De la philosophie populaire? Ville et philosophie; Art et...

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Les idées er les opinions exprimées dans ce livret sonr celles des auteurs er ne reflttent pas nécessairemenr les vues de l’UNESCO. Les appellations employées dans cette publication et la présentarion des données qui y figurent n’impliquenr de la parr de l’UNESCO aucune prise de posirion quant au smut- juridique des pays, territoires, villes ou zones ou de leurs autorités, ni quanr à leurs fronrières ou limiccs.

Publié en 2005 par : Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culrure 7, place de Fonrenoy, 75350 Paris 07 SP Sous la direcrion de Moufida Goucha, chef de Seçrion de la philosophie et des sciences humaines, assistée de Mika Shino, Feriel Ait-ouyahia, Arnaud Drouer, Kristina Balalovska et Nadya Naydenova.

O UNESCO Irnprimé en France par Dziwias- fitoutlet Lrtqrinreuis N” Jinpressioiz : 43203 D

Sommaire

Les idées féministes et la ({ philosophie populaire )) Séverine Aufiet

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Des discussions philosophiques pour enfants Gilles Geneviève

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Naissance et mort de l'art Michel Guérin

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La démocratie dans la ville et à l'université Pdll Skzilason

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Les idées féministes et la (( philosophie populaire ))

Séverine Auffret

Petite remarque initiale :

- En 1901, on débattait, à l'Université populaire de Rouen, de sujets tels que : <! le pacifisme, le transformisme et ... le féminisme. )) - En revanche, on chercherait vainement, aujourd'hui,

dans le cursus universitaire d'un étudiant en philosophie, la moindre mention d'une N idée féministe N 011 d'une !( problématique féministe », la moindre réflexjon sur le genre sexué.

Tout se passe comme si les (( sujets )) de la pensée phi- losophique (auteurs, professeurs, élèves) étaient des anges, vivant en dehors de toute considération de sexe.

Conformément aux tendances dominantes de la philo- sophie institutionnelle à l'idéalisme et au spiritualisme.. .

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(Je pense aux cours d'anatomie pour les lycéens d'au- trefois, où l'on étudiait tous les membres, systèmes, organes et fonctions du corps humain - fors sexuels ..., lesquels étaient recouverts d'une pudique feuille de vigne ...)

Mon travail sur l'histoire des idées féministes à l'université populaire de Caen part de ce paradoxe, dont j'indique plusieurs aspects :

1 - Cette évacuation d'un questionnement sur le genre est une spécificité de la philosophie universitaire d'aujourd'hui.

Les sciences humaines, en revanche, et singulière- ment la sociologie (voir Bourdieu, La domination rnascu- line), mais aussi l'histoire, les disciplines psychologiques, psychanalytiques (voir par exemple le dernier ouvrage d'Élisabeth Roudinesco : La fimille en désordre), linguis- tiques, les études littéraires, << poétiques », et évidemment politiques, ont intégré à leur domaine une considération de la différence sexuelle, et de ses incidences pratiques et théoriques.

2 - Cette évacuation a lieu au moment méme où les femmes ont fait leur entrée (non pas massive, mais partielle et déjà conséquente) dans le champ philosophique, comme philosophes-auteurs, comme professeurs ou étudiantes.

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3 - Cette évacuation est tout à fait moderne : tous les (( grands )) philosophes de la tradition se sont prononcés sur (( la question des femmes )>, qui forme parfois une pierre angulaire de leur système (Platon, Aristote, Spinoza, Locke, Kant, Rousseau, Proudhon, Nietzsche ; mais aussi, heureusement, Condorcet, Stuart Mill, Fourier.. .)

Aujourd’hui, la mention d’une sexuation, en philoso- phie, paraît devenue indécente ... taboue ... choquante ...

Le discours implicite est le suivant : N D’accord, Aristote, Platon, Spinoza, Locke, Kant,

Rousseau, Proudhon ... etc. ont proféré des énormités sur les femmes. Jls avaient tort. Maintenant “nous savons” que les femmes sont “les égales des hommes” - la preuve : elles pensent - , donc, n’en parlons plus, exit, forget it ...

Oublions ces chausses-trappes, ces pentes savonneuses, ces sujets scabreux voire malodorants, pour parler des “grands problèmes éternels de la philosophie” : la liberté, le bonheur, la (ou les) vertu(s), la paix, la guerre, la tech- nique ... ))

toute dimension sexuelle en étant évacuée ...

On semble avoir affaire à un (( impensé majeur D.

Tout se passe comme si la philosophie universitaire d’aujourd‘hui avait besoin de ne pas penser le sexe.

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Peut-être parce que de l’avoir pensé antérieurement lui a révélé - honteusement - ses limites, son aveugle- ment (ex : tous ces philosophes, m ê m e les plus géniaux, comme Spinoza, qui ont affirmé que les femmes ne pourraient jamais partager le pouvoir politique avec les hommes, et que ce non-partage était la condition de la paix civile.. .)

4 - Cette évacuation du questionnement sur le genre a lieu au moment m ê m e où, hors de l’institution, dans la vie et dans les médias, les (( questions féminines )) pren- nent un tour particulièrement aigu (viols, meurtres en séries, trafic, prostitution, mutilations sexuelles, violen- ces conjugales, effets du communautarisme - entre autres vestimentaire ! ...)

-Tout le monde en parle, sauf. .. les philosophes ... O n en parle partout, sauf dans les facultés de philo-

sophie.

(J’accorde quelques rares exceptions : chez un Jacques Derrida, dont j’apprécie beaucoup le travail (son concept de phalLogocentrisme ... Marges de La philosophie, Glas, etc...), mais dont l’expression est si abstraite, compliquée et alambiquée qu’il ne risque guère d‘offrir aux femmes concrètes non spécialistes et non-initiées, fussent-elles de la meilleure volonté, des possibilités de mieux envisager leur condition et leurs problèmes ...)

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5 - I1 existe un traitement théorique, et m ê m e uni- versitaire, des <( questions féminines )) : ce qu’on appelle les (( études féministes )) (très développées dans certains pays d’Europe : Espagne,, Italie, Portugal, Suisse, et aux

Mais ces institutions se trouvent, de fait, constituées en véritables ghettos.

Ghettos sexuels (( matériels )) d’abord, puisqu’il n’y travaille pour l’essentiel que des femmes, comme cher- cheuses, auteurs, professeurs ou étudiantes.

Ghettos (( idéologiq~ies », puisqu’elles n’étudient que des questions concernant les femmes et le féminin.

Ghettos enfin, quant au lectorat : personne ne lit ces recherches, ni lien bénéficie, si ce n’est.. . les intellectuel- les féministes qui les écrivent.

USA.)

Tout se passe comme si, sous cet angle, les femmes

au même titre que ... les serpents, les gorilles ou.. . les constituaient un domaine de savoir isolé et spécialisé,

pingouins (!)

(Inversion du phénomène universitaire : la philosophie universitaire parle de tout (ou presque)

les (( études féministes N ne parlent de rien (ou sauf des femmes

presque) sauf des femmes ...)

Voilà donc les raisons pour lesquelles une Université populaire, comme celle de Caen, rend possible et néces- saire une prise en compte, dans la philosophie, des per- spectives féministes.

Comment ? Je souligne l'originalité voulue de mon séminaire : - N e pas se focaliser sur l'immensité des considérations

misogynes de tous temps et de tous lieux (comme tendent à s'y maintenir les chercheuses en études féministes). - Bien plutôt, développer l'étude, positive et affirma-

tive, de ces idées alternatives, libératrices et généreuses, que furent et que sont les idées féministes (d'ailleurs, dans la pensée d'auteurs des deux sexes). - dans le but de contribuer, non à la production d'un

pur savoir théorique réservé i une caste d'initiés, se reproduisant narcissiquement elle-même, - mais à la production d'une philosophie réellement

utile et partagte, ouverte à TOUS par sa gratuité (et sa mixité !)

Contenus et méthode :

interroger la philosophie, à l'aide des idées et probléma- tiques féministes, au sein d'une Université populaire, c'est :

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- Produire la longue histoire de ces idées - beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit, puisqu’elles appal-aissent déjà en Grèce Antique, par exemple sous la plume du dramaturge Euripide, ou bien au sein de ïécole épicu- rienne.. .

Définir ces idées. J’ai proposé :

- Considérer la femme, les femmes, comme des indi- vidus A part entière, libres de corps et d‘esprit, partici- pant de plein droit à tous les domaines de la culture humaine. - Montrer comment ces idées se connectent à des

mouvements historiques de fond, religieux, politiques ou (( civilisationnels )) (par exemple la Renaissance ou la Contre-Réforme catholique). - Revoir, à partir de ces idées, un certain nombre de

concepts de la philosophie classique (par exemple les oppositions : rnatièrdesprit, actif/passif, âme/corps, immanence/transcendance, nature/culture, ou encore les rapports entre raison, émotion et sentiment) - Masculin, féminin (et neutre ...) sont-ils des essen-

ces “réelles” immuables, des genres linguistiques conven- tionnels, des classes, des caractères, des catégories, des genres propres, ou des espèces d’un même genre ?

D u pain sur la planche ...

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Des discussions philosophiques pour enfants

Gilles Geneviève

L‘Université Populaire de Caen, France, a ouvert ses portes en octobre 2002, sous l’impulsion de Michel Onfray. Depuis cette date, Gilles Geneviève y anime un atelier de discussion philosophique pour enfants et ado- lescents, qu’il nous présent ici.

Je voudrais commencer par une citation, extraite pré- cisément d’une déclaration de I’UNESCO :

ii Au-delà de touce participation d’ordre médiatique à une nouvelle vogue, I’intérêc de la philosophie pour les enfants rentre dans les préoccupations fondamentales de I’UNESCO, en vue de la promotion dune culture de la paix, de lutte contre la violence. Le fait que les enfancs acquiè- rem très jeunes l’esprit critique, l’autonomie à !a réflexion et le jugemenr par eux-mêmes les assure contre la manipu- lation de tous ordres et !es prépare à prendre en main leur propre descin. n

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Finalités

L'idée générale de l'atelier que j'anime est en tous points conforme à cette déclaration. I1 s'agit pour moi de permettre aux enfants de prendre conscience qu'ils ont leur avenir, individuel et collectif, entre leurs mains, de leur montrer que leur faculté de penser, et l'expression de leur pensée dans des discussions, peuvent être de précieux auxiliaires à l'acquisition de cette autonomie ; qu'elles en sont même, peut-être, la condition sine qua non. Et je parle ici d'autonomie au sens étymologique : chacun doit être à m ê m e de se régir par ses propres lois. Ce qui suppo- se, bien sûr, la visée de la capacité à penser par soi-méme.

Mais l'homme étant un animal au moins partielle- ment social, voire grégaire, il importe aussi de prendre conscience que cette autonomie doit être garantie pour tous. Autrement dit, que l'autonomie de l'un ne doit pas contrevenir à celle des autres. D'où la nécessité de négo- cier, pour contracter, la forme du contrat (épicurien ? rousseauiste ?. . .) restant du libre choix de chacun.

Ces finalités inspirent la forme même que prennent les activités menées avec les enfants : alternance de phases individuelles de réflexion et de phases semi-collectives et collectives de discussion ; absence de jugements autres que ceux produits par le recherche commune; non- intervention du maître (autant que faire se peut.. .) qui

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ne donne pas son propre sentiment, son avis, sur l'objet de la discussion ; recours limité à la pensée des (( grands )) auteurs qui est toujours présentée à titre d'exemple, et plutôt pour montrer que le questionnement actuel des enfants est commun à un grand nombre d'êtres humains ; acceptation, dans une certaine mesure, de la pensée digressive ; constat éventuel d'apories, de désaccords non réductibles ; enfin, possibilité donnée aux élèves de faire évoluer le dispositif.

Fonctionnement des séances

J'utilise généralement, dans les groupes vierges de toute pratique pGilosophique, les romans de Matthew Lipman, et je respecte grosso modo le déroulement qu'il a prévu. Dans la première partie de la séance, les élèves lisent l'extrait choisi, silencieusement d'abord puis orale- ment, selon la technique de la lecture partagée. Ensuite, les enfants sont invités à travailler seuls, ou en équipes de deux ou trois, à leur choix, pour trouver puis proposer une ou plusieurs questions d'ordre générai que leur inspire cette lecture. O n peur: légitimement se demander ce qu'est une question (( d'ordre générai ». Ou si toutes les questions d'ordre général peuvent être le déclencheur d'une discussion philosophique. Ce point nécessiterait des développements qu'il m'est difficile, pour des raisons de longueur, d'inclure ici.

Une fois les questions recueillies et écrites au tableau, ou à mesure que les enfants les proposent, une première discussion a lieu, portant sur l'intérêt, la pertinence, le caractère non particulier des questions posées. On s'in- terroge aussi sur leur redondance éventuelle. Quand la liste des questions est arret;,, on choisit Yune d'elles au moyen d'un vote à main levée.

A titre d'exemple, voici quelques-unes des questions retenues par les enfants l'année dernière dans le cadre de l'atelier de l'Université Populaire. Je dis bien i titre d'exemple, parce que chacun aura compris que ce sont les enfants eux-mêmes qui proposent et choisissent les questions. II est donc évident que, dans les ateliers à venir, ces questions-là n'ont que peu de chances d'appa- raître à nouveau :

Pourquoi hésite-t-on parfois avant de se décider ?

Pourquoi certaines personnes sont-elles modestes ? Pourquoi certaines personnes croient-elles que le

moment qui est en train de se passer, c'est un rêve ? Y a-t-il des raisons suffisantes pour se battre ? Pourquoi a-t-on des goûts différents ? Peut-on croire à l'existence ou à la non-existence dun

dieu ?

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Dans la deuxième partie de la séance, les enfants sont invités à mener une réflexion sur la question retenue, individuellement ou par groupes de deux ou trois, à leur choix. Cette réflexion est parfois lancée, ou étayée, par des (( sous-questions )) que je propose, en nombre limité - jamais plus de trois - principalement pour tenter d’a- morcer un travail de conceptualisation des notions pré- sentes ou d’élucidation des présupposés. La discussion en grand groupe commence ensuite. Selon l’âge des enfants, leur avancée dans la démarche, un ou plusieurs d’entre eux peuvent jouer le rôle de distributeur de parole, ce qui me permet un retrait plus grand. Je deviens alors partici- pant, et j’interviens éventuellement, en demandant la parole.

Après quelques séances, je propose aux enfants de faire évoluer le dispositif, s’ils le souhaitent. En fait, tous les aspects peuvent être discutés : point de départ (texte ou non ?), intérêt de la présence de (( sous-questions », rôles des uns et des autres, mode de circulation de la parole etc.

Une culture du questionnement

(( Pourquoi ne voir dans l‘enfant que celui qui répond par l’opinion et le préjugé, et non celui qui questionne sur le sens ? - écrit Michel Tozzi - À ne pas prendre au

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mot ses questions, dans leur contenu conceptuel et pas seulement dans leur affect, à différer scolairement leur prise en compte, on prive l’enfant d’une culture du ques- cionnement, on condamne l’école à une culture de la réponse. D’

Oui, il s’agit bien de développer l’attitude question- nante, dans le sens d’une critique radicale, d’une remise en cause des a priori, des préjugés. II importe de permet- tre aux enfants d’examiner leurs principes, leurs valeurs, leurs opinions, en se demandant, précisément, si ce sont vraiment les leurs ou s’ils ne sont pas victimes de mani- pulations, de conditionnements. Car c( ce qu’il faut for- mer avant tout, dit Marcel Conche à propos de nos démarches, c’est la capacité de juger n2. Mais développer le jugement, l’esprit critique ne signifie pas mettre à bas. Remettre en cause ne signifie pas détruire systématique- ment ce qui est construit au simple prétexte que ça l’est.

Cette attitude questionnante est-elle présente au départ, chez le jeune enfant ? C’est très probable. En ce sens, on peut parler d’un naturel philosophe. Mais s’il est une certitude, dans ce domaine, c’est que les influences

1. M. Tomi et al.: Nouuellrs pratiques philosophiques en rlnsse,

2. Marcel Conche : Philoroj~het; r’tsst npprendre it grandir, in Rcnnes, CRDR 2002, page 19.

<(Journal des Instituteurs i, nu 1536, mars 2000.

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multiples (parents, école, (( société D) mettent à mal cette attitude, ou en faisant en sorte de convaincre les enfants qu’ils ne sont pas aptes à penser, en les contraignant au silence, en apportant des réponses toutes faites. Des pré- jugés, au vrai sens du terme. Et surtout, mais pas uni- quement, dans les milieux économiquement défavorisés, où les messages véhiculés par les médias, particulière- ment, sont reçus sans recul, sans analyse critique, sans mise à distance.

Ces activités visent donc à entretenir une fiamme qui risque de s’éteindre si on n’y prend garde. Et qu’il sera, si cela arrive, très difficile de rallumer. Comment envisager de se changer, de changer le monde, si on ne se pose pas de questions ? Si tout ce qui est accepté l’est pour la seule raison (( ça a toujours existé n, que (( tout le monde pense comme ça >) ? Combien de fois, par exemple, n’avons- nous entendu dire (( il y a toujours eu des chefs, il y a toujours eu des riches )) comme si ce constat pouvait valoir argument à la pérennisation de situations inaccep- tables

Comme conséquence concrète de tout ce qui précède, et pour répondre à d’éventuelles er légitimes appréhen- sions, je dirais qu’il me semble impératif pour I’anima- teur d‘un tel atelier de ne pas intervenir sur le fond de la discussion. Quel gigantesque oxymore, quelle fabuleuse contradiction, à la limite de la supercherie, si je préten-

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dais donner des outils pour combattre les préjugés en en imposant d’autres. C’est pourquoi, aussi, mon atelier est ouvert à tous. Les enfants peuvent y venir, à partir de sept ans, pour une fois ou pour l’ensemble de l’année. Même si on n’est pas venu les premières fois, on peut sans pro- blèmes s’insérer dans le groupe les fois suivantes, arriver en cours d’année, manquer quelques séances, revenir etc. Et les parents, les adultes, les simples curieux, les ensei- gnants, tous sont les bienvenus. Je demande simplement aux adultes de rester discrets, pour éviter que les enfants ne soient intimidés et n’osent pas prendre la parole.

Un large mouvement. . .

Ces activités connaissent une diffusion graduelle, dans le monde entier. D e nombreux praticiens-cher- cheurs, comme je m e plais à les nommer, œuvrent dans leur classe, dans des centres d’animation, des cafés, d’au- tres universités populaires. Ils réalisent un travail exem- plaire de défrichage, et sont le germe, peut-être, de bien des développements.

. . . et une grande cohérence

Je voudrais terminer en insistant sur la grande cohé- rence que je vois entre la démarche pour enfants et les cours pour adultes organisés par l’Université Populaire

de Caen. Les auditeurs des COUJ:S de mes amis philoso- phes (Séverine Auffret, Michel Onfray, Gérard Poulouin), volonta.ires, assidus souvent, n’ont sans doute pas besoin d’activités qui les encouragenc à oser se ques- tionner, à remettre en cause leurs apriori, à penser par eux-mêmes.

Mais d’autres, combien d’autres n’ont pas cette chance, ou n’ont pas encore fait cet effort d’émancipation, comme on voudra ? Beaucoup, des foules entières proba- blement, n’ont pas encore réussi à s’engager dans une dynamique consistant pour chacun à se changer soi, pour changer le monde. A se sculpter soi-même, à faire de leur vie une œuvre d’art. De ce point de vue, d’ailleurs, il n’est pas anodin de constater que le premier élargissement de l’université Populaire de Caen a concerné l’art, et plus précisément des formes d’art actuelles, rompant avec l’académisme.

Je crois que le maître mot qui a présidé à mon entrée au sein de cette prestigieuse équipe, c’est celui de conver- gence. Pour moi, le fait d’organiser des discussions phi- losophiques est aussi de l’ordre d’une propédeutique. Alors, oui ! aidons nos enfants à maintenir cette flamme allumée, entretenons-la, renforçons-la, pour qu’ils dési- rent venir écouter de tels conférenciers, lire des livres, et qu’ils en tirent matière à s’affiner, à se dégager des formes

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brutes, stéréotypées, dans lesquelles ils risquent, sinon, de demeurer pétrifiés.

Car combien d’hommes et de femmes, tous anciens enfants, si ïon ose dire, n’osent pas penser, imprégnés qu’ils sont des paroles entendues pendant des années, des lustres, des siècles, et qui répétaient jusqu’à la nausée que l’on ne pouvait penser que dans des cadres imposés par d’autres ? Que dans le domaine de la connaissance et de la culture, prendre une initiative, s’autoriser à penser ou à sortir des sentiers balisés, c’était se condamner soi-même au bannissement, à l’excommunication, à la chute, à la sortie définitive du Paradis ? Et que cette malédiction pourrait peser pèserait non seulement sur eux mais sur toute leur descendance ? Que toutes les générations à venir paieraient pour le crime originel de leurs ancêtres ? C’est dire l’ignominie de la faute ! C’est dire l’ampleur de la tâche qu’il nous reste, ensemble, à accomplir.

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Naissance et mort de l’art

Michel Guérin

Alors qu’on a souvent trop tôt fait d’opposer l’artiste au savant, il en va pareillement des arts et des sciences en ce point, qu‘hormis les passionnés ou les professionnels (d’ailleurs souvent confondus), le commun des mortels accuse presque inévitablement un retard de la vision par rapport aux réalités ; en d’autres termes, sous le vocable (( art », il continue de véhiculer des idées, des images, des convictions dont il ne s’aperçoit pas toujours qu‘elles sont des vestiges d’une époque révolue.

Il faudrait, pour l’art et l’esthétique, tailler une notion comparable à ce que Bachelard, pour les sciences, nomme N profil épistémologique )), sorte de test que l’esprit peut se faire passer tout seul et qui consiste à savoir (( où il en est )) en optique, en mécanique, en bio- logie etc. S’il apparaît qu’un esprit scientifiquement formé, donc capable de se réformer, peut, dans un sec- teur du savoir, se trouver à la pointe des connaissances

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tandis que son bagage, ailleurs, est resté en gare dans le passé, que dire de l’honnête homme pour qui les scien- ces spéciales sont d’autant plus méconnues qu’il leur impose une étiquette générale (( science )) plus déphasée que datée, c’est-à-dire plus controuvée qu’ancienne ?

O n dira que la science progresse par nécessité de structure et que son effectivité exige que son existence actuelle déborde son essence léguée. Mais l’art ? Baudelaire parle de (( dernier progrès dans l’art H à propos du roniantisme et de l’art moderne, on sent bien toute- fois que le mot (( progrès )) n’a pas la même et rigoureuse signification: le poète ne fait que souligner sa grande idée en matière de sensibilité et de beauté, la (( valeur essentielle de présent D. Non pas du présent (celui-ci plu- tôt qu’un autre) quant à sa teneur ; du présent comme tel, quam à son être-présent. En sciences, il importe de connaître du présent - donc d’anticiper, non de répéter ; les arts doivent, eux, être jugés comme présent, ou plutôt dans l’ambiance de leur présence : par et pour la manière dont ils répercutent et révèlent leur temps, font image de l’époque. Or, une connaissance dépassée se nie d’elle- même par son programme absurde, tandis qu’un juge- ment esthétique obsolète non seulement ne fait du mal à personne mais permet de se trouver en compagnie nom- breuse.

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C e parallèle incomplet des arts et des sciences ensei- gne plusieurs choses ; d’abord qu’ils sont plus compara- bles qu’on ne croit (et il n’y a pas assez d’études pour faire voir, à tel moment, les résonances, les analogies patentes ou les correspondances inopinées) ; ensuite que les arts, qui se disent au pluriel comme les sciences, sont histo- riques - au sens où les mots et les choses qui s’y rappor- tent glissent sans cesse ; enfin que cette dispersion, d’une part de l’art en arts, d’autre part de ceux-ci en mots qui ne touchent plus de choses et en choses qui attendent le baptême nominal, fait de l’esthétique et de la faculté de juger une véritable gageure. Si les signifiants reconnus se vident de substance alors que n’importe quelle chose se porte, comme dit l’autre, (( candidate à l’appréciation )), commeiit résister à la tentation du scepticisme et du rela- tivisme ? L‘art contemporain est-il décidément post-his- torique, au sens où l’histoire ne signifierait plus sommu- tion (l’actuel se projetant comme relève), mais tmnsition pure, sans sillage ni horizon perceptible ?

Quant au hertu, qui est tout de même la (( valeur )> par excellence de l’esthétique, qu‘elle a fixée comme fin à la création artistique, a-t-il, demanderons-nous simple- ment, encore cours dans le territoire des arts ? Les artis- tes d’aujourd’hui se soucient-ils du beau ? A plus d’un, la seule question apparaitra décalée, presque dérisoire. Non pas, certes, que les artistes se soient mis à préférer le laid !

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C’est simplement que la question n’est plus là : i l ne s’a- git plus de savoir si l’œuvre (au passage : encore un signi- fiant emphatique et suspect ) plaît, si, donc, elle satisfait à un jugement de goût ; il s’agit de savoir à quelles condi- tions tel objet est susceptible, non pas d’être apprécié (tout court), mais d‘être apprécik (ou homologué) en tant qu’objet-d’art. La question est logique, voire socio- logique, pas esthétique. Elle est affaire de définition, non de plaisir - étant entendu que l’évaluation ne s’effectue plus depuis l’autonomie du sujet dans son face-à-face avec cette œuvre, mais par rapport au monde-de-l’art, c’est-à-dire, en somme, depuis le concept, plus ou moins explicite (mais implicitement normatif), de l’art qui induit un consensus au moins momentané dans ledit monde.

Après tout, devons-nous observer, la relation de l’art et du beau est tout sauf naturelle. Platon le premier ne sépare-t-il pas radicalement la Beauté (avant-courrier du Bien par la médiation des (( belles connaissances n) de l’art imitatif, stigmatisé comme simulacre Z C’est Hegel, en prolongeant le platonisme tout en tordant- son messa- ge, qui construit théoriquement l’alliance de la mimisis et de ]’idea, à l’ordre du jour depuis la Renaissance. À ceci près que l’Idée est devenue le Concept, l’Esprit, tandis que l’imitation, dont Hegel démontre l’inanité en art, est devenue la (( présentation )) ou la (( manifestation >) (de

l’Idée). Beauté et vérité, sensible et intelligible, apparence et essence se trouvent ainsi noués et la conception moyen- ne et de l’art et de l’esthétique que les Modernes ont conservée autant qu’ils ont pu, romantique pour l’image- rie, est celle de Hegel affirmant contre Kant le primat de la beauté artistique (sur la beauté naturelle) et définissant le bel art la (( présentation sensible de l’Idée D.

Par rapport à l’art contemporain tel qu’il est ou, plus souvent, tel qu’on le croit, plusieurs positions sont possi- bles. Deux d’entre elles, diamétralement opposées, sont sans nuances : la première le dénigre au nom de l’Art (d’une idée du (( grand art )) qui fournirait le critère, en quelque sorte absolu ou anhistorique, que les pratiques artistiques d’aujourd’hui bafouent), la seconde l’encense au motif, explicite ou non, que, comme on dix, (( c’est ce qui se fait aujourd’hui )) (un peu comme une vendeuse d’un magasin de vêtement vous fait l’article avec l’argu- ment que (( cela a beaucoup de succès ))). D’un cOté l’i- dée juge le réel et le trouve, comme on peut s’y attendre, indigne de son modèle ; de l’autre côté, le réel juge l’i- dée - et juger, cette fois, veut dire que ce qui est, par cela seul qu’il est, est bien.

II m’apparaît que ces deux postures, pour naïves qu’elles soient la plupart du temps (il y a toutefois des variantes (( cultivées n), disons l’idéaliste et la réaliste, marquent les limites à l’intérieur desquelles, et de façon

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plus subtile, se dessinent des questionnements et se pré- cisent des partis pris. Je dirais que chaque position-limi- te enveloppe son retournement critique. II est bon de juger en fonction d'une exigence, mais celle-ci ne se transforme-t-elle pas, à partir d'un certain seuil (la réali- tt. s'obstinant i ne pas répondre à l'attente), en vaine nos- talgie, puis en illusion vindicative ? Symétriquement, il est libérateur de comprendre (plutot que de vitupérer ou déplorer), mais à trop comprendre <( comment ça marche )), ne court-on pas le risque, noleiis volens, dune (( sanctifi- cation )) cynique du fait accompli ?

Une position médiane est-elle tenable, qui accorde- rait aux nostalgiques du (< grand art )) que la dénivellation de l'art, vidé de toute transcendance et ramené au rang de pratique socio-séinio-logique comme une autre, fait problème, et que ladite (( théorie institutionnelle )) (des définitions ou classifications actualisées par le (( monde de l'art D) nous paraît, pour aller vite, courte, circulaire et nous laisse sur notre faim ; et aux tenants d'un art modeste, revenu sur terre, tournant décidément le dos à l'emphase où l'Art avait été conduit en pratiquant la reli- gion de soi, que le (( grand art )) a vbcu, que ses Formes sacrales, chargées de secret (en somme à double fond), ne sont plus en phase avec l'univers exotérique, entièrement (( exposé », de l'information et de la communication généralisées ? Je ne dis ce frayage médian que par com-

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modité, car l’effort difficile de penser entw ne va pas à chercher un équilibre ou une conciliation, mais à cher- cher ce qui peut être viable dès lors qu’on repousse le deuil pompeux de l’Art autant que l’empressement à dis- soudre de manière ludique ce qui reste de l’art dans Vim- manence sociale.

Entre une conception éternitaire et substantialiste de l’Art (dont la vérité est métaphysique) et une acception instantanéiste et nominaliste de l’usage des arts (dont la réalité est la vie sociale), y a-t-il place pour un autre ques- tionnement ? La question qui prime, toutefois, est celle- ci : l’art d’aujourd’hui autorise-t-il ce questionnement ? Je suis philosophe, et non historien d’art ou critique et je vais essayer de traduire mon sentiment aussi brièvement que possible en posant d’abord deux thèses : la première, c’est que la rupture qui est intervenue il y a à peu près une génération et qui est aujourd’hui consommée entre la fin des époques modernes et la post-modernitt. (qui est aussi, par certains aspects, une sur-modernité) implique sans doute l’hiatus le plus considérable qui se soit jamais produit dans l’histoire, l’expérience et l’intelligence de l’art; la seconde, c’est que l’art, dont la dissolution (Auj6mng) a commencé bien en amont avant de devenir si manifeste qu’elle en venait à cristalliser les impressions, les idées et les motifs, est celui qui a lié son sort à la reli-

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gion, jusqu’à devoir s’ériger lui-même, sous des modes divers, en religion de l’art.

Or, si nous sommes tenus de constater la fin de l’art chargé d’affaires du religieux, l’éclipse de la révélation proprement esthétique, le déclin irrémissible du (( grand art », donc - celui qui, selon les mots de Malraux dans la Préface de L‘ln.éel, cherchait à (( exprimer, à travers l’ap- parence, ce qui n’appartient pas à l’apparence N - faut-il nécessairement en conclure qu’un art athée serait un art entièrement profane, poussant si loin la haine du secret, de l’aura, des restes de Verbe infiltrés dans la chair, qu’il cesserait toute accointance avec quelque (( valeur cultuel- le )) que ce soit pour poursuivre dans l’unique voie de 1 ’ ~ exposition )) (pour user des catégories de Walter Benjamin) ? Un art qui (( expose )) tout, ne montre que ce qu’il montre mais intégralement, ne s’expose-t-il pas i l’insignifiance, à saborder le montrer même ? Un art qui se veut entièrement (( dehors )) a-t-il d’autre destination possible que de disparaître dans l’immanence (< relation- nelle )) ? Un art qui se bornerait à tendre une surface lisse pour accueillir un momenr le clignotement des significa- tions convenues mérite-t-il une heure de peine ? (Comme la réponse est non, aussi bien fait-on remarquer qu’on s’est justement épargné cette peine).

Autant livrer d’emblée ma conviction : l’art n’a d’in- térêt et ne nous parle que s’il est <( kénotique )), s’il sym-

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bolise autour d’un noyau vide ; au contraire, un art (( sémiotique )) (ici, c’est à Benveniste que je m e réfère), un art de (( sémionautes )) (N. Bourriaud) est parfaite- ment stérile, il est vide. La fin de la religion, ce n’est pas l’expurgation de tout religieux, c’est un meilleur accès à l’origine de la religion ((( ce vide effrayant, disait Alain, qui se trouve derrière les métaphores ))). La mort de l’art, ce n’est pas la renonciation à tout sens (à tout phrase? et la multiplication de dispositifs sémiotiques à la petite semaine pour occuper une partie de l’espace culturel, c’est l’occasion de régresser infiniment vers la naissance de i’art. La mort de l’art bien comprise, c’est l’enfance de l’art. Cela demande quelque éclaircissement.

Peut-être la mort de l’art religieux, thématisé par Hegel, est-elle la voie par laquelle il faut passer pour apprendre que tout art est en crain de mourir à tout moment ? En ce sens, l’art serait kénotique, ne cessant de s’expliquer avec le vide qui le fonde et qui est à la fois la promesse et la réminiscence fantasmatiques d’un corps rejoint à soi-même. En témoignent les fameuses (( mains négatives D de l’art préhistorique, comme la fable ovi- dienne (que reprend Alberti) de l’origine de la peinture : l’enfance de i’art, en effet, ne commence-t-elle pas dans la stupeur accompagnant le face-à-face bouleversant de Narcisse avec l’Étranger archi-familier, l’image qui, (( décorporalisant )) le corps, permet la représentation au

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prix du clivage assumé, de la séparation entre l’imago et le vestigium : i’image que je ne suis vraiment qu‘en m o n for intérieur et la trace que j’abaiidonnerai, semblable à toutes celles qui meublent le monde humain ?

L‘enfance de l’art serait cet ébranlement, laissant un instant stupide (muet, inter-dit) l’être qui a en propre l’aptitude à la parole (firi = parler), étonnement cousin du thaumasein que Platon, dails le Théétète place à i’ori- gine de la question philosophique ; la différence étant que la (( miration )) (mire, miroir, mirari = s’étonner) de l’artiste tend à trouver un corps à sa mesure, lafirme du désir capable de lui rendre justice vestigiale au-delà de l’impulsion brute (en ce sens, Hegel différenciait nette- ment l’apparence de/dans l’art, (( elle-même essentielle à l’essence )), des apparences de la vie ordinaire immédiate), alors que l’étonnement du métaphysicien implique comme fin ultime la contemplation de l’Idée : désir de firme. L‘enfant n’est pas l’être à qui manque le langage, c’est I’étre à qui incombe le langage comme manque. Comme des auteurs aussi différents que Bataille, Benjamin, Huizinga, Lacan, Legendre ((( nous sommes pétris d‘insu.. . v), Agamben l’ont bien dit, I’rxpérience humaine resterait hermétique à toute vbracité (ou seule- ment à la sincérité), si notre prise de parole dans la lan- gue n’avait commencé par se rompre, par s’interdire.

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Reconduire l’art à l’enfance, c’est comprendre simul- tanément combien l’affecte la perspective de sa mort ; et ce n’est pas parce que ce thème s’est explicité dans la modernité occidentale qu’on n’a pas le droit de supposer que, dans sa constitution même, tout art s’entête plus ou moins d’un pressentiment catastrophique, qui n’est que le retour de son chaos initial. Le vide (Malraux dirait sans doute : l’énigme) est le noyau qui, le temps d’un inonde à échelle d’homme, cristallise des formes ; mais le vide, aussi, se fait lentement dans celles-ci, qui cherchent à colmater la brèche, à donner le change - jusqu‘à ce qu’il ne soir plus possible de s’aveugler devant l’évidence du cadavre. Dans un texte admirable et justement fameux de la Phénoménologie de rEspn’t, Hegel évoque les statues de l’art grec qui, tout en suscitant notre admiration, sont impuissantes (( à nous faire plier les genou D. Malraux, i sa façon hégélien, présente l’irréel (en gros l’art occiden- tal de la Renaissance à Picasso) comme du (( divin dé- divinisé >) ; il relève dès la fin du (( cosmos médicéen )) un premier fléchissement de croyance, obligeant, avec Venise, la création picturale à devenir en toute conscience (( un art d‘Argonautes N, c’est-à-dire à être son propre (( surmonde )) ; et l’auteur de repérer dès Rembrandt le drame de tout art moderne : sacrifier sa vie à la peinture et ne pas savoir pourquoi. Et aujourd’hui, donc ? O n a pu observer (kchard Hamilton) que, pour ne pas perd-

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re sa raison d’être, l’artiste pourrait bien être réduit à piller les arts populaires afin de retrouver l’imagerie qui, pour l’essentiel, constitue son héritage, un peu comme un écrivain (( sans imagination )) s’emploie à rendre esthétiquement (( valable )) le matériau romanesque du feuilletonniste. Si, en effet, on admet que l’Idée n’est pas liée congénitalement à l’art, en revanche on peut parier que l’image (qui se détecte jusque dans l’art conceptuel) lui appartient en propre, de mille manières historiques.

L‘art, donc, ne cesse de se dissoudre (Hegel parle de (( dissolution )) plutôt que de mort). Encore une fois, notre hypothèse serait que la saga séculaire que raconte Hegel à propos du grand art est l’agrandissement sous forme de récit métaphysique d’un phénomène microsco- pique, ou plutôt histologique : le tissu de l’art est fait d’un vide qui cristallise (faisant époque, c’est-à-dire (( arrêt-sur-image O) et qui, de symbole (symballein = ras- sembler) - image tendue de sens et parole gorgée d’in- tention -, tourne à la répétition et bientôt à la confu- sion, effet de l’extrême division. L‘art se relâche. Mais c’est pour avoir plus qu’aucune autre activité épousé le temps, qu’il se dégrade par lui, en attendant l’espace de l’Intemporel. L‘art a pour rythme le devenir-diabolique (diaballein. = séparer, diviser) du symbole. Coinment ne pas remarquer que, dans la saga hégélienne, la comédie donne la tonalité de la scène dernière ? Elle en est le bord

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intérieur (de l’autre côté, c’est déjà la vie comme elle va, insignifiante) ; elle marque dans l’art la dissolution de l’art. Elle est pullulement d’histoires et d’affaires minus- cules et télescopées, miettes de la grande Affaire en-allée ; elle est agitation à la place de l’action. La comédie est la réponse éparpillée au non-monde (il n’y a pas de cosmos) ; elle réitère la division, la séparation des existences, l‘exis- tence comme séparation. Le diable qui dit l’essence à jamais non-essentielle, toujours profanée, de la comédie, est-ce alors la mort de dieu ?

Je note que Hegel et Nietzsche annoncent singulière- ment la mort de dieu - mais cette mort signifie pour le premier la fin du programme de l’art, alors qu’elle veut dire, pour le second, sa mise à l’ordre du jour urgente, sa (re)naissance (comme (( plus haute forme de la volonté de puissance N). I1 m e semble que les deux penseurs doi- vent êcre pris au sérieux ensemble : l’art est ce qui meurt, l’art est ce qui naît. II ne faut pas se laisser obnubiler par le thème nihiliste et spectaculaire de la mort de l’art. La dissolution est une phase de la recomposition. Retour de l’enfance de l’art à son aphasie, à sa retenue, plutôt, à son extrême réserve. Si quelque forme comparable au <( grand art )) reviendra, c’est peu probable (en tout cas d’après nos capacités actuelles d’imaginer le Futur), mais ce ne peut être exclu : ce sera qu’un nouveau cosmos, que des croyances fortes et rassembleuses, assez naïves pour sup-

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porter un certain temps le traitement privilégié par l’Image, auront succédé à la mondialisation (d’autres dis- ent, sans doute plus justement : IagLubnlisntiun). Celle-ci, en son stade actuel, est chaotique et dissolue, juxtaposant la meilleure énergie et la pire violence. Surtout, elle cor- respond sans doute ?t un moment de la technologie pla- nétaire qui écrase Le sens, car, d’évidence, la logique décep- tive de l’après-métaphysique et de la post-histoire s’est emballde et la machine à broyer s’en prend aux derniers vestiges d’une logique du sens. Le meilleur de l’art contemporain, je crois, donne à pressentir ce drame qui a pour trait principal qu’il n’a aucune unité et que per- sonne ne le peut cerner.

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L a démocratie dans la ville et à l’université

Pi11 Skhlason

Je vais parler du mode de gouvernance qui convient à la ville et à l’université et de ce qui les sépare de l’Érat- nation et de l’entreprise. À mon avis les instances de décision qui régissent ces différents ensembles collectifs que sont la ville, ïuniversité, l’État-nation et l’entrepri- se dépendent de leurs finalités respectives, c’est-à-dire des valeurs et des principes en jeu dans ces ensembles com- plexes. Ce sont les finalités fondamentales de ces ensem- bles qui détermineront leur fonctionnement.

Ceci étant posé, je commencerai mon intervention par des remarques sur les finalités de ces ensembles col- lectifs qui sont aussi, d’une manière ou d’une autre, des entités communautaires.

L‘Université est née d’un besoin d’étudier ensemble, c’est-à-dire que sa finalité est étudier ensemble pour des participants dont les motivations peuvent être fort diffé-

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rentes les unes des autres. La collégialité est la forme démocratique qui correspond le mieux à la poursuite des objectifs fondamentaux de l'Université.

La finalité de l'État-nation est le bien publique du peuple tout entier, de sorte que la démocratie représen- tative convient le mieux à son but.

La finalité fondamentale de l'entreprise est la recher- che du profit économique (même si elle assure par ailleurs d'autres fonctions). Elle n'a, en elle-même, que très peu de rapports avec la démocratie représentative (qui régit les instances de décision de l'État-Nation) et avec la collégialité démocratique (qui régit les instances de décision dans l'Université).

Enfin la ville est née du besoin de vivre ensemble, d'organiser sa vie en commun et à un m ê m e endroit. Sa finalité première et fondamentale est représentée par le fait de vivre ensemble, par une convivialité réalisée dans les meilleures conditions possibles. Je laisse en suspens pour l'instant son rapport avec la démocratie.

J'en viens à présent au cceur de m o n argumentation. Dans tout ensemble collectif ou entité communau-

taire, trois instances de décision entrent en jeu : I'ins- tance col1 ective, I 'i nstan ce ins ti tut; on ne II e et I ' i nstance organisationnelle.

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Par instance collective, j'entends la capacité d'une entité communautaire de se conduire coopérativement sur la base d'une responsabilité partagée et pour prendre des décisions en commun.

Par instance institutionnelle, j'entends la formation dans un ensemble collectif d'une unité représentative qui en assure les intérêts publiquement et qui est chargée d'en défendre l'autonomie et l'indépendance.

Par instance organisationnelle, j'entends la mise en place d'un mécanisme permettant l'exécution des divers plans d'actions nécessaires pour réaliser les buts de l'en- semble collectif en question.

Chaque ensemble collectif ou entité communautaire a besoin de ces trois instances de décision, mais c'est la finalité de chaque institution qui doit décider laquelle des trois instances vient en premier lieu et qui détermine son fonctionnement.

Dans l'université, la primauté revient à l'instance col- lective, la collégialiré, l'étudier ensemble. Dans l'État- nation, ce sera plutôt l'instance institutionnelle, avec ses corps constitués, qui représente l'instance première. Dans l'entreprise, c'est l'instance organisatjonnelle qui vient en premier lieu.

Qu’en est-il de la ville ? La cité, depuis l’antiquité, n’a pas d’autre finalité que celle de vivre ensemble, c’est- A-dire le bien-être et la prospérité au sein d’une collecti- vité conviviale. Mais il lui est arrivé de succomber à la tentation de copier des mécanismes de décision qui sont étrangers i cette finalité.

La ville a souvent tendance A se calquer sur l’État- nation, aux finalités différentes, voire même à s’y substi- mer. Elle est aussi tentée de se rapprocher du modèle de ïentreprise.

Voyons cela de plus prêt. Lorsque l’aspect institu- tionnel l’emporte, la ville a tendance i se rapprocher de l’État-nation. Elle devient alors la réplique du parlement national quand elle n’en est pas la caricature. I1 est corn- préhensible que les clivages d’une politique nationale se retrouvent au niveau municipal, mais cela risque de brouiller les enjeux politiques propres i la cité.

Lorsque l’aspect organisationnel pridomine, la ville a tendance A se calquer sur l’entreprise. Or, que i’entrepri- se pénètre les instances organisationnelles de la ville est une chose. Mais elle ne saurait servir de modèle aux pou- voirs municipaux, car une convivialité Cquilibrée, pro- spère et heureuse est la finalité de la ville depuis qu’elle existe. C’est cette convivialité qui exige un mode spéci- fique de gouvernance, tout comme la collégialité est

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requise pour que la communauté universitaire s’épa- nouisse.

Les villes nous ont laissé des palais, des églises, des places, des avenues qui n’auraient jamais vu le jour si elles avaient été gérées comme des entreprises, car toutes ces empreintes du passé sont étrangères à la gestion au moindre coût.

En outre, quand l’aspect organisationnel cend à dominer les autres, les exigences de l’efficacité dans l’a- ménagement risquent de priver de parole les membres dune collectivité urbaine. La ville risque alors de se réduire à une série de plans sur des cartes, plutôt que d’exprimer l’ensemble de ses habitants.

Venons-en enfin à ce qui rapproche la ville de l’uni- versité.

L‘Université, ensemble collective d’intérêts souvent divergents, résout ses litiges et ses conflits grâce à ses instances de décision collégiales. Cela ne signifie pas que ceux qui la composent aient les mêmes projets person- nels ou les mêmes buts. Cela signifie simplement que ses instances décisionnelles servent sa finalité première : étudier ensemble.

La ville, de même, est un débat permanent, où une multitude d’intérêts divergents se rencontrent, s’oppo-

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sent, se résolvent ou se dissolvent. C’est un éternel chan- tier où le débat se consume sans jamais vraiment s’épui- ser. Et nos villes sans cesse renaissantes donnent tort & ceux qui en prédisaient le déclin ou la mort. Elles ont pour elles la durée, car elles reposent sur une finalité qui traverse les siècles et les remous de l’Histoire : vivre tous ensemble.

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Présentation des auteurs

Séverine Auffret (France)

Agrégée de philosophie, professeur à l’Éducation nationale (1968-2002) et spécialiste de l’Histoire des idées, Séverine Auffret est l’auteur de Des couteaux cont- re des femmes, de l’excision, Des femmes 1982 ; Nous Clytemnestre, du tragique et des masques, Des femmes 1984; Mé[an+pe la philosophe, Des femmes 1988 ; Aspects du Paradis, Arléa 2001 ; Des blessures et des jeux, manuel d’imagination libre Actes Sud, 2003. Responsable d’un séminaire d’histoire des idées féministes à l’université populaire de Caen depuis octobre 2002, elle est éditrice de l’œuvre de Gabrielle Suchon (1 632- 1703), philosophe française et féministe. Séverine Auffret a fait diverses traductions du latin, du grec, de l’espagnol et du vieux français. Elle a également participé à des colloques sur des thèmes féministes et sur l’articulation femme-

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philosophie (dont le colloque international de Lecce, Italie, 1992 (( Filosofia donne filosofie N).

Gilles Geneviève (France) Instituteur depuis 1977, puis professeur des écoles,

professeur Geneviève a été initié à la démarche de (( phi- losophie pour enfants )) au cours d’un stage organisé par YIUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), sous la Direction de Marc Bailleul, en 1998. II a depuis développé la pratique au sein de l’établissement où il enseigne, l’école Vieira da Silva, dans le quartier de la grâce de Dieu à Caen, dans un secteur classé (( ZEP )). II est l’auteur de plusieurs articles consacrés à cette expé- rience, parmi lesquels : La philosophie pour enfants dans zine i d e de ZEP, in Résonances, mensuel de l’école valai- sanne (numéro d’avril 2000) : dossier (( La phiJosophie à l‘école )) ; La philosophie pour en$nts, in Espace social, revue de l’association du Carrefour National de l’Action Educative en Milieu Ouvert (numéro 14, de mars 2001) ; La philosophie pour erzfdrzts en ZEP (contribution), in Innovation école !, ouvrage collectif sous la direction de Pascal Bouchard (Editions Autrement, 200 1) ; Philosopher au primaire epi ZEP, in Diotime-Agora, la revue internationale de didactique de la philosophie (numéro 12, décembre 2001) ; L’atelier-philo A L’Université Populaire de Caen, in Diotime-Agora (numéro

19, novembre 2003) ; Animatioiz de discussions philoso- phiques en primaire, in Philo à tous les étages, ouvrage collectif sous la direction de Michel Tozzi (Rennes, CRDE 2004. II a également mis en ligne deux sites Internet : La philosophie pour enfants en Zep : htt~://r-rill~l4.free.fr et Philosophes en herbe : httD://Rerso.wanadoo.fr/Dhiloherb/.

Michel Guérin (France) Agrégé de philosophie, Michel Guérin est professeur

à l'Université d'Aix-Marseille 1 et membre de l'Institut universitaire de France. 11 a été successivement, entre 1982 et 1993, attaché culturel à Bonn, conseiller cultu- rel et directeur de l'Institut Français à Vienne, puis Athènes. Auteur de romans chez Grasset, de pièces de théâtre (notamment Le Chien, enregistré par la Comédie Française au Vieux-Colombier et diffusé sur France Culture, avec Roland Bertin dans le rôle de Socrate, 1996) et d'essais critiques, Michel Guérin se consacre essentiellement à la philosophie et à l'esthétique. 11 est l'auteur, notamment de : Nihilisme et modemité - Essai SUT la sensibilité des époques modernes, de Diderot à Duchamp [Jacqueline Chambon, 20031 ; La Pitié - Apologie nthée de la religion chrétienne [Actes Sud, 20001 ; Philosophie du geste [Actes Sud, 13951 ; LAffectivité dc la pensée [Actes Sud, 19931 ; La Zrucur [Actes Sud, 19901.

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PiIl Skulason (Islande) Professeur de philosophie et Recteur de l’Université

d’Islande de 1.997 2 2005, le professeur Skulason fait éga- lement partie de l’Institut International de Philosophie. Les domaines qu’il affectionne particulièrement sont : l’é- thique, l’herméneutique, la philosophie politique, la phi- losophie des religions et la métaphysique. II est l’auteur de Saga andPhilosophy (Reykjavik 1999) et Le cercle du Sujet dans la philosophie de Paul Ricœur (l‘Harmattan, 2001) ainsi que de nombreux autres ouvrages en islandais.

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