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Collection dirigée par Lucie K. Morisset

Bouleversés par l’accroissement des échanges culturels et des migrations, au xxie siècle, les rapports entre les collectivités et leur environnement bâti restent au cœur des constructions identitaires modernes. Patrimoine urbain, collection de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain (UQAM), propose d’explorer les configurations imaginaires et les constitutions maté rielles de cet environnement. De l’architecture à la ville et de la création à la commémoration, les ouvrages de la collec-tion auscultent la notion de patrimoine et les phénomènes de patrimo-nialisation : l’analyse des idées mais aussi celle des objets y sont mises à contribution, dans une perspective holistique, afin de comprendre les représentations qui forgent le paysage construit et, au bout du compte, dans l’espoir de nourrir une réinvention du patrimoine, comme projection dans l’avenir.

Jeunes chercheurs et chercheurs expérimentés y offrent leurs réflexions en partage à un large public, intéressé par l’histoire, par les constructions mythiques ou simplement par le paysage qui nous entoure. Acteurs, décideurs et témoins des scènes architecturales, urbanistiques ou touristiques, citoyens et curieux sont donc conviés au débat.

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De la ville au patrimoine urbainHistoires de forMe et de sens

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Collection de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain

Quel avenir pour quelles églises ? What future for which churches ?Sous la direction de Lucie K. Morisset, Luc Noppen et Thomas Coomans2006, ISBN 2-7605-1431-5, 624 pages

Le combat du patrimoine à Montréal (1973-2003)Martin Drouin2005, ISBN 2-7605-1356-4, 402 pages

Les églises du Québec Un patrimoine à réinventer Luc Noppen et Lucie K. Morisset2005, ISBN 2-7605-1355-6, 456 pages

La Loi sur le droit d’auteur interdit la reproduction des œuvres sans autorisation des titulaires de droits. Or, la photocopie non autorisée – le « photocopillage » – s’est généralisée, provoquant une baisse des ventes de livres et compromettant la rédaction et la production de nouveaux ouvrages par des professionnels. L’objet du logo apparaissant ci-contre est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit le développement massif du « photocopillage ».

PreSSeS De L’UNIverSIté DU QUéBeCLe Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450 Québec (Québec) G1v 2M2 téléphone : 418-657-4399 • télécopieur : 418-657-2096Courriel : [email protected] • Internet : www.puq.ca

Diffusion / Distribution :

CANADA et autres paysPrologue inc. 1650, boulevard Lionel-Bertrand, Boisbriand (Québec) J7H 1N7 téléphone : 450-434-0306 / 1 800 363-2864

SUISSEServidiS SAChemin des Chalets 1279 Chavannes-de-Bogis Suisse

FRANCEAFPu-diFFuSion

SodiS

BELgIQUEPAtrimoine SPrl168, rue du Noyer1030 Bruxelles Belgique

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2009

Presses de l’Université du QuébecLe Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450 Québec (Québec) Canada G1V 2M2

ANDRÉ CORBOZTextes choisis et assemblés par LUCIE K. MORISSET

De la ville au patrimoine urbainHistoires de forMe et de sens

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révision linguistique : micheline giroux-Aubin

Mise en pages : communicAtionS Science-imPAct

Acquisition numérique des textes : régiS normAndeAu, édiScriPt

Collection iconographique : AlexAndrA georgeScu PAquin

Couverture – Conception : richArd hodgSon

Photographies : 1. San Francisco, maisons de la Postcard row, rue Steiner (Luc Noppen).

2. vue de Bath au royaume-Uni. Gravure colorée, école anglaise, xixe siècle (1817). Collection privée (Bridgeman Art Library).

3. Image radar de San Diego prise de la navette spatiale endeavour en 1994 (Nasa Images).

4. Montréal, le château De ramezay et sa tour d’angle (Luc Noppen).

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Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 2009 Presses de l’Université du Québec

Dépôt légal – 3e trimestre 2009Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Bibliothèque et Archives Canada Imprimé au Canada

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIé) pour nos activités d’édition.

La publication de cet ouvrage a été rendue possible avec l’aide financière de la Société de développement des entreprises culturelles (SODeC).

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Corboz, André, 1928-

De la ville au patrimoine urbain : histoires de forme et de sens

(Patrimoine urbain ; 4) Comprend des réf. bibliogr. Comprend du texte en anglais.

ISBN 978-2-7605-2479-8

1. villes. 2. Urbanisme. 3. Aménagement du territoire. 4. Architecture – Conservation et restauration. I. Morisset, Lucie K., 1967- . II. titre. III. Collection : Patrimoine urbain ; 4.

Ht151.C67 2009 307.76 C2009-941837-1

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Cet ouvrage a été publié à l’occasion de la remise à André Corboz d’un doctorat honoris causa de l’Université du Québec à Montréal.

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La collection, l’édition, l’illustration et la publication des textes de cette anthologie n’auraient pas été possibles, loin s’en faut, sans la contribution souvent intense et toujours valeureuse de nombreuses personnes. Je cite ici leurs noms en ordre alphabétique, pour ne pas avoir à les superposer les uns aux autres, puisque leurs apports furent tous aussi précieux : Marie-Ève Breton, Vinh Dao, Alexandra Georgescu Paquin, Micheline Giroux-Aubin, Alessandra Mariani, Corinne Martin-Paquot, Régis Normandeau et Guillaume St-Jean méritent tous bien plus que ma reconnaissance pour avoir travaillé dans des conditions improbables et des délais insoutenables, qu’ils ont pourtant soutenus.

Remerciements

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De la ville au patrimoine urbain

Céline Fournier, directrice des Presses de l’Université du Québec, a rendu ce projet possible et, chose plus importante, a cru en sa faisabilité. Malcolm Thurlby et Thierry Paquot ont, comme à l’habitude, répondu promptement à mes quêtes. Luc Noppen les a accompagnées à chaque instant, en plus d’auréoler ce travail d’informations précieuses, puisque son rôle s’est ici doublé de celui de « courroie de transmission » : élève de Corboz en Amérique, il en a, peut-être plus que tout autre, retenu, diffusé et porté les enseignements. C’est d’abord lui qui me les a légués.

La production de cet ouvrage a aussi bénéficié de son inscrip-tion dans la programmation de l’Institut du patrimoine de l’Université du Québec à Montréal et celle de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain–École des sciences de la gestion de cette même ins-titution, du Groupe interuniversitaire de recherche sur les paysages de la représentation, la ville et les identités urbaines, soutenu par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture, du Forum canadien de recherche publique sur le patrimoine, financé par une subvention aux réseaux stratégiques de connaissance du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, et, enfin, du projet « La mémoire patrimoniale des Québécois », aussi financé par le CRSH. Puissent les retombées souhaitées de cette publication, dans la formation et dans la recherche, donner un juste écho à de tels appuis.

Et puis, bien sûr, cet ouvrage aurait été impossible sans André Corboz. En plus d’avoir doté l’histoire de l’urbanisme d’un héritage ines-timable auquel les textes colligés ici appartiennent, il s’est plié au jeu de l’anthologie et a accepté que je me livre à cet exercice. J’espère que les résultats seront à la hauteur du scientifique auquel cette anthologie vou-drait rendre hommage et d’éventuelles problématiques nouvelles qu’elle aspirerait humblement à stimuler.

LKM

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Table des matières

Remerciements IX

Prolégomènes De la ville au patrimoine urbain XIII

Lucie K. Morisset

Entretien avec André Corboz 1Thierry Paquot

Partie I Une approche, une démarche : la marguerite cinghalaise 15

1. Pour une méthode non positiviste 17 2. Dans l’entre-deux 33

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De la ville au patrimoine urbain

Partie IIUn objet-sujet, la ville et un terrain, la représentation 43

3. La ville comme temple 45 4. Le territoire comme palimpseste 69 5. Petite typologie de l’image urbaine 89 6. The Sprawling City 119 7. Apprendre à décoder la nébuleuse urbaine 133

Partie IIIDe l’idée du territoire à l’originalité de la ville 139

8. Une ville du Nouveau Monde imaginée dans l’Ancien : Le plan d’Hochelaga – Une contribution de l’urbanisme palladien 141

9. Ville Mont-Royal : cité-jardin vitruvienne 159 10. La dimension utopique de la grille territoriale américaine 191 11. A Network of Irregularities and Fragments :

Genesis of a New Urban Structure in the 18th Century 207 12. « Non-City » Revisited 217 13. Le Corbusier prédateur : Une ville contemporaine

de 3 millions d’habitants (1922) et La couronne urbaine (1919) de Bruno Taut 235

Partie IVL’hyperville de notre temps et son présent, le patrimoine 243

14 L’urbanisme au xxe siècle : esquisse d’un profil 245 15 Esquisse d’une méthodologie de la réanimation :

bâtiments anciens et fonctions actuelles 257 16 Une analyse de l’article « restauration » 273 17 Du bon usage des sites historiques 287

PostfaceAndré Corboz, connoisseur d’art et de villes 305

Paola Vigano

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Prolégomènes

De la ville au patrimoine

urbainLucie K. Morisset

De multiples raisons m’ont incitée à colliger et à publier ce flori-lège de l’œuvre d’André Corboz. Premièrement, pour séminaux qu’ils aient été dans la carrière de nombreux praticiens et chercheurs – à commencer par la mienne –, les travaux de Corboz restent relativement peu connus dans le Nouveau Monde. La chose ne lasse pas d’étonner, d’autant que le juriste et historien d’art (licence en droit de l’Université de Genève, doctorat d’État ès lettres et sciences humaines de l’Université des sciences sociales de Grenoble II) a enseigné l’histoire de l’architecture au Québec pendant treize ans, à une époque cruciale du développement de cette dis-cipline, tout autour du bouillonnement qui, de l’air du temps, avait isolé et consacré 1975 « année du patrimoine mondial ». Plusieurs Québécois diront d’ailleurs que ce professeur agrégé (1968-1972), puis titulaire (1972-

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De la ville au patrimoine urbain

1980) de l’Université de Montréal, qui leur apprit tantôt l’histoire des théo-ries de la restauration des bâtiments anciens, tantôt les manifestations des facteurs mythiques de l’aménagement, a durablement marqué l’essor et l’épistémologie de ces champs de pratique et de savoir. Cependant, il faut dire que, pour n’être pas la première (elle serait même plutôt la quatrième), cette anthologie d’André Corboz survient dans la foulée d’une carrière qui s’est, pour beaucoup, épanouie dans l’Ancien Monde, dès lors que le professeur a quitté les cieux américains pour, à un confluent des cultures, exercer l’histoire de l’urbanisme depuis l’École polytechnique fédérale de Zurich. Sans aller jusqu’à prétendre que la reconnaissance serait plus naturelle là où la profession avait déjà fait ses armes, on peut néanmoins constater qu’elle témoigne éloquemment du contexte dans lequel elle se manifesta : un premier recueil d’écrits d’André Corboz, Ordine sparso. Saggi sull’arte, il metodo, la città e il territorio (1997), a été rapidement suivi d’un second, Die Kunst, Stadt und Land zum Sprechen zu bringen (2001). Le troisième, Le territoire comme palimpseste (2001), dont on aurait pu espérer, puisqu’il était en français, qu’il trouverait quelque diffusion en Amérique, connut une vie trop brève pour être remarqué par ceux qui ne connaissaient pas déjà l’homme et son œuvre.

Deuxièmement, et principalement, éditer cette anthologie-ci s’imposait parce que, on s’en doute, les travaux d’André Corboz sont fondamentaux. Ils le sont plus encore à l’heure où les urban studies ont conquis un large pan de nos domaines de connaissances sans pour autant, institutionnellement du moins, s’écarter beaucoup des balises de la sociologie, urbaine ou non, mais dans tous les cas marquée par quelques mésaventures épistémologiques du xxe siècle. André Corboz élargit cet angle de vue pour comprendre la ville comme une entité signifiante, au-dessus et en dessous de la mince couche du temps présent. Quand certains préfèrent aplatir les manifestations urbaines dans une énième réduction par quelque méthode, Corboz dilate la ville autour de ce qu’il appelle modestement sa « dérive de chercheur », d’ailleurs mue secrètement, écrit-il dans son autobiographie, par l’écriture poétique qui enlumine son « labyrinthe ». Qu’on ne se trompe pas : la poésie et la créativité, ici, ne devraient en aucun cas être comprises comme un manque de rigueur scientifique. Seulement, dévoiler la richesse du sens urbain, plus encore en démontrer, non pas l’adéquation à un modèle théorique, mais la particularisation et l’originalité, appellent une posture méthodologique adaptable à la complexité des problèmes – qui parfois, ainsi, « se dilatent de façon inattendue », écrit le chercheur – et mesurable à l’intérêt des solutions qu’elle engendre. Voilà pourquoi il importe que l’œuvre d’André Corboz soit mieux connue : parce qu’il nous apprend à apprendre le sens des choses.

De Ville Mont-Royal à Vitruve, d’Hochelaga à Palladio et de Jérusalem à Le Corbusier, c’est de cet urbain saisi sur deux échelles, celle du monde qui l’a produit et celle du monde qui nous entoure, dont cet ouvrage-ci nous parle. On y découvre la ville dans la peinture, dans le cinéma, dans le récit de voyage, dans l’utopie, dans les desseins poli tiques, dans les réseaux sociaux, dans l’eschatologie, dans l’urbanisme aussi

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– entre autres –, non pas pour ce qu’elle nous dit de ces genres discursifs, mais pour ce que ces actes de narration nous disent de la ville, histo-rique ou contemporaine, ancienne ou nouvelle ; cadrée comme une repré-sentation représentée, mais aussi par notre regard, c’est nous que la ville révèle ainsi. Une anthologie d’André Corboz s’impose donc plus encore aujourd’hui, pendant que les Da Vinci Code et autres parcours fictifs mus par les symboles de notre univers sensible dessinent ce qui semble être un trait de notre époque, de goûter les significations cachées, les analogies masquées et la maîtrise des instruments et des références qui autorisent à les décoder. C’est à cette maîtrise qu’André Corboz nous invite, pour nous permettre d’inventer – c’est-à-dire, au sens premier du mot, de mettre en valeur – l’univers, en tant qu’œuvre lue et façonnée par l’humain.

Les textes colligés dans cet ouvrage – bien pauvre échantillon de l’œuvre dont ils sont extraits – visent ainsi à inscrire la ville, comme création, dans un horizon culturel qui en dévoile, diachroniquement et synchroniquement, l’extraordinaire foisonnement. Ils illustrent par quels moyens, devant quels regards et sous quels aspects ce merveilleux enche-vêtrement du sens se révèle.

Bref, André Corboz nous propose de jeter un coup d’œil origi-nal sur notre monde. Original, en effet, parce qu’il est non linéaire et « multifacetté », en écho à l’hypertextualité de la ville que l’historien de l’urbanisme observe ; original, parce que transdisciplinaire, bien sûr, mais aussi transversal (parmi les représentations), horizontal (sur la surface ter-restre) et vertical (dans le temps) ; original enfin, et peut-être surtout, parce qu’André Corboz nous a enseigné et nous rappelle que nous travaillons ici, qui dans la matière, qui dans l’imaginaire, avec des représentations. « Un ‘lieu’, écrit-il, n’est pas une donnée, mais le résultat d’une condensa-tion. » Lire les replis de ce palimpseste, le « déplier », pour ainsi dire, peut alors très certainement, par-delà l’analyse, nous aider à mieux l’habiter aujourd’hui. Car c’est, en effet, aussi du temps présent et de notre devenir dont Corboz nous parle. En cette voie, les textes rassemblés ici comptent pour les savoirs qu’ils portent, pour les raisonnements qu’ils apportent et pour l’approche qu’ils démontrent, en plus de nous révéler bien des dimensions inconnues de la planification urbaine et de ses effets. Il nous faut, écrit encore Corboz, toujours « courir deux lièvres à la fois » : c’est à un double parcours de cette espèce, dans l’enseignement d’André Corboz et dans la ville, que cet ouvrage invite.

Sans que cela ait quelque résonance biographique ou s’articule à une logique scientifique insigne, j’ai voulu – en espérant susciter le redé-ploiement des problématiques que l’œuvre d’André Corboz appelle – orga-niser les textes de cette anthologie à la manière d’une démonstration. De la ville au patrimoine urbain, ou depuis l’analyse phénoménologique et historique des représentations urbaines à l’interprétation critique de celles de notre temps, j’ai ainsi voulu illustrer comment et avec quel succès le chercheur « corbozéen » chemine.

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De la ville au patrimoine urbain

Cet argumentaire rétrospectif qui fédère les histoires de formes et de sens auxquelles il veut nous initier s’ouvre donc sur un énoncé de méthode. La première partie de cet ouvrage, désignée – le lecteur décou-vrira pourquoi – sous le titre de « marguerite cinghalaise », présente le cadre théorique, l’approche, la démarche et quelques-uns des procédés métho-dologiques qui caractérisent le legs scientifique d’André Corboz. L’article « Pour une méthode non positiviste » – formaté, dirait-on aujourd’hui, pour satisfaire aux besoins de notre ouvrage – sert ainsi d’introduction générale, puisque Corboz nous y rappelle d’emblée ceci : « L’imagination, la curiosité, la perspicacité, l’agilité mentale, la capacité combinatoire, le goût de l’entraînement, une culture générale fortement diversifiée, tels sont les principaux facteurs de mûrissement qu’il faudrait favoriser, au moins au même titre que l’acquisition d’un éventail d’inhibitions méthodologiques. » En effet, si, comme l’historien de l’urbain l’écrit encore, « [c]e qui distingue un projet, surtout s’il est conçu à très long terme, s’il est complexe et défini en termes généraux, c’est sa dérive », comment peut-on suivre celle-ci pour, au bout du compte, en faire l’analyse ? Postuler d’entrée de jeu cette infinie complexité, qui précisément autorise le redéploiement de nos sciences, exigeait une réflexion approfondie sur ce qu’est, même, une méthode. En effet, « bien des chercheurs, observe Corboz, naissent d’un dressage ».

Si c’est dans une charge sévère contre le positivisme qu’André Corboz nous entraîne ainsi, c’est que, aux idées préconçues et aux « repê-chages improbables », il préfère le « renversement des interprétations consolidées » et sait, pour l’avoir prouvé maintes fois, que les idées derrière les découvertes scientifiques proviennent plus souvent de « télescopages » ou « d’assimilations » que de procédures et de quadrillage. La recherche n’aspire pas – celle que Corboz fait valoir, en tout cas – à prouver ce que l’on sait déjà : « si c’était le cas, écrit-il, l’opération ne rimerait à rien, puisque c’est la distance qui fait l’intérêt : il ne s’agit pas de démontrer une identité ». Corboz oppose donc à la « philosophie du balcon » – comme il l’appelle pour en démontrer la constitution historique et les impacts contemporains – une démarche intuitive et itérative, tirs d’essais en rico-chet, qui tisse une inexpugnable et dense toile interprétative autour de son sujet, allant toujours plus loin et revenant sans cesse vers lui : la question de départ, en effet, visait à l’enrichir, non pas à l’amenuiser. Cette façon de placer un objet – la ville, un plan, un projet, un architecte – dans l’histoire du monde, pour cerner son unique participation, se fonde, certes, sur une connaissance encyclopédique et sur une large culture : c’est de celles dont l’Internet favorise certainement dorénavant l’essor. Devant la démulti-plication des univers cognitifs à laquelle nous assistons, deux attitudes sont en effet possibles, outre de reconnaître le mérite de ceux (comme Corboz) qui n’y ont pas eu accès aussi directement : l’on peut maintenir le chercheur dans le rôle d’opérateur muet d’une méthode « objective », préétablie et préapprouvée. Ou, sachant que, de toute façon, mêmes les quanta changent de comportement selon la manière dont on les observe, l’on peut miser sciemment sur la valeur que la culture propre et la person-nalité du scientifique apportent à la problématisation de la recherche, par exemple en ajustant le tir à la cible, la méthode à l’objet. Voilà le chemin dans lequel Corboz nous amène.

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■ De la ville…

Ayant ainsi, dans son cadre (théorique), déclaré qui il est – la « démarche » n’est-elle pas, originellement, la manière de marcher sin-gularisant quelqu’un ? – et, pour ce, défini son approche et circonscrit sa méthode, le chercheur qui suivrait le cursus de cet assemblage antho-logique voudrait, par la suite, concevoir un objet, c’est-à-dire définir ce qu’est la ville et quels sont les documents par lesquels on peut l’analyser. La deuxième section de l’anthologie présente ainsi un « objet-sujet », quasi-ment un objet agissant : la ville, elle-même une représentation, lue à travers les représentations qui l’ont représentée et les représentants qui l’ont ainsi transformée. De la ville, plus ou moins définie mais en tout cas gramma-ticalement circonscrite, l’on bascule alors dans le « territoire », produit des établissements humains et des indices qui le rattachent à des cultures, eux-mêmes superposés, stratifiés – c’est l’heureuse figure du palimpseste que nous devons à Corboz – dans le temps. Un territoire, propose le chercheur, c’est un « espace socialement construit en un temps et un lieu donnés, par une société donnée ».

Si, pour Corboz, « le territoire est un projet », en d’autres mots, une construction sociale, il reste qu’il « n’y a pas de territoire sans ima-ginaire du territoire » et que, par surcroît, « une représentation mentale du territoire est indispensable pour le comprendre ». Les articles de cette deuxième section sur l’objet-sujet, la ville, et son terrain, la représenta-tion, conceptualisent donc ce que nous pouvons analyser et les instru-ments dont nous disposons pour ce faire, depuis l’imagerie historique de la ville et les ambitions idéologiques que ses corpus révèlent jusqu’aux problèmes épistémologiques et praxéologiques soulevés par la « nébuleuse urbaine ». Avec, à l’arrière-plan, un but unique, un désir lancinant : retracer la construction de l’unicité, motivation somme toute évidente de mener telle étude plutôt que telle autre. Bref, la ville est un artefact collectif et l’analyser c’est la situer dans son horizon culturel, c’est-à-dire aussi dans le nôtre, puisque les questions que nous lui posons signent notre temps. Aussi l’objet devient-il sujet sous le microscope du chercheur en contrôle de ses moyens : « car il n’existe pas plus de ‘ville américaine’ qu’asiatique ou européenne, mais seulement des représentations conventionnelles qui la résument, pour permettre de s’en débarrasser. De toute façon, il n’y a même pas de définition de la ville tout court en tant que phénomène contemporain, historique et transculturel. »

« Aucune ville, écrit aussi André Corboz, si rigidement conçue et exécutée qu’elle puisse être, n’est jamais réductible à un seul ordre de phé-nomènes, et surtout pas à des motifs théologiques ». Et d’ajouter : « l’imita-tion du modèle advient sélectivement ». C’est là qu’il trouve la particularité et l’intérêt des choses. La troisième section de cette anthologie recourt à quelques exemples, essais choisis parmi tant, pour illustrer la formidable envergure et la redoutable efficacité de la méthode corbozéenne. Qu’elle se saisisse de problèmes quasi éculés tellement ils ont été connus et explorés – le cas de Le Corbusier saute aux yeux –, qu’elle lance sur la table des phénomènes plus obscurs – la dimension utopique de la grille territoriale

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américaine… – ou qu’elle reconstruise sous son inquisition des problé-matiques qu’on croyait épuisées – le plan d’Hochelaga –, l’approche dont ces articles révèlent les détours ne finit pas d’émerveiller. Maniés par une plume habile – le juriste rappelle à l’historien le poids de la rhétorique dans la valeur de l’argumentaire –, les récits dans lesquels André Corboz nous conduit s’ouvrent sur une caverne d’Ali Baba : qui aurait cru, en effet, que tant de trésors pouvaient surgir d’une discussion sur les formes urbaines ? Qui aurait pensé que ce que l’on savait, pour être parfois faux, n’était jamais vrai ?

■ Au patrimoine urbain

Si André Corboz parvient ainsi à nous étonner, encore et sans cesse, c’est qu’armé d’une conscience aiguisée de sa propre posture scienti-fique, il sait ancrer son regard dans l’air de notre temps. Il le fait en situant ses questions par rapport aux sensibilités de notre époque, en télescopant l’analyse archéologique, chère à l’historien d’art, dans le monde contempo-rain, où il en montre l’utilité : l’historien de l’urbanisme ne se contente pas, loin s’en faut, de statuer sur des questions monastiques ou absconses. En démontrant, par exemple, que notre représentation de la ville est « devenue pathétiquement anachronique », Corboz veut mettre en évidence le pro-blème bien réel tenant de ce qu’aucun « des mots dont nous nous servons pour décrire et appréhender les phénomènes urbains n’est plus utilisable ». La quatrième section de cette anthologie illustre pourquoi et comment, en resituant notre pensée de la ville dans le cursus historique des repré-sentations urbaines – c’est-à-dire, toujours, en plaçant l’objet devant son horizon culturel –, nous devons, chercheurs et praticiens, outrepasser la description, le constat désolé ou la réaction tardive : « Au lieu de se borner à comptabiliser maniaquement ce qui contribue à la perte de l’identité ancienne, écrit Corboz, il faut tout autant s’efforcer de déceler la nouvelle identité naissante. » Ce qui impose un triple effort, de recherche, bien sûr, mais aussi d’introspection et de temporalisation : notons, par exemple, que « si les tendances actuelles du phénomène urbain sont généralement perçues comme une perte d’identité, c’est en partie attribuable au fait que notre conception de la ville en est restée au stade préindustriel ».

Comment, alors, faire en sorte que la ville contemporaine, qui n’est ni plus, ni moins, une représentation que les autres, nous ressemble ou réponde à notre vivre-ensemble comme les autres villes ont ou n’ont pas rendu l’écho des collectivités qui s’y sont imaginées ? Le patrimoine urbain, dernière de nos représentations en vogue, apparaît peut-être ici comme un terrain d’exploration privilégié. S’avère ici la quasi-préscience dont son intelligence de chercheur « en bonne entente avec son incons-cient » a doté André Corboz, puisqu’il s’est appliqué à comprendre le patrimoine comme une représentation à une époque où notre société n’y voyait encore le plus souvent qu’une pratique, pire, un héritage : situé lui aussi dans son horizon culturel par Corboz, le patrimoine devenait, à Montréal, il y a maintenant près de 40 ans, un objet discursif malléable,

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prolégomènes

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une narration de nous-mêmes ou des autres qu’il restait à apprivoiser pour qu’elle contribue mieux à notre devenir commun. C’est ce périple du temps présent que l’on suit dans le Bon usage des sites historiques, dans une méthodologie de la réanimation qui prouve une fois pour toutes, contrai-rement à l’un des adages technocratiques récents, que la recherche, pour approfondie qu’elle soit, est toujours contextualisée parce que, à travers nos questions, elle répond aux besoins de notre temps. Celle qui ne l’est pas reste tout simplement inutile. « Une prise en compte si attentive des traces et des mutations, indique encore Corboz, ne signifie à leur égard aucune attitude fétichiste. Il n’est pas question de les entourer d’un mur pour leur conférer une dignité hors de propos, mais seulement de les uti-liser comme des éléments, des points d’appui, des accents, des stimulants de notre propre planification. »

Cent fois sur le métier faut-il ainsi remettre l’ouvrage et réinven-ter, avec nos recherches, nos pratiques, sachant que toutes sont des repré-sentations de notre époque. André Corboz nous apprend ainsi que l’une des tâches les plus nobles du chercheur est d’abattre les idées préconçues, les jugements reçus et les solutions préméditées.

Pourquoi, en résumé, publier une anthologie d’André Corboz ? Pour montrer que l’on peut, encore, analyser la ville par-delà la description fataliste de son immédiateté, comme une création et comme l’image que nous voulons de nous-mêmes, ancrée aux temps, ceux d’hier et ceux de demain. Pour discuter du fait que penser ainsi la ville, loin d’enfermer le chercheur, l’engage à réfléchir aux états et aux représentations contem-poraines dont il participe. Parce que, comme l’écrit enfin Corboz, nous appartenons « à une famille culturelle capable, récemment encore, d’ana-lyser les problèmes urbains et de les fonder en théorie ». Pour ne pas céder à la censure du dressage. Pour ne pas rester « frappés de banalisation ».

Lucie K. Morisset23 juillet 2009

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Chemise blanche, cravate sombre, costume gris, lunettes à mon-ture en écaille, l’homme a l’air sérieux, très sérieux. Mais les présentations faites, le visage s’illumine d’un sourire étonné. André Corboz apprécie l’humour et la dérision, il est un peu facétieux sans vraiment l’avouer. A-t-il été le blagueur de la classe ? L’est-il encore ? Il est né en 1928. II parle avec un léger accent suisse, qui met en confiance ; il ne comprend pas trop pourquoi on l’interroge. Il n’a aucune envie d’être un « maître pen-seur » ; son œuvre est éparpillée en quelques livres et de nombreux articles. Il circule d’un continent à un autre, d’un siècle à un autre, d’un thème à

Entretien avec André Corboz1

Thierry Paquot

1. Paru originellement sous le titre « L'invité: André Corboz. Entretien avec Thierry Paquot », dans Urbanisme, 2001, no 317, mars/avril, p.14-21.

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un autre (avec le souci d’un érudit détaché…), avec une certaine jubilation inquiète. En effet, il est heureux de sa « non-carrière », de ses amitiés et de ses amours, mais il demeure perplexe sur le devenir urbain du monde. Peu connu en France – il ne cherche guère à l’être –, renommé en Italie, en Suisse, au Québec et dans quelques autres contrées, André Corboz est avant tout modeste. Sa franchise et son humilité peuvent déplaire. Elles sont à la hauteur de son honnêteté intellectuelle, à la hauteur des Alpes. Il pense ce qu’il pense. Il sait ce qu’il sait. Il avance à son pas, sans aucune contrainte, ni de mode ni de situation. Nous aimerions l’écouter plus souvent…

André Corboz.

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entretien avec anDré corboz

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Ma première question portera sur votre formation…André Corboz : … Vous pouvez dire ma « non-formation » !

Quels sont vos meilleurs souvenirs d’étudiant ?A. C. : Je dois avouer qu’il y en a très peu. L’extrême précision

de certains professeurs de droit, comme Monsieur Yung, m’a beaucoup apporté, moins sur le droit lui-même que sur la façon d’aborder un pro-blème. Je me suis inscrit en droit à contrecœur. J’avais envie d’étudier les Lettres, mais je me demandais à quoi cela pouvait me mener. Au journa-lisme ? Non ! Au professorat ? Hors de question ! Alors, j’ai suivi un de mes excellents amis qui hésitait entre les sciences économiques et le droit et qui a finalement opté pour le droit.

En même temps, vous lisiez beaucoup. Vous avez été marqué par les poètes de la Pléiade…

A. C. : Lorsque j’étais plus jeune. À ce moment-là, j’étais vraiment intoxiqué par Valéry, chez qui je trouvais la même précision et volonté de précision que chez ces professeurs pointus et non prétentieux, capables de formuler des hypothèses sans essayer de se cloner à travers leurs étudiants.

Étiez-vous aussi et déjà intéressé par la photographie ?A. C. : Cela et venu plus tardivement, comme mon intérêt pour la

peinture qui s’est révélé lors d’un extraordinaire voyage en Italie.

Mais vous écriviez déjà de la poésie ?A. C. : Oui, elle a été mon premier vice !

Vous devenez juriste et vous commencez à travailler en tant que tel dans l’Administration. C’est alors que vous découvrez l’architecture grâce à En apprenant à voir de Bruno Zevi.

A. C. : Par hasard, j’ai ouvert Saper vedere l’architettura, en 1958, livre qu’un ami avait laissé chez moi, et, à sa lecture, j’ai reçu un véri-table choc. Jusqu’alors, sans être capable de poser le moindre problème, je m’étais quelque peu intéressé à l’architecture, notamment en visitant le sud de l’Allemagne. Je la percevais comme un système de volumes. J’ai lu Zevi, et j’ai compris que l’espace joue un rôle central, alors que cet élément n’était pratiquement jamais traité par les autres auteurs, du moins ceux que je lisais. Cet ouvrage m’a tellement passionné que je l’ai traduit en français et soumis à Zevi, qui m’a annoncé, désolé, qu’il venait de paraître aux Éditions de Minuit… J’ai évidemment été très attentif à la publication de cette traduction et remarqué que l’éditeur avait manipulé le livre – par exemple, les deux premiers chapitres n’en formaient plus qu’un. J’ai traduit un autre de ses écrits, simplement par passion, un petit volume qui n’est jamais paru en français : Architettura e storiografia.

Il y a quelques années, vous avez publié un article sur l’espace. Pourquoi cette mise au point ?

A. C. : Parce que Zevi réduisait quasiment l’architecture à l’espace, mais sans préciser en quoi celui-ci consistait.

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Par ailleurs, j’avais entrepris une tout autre recherche. Je vou-lais savoir pourquoi Canaletto, dans ses tableaux, procédait à une repré-sentation aussi photographique. Je me suis rendu compte alors que son commanditaire principal était le consul d’Angleterre à Venise, qui s’appli-quait à diffuser la pensée de Newton. La formulation de l’espace, l’espace absolu, par le physicien me donnait une clé pour expliquer la précision de Canaletto et d’autres artistes à la même époque. Voilà l’origine de toutes mes réflexions sur l’espace absolu, qui deviendra l’espace commun des architectes, et ce pendant longtemps, jusqu’aux Modernes qui commen-ceront à le détruire.

Il est très difficile de construire une démonstration ; on peut seu-lement développer des analyses, simplement révéler, dans certains cas, une correspondance avec l’espace absolu, dont l’auteur n’est pas toujours conscient d’ailleurs. L’espace newtonien a commencé à aller de soi pour une quantité d’architectes à partir de la fin du xixe siècle seulement, alors même qu’une nouvelle conception émergeait – la topologie –, rompant radicalement avec la pensée newtonienne. Notons que, pour Newton, « l’espace absolu, qui est sans relation à quoi que ce soit d’extérieur, de par sa nature demeure toujours semblable et immobile » et va, de manière métaphorique, influencer l’architecture d’un Boullée dans son projet de reconstruction de Versailles (vers 1780), ou d’un Antolini pour le Foro Bonaparte en 1801. Les Modernes sont passés – et cela mériterait une longue explication – à côté du chamboulement cubiste, de l’importance de la théorie de la relativité d’Albert Einstein et de celle des quanta, des travaux de Poincaré, de Bohr et de Broglie, sans oublier leur incompréhen-sion de la subtile approche spatiale de Camillo Sitte. Ils sont restés tribu-taires d’une conception de l’espace homogène et isotrope, alors même que l’époque changeait de paradigmes et adoptait une conception différente que de rares architectes tentaient et tentent encore d’explorer ; je pense à divers projets de Gehry et d’Eisenman.

On peut être le contemporain de gens qui ne sont pas forcément de notre temps. C’est une de vos idées.

A. C. : Oui, dans ce cas, ils sont proches les uns des autres, même si un siècle les sépare !

De qui êtes-vous le contemporain ?A. C. : On est contemporain de beaucoup de monde. Parce que

mille couches se superposent dans notre cerveau. J’admire des composi-teurs comme Jean-Sébastien Bach, mais cela ne m’empêche pas d’appré-cier tout autant Ligeti ou Stockhausen. Leur musique n’a pourtant rien en commun avec celle de Bach.

Vous êtes un universitaire, un savant – un touche-à-tout comme vous vous présentez avec humour –, mais vous racontez votre parcours pro-fessionnel comme une suite de hasards et d’obligations. Vous obtenez tout d’un coup un poste d’enseignement en histoire de l’architecture…

A. C. : Je ne peux pas dire « j’obtiens », parce que je ne l’ai pas sollicité. On me l’a apporté sur un plateau !

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entretien avec anDré corboz

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J’avais écrit un certain nombre d’articles dans la presse locale, dans La Tribune de Genève (qui existe encore) et dans le Journal de Genève (qui, lui, a disparu et qui avait une exigence culturelle), et j’occupais le poste de secrétaire de l’Université de Genève quand je reçus un coup de téléphone de Guy Desbarats, doyen de la future Faculté d’aménagement de l’Université de Montréal ; il me demandait si je voulais bien accepter de venir enseigner l’histoire de l’architecture au Québec. J’ai cru que c’était une plaisanterie, naturellement. Peu de temps après, le doyen était de pas-sage à Genève et nous nous sommes rencontrés. D’emblée, il m’a demandé comment j’aborderais l’histoire de l’architecture. J’ai répondu très honnê-tement que je n’en savais rien, pour la bonne raison que je n’avais jamais envisagé une chose pareille, mais, deux heures plus tard, j’étais engagé ! J’ai appris, par la suite, que c’était un ami qui avait proposé mon nom, lui-même ayant été sollicité par l’intermédiaire d’une autre personne, tous deux ayant décliné l’offre ; j’étais en somme le troisième dans la série et j’ai accepté, totalement inconscient.

Vous découvriez l’Amérique, si je puis dire.A. C. : Oui, je n’y avais jamais mis les pieds. J’y suis resté treize

ans, à Montréal et à Québec.

C’est là que vous vous êtes intéressé au haut Moyen Âge ?A. C. : Comme je devais faire un cours sur l’ensemble de l’histoire

de l’architecture, il fallait que j’apprenne pas mal de choses. Un ami, qui dirigeait la collection « Architecture universelle » à l’Office du livre (elle n’existe plus), m’a proposé de publier un volume sur le haut Moyen Âge. Ce secteur, sur lequel j’avais commencé des recherches, me passionnait. À l’époque, il n’existait pas grand-chose sur le sujet, que ce soit en allemand, en français, en anglais ou en italien. En trois ou quatre mois, j’ai fait un tour de l’Europe en voiture pour me rendre sur les lieux qui portent encore les traces de cette période, laquelle commence à la fin de l’Empire romain. C’est ce que la plupart des auteurs appellent le « préroman », un terme aussi absurde que si l’on qualifiait le roman de « prégothique » ! Cette période possède sa statuaire propre et ce que l’on nomme improprement son « décor », alors qu’il s’agit d’un traitement des surfaces, soit des espaces et de leurs limites. Les surfaces ont une signification, elles obéissent à un programme, surtout dans les églises, lequel vise à transformer la personne.

Les photos disponibles montrant ces endroits donnaient envie d’aller voir sur place, mais, sur place, c’est cent fois plus intéressant qu’on ne l’imaginait.

L’année suivante, j’ai vécu un épisode tout aussi passionnant puisque j’étais censé faire un autre livre de la même série sur le néoclassi-cisme qui commençait tout juste à redevenir un thème digne d’attention. J’ai à nouveau entrepris un voyage extraordinaire, jusqu’à Leningrad en particulier, qui a été une véritable révélation. Mais le jour même où je m’attaquais à la rédaction, un télégramme de l’éditeur m’annonça la fin de la collection. Alors j’ai abandonné cette thématique, mais il me reste des centaines de photos qui témoignent de cette recherche.

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Vous travaillez donc sur l’histoire de l’architecture, vous lisez énormé-ment pour préparer vos cours, quelle est la période qui vous a fait le plus plaisir à enseigner ou celle où vous vous sentiez plus militant par rapport aux idées reçues ?

A. C. : Je n’avais pas été formé dans ce domaine par quelqu’un qui procède par affirmations. En quelque sorte, je n’avais pas été « déformé », et c’était un avantage considérable. Je pouvais d’abord voir les œuvres et ensuite me renseigner. Tout ce qui dégageait de la force me passionnait.

Quel a été votre usage de l’histoire pour comprendre l’architecture ?A. C. : Ayant lu pas mal d’histoire tout court, j’avais une idée des

différentes cultures. Toutefois, le raccord entre l’histoire générale et ce que je lisais sur telle époque ou tel bâtiment était difficile à établir. J’avais l’impression que deux groupes d’historiens se faisaient face sans commu-niquer, ou très peu. Cela a un peu changé maintenant. Mais ce n’était pas le cas à la fin des années 1960, début des années 1970.

Les travaux de Carl Schorske qui essaient de rejoindre plusieurs histoires viennent effectivement plus tard.

A. C. : La France était très en avance en ce qui concerne les réf lexions touchant la nature de l’histoire. Même si l’on observait des courants contradictoires, ces réflexions étaient très utiles. Quand on n’a pas reçu de formation spécialisée, les différences de points de vue invitent à la réflexion pour trouver la bonne solution.

Quand êtes-vous passé de l’histoire architecturale à l’urbanisme ?A. C. : En 1980, à l’École polytechnique fédérale de Zurich en ce

qui concerne l’enseignement. Mais j’avais publié, en 1968, un livre intitulé Invention de Carouge 1772-1792. C’est aussi à ce moment que je me suis mis à la photographie, pour montrer ce qu’était cette petite ville.

Dites, en quelques mots…A. C. : C’est une ville qui a été rattrapée par Genève bien que ce

soit toujours une commune à part, piémontaise en termes d’urbanisme, c’est-à-dire entièrement conçue par divers architectes dépendant du roi de Sardaigne. Elle s’inscrit dans la tradition de l’Italie du Nord. Elle avait fait l’objet de deux ou trois articles, mais personne n’avait exploité les archives de Turin qui regorgent de trésors : d’abord les projets signés par le roi – qui contrôlait absolument tout –, puis les rapports, les critiques des rapports, les nouveaux rapports, une abondante correspondance, des dessins et des plans en quantité… Encore une expérience personnelle prodigieuse.

À l’époque, à la fin du xviiie  siècle, il s’agissait de démo-lir la Genève calviniste. À la suite d’un traité entre les Genevois et les Piémontais, la guerre diplomatique était terminée, mais la guerre écono-mique persistait et l’idée de contrarier la ville de Genève est apparue. On a donc construit Carouge à côté de Genève, pour essayer d’y attirer tout le commerce et tout le trafic. Quelques années après, les Français ont tenté la même stratégie de l’autre côté du lac, avec Versoix, un projet qui a échoué.

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Carouge est une ville de peuplement ?A. C. : Oui, et il faut aussi signaler qu’elle est une des toutes pre-

mières villes européennes qui a autorisé les Juifs à s’installer et à construire une synagogue, mais ils n’ont pas eu le temps de l’édifier parce que les Français sont arrivés en 1792 et ont occupé toute la région.

Ce tracé de ville piémontaise a-t-il influencé le redéploiement de Genève par la suite ?

A. C. : Non. Cette extension est survenue beaucoup plus tard, avec le triomphe du libéralisme au milieu du xixe siècle, alors qu’il n’était plus question de contrôler la façon dont la ville s’étendait.

Revenons à votre enseignement à l’Institut de Zurich. Pour cela vous avez dû apprendre une nouvelle discipline.

A. C. : Autant, dans certains domaines, j’étais relativement informé, assez pour faire un cours, autant j’avais dans ce domaine de terribles lacunes. Il fallait enseigner l’urbanisme du temps des cavernes au xxe siècle ! Je me souviens qu’au tout début, et cela pendant plusieurs mois, je n’avais qu’une semaine d’avance sur les étudiants. Ce fut assez difficile, car il y avait beaucoup à lire.

Comment définir l’urbanisme, justement ?A. C. : D’abord, c’est plus qu’une technique. Il me semble qu’un

véritable urbaniste doive prendre tout en charge, de la sociologie au pay-sage. On y arrive, lentement, mais le métier n’a pas encore tout à fait atteint le niveau souhaité, quoique cela varie d’un pays à l’autre. En France, l’école de Versailles fait un travail tout à fait remarquable dans cette direction.

Vous êtes connu pour plusieurs thèmes d’étude, mais en particulier pour la notion de territoire. Vous avez été un des premiers à décrire la conquête du territoire nord-américain par une sorte d’artificialisation de son découpage par le biais de la grille. De quoi s’agit-il ?

A. C. : Je n’ai pas été parmi les premiers. Les Américains se sont penchés sur ce phénomène, depuis le milieu du xixe siècle, mais ils l’ont décrit d’une façon très myope, dirais-je. Ils ont étudié la législation, ils ont montré les étapes, ils ont formulé une analyse critique des premiers projets, mais rien de plus. Personne ne s’était demandé quel idéal se cachait derrière cette opération, ni ce que l’on voulait obtenir à travers elle. J’ai donc avancé une hypothèse, mais je n’ai aucune preuve. Elle peut être homologuée à une utopie : on veut former l’homme américain, qui doit se différencier de l’Européen et surtout de l’Anglais, et qui doit être doté de toutes les vertus – il croit toujours en être paré, d’ailleurs. En simplifiant, ce nouveau personnage doit être un paysan, et « les paysans sont les nobles de la Nature », disait Jefferson, tandis que les gens des villes sont pervers et corrompus. On va créer un territoire gigantesque dont on ne connaît ni les limites ni les caractères, où, par principe, il n’y aura ni ville ni industrie et où la population sera dispersée statistiquement sur toute la surface du pays. Voilà comment les choses ont commencé. Puis Jefferson lui-même a changé d’avis, parce que Dupont de Nemours lui a démontré que, d’une

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certaine façon, l’agriculture était elle aussi une industrie. Jefferson a modi-fié sa position, mais il était trop tard. Il a compris par la suite que l’in-dustrie n’était pas l’ennemi numéro un, et lui-même a fait des projets de villes. Des villes qui pourraient être comparées à des cités-jardins car les surfaces construites étaient égales aux surfaces réservées à la végétation, réparties en damier. Mais, on va vite laisser tomber les carrés verts, parce qu’ils ne satisfont pas les spéculateurs…

Pourquoi tout l’ensemble du territoire est-il « grillagé » ou « grillé » ?A. C. : Il s’agissait d’installer toute la population dans les mêmes

conditions ; c’était l’idée principale. On ne se rendait pas compte que cette grille uniforme ne pouvait être appliquée partout, ainsi dans les Rocheuses, mais tout ce qui est en plaine est quadrillé ; et dès que l’on monte vers les hauteurs, le moindre territoire plat obéit au même système, avec la même orientation. La grille est encore aujourd’hui, malgré d’in-nombrables exceptions – il a fallu s’adapter à mille choses –, la naturalité du territoire américain.

Comment peut-on expliquer les idées reçues sur la ville américaine vue de l’Europe ?

A. C. : Les Européens ont essentiellement connu des villes situées dans les treize premiers États, et celles-ci sont des villes anglaises ou fran-çaises ou espagnoles, etc., donc bâties à l’européenne, la grille n’existant pas encore. Elle est appliquée après les premières colonies. On a surtout critiqué les villes américaines qui sont des villes européennes transposées. On a très mal connu ces autres villes ou même refusé de les connaître, celles que l’on a construites peu à peu à l’ouest des treize colonies. De plus, quand on regarde la plupart des plans, on s’aperçoit que beaucoup s’inscrivent de travers dans la grille. Pourquoi ? Parce qu’une partie de la population, constituée d’immigrants, s’est installée avant même l’arrivée des arpenteurs. Des spéculateurs avaient acheté d’immenses terrains, d’où sont sorties des villes qui ont subsisté après l’installation de la grille.

La ville américaine n’est pas, comme on l’a toujours présentée, un down-town un peu dense et une suburb éparpillée ?

A. C. : On a confondu la ville américaine – comme s’il n’en existait qu’une par excellence – avec ce qu’on allait voir à New York, qui possède une zone compacte assez étendue, du moins à l’échelle européenne, ou à Chicago plus tard, et dans bien d’autres villes. C’est ce que l’on a pris en considération, le reste a été méprisé. On ne s’est interrogé ni sur les causes de ces grandes zones de suburb, ni sur la raison pour laquelle on y habite. Les Américains détestent le centre, avec quelques exceptions comme New York, qui est très riche culturellement.

Pour vous, ces modes de regroupement territorialisé constituent de la ville et pas du tout, comme on le dit en France, de la non-ville ?

A. C. : C’est de la ville ! Mais j’espère que l’on prendra bientôt conscience qu’en Europe la ville est partout. Par exemple, la Suisse repré-sente, pour la plupart des gens, un territoire agricole, idéal, montagnard… Or savez-vous quelle est la proportion de la population qui s’occupe d’agri-

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culture ? Quatre pour cent ! Il reste de grandes zones – à l’échelle suisse – encore superbes, avec des bocages, mais tout cela est pris à l’intérieur de l’hyperville.

Qu’est-ce que l’hyperville ?A. C. : L’hyperville contient beaucoup de niveaux. C’est le terri-

toire en général, habité par des gens qui exercent des activités qui ne sont ni agricoles ni montagnardes et qui travaillent dans des centres pour le sec-teur industriel ou pour les nouvelles technologies, ce qui a transformé les mentalités. On s’aperçoit, en tout cas dans ma région autour des ex-villes suisses, que tout le monde travaille dans ces centres, qui sont eux-mêmes « étalés » – on finit par ne plus savoir quel vocabulaire utiliser. Ces gens habitent dans des villages parce qu’ils ont encore l’idée que la campagne est préférable à la ville. Ils ne se rendent pas compte que dans cette vie-là, il n’y a que des urbains. Il y a 75 % des Suisses dont le travail a un rapport avec une activité urbaine, le reste exerçant une profession liée au tourisme.

Comment a été reçu votre article qui annonce que la Suisse n’est pas un pays avec plein de villes, mais forme une seule hyperville ?

A. C. : J’ai participé à de nombreuses conférences sur ce sujet en Suisse. Les réactions diffèrent selon l’âge du public et peuvent être très violentes. Certaines personnes sont profondément indignées que je puisse prétendre que la Suisse est non pas une seule agglomération, puisque c’est précisément le contraire, mais une seule hyperville. J’explique aussi que l’on ne peut plus percevoir le monde avec une vision géocentrique de l’uni-vers. Alors là, des auditeurs se lèvent et protestent. Généralement ce sont les personnes du troisième ou du quatrième âge. En revanche, les jeunes sont déjà d’accord. Ils n’ont plus cette représentation médiévale de la ville, complètement périmée, où il y aurait la ville à l’intérieur des murailles et la campagne à l’extérieur.

Vous dites que l’hyperville n’est pas une notion tout à fait nouvelle ; Geddes parlait de « conurbation » ; Gottman de « mégalopolis »…

A. C. : C’est une conséquence de l’industrie, responsable de l’écla-tement des villes. Quand on a commencé à démolir les fortifications, les villes ont d’abord occupé le territoire des fortifications, puis ce qui se trouvait plus loin, en suivant la courbe très accentuée de la croissance de la population. Il fallait bien loger tous ces gens et il n’y avait plus de place à l’intérieur ; puis est intervenu l’hygiénisme, et il a fallu démolir des pans entiers de ville, heureusement !

Vous refusez à la fois la nostalgie et l’acceptation béate d’un territoire normalisé par les technologies nouvelles ?

A. C. : Absolument. Dans certains sites, je reconnais que les traces historiques peuvent être extrêmement émouvantes. Elles sont là, souvent traitées d’une façon écœurante quand on les a trop restaurées, c’est-à-dire reconstruites à la Viollet-le-Duc. On ne peut plus faire ça, c’est une falsification. Comme, architecturalement parlant, toutes les époques m’intéressent, je ne peux pas non plus condamner la juxtaposition des constructions actuelles aux plus anciennes. Parfois c’est choquant, je vous

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l’accorde. Mais je ne peux pas dire : « Par définition, on n’a pas le droit de mettre l’un à côté de l’autre un bâtiment d’aujourd’hui et un bâtiment du xviiie siècle. » Un célèbre ouvrage, paru au début du xxe siècle, The American Vitruvius, présentait l’image d’un petit bâtiment d’un certain style, avec à côté un bâtiment étroit assez haut d’environ huit étages, puis une petite église et puis à côté encore autre chose, etc. : c’était l’exemple même du chaos. Nos villes sont comme cela maintenant et cette image n’a plus rien de chaotique à nos yeux. C’est devenu d’une telle normalité que cela ne nous choque plus, sauf exception, lorsque le cynisme est flagrant. En somme, il ne s’agit pas d’une réaction esthétique, mais d’une réaction morale.

Vers quoi se dirige-t-on ? Je ne sais pas. Dans 20 ans, certaines choses auront peut-être disparu, seront refusées ou, au contraire, le pré-tendu chaos sera encore multiplié par dix. La première attitude à adopter consiste peut-être à analyser les raisons pour lesquelles cela s’est formé, plutôt que de refuser ce qui existe.

Vous utilisez donc l’image du palimpseste ?A. C. : Elle convient aussi pour la réutilisation des bâtiments. Les

Modernes ont redécouvert et reformulé la notion de fonction, mais ils l’ont malheureusement réduite à des dimensions beaucoup trop étroites, soit au « quantifiable ». Quand on a pu livrer des cuisines à tous ces ouvriers qui n’en avaient pas, la cuisine minimale représentait bel et bien un progrès. Mais là non plus, la fonction n’est pas réductible à la quantité. En outre, l’architecture a toujours été transfonctionnelle. Même dans un château du xviie siècle, le mode de vie n’y était plus le même à la fin du xviiie siècle. Le mode de vie n’est pas défini une fois pour toutes. La fonction est un critère central à condition qu’il soit souple.

Qu’est-ce que le palimpseste, l’accumulation, la géologie ? Chez Baudelaire, cela correspond à l’oubli.

A. C. : À la notion d’oubli, il faut ajouter la destruction volontaire pour remplacer une trace par une autre ; puis suit une nouvelle phase, où l’on découvre que l’on a détruit quelque chose dont il reste encore des vestiges, et ainsi de suite. Cela n’a jamais de fin, sauf quand on arrive au trou après avoir trop gratté. Pour revenir au premier sens du palimpseste, il arrive un moment où l’on ne peut plus réutiliser le même parchemin : de même dans certains territoires, on ne peut plus rien faire parce qu’ils ont été traités d’une telle façon qu’ils sont devenus totalement improductifs ou même dangereux.

Comment réagissez-vous aux grandes tendances à l’œuvre aujourd’hui, qui, par exemple, font que depuis 25 ans nous passons toujours autant de temps dans notre voiture, mais pour parcourir une distance qui a doublé.

A. C. : Toute cette production de pollution est un problème terri-fiant. J’ai lu récemment que le décollage d’un quadrimoteur polluait autant que 100 000 voitures pendant une année. Si c’est vrai, que peut-on faire ? Il faut inventer des moteurs de voiture et d’avion sur des bases complètement

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différentes. J’ai l’impression que c’est le problème numéro un de l’huma-nité. La pollution grandit à une vitesse telle que le climat est complètement modifié. On sait depuis relativement longtemps que la glace des pôles est en train de fondre et personne ne veut prendre de mesures. Personne n’est peut-être compétent pour le faire ! Les Nations Unies se réunissent pour contempler la catastrophe, et c’est tout.

Depuis le temps que vous vous êtes mis à travailler sur la ville, avez-vous l’impression qu’il y a une production de connaissances renouvelée ?

A. C. : J’ai cette impression. Les approches se multiplient, mais deux choses m’effraient quelque peu. D’abord, comment faire pour lire la quantité des publications disponibles ; ensuite, la tendance au jargon. Souvent, on se demande ce que l’auteur a voulu exprimer, où il veut en venir. De plus, si l’on pose des questions, on vous répond dans le même jargon. Certes, il est nécessaire d’inventer de nouveaux concepts et un nouveau vocabulaire pour les nouveaux problèmes, mais l’humanité n’a jamais été en face d’une problématique de survie aussi compliquée, qui se complexifie de plus en plus, et dont les problèmes sont d’une urgence croissante alors que l’on ne sait pas trop où aller chercher les solutions. Je suis très pessimiste.

Les préoccupations d’un Hans Jonas, comme le principe de responsabi-lité, vous intéressent-elles ?

A. C. : Cela repose tout le problème de l’éducation. Pour reprendre une question de Valéry du début du siècle : « Qui éduquera les éducateurs ? » En Europe où l’école est obligatoire, il faudrait sensibiliser les enfants dès les petites classes. Des expériences sont tentées par-ci par-là, mais ce n’est rien par rapport à la masse des étudiants. Que fera-t-on quand tous ces gens auront 20 ans de plus et qu’ils n’auront pas la moindre idée pour réagir ? Le constat qu’il est trop tard ? C’est assez terrible. Les statistiques ont montré qu’il existait 20 % d’illettrés en Suisse, un pays qui passe pour rationnel et efficace, c’est effarant ! On peut se dire que ces personnes sont quand même des citoyens, mais comment un citoyen illettré peut-il agir en tant que citoyen ? C’est impossible, car cela suppose une certaine conscience. En Suisse, on doit aller voter n fois par an, il faut donc se poser certains problèmes, être capable de les analyser. À l’heure où l’on passe à Internet, que va devenir toute cette partie de la population ?

Dans un livre d’hommages, vous décrivez votre méthode et elle m’a enthousiasmé parce que je me suis aperçu que je la partageais, sans la formuler aussi bien que vous. Vous préconisez de courir plusieurs lièvres à la fois. Vos étudiants vous ont-ils suivi ?

A. C. : Certains. D’autres en ont conclu que l’on pouvait faire n’importe quoi.

Lorsque je découvre un bâtiment qui me semble un brin curieux, j’aimerais avoir quelques informations, savoir qui l’a construit, pourquoi, etc. S’il n’existe rien à ce sujet, alors j’ouvre un dossier, au cas où je trouverais quelque chose par hasard, lors d’une tout autre recherche. Certains dossiers ont ainsi traîné dix ans. J’ai parfois trouvé alors que je ne cherchais plus.

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L’objet de la connaissance se construit au fur et à mesure que la connais-sance avance.

A. C. : Et la connaissance n’a pas de limites ; l’ignorance non plus d’ailleurs.

Existe-t-il une pensée suisse de la ville et de l’architecture ?A. C. : Non, parce que la Suisse devient de plus en plus une fiction.

La cassure entre les tendances suisse-allemande et romande est de plus en plus évidente. La Suisse romande est évidemment davantage orientée vers la France. De l’autre côté, ce n’est pas tant l’Allemagne qui domine que le domaine anglais, voire américain. Dans certains cantons de la Suisse allemande, ce n’est plus le français qui sera enseigné comme deuxième langue, mais l’anglais. L’anglais devient véritablement la langue nationale. Quand les Suisses se rencontrent dans un comité, ils parlent anglais. C’est l’hyperlangue ! La Suisse est un pays crispé. Il y a un problème de prise de conscience de ce que l’on est par rapport à ce que l’on a été. Cela évolue quand même lentement, grâce aux jeunes qui n’ont pas été coincés par la mentalité qui régnait pendant la guerre, lorsque le pays a été encerclé par Hitler.

Quelles sont les architectures qui vous parlent le plus dans la production récente ?

A. C. : Je n’écris plus sur l’architecture comme telle et je ne lis plus régulièrement les revues d’architecture. Je les consulte un peu par hasard, je ne suis plus vraiment au courant.

Mais je peux vous dire qu’en gros j’ai refusé l’architecture post-moderne. Je me souviens d’une formule de Zevi qui était absolument contre Aldo Rossi et qui l’a affiché dans des articles d’une manière très violente en qualifiant ses architectures non pas de postmodernes, mais de « néo-prémodernes ». Cette formule est excellente. En 1981, mes premiers assistants – ils ont évolué depuis –, qui avaient été formés par Rossi, étaient persuadés que l’architecture commençait avec lui. J’étais stupéfait : il avait réussi à se dupliquer à travers ses étudiants. Je refusais cette idée et puis je me suis calmé en revenant sur cette période. Une bonne partie de la critique du postmodernisme était justifiée parce que, pour simplifier, les fonctionnalistes avaient réduit la problématique architecturale a très peu de choses et étaient restés eux-mêmes bloqués sur cette position alors que, la société évoluant, l’architecture et la ville doivent évoluer aussi.

Qu’est-ce qu’un bâtiment réussi pour vous ?A. C. : C’est difficile à dire avant d’en avoir fait un usage per-

sonnel. J’avais été invité dans une villa qui me semblait réussie, mais où le fonctionnalisme le plus élémentaire avait été oublié. Il est encore plus difficile de se prononcer sur les bâtiments administratifs, par exemple. On suit les écriteaux, on va dans un bureau, on ressort… Un détail peut plaire… Comment porter un jugement sur un édifice lorsque l’on n’y a pas consacré beaucoup de temps ? Sinon l’avis tient plutôt de la réaction du premier choc.

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Cela veut-il dire que c’est relativement secondaire pour l’existence humaine ?

A. C. : Je ne pense pas. C’est un problème supplémentaire. J’ai vu récemment la photo d’un bâtiment construit au début du siècle dans le canton des Grisons et qui venait d’être « restauré ». L’architecte, assez connu, avait simplement enlevé tout ce qu’il y avait sur les façades pour obtenir une espèce de bloc blanc laissant apparaître par endroits la pierre brute, matériau initial. C’est un peu simpliste mais passons ! J’ai ensuite vu l’objet dans son site (un village où les bâtiments sont très simples, les plus anciens datent du xviie siècle) et j’ai été très choqué. Cet objet, présenté comme le résultat d’une opération exemplaire, détruisait ce qui restait de la cohérence de cet ensemble villageois relativement étendu. Il détruisait son propre milieu. On a autorisé cela, et les revues s’en délectent !

C’est peut-être pour cette raison que la critique d’architecture est inexis-tante. On ne peut pas la faire simplement en allant voir, il faut y séjourner et se documenter.

A. C. : Mais, dans ce cas, on s’aperçoit que les critères qui nous paraissent spontanés n’étaient pas partagés par la critique. Les habitants de ce village auraient dû réagir. À la place, ils ont suivi la décision du conseil du village, pensant attirer des touristes.

C’est l’effet Guggenheim de Bilbao.A. C. : Oui, sauf que le musée de Bilbao est beaucoup plus intéres-

sant que ce pavé aussi agressivement quelconque !

Quelles sont vos villes préférées ?A. C. : Elles se contredisent. Parce que j’aime énormément Sienne,

par exemple, mais aussi Los Angeles, Chicago, et aussi certaines villes du sud de l’Allemagne, justement parce qu’elles ont conservé leur caractère historique tout en s’étant transformées jusqu’au xixe siècle. C’est peut-être la fameuse unité dans la diversité ! Elles sont encore des « individus ». Elles ne sont pas toutes les mêmes partout. À Toledo (Ohio), on a démoli une immense zone de taudis sur trois kilomètres de large autour du « centre -ville » – continuons à l’appeler ainsi. À part quelques maisons restées debout, il n’y a plus que les rues et, au-delà, commence la zone des villas nichées dans la verdure. C’est certainement le seul endroit qui offre un tel spectacle. L’expérience était tellement inédite que je ne pouvais même pas me demander où l’on avait relogé la population, je ne me posais aucune question d’ordre social. Je dirai que toute ville est intéressante ; on y trouve toujours quelque chose de différent, une trace forte ou au contraire quelque chose d’intensément scandaleux !

Propos recueillis le 20 novembre 2000 par Thierry Paquot, à Paris.

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