David Garlan Pena Capital Aux Etats Unis

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  • LE PROCESSUS DE CIVILISATION ET LA PEINE CAPITALE AUXTATS-UNIS

    David Garland et Bruno Poncharal

    Presses de Sciences Po | Vingtime Sicle. Revue d'histoire

    2010/2 - n 106pages 193 208

    ISSN 0294-1759

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-2-page-193.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Garland David et Poncharal Bruno, Le processus de civilisation et la peine capitale aux tats-Unis , Vingtime Sicle. Revue d'histoire, 2010/2 n 106, p. 193-208. DOI : 10.3917/vin.106.0193--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • VINGTIME SICLE. REVUE DHISTOIRE, 106, AVRIL-JUIN 2010, p. 193-208 193

    Le processus de civilisation et la peine capitale aux tats-UnisDavid Garland

    Le maintien de la peine de mort aux tats-Unis semble apporter un cruel dmenti aux prdictions de Norbert Elias qui affir-mait que la civilisation des murs tendait refouler les pratiques barbares. Faut-il ds lors adapter le schma du sociologue alle-mand la ralit tats-unienne ou admet-tre, tout bien considr, que sa thorie, valable pour lEurope de lOuest, ne sau-rait sappliquer une dmocratie amri-caine qui a emprunt un chemin diffrent des grandes nations occidentales ? Ce rejet ne doit pas pour autant aboutir msesti-mer les apports thoriques et mthodolo-giques que livre luvre dElias.

    Les chercheurs ont montr ces dernires annes que la thorie du processus de civilisa-tion de Norbert Elias fournissait un cadre ad-quat ltude de la peine et du contrle pnal. commencer par Pieter Spierenburg et son tra-vail sur lhistoire pnale, plusieurs auteurs, dont moi-mme, ont utilis cette thorie pour mettre en lumire les caractristiques des institutions pnales modernes et la manire dont elles vo-luent au cours du temps 1. Quand elle est bien

    (1) Voir Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering. Execu-tions and the Evolution of Repression : From a Preindustrial Metro-polis to the European Experience, Cambridge, Cambridge Uni-versity Press, 1984 ; David Garland, Punishment and Modern Society : A Study in Social Theory, Oxford, Oxford University Press, 1990 ; John Pratt, Toward the Decivilization of Punishment , Social and Legal Studies, 7 (4), p. 487-515 ; id., Punishment and Civilization : Penal Tolerance and Intolerance in Modern Society, Londres, Sage, 2002 ; id., Elias, Punishment and Decivilization , in John Pratt et al., The New Punitiveness :

    utilise, et en combinaison avec dautres cadres thoriques, cette approche liassienne souli-gne le rle que jouent la culture et la sensibi-lit dans la dfinition de la peine, nous aidant comprendre lvolution historique des insti-tutions sociales par lesquelles les dlinquants (offenders) sont punis et contrls.

    Dans son uvre en deux volumes ber den Prozess der Zivilisation 2, Norbert Elias dtaille la faon dont la sensibilit des lites occidentales a chang depuis la priode mdivale, dvoilant un processus de civilisation luvre derrire la multitude de minuscules et graduels change-ments dattitudes et de comportements rvls par les sources historiques. Dans cet ouvrage en particulier et dans son uvre en gnral, Elias nvoque gure la manire dont les formes que prend la peine (punishment) sintgrent dans ces volutions. Il prsente quelques remarques sur la place de la potence dans le monde mdi-val du chevalier : elle fait partie du dcor de sa vie, il ny attache peut-tre pas une grande

    Trends, Theories, Perspectives, Devon, Willan Publishing, 2005 ; James Whitman, Harsh Justice : Criminal Punishment and the Widening Gap between America and Europe, New York, Oxford University Press, 2003 ; Barry Vaughan, The Civilizing Pro-cess and the Janus-Face of Modern Punishment , Theoretical Criminology, 4 (1), 2000, p. 71-92.

    (2) Norbert Elias, ber den Prozess der Zivilisation : sozio-genetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlun-gen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Ble, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a t par-tiellement traduit en franais par Pierre Kamnitzer et publi aux ditions Calmann-Lvy, dans la collection Archives des sciences sociales , sous deux titres distincts : La Civilisation des murs (1973) et La Dynamique de lOccident (1975).

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    importance, mais sa vue ne suscite en lui aucun sentiment de malaise. Les condamnations, les excutions, la mort, tout cela est prsent dans la vie de ces hommes ; il note, la premire page de son ouvrage que les mthodes de rpression judiciaire constituent lun des faits sociaux auquel le terme civilisation se rapporte typiquement 1. Mais on ne trouve rien de plus prcis. Lanalyse de lvolution et des caractris-tiques de la sensibilit moderne nen conserve pas moins une relle importance pour ltude de la peine une sphre de la vie sociale pro-fondment affecte par les dfinitions de ce qui est ou non civilis.

    Quentendre par civilisation ?La conception que Norbert Elias propose de la civilisation renvoie une transformation spcifique du comportement humain qui sest inscrite au cours de lhistoire occiden-tale dans le sillage des socits guerrires du Moyen ge, puis des formes sociales organi-ses autour des cours monarchiques dabord, des marchs commerciaux ensuite. Provoque par des changements sous-jacents dans lorga-nisation sociale du pouvoir, de la violence et des relations entre les groupes, cette transfor-mation comporte plusieurs facettes lies entre elles : tout dabord un renforcement du contrle social et de la matrise de soi, une intensifica-tion des motions sociales comme la honte et la gne (en lien particulirement avec les fonc-tions corporelles et les aspects les plus crus de la vie humaine), ainsi que ladoption de mani-res de plus en plus raffines.

    Norbert Elias explique bien que lvolution des sensibilits, des inhibitions et des rituels culturels associs la civilisation moderne stend sur une longue priode temporelle, avec toutes les irrgularits et les vicissitu-des que cela implique. Mais il identifie un

    (1) Norbert Elias, La Civilisation des murs, op. cit., p. 456.

    moment ce quil baptise courbe de civilisa-tion typique , qui rsume en une sorte didal-type les phases caractristiques de ce processus de dveloppement. Dans cette histoire en style tlgraphique, il rsume comment les manires de table des lites europennes et leurs mtho-des pour dcouper la viande se sont civilises au cours du temps :

    La tendance gnrale soustraire la vue de la socit ce qui pourrait offenser sa sensibilit sap-plique si lon fait abstraction de quelques excep-tions aussi au dpeage de lanimal entier. Ce dpeage faisait jadis partie [] de la vie sociale de la couche suprieure. Mais peu peu, la vue du dpeage fut ressentie comme pnible. Le dpeage comme tel ne pouvait tre supprim puisquil faut bien dcouper lanimal que lon veut manger. Mais ce qui offense la sensibilit est relgu maintenant dans la coulisse, loin de la vie sociale. Des spcialistes sen chargent au maga-sin ou la cuisine. Nous verrons nouveau quel point ce geste disolement, ce dplacement dans la coulisse de ce quon ressent comme pnible, est caractristique de tout processus que nous dsignons par le mot de civilisation. La courbe qui aboutit, du dpeage des grands animaux ou de grands morceaux de viande sur la table en pas-sant par la progression du seuil de sensibilit face la vue de lanimal mort, au dplacement de lopration dans des enceintes spcialises, est une courbe typique de civilisation 2.

    Outre quil rsume quelques lments cls de la thorie dElias le recul grandissant devant la violence physique, le raffinement des mani-res, lentre dans la sphre prive de conduites autrefois publiques, lapparition denclaves ins-titutionnelles o des spcialistes accomplissent les tches dsormais considres comme rpu-gnantes , ce paragraphe montre galement quel point lhistoire de la peine se conforme au schma dvolution du sociologue.

    (2) Ibid., p. 258-259 (traduction corrige). Passages souli-gns par lauteur.

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    Si on lit ce passage en conservant une vue densemble de lhistoire pnale, plusieurs paral-lles apparaissent clairement. Sur la mme priode de temps, les murs pnales ont connu une srie de changements trs similaires. Au dbut de la priode moderne, la peine capitale et les chtiments corporels taient excuts en public. Le rituel de lexcution capitale et lex-hibition des souffrances du dlinquant appar-tenaient la vie sociale. Plus tard, aux 17e et 18e sicles, les lites culturelles commencrent trouver rpugnante la vue de ces spectacles. Elles persuadrent les autorits de ltat din-terrompre les excutions publiques et de placer lchafaud dans les cours de prison, les relguant ainsi dans les coulisses de la vie sociale. On trouva ensuite dtestable lide mme de sou-mettre les dlinquants la violence physique. Peine capitale et chtiments corporels furent largement abolis, pour tre remplacs par des peines de prison, de la surveillance et des amen-des, sans violence ou atteinte corporelle osten-sibles. Ds le milieu du 20e sicle, les institu-tions pnales de nombreux pays occidentaux avaient banni les peines rtributives, consid-res comme des actes barbares et honteux. Ils les remplacrent par le correctionalisme et la rhabilitation des idologies professionnel-les qui prsentent le traitement pnal non pas comme une punition mais comme une forme dducation et de thrapie 1.

    Au lieu de sintgrer la vie quotidienne et de sinsrer dans lespace public, les peines infliges aux dlinquants se droulrent alors dans des enclaves spcialises (cellules de la police, prisons, centres de probation) labri des regards. La dviance criminelle fut pro-gressivement traite en coulisse , ce qui rduisit fortement la visibilit sociale des pei-nes. Comme labattage et le dcoupage des animaux, les peines subies par les dlinquants

    (1) Ce passage, et en partie ce qui suit, est inspir de travaux antrieurs. Voir David Garland, op. cit.

    disparurent derrire le rideau, la violence rsi-duelle devint dguise et cache. Ce que lon avait jadis considr comme un spectacle di-fiant et distrayant devint quelque peu honteux et gnant.

    Avec la peine civilise du milieu du 20e si-cle, la souffrance ne sexerait plus sous des for-mes physiques brutales. Les chtiments corporels disparurent pratiquement, pour tre remplacs par des sanctions plus abstraites, moins corpo-relles, telles que privation de libert ou de res-sources financires. Du mme coup, la violence ouverte de la peine rtributive se trouva cache et nie par les routines administratives de froids professionnels. Dans les annes 1960, lappro-che rhabilitative du traitement des dlinquants atteignit son apoge, ce qui entrana une sus-pension des pulsions de vengeance et la mise en action de hauts niveaux de retenue motionnelle et de dtachement, de la part des fonctionnaires du systme pnal mais aussi de la part du public, qui approuvait ces mthodes pnales ration-nelles leur permettant de dplacer leurs pul-sions vengeresses les plus primitives.

    Le maintien de la peine de mort : civilisation ou dcivilisation des murs ?La concidence entre la thorie du processus de civilisation et lvolution de lhistoire pnale occidentale apparat rtrospectivement tre la plus forte au dbut des annes 1970, une priode qui correspond lapoge de ltat providence aux tats-Unis comme dans la plupart des pays dEurope occidentale. Depuis, les politiques et la culture sont redevenues plus conservatrices, donnant lieu en retour des mthodes pnales plus punitives qui, trs souvent, tranchent avec le rcit civilisateur 2.

    (2) David Garland, The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Clarendon Press, 2001 ; John Pratt, Toward the Decivilization of Punishment , op. cit. ; id., The Return of the Wheelbarrow Men : or, the Arrival

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    Si les travaux sur la peine et lhistoire pnale ont dans un premier temps montr la fertilit et la puissance heuristique des thses de Nor-bert Elias, des tudes plus rcentes, conduites dans le contexte dune culture du contrle plus rpressive, ont montr certaines de leurs limi-tes et ambiguts. Si lvolution des mthodes pnales sur la longue dure avant les annes 1960 ont paru parfaitement illustrer le proces-sus de civilisation en action, les dernires vo-lutions paraissent atypiques et interpellent la thorie. Le retour des mthodes punitives, des peines svres, la peine de mort, voire des chtiments corporels ne correspond pas ce quavait prvu Elias et semble mme inver-ser la tendance civilisatrice.

    Ces rcentes rgressions pnales (selon une expression employe par les criminologues progressistes) ont t thorises par certains disciples de Norbert Elias comme un processus de dcivilisation, un renversement de la ten-dance observe sur la longue dure dans lOc-cident moderne 1. mon sens, on devrait vi-ter de recourir ce concept trop facilement, car, ce faisant, tout le cadre conceptuel lias-sien est remis en cause. Pour Elias, lmer-gence des sensibilits civilises et des manires raffines taient un effet culturel et psycholo-gique des changements survenus dans la struc-ture de lorganisation sociale ; il sensuit que tout retournement dans les sensibilits devrait correspondre un changement structural de lorganisation sociale sous-jacente. En ralit, les socits qui manifestent le plus clairement un tournant rpressif ne montrent par ailleurs aucun signe dune diminution de lexercice du monopole de la violence par ltat ou dune

    of Postmodern Penality , British Journal of Criminology, 40 (1), 2000, p. 127-145 ; James Whitman, Harsh Justice : Criminal Punis-hment and the Widening Gap between America and Europe, New York, Oxford University Press, 2003 ; Leon Radzinowicz, Penal Regressions , Cambridge Law Jounal, 50, 1991, p. 422-444.

    (1) John Pratt, Toward the Decivilization of Punish-ment , op. cit. ; Barry Vaughan, The Influence of Norbert Elias upon Criminology , Figurations, 15, 2001.

    rduction des chanes dinterdpendance, les corrlats structuraux quElias identifie comme les fondements matriels dune socit civili-se 2.

    Le recours aux ides de Norbert Elias pour expliquer lhistoire pnale du 20e sicle a donc produit des rsultats mitigs : certaines analy-ses semblant confirmer et tendre la thorie, dautres la remettant en question. Dans mes propres travaux sur la peine capitale aux tats-Unis, je me suis servi de ses ides, dune manire qui me parat affiner notre comprhension des changements survenus dans le meurtre dtat (state killing). Mais tout en dveloppant mes interprtations, je me suis aussi rendu compte des limites de certaines des thories dElias, du moins quand elles sont appliques ce domaine particulier. Au total, bien que le processus de civilisation fournisse un cadre thorique utile pour penser la transformation de la peine capi-tale sur la longue dure, il ne peut, sans dim-portantes modifications, servir de base une tude comparative plus dtaille du cas am-ricain, certes atypique, mais hautement rv-lateur. Je montrerai que plusieurs raisons peu-vent expliquer cette relative inadquation du cadre thorique liassien la situation amri-caine. Mais montrons tout dabord de quelles manires il pourrait nanmoins clairer notre enqute.

    De la peine capitale aux tats-UnisDeux raisons surprennent les observateurs qui se penchent sur la peine capitale aux tats-Unis au 21e sicle. La premire concerne les proc-dures lgales et administratives au travers des-quelles elle est mise en uvre ; de nombreux commentateurs sont frapps par leur inadap-tation aux objectifs traditionnels de la justice

    (2) Pour une discussion plus approfondie du concept de dcivilisation, voir John Fletcher, Violence and Civilization, Cambridge, Polity Press, 1997 ; John Pratt, Elias, Punish-ment and Decivilization , op. cit.

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    criminelle 1. La seconde concerne la persis-tance de la peine capitale dans ce pays, alors que dautres tats lont rsolument abandon-ne. Comment expliquer les spcificits insti-tutionnelles du systme amricain, dune part, et la place particulire des tats-Unis parmi les autres nations, dautre part ? Je tenterai des-quisser une rponse liassienne ces questions, avant den pointer certaines lacunes.

    Quest-ce quun processus de civilisation ? Comme je lai prcis, il sagit de lanalyse tho-rique des changements sociaux et culturels sur le long terme, laccent tant plac sur lhistoire et la dynamique sociale des tats-nations occi-dentaux. Lexpression de processus de civilisa-tion est malheureuse. Norbert Elias la voulait neutre, mais elle nest videmment pas totale-ment dnue de jugement de valeur. Nous pourrions, au contraire, la considrer comme un processus de rforme contre-majoritaire, du haut vers le bas, accompli par des lites politi-ques et culturelles que la qute dun statut dis-tinctif conduit cultiver une sensibilit raffine et un point de vue scientifique dtach . Je voudrais insister, comme Elias lui-mme, sur le fait quil ne sagit pas dun processus tlolo-gique, dune loi inluctable dvolution histo-rique, mais plutt dun projet activement port par des acteurs sociaux identifiables au sein dun processus continu de lutte.

    Norbert Elias dcrit le processus de civili-sation comme une dynamique culturelle qui

    (1) Les dispositifs amricains contemporains font 1) que la peine capitale est rarement prononce, en dpit du taux lev dhomicides ; 2) que mme l o la peine de mort est pronon-ce, les condamns sont rarement excutes, 66 % des juge-ments tant casss aprs coup ; 3) que l o les excutions ont lieu, elles se droulent en moyenne douze ans aprs la condam-nation ; 4) que linjection ltale, technique dexcution pr-sent en vigueur dans tous les tats, est cense tre une pro-cdure mdicale indolore ; et 5) que le processus menant la peine capitale est extrmement coteux, bien plus que les formes de peines alternatives. Les opposants comme les par-tisans de la peine de mort saccordent dire que ces disposi-tifs minent les objectifs de dissuasion et de rtribution du sys-tme.

    sempare des aspects drangeants, du ct ani-mal de lexistence humaine (fonctions corpo-relles, folie, maladie, violence, mort), pour les transporter dans les coulisses de la vie sociale. Cette dynamique les place dans des lieux clos spcialiss et les entoure de sentiments de gne et de dgot, voire les interdit, en les canton-nant la sphre de la dviance et du fantasme. Les exemples que choisit Elias concernent les manires de table, le crachat, les faons de se moucher, le comportement dans la chambre coucher et la matrise de lagressivit, mais sa thorie sapplique aussi fort bien aux chti-ments des dlinquants.

    Plutt que dappliquer un modle liassien tout fait, force est de le retravailler pour le ren-dre plus appropri lobjet de notre analyse. cette fin, je prends son explication des racines sociales des sensibilits raffines, en la com-binant une approche plus foucaldienne de lexercice du pouvoir 2. Jmets lhypothse que les sentiments civiliss fonctionnent comme une force culturelle structurante dans lhistoire de la peine capitale, mais quils sont dautant plus puissants quils sajoutent des intrts plus matriels 3. Le dplacement du lieu dex-cution de la place publique la cour de prison offre une bonne illustration. Ce dplacement transforme un vnement ouvert, interactif, public, en un vnement tombant sous le strict contrle de ltat. Ce passage dans la cou-lisse dun rituel public marque une volution typique du processus de civilisation et cest ainsi quil a t prsent par ses partisans 4. Mais on peut aussi le voir comme un changement stra-

    (2) Voir David Garland, Punishment and Modern Society, op. cit. ; Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering, op. cit.

    (3) V.A.C. Gatrell, The Hanging Tree : Executions and the English People, 1770-1868, Oxford, Oxford University Press, 1994.

    (4) Louis Masur, Rites of Execution : Capital Punishment and the Transformation of American Culture, 1776-1865, New York, Oxford University Press, 1984 ; V.A.C. Gatrell, op. cit. ; Stuart Banner, The Death Penalty : An American History, Cambridge, Harvard University Press, 2002.

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    tgique opr par la puissance tatique. Le fait que la procdure se droule dsormais dans un lieu clos permettait un renforcement drasti-que du contrle par les autorits et rduisait les possibilits pour les condamns et leurs dfen-seurs de mettre en scne leur rbellion.

    La tendance des fonctionnaires gouverne-mentaux donner lexercice de la violence dtat un caractre plus civilis est due en partie lesthtique de la sensibilit et en par-tie la volont de rendre cette violence plus discrte, la minimisation de la violence parti-cipant la lgitimation de la domination dans un contexte pacifi o le gouvernement pr-tend appuyer son pouvoir sur le consente-ment des gouverns. Les rformes civilisatrices sduisaient les acteurs gouvernementaux, parce quelles renforaient leur contrle sur un v-nement dlicat et sur sa signification sociale. Le pouvoir du raffinement, cest l sa force, per-mettait le raffinement du pouvoir.

    Suivant la thorie de Norbert Elias, les mcanismes sociaux prsidant au processus de civilisation sont les suivants : 1) lmergence dtats centraliss forts jouissant du mono-pole de la violence lgitime et de limpt ; 2) des chanes dinterdpendance (commerciale et sociale) toujours plus tendues permettant le dveloppement des possibilits didentifica-tion entre individus et la propagation du senti-ment humanitaire ; et 3) la qute de la distinc-tion culturelle qui pousse les lites de ltat raffiner leur sensibilit, simposer une ma-trise de soi croissante et renforcer les exi-gences normatives pesant sur les classes inf-rieures. Le processus de civilisation est un mcanisme de transformation sociale qui, sur le long terme, produit des changements psy-chologiques, culturels et comportementaux spcifiques. Il est lorigine des espaces pri-vs caractristiques de la socit moderne (les toilettes, la chambre matrimoniale, la cellule de prison, la chambre dhpital et labattoir) et dune tendance psychologique caractristique

    qui pousse les gens cultivs se dtourner du spectacle de la souffrance, des fonctions cor-porelles et de la violence physique. Les mo-tions qui le caractrisent sont la rpugnance et le dgot combins au ddain pour ceux dont la sensibilit nest pas aussi raffine 1.

    Une civilisation de la peine capitale ?Quelles preuves dmontrent-elles quun tel processus de civilisation a jou pour la peine capitale aux tats-Unis ? La meilleure preuve nous est fournie par un fait : durant toute la priode moderne, au moins jusquaux annes 1970, lhistoire amricaine de la peine capitale a manifest tous les critres classiques propres la trajectoire civilisatrice, suivant une direc-tion de changement correspondant largement celle prdite par la thorie gnrale de Nor-bert Elias, et, ajouterai-je, similaire celle que les autres pays occidentaux suivirent.

    Rappelons demble que la peine capitale, lexcution dun criminel sous lautorit du groupe, nest pas une institution rare ou exotique lorsquon lenvisage dans la perspective long terme que Norbert Elias adopte. Au contraire, cette pratique sociale est quasiment consubs-tantielle la socit humaine, mme si lmer-gence de ltat-nation au dbut de la priode moderne semble avoir favoris son dveloppe-ment et renforc sa signification 2. Labolition de la peine de mort constitue donc une forte rup-

    (1) Norbert Elias dbat de ces valeurs civilises sur un ton la neutralit tudie, mais nous pourrions remarquer avec quelle prcision il dcrit une sensibilit typique de la classe moyenne occidentale avec son besoin nvrotique de privaut, ses gnes propos de tout ce qui touche au corps et son dsir de se dtourner des aspects les plus crus de la vie humaine.

    (2) La peine par opposition la vengeance, implique une autorit publique quelle quelle soit. Il faut donc oprer une distinction entre peine capitale et meurtre par vengeance ou entre factions. Les tudes portant sur les socits anciennes, quil sagisse de la Grce, de la Rome classique, etc., montrent trs clairement que les excutions taient un outil courant du pouvoir tatique ou seigneurial. Lexcution publique comme spectacle tait connu du monde antique. Elle est rapparue la fin du Moyen ge avec lmergence des tats. Voir Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering, op. cit.

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    ture avec lhistoire longue des socits humai-nes. Si nous pouvons nous tonner que certains pays (les tats-Unis avant tout) conservent aujourdhui encore cette pratique, nous devons aussi nous souvenir que les sentiments et les actions en faveur de labolition constituent des phnomnes qui ncessitent une explication et nous interroger : quels types de penses, quels genres dacteurs sociaux ont permis dabord de restreindre puis dinterdire cette pratique lar-gement rpandue ? Cette enqute peut dbuter par la description du mouvement qui a marqu sur le long terme lhistoire de la peine capitale la priode moderne, tout au moins en Occi-dent.

    Cette trajectoire se prsente ainsi : au dbut de la priode moderne, la peine de mort tait partout largement rpandue, elle jouissait dune lgitimit inconteste, visait toutes sor-tes de crimes et de dlinquants et soffrait au regard de tous sous une forme plus ou moins brutale. partir du 17e sicle, linstitution, len-tement modifie, se rarfia avant dtre abo-lie 1. Onze phases cls scandent ce dclin : 1) labolition des peines aggraves ; 2) une gamme rduite de crimes et de criminels passibles de la peine capitale ; 3) lmergence de discours nor-matifs dont la raison des Lumires, le lib-ralisme et lhumanitarisme qui contestaient linstitution ; 4) un passage de la peine capi-tale aux peines de prison et leurs discipli-nes correctives et soustraites aux regards ; 5) le retrait progressif des excutions de les-pace public pour les faire entrer dabord dans les cours de prison, puis dans les chambres dexcution lintrieur de la prison de cha-que tat ; 6) ladoption de techniques conues pour acclrer la mort et rduire la souffrance ; 7) un dclin sculaire du nombre dexcutions ;

    (1) Les dveloppements ici mentionns sont surtout de nature lgale et institutionnelle et ne rendent pas compte des changements de signification de linstitution au plan culturel.

    8) le remplacement des peines capitales obli-gatoires par des peines discrtionnaires ; 9) la rduction encore plus forte du champ des cri-mes passibles de la peine capitale, excluant tout crime autre que le meurtre aggrav ; enfin, 10) le mouvement en faveur de labolition totale, dabord de facto, puis 11) de jure, mouvement qui a culmin avec les accords lgaux transna-tionaux interdisant la condamnation mort au nom des droits humains fondamentaux. Comme toutes les transformations sur le long terme, des interruptions et des rgressions marqurent un processus caractris par des variations et une volution irrgulire. Nan-moins dot des caractristiques dun change-ment au long cours, il se lit aussi dans dautres domaines connexes, tels que le dclin des ch-timents corporels, linterdiction du duel et des sports sanguinaires ainsi que lamlioration du traitement des animaux.

    Ces dveloppements historiques intervin-rent aux tats-Unis comme dans le reste du monde occidental. Les tats-Unis furent mme certains gards lavant-garde de cette ten-dance. La Pennsylvanie du 18e sicle rserva la peine capitale aux meurtres et le Michigan labolit en 1846, bien avant nombre de pays europens. Les excutions se droulrent dans des espaces ferms ds les annes 1830 et des techniques soi-disant plus humaines (la chaise lectrique par exemple) furent inventes dans les annes 1880.

    La thorie liassienne du processus de civi-lisation prdit correctement ce mouvement, tout en montrant la dynamique et le caractre des processus spcifiques de rforme dcrits par les historiens qui ont tudi ces moments de transformation dans le dtail 2. Et la socio-logie de Norbert Elias, dans sa globalit (son

    (2) Louis Masur, op. cit. ; Michael Madow, Forbidden Spectacle : Executions, the Public and the Press in Nineteenth Century New York , Buffalo Law Review, 43, 1990 ; Stuart Banner, op. cit.

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    analyse de la dynamique des groupes, des indi-vidus tablis et des marginaux, de lidentit et de ses limites, de lengagement et du dtache-ment), rend bien compte des forces sociales luvre lors de ces pisodes (le rle dominant des lites ; les contrles sociaux visant lauto-contrle ; linvestissement de lespace priv ; le refoulement du plaisir pris la souffrance des autres, mme quand il sagit de dlinquants ; la transformation de rituels publics en pratiques administratives accomplies par des spcialis-tes, mais aussi des motivations exprimes des acteurs impliqus et, surtout, du discours expli-citement civilisateur par lequel ces ques-tions taient typiquement prsentes.

    Le rle des lites rformatrices, limportance de lidentification mutuelle entre les individus et les groupes sociaux, etc. : autant de thmes liassiens qui semblent sappliquer aux tats amricains qui ont effectivement aboli la peine de mort. Compars avec des tats du Sud ou de lOuest, les tats abolitionnistes (Minne-sota, Iowa, Maine, Dakota du Nord, Vermont, Rhode Island et Wisconsin, auxquels sajoute mme le Michigan au milieu du 19e sicle) avaient des populations relativement homo-gnes et des institutions politiques qui per-mettaient leurs dirigeants dabolir la peine capitale, bien quune majorit de citoyens sy oppost 1.

    La description que propose Norbert Elias de lvolution des interdits et des normes socia-les nous aide aussi comprendre ltrange sta-tut culturel de la vengeance dans les tats-Unis contemporains. Dans le contexte de la peine capitale, la vengeance est devenue un dsir offi-ciellement ignor et effac des discours, mais elle constitue indniablement un fait social op-

    (1) John Galliher, Larry Koch, David Keys et Teresa Guess (dir.), America Without the Death Penalty : States Leading the Way, Boston Northeastern University Press, 2002.

    ratoire et un soutien institutionnel 2. Cense ne tenir aucun rle dans le fonctionnement de la loi ou les motivations des acteurs judiciaires, elle constitue cependant lune des forces psy-chiques et culturelles qui confre la peine capitale son nergie et son attrait.

    Lorsquune raction humaine jadis stan-dard est repousse par les normes de la socit police dans les marges subliminales de la culture officielle, lorsquelle est recouverte par les euphmismes ( rtribution au lieu de vengeance ) cachs dans le sous-texte des dclarations publiques , et ne sexprime ouver-tement que dans les comportements dtesta-bles de foules vulgaires (qui organisent des soi-res dans les parkings des prisons pour fter les excutions qui se droulent lintrieur), alors nous savons quun processus de civilisation est luvre. Loin dtre un principe archaque ou inconnu, le meurtre par vengeance forme un thme classique de notre culture qui inspire les westerns, les romans de gare, les films de gangsters, tout autant que le thtre classique et shakespearien. Cest une ralit de la vie dans de nombreux quartiers livrs eux-mmes et dans lconomie de la drogue. Le plus trange est que lon puisse encore le nier, en particu-lier dans le cas du chtiment inflig au respon-sable dun crime odieux (heinous muderer). Les autorits lgales et les reprsentants de ltat y consacrent pourtant beaucoup dnergie.

    La thorie de Norbert Elias nous aide aussi comprendre la dynamique luvre dans les tribunaux, o lavocat de la dfense cherche encourager un processus didentification com-passionnelle entre les jurs et laccus, tan-dis que le procureur le dcrit comme un dan-gereux marginal qui menace le groupe plutt quil ny appartient.

    (2) William Miller, Clint Eastwood and Equity : Popular Cultures Theory of Revenge , in Austin Sarat et Thomas R. Kearns (dir.), Law in the Domains of Culture, Ann Arbor, Uni-versity of Michigan Press, 1998.

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    Enfin, la description par Norbert Elias des institutions civilises de la socit moderne (avec leurs enclaves lcart des regards, peu-ples de spcialistes, o rgnent des sentiments de gne et de dgot, leuphmisme et le dni) sapplique parfaitement aux tranges protoco-les dexcution crs dans lAmrique contem-poraine. Le dgot inspir par la vision dun corps souffrant, mme celui dun abominable meurtrier, ainsi que la volont des agents de ltat de ne pas tre vus exerant leur pouvoir dans toute sa cruaut, a transform un rituel public violent en une procdure invisible dont la souffrance physique a t pratiquement effa-ce, une procdure inspire non par un dis-cours de violence dtat mais par des gestes de sollicitude lgale et mdicale.

    Nombre de raisons incitent penser quun processus de civilisation (ou, plus prcisment, un projet de rforme culturelle et politique men par une lite) a pu tre facteur dvolution du systme pnal amricain. En outre, le processus de civilisation ne sest pas totalement arrt aux tats-Unis. De nombreuses volutions rcentes semblent tre en phase avec cette dynamique long terme : ainsi, la disparition progressive dan-ciennes mthodes dexcution telle que la chaise lectrique, dsormais considre comme bar-bare, ou dautres cas rcents o la Cour suprme a dclar anticonstitutionnelle lexcution de certains types de dlinquants, comme les jeunes adolescents ou les dficients mentaux 1.

    Mais, si lhistoire pnale amricaine semble correspondre au rcit liassien, quen est-il de lpoque actuelle ? Le fait pnologique le plus flagrant concernant les tats-Unis aujourdhui est quils conservent la peine de mort, alors que la plupart des autres pays occidentaux lont rsolument abandonne. Comment une tho-rie du processus de civilisation explique-t-elle ce phnomne ? Dans un premier temps, on

    (1) Atkins v. Virginia (2002) ; Roer v. Simmons (2005).

    pourrait voir dans le systme politique amri-cain et ses contraintes institutionnelles ce qui limite limpact du processus de civilisation, du moins dans les domaines du droit pnal et de la peine capitale. Ceci amne examiner la notion de ce que nous pourrions appeler un processus de civilisation contraint.

    Un processus de civilisation sous contraintes ?Quentendre par processus de civilisation contraint ? Je me rfre certaines caract-ristiques du cadre institutionnel ou de lor-ganisation sociale qui limitent la capacit ou la volont des lites faire passer des rfor-mes contre-majoritaires quelles seraient par ailleurs prtes mettre en uvre. Certes les processus de civilisation et les lans rforma-teurs subissent ce genre de contraintes en tout lieu et toute poque, mais je voudrais mon-trer qu cet gard lorganisation politique et sociale des tats-Unis oppose des rsistances particulirement puissantes 2.

    Ces contraintes trouvent leur origine dans le systme politique dcentralis des tats-Unis o cohabitent un gouvernement national limit et une multitude dtats locaux souverains , dont certains sont beaucoup moins avancs et moins dmocratiques que le gouvernement cen-tral. Ces contraintes sont inhrentes aux struc-tures de reprsentation populistes du pays qui rendent les politiciens, les fonctionnaires, et mme les juges au pnal directement compta-bles de leurs actions devant les lecteurs 3. Ces

    (2) Je suis reconnaissant Stephen Mennell de ses remar-ques sur ce point.

    (3) Trente-huit tats lisent leurs juges. Parmi les douze tats qui nlisent pas la plupart de leurs juges (le Connecti-cut, le Delaware, Hawaii, le Maine, le Massachusetts, le New Hampshire, le New Jersey, Rhode Island, la Caroline du Nord, le Vermont et la Virgine), seuls trois ont eu recours la peine capitale depuis 1976 et la plupart sont abolitionnistes. Voir Jed Shugerman, The Peoples Courts ; Elected Judges and Judi-cial Independence in America , non publi, communiqu par lauteur.

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    structures influencent les choix des dirigeants politiques, ainsi que la formation des lites conomiques et culturelles, qui tendent tre galement plus populistes dans leurs gots et leurs faons de se mettre en scne que dans dautres pays. Cette tendance, combine la grande diversit rgionale, religieuse et ethni-que de la population amricaine, milite contre lmergence dlites dotes de la mme coh-sion que celles qui constituent lestablishment politique et culturel des pays europens 1.

    En outre, les formes propres aux tats-Unis dorganisation sociale et de stratification raciale limitent la naissance de relations identificatoi-res ou empathiques entre les diffrents grou-pes de la population, tout comme par le pass, lesclavagisme et les lois de sgrgation avaient pratiquement empch toute forme de socia-bilit interraciale. Une population diverse, aux ethnies multiples et aux diffrences religieuses marques, rend plus difficile lidentification et la reconnaissance mutuelle. Cela apparat non seulement dans la longue histoire amricaine du racisme et de la division ethnique mais aussi dans la tolrance lgard des trs fortes dispa-rits conomiques et dans le faible dveloppe-ment des institutions gouvernementales visant assurer la solidarit 2.

    Enfin, la persistance au cours du temps de taux de violence criminelle relativement le-vs, et, en particulier, de taux levs dhomici-des, joue en dfaveur du processus de civilisa-

    (1) Robert Lerner, Athea Nagai et Stanley Rothman, Ame-rican Elites, New Haven, Yale University Press, 1996 ; Joachim Savelsberg, Knowledge, Domination, and Criminal Punish-ment , American Journal of Sociology, 99, 1994, p. 911-943.

    (2) Les conflits de race et de classe constituent videm-ment une variable et non une constante. Les relations entre les races et les classes varient dans lespace et dans le temps. Elles sont influences par les formes quemprunte la comp-tition conomique et politique et par dautres problmes sp-cifiques comme les niveaux de criminalit et de dsordre, les luttes pour les droits civiques, etc. (Voir William Wilson, The Declining Significance of Race : Blacks and Changing American Institutions, Chicago, Chicago University Press, 1980)

    tion dans le domaine de la peine capitale 3. De forts niveaux de violence prviennent linstau-ration dun sentiment de scurit et interdisent la vision distancie et dpassionne, caract-ristique des lites cultives, de prvaloir sur la peur et le ressentiment populaires dans la mise en uvre dune politique. Des taux levs de crimes violents (qui tout en variant au fil du temps furent particulirement prononcs entre le milieu des annes 1960 et le dbut des annes 1990 et marquent depuis longtemps nombre de rgions amricaines, surtout dans le Sud) confrent un tour passionnel au dbat, qui va lencontre dune analyse dtache et de rfor-mes dites civilisatrices, surtout quand celles-ci sont prsentes par leurs opposants comme susceptibles de nuire la scurit publique ou comme marquant un signe de faiblesse dans la guerre contre la criminalit 4 .

    Une preuve par le SudQuelles preuves avons-nous que ces contrain-tes ont eu des rpercussions sur la peine capi-tale aux tats-Unis ? Ces preuves nous sont fournies avant tout par le Sud, o le racisme a t le plus fort, les mcanismes dmocra-tiques les moins pousss et les mthodes de gouvernement des tats les moins profession-

    (3) Pour trouver des preuves du fort taux dhomicides am-ricain, voir Leonard Beeghley, Homicide : A Sociological Explana-tion, New York, Rowman & Littlefield, 2003, p. 49 ; Eric Monk-konen, Homicide Explaining Americas Exceptionalism , American Historical Review, fvrier 2006, p. 82 ; Douglas Eck-berg, Estimates of Early Twentieth Century U.S. Homicide Rates , Demography, 32 (1), 1995, p. 1-16, p. 14. Norbert Elias affirme que les structures de contrle de la violence au niveau individuel et au niveau de ltat se conditionnent mutuellement et quelles doivent tre considres de concert. Il faudrait donc voir un lien entre la violence criminelle et la peine capitale aux tats-Unis : entre les niveaux relativement non contraints de violence rvls par le taux dhomicides et lusage relativement peu restreint de la violence pnale par les tats amricains.

    (4) Norbert Elias note que les murs peuvent se dliter en temps de guerre, dans des situations durgence et quand la scurit disparat. La guerre contre la criminalit va len-contre de llan civilisateur dans le cadre de la justice crimi-nelle. Le recours la mtaphore guerrire soppose aux mta-phores civilisatrices .

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    nelles 1. Des tats comme le Kentucky ont pra-tiqu les excutions publiques pour les dlin-quants noirs jusque dans les annes 1930. De nombreux tats sudistes ont conserv la peine de mort pour des dlits autres que le meurtre (i.e. le viol ou le hold-up) jusque dans les annes 1960, la peine capitale tant le plus souvent retenue lencontre des prvenus noirs accuss davoir viol une femme blanche 2. Des annes 1890 aux annes 1930, les autorits de ces tats sudistes sont restes sans intervenir des cen-taines de reprises, alors que des foules blanches lynchaient des suspects noirs au cours dactes de torture publics ressemblant aux chtiments mdivaux par leur cruaut et leur exhibition-nisme 3. Dans tous ces cas, la haine raciale et la dshumanisation des hommes africains-amri-cains, des tats faibles et des mcanismes poli-tiques populistes ont contribu inverser ou retarder la tendance aux rformes dites civili-satrices. La persistance de conditions similai-res aujourdhui encore pourrait expliquer pour-quoi lensemble des anciens tats esclavagistes et sgrgationnistes ont conserv la peine capi-tale et pourquoi, comme le montre Franklin Zimring, on constate le plus fort taux dex-cutions dans les tats o le lynchage tait le plus prsent il y a cent ans 4. Au Sud comme au Nord, ce sont les tats o les divisions socia-les et raciales sont les plus marques, la poli-tique la plus populiste et le gouvernement le moins professionnel, qui sont le plus suscepti-bles de conserver la peine de mort et dy recou-rir le plus souvent 5.

    (1) Voir V.O. Keys, Southern Politics in State and Nation, New York, Knopf, 1949.

    (2) Stuart Banner, op. cit. ; William Bowers, Legal Homi-cide : Death as a Punishment in America, 1864-1982, Boston, Northeastern University Press, 1984.

    (3) David Garland, Penal Excess and Surplus Meaning : Public Torture Lynching in 20th Century America , Law & Society Review, 39, 2005, p. 795-834.

    (4) Franklin Zimring, The Contradictions of American Capital Punishment, New York, Oxford University Press, 2003.

    (5) Voir David Jacob et Jason Carmichael, The Political Sociology of the Death Penalty : A Pooled Time-Series Analy-

    Une contrainte forte pesant sur la rforme conduite par les lites ne sest rvle qu un stade avanc du dveloppement historique aux tats-Unis. Dans dautres socits occidenta-les, les dirigeants politiques avaient la volont et la capacit de promulguer labolition de la peine capitale par la voie parlementaire, malgr la forte opposition de leur opinion publique. Quand le gouvernement socialiste de Franois Mitterrand a aboli la peine capitale en 1981, 73 % de la population franaise se prononait en faveur de son maintien dans le cas de crimes graves. En Allemagne, elle fut abolie dans les annes 1940, contre lopinion des deux tiers de la population. En 1995, trente ans aprs labo-lition vote par le Parlement britannique pour les crimes ordinaires, 76 % de la population, selon les sondages, souhaitaient sa rintroduc-tion. 65 % des citoyens canadiens exprimaient, la mme anne, une opinion identique. Les lites politiques de ces pays ont pu procder cette rforme grce des accords bipartisans et la discipline des partis qui ont permis de sous-traire le sujet la comptition lectorale. De plus, ils en avaient le pouvoir lgal parce quil entrait dans les prrogatives de leur parlement national de promulguer des peines criminelles sappliquant lensemble de la nation 6.

    Spcificits de la dmocratie aux tats-UnisLa structure gouvernementale des tats-Unis rend une rforme nationale de ce genre prati-

    sis , American Sociological Review, 67 (1), p. 109-131 ; id., Ideo-logy, Social Threat and the Death Sentence : Capital Sentences across Time and Space , Social Forces, 83 (1), p. 249-278.

    (6) Voir Franklin Zimring, op. cit. Dans certains de ces pays (comme le Royaume-Uni, la France ou la Canada) les contrain-tes institutionnelles pesant sur la rforme par les lites taient moins fortes quaux tats-Unis. Dans dautres (comme lItalie, lEspagne ou la RFA), le poids des vnements historiques (en loccurrence, le renversement de rgimes autoritaires) a des-serr les contraintes existantes et permis labolition. Zimring suggre que cest seulement dans des contextes rvolutionnai-res, quand le vieux rgime est rejet, quune majorit du peuple se prononce en faveur de la suppression de la peine capitale.

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    quement impossible. Puisque la Constitution amricaine donne la prrogative en matire de juridiction criminelle aux tats plutt quau gouvernement fdral, le Congrs ne peut abo-lir la peine de mort que par le biais dun amen-dement constitutionnel 1. Le gouvernement amricain ne dispose pas du mcanisme aboli-tionniste utilis par la plupart des autres tats occidentaux, une spcificit qui ne se rvle que dans la dernire phase de labolition. La divergence entre les tats-Unis et le reste du monde occidental, une divergence qui ne date que de quelques dcennies, est en partie due cette spcificit institutionnelle.

    Cet argument est recevable. Mais la tho-rie du processus de civilisation prsente mes yeux dimportantes faiblesses qui ne sont pas surmontes, mme si lon corrige et lon adapte la thorie dans le sens que je viens dvoquer.

    Avant tout, la thorie de Norbert Elias sem-ble adopter un modle de formation de ltat qui est enracin dans lhistoire europenne et qui ne correspond pas, moins de lui faire subir dimportantes modifications, la ralit de lvolution politique (et pnologique) am-ricaine. Ltat-nation amricain a vu, ds lori-gine, sa porte et ses capacits strictement limi-tes. Son chec initial dsarmer la population et accaparer le monopole de la violence a per-mis la violence interpersonnelle et au pouvoir priv de se dvelopper durablement ; sa struc-ture radicalement dcentralise le place en rela-tive situation de faiblesse vis--vis des affaires intrieures. De plus, le fait que la dmocratie (masculine et blanche) ait prcd lmergence dune bureaucratie dtat centralise signifie que la gouvernance a toujours t radicalement politise et localise, limitant du mme coup le

    (1) Le Congrs pourrait bien videmment abolir la peine capitale au niveau fdral. Il pourrait aussi utiliser plusieurs mcanismes pour faire pression sur le parlement des tats. Mais seul un amendement constitutionnel ratifi par des super-majorits au Congrs et par trois quarts des tats pour-rait conduire une abolition au plan national.

    pouvoir des lites nationales et des fonctionnai-res dtat 2. Par consquent, nombre des pro-cessus de civilisation quElias associe aux lites librales europennes ne se sont tout simple-ment jamais produits aux tats-Unis.

    Toute tentative dappliquer le cadre liassien la nation amricaine se heurte dimportan-tes difficults en raison de ces diffrences de fond. Lvolution et lorganisation spcifiques de ltat amricain, les lites culturelles relati-vement fragmentes et moins puissantes quen Europe, les relations fondamentalement in-gales et entraves par les diffrences raciales entre les groupes, la forte incidence de la vio-lence entre personnes, etc., tous ces phnom-nes cadrent mal avec la thorie liassienne, qui les associent avec des formes dorganisations sociales moins complexes et moins interd-pendantes 3. En outre, lhistoire de la violence entre individus, entre groupes, entre races aux tats-Unis dment le postulat liassien tacite qui suggre que linterdpendance sociale tend produire de lidentification entre les indivi-dus, accrotre la compassion et rduire la brutalit au sein de la socit. La socit am-ricaine connat depuis longtemps un march dvelopp caractris par de longues chanes dactions interdpendantes. Elle nen reste pas moins violente et divise.

    Rviser la thorie ?Il est sans doute possible de rviser la thorie liassienne la lumire de la ralit amricaine, tout comme elle la t pour se conformer aux nouvelles caractristiques de la culture popu-laire informalise 4. Mais une telle rvision ris-

    (2) Voir Pieter Spierenburg, Democracy Came Too Early : A Tentative Explanation for the Problem of Ameri-can Homicide , American Historical Review, 111 (1), fvrier 2006, p. 104-114.

    (3) Pour une tentative intressante dapplication de la tho-rie de Norbert Elias aux tats-Unis, voir Stephen Mennell, The American Civilizing Process, Cambridge, Polity Press, 2007.

    (4) Voir Cas Wouters, Informalization : Manners and Emo-tions since 1890, Londres, Sage, 2007.

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    que de diluer la puissance explicative et prdic-tive de la thorie originale. Il sagit de sauver la thorie plutt que de rsoudre le problme ; et ma proposition de processus de civilisa-tion contraint me semble franchir cette borne. Nous avons besoin, pour comprendre la peine capitale aux tats-Unis, dun modle heuristi-que plus amricain, o la puissance tatique, les lites librales et le raffinement des mani-res comptent moins et o le processus de civi-lisation est sans cesse contest par des forces populistes et rgionales.

    En outre, la description quopre Norbert Elias de la socit et de la sensibilit civilises modernes a t, dans une large mesure, rendue obsolte par les rcents changements interve-nus dans la culture populaire. La culture (popu-laire) dominante dans nos socits de mdias de masse valorise lexhibitionnisme plutt que la pudeur, se repat dimages crues et prfre met-tre sur le devant de la scne les dtails les plus intimes, plutt que de les rserver la cou-lisse . Les tabous concernant la mort et la vio-lence subsistent peut-tre, mais pas ceux lis au corps et la sexualit. Les coulisses refou-les de la vie sociale peuvent de plus en plus tre examines au grand jour, parfois au service de la transparence politique, plus souvent pour tenir lieu de divertissement populaire.

    Par consquent, la description liassienne des manires et des sensibilits civilises appa-rat moins dfinir les caractristiques culturel-les ncessaires une socit interdpendante moderne que dcrire les murs privilgies dune classe bourgeoise un moment donn de lhistoire. Les formes culturelles que Nor-bert Elias qualifie de civilises (la rpulsion face aux corps et la violence, la tendance cacher certaines conduites embarrassantes dans les coulisses de la vie sociale, lintensifi-cation des sentiments de honte, de dgot et de gne socialement induits) sont plus contin-gentes et plus phmres quil ne le suppose.

    En tant que formes culturelles, il vaut mieux les envisager comme reflet des sensibilits pro-pres certaines lites sociales, avant tout les classes moyennes bourgeoises un moment donn de lhistoire de lOccident, plutt que comme les caractristiques culturelles structu-rellement requises des socits modernes diff-rencies. Mais cette volution culturelle nest pas un problme de dcivilisation, et nim-plique ni des chanes dinterdpendance plus courtes, ni une diminution de la diffrencia-tion, ou laffaiblissement de ltat. Il sagit plu-tt dune mutation culturelle qui tend remet-tre en question les hypothses liassiennes. Les relations dtroite dtermination mutuelle que suggre sa thorie entre style culturel et struc-ture sociale semblent beaucoup trop dtermi-nistes et accordent trop peu de place lauto-nomie des formes culturelles.

    Enfin, ltude de la peine capitale a rvl une tension au sein mme du concept de civi-lisation (entre son aspect esthtique et son aspect moral), ambigut qui limite la valeur du concept en question quand il sagit de rendre compte du recours la peine de mort (judicial killing). Il ne fait aucun doute que dans lhis-toire de la peine capitale, le discours dit civilisa-teur a jou un rle dterminant dans le proces-sus de rforme. Cependant, il semblerait que ce soit davantage le versant esthtique du pro-cessus de civilisation qui ait jou dans le cas qui nous intresse. Il est certain quune sensibilit civilise a laiss son empreinte sur les formes et la dramaturgie actuelles des excutions, qui, comme nous lavons vu, sont souvent mdi-calises, aseptises, et se droulent dans des lieux clos. Mais il reste savoir si la civilisation a entran un accroissement de lidentifica-tion interhumaine et une sensibilit accrue aux souffrances dautrui. Et, de fait, le pays occi-dental qui a le plus uvr pour civiliser lesth-tique de la peine de mort est aussi celui qui la maintenue.

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    Historiquement, en Europe et en Am-rique, le processus de civilisation de la peine capitale a plus t une histoire de dissimula-tion que dabolition, cette rduction de la visi-bilit cheminant avec la volont redouble de maintenir cette violence ltale. Lhistoire de la peine capitale en Occident (depuis lintro-duction de la guillotine par les rvolutionnai-res franais) est celle des efforts faits pour trou-ver une mthode dexcution acceptable . Depuis cette poque, les autorits ont cher-ch trouver des moyens de pratiquer cet acte dinhumanit absolue en dissimulant sa bru-talit. Et mme sil parat pervers de tergiver-ser propos de problmes de dcorum et de mise en scne quand il sagit dune question de vie ou de mort, cest un fait de la vie poli-tique que ces questions cosmtiques jouent un rle crucial pour faire accepter la peine de mort lopinion publique moderne. Au cours du temps, les pays occidentaux ont transform une question morale en une question esthti-que sur les apparences : la peine de mort pou-vait-elle tre pratique de manire camoufler ses aspects violents ? Pouvait-elle, en bref, tre civilise ? Linjection ltale pratique aux tats-Unis, une technique dexcution aseptise soi-disant indolore dguise en procdure mdi-cale, est ce qui sapproche le plus de lobjectif ce jour. Dans notre examen de la peine capitale, il nous faut distinguer les pratiques civilisatri-ces, conues pour viter le mauvais got et le dsagrment, des pratiques humaines propre-ment parler, conues pour viter la souffrance, respecter la personne humaine et minimiser la cruaut 1.

    Cela soulve, de manire aigu, une profonde ambigut normative dans la position de Nor-bert Elias. Bien quil sefforce dutiliser de faon

    (1) V.A.C. Gatrell tablit une distinction nette entre ce qui mane de la compassion et ce qui est li laversion face la violence. (V.A.C. Gatrell, op. cit.)

    neutre les termes civilisation et civilis , il en a finalement une conception positive. Quoi quil fasse pour lviter, il finit par lemployer en superposant description positive et valuation normative dune faon problmatique 2.

    Si le concept de civilisation dissimule cette ambigut normative, il recle galement un aspect multidimensionnel qui brouille ses implications analytiques. Dun ct, lattrait du concept trs large de processus de civilisation est li au fait quil tente dapprhender linter-dpendance des changements se produisant dans des domaines et des niveaux trs diff-rents de la socit 3. On voit bien dans lu-vre dElias comment les processus de rationa-lisation discuts par Weber correspondent aux changements dans la structure de lorganisa-tion sociale dcrits par Durkheim et la struc-ture de la personnalit humaine telle que la pr-sente par Freud. Vue au travers de son concept multidimensionnel, la socit, ses pratiques, ses institutions, et ses membres sont toujours des aboutissements historiques et configura-tionnels 4, jamais le produit dun dterminant unique ou dune loi ncessaire. Cela constitue,

    (2) Voir les passages la fin de ber den Prozess der Zivili-sation, o cet aspect normatif, voire tlologique, apparat trs clairement. (Norbert Elias, La Dynamique de lOccident, op. cit.)

    (3) David Garland, Punishment and Modern Society, op. cit.(4) La traduction, franaise et anglaise du terme figura-

    tion employ par Norbert Elias soulve un problme depuis longtemps. Configuration sest impos comme un quiva-lent pertinent, dailleurs utilis par Elias lui-mme dans cer-tains de ses textes anglais. Il est cependant revenu dessus au dbut des annes 1960 : le prfixe con- (du latin com, cum, avec ) donnait selon lui la notion un caractre systmi-que quil voulait viter et suggrait que la figuration seffec-tuait avec quelque chose dautres (alors quau contraire, il voulait voquer par l les figurations en elles-mmes, pour dfi-nir la forme des relations sociales dun groupe, un lieu, ou une poque donne). Les termes figuration , figuratio-nal ont t adopts en anglais, et sont devenus plus cou-rants aujourdhui (sur ces prcisions, voir Stephen Mennell, Figurational Sociology , in George Ritzer (dir.), Encyclopae-dia of Social Theory, Londres, Sage, 2004, vol. 1, p. 279-280). Nous avons dcid de respecter les choix des auteurs, tradui-sant figuration , figurational , par figuration , figura-tionnel lorsquil tait employ, et laissant configuration lorsque le terme tait utilis dans le texte initial.

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    selon moi, le bnfice majeur dune vision syn-thtique qui souligne la complexit, linterd-pendance, la rciprocit, et vite latomisme des explications factorielles. Mais, le vice de cette vertu est dassembler des processus en ralit fort distincts. Ce quElias appelle le processus de civilisation na rien dun processus unique, mais correspond plutt une srie de processus qui tantt convergent tantt divergent totale-ment, chacun dentre eux exerant des effets diffrents sur la pratique de la peine capitale.

    Des processus multiplesLe concept de processus de civilisation condense en ralit de multiples processus (for-mation de ltat, rationalisation, libralisation, dmocratisation, identification interhumaine accrue et raffinement des manires), qui diff-rent sur le plan conceptuel, et varient empiri-quement, mme sils sentremlent souvent au cours du processus historique. Lhistoire com-pare dmontre que chacun de ces processus distincts a bel et bien un impact sur la peine capitale, et influe sur son volution au cours du temps. Mais cette mme histoire montre aussi que la nature de ces effets varie et que les dif-frents processus, prsentant des caractris-tiques variables, peuvent produire des cons-quences trs diverses sur lvolution de la peine capitale. Pour fournir un seul exemple dim-portance, le processus de dmocratisation sest produit sans exception dans tout lOccident, exactement comme laffirme Norbert Elias. Mais il a donn naissance des formes insti-tutionnelles trs diffrentes, en particulier aux tats-Unis, o la dmocratie est fondamen-talement de type local et populiste, et o les considrations raciales ont exclu les Africains-Amricains du droit de vote jusque dans les annes 1960. Dans un tel contexte, le processus de dmocratisation sest sold par le maintien de la peine capitale, alors quailleurs, ayant pris une autre forme, il a favoris son abolition.

    Pour toutes ces raisons, jen suis venu considrer que le processus de civilisation liassien ne pouvait pas servir de cadre thori-que universellement applicable, mais quil tait plutt lui-mme une brillante application de la sociologie gnrale de Norbert Elias une priode particulire de lhistoire culturelle de lOccident, une application qui claire et expli-que cet ensemble spcifique de faits historiques mais ne stend gure au-del de ce domaine initial. En revanche, la sociologie plus gn-rale de Norbert Elias (un ensemble plus lche de mthodes, de concepts et de formes de rai-sonnements quil expose dans des uvres tel-les que La Socit de cour 1, Engagement et dis-tanciation 2, Logiques de lexclusion 3, Quest-ce que la sociologie ? 4, et do est tir ber den Prozess der Zivilisation) constitue la fois une synthse remarquablement pertinente et puissante de Weber, Durkheim, Marx et Freud et un guide indispensable la recherche sociologique et comparative au 21e sicle.

    Quels que soient nos doutes au sujet des mrites spcifiques du processus de civilisa-tion, il nen reste pas moins vrai que, lorsquon se penche sur lvolution long terme de la peine capitale, les mthodes socio-historiques et les concepts figurationnels avancs par Nor-bert Elias dans le cadre plus gnral de sa socio-logie processuelle offrent de prcieux angles dapproche 5. Son insistance envisager le pr-sent la lumire de la longue dure ; lint-rt port la dynamique et linterrelation des

    (1) Norbert Elias, La Socit de cour, trad. de lall. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lvy, 1974.

    (2) Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de lall. par Michle Hulin, Paris, Fayard, 1993.

    (3) Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de lexclusion : enqute sociologique au cur des problmes dune communaut, avant-propos de Michel Wieviorka, trad. de langl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.

    (4) Norbert Elias, Quest-ce que la sociologie ?, trad. de lall. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981.

    (5) Voir Norbert Elias, Quest-ce que la sociologie ?, op. cit.

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    processus sociaux (plutt quaux facteurs sta-tiques et atomiss) ; son attention la forma-tion et la nature de ltat : tout ces lments jouent un rle crucial dans lanalyse de la peine capitale ici prsente. Il en va de mme pour le lien quil tablit entre changement culturel et changements dans la structure de ltat et du contrle social ; sa description dtaille de la culture civilise moderne ; ainsi que son ana-lyse de la dynamique entre tablis et margi-naux, qui faonne les relations entre les grou-pes et la course au statut.

    Les concepts liassiens que je trouve les plus utiles dans le cadre spcifique de mes recher-ches ne sont pas ceux qui apparaissent dans son chef-duvre reconnu ber den Prozess der Zivilisation, mais ceux qui sont mis en jeu dans son ouvrage plus ancien, La Socit de cour, qui fournit de prcieux outils pour penser la dyna-mique de la peine capitale et les forces qui la sous-tendent. Dans cet ouvrage, Norbert Elias prsente une analyse sociologique des rap-ports de force entre le roi, la noblesse de cour et les autres lites aristocratiques sous le rgne de Louis XIV. Davantage que dans ses autres livres, il insiste sur la dynamique des rseaux de relations ; sur les rapports de forces, et la faon dont ils sont dtermins par la distance sociale et la dpendance ; sur la sublimation de la vio-lence dans un contexte o une classe de guer-riers a t rcemment pacifie. Il met tout par-ticulirement en lumire les normes culturelles et les habitudes psychologiques cres par des groupes concurrents au moment o ils luttaient pour le pouvoir dans le monde extrmement stratifi des cours monarchiques europennes au dbut de lpoque moderne, normes et habi-

    tudes qui accordaient une grande importance aux manires, aux civilits et la culture du raffinement. La faon dont Elias raconte com-ment ces groupes sociaux utilisaient les symbo-les du raffinement pour marquer la supriorit de leur statut et pour servir leurs intrts poli-tiques nous fournissent de prcieux indices sur les origines sociales des rformes civilisatri-ces qui se rvlent fort utiles pour tudier la politique mene par les fonctionnaires dtat et les lites librales, ainsi que leur influence sur linstitution de la peine capitale.

    Ces considrations mont conduit, dans mes recherches prsentes, abandonner le cadre thorique du processus de civilisation pour adopter une vision plus large de lvolution his-torique, vision qui continue nanmoins souli-gner les notions de longue dure, de processus, de configuration et dtat, sur lesquelles Nor-bert Elias insiste juste titre dans sa sociologie processuelle 1.

    (traduit de langlais par Bruno Poncharal)

    David Garland, School of law, New York Uni-versity, NY 10012, New York, tats-Unis.

    Professeur de droit et de sociologie lUniversit de New York, David Garland sintresse aux politiques de contrle du crime, la justice pnale, lhistoire et la sociologie de la peine, lhistoire des ides en criminologie et aux ques-tions de solidarit et de protection sociale. Il est lauteur de Punishment and Modern Society (University of Chicago Press, 1990) et de The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society (Clarendon Press, 2001), et travaille actuellement un livre intitul Peculiar Institution: Americas Death Penalty in an Age of Abolition (Harvard University Press, 2010). ([email protected])

    (1) Voir David Garland, Peculiar Institution : Americas Death Penalty in an Age of Abolition, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

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