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    De la brivet de la vie

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    Chapitre I.(1) La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de linjuste rigueur de la na-

    ture, de ce que nous naissons pour une vie si courte, de ce que la mesure de tempsqui nous est donne fuit avec tant de vitesse, tarit de rapidit, qu lexceptiondun trs-petit nombre, la vie dlaisse le reste des hommes, au moment o ilssapprtaient vivre. Cette disgrce commune, ce quon pense, na point faitgmir la foule seulement et le vulgaire insens : mme dillustres personnagesce sentiment a arrach des plaintes.

    (2) De l cette exclamation du prince de la mdecine : La vie est courte, lartest long. De l, prenant partie la nature, Aristote lui intente un procs peu dignedun sage : il la blme davoir, dans son indulgence, accord aux animaux cinq oudix sicles dexistence, tandis que, pour lhomme appel des destines si varieset si hautes, le terme de la vie est incomparablement plus court.

    (3) Nous navons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie

    est assez longue ; elle suffirait, et au-del, laccomplissement des plus grandesentreprises, si tous les moments en taient bien employs. Mais quand elle sestcoule dans les plaisirs et dans lindolence, sans que rien dutile en ait marqulemploi, le dernier, linvitable moment vient enfin nous presser : et cette vie quenous navions pas vue marcher, nous sentons quelle, est passe.

    (4) Voil la vrit : nous navons point reu une vie courte, cest nous qui lavonsrendue telle : nous ne sommes pas indigents, mais prodigues. Dimmenses, deroyales richesses, chues un matre vicieux, sont dissipes en un instant, tandisquune fortune modique, confie un gardien conome saccrot par lusage quilen fait : ainsi notre vie a beaucoup dtendue pour qui sait en disposer sagement.

    Chapitre II.

    (1) Pourquoi ces plaintes contre la nature ? elle sest montre si bienveillante !pour qui sait lemployer, la vie est assez longue. Mais lun est domin par une in-

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    satiable avarice ; lautre sapplique laborieusement des travaux frivoles ; un autrese plonge dans le vin; un autre sendort dans linertie ; un autre nourrit une ambi-tion toujours soumise aux jugements dautrui ; un autre tmrairement passionnpour le ngoce est pouss par lespoir du gain sur toutes les terres, par toutes lesmers ; quelques-uns, tourments de lardeur des combats, ne sont jamais sans tre

    occups ou du soin de mettre les autres en pril ou de la crainte dy tomber eux-mmes. On en voit qui, dvous dillustres ingrats, se consument dans une ser-vitude volontaire.

    (2) Plusieurs convoitent la fortune dautrui ou maudissent leur destine ; la plu-part des hommes, nayant point de but certain, cdant une lgret vague, in-constante, importune elle-mme, sont ballotts sans cesse en de nouveaux des-seins ; quelques-uns ne trouvent rien qui les attire ni qui leur plaise : et la mort les

    surprend dans leur langueur et leur incertitude.

    Aussi cette sentence sortie comme un oracle de la bouche dun grand pote meparait-elle incontestable : Nous ne vivons que la moindre partie du temps de notrevie ; car tout le reste de sa dure nest point de la vie, mais du temps.

    (3) Les vices nous entourent et nous pressent de tous cts : ils ne nous per-mettent ni de nous relever, ni de reporter nos yeux vers la contemplation de la

    vrit ; ils nous tiennent plongs abms dans la fange des passions. Il ne nous estjamais permis de revenir nous, mme lorsque le hasard nous amne quelquerelche. Nous flottons comme sur une mer, profonde o, mme aprs le vent, onsent encore le roulis des vagues ; et jamais la tourmente de nos passions on nevoit succder le calme.

    (4) Vous croyez que je ne parle que de ceux dont chacun publie les misres, maisconsidrez ces heureux du jour, autour desquels la foule se presse; leurs biensles touffent. Combien dhommes que lopulence accable ; combien dautres pour

    cette loquence, qui dans une lutte de chaque jour les force dployer leur gnie,ont puis leur poitrine ; combien sont ples de leurs continuelles dbauches ;que de grands qui le peuple des clients toujours autour deux empress ne laisseaucune libert! Enfin parcourez tous les rangs de la socit, depuis les plus humbles

    jusquaux plus levs : lun rclame votre appui en justice, lautre vous y assiste ;celui-ci voit sa vie en pril, celui-l le dfend, cet autre est juge : nul ne sappar-tient ; chacun se consume contre un autre. Informez-vous de ces clients dont lesnoms sapprennent par cur, vous verrez a quels signes on les reconnat : celui-ci

    rend ses devoirs un tel, celui-l tel autre, personne ne sen rend soi-mme.

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    (5) Enfin rien de plus extravagant que les colres de quelques-uns ; ils se plaignentde la hauteur des grands qui nont pas eu le temps de les recevoir. Comment ose-t-il se plaindre de lorgueil dun autre, celui qui jamais ne trouve un moment pourlui-mme! Cet homme, quel quil soit, avec son visage ddaigneux, vous a dumoins regard, il a prt loreille vos discours, vous a fait placer ses cts ; et

    vous, jamais vous navez daign tourner un regard sur vous-mme, ni vous donneraudience.

    Chapitre III.

    (1) Vous ntes donc pas en droit de reprocher personne ces bons offices ; car,vous les rendiez moins par le dsir dtre avec un autre, que par impuissance derester avec vous-mme. Quand tous les gnies qui ont jamais brill se runiraientpour mditer sur cet objet, ils ne pourraient stonner assez de cet aveuglementde lesprit humain. Aucun homme ne souffre quon sempare de ses proprits ; et,pour le plus lger diffrend sur les limites, on a recours aux pierres et aux armes.Et pourtant la plupart permettent quon empite sur leur vie ; on les voit mme enlivrer davance dautres la possession pleine et entire. Ou ne trouve personnequi vous fasse part de son argent, et chacun dissipe sa vie tous venants. Tels

    sappliquent conserver leur patrimoine, qui, vienne loccasion de perdre leurtemps, sen montrent prodigues, alors seulement que lavarice serait une vertu.

    (2) Je madresserai volontiers ici quelque homme de la foule des vieillards : Tuesarriv,jelevois,autermeleplusreculdelaviehumaine;tuascentansonplussur la tte ; h bien, calcule lemploi de ton temps ; dis-nous combien ten ont en-lev un crancier, une matresse, un accus, un client ; combien tes querelles avecta femme, la correction de tes esclaves, tes dmarches officieuses dans la ville.

    Ajoute les maladies que nos excs ont faites ; ajoute le temps qui sest perdu danslinaction, et tu verras que tu as beaucoup moins dannes que tu nen comptes.

    (3) Rappelle-toi combien de fois tu as persist dans un projet ; combien de joursont eu lemploi que tu leur destinais ; quels avantages tu as retirs de toi-mme ;quand ton visage a t calme et ton cur intrpide ; quels travaux utiles ont rem-pli une si longue suite dannes ; combien dhommes ont mis ta vie au pillage,sans que tu sentisses le prix de ce que tu perdais ; combien de temps tont drobdes chagrins sans objet, des joies insenses, lpre convoitise, les charmes de la

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    conversation : vois alors combien peu il test rest de ce temps qui tappartenait,et tu reconnatras que ta mort est prmature.

    (4) Quelle en est donc la cause ? Mortels, vous vivez comme si vous deviez tou-jours vivre.

    Il ne vous souvient jamais de la fragilit de votre existence ; vous ne remarquezpas combien de temps a dj pass ; et vous le perdez comme sil coulait dunesource intarissable, tandis que ce jour, que vous donnez un tiers ou quelqueaffaire, est peut-tre le dernier de vos jours. Vos craintes sont de mortels ; vosdsirs on vous dirait immortels.

    (5) La plupart des hommes disent : A cinquante ans, jirai vivre dans la retraite ;

    soixante ans, je renoncerai aux emplois. Et qui vous a donn caution dune vie pluslongue ? qui permettra que tout se passe comme vous larrangez ? Navez-vous pashonte de ne vous rserver que les restes de votre vie, et de destiner la culturede votre esprit le seul temps qui nest plus bon rien ? Nest-il pas trop tard decommencer vivre lorsquil faut sortir de la vie ? Quel fol oubli de notre conditionmortelle, que de remettre cinquante ou soixante ans les sages entreprise, et devouloir commencer la vie une poque o peu de personnes peuvent parvenir !

    Chapitre IV.

    (1) Entendez les paroles qui chappent aux hommes les plus puissants, les pluslevs en dignit ; ils dsirent le repos, ils vantent ses douceurs, ils le mettent au-dessus de tous les autres biens dont ils jouissent, ils naspirent qu descendre dufate des grandeurs, pourvu quils puissent le faire sans danger; car bien que rien

    au dehors ne lattaque ni ne lbranle, la fortune est sujette scrouler sur elle-mme.

    (2) Le divin Auguste, qui les dieux avaient plus accord qu tout autre mor-tel, ne cessa de rclamer pour soi le repos et de souhaiter dtre dlivr des soinsdu gouvernement. Dans tous ses discours il en revenait toujours ce point quilesprait pour lui le repos. Au milieu de ses travaux il trouvait pour les allger uneconsolation illusoire, mais douce toutefois, en se disant : Quelque jour je vivraipour moi.

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    (3) Dans une de ses lettres, adresse au snat, o il assurait que son repos, nemanquerait point de dignit, et ne dmentirait point sa gloire, jai remarqu cesmots : Mais de tels projets sont plus beaux raliser quen spculation. Cepen-dant mon impatience de voir arriver un moment si passionnment dsir, meprocure du moins cet avantage, que puisque ce bien se fait encore attendre, jen

    gote davance les douceurs par le seul plaisir den parler.

    (4) Combien faut-il que le repos lui part prcieux, puisqu dfaut de la ralit,il en voulait jouir en imagination! Celui qui voyait tout soumis a son unique vo-lont, qui tenait en ses mains les destines des hommes et des nations, envisageaitavec joie le jour o il pourrait se dpouiller de toute sa grandeur.

    (5) Lexprience lui avait prouv combien ces biens dont lclat remplissait toute

    la terre, cotaient de sueurs, et combien ils cachaient dinquitudes secrtes. Forcde combattre main arme dabord ses concitoyens, ensuite ses collgues, enfinses parents, il versa des flots de sang sur terre et sur mer ; entran par la guerreen Macdoine, en Sicile, en Egypte, en Syrie et en Asie, et presque sur tous les ri-vages, il dirigea contre les trangers du dehors ses armes lasses de massacrerdes Romains. Tandis quil pacifie les Alpes, et dompte des ennemis incorpors lempire dont ils troublaient la paix, tandis quil en recule les limites au del duRhin, de lEuphrate et du Danube, dans Rome mme, les poignards des Murna,des Cpion, des Lpide, des Egnatius saiguisaient contre lui.

    (6) A peine est-il chapp leurs embches que sa fille et tant de jeunes patri-ciens, lis par ladultre comme par un serment solennel, pouvantent sa vieillessefatigue, et lui font craindre pis quune nouvelle Cloptre avec un autre Antoine.

    Avait-il amput ces plaies avec, les membres mmes, dautres renaissaient lins-tant. Ainsi dans un corps trop charg de sang, toujours quelque panchementsopre. Auguste dsirait donc le repos : dans cet espoir, dans cette pense, il trou-vait lallgement de ses travaux. Tel tait le vu de celui qui pouvait combler les

    vux de tout lunivers.

    Chapitre V.

    (1) M.Cicron qui fut ballott entre les Catilina et les Clodius, les Pompe etles Crassus, les uns ses ennemis dclars, les autres ses amis douteux; qui, battu

    de lorage avec la rpublique, la retint quelque temps sur le bord de labme o il

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    fut enfin prcipit avec elle, qui, inquiet dans la bonne fortune, fut sans couragedans ladversit ; combien de fois ne maudit-il pas son consulat quil avait lounon sans sujet, mais sans mesure !

    (2) Quelles lamentations ne fait-il pas entendre dans une lettre adresse At-ticus au moment o, aprs la dfaite de son pre, le jeune Pompe cherchait relever en Espagne son parti abattu ! Vous me demandez, dit-il, ce que je fais ici.Je vis moiti libre, dans une maison de Tusculum. Puis entrant dans dautresdtails, il dplore le pass, se plaint du prsent et dsespre de lavenir.

    (3) Cicron se disait moiti libre ! jamais certainement le sage ne prendra unnom si humiliant ; jamais il ne sera moiti libre ; toujours il jouira dune libertpleine et entire, affranchi de tout lien, ne dpendant que de lui, suprieur tous

    les autres ; car qui pourrait tre au-dessus de celui qui est suprieur la fortune ?

    Chapitre VI.

    (1) Livius Drusus, homme pre et violent, qui, par des lois nouvelles, rveilla lessditions des Gracques, entour dune immense multitude venue de toute lItalie,

    hors dtat de prvoir lissue dune lutte quil ne pouvait ni terminer ni abandon-ner, aprs lavoir engage, maudissait, dit-on, cette vie de tous temps agite, etdisait que lui seul, mme dans son enfance, navait jamais eu de congs. En effet,encore sous la garde dun tuteur et revtu de la robe prtexte, il osa recommanderdes accuss aux juges, et interposer son crdit dans le barreau avec tant deffica-cit, que plus dun arrt fut notoirement impos par lui aux magistrats.

    (2) Jusquo ne devait point se porter une ambition si prmature ? Et dj lon

    pouvait savoir les malheurs publics et privs que devait entraner une audace siprcoce ! Cest donc trop tard quil se plaignait de navoir pas eu de congs, lui,ds son enfance, un sditieux, un tyran du barreau. Se donna-t-il la mort ? On ne lesaurait dire. Il fut tout coup renvers dune blessure reue dans laine ; quelques-uns doutrent que sa mort et t volontaire, tout le monde convint quelle venaitfort propos.

    (3) Il serait superflu de rappeler lexemple de beaucoup dhommes qui, jouis-sant en apparence de la plus grande flicit, ont rendu deux-mmes un tmoi-gnage sincre, en mettant dcouvert toute leur vie passe : mais leurs plaintes

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    nont chang ni les autres ni eux-mmes ; et, peine ces paroles sorties de leurbouche, leurs passions les faisaient retomber dans les mmes habitudes.

    (4) Oui, certes, votre vie allt-elle au del de mille ans, peut se renfermer en untrs petit espace ; vos vices dvoreront des sicles ; cet espace quen dpit de larapidit de la nature la raison pourrait tendre, doit ncessairement bientt vouschapper, car vous n saisissez pas, vous ne retenez pas, vous ne retardez pas danssa cours la chose du monde la plus fugitive ; vous la laissez sloigner comme unechose superflue et facile recouvrer.

    Chapitre VII.(1) Je mets en tte de cette catgorie ceux qui nont dautre passe- temps que

    livrognerie et la dbauche ; car il nen est point qui soient plus honteusementoccups. Les autres hommes sont sduits par les illusions dune fausse gloire, etleurs garements ne sont pas sans excuse. Joignez-y, jy consens, les avares, leshommes colres, ceux qui se livrent des inimitis ou des guerres injustes : eux,au moins, commettent des fautes plus convenables des hommes. Mais ceux quise plongent dans lintemprance et dans la dbauche se dgradent entirement.

    (2) Examinez lemploi que ces gens-l font de tout leur temps ; observez com-bien ils en perdent compter leur argent, tendre des embches, sinquiter ;combien rendre ou recevoir des dommages obsquieux ; combien obtenirpour eux ou offrir pour un tiers des cautions en justice ; combien dfendre leurcause ou celle dautrui ; combien donner des repas qui maintenant sont des de-voirs : et vous verrez que leurs maux ou leurs biens ne leur donnent pas le tempsde respirer.

    (3) Enfin tout le monde convient quun homme trop occup ne peut rien fairede bien : il ne peut cultiver ni lloquence ni les arts libraux ; un esprit tiraill,distrait napprofondit rien ; il rejette tout comme si on let fait entrer de force ;lhomme occup ne songe rien moins qu vivre : cependant aucune sciencenest plus difficile que celle de la vie. Des matres en toutes autres sciences setrouvent partout et en grand nombre : on a vu mme des enfants en possder sibien quelques-unes quils auraient pu les professer. Mais lart de vivre, il faut toutela vie pour lapprendre ; et ce qui vous surprendra peut-tre davantage, toute la vie

    il faut apprendre mourir.

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    (4) Bien des grands hommes se sont affranchis de tout soin, ont renonc auxrichesses, aux emplois, aux plaisirs, pour ne soccuper, jusquau terme de leurcarrire, que de savoir vivre. Cependant presque tous ont avou, en quittant lavie, quils navaient pu acqurir cette science : comment plus forte raison leshommes dont nous parlons lauraient-ils apprise ?

    (5) Il appartient, croyez-moi, un grand homme, lev au-dessus des erreurshumaines, de ne se point laisser drober la plus petite partie de son temps : carcelui-l a joui dune trs longue vie qui a su nemployer qu vivre tout le temps desa dure; il nen a rien laiss doiseux ni de strile; il nen a rien mis la dispositiondun autre ; il na rien trouv qui ft digne dtre chang contre son temps, dontil est le gardien conome : aussi la vie a-t-elle t suffisante pour lui, mais nces-sairement doit-elle manquer ceux qui la laissent gaspiller par tout le monde.

    (6) Et ne croyez pas quils soient sans sapercevoir de ce quils perdent : vousentendrez souvent la plupart de ceux quune grande prosprit accable, au milieude la foule de leurs clients, du conflit des procs, et des autres honorables misres,scrier : Je nai pas le temps de vivre!

    (7) Pourquoi donc ? parce que tous ceux qui vous attirent eux, vous enlvent vous-mme. Combien de jours ne vous ont pas drobs cet accus, ce candidat,

    cette vieille fatigue denterrer ses hritiers, et cet homme riche, qui fait le maladepour irriter la cupidit des coureurs de successions ! Et ce puissant ami qui vousrecherche, non par amiti, mais par ostentation ! Supputez, dis-je, un un et pas-sez en revue tous les jours de votre vie, et vous verrez quil nen est rest pour vousquun trs petit nombre, et de ceux qui ne valent pas la peine den parler.

    (8) Celui-ci, qui vient dobtenir les faisceaux quil avait dsirs avec ardeur, nas-pire qu les dposer, et dit souvent : Quand cette anne sera-t-elle passe ? Cetautre, en donnant des jeux dont il remerciait le sort de lui avoir attribu la cl-

    bration : Ah ! dit-il, quand serai-je dlivr de tout cet embarras ? On sarrache cetavocat dans tous les tribunaux, il attire un si grand concours dauditeurs, que tousne peuvent lentendre ; et pourtant il scrie : Quand les ftes viendront-elles sus-pendre les affaires ? Chacun anticipe sur sa vie, tourment quil est de limpatiencede lavenir et de lennui du prsent.

    (9) Mais celui qui nemploie son temps que pour son propre usage, qui rglechacun de ses jours comme sa vie, ne dsire ni ne craint le lendemain : car quelle

    heure pourrait lui apporter quelque nouveau plaisir? il a tout connu, tout got

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    jusqu satit : que laveugle fortune dcide du reste comme il lui plaira, djsa vie est en sret. On peut y ajouter, mais non en retrancher ; et encore, si lon

    y ajoute, cest comme, quand un homme dont lestomac est rassasi, mais nonrempli, prend encore quelques aliments, quil mange sans apptit.

    (10) Ce nest donc pas ses rides et ses cheveux blancs, quil faut croire quunhomme a longtemps vcu : il na pas longtemps vcu, il est longtemps rest sur laterre. Quoi donc ! pensez-vous quun homme a beaucoup navigu, lorsque, sur-pris ds le port par une tempte cruelle, il a t et l ballott par les vagues, etquen butte des vents dchans en sens contraire, il a toujours tourn autour dumme espace ? il na pas beaucoup navigu, il a t longtemps battu par la mer.

    Chapitre VIII.

    (1) Je ne puis contenir ma surprise, quand je vois certaines gens demander auxautres leur temps, et ceux qui on le demande se montrer si complaisants. Les unset les autres ne soccupent que de laffaire pour laquelle on a demand le temps ;mais le temps mme, aucun ny songe. On dirait que ce quon demande, ce quonaccorde nest rien ; on se joue de la chose la plus prcieuse qui existe. Ce qui les

    trompe, cest que le temps est une chose incorporelle, et qui ne frappe point lesyeux : voil pourquoi on lestime si bas prix, bien plus comme ntant presquede nulle valeur.

    (2) De nobles snateurs reoivent des pensions annuelles, et donnent en changeleurs travaux, leurs services, leurs soins : mais personne ne met prix son temps ;chacun le prodigue comme sil ne cotait rien. Voyez les mmes hommes quandils sont malades : si le danger de la mort les menace, ils embrassent les genoux des

    mdecins ; sils craignent le dernier supplice, ils sont prts tout sacrifier pourvuquils vivent : tant il y a dinconsquence dans leurs sentiments !

    (3) Que si lon pouvait leur faire connatre davance le nombre de leurs annes venir, comme celui de leurs annes coules, quel serait leffroi de ceux qui ver-raient quil ne leur en reste plus quun petit nombre ! comme ils en deviendraientconomes ! Rien ne soppose ce quon use dun bien qui nous est assur, quelquepetit quil soit ; mais on ne saurait mnager avec trop de soin le bien qui dun mo-ment lautre peut nous manquer.

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    (4) Toutefois ne croyez pas que les hommes dont nous parlons ignorent com-bien le temps est chose prcieuse : ils ont coutume de dire ceux quils aimentpassionnment, quils sont prts leur sacrifier une partie de leurs annes ; ils lesdonnent en effet, mais de faon se dpouiller eux-mmes, sans profit pour lesautres : cest tout au plus sils savent quils sen dpouillent ; aussi supportent-ils

    aisment cette perte dont ils ignorent limportance.

    (5) Personne ne vous restituera vos annes, personne ne vous rendra vous-mme. La vie marchera comme elle a commenc, sans retourner sur ses pas nisuspendre son cours ; et cela sans tumulte, sans que rien vous avertisse de sa rapi-dit ; elle scoulera dune manire insensible. Ni lordre dun monarque ni la fa-veur du peuple ne pourront la prolonger ; elle suivra limpulsion quelle a dabordreue ; elle ne se dtournera, elle ne sarrtera nulle part. Quarrivera-t-il ? tandis

    que vous tes occup, la vie se hte, la mort cependant arrivera, et bon gr mal gril faudra la recevoir.

    Chapitre IX.

    (1) Peut-il y avoir pour les hommes (je dis ceux qui se piquent de prudence, et

    qui sont le plus laborieusement occups) de soin plus important que damliorerleur existence ? Ils arrangent leur vie aux dpens de leur vie mme ; ils soccupentdun avenir loign : or, diffrer cest perdre une grande portion de la vie ; toutdlai commence par nous drober le jour actuel, il nous enlve le prsent en nouspromettant lavenir. Ce qui nous empche le plus de vivre, cest lattente qui se fieau lendemain. Vous perdez le jour prsent : ce qui est encore dans les mains dela fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vtres, vous le laissez chapper.Quel est donc votre but ? jusquo stendent vos esprances ? Tout ce qui est danslavenir est incertain : vivez ds cette heure.

    (2) Cest ce que vous crie le plus grand des potes ; et comme dans une inspira-tion divine, il vous adresse cette salutaire maxime : Le jour le plus prcieux pourles malheureux mortels, est celui qui

    senfuit le premier. Pourquoi temporiser ? dit-il ; que tardez-vous ? Si vous nesaisissez ce jour, il senvole, et mme quand vous le tiendriez, il vous chappera. Ilfaut donc combattre la rapidit du temps, par votre promptitude en user. Cest

    un torrent rapide qui ne doit pas couler toujours : htez-vous dy puiser.

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    (3) Admirez comment, pour vous reprocher vos penses infinies, le pote ne ditpoint, la vie la plus prcieuse, mais le jour le plus prcieux. Arrire, en prsencedu temps qui fuit si rapidement, cette scurit, cette indolence, et cette maniedembrasser, au gr de notre avidit, une longue suite de mois et dannes ! Lepote ne vous parle que dun jour, et dun jour qui fuit.

    (4) Il ne faut donc pas en douter : le jour le plus prcieux est celui qui le pre-mier chappe aux mortels malheureux, cest--dire occups ; et qui, enfants en-core mme dans la vieillesse, y arrivent sans prparation et dsarms. En effet, ilsnont rien prvu ; ils sont tombs dans la vieillesse subitement, sans sy attendre ;ils ne la voient point chaque jour plus proche.

    (5) Un rcit, une lecture ou la distraction intrieure de leurs penses, trompe les

    voyageurs sur la longueur du chemin ; et ils saperoivent quils sont arrivs, avantdavoir song quils approchaient : il en est ainsi du chemin continuel et rapide dela vie ; dans la veille comme dans le sommeil, nous le parcourons dun pas gal,et, occups que nous sommes, nous ne nous en apercevons qu son terme.

    Chapitre X.

    (1) Ces propositions, si je les voulais soumettre des divisions, une argu-mentation en forme, me fourniraient cent preuves pour tablir que la vie deshommes occups est infiniment courte. Fabianus, non pas un de ces philosophesde lcole, mais un vrai sage la manire antique, avait coutume de dire : Cest force ouverte, et non par des subtilits quil faut combattre contre nos passions.Pour repousser une telle milice, je napprouve point les petites attaques, mais unecharge imptueuse. Ce nest pas assez de djouer leurs stratagmes, il faut les

    confondre.

    Cependant, en reprochant aux hommes leurs erreurs, on doit les clairer, et nese pas borner les plaindre.

    (2) La vie se divise en trois temps : le prsent, le pass et lavenir. Le prsent estcourt, lavenir incertain ; le pass seul est assur : car sur lui la fortune a perdu sesdroits ; et il nest au pouvoir de personne den disposer de nouveau.

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    (3) Les hommes occups daffaires nen tirent aucun parti, car ils nont pas leloisir de porter un regard en arrire ; et quand ils lauraient, des souvenirs m-ls de regrets ne leur sont point agrables. Cest malgr eux quils se rappellentle temps mal employ ; ils nosent se retracer des vices dont la laideur seffaaitdevant la sduction du plaisir prsent, mais qui, au souvenir, se montrent d-

    couvert. Nul homme ne se reporte volontiers dans le pass, si ce nest celui qui atoujours soumis ses actions la censure de sa conscience, qui jamais ne sgare.

    (4) Mais celui qui fut dvor dambition, celui qui se montrait insolemment d-daigneux, qui abusa sans mesure de la victoire, celui qui fut un fourbe, un dpr-dateur avare, un dissipateur insens, doit ncessairement craindre ses souvenirs.Et cependant cette portion de notre vie est sacre, irrvocable : elle se trouve horsde la puissance des vnements humains et affranchie de lempire de la fortune.

    Ni la pauvret, ni la crainte, ni latteinte des maladies ne peuvent la troubler :elle ne saurait tre ni agite, ni ravie; nous en jouirons jamais et labri desalarmes. Cest seulement lun aprs lautre que chaque jour devient prsent, etencore nest-ce que par instants qui se succdent ; mais tous les instants du passse reprsenteront vous, quand vous lordonnerez : vous pourrez votre gr lespasser en revue, les retenir. Cest ce que les hommes occups nont pas le loisir defaire.

    (5) Une me paisible et calme est toujours a mme de revenir sur toutes lespoquesdesavie;maislespritdeshommesaffairsestsouslejoug:ilsnepeuventse dtourner ni reporter leurs regards en arrire. Leur vie sest engloutie dans unabme ; et comme une liqueur, quelque abondamment que vous la versiez, se perdsi un vase ne la reoit et ne la conserve ; de mme que sert le temps, quelque longquil vous soit donn, sil nest aucun fond qui le contienne ? Il svapore au traversde ces mes sans consistance et perces jour.

    (6) Le prsent est trs court, si court, que quelques hommes ont ni son exis-

    tence. En effet, il est toujours en marche, il vole et se prcipite : il a cess dtre,avant dtre arriv ; il ne sarrte pas plus que le monde ou les astres, dont la r-volution est ternelle, et qui ne restent jamais dans la mme position. Le prsentseul appartient donc aux hommes occups : il est si court, quon ne peut le saisir ;et, cependant quils sont tiraills, distraits par mille affaires, ce temps mme leurchappe.

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    Chapitre XI.

    (1) Enfin, voulez-vous savoir combien leur vie est courte ? voyez combien ils d-sirent de la prolonger. Des vieillards dcrpits demandent mains jointes quelquesannes de plus, ils se font plus jeunes quils ne sont, et, se berant de ce mensonge,

    ils le soutiennent aussi hardiment que sils pouvaient tromper le destin. Mais siquelque infirmit vient leur rappeler leur condition mortelle, ils meurent remplisdeffroi ; ils ne sortent pas de la vie, ils en sont arrachs ; ils scrient quils ont tinsenss de navoir point vcu. Que seulement, ils rchappent de cette maladie,comme ils vivront dans le repos ! Alors, reconnaissant la vanit de leurs effortspour se procurer des biens dont ils ne devaient pas jouir, ils voient combien tousleurs travaux furent impuissants et striles !

    (2) Mais pour celui qui la passe loin de toute affaire, combien la vie nest-ellepas longue ?

    rien nen est sacrifi, ni prodigu lun et lautre ; rien nen est livr la for-tune, perdu par ngligence, retranch par prodigalit ; rien nen demeure superflu.Tous ses moments sont, pour ainsi dire, placs intrt. Quelque courte quellesoit, elle est plus que suffisante ; et aussi, lorsque le dernier jour arrivera, le sagenhsitera pas marcher vers la mort dun pas assur.

    Chapitre XII.

    (1) Vous me demanderez, peut-tre, quels sont les hommes que jappelle oc-cups ? Ce nom, ne croyez pas que je le donne seulement ceux qui ne sortentdes tribunaux que lorsque les chiens viennent les en chasser ; ni ceux que vousvoyez honorablement touffs, par la multitude de leurs courtisans, on fouls avecmpris par les clients des autres ; ni ceux que dobsquieux devoirs arrachent deleursmaisonspourallersepresserlaportedesgrands;niceuxquilabaguettedu prteur adjuge un profit infme, et qui sera pour eux quelque jour comme unchancre dvorant.

    (2) Il est des hommes dont le loisir mme est affair : la campagne, dans leurlit, au milieu de la solitude, quoique loigns du reste des hommes, ils sont insup-portables eux-mmes. La vie de certaines gens ne peut tre appele une vie oi-

    sive, cest une activit paresseuse. Appelez-vous oisif celui qui, avec une attention

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    inquite, soccupe ranger symtriquement des vases de Corinthe, que la follemanie de quelques curieux a rendus prcieux, et qui passe la plus grande partiede ses jours polir des laines couvertes de rouille ? ou celui qui au gymnase (car, dpravation ! nous ne sommes pas infects seulement des vices romains) va, pourcontempler les jeunes combattants, sinstaller dans le lieu mme o ils se frottent

    dhuile ? celui qui samuse assortir par compagnies, selon leur ge et leur couleurles champions accoutums vaincre? celui qui nourrit la voracit des athltes lesplus en renom ?

    (3) Direz-vous livrs au repos, ceux qui passent tant dheures chez un barbier,pour se faire arracher le moindre poil qui leur sera pouss pendant la nuit, pourtenir conseil sur chaque cheveu, pour quon relve leur coiffure abattue, et quonramne galement de chaque ct du front leurs cheveux clairsems ? Comme

    ils se mettent en colre, si le barbier, croyant avoir affaire des hommes, met les raser quelque ngligence! Comme ils plissent de courroux, sil leur a couples faces dun peu trop prs, si quelques cheveux dpassent les autres, si tous netombent pas en boucles bien gales ! Est-il un seul dentre eux qui naimt mieuxvoir sa patrie en dsordre, que sa coiffure ? qui ne soit plus inquiet de lajustementde sa tte, que de sa sant ? qui ne prfrt tre bien coiff quhomme de bien ?

    Appelez-vous oisifs, ces hommes toujours occups entre le peigne et le miroir ?

    (4) Que sont donc ceux qui ont lesprit sans cesse tendu composer, entendreet rciter des chansons, qui, forant leur voix, forme par la nature rendre dessons simples et faciles, lui font excuter les modulations apprtes dune languis-sante mlodie ? Leurs doigts marquent sans cesse la mesure de quelque air quilsont dans la tte, et mme au milieu daffaires srieuses, dans des circonstancestristes, ils font entendre nu lger fredonnement ? Ces gens-l ne sont pas oisifs,mais inutilement occups.

    (5) Et certes je ne regarderai pas leurs festins comme des moments de repos,

    quand je vois avec quelle sollicitude ils rangent leur vaisselle ; quelle importanceils mettent ce que les tuniques de leurs chansons soient releves avec grce ;combien ils sont inquiets sur la manire dont un sanglier sortira des mains duncuisinier ; avec quelle clrit leurs esclaves bien pils savent, au signal donn,sacquitter de leurs services divers ; avec quel art la volaille est dcoupe en menusmorceaux ; avec quel soin de malheureux esclaves font disparatre les dgotantesscrtions des convives ! Cest ainsi quon se fait une rputation de magnificenceet de dlicatesse. Les vices de ces gens-l les accompagnent si constamment danstous les moments de leur vie, quils mettent mme dans le boire et dans le mangerune ambitieuse vanit.

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    (6) Vous ne compterez pas sans doute, parmi les oisifs, ces hommes, lches etmous qui se font promener de ct et dautre en chaise et en litire, et qui, pourse faire porter ainsi, comme si lobligation en tait indispensable, ne manquent

    jamais lheure marque ; qui ont besoin quon les avertisse du moment o ilsdoivent se laver, aller au bain ou souper ? Si profonde est la mollesse o languit

    leur me, quils ne peuvent savoir par eux-mmes sils ont apptit.

    (7) Jai ou dire, quun de ces voluptueux (si toutefois on peut nommer voluptce complet oubli de la manire de vivre qui convient lhomme), au moment oplusieurs bras lenlevaient du bain et le plaaient sur un sige, demanda : Suis-

    je assis ? Et cet homme, qui ignore sil est assis, pensez-vous quil puisse mieuxsavoir sil vit, sil voit, sil est en repos ? Je ne saurais dire sil mrite plus de pitipour tre capable dune telle ignorance, que pour laffecter.

    (8) Car si ces gens-l oublient rellement bien des choses, ils feignent aussi denoublier beaucoup. Certains vices les charment comme la preuve dune situationbrillante. Il nappartient qu un homme obscur et mprisable de savoir ce quilfait. Allez maintenant dire que nos mimes chargent le tableau, quand ils tournenten ridicule les excs de notre luxe : coup sr ils en oublient beaucoup plus quilsnen inventent. Oui, dans ce sicle ingnieux seulement pour le mal, les vices,chaque jour plus nombreux, ont pris un essor si incroyable, que lon devrait pluttaccuser nos mimes den affaiblir la peinture. Quoi ! il existe un homme tellementnerv par les plaisirs, quil ait besoin dapprendre dun autre sil est assis !

    (9) Un tel homme nest point oisif : il faut lui donner un autre nom, il est ma-lade ; bien plus, il est mort. Celui-l est oisif, qui a le sentiment de son oisivet;mais lhomme qui a besoin dun autre pour connatre la position de son corps,comment pourrait-il tre le matre de quelque portion de son temps ?

    Chapitre XIII.

    (1) Il serait trop long de parler de ceux qui ont pass toute leur vie jouer auxchecs, la paume, ou exposer leur corps aux ardeurs dun soleil brlant. Ilsne sont point oisifs, ceux qui les plaisirs donnent beaucoup daffaires. Personnene doute que ceux qui sappliquent dinutiles tudes littraires, ne se donnentbeaucoup de peine pour ne rien faire : le nombre en est dj assez grand chez

    nous autres Romains.

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    (2) Ctait la maladie des Grecs de chercher quel tait le nombre des rameursdUlysse ; si lIliade fut crite avant lOdysse, si ces deux pomes taient du mmeauteur ; et dautres questions de cette importance, qui, les garder pour vous, nepeuvent vous procurer aucune satisfaction infrieure, et que vous ne sauriez com-muniquer aux autres sans leur paratre non pas plus savant, mais plus ennuyeux.

    (3) Ainsi, ne voil-t-il pas les Romains possds de cette trange manie dacqu-rir de vaines connaissances ! Jai entendu ces jours derniers un certain philosopherapporter ce que chacun des gnraux romains avait fait le premier. Duillius avait,le premier, vaincu sur mer ; et le premier, Curius Dentatus, montr des lphantsdans son triomphe. Encore que ces connaissances ne mnent pas la vraie gloire,elles tendent du moins nous faire connatre par des exemples les exploits de nosconcitoyens. Une telle science nest gure profitable ; nanmoins, en dpit de sa

    futilit, elle a dans son objet quelque chose de spcieux.

    (4) Apprenons ceux qui aiment ces sortes de recherches, quel fut le premierqui engagea les Romains monter sur un vaisseau : ce fut Claudius, surnommpour cette raison Caudex, nom que les anciens donnaient un assemblage deplusieurs planches ; do les tables publiques o sont inscrites nos lois ont tappeles codes ; et de nos jours encore, les bateaux qui, de temps immmorial,apportent Rome ses subsistances par le Tibre, sappellent caudicaires.

    (5) Il est sans doute bien important de savoir que Valerius Corvinus sempara, lepremier, de la ville de Messana, et fut le premier de la maison Valeria qui, emprun-tant son nom dune ville prise, fut appel Messana, puis vulgairement Messala, aumoyen du changement dune lettre.

    (6) Permis aussi de chercher savoir que L.Sylla prsenta le premier, dans lecirque, des lions en libert, tandis quauparavant ils taient attachs, et que le roiBocchus envoya des archers pour les tuer. Eh bien ! passe encore pour cela. Mais

    que Pompe ait donn le premier au peuple un combat de dix-huit lphants,contre des malfaiteurs ; quel avantage peut-on tirer de la connaissance de ce fait ?Le premier citoyen de Rome, que son extrme bont a fait comparer nos ancienshros, crut donner un spectacle mmorable en inventant un nouveau moyen defaire prir les hommes. Ils combattent, cest peu ; ils sont cribls de coups, ce nestpoint encore assez : il faut, de plus, quils soient crass par lnorme masse deslphants.

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    (7) Mieux valait laisser de pareilles actions dans loubli, pour empcher quequelque homme puissant ne les connt dans la suite, et nenchrt sur ces actesque rprouve lhumanit. O quelles profondes tnbres rpand dans lesprit desmortels une grande prosprit ! Pompe se croyait au-dessus de la nature, lors-quil exposait tant dinfortuns la fureur des btes froces, nes sous un autre

    ciel ; lorsquil mettait aux prises des combattants de forces si disproportionnes,et versait des flots de sang sous les yeux du peuple romain, quil devait bientt for-cer den rpandre davantage. Plus tard ce mme homme, victime dune affreuseperfidie de la part des Alexandrins, prsenta sa tte au fer du dernier des esclaves,et comprit alors sans doute le vain talage de son surnom.

    (8) Mais pour revenir au sujet dont je me suis cart, je vais encore exposer lesinutiles efforts de quelques hommes sur des objets diffrents. Le mme savant ra-

    contait que Metellus, aprs sa victoire sur les Carthaginois en Sicile, fut le seul denos gnraux qui fit marcher devant son char de triomphe cent vingt lphantscaptifs ; que Sylla fut le dernier des Romains qui agrandit lenceinte de la ville,ce qui, chez nos anctres, ne se pratiquait jamais qu la suite de la conqute dequelque territoire en Italie, et non dans les provinces. Il est cependant plus utile desavoir cela, que dapprendre que le mont Aventin tait en dehors des murs, pourlune de ces deux raisons : ou que le peuple sy tait retir autrefois, ou que Remus,stant plac sur cette montagne pour considrer le vol des oiseaux, les auspicesne lui avaient pas t favorables. Enfin, il est une infinit dautres traditions de cegenre, qui sont des fictions ou ressemblent des mensonges. Mais, en accordantque ceux qui les reproduisent soient de bonne foi, et prts a les appuyer par despreuves, de qui pourront-elles corriger les travers ou rprimer les passions ? quirendront-elles plus courageux, plus juste, plus libral ? Notre ami Fabianus dou-tait sil ne valait pas mieux ne rien apprendre, que de sembarrasser de pareillestudes.

    Chapitre XIV.

    (1) Ceux-l seuls jouissent du repos, qui se consacrent ltude de la sagesse.Seuls ils vivent ; car non seulement ils mettent profit leur existence, mais ils yajoutent celle de toutes les gnrations. Toutes les annes qui ont prcd leurnaissance leur sont acquises. A moins dtre tout fait ingrats, nous ne pouvonsnier que les illustres fondateurs de ces opinions sublimes ne soient ns pour nous,

    et ne nous aient prpar la vie. Ces admirables connaissances quils ont tires des

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    tnbres et mises au grand jour, cest grce leurs travaux que nous y sommesinitis. Aucun sicle ne nous est interdit : tous noirs sont ouverts ; et si la grandeurde notre esprit nous porte sortir des entraves de la faiblesse humaine, grand estlespace de temps que nous pouvons parcourir.

    (2) Je puis discuter avec Socrate, douter avec Carnade, jouir du repos avec pi-cure ; avec les stociens, vaincre la nature humaine ; avec les cyniques, dpassersa porte ; enfin, marcher dun pas gal avec la nature elle-mme, tre contempo-rain de tous les sicles. Pourquoi, de cet intervalle de temps si court, si incertain,lie mlancerais-je pas vers ces espaces immenses, ternels, qui me mettraient encommunaut avec les meilleurs des hommes ?

    (3) Les insenss, qui sans cesse en dmarche pour rendre de vains devoirs, tour-

    mentants pour eux et pour les autres, se seront livrs tout leur aise leur manie,auront t frapper chaque jour toutes les portes, nauront pass outre devantaucune de celles quils auront trouves ouvertes, et auront colport dans toutesles maisons leurs hommages intresss, combien de personnes auront-ils pu voirdans cette ville immense et agite de tant de passions diverses ?

    (4) Combien de grands dont le sommeil, les dbauches ou la duret les aurontconduits ? combien, aprs les ennuis dune longue attente, leur chapperont en

    feignant une affaire pressante ? combien dautres, vitant de paratre dans le vesti-bule rempli de clients, schapperont par quelque issue secrte, comme sil ntaitpas plus dur de tromper que de refuser sa porte ! combien moiti endormis et latte encore lourde des excs de la veille, entrouvriront peine les lvres pour bal-butier, avec un billement ddaigneux, gueux, le nom mille fois annonc de cesinfortuns, qui ont ht leur rveil pour attendre celui des autres !

    (5) Ceux-l, nous pouvons le dire, sattachent leurs vritables devoirs, qui tousles jours ont avec les Znon, les Pythagore, les Dmocrite, les Aristote, les Tho-

    phraste, et les autres prcepteurs de la morale et de la science, des relations in-times et familires. Aucun de ces sages qui nait le loisir de les recevoir ; aucun quine renvoie ceux qui sont venus lui, plus heureux et plus affectionns sa per-sonne ; aucun qui souffre que vous sortiez dauprs de lui les mains vides, Nuit et

    jour leur accs est ouvert tous les mortels.

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    Chapitre XV.

    (1) Nul dentre eux ne vous forcera de mourir, tous vous apprendront quitterla vie ; aucun ne vous fera perdre vos annes, chacun y ajoutera les siennes ; nulne vous compromettra par ses discours ; nul nexposera vos jours par son amiti,

    et ne vous fera chrement acheter sa faveur. Vous retirerez deux tout ce que vousvoudrez; et il ne tiendra pas eux que, plus vous aurez puis cette source abon-dante, plus vous y puisiez de nouveau.

    (2) Quelle flicit, quelle belle vieillesse sont rserves celui qui sest mis sousleurpatronage!ilauradesamisaveclesquelsilpourradlibrersurlesplusgrandescomme sur les plus petites affaires, recevoir tous les jours des conseils, entendrela vrit sans injure, la louange sans flatterie, et les prendre pour modles.

    (3) On dit souvent quil na pas t en notre pouvoir de choisir nos parents;que le sort nous les a donns. Il est pourtant une naissance qui dpend de nous. Ilexiste plusieurs familles dillustres gnies ; choisissez celle o vous dsirez tre ad-mis, vous y serez adopt, non seulement pour en prendre le nom, mais les biens,et vous ne serez point tenu de les conserver en homme avare et sordide ; ils saug-menteront au fur et mesure que vous en ferez part plus de monde.

    (4) Ces grands hommes vous ouvriront le chemin de lternit, et vous lveront une hauteur do personne ne pourra vous faire tomber. Tel est le seul moyendtendre une vie mortelle, et mme de la changer en immortalit. Les honneurs,les monuments, tout ce que lambition obtient par des dcrets, tous les trophesquelle peut lever, scroulent promptement : le temps ruine tout, et renverse enun moment ce quil a consacr. Mais la sagesse est au-dessus de ses atteintes.

    Aucun sicle ne pourra ni la dtruire, ni laltrer. Lge suivant et ceux qui lui suc-cderont, ne feront quajouter, la vnration quelle inspire ; car lenvie sattache ce qui est proche, et plus volontiers lon admire ce qui est loign.

    (5) La vie du sage est donc trs tendue ; elle nest pas renferme dans les bornesassignes au reste des mortels. Seul il est affranchi des lois du genre humain : tousles sicles lui sont soumis comme Dieu : le temps pass, il en reste matre parle souvenir ; le prsent, il en use ; lavenir, il en jouit davance. Il se compose unelongue vie par la runion de tous les temps en un seul.

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    Chapitre XVI.

    (1) Mais combien est courte et agite la vie de ceux qui oublient le pass, n-gligent le prsent, craignent pour lavenir! Arrivs au dernier moment, les mal-heureux comprennent trop tard quils ont t si longtemps occups ne rien faire.

    (2) Et, de ce quils invoquent quelquefois la mort, nallez pas en conclure queleur vie soit longue : leur folie les agite de passions dsordonnes qui les prci-pitent mme vers ce quils craignent ; aussi ne dsirent-ils souvent la mort queparce quils la redoutent.

    (3) Ne regardez pas non plus comme une preuve quils vivent longtemps, si lejour, souvent, leur parat long, et quen attendant le moment fix pour leur souper,

    ils se plaignent que les heures scoulent avec lenteur ; car si quelquefois leursoccupations les quittent, ils sont tout accabls du loisir quelles leur laissent ; ils nesavent ni comment en faire usage, ni comment sen dbarrasser : aussi cherchent-ils une occupation quelconque : et tout le temps intermdiaire devient un fardeaupour eux. Cela certes est si vrai, que, si un jour a t indiqu pour un combat degladiateurs, ou si lpoque de tout autre spectacle ou divertissement est attendue,ils voudraient franchir tous les jours dintervalle.

    (4) Tout retardement lobjet quils dsirent leur semble long. Mais le momentaprs lequel ils soupirent est court et fugitif, et devient encore plus rapide par leurfaute ; car dun objet ils passent un autre, et aucune passion ne peut seule lescaptiver. Pour eux les jours ne sont pas longs mais insupportables. Combien, aucontraire, leur paraissent courtes les nuits quils passent dans les bras des prosti-tues et dans les orgies !

    (5) Aussi les potes, dont le dlire entretient par des fictions les garements deshommes, ont-ils feint que Jupiter, enivr des dlices dune nuit adultre en doubla

    la dure. Nest-ce pas exciter nos vices que de les attribuer aux dieux, et de donnerpour excuse a la licence de nos passions les excs de la Divinit ? Pourraient-ellesne leur point paratre courtes, ces nuits quils achtent si cher? Ils perdent le jourdans lattente de la nuit, et la nuit dans la crainte du jour.

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    Chapitre XVII.

    (1) Leurs plaisirs mmes sont agits ; ils sont en proie mille terreurs ; et au seinde leurs jouissances cette pense importune se prsente leur esprit : Combience bonheur doit-il durer ? triste rflexion qui a souvent fait gmir sur leur puis-

    sance les rois, moins satisfaits de leur grandeur prsente queffrays de lide deson terme.

    (2) Lorsque dans des plaines immenses Xerxs dployait son arme tellementnombreuse, que, ne pouvant en faire le dnombrement, il la mesurait par lten-due du terrain quelle couvrait, ce monarque si orgueilleux ne put retenir ses larmes,en songeant que de cette multitude dhommes la fleur de lge, aucun nexiste-rait dans cent ans. Mais lui, qui pleurait ainsi, il allait dans un bien court intervalle,

    faire prir soit sur terre, soit sur mer, dans le combat ou dans la fuite, ces mmeshommes pour lesquels il redoutait la rvolution dun sicle.

    (3) Mais que dis-je ? leurs joies mmes sont inquites ; car elles ne reposent passur des fondements solides : la mme vanit qui les fait natre, les trouble. Quedoivent tre, pensez-vous, les moments de leur vie, qui, de leur aveu mme, sontmalheureux, si ceux dont ils senorgueillissent et qui semblent les lever au-dessusde lhumanit, sont loin de leur offrir un bonheur sans mlange ?

    (4) Les plus grands biens ne sont point exempts de sollicitude, et la plus hautefortune doit inspirer le moins de confiance. Le bonheur est ncessaire pour conser-ver le bonheur, et les vux exaucs exigent dautres vux. Tout ce que donne lehasard est peu stable ; et plus il vous lve, plus haut il vous suspend au bord duprcipice. Or, personne ne doit se complaire des biens si fragiles. Elle est doncnon seulement trs courte, mais aussi trs malheureuse la vie de ceux qui se pro-curent avec de grands efforts ce quils ne peuvent conserver quavec des effortsplus grands encore.

    (5) Ils acquirent avec peine ce quils dsirent, et possdent avec inquitudece quils ont acquis. On ne tient cependant aucun compte dun temps qui nedoit plus revenir : danciennes occupations on en substitue de nouvelles; unespoir accompli fait natre un autre espoir ; lambition provoque lambition. Onne cherche point la fin des peines, seulement on en change lobjet. Sest-on tour-ment pour parvenir aux honneurs, on perd plus de temps encore, afin dy fairearriver les autres. Candidats, sommes-nous la fin de nos brigues, nous deve-nons solliciteurs pour autrui. Avons-nous dpos la pnible fonction daccusa-teur ; nous aspirons celle de juge. A-t-on cess dtre juge, on veut prsider le

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    tribunal. Cet agent mercenaire a vieilli pour grer la fortune dun autre : mainte-nant la sienne labsorbe tout entier.

    (6) Marius a quitt la chaussure du soldat : il devient consul. Quintius se htede dposer la dictature : il va bientt tre encore une fois arrach sa charrue. Ilmarchera contre les Carthaginois, ds avant lge requis pour une si grande en-treprise ; Scipion vainqueur dAnnibal, vainqueur dAntiochus, ornement de sonpropre consulat, caution de celui de son frre ; et si lui-mme ny met obstacle,il sera plac ct de Jupiter. Plus fard, des citoyens sditieux nen poursuivrontpas moins le sauveur de Rome ; et aprs quil aura ddaign dans sa jeunesse deshonneurs qui leussent gal aux dieux, sa vieillesse ambitieuse se complaira dansun exil sans terme. Jamais on ne manquera de motifs heureux ou malheureux desollicitude : les affaires nous interdiront le repos toujours dsir, jamais obtenu.

    Chapitre XVIII.

    (1) Sparez-vous donc du vulgaire, mon cher Paulinus ; et pour rentrer enfinpaisiblement au port, nattendez pas que toute votre vie ait essuy la tempte.Songez combien de fois vous avez brav les flots, combien de temptes prives

    vous avez soutenues, combien dorages publics vous avez attirs sur votre tte.Assez longtemps votre vertu sest montre dans les fatigues dune vie pnible, agi-te ; prouvez ce quelle pourra faire au sein du repos. Vous avez consacr larpublique la plus grande, et certes la meilleure partie de votre vie; prenez aussiun peu de temps pour vous.

    (2) Ce nest point un repos plein dindolence et dinertie que je vous convie ; cenest ni dans le sommeil ni dans les volupts chries de la foule que je veux vous

    voir ensevelir tout ce quil y a en vous de vivacit et dnergie. Ce nest pas l sereposer. Vous trouverez encore des occupations plus importantes que celles dontvous vous tes si activement acquitt jusqu ce jour, et vous y vaquerez loisir eten scurit.

    (3) Vous administrez les revenus de lunivers avec autant de dsintressementque ceux dautrui, autant de zle que les vtres, autant dintgrit que ceux de larpublique Vous savez vous concilier laffection dans une position ou il est difficiledviter la haine : mais cependant, croyez-moi, mieux vaut soccuper rgler les

    comptes de sa vie que ceux des subsistances publiques.

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    (4) Cette force desprit, capable des plus grandes choses, cessez de la consa-crer un ministre honorable sans doute, mais peu propre rendre la vie heu-reuse, et appliquez-la dsormais vous-mme. Songez que si, depuis votre pre-mier ge, vous avez cultiv assidment de nobles tudes, ce ntait point pourdevenir le dpositaire fidle de plusieurs milliers de mesures de bl. Vous donniez

    de plus grandes et plus hautes esprances. On ne manquera points dhommes quijoignent au got du travail une intgrit scrupuleuse. Les btes de somme sontplus propres porter un fardeau que les coursiers de race : qui osa jamais ralentirleur gnreuse vivacit sous un lourd bagage ? Rflchissez, en outre, combien desollicitude entrane une charge si pnible : cest lestomac de lhomme que vousavez affaire : un peuple affam nentend point raison ; lquit ne saurait le calmer,ni les prires le flchir.

    (5) Nagure, dans les journes qui prcdrent ou suivirent immdiatement samort, C.Csar, si lon conserve encore quelque sentiment dans les enfers, dut re-gretter amrement de laisser le peuple romain sain et sauf, car il ne restait de sub-sistances que pour sept ou huit jours ; et tandis quavec des vaisseaux il construisitdes ponts, et se jouait de la puissance de lempire, on tait la veille de subir ledernier des maux, mme pour des assigs, la disette. Peu sen fallut que la mort,la famine et la ruine gnrale qui en est presque toujours la suite, naccompa-gnassent cette imitation dun roi insens, dun roi tranger, si malencontreuse-ment superbe.

    (6) Dans quelle situation desprit durent tre les magistrats chargs des approvi-sionnements publics ! Menacs du fer, des pierres, du feu, de la fureur de Caus, ilsmirent un soin extrme dissimuler un mal quaucun symptme navait encoretrahi. Ctait agir sagement : car il est des malades quil faut laisser dans ligno-rance de leur mal ; beaucoup dhommes sont morts pour lavoir connu.

    Chapitre XIX.

    (1) Cherchez donc un asile dans des occupations plus tranquilles, plus sres,plus hautes. Veiller ce que les arrivages du bl seffectuent sans fraude, ce quilsoit soigneusement emmagasin dans les greniers, de peur quil ne schauffe ouquil ne se gte par lhumidit, enfin ce que la mesure et le poids sy trouvent ;pensez-vous, que de tels soins puissent tre compars ces saintes et sublimes

    tudes qui vous rvleront la nature des dieux, leurs plaisirs, leur condition, leur

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    forme ? vous feront connatre la destine rserve notre me ? dans quel lieudoit nous placer la nature quand nous serons dgags des liens corporels ? quellepuissance soutient, au milieu de lespace, les corps les plus pesants ; au-dessus,les plus lgers ; porte la matire igne dans les rgions les plus hautes ; imprimeaux astres leur rvolution ; produit enfin mille autres phnomnes encore plus

    merveilleux?

    (2) Voulez-vous abandonnant la terre, lever votre esprit ces hautes connais-sances ? Maintenant que votre sang circule avec chaleur, et que vous tes dans laforce de lge, dirigez-vous vers ces objets dignes de votre prfrence. Vous trouve-rez, dans ce genre de vie, lenthousiasme des sciences utiles, lamour et la pratiquede la vertu, loubli des passions, lart de vivre et de mourir, un calme inaltrable.

    Chapitre XX.

    (1) La condition de tous les gens occups est malheureuse : plus malheureuseest celle des hommes qui chargent leur vie de soins qui ne sont pas pour eux,attendant pour dormir quun autre dorme, pour faire un pas quun autre marche,pour manger quun autre ait apptit. Lamiti, la haine, les plus libres de toutes les

    affections, sont chez eux commandement. Ceux-l, sils veulent savoir combienleur vie est courte, nont qu supputer la part qui en revient leur usage.

    (2) Quoique vous les ayez vus souvent revtus de la prtexte, quoique leur nomsoit connu dans le forum, nen soyez pas jaloux : ces avantages, ils les achtentaux dpens de leurs jours, et pour le plaisir dattacher leur nom une anne, ilsperdront toutes celles de leur vie. Quelques-uns prennent leur essor ambitieuxvers les hauts emplois, et dans cette lutte, ds leurs premiers efforts, la mort vient

    moissonner leurs jeunes ans : dautres, aprs tre parvenus, force de bassesses,jusquau fate des honneurs, ont t affligs par la triste pense, quils navaienttravaill que pour faire graver un vain titre sur leur tombe. Il en est enfin dont ladcrpitude, tout occupe des fraches esprances qui ne conviennent qu la jeu-nesse, a succomb de faiblesse au milieu de leurs grands et malencontreux efforts.

    (3) Honte ce vieillard qui a rendu lme comme il dfendait de vils plaideurset recherchait les applaudissements dun auditoire ignorant ! Honte celui qui,plus tt lass de vivre que de travailler, a succomb au milieu de ces occupations !

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