». Pour citer cet article : Thierry-Dominique Humbrecht, « Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin », Cahiers de l’IPC 67, janvier 2007, 2e éd., p. 133-145.

Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin

de Thierry -Dominique Humbrecht , o .p .

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Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin1

Position de thèse

La théologie négative s’attache à désigner tout ce que l’on ne peut pas dire sur Dieu. Si Dieu est transcendant, il est au-delà de notre pensée, de nos concepts et de notre langage. Sous une forme radicale, la théologie se déclare inapte à nommer Dieu de manière adéquate. Elle peut aller jusqu’à prendre acte d’une impossibilité d’atteindre quelque Dieu que ce soit : la négation est alors la signature d’une théologie sans Dieu. Sous une forme modérée – philosophique ou de théologie chrétienne –, elle détermine les modalités qui corrigent la connaissance de Dieu, inconnu en son essence mais pas en son identité : tel Dieu, telle négation – tel Dieu implique telle négation, comme telle négation trahit tel Dieu. La question est celle de

1 Thèse de doctorat de philosophie présentée par Thierry-Dominique HUMBRECHT (promotion 13), préparée sous la direction de M. Olivier BOULNOIS (EPHE, École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, Paris-Sorbonne). Doctorat obtenu avec la mention « Très honorable » et les félicitations du jury à l’unanimité après la soutenance publique à Paris, le samedi 20 novembre 2004 devant le jury composé, en outre, de MM. les Professeurs Gilles ÉMERY (Fribourg), Ruedi IMBACH (Paris-IV Sorbonne), Alain de LIBERA (Genève, EPHE) et Jean-Luc MARION (Paris-IV Sorbonne, Chicago). M. le Professeur Rémi BRAGUE (Paris-I Sorbonne, Munich) étant l’un des rapporteurs. L’ouvrage est disponible chez Vrin, coll. « Bibliothèque thomiste ».

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l’articulation et de l’extension respective de ce qui peut être affirmé et de ce qui doit être nié. Les perfections attribuées à Dieu – comme l’être, la bonté, la sagesse, etc. – atteignent-elles celui-ci en vérité, ou bien doivent-elles être dépassées ? Sont-elles l’objet d’un travail spéculatif ou bien d’une union mystique dans l’ineffable ?

La théologie négative fait l’objet de recherches nombreuses et renouvelées. Le platonisme et sa réception, les auteurs médiévaux et, surtout, la lecture heideggérienne de l’histoire de la métaphysique y concourent. Saint Thomas d’Aquin, à la confluence de ces interrogations, se voit tour à tour gratifié d’une théologie positive et d’une théologie négative, l’évolution allant de la première à la seconde. S’il est difficile de parler de nouveauté possible au sujet d’une œuvre parmi les plus étudiées, surtout avec l’héritage d’Étienne Gilson, l’avancée des recherches laisse cependant à découvert un certain nombre de questions, comme des coquillages sur le sable après le reflux.

Une première question concerne l’exactitude du vocabulaire : une enquête préliminaire confirme et prolonge l’intuition de Jean-Luc Marion (De Surcroît, Paris, PUF, 2001) selon laquelle l’inflation actuelle de l’expression « théologie négative » masque mal son absence, parfois totale, chez les auteurs qui en sont gratifiés ; c’est le cas de saint Thomas et de Denys. L’expression s’origine alors à une glose (grecque, puis latine) du chapitre 3 (son titre) de la Théologie mystique, glose vite apparue mais chichement transmise dans un premier temps – on en trouve une reprise chez saint Albert le Grand. Theologia negativa fait son entrée en Occident avec Nicolas de Cues et Charles de Bovelles, pour sembler ensuite quasiment perdue

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jusqu’au XXe siècle2 et sa reprise commune aujourd’hui3. Une telle enquête, incomplète et imparfaite, a néanmoins pour effet d’interroger l’identité du concept de théologie négative et son articulation au domaine des noms divins. Prolongée par d’autres constats lexicaux chez S. Thomas, d’absence4, de présence5 ou de rareté 6 , elle contribue à construire une problématique, introduite par ailleurs par l’exposé du dossier des questions actuelles.

Y a-t-il une théologie négative chez S. Thomas et, si oui, laquelle ? S’identifie-t-elle à la question des noms divins ? Une deuxième question concerne l’extension et même la nature du domaine. Quels traités faut-il étudier ? Les seules questions concernant les « noms divins » ne suffisent pas. S. Thomas est-il original ? Pour le savoir, il faut le situer parmi ses contemporains. Comment établir les proportions de sa pensée ? Le risque est de ne considérer que quelques textes célèbres, au lieu de prendre la mesure de leur insertion dans les œuvres et celle de chaque œuvre dans l’œuvre. Une étude d’ensemble et comparée restait à faire.

Une troisième question est celle du sens de « théologie négative » chez S. Thomas, s’il est vrai que le domaine que cette expression désigne couramment peut s’appuyer sur des

2 Rudolf Otto, 1917, qui la signale à propos du bouddhisme ; mais n’y a-t-il aucune exception ? 3 Depuis Vladimir Lossky, 1939, héritier de la théologie grecque – Maxime le Confesseur, Grégoire Palamas – et russe. 4 Par exemple YHWH, l’analogie dans Sagesse 13, Vg. 5 La prédication substantielle d’Augustin et de Boèce, la distance de Dieu. 6 Une seule occurrence pour la louange du silence, pour « théologie philosophique » (mais pertinente) et pour « théologie naturelle », qui ne désigne que celle des païens idolâtres du monde.

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principes différents. L’hypothèse de départ, qui se trouve confirmée par la suite, est que la « théologie négative » de S. Thomas est plus exactement une voie négative, l’ensemble des modalités négatives venant corriger et confirmer la primauté de la prédication positive des perfections divines, adjonction cependant nécessaire.

Le plan, en trois parties, procède à une lecture œuvre par œuvre, cherchant à travers l’organicité des textes l’intention de S. Thomas, l’apparition des notions ou leur évolution, avec toutefois le souci de proposer des points de synthèse (appelés Concepts).

La première partie, le « site théologique des noms divins », pose la question de l’identité philosophique ou théologique du domaine des noms divins. Cette question, d’une remarquable complexité, reste posée pendant tout le travail, et reçoit à la fin une réponse non moins complexe. Les noms divins sont philosophiques (les perfections divines découvertes à partir des effets) et théologiques (traités dans la partie commune de la Trinité, et issus du discours propre tiré de l’Écriture), et sont ainsi selon une fondation entrelacée. Cela pose la question d’une double origine des noms, telle que Duns Scot la pose, d’une donation divine des noms d’un côté et de leur détermination conceptuelle de l’autre (Olivier Boulnois) ; mais S. Thomas ne la pose pas ainsi. Hors « Qui est », le Tétragramme, et « Jésus », les noms sont imposés par nous.

Dans une première section sont étudiées les « sources de saint Thomas au XIIIe siècle », Alexandre de Halès, S. Bonaventure et S. Albert, tous aux prises avec le texte des

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Sentences de Pierre Lombard. Où l’on voit se séparer deux familles d’interprétation que l’on peut appeler, par commodité, franciscaine et dominicaine ; elles s’appuient sur un même héritage augustinien et dionysien, et toutefois privilégient le discours positif pour la première et le discours négatif pour la seconde, au moins chez S. Albert. Les auteurs du XIIIe siècle sont en outre dépendants des décisions de 1241 sur la vision directe (sans medium) de l’essence divine au ciel (Christian Trottmann), qui complètent celles de Latran IV (1215) sur la ressemblance des êtres à Dieu, laquelle ne va pas sans une « dissemblance plus grande encore ».

Dans une deuxième section, « Les Mots, les concepts et les choses », sont présentés les textes de S. Thomas : les Prologues et les articulations des œuvres, non moins que les décisions du Commentaire de la Trinité de Boèce et l’établissement logique, dans celui du Peri Hermeneias d’Aristote, de la négation, toujours en dépendance de la prédication affirmative, selon Aristote et Averroès. Cette œuvre-là, tardive, est l’aboutissement d’une décision présente chez S. Thomas depuis le début.

Dans la troisième section, le « Traité des noms divins » proprement dit est étudié en ses trois états thomasiens principaux, Sentences I, Somme contre les Gentils I et Somme de théologie, Prima Pars. Si une évolution est décelable, notamment terminologique, mais aussi du jeu des causalités, elle ne met pas en cause des options fondamentales posées dès les Sentences, étayées par la suite. Un certain nombre de notions se signalent : la distinction du discours propre et de la translatio (voir Alain de Lille) dans les Sentences, la primauté de la « voie de rémotion » et les « différences négatives » dans la Somme contre

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les Gentils (I, 14), l’articulation de la représentation et de la signification dans la Prima Pars avec celle des choses, des concepts et des noms, d’après Aristote et sa reprise modiste (Irène Rosier). Elles culminent par l’affirmation de la prédication substantielle des perfections divines, manifestant que S. Thomas est passé d’un débat avec Denys à un autre, mené avec Maïmonide, sans que la négation soit niée. S. Augustin est un facteur d’équilibre, troisième platonisme placé entre deux autres. La primauté conférée à la causalité efficiente et, par elle, à la donation de l’être par Dieu aux créatures (Dieu se fait causa essendi), constitue, à partir de la Somme contre les Gentils, le socle de la distance préservée et par conséquent de la prédication substantielle rendue possible sans danger d’univocité ni de représentation conceptuelle. Après la Prima Pars, negatio semble préférée à remotio (jusque-là à peu près interchangeables) mais pour en écarter la force (Ysabel de Andia). L’étude des commentaires d’Aristote (la logique négative de la contradiction) et l’équivocité de Maïmonide en sont les raisons.

La deuxième partie, « Les Voies de la négation », part de la considération (avec Michæl Ewbank) du caractère souple, peu évolutif et pour tout dire flottant de l’ordre d’exposition des « trois voies » de Denys chez S. Thomas.

Dans une première section, Pierre de Tarentaise, futur pape Innocent V, est l’occasion d’une actualité des noms divins à propos de la multiplicité des raisons en Dieu (1265). Soupçonné de malsonnance, il est l’objet d’une consultation doctrinale confiée à S. Thomas, qui le dédouane de toute

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ambiguïté. L’occasion est donnée de constater que Pierre, lecteur de S. Thomas avant que d’être lu par celui-ci, ne suit pas son confrère dans les avancées qui sont déjà celles des Sentences. Il manifeste a contrario l’originalité de l’Aquinate. 1265 est aussi l’année, pour S. Thomas, du Commentaire de Denys, du De Potentia et de la Prima Pars, sinon, comme on l’a cru (Antoine Dondaine), de la refonte d’un article célèbre de Sentences I, réécrit pourtant (Adriano Oliva).

Dans une seconde section, de loin la plus longue, S. Albert et S. Thomas sont convoqués pour une confrontation de leurs écrits sur Denys. S. Albert commente la Théologie mystique ; le travail de la négation va jusqu’à n’autoriser une connaissance de l’an est de Dieu que selon la foi et non selon la raison (Édouard-Henri Wéber). S. Thomas, qui ne rejoint pas son maître sur ce point, ne commente pas cette œuvre de Denys, et l’on est privé d’un texte capital, même si l’on peut assembler la doctrine des treize citations thomasiennes. L’étude comparée du Commentaire des Noms divins de l’un et de l’autre montre à quel point S. Thomas se situe pour l’essentiel dans la lignée albertinienne de l’importance conférée à la négation, à la différence d’un S. Bonaventure. Lorsque S. Thomas commente Denys, presque vingt ans après ses notes prises aux cours de S. Albert – qui constituent le texte de ce dernier –, il manifeste cependant une indépendance de pensée et d’écriture telle qu’aucun emprunt littéral n’est discernable. Deux remarques peuvent être ajoutées : ce Commentaire manifeste comme jamais le cloisonnement thomasien du vocabulaire, son côté caméléon lexical, si l’on ose dire7 ; en outre, un exposé des trois voies est

7 Unitio est abondamment utilisé à la suite de Denys, mais presque jamais ailleurs ; inversement, analogie n’apparaît paradoxalement pas.

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proposé, qui montre l’importance de la causalité pour asseoir éminence et négation. En cela, S. Thomas prolonge Denys, quoique avec un autre jeu de causalité – efficiente plus qu’exemplaire. Il faut noter qu’avec S. Albert et S. Thomas prend fin la série des commentaires des Noms divins ; les auteurs postérieurs s’attacheront plutôt à la Théologie mystique. Ce dialogue avec l’Aréopagite manifeste la connaissance de l’Aquinate, sa connivence mais aussi sa réserve : le Dieu « innommable » de Denys ne l’est pas chez S. Thomas, mais il est « imparfaitement nommé ».

Dans la troisième section, un examen rapide est fait des noms divins en les commentaires thomasiens de l’Écriture. Se détachent quelques pages sur saint Paul, dont le commentaire de l’Épître aux Romains (1, 20) avec la connaissance des effets de Dieu dans la création ; ainsi que sur saint Jean (Prologue de l’Évangile). La théologie johannique du Verbe se trouve être au cœur de la mystique thomasienne, le Verbe étant préféré au silence.

La troisième partie, « Théologie, philosophie, mystique », confronte trois modes d’approche des noms divins.

Dans une première section, « La Simplicité de l’essence divine », se pose la question du lieu théologique et philosophique de la rencontre de Dieu avec l’être. En Dieu, l’essence n’est pas autre que son être, à la lumière de la doctrine thomasienne de l’actus essendi et de Dieu Ipsum Esse subsistens. La considération de la perfection de l’être de Dieu fonde la doctrine des noms divins et la distinction entre le mode d’être – les perfections absolues en Dieu – et notre mode de connaître –

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la défectuosité de notre connaissance de ces perfections. De plus, la théologie trinitaire rappelle la nécessité de l’essence divine pour fonder l’unité des personnes en Dieu. Si les deux Sommes offrent des textes majeurs, le De Potentia se détache par la vigueur de ses positions sur la distance de Dieu, l’altérité des raisons et son autre rapport à l’être que les créatures : « C’est par son être même que Dieu diffère de tout autre étant. » « Dieu est acte pur, mais ce n’est pas sa définition. » Cependant, si l’on ne pouvait rien affirmer de Dieu, « on ne pourrait rien nier de lui ». L’ignorance n’empêche pas la vérité ni la propriété du discours 8 . Le lien est maintenu par l’idée de similitudo, traduction philosophique de celle, théologique, d’image.

Dans une deuxième section, est étudié « L’Être de Dieu dans les œuvres philosophiques », c’est-à-dire notamment dans les commentaires. Celui de la Métaphysique développe la question de l’analogie de l’étant – référée à la substance, selon le per prius et le per posterius – mais déborde peu la littéralité du texte d’Aristote, offrant une « théologie négative » sans aucun apport dionysien, qui eût été bienvenu9. L’ensemble de ces textes manifeste la façon dont S. Thomas élabore un discours sur Dieu et la connaissance négative en philosophie pure. Le Commentaire du Livre des Causes lui offre l’occasion d’approfondir la participation et de maintenir, contre le texte de la Proposition 4 – « La première des choses créées est l’être » –, l’être en Dieu même. S. Thomas se plie à ses sources, jusqu’à adopter leur vocabulaire, mais reste maître de sa pensée. Aristote se montre fondateur – Dieu comme acte pur – et cependant

8 ST, Ia, q. 3, a. 4, ad 2, signalé par Gilson. 9 On trouve dans la Metaphysica de S. Albert, à propos de Dieu, une reprise des trois voies : observation notée après le dépôt de thèse.

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insuffisant – en raison de l’absence de la participation et la percée thomasienne de l’Ipsum Esse.

Dans la troisième section, il apparaît que « Contemplation et mystique » prennent un autre chemin que celui de Denys. S. Thomas coupe en deux le domaine de la théologie négative, étudiant les noms divins dans le traité, théologique et philo-sophique, de Dieu, et l’union à Dieu autrement que comme leur aboutissement. La connaissance des noms, même du Nom révélé d’Exode (3, 14), n’est pas le lieu d’une théurgie. L’union à Dieu est celle de la foi trouvant son accomplissement dans la charité, autrement dit dans la grâce des vertus et des dons. Il importe de signaler que 1241 – et la nécessité posée de voir l’essence divine dans la gloire – oriente tous les degrés terrestres de la connaissance de Dieu dans le sens d’une primauté de la positivité. Il n’y a pas d’apophatisme céleste, mais une vision, d’où l’éviction thomasienne – mais non albertinienne – du vocabulaire de la « théophanie ». Ce qui participe à cette connaissance, par mode de préparation – raison, foi, théologie, prophétie –, ne saurait manquer son objet. Chez S. Thomas, la contemplation est théologique et théologale. Chez S. Albert, la reprise des philosophies arabes de l’intellect provoque ce dernier à décrire en termes philosophiques l’union à Dieu (Alain de Libera), une mystique qu’il pose par ailleurs en dépendance de la foi.

Un travail exposant des ensembles de textes (traités, questions, œuvres) exige plus qu’un autre une synthèse. Le lecteur, parvenu à la fin de l’introduction, pourra commencer par elle. Cette synthèse expose autant d’éléments de thèse :

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[1] Pour les noms divins, la philosophie et la théologie se superposent. S. Thomas fait de la philosophie dans la théologie, de façon différenciée selon les œuvres. La théologie ne cesse de procéder à mode humain, s’appuyant pour manifester la révélation sur des concepts issus des effets ; d’où le maintien des voies dionysiennes et des perfections métaphysiques. Les propositions révélées elles-mêmes sont signifiées par des noms et des concepts.

[2] S. Thomas se garde de l’univocité (Denys) et, plus encore, de l’équivocité (Maïmonide) par ce que nous appelons pour lui le « principe d’économie » : moins d’univocité, moins de négation, moins de dépassement.

[3] La caractérisation de Dieu comme être et le Nom Qui est n’empêchent pas Dieu d’être au-delà de l’étant commun (ens ou esse commune). Il est au principe de la métaphysique sans être le sommet de son objet.

[4] Les noms signifient Dieu imparfaitement, comme les créatures le représentent imparfaitement10. L’idée de significa-tion, augustinienne mais aussi aristotélicienne, est l’une des clés du discours vrai. La représentation désigne la participation des perfections créées à la perfection divine. C’est ainsi que la similitudo traduit la ressemblance sur fond de dissemblance et que S. Thomas sert la concile de Latran IV.

[5] La prédication substantielle de Dieu est affirmée avec force face à Maïmonide, sans déroger aux réquisits de la négation. Chez S. Thomas comme chez S. Albert, le discours propre est la ligne tracée, qui relègue en arrière la métaphore et

10 Voir ST, Ia, q. 13.

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le discours symbolique, même réduits à ce qu’ils contiennent de propre (Gilbert Dahan).

[6] La théologie n’est pas négative comme telle mais il y a une voie négative nécessaire à la vérité du discours théologique. S. Thomas n’a de cesse de l’approfondir, sans accorder jamais la primauté à la représentation du concept.

[7] La mystique est une participation du Verbe divin, elle profère un discours vrai comme le Verbe en Dieu, mais lui seul « représente parfaitement » Dieu.

« De Dieu, nous ne savons pas ce qu’il est mais seulement ce qu’il n’est pas. » Cette formule thomasienne devenue emblé-matique vient de Plotin11. « Au terme de notre connaissance », dit S. Thomas, la substance de Dieu excède notre pouvoir de connaître, mais nous savons que nous ignorons ce qu’elle est. Dieu nous est « complètement inconnu », rappel du penitus ignotus de Proclus (Anton Pegis). Il est connu en tant qu’inconnu, ce qui est une manière d’affirmer à la fois :

1) la vérité des propositions sur Dieu, par la causalité et la maximalité nécessaire des perfections en Dieu, le per prius de l’éminence ;

2) l’ignorance conceptuelle de ce qu’elles désignent, l’incapacité de comprendre Dieu, la négation ;

3) la désignation de l’inconnaissance en termes de connaissance. Dieu est inconnu en son essence, mais pas dans son existence comme le Dieu Inconnu des Athéniens.

11 Pour S. Thomas, via S. Augustin, S. Jean Damascène et Maïmonide

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Le galbe de l’évolution de saint Thomas, sur analogie et participation d’un côté (Louis-Bertrand Geiger, Cornelio Fabro, Bernard Montagnes), noms divins de l’autre, manifeste combien l’armature métaphysique des deux premières est au service de la prédication négative et cependant substantielle des seconds et en dépendance de ce qu’il a voulu dire de Dieu et se refuser de dire. La théologie manifeste, la philosophie détermine.

Il n’y a pas d’ambiguïté dans le traité des noms divins chez saint Thomas ; ce sont ses sources qui sont incompatibles entre elles (S. Augustin et Maïmonide, Avicenne et Denys, sans compter S. Albert et l’Université de Paris). Sa puissance d’unification rend sa synthèse d’autant plus originale.