David Lapoujade Les Mouvements Aberrants

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David Lapoujade

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  • DELEUZE,LESMOUVEMENTS

    ABERRANTS

  • DU MME AUTEUR

    FICTIONS DU PRAGMATISME. William et Henry James, 2008.

    PUISSANCES DU TEMPS. Versions de Bergson, 2010.

    dition des ouvrages posthumes de Gilles Deleuze, Lle dserteet autres textes (2002) et Deux rgimes de fous (2003).

    Chez un autre diteur

    WILLIAM JAMES. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997 ; rd.Les Empcheurs de penser en rond, 2007.

  • DAVID LAPOUJADE

    DELEUZE,LESMOUVEMENTS

    ABERRANTS

    LES DITIONS DE MINUIT

  • ! 2014 by LES DITIONS DE MINUITwww.leseditionsdeminuit.fr

  • Liste des abrviations et des ditions utilises :

    * A : LAnti-dipe (avec Guattari), Paris, Minuit, 1972/2012.B : Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966.C1 : Cinma 1 Limage-mouvement, Paris, Minuit, 1983.C2 : Cinma 2 Limage-temps, Paris, Minuit, 1985.CC : Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.D : Dialogues (avec Claire Parnet), Flammarion, 1977, d.

    augmente, 1996.DR : Diffrence et rptition, Paris, PUF, 1969.DRF : Deux rgimes de fous et autres textes, Paris, Minuit,

    2003.E : Lpuis (in S. Beckett, Quad), Paris, Minuit, 1992.ES : Empirisme et subjectivit, Paris, PUF, 1953.F : Foucault, Paris, Minuit, 1986.FB : Francis Bacon : Logique de la sensation, Paris, La Dcou-

    verte, 1981.ID : Lle dserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.KLM : Kafka. Pour une littrature mineure (avec Guattari),

    Paris, Minuit, 1975.LS : Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.MP : Mille plateaux (avec Guattari), Paris, Minuit, 1980.NP : Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.P : Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.PCK : La Philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1963.Pp : Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.PS : Proust et les signes, Paris, PUF, d. augmente, 1970.PSM : Prsentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967.* QLP : Quest-ce que la philosophie ? (avec Guattari), Paris,

    Minuit, 1991/collection reprise , 2011.SPE : Spinoza et le problme de lexpression, Paris, Minuit,

    1968.* SPP : Spinoza Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981/

    collection reprise , 2011.

    NB : Les rfrences des textes prcds dun astrisque ren-voient deux paginations distinctes, la premire lditionoriginale, la seconde la nouvelle dition.

  • INTRODUCTION.LES MOUVEMENTS ABERRANTS

    Quel est le problme le plus gnral de la philosophie deDeleuze ? La pense de Deleuze nest pas une philosophie delvnement, ni une philosophie de limmanence, pas davantageune ontologie des flux ou du virtuel. Trop savantes, la plupartde ces dfinitions supposent ou prjugent ce qui est en ques-tion. Il faudrait plutt partir dune impression densemble,quitte la corriger plus tard. Quel est le trait distinctif de saphilosophie ? Ce qui intresse avant tout Deleuze, ce sont lesmouvements aberrants. La philosophie de Deleuze se prsentecomme une philosophie des mouvements aberrants ou desmouvements forcs . Elle constitue la tentative la plus rigou-reuse, la plus dmesure, la plus systmatique aussi, de rper-torier les mouvements aberrants qui traversent la matire, lavie, la pense, la nature, lhistoire des socits. Classer est uneactivit essentielle chez Deleuze comme activit de distinction,mais aussi comme activit la fois pdagogique et systmatique.Deleuze ne cesse de distinguer et de classer des mouvementsaberrants. Son uvre, et celle commune avec Guattari, en estcomme lencyclopdie.On peut invoquer ple-mle les mouvements aberrants de

    la Diffrence ou de la Rptition, la conduite perverse du maso-chiste et ses contrats tordus , la perversion du Robinson deTournier, la flure qui traverse le naturalisme de Zola et pr-cipite ses personnages dans la folie et la mort, les paradoxeslogiques de Lewis Carroll et les cris-souffles dArtaud dansLogique du sens, la figure positive du schizo dans LAnti-dipe avec ses lignes de fuite , son corps sans organes et son brouillage des codes sociaux. La notion de processusperd sa neutralit descriptive pour devenir une rupture, uneperce qui brise la continuit dune personnalit, lentranantdans une sorte de voyage travers un plus de ralit intense

  • et effrayant, suivant des lignes de fuite o sengouffrent natureet histoire, organisme et esprit (DRF, 26). Ou encore Milleplateaux qui se prsente comme une vaste fresque de mouve-ments aberrants, avec ses devenirs, ses actes de sorcellerie etses participations contre nature, sa logique rhizomatique et sesmultiplicits nomades, sa ritournelle cosmique et ses machinesde guerre jusqu la puissante ligne abstraite inorganique, ligne frntique de variation, en ruban, en spirale, en zigzag,en S... (MP, 623), la mme qui apparat dj dans Diffrenceet rptition 1. Mme la Terre est secoue par des mouvementsaberrants qui la dterritorialisent 2.Cest encore une srie de mouvements aberrants qui expli-

    que la torsion intense des figures chez Bacon ; ce sont toutesles dramatisations despaces-temps rpertories dans Cinma 1et Cinma 2, comme une tentative de classification naturalistedes mouvements aberrants qui chappent aux constructionsnarratives imposes par lindustrialisation du cinma. Cestencore le mouvement baroque de porter le pli et le dpli linfini chez Leibniz et les noleibniziens. Cela va jusqu ladfinition de la philosophie elle-mme, conue comme le mou-vement aberrant de crer des concepts tant il ny a de pensequinvolontaire, suscite, contrainte dans la pense, dautantplus ncessaire absolument quelle nat, par effraction, du for-tuit dans le monde (DR, 181).Mais ntait-ce pas dj le sens des tudes monographiques

    sur Hume, Bergson, Lucrce ou Platon ? Dans chaque cas,Deleuze a cherch produire dans le dos du penseur les mou-vements aberrants immanents son uvre. Chaque monogra-phie tmoigne en effet du dsir darriver dans le dos dunauteur, et de lui faire un enfant, qui serait le sien et qui seraitpourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, cest trs impor-tant, parce quil fallait que lauteur dise effectivement tout ceque je lui faisais dire. Mais que lenfant soit monstrueux, ctaitncessaire aussi, parce quil fallait passer par toutes sortes dedcentrements, glissements, cassements, missions secrtes 3 .

    1. DR, 44 : En renonant au model, cest--dire au symbole plastique de laforme, la ligne abstraite acquiert toute sa force, et participe au fond dautant plusviolemment quelle sen distingue sans quil se distingue delle .2. Pp, 201 : La terre [...] est insparable dun processus de dterritorialisation

    qui est son mouvement aberrant .3. P, 17 et D, 7 : Le mouvement se fait toujours dans le dos du penseur... .

    10 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • Il faut extraire lintuition qui fait craquer le systme commedisait Bergson, parfois mme jusquau point o le systme seretourne contre lui-mme, jusquau point o Platon indique ladirection dun renversement du platonisme , jusquau pointo Kant dcouvre, dans la troisime Critique, un usage drglde toutes les facults (CC, 47-48). Pas dauteur qui ne soitperverti par cette recherche constante des aberrations qui ani-ment secrtement sa pense. Pervertir est une opration essen-tielle chez Deleuze et le pervers est un personnage central desa philosophie au mme titre que le fameux schizo deLAnti-dipe.Ces mouvements aberrants nont rien darbitraire ; ce ne sont

    pas des anomalies sinon dun point de vue extrieur. Il faut aucontraire dgager les conditions qui les rendent seuls vrita-blement constitutifs et seuls vritablement rels. On le voitdans les livres sur le cinma : sils apparaissent dabord commeune anomalie ou une exception que le rgime narratif delimage-mouvement sefforce de conjurer, ils apparaissent poureux-mmes avec limage-temps, constitutifs de nouvelles syn-taxes : faux raccords, profondeur de champ, plan-squence,dcadrages, coupures irrationnelles 4. Ils nont rien non plus decontingent bien quils ne puissent rendre raison par eux-mmesde la ncessit qui les traverse. Cette ncessit leur vient dail-leurs. Cest prcisment le problme : quelle logique obissentces mouvements aberrants ? Ce problme a hant Deleuze. Ilfaut chaque fois dgager la logique de ces mouvements. Cestun problme de pense pure.

    Car ce qui intresse par-dessus tout Deleuze, cest la logique,produire des logiques. Peut-tre est-ce le trait par lequel il estle plus spinoziste 5. Sil y a un trait qui le distingue de Foucault,Sartre ou Bergson, cest cette passion pour la logique et lesconcepts quelle rclame. Deleuze est avant tout un logicien ettous ses livres sont des Logiques . Son premier livre surHume aurait pu sappeler Logique de la nature humaine ,tout comme son livre sur Proust aurait pu sappeler Logique

    4. C2, 186 : Cest ce que nous essayons de dire depuis le dbut de cette tude :une mutation cinmatographique se produit lorsque les aberrations de mouvementprennent leur indpendance, cest--dire lorsque les mobiles et les mouvementsperdent leurs invariants .5. SPE, 114 : La philosophie de Spinoza est une logique .

    11INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • des signes . Il ne cherche dgager ni la structure narrativede la Recherche ni une quelconque profondeur danalyse psy-chologique, il veut produire la logique quelle enveloppecomme dans une chrysalide. Et plus il ltudie, plus cette logi-que en vient justement se confondre avec les mouvementsaberrants de la folie, non pas de Proust, mais de son narrateur. Cet univers de botes closes que jai tent de dcrire, avec sescommunications aberrantes, cest un univers fondamentale-ment schizode (DRF, 47). Pour chaque auteur, pour chaquedomaine, la question est la mme : quelle est la logique ? Cestvidemment le cas des livres sur Spinoza qui dgagent la nou-velle logique de lautomate spirituel spinoziste 6. Cest gale-ment le cas du livre sur Foucault qui voit dans les mutationsde sa pense le signe dune profonde logique 7. Lorsque, avecGuattari, ils critiquent la psychanalyse, cest encore au nom dela logique. dipe est dabord une succession de paralogismes,une srie de contresens sur la logique du dsir, conue etdcrite comme production de mouvements aberrants 8. LAnti-dipe aurait pu sappeler Logique du dsir tout commeMille plateaux aurait pu sappeler Logique des multiplici-ts 9. Et ces deux livres multiplient les logiques jusqu conce-voir le capitalisme comme une axiomatique, avec thormes etpostulats. De la mme manire encore, les livres sur le cinmaauraient pu sappeler Logique des images tout comme ilexiste une Logique du sens ou une Logique de la sensation 10.Et lorsque Deleuze et Guattari disent que la philosophieconsiste dans la cration de concepts, que disent-ils sinon quil

    6. SPE, 300 ; sur la nouvelle logique de la distinction formelle, cf. 51, 57 ;sur la nouvelle logique de labsolu, 69.7. Pp, 129 : ... l, je cherche la logique de cette pense, qui me semble une des

    plus grandes philosophies modernes. La logique dune pense, ce nest pas unsystme rationnel en quilibre [...] La logique dune pense est comme un vent quinous pousse dans le dos, une srie de rafales et de secousses .8. A, 32/34 : Dune certaine manire, la logique du dsir rate son objet ds

    le premier pas... et 54/56 : dipe devient donc maintenant pour nous la pierrede touche de la logique .9. propos de Mille plateaux, DRF, 163 : ... lanalyse des agencements, pris

    dans leurs diverses composantes, nous ouvre sur une logique gnrale : nous navonsfait que lesquisser, et ce sera sans doute la suite de notre travail, faire cette logique,ce que Guattari appelle diagrammatisme . Cf. galement Pp, 201 : Je conoisla philosophie comme une logique des multiplicits (je me sens proche de MichelSerres cet gard) .10. propos de C1 et C2, Pp, 68 : ... jai essay de faire un livre de logique,

    une logique du cinma .

    12 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • sagit de produire des logiques, tant il est vrai quun conceptne se cre jamais seul, mais toujours enchan dautres. Crerun concept, cest crer la logique qui le lie dautres concepts.Logique ne veut pas dire rationnel. On dirait mme que,

    pour Deleuze, un mouvement est dautant plus logique quilchappe toute rationalit. Plus cest irrationnel, plus cestaberrant, plus cest logique pourtant. Cest comme les person-nages de Dostoevski ou de Melville : ils ne peuvent avanceraucune raison, bien quils obissent une logique imprieuse 11.Comme la montr Zourabichvili, irrationnel nest pas chezDeleuze synonyme dillogique, au contraire. Cest pourquoi,du dbut la fin, les logiques qui lintressent sont celles quichappent toute raison, logique du masochisme, logique dusens et du non-sens chez Lewis Carroll, logique du processusschizophrnique ou encore logique de certains philosophes qui,sous couvert de raison, ont invent des logiques fort peu ration-nelles en vrit (Hume, Bergson, Spinoza ou mme Leibniz).La logique a toujours quelque chose de schizophrnique chezDeleuze. Cela constitue un autre trait distinctif : une profondeperversion au cur mme de la philosophie. Se dgage ainsiune premire dfinition de la philosophie de Deleuze : elle seprsente comme une logique irrationnelle des mouvements aber-rants. Nous verrons que, sous certaines conditions, les mouve-ments aberrants constituent la plus haute puissance dexistertandis que les logiques irrationnelles constituent la plus hautepuissance de penser.Si on a pu dfinir lempirisme comme une philosophie de

    lhomme ordinaire qui se constitue travers la rgularit desassociations dides, la rgulation des passions, bref un hommedhabitudes et de normes, alors la philosophie de Deleuze nestpas un empirisme, du moins pas cet empirisme-l. Il ne sagitpas de montrer comment lesprit, dabord vou au chaos, envient constituer des rgles, contracter des habitudes pour

    11. CC, 105 : Lacte fondamental du roman amricain, le mme que celui duroman russe, a t demporter le roman loin des voies des raisons, et de faire natreces personnages qui se tiennent dans le nant, ne survivent que dans le vide, gardentjusquau bout leur mystre et dfient logique et psychologie [...]. Ce qui comptepour un grand romancier, Melville, Dostoevski, Kafka ou Musil, cest que les chosesrestent nigmatiques et pourtant non-arbitraires : bref, une nouvelle logique, plei-nement une logique, mais qui ne nous reconduise pas la raison, et saisisse lintimitde la vie et de la mort . Cf. galement A, 455/459 : Nous croyons au dsircomme lirrationnel de toute rationalit .

    13INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • finalement faire preuve de bon sens, surtout si lon dfinit lebon sens comme ce qui va du singulier au rgulier, du remar-quable lordinaire (LS, 94). Pour Deleuze, il ny a pas, il nepeut pas y avoir de philosophie de lordinaire, du rgulier oudu lgal. La philosophie de lordinaire est la mort de la philo-sophie. Il faut trouver un autre nom, empirisme suprieur,empirisme radical ou empirisme transcendantal qui tmoi-gne de la ncessit dinvoquer dautres types de mouvements,dmoniques ou excessifs.En logicien impitoyable, Deleuze est indiffrent la descrip-

    tion des vcus (des plus originaires aux plus ordinaires). Cestpourquoi on ne trouve aucun exemple tir de la vie courante.Il ny a chez Deleuze ni garon de caf, ni sucre qui fond, nitable sur laquelle jcris, aucun appel lexprience vcue. ses yeux, les philosophies de loriginaire et de lordinaire sonttrop tendres, trop sentimentales. Seule compte la logique maisparce que nous verrons quelle a une curieuse manire de seconfondre, au-del des vcus, avec les puissances mmes de lavie. Do, autre trait distinctif, un vitalisme rigoureux. Ce nestpas que la vie insuffle la logique un vent dirrationalit qui,sinon, lui fait dfaut ; cest plutt que les puissances de la vieproduisent sans cesse de nouvelles logiques qui nous soumet-tent leur irrationalit.

    Nous disions quil est toujours difficile de rsumer une phi-losophie par une proposition gnrale ou un trait essentiel, dedfinir par exemple la philosophie de Deleuze comme unephilosophie de lUn (du Multiple aussi bien), une ontologiedes flux ou une pense de limmanence. Il y a une raison cela : cest quon se propose dexpliquer Deleuze partir decertaines thses gnrales sans remonter jusquau problmeeffectif dont ces thses procdent. Il est trange quon tienneaussi peu compte des exigences fixes par Deleuze sur ce point.On peut certes se rclamer de dclarations o Deleuze sexpli-que sur ce quil a voulu faire 12. Mais par l on se spare jus-

    12. Pp, 194 : Dans tous mes livres, jai cherch la nature de lvnement et196 : Tout ce que jai crit tait vitaliste, du moins je lespre, et constituait unethorie des signes et de lvnement . Ou encore DRF, 339 : Vous voyez bienlimportance pour moi de la notion de multiplicit : cest lessentiel [...] ... Je croisque, outre les multiplicits, le plus important pour moi a t limage de la pensetelle que jai essay de lanalyser dans Diffrence et rptition, puis dans Proust, etpartout .

    14 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • tement du problme dont ces dclarations dpendent. Laver-tissement est pourtant trs clair : Ds que nous oublionsle problme, nous navons plus devant nous quune solutiongnrale abstraite 13 et un ensemble de thses indpendantes ds lors, discutables supposes valoir pour la pense delauteur : Deleuze, philosophe de lvnement, penseur delimmanence, philosophe vitaliste... Une philosophie consistedabord dans la position et la dtermination dun problme, etnon dans les notions ou concepts qui en dpendent ou quipermettent de le rsoudre. Aucune des notions que nousvenons dnumrer ne constitue un problme par elle-mme,chacune est au contraire lobjet de dfinitions explicites.Les mouvements aberrants constituent les signes du pro-

    blme gnral de la philosophie de Deleuze. Mais quelle estprcisment la nature du problme ? Quel est donc le problmequi les fait surgir, les fait rechercher partout ? Avant de pouvoirrpondre, peut-tre faut-il distinguer deux types de problmesou de combats. Car un problme relve souvent dune preuvephysique-mentale qui fait du philosophe un lutteur, un dialec-ticien, et donne la pense des allures piques. Cette tudeaurait pu sappeler : Deleuze, philosophie pique. Il y a toujourschez Deleuze un combat en cours. Mais ces combats sont deplusieurs ordres. Il faut distinguer entre le combat commeconsquence dune thse, un systme dattaque/dfense quiimplique positions et arguments, et des allis avec qui fairecause commune (ainsi Hume, Bergson, Spinoza ou Nietzsche).La philosophie ne manque pas de ces combats, de grandesbatailles pour rire dit Deleuze : matrialisme contre spiritua-lisme, nominalisme contre ralisme, etc. ce titre, la plupartdes monographies de Deleuze font toujours cause communeavec lauteur tudi : on pense avec lui, ses cts, on le dfendcontre les interprtations errones, les affadissements ou lespacifications convenues en lui restituant sa force combative.Alors videmment, Deleuze se revendique dune ligne dont

    les philosophies ont toujours constitu des lignes de front acti-ves, empirisme contre rationalisme, Lucrce contre la supers-tition, Leibniz et Spinoza contre le cartsianisme, Nietzschecontre Hegel. On peut dresser une longue liste de ces figures

    13. DR, 211. Cette exigence est constante chez Deleuze. Elle est prsente dsES, 118-119 et se retrouve dans QLP, 32/33.

    15INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • de combat o lon retrouverait des philosophes mais aussi descrivains Kleist contre Goethe, Artaud contre Rivire, lesDada contre les Surralistes des gomtres, des mathmati-ciens, science nomade contre science royale . Et, avecGuattari, la ligne de front stend encore avec la dclarationde guerre contre la psychanalyse, la dfense de linconscient-usine contre linconscient-thtre, de la machine contre lastructure, des machines de guerre nomades contre les appareilsde capture des appareils dtat et contre la puissance daxio-matisation du capitalisme, sans oublier le combat gnral de laphilosophie la fois contre le chaos et lopinion (QLP, 191/203). Partout, tout le temps, des descriptions de batailles, decombats aux foyers innombrables si bien que Deleuze et Guat-tari semblent passer dune position une autre, dune stratgie une autre suivant les plateaux , les ennemis et les dangers.Mais il y a un combat dune autre nature qui nest plus

    consquence, mais principe et dont le penseur lui-mme est laconsquence ; ce nest plus lui qui distribue les lignes de front,les positions, la carte gnrale des affrontements. Cest pluttsa pense qui se distribue, dploie sa topologie propre et ori-ginale en fonction du combat qui se droule en elle et dontelle procde, le cas exemplaire tant celui de Nietzsche. Nietzs-che sexpose en effet comme lieu dun combat incessant ausens o les positions quil occupe successivement tmoignentdune lutte qui se droule en lui, dont il est le patient, lins-trument ou le suppt et qui se distingue de tous les pro-blmes quil pose par ailleurs. Il est vident quun tel problmene peut pas tre nonc par celui qui est aux prises avec lui.Il agit comme un impens au cur de la pense et le travailphilosophique devient lexpos du dplacement du problmeou de la question 14. Cest un aspect quon retrouve chez Fou-cault lorsquil reprend les diverses priodes de son travail pourdire chaque fois : dans le fond, mon problme a toujours t...,formulant chaque fois un problme nouveau, sans rapportdirect avec le prcdent, comme un dernier tat de la question.Peu importe quil sagisse de reconstructions a posteriori, cesdplacements tmoignent chaque fois dun combat qui sedroule en lui et lui fait occuper une position toujours nouvelle.

    14. DR, 143 : Les problmes et les questions appartiennent donc linconscient,mais aussi bien linconscient est par nature diffrentiel et itratif, sriel, problma-tique et questionnant .

    16 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • Comme le dit Deleuze, il ne sagit plus dun combat contreles autres, mais dun combat entre soi, lorsque cest lecombattant lui-mme qui est le combat, entre ses propres par-ties, entre les forces qui subjuguent ou sont subjugues, entreles puissances qui expriment ces rapports de forces (CC,165), o lon ne lutte pas contre les autres sans lutter aussicontre soi-mme. Le point de vue nest plus le mme. Le pen-seur est alors vou, comme ce fut le cas pour Nietzsche, unencessaire solitude. Il ny a l aucun pathos, mais un effet duproblme, une consquence du combat puisque cest ce quifait quon ne peut plus faire cause commune dans un combatprexistant (sinon de solitude solitude, do, peut-tre, laproximit de tous les solitaires avec Nietzsche). Il ne sagit plusdopposer empirisme et rationalisme, immanence et transcen-dance, comme autant de problmes extrieurs soi et pourlesquels on trouve toujours des allis. Peut-tre est-ce cela queveut dire Deleuze lorsquil invoque le solipsisme ncessaire dupenseur 15 ? Il y a toujours un moment o les prdcesseurs etles intercesseurs ne servent plus rien, ne peuvent plus aider.On affronte le problme seul, non par hrosme, mais parcequon ne dispose daucune solution prexistante auquel le rap-porter, pour avancer dans sa rsolution. Les allis ne prexis-tent plus, il faut les crer soi-mme au fur et mesure.Quel est donc le problme par lequel Deleuze est finalement

    seul, sans Guattari ni Spinoza, Nietzsche ou Bergson, bien quilcontinue den passer par eux et par tant dautres ? Y a-t-ilquelque chose qui peut porter le nom de Deleuze au-del desemprunts, des dtournements et des collages ? La question sepose dautant plus que Deleuze na jamais cess de penser avecles autres, dans une solitude extrmement peuple . Soitlexemple de Diffrence et rptition. On a pu dire du projetgnral de louvrage quil consistait donner au structuralismesa philosophie transcendantale . Nest-ce pas dailleursDeleuze qui fixait cette tche la philosophie 16 ? De ce point

    15. DR, 361 : Il est bien vrai, en ce sens, que le penseur est ncessairementsolitaire et solipsiste . Et D, 13 : Quand on travaille, on est forcment dans unesolitude absolue. On ne peut pas faire cole, ni faire partie dune cole. Il ny a detravail que noir, et clandestin. Seulement cest une solitude extrmement peuple.Non pas peuple de rves, de fantasmes ni de projets, mais de rencontres [...]. Cestdu fond de cette solitude quon peut faire nimporte quelle rencontre .16. ID, 244 : Le structuralisme nest pas sparable dune philosophie transcen-

    dantale nouvelle... .

    17INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • de vue, Diffrence et rptition ne pose-t-il pas le problmedialectique dune totalisation des savoirs lintrieur du struc-turalisme ? On peut supposer que la structure dsigne un nou-veau mode dunification des savoirs et quelle rpond cettetotalisation, ambition toujours revendique chez Deleuze ,dans la mesure o elle permet de raccorder ple-mle math-matique et biologie, littrature et science physique, sexualit etpolitique selon une sorte de mathesis universalis et lon auraraison 17 ; car cest bien ce quoi lon assiste dans Diffrenceet rptition, une totalisation encyclopdique des savoirs et desdomaines dont le concept de structure est lagent de passage,de circulation ou de traduction. Reste quon ne comprendraitplus alors pourquoi le projet sordonne autour des nouveauxconcepts de diffrence et de rptition. On peut insister sur lestructuralisme de Deleuze, et plus tard, dans son travail deux avec Guattari, sur leur machinisme, et lon aura encoreune fois raison, mais ce quil y a de proprement deleuzien, cestdabord ce got pour les mouvements aberrants qui constitueson problme propre et, peut-tre mme, la raison de sa col-laboration avec Guattari. Ce quoi servent le structuralismepuis le machinisme, cest dabord former les logiques quirendent raison de ces mouvements aberrants.

    Dterminer le problme consiste dabord tablir le faitmme de ces mouvements aberrants. Quid facti ? Cette ques-tion se pose dautant plus si lon admet, avec Deleuze, que cesmouvements aberrants dbordent tout vcu, dpassent touteexprience empirique. Deleuze naffirme-t-il pas en effet queces mouvements aberrants nous emportent vers ce quil y adimpensable dans la pense, dinvivable dans la vie, dimm-morial dans la mmoire, constituant la limite ou l objet trans-cendant de chaque facult (DR, 250) ? Cest mme ce quilsont de proprement aberrant : ils excdent lexercice empiriquede chaque facult et forcent chacune se dpasser vers unobjet qui la concerne exclusivement, mais quelle natteint qu

    17. ID, 111 : Mais ce qui manque aujourdhui, ce que Sartre sut runir etincarner pour la gnration prcdente, ce sont les conditions dune totalisation :celle o la politique, limaginaire, la sexualit, linconscient, la volont se runissentdans les droits de la totalit humaine. Nous subsistons aujourdhui, les membrespars . Sur la mathesis universalis, cf. DR, 246, 257, 285.

    18 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • la limite delle-mme. Mais alors, quest-ce qui atteste de linvi-vable dans la vie, de limmmorial dans la mmoire ou delimpensable dans la pense sils restent inaccessibles, si lesfacults, dans leur usage empirique, ne peuvent les atteindre ?Ont-ils seulement une existence vrifiable ? Ou bien tmoi-gnent-ils bien de la plus ancienne mtaphysique, voire dunesorte dsotrisme, le mme sotrisme quon a parfois prt lexprience de lternel retour chez Nietzsche ou lexpri-mentation de lternit chez Spinoza ? Cest le soupon quipse sur les expriences limites. La question se pose de la mmemanire pour les processus schizophrniques dcrits dansLAnti-dipe, pour lexprimentation des devenirs ou du corps sans organes dcrits dansMille plateaux dont Deleuzeet Guattari disent justement : Le Corps sans Organes, on nyarrive pas, on ne peut pas y arriver, on na jamais fini dyaccder, cest une limite (MP, 186). Si on ny arrive pas, sion ne latteint jamais, alors comment en poser lexistence etdire simultanment : De toute manire vous en avez un (ouplusieurs), non pas tant quil prexiste ou soit donn tout fait bien quil prexiste certains gards mais de toute manirevous en faites un, vous ne pouvez pas dsirer sans en faire un et il vous attend, cest un exercice, une exprimentationinvitable... (MP, 185) ? Comment le corps sans organespeut-il tre la fois une exprimentation invitable et une limiteinaccessible ? Dans tous les cas, une mme question se pose :quid facti ?Cette premire difficult en engage bien videmment une

    autre, suivant lordre des tches kantien. Comment dterminerla lgitimit philosophique de tels mouvements, non pas seule-ment en tant quils auraient leur place dans un systme quel-conque, mais en tant quils doivent y jouer un rle constitutif.Comment peuvent-ils prtendre exercer une telle fonction ? Dequel droit ? Sur quoi leur lgitimit se fonde-t-elle ? On peutcertes affirmer que tout procde des mouvements aberrants,queux seuls tmoignent dune authentique puissance gnti-que. On peut invoquer Leibniz, Nietzsche ou Bergson quidgageaient dj de tels mouvements ; Deleuze y voyait leursignature (le pli port linfini, lternel retour ou les fluxcoexistants de la Dure) et sefforait den dgager chaque foisla logique singulire. On peut bien dire que ces mouvementsnont rien darbitraire ou daccidentel, quils sont au contraire

    19INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • ncessaires, forcs et, ce titre, absolument premiers, abso-lument constitutifs. On peut mme affirmer que tous les mou-vements rguliers sont seconds, drivs, y compris ceux quiobissent aux lois de la nature. On peut encore dire que laNature en son fond est pure aberration et que les participa-tions, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverseles rgnes 18 . Mais de quel droit ? Sur quoi se fondent detelles affirmations ? Comment sont-elles possibles ? Ou plutt :quest-ce qui les rend ncessaires ?Quid juris ?Do tirent-ellesleur lgitimit, si elles en ont une ?

    Il sensuit un troisime type de problme relatif aux mou-vements aberrants qui concerne directement leur rapport avecla vie, dun point de vue la fois thique et politique. Nonplus quid facti ? ni quid juris ? mais quid vit ? Ny a-t-il pasen effet un danger rel inhrent aux mouvements aberrants ?Sil faut chaque fois se porter aux limites de ce que nouspouvons, ne court-on pas le risque dtre emport au-del deces limites et de sombrer ? Comment les mouvements aberrantsne se confondraient-ils pas avec un processus dautodestruc-tion ? Lexcs quils expriment ne risque-t-il pas de nousdtruire, corps et me ? Lexprimentation vitale, cest lors-quune tentative quelconque vous saisit, sempare de vous, ins-taurant de plus en plus de connexions, vous ouvrant desconnexions : une telle exprimentation peut comporter unesorte dautodestruction, elle peut passer par des produits dac-compagnement ou dlancement, tabac, alcool, drogues. Ellenest pas suicidaire, pour autant que le flux destructeur ne serabat pas sur lui-mme, mais sert la conjugaison dautres flux,quels que soient les risques. Mais lentreprise suicidaire aucontraire, cest quand tout est rabattu sur ce seul flux : maprise, ma sance, mon verre. Cest le contraire des con-nexions, cest la dconnexion organise (DRF, 140). ctdes combats contre les autres et du combat entre soi ,ny a-t-il pas une autre guerre encore, moins quelle ne soit

    18. MP, 295 et DR, 292-293 : Autant dire que le rel nest pas le rsultat deslois qui le rgissent, et quun Dieu saturnien dvore par un bout ce quil a fait delautre, lgifrant contre sa cration puisquil cre contre sa lgislation. Nous voilforcs et de sentir et de penser la diffrence. Nous sentons quelque chose qui estcontraire aux lois de la nature, nous pensons quelque chose qui est contraire auxprincipes de la pense . Cf. galement DR, 312-313.

    20 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • ltrange effet de ces combats, une forme dautodestructionimmanente aux mouvements aberrants ? Quest-ce qui sestpass au juste ? Ils nont rien tent de spcial qui ft au-dessusde leur force ; pourtant ils se rveillent comme dune batailletrop grande pour eux, le corps bris, les muscles fouls, lmemorte (LS, 180). Combat douteux o les forces vitales fai-blissent, spuisent, se retournent contre elles-mmes, o lonnest plus capable de rien faire, dsol, dsespr, un fusilvide la main et les cibles descendues selon la formule deFitzgerald.Tout est trangement imbriqu, semble-t-il. ct de la

    rptition qui sauve, il y a la rptition qui tue ou dtruit,comme les pulsions qui emportent les personnages de Zola oules personnages naturalistes de Von Stroheim, Buuel etNicholas Ray dans un irrversible engrenage mortifre (C1,173 sq.). Cest un danger analogue qui reparat lorsque Deleuzeet Guattari dcrivent le mouvement aberrant des lignes defuite : Elles dgagent delles-mmes un trange dsespoir,comme une odeur de mort et dimmolation, comme un tat deguerre dont on sort rompu . Un peu plus loin, ils prcisent : Pourquoi la ligne de fuite est-elle une guerre do lon risquetant de sortir dfait, dtruit, aprs avoir dtruit tout ce quonpouvait 19 ? Les mouvements aberrants menacent la vie autantquils en librent les puissances. Le vitalisme de Deleuze estplus trouble, plus indcis quon ne laffirme parfois.On en trouve la confirmation dans le fait que ses textes les

    plus vitalistes sont toujours en mme temps des textesconsacrs la mort, ce que la vie fait mourir en nous pourlibrer ses puissances (et aux dangers que fait courir cettemort). Tout se passe comme si ce quil y a de plus intensmentvital tait insupportable ou, sinon, dans des conditions tellesquil faut de toute faon en passer par des morts qui nousdsorganisent, voire nous dsorganicisent . Cest que, chezDeleuze, la vie ne se limite pas produire des organismes, nine prend invariablement une forme organique. Les mouve-

    19. MP, 280. D, 50. Ou encore, par exemple, dans F, 130 : Cest une terribleligne qui brasse tous les diagrammes, au-dessus des ouragans mmes, la ligne deMelville, aux deux bouts libres, qui enveloppe toute lembarcation dans ses man-dres compliqus, qui se livre le moment venu dhorribles contorsions, et risquetoujours dentraner un homme lorsquelle file ; ou bien la ligne de Michaux, auxmille aberrations, vitesse molculaire croissante, lanire du fouet dun charretieren fureur. Mais, si terrible soit cette ligne, cest une ligne de vie...

    21INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • ments aberrants tmoignent au contraire dune vie inorgani-que qui traverse les organismes et menace leur intgrit, unevie indiffrente aux corps quelle traverse comme aux sujetsquelle bouleverse. On atteint ce point o la vie devient tropgrande pour moi, jetant partout ses singularits, sans rapportavec moi (LS, 177), o elle entrane le sujet vers des expri-mentations la limite de linvivable.Deleuze voyait dans la pense de Foucault un vitalisme sur

    fond de mortalisme 20 . Mais peut-tre est-ce Deleuze quela formule convient dabord tant la mort est prsente chez lui,comme ce qui donne au mouvement son caractre aberrant ;cest en effet linstinct de mort qui dfinit le mouvement forcqui parcourt Diffrence et rptition. Cest un mouvement degrande amplitude qui fait mourir tout ce qui nest pas nces-saire aux puissances de vie, en mme temps que ces mortsintrieures risquent toujours de nous entraner dans un pro-cessus mortifre ou suicidaire. Il faut se dfaire de lide selonlaquelle Deleuze naurait fait que chanter laffirmation joyeusedes puissances de vie. Nest-ce pas lui qui crit que les philo-sophes se sentent dtranges affinits avec la mort, quils sontpasss par la mort ; et ils croient aussi que, bien que morts, ilscontinuent vivre, mais frileusement, avec fatigue et prcaution[...]. Le philosophe est quelquun qui se croit revenu des morts, tort ou raison, et qui retourne aux morts, en toute rai-son 21 ? Cela ne suppose aucun got, aucune fascination pourla mort, mais bien plutt la perception de la vie comme coex-tensive la mort, aux morts par lesquelles elle nous fait passer.Sil faut rendre la mort aberrante, schizophrniser la mort comme le dit LAnti-dipe, cest parce quelle est linstancesilencieuse qui, son tour, rend la vie aberrante, la schizophr-nise, do le caractre coextensif. Les mouvements aberrantsnous arrachent nous-mmes, selon un terme qui revient sou-vent chez Deleuze. Il y a quelque chose de trop fort dansla vie, de trop intense, que nous ne pouvons vivre qu la limitede nous-mmes. Cest comme un risque qui fait quon ne tientplus sa vie dans ce quelle a de personnel, mais limpersonnelquelle permet datteindre, de voir, de crer, de sentir traverselle. La vie ne vaut plus qu la pointe delle-mme.Quid vitae ?

    20. Pp, 125. La formule apparat chez Foucault dans Naissance de la clinique,Paris, PUF, 1963, p. 148.21. C2, 271. Cf. galement, QLP, 67/71.

    22 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • Ce combat, qui se mne en nous, est insparable dun com-bat men contre les puissances extrieures qui nous traversentet nous asservissent (Pp, 7). Il participe dune machine deguerre, positive, active, dans laquelle nous sommes pris. Penser,pour Deleuze, a toujours t conu comme un acte guerrier 22.Politiquement, historiquement, socialement, les mouvementsaberrants sont toujours des machines de guerre, des agence-ments guerriers, comme en attestent, tout au long de lhistoireuniverselle, les nomades, les travailleurs itinrants, les savants,les artistes, compte tenu des nouveaux types despace-tempsquils crent. Dune manire trs gnrale, les mouvementsaberrants sont insparables dune force critique destructrice.De ce point de vue, la question quid juris ? nimplique passeulement de dterminer le droit propre tel ou tel fait, maisde combattre, de lutter en faveur de ce quexpriment ces mou-vements aberrants. Lexpression est comme un cri, et il y a denombreux cris chez Deleuze. Cest comme un dernier tat dela question : quels droits ces mouvements aberrants revendi-quent-ils ? En faveur de quelles nouvelles existences tmoi-gnent-ils ? Cest peut-tre l le secret : faire exister, non pasjuger (CC, 169). Pourquoi en passer alors par les nomades,les mtallurgistes, les Indiens, les travailleurs itinrants, la go-mtrie archimdienne ou la musique ? Ny a-t-il pas une luttecontre la mort, non plus la mort positive de lautodestruction,mais une tout autre mort, celle par laquelle le capitalisme nousfait passer et qui nous transforme en morts vivants, en zombissans avenir ? Cest en ce sens que Deleuze et Guattari dcriventltrange paix mondiale dans laquelle nous vivons et contrelaquelle ne cessent de lutter, molculairement, minoritaire-ment, certains mouvements aberrants.

    22. MP, 467 : ... faire de la pense une machine de guerre... .

    23INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • TABLE DES MATIRES

    INTRODUCTION. LES MOUVEMENTS ABERRANTS. ............... 9Mouvements aberrants et logiques irrationnelles. Le pro-blme comme combat. Les trois questions : quid facti ?quid juris ? quid vit ?

    Chapitre 1. La question de la Terre ............................... 24Limportance de la question quid juris ? La question dufondement et sa critique. Le sans-fond et les nouvellessurfaces. La distribution de la terre et la grandepolitique .

    Chapitre 2. Les cercles du fondement ............................ 45Identit et circularit du fondement : le monde de la repr-sentation. Quy a-t-il sous la reprsentation ? LaDiffrence et les diffrentielles. Critique du fondementet critique du jugement. Les deux modes de peuple-ment de la terre : logos et nomos. Espace stri et espacelisse.

    Chapitre 3. Trois synthses (ou quest-ce qui sestpass ? ) ....................................................................... 62

    La rptition comme preuve du fondement. Quest-cequun vnement ? Premire synthse du temps. Lafondation de lhabitude et les prtentions territoriales. Deuxime synthse du temps. Le fondement de lammoire et les cercles drs. Platonisme des objetsvirtuels. Le natal . Troisime synthse du temps.Le temps vide de lvnement. Thanatos, nouveau prin-cipe transcendantal et lternel retour deleuzien. La nou-velle justice et le chaosmos.

  • Chapitre 4. Consquences : lempirisme transcendantal 94UneCritique de la raison pure sans analytique : esthtiqueet dialectique. Thorie de lIde et mort de Dieu.La synthse disjonctive. Lide comme logique de lamatire intensive. Lindividuation.

    Chapitre 5. Le pervers et le schizophrne ...................... 114Sens et non-sens. Lvnement. Le dehors du langage. La lutte du schizophrne contre tout principe darticu-lation. Le hros deleuzien de Logique du sens : lepervers. La doublure comme opration perverse. Leconflit entre le pervers et le schizophrne. Importancede Guattari. Du structuralisme au machinisme.

    Chapitre 6. Schizo sive natura .......................................... 138Renouvellement de la question quid juris ? Le corpslibidinal et lhomo natura. Les corps sociaux ou ledsir li. Le corps social des sauvages : les marquesterritoriales et la fondation. Le corps social des bar-bares et la transcendance. Fonder linconscient :limplantation dune mmoire. Le capitalisme etlaxiomatique. Le grand mouvement pendulaire : para-noa et schizophrnie. Thorie des synthses (Kant/Marx) et thorie des multiplicits (Spinoza/Bergson).Naturalisme de LAnti-dipe.

    Chapitre 7. Les triades de la terre .................................. 180Mille plateaux ou le peuplement de la terre. Plan et pers-pectivisme. Le plan (1). La machine abstraite (2). Lagencement concret (3). Les trois strates (golo-gique, biologique, anthropomorphique). La double arti-culation : ordre et organisation. Contenu et expression. Lagencement contre la structure. Un exemple : lalinguistique. Trois conceptions de la machine abstraite.

    Chapitre 8. Peuples et dpeupleurs ................................ 214Populations humaines et coexistence des diverses forma-tions sociales. La transversalit de Mille plateaux. Les cercles de lappareil dtat : terre, travail, argent. La question de la souverainet politique : puissance

    302 DELEUZE, LES MOUVEMENTS ABERRANTS

  • et droit. Fonder, cest englober. La forme dintriorit. La machine de guerre et les puissances de destruction.Les transformations de la mort et la terre englobe Laxiomatique : asservissement et assujettissement.

    Chapitre 9. Fendre la monade ........................................ 247Monadisme contre imprialisme. Le problme de lactionpolitique. Les socits de contrle : un monde sansdehors. Les nouvelles monades. Voir et parler. Lesminorits et lavenir. De limpossible lintolrable.Les nouveaux corps sociaux. Problmatisation delaxiomatique. Minorits de fait et minoritaire en droit.Les deux formes de la lutte politique. Disjoindre voir etparler. LOuvert et le Dehors.

    Chapitre 10. Du dlire ..................................................... 276Limage deleuzienne : le dsert non-humain. Ombres etlumires. Comment repeupler le dsert. La dduc-tion des corps. Croire en ce monde : les dlires.

    Conclusion. Philosophie-limite ........................................ 292Les deux sens de la limite. Limite extrieure et limiteimmanente. Non plus renverser le platonisme, maisretourner les imprialismes. Entre deux morts. Laffir-mation de la joie.

    303TABLE DES MATIRES

  • CET OUVRAGE A T ACHEV DIMPRIMER LEVINGT-DEUX AOT DEUX MILLE QUATORZE DANS LESATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.

    LONRAI (61250) (FRANCE)No DDITEUR : 5653

    No DIMPRIMEUR : 1401819

    Dpt lgal : octobre 2014

  • Cette dition lectronique du livre Deleuze, les mouvements aberrants de David Lapoujade

    a t ralise le 02 septembre 2014 par les ditions de Minuit

    partir de ldition papier du mme ouvrage (ISBN : 9782707328175).

    2014 by LES DITIONS DE MINUIT pour la prsente dition lectronique.

    www.leseditionsdeminuit.fr ISBN : 9782707328212

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