Darmangeat Oppression Des Femmes Hier Et Aujourdhui

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  • 1Loppression des femmes, h i e r e t au j o u r d h u i : pour en finir demain! U n e p e r s p e c t i v e m a r x i s t e

    Christophe Darmangeat

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    Cette brochure a t rdige la demande de lassociation Table Rase, dans le cadre dune confrence-dbat organise le 16 dcembre 2010.

    Elle reprend les principaux arguments du livre Le communisme primitif nest plus ce quil tait aux origines de loppression des femmes, Smolny, 2009 et de larticle Le marxisme et loppression des femmes : une ncessaire ractualisation , Agone, n43, 2010.Poursuivez la discussion sur le blog de lauteur : http://cdarmangeat.blogspot.com

  • 3Sintresser aux rapports entre les sexes dans la prhistoire et les socits primitives, quelle drle dide ! Comme me la un jour dit un ami en entendant le sujet de mon livre : Eh bien dis donc, il y en a qui ont du temps... . Pourtant, si premire vue ce thme peut paratre bien loign des problmes actuels et rserv un petit cnacle de spcialistes, son intrt dpasse de trs loin le plaisir de la connaissance pour la connaissance. Loppression des femmes continue en effet reprsenter un des traits mar-quants de notre poque mme si bien des socits du pass nont rien lui envier de ce point de vue. Or, pour toutes celles et tous ceux qui veulent uvrer pour que cette oppression dis-paraisse, il est crucial didentifier ses racines et ses mcanismes, car cest seulement en comprenant un phnomne quon peut le combattre efficacement.

    Telle tait dj la conviction de ceux qui fondrent le courant socialiste, au temps o ce mot signifiait encore le ren-versement complet du capitalisme et linstauration dune socit galitaire. Karl Marx et Friedrich Engels scrutrent toute leur vie avec attention les progrs des nouvelles sciences qutaient alors larchologie et de lethnologie, y puisant des lments de rponse sur les origines des ingalits sociales en gnral, et de celles entre les sexes en particulier. Les immenses progrs des connaissances effectus depuis un sicle et demi obligent toute-fois reconsidrer de larges pans de ce que la tradition marxiste a longtemps tenu pour acquis. Ce qui nempche nullement, comme on le verra, la mthode matrialiste fonde par Marx de demeurer la meilleure cl pour pntrer le lointain pass de lhumanit... et prparer son avenir.

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  • 5Le marxisme, L anthropoLogie et Le fminisme

    Pour bien des militants qui, au xixe sicle, se rclamrent du projet socialiste, et tout particulirement pour ceux qui se situaient dans le courant marxiste, la question fminine tait dune extrme importance. Pour Marx et Engels, les femmes des classes populaires avaient un intrt tout particulier au renverse-ment du capitalisme, savoir mettre un terme la double oppres-sion dont elles taient victimes, la fois en tant que femmes et en tant quouvrires. Sur cette question, ils durent se heurter, parfois durement, certains autres courants socialistes ; ainsi les proudhoniens, qui estimaient que la place des femmes tait au foyer et quun des crimes du capitalisme tait de dtruire la famille traditionnelle.

    mo r ga n e t La s o c i t a r ch a q u e

    Il nest donc pas tonnant que les fondateurs du socialisme scientifique se soient enthousiasms la lecture des travaux de lanthropologue Lewis Morgan, dont louvrage majeur, La socit archaque, fut publi en 1877. Morgan tait un juriste amricain parfaitement contemporain de Marx il tait n la mme anne que lui. Il stait consacr ltude des indiens Iroquois, une confdration de tribus qui vivaient dans le nord-est des tats-Unis. Morgan ne stait toutefois pas arrt l. Sur la base dune immense enqute qui avait synthtis des renseignements recueil-lis sur lensemble du globe, il avait entrepris de reconstituer les grandes tapes de lvolution des socits humaines, sur le plan matriel, mais aussi, et surtout, sur celui de lorganisation soci-ale. Les travaux de Morgan, aux yeux de Marx et Engels, prsen-taient donc un intrt considrable. Ils jetaient dun seul coup la lumire sur des millnaires dvolution sociale qui avaient prcd

  • 6lhistoire crite et sur lesquels, lpoque, on ne savait pour ainsi dire rien. Ils permettaient de vrifier que la mthode queux-mmes avaient forge pour comprendre les soci-ts humaines sappliquait tout aussi bien ces poques rec-ules quaux temps modernes. Cette mthode, le matrial-isme historique, consistait rechercher les causes les plus profondes de lvolution des socits non dans les ides ou les mentalits des hommes, phnomnes qui devaient eux-mmes tre expliqus, mais dans leurs conditions matri-elles dexistence.

    Morgan montrait que beaucoup dinstitutions considres son poque comme naturelles , cest--dire universelles et immuables, taient en ralit le fruit dune volution historique. Ctait en particulier vrai des formes familiales, quil pensait lies aux termes dont les diffrents peuples se servaient pour dsigner leurs parents ; une partie importante de ses recherches consista prcisment classer et comprendre ces dsignations. Ctait galement vrai de la situation des femmes, dont les Iroquois montraient quelle pouvait tre trs loigne de ce quon imagi-nait gnralement lpoque.

    Un m at r i a r cat p r i m i t i f ?

    Jusquau milieu du xixe sicle, en effet, on pensait gnrale-ment que les femmes avaient forcment t dautant plus oppri-mes quon remontait vers un pass lointain. Les Grecs de lAntiquit les traitaient en mineures tout au long de leur vie.

    Henry Lewis Morgan (1818-1881)

  • 7Les Juifs de lAncien testa-ment nen avaient manifeste-ment pas une opinion plus leve. On supposait donc tout naturellement que lhomme dit des cavernes ramenait son pouse la litire conjugale en la tirant par les cheveux aprs lui avoir au besoin assn un bon coup de massue.

    Bien sr, on savait dj que chez certains peuples loin-tains, les choses en allaient tout fait diffremment. Au dbut du xviiie sicle, le jsuite Lafitau dcrivait dj la socit iroquoise, quil con-naissait bien pour y avoir vcu plusieurs annes, comme une gyncocratie , un empire des femmes . Lafitau affirmait mme que les Iroquois taient directement apparents avec cer-tains peuples barbares de la haute antiquit, tels les Lyciens du sud de lactuelle Turquie, dont plusieurs auteurs Grecs rappor-taient le rle de premier plan quy tenaient les femmes. Mais durant plus dun sicle, les thories de Lafitau, trs conjecturales, neurent que peu dinfluence.

    Les choses changrent avec la publication en 1861 du Droit maternel, uvre du juriste suisse Jakob Bachofen, qui eut un reten-tissement considrable. Bachofen reprenait lide que les Iroquois taient limage vivante du lointain pass des Grecs. Tout comme les Iroquois, de nombreux peuples barbares, desquels taient issus les Grecs, reconnaissaient uniquement la filiation en ligne fminine. Jouant un rle crucial en tant que mres, les femmes se trouvaient dans une position qui navait rien dinfrieure ou davilissante. Tout au contraire, elles taient hautement consi-dres, tant dans la socit que dans le panthon : Bachofen tait

    Un Iroquois, dans une reprsentation du XVIIIe sicle

  • 8convaincu de lexistence dune antique et universelle religion de la desse-mre . Selon lui, cette prminence des femmes avait culmin sous la forme de lamazonat , cest--dire de leur domination par les armes sur les hommes. Ceux-ci taient ensuite parvenus renverser les rles et imposer le patriarcat duquel les socits occidentales ntaient toujours pas sorties. Outre les rcits des auteurs grecs, Bachofen mobilisait lappui de son propos les traces archologiques (des inscriptions sur les tombes des cimetires) et surtout lanalyse des mythes,

    dont il tait convaincu quils contenaient ncessairement une part de vrit historique.

    Dans son analyse de la situation des femmes, Morgan sappuyait directement sur Bachofen, dont il gnralisait les con-clusions lensemble des socits de la plante. Ainsi, selon le schma volutionniste quil proposait, chaque peuple tait dabord pass par un stade o la socit tait organise en groupes de parent auxquels lappartenance se transmettait uniquement par les femmes ce quon appelle en termes modernes la matrili-narit. Initialement, les femmes avaient donc partout joui dune situation tout fait enviable. Cest seulement lge des mtaux que lvolution conomique avait modifi le rapport de force en faveur des hommes, entranant la subordination des femmes, gnrale dans les socits o existaient les classes sociales et ltat. Pour Morgan, la domination masculine tait donc un ph-nomne relativement rcent dans lvolution sociale. Inconnue durant toute la Sauvagerie (nous dirions aujourdhui le Palo-lithique) et dans les premiers stades de la Barbarie (le No-

    Johann Jakob Bachofen (1815-1887)

  • 9lithique) elle ntait apparue qu la fin de celle-ci, laube de la Civilisation . Les raisons de ce basculement tenaient au dvel-oppement des richesses, essentiellement le btail et les esclaves, qui staient accumules entre les mains masculines. Les hommes souhaitant transmettre leurs biens leurs fils (et non, comme en rgime matrilinaire, leurs neveux) avaient renvers la matrili-narit et instaur la patrilinarit, la filiation par les hommes. Et afin dtre dornavant certains de leur paternit, ils avaient priv les femmes de la libert qui tait prcdemment la leur, notam-ment sur le plan sexuel.

    Priodes de la prhistoire et situation des femmes (Morgan Engels)

    SAUVAGERIE Palolithique

    BARBARIE Nolithique

    CIVILISATION priode

    historique

    Moyenne Feu, pche

    Suprieure Arc

    Infrieure Agriculture

    Moyenne Irrigation levage

    Suprieure Fer

    criture Villes tat

    Australiens Athapascans Iroquois Pueblos Germains

    Engels navait aucune raison de douter de ce scnario, et il le reprit son compte dans louvrage quil tira en 1884 des travaux de Morgan, Lorigine de la famille, de la proprit prive et de ltat. Initialement, cest Marx lui-mme qui souhaitait prsenter les dcouvertes de Morgan au public ouvrier et socialiste, et qui avait rassembl de nombreuses notes en ce sens. Mais la mort len empcha, et cest Engels quchut cette tche. Sil faisait siennes beaucoup des thses de Morgan, Engels montrait toutefois une

    Matrilinarit ( droit maternel ) Place prminente des femmes

    Patrilinarit - patriarcat dfaite historique du

    sexe fminin

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    prudence certaine vis--vis des affirmations les plus radicales de Bachofen ; ainsi, le terme de matriarcat nest-il employ aucun moment dans le corps du texte. Il ne figure quune seule fois, dans une prface rdige plusieurs annes plus tard, en tant simplement mis au compte de Bachofen.

    Sur la situation des femmes, ce quaffirmait Morgan propos du pass, Engels ajouta les raisonnements que les sociali-stes pouvaient laborer tant sur le prsent que sur les conditions et les voies de leur mancipation. Engels insistait en particulier sur le fait que celle-ci passait par laccs des femmes la produc-tion sociale, cest--dire par leur indpendance conomique vis--vis des hommes. La libration future des femmes faisait donc cho, comme dans un miroir invers, aux mcanismes qui avaient men leur subordination il y a de cela quelques millnaires.

    la suite de Morgan, Engels pouvait donc crire des phrases telles que : Chez tous les sauvages et tous les barbares du stade infrieur et du stade moyen, et mme en partie chez ceux du stade suprieur, la femme a une situation non seulement libre, mais fort considre , ou que lassujettissement dun sexe par lautre, () [le] conflit des deux sexes [est] inconnu () dans toute la prhistoire. Ctaient l des affirmations qui taient tout fait fondes sur la base des connaissances ethnographiques de lpoque, qui restaient trs parcellaires.

    no U v e L L e s d c o U v e rt e s , n o U v e L L e s p o L m i q U e s

    Les dcennies qui suivirent furent celles dun trange para-doxe.

    En effet, mesure que les connaissances ethnographiques saccumulaient, des doutes de plus en plus nombreux furent jets sur les raisonnements de Morgan. Ds la fin du xixe sicle, et plus encore par la suite, bien des gnralisations auxquelles il avait cru pouvoir procder se rvlrent trop htives. Mais alors que les thories de Morgan taient de plus en plus critiques dans

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    le monde acadmique, elles taient de plus en plus dfendues, parfois jusqu la moindre virgule, par les militants se rclamant du marxisme.

    Les deux phnomnes ntaient bien sr pas trangers lun lautre ; au contraire, ils salimentaient mutuellement. En quelque sorte, ds leur publication, les ides de Morgan avaient t annexes par le marxisme. Critiquer Morgan tait donc un excellent moyen, de la part des anthropologues qui possdaient des opinions conservatrices sur la socit daujourdhui (et il nen manquait pas), datteindre par ricochet le courant marxiste.

    Au sein de celui-ci, il con-tinua de rgner durant quel-ques annes une atmosphre de libre discussion ; ainsi, certaines des thses de Morgan et, par contre-coup, dEngels, furent rapide-ment remises en cause par le dveloppement des connais-sances ethnologiques. La dirige-ante bolchvique Alexandra Kol-lonta, par exemple, sy employa au dbut des annes 1920 dans ses Confrences sur la libration des femmes. Mais le dbat fut bien vite strilis par la chape de plomb du stalinisme. Critiquer Morgan, ctait critiquer Engels ; et si lon pouvait critiquer librement Engels, pourquoi pas Staline et son rgime ? Ainsi, les privilgis qui usurprent le pouvoir en Russie procdrent avec les crits des fondateurs du marxisme de la mme manire quavec la dpouille mortelle de Lnine : ils les momifirent, en prservant scrupuleusement lenveloppe pour mieux en trahir lesprit.

    Le regain dintrt que connurent les questions fmin-istes et, dans une moindre mesure, les ides marxistes dans les

    Alexandra Kollonta (1872-1952)

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    annes 1970 provoqurent dardentes discussions autour de la prhistoire, de lexistence dun matriarcat primitif et de lorigine de loppression des femmes. Deux grands camps saffrontrent. On trouvait dun ct celles et ceux qui tenaient affirmer que toutes les socits, sans exception, avaient connu sous une forme ou sous une autre la domination masculine. La conclusion qui en dcoulait explicitement tait que loppression des femmes ne se laissait pas rduire la question des classes sociales et de lexploitation. Par consquent, contrairement ce quaffirmait traditionnellement le courant marxiste, la rvolution sociale de lavenir ne rsoudrait pas automatiquement la question fmi-nine. Face cette position se dressaient tous ceux qui en tenaient dune manire ou dune autre pour un matriarcat primitif et qui niaient que la domination masculine ait pu apparatre dans des socits antrieures aux ges des mtaux. Ce courant incluait, sans sy limiter, les tenants des positions marxistes tradition-nelles, hrites de Morgan, aux premiers rangs desquels se tenait lanthropologue amricaine Eleanor Leacock.

    Si elle reprenait les termes du dbat qui stait droul la fin du xixe sicle, la discussion faisait nanmoins intervenir une foule dlments nouveaux. Le sicle qui stait coul avait en effet considrablement enrichi le matriau partir duquel on pouvait raisonner sur lhistoire (et la prhistoire) des rapports entre les sexes.

    Ceux qui continuaient dfendre lexistence dun matriar-cat primitif pouvaient ainsi invoquer, en plus des arguments dj prsents chez Bachofen ou Morgan, le nombre considrable de reprsentations fminines, gravures et surtout statuettes, livres par les ges reculs de lhumanit. Ces statuettes, appeles vnus ou desses-mres selon le contexte, se retrouvaient tant dans des sites nolithiques que dans tout le palolithique suprieur. Quelles soient interprtes comme la marque dun culte une divinit fminine ou non, elles ont t frquemment considres comme lindice dune haute considration pour les femmes et la fminit. Par ailleurs, les progrs de lethnologie avaient galement confirm que les Iroquois ntaient pas une

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    exception : dans de nom-breuses socits primitives, quon y vive de chasse ou dagriculture, les femmes occupaient une place tout fait estime.

    Dun autre ct, les tmoignages staient gale-ment accumuls sur des soci-ts, elles aussi de niveaux techniques trs varis, o les femmes semblaient tre trs clairement infriorises par les hommes. Cette infriorisation se traduisait notamment par des actes de violence physique ou sexuelle exercs dans un contexte rituel ou profane. Elle tait le plus souvent formalise et exprime sur le plan reli-gieux par des croyances qui proclamaient la domination des hommes. Dans de nom-

    breux cas, seuls les hommes adultes, aprs une longue initiation, avaient accs certains rites qui leur permettaient de pntrer les secrets de la religion et de manipuler des objets que les femmes et les enfants avaient interdiction de voir ou dapprocher sous peine de mort.

    Ces lments contredisaient frontalement la squence des vnements reconstitue par Morgan et largement reprise par Engels. Aussi, les tenants des positions marxistes tradition-nelles furent-ils amens les disqualifier, soit en niant la ralit de loppression masculine dans ces socits, soit en lacceptant, mais en lattribuant aux effets du contact de ces peuples avec lOccident.

    La vnus de Willendorf(vers -23 000)

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    Or, mme sil faut se mfier des apprciations trop htives et si ces polmiques ont permis en bien des occasions dapporter les nuances ncessaires, la conclu-sion gnrale est incontournable : ces tmoignages, qui forment un faisceau considrable, ne peu-vent pas tre unanimement rcu-ss. Lethnologie a mis jour de trs nombreux cas de formes, parfois trs dures, de domina-tion masculine, dans des socits conomiquement comparables celle des Iroquois, voire chez dauthentiques chasseurs-cueil-leurs nomades matriellement galitaires.

    Ds lors, lattitude correcte ne doit pas tre de dfendre, au nom de lorthodoxie, un schma dpass, mais de sefforcer dexpliquer, laide de la mthode marxiste, ces faits nouveaux.

    Un rhombe de Nouvelle-Guine.Cet instrument, quon faisait tournoyer au bout dune corde, produisait un vrombissement impressionnant.Dans de trs nombreuses cultures, il fait partie des objets sacrs masculins. Les hommes les utilisaient lors de leurs crmonies afin dvoquer une puissance surnaturelle apte terroriser les non initis (femmes et enfants).

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    Les rapports entre Les sexes dans Les socits primit ives :

    variations et constantes

    La premire des tches est donc de recenser les faits, de tenter dcarter tout ce qui peut tre d un artefact quil sagisse du contact avec des socits dveloppes, des biais lis lobservateur ou de ceux lis linterprtation de ces tmoignages, toutes choses parfois fort difficiles.

    Ce travail livre nanmoins un premier rsultat : tous les stades du dveloppement conomique et social, y compris pour les socits matriellement les plus galitaires, on trouve des exemples avrs de domination masculine, parfois informelle, parfois trs explicite et organise.

    Illustrons cette affirmation par quelques cas.

    Le s c h a s s e U r s - c U e i L L e U r s n o m a d e s

    1. Les Inuits

    On ne trouve pas chez les Inuits de religion initiation, ni dune manire gnrale dorganisation spare des hommes cense justifier et codifier leur domination sur les femmes. Dune certaine manire, on peut dire que chez ce peuple, la domina-tion masculine tait spontane . Les hommes, au moins dans certains domaines (en particulier sexuel) pouvaient imposer leur volont aux femmes sans que la socit y trouve quoi que ce soit redire : Aprs la pubert, une fille est tout bonnement consi-dre comme un objet sexuel pour tout homme qui la dsire. Il lattrape par la ceinture comme marque de ses intentions. Si elle rsiste, il peut dcouper son pantalon avec un couteau et entreprendre de lobliger avoir un rapport. Que la fille soit consentante ou non, leurs relations sexuelles de passage sont

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    vues comme un sujet sans importance particulire parmi les Inuit. Elles ne constituent pas un motif de vendetta de la part de sa parent () Lagression physique et verbale entre les hommes est rprouve, mais lagression sexuelle contre les femmes sous la forme du rapt ou du viol est courante 1.

    La seule limite pour les agissements dun homme con-sistait empiter sur les prrogatives dun autre homme, en ayant des relations avec sa conjointe sans son autorisation. Ce type de conflits au sujet des femmes constituaient le principal motif des affrontements, qui se soldaient frquemment par la mort dun des protagonistes.

    Un autre ethnologue relve le rle particulier jou par les femmes ges, qui servaient en quelque sorte de relais de la domination masculine auprs des plus jeunes - un fait trs rpandu, et dont certains se sont souvent empars pour tenter de minimiser la porte de linfriorisation des femmes : La jeune femme tait en fait soumise lhomme et aux femmes plus ges jusqu ce quelle ait de grands enfants et quelle puisse son tour

    1 E. FriedL, Women and Men, an Anthropologists View, dition lectronique, Partie 1, Illustrative cultures, 1975.

    Un chasseur inuit

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    contrler ses brus. La polygynie, beaucoup plus frquente que la polyandrie, lchange des pouses, habituellement organis par les hommes, et la plus grande libert sexuelle extra-maritale de lhomme taient dautres expressions de la domination mascu-line 2.

    2. Les SelkNam (ou Ona)

    Les SelkNam, une tribu de chasseurs-cueilleurs qui vivait dans la Terre de Feu, possdait une religion initiation ouverte aux seuls adultes masculins. Ceux-ci se grimaient afin dincarner des esprits qui, lors de crmonies, venaient terroriser femmes et enfants.

    un marin britannique qui stonnait que les SelkNam ne connaissent aucune espce de chefs, lun deux, qui parlait quelques mots danglais, rpondit : Nous sommes tous des capitaines. Avant dajouter : Et nos femmes sont toutes des matelots 3.

    2 Mitiarjuk, 1966, p. 540, cit par B. saLadin dangLure, Mythe de la femme et pouvoir de lhomme chez les Inuit de lArctique central (Canada) , Anthropologie et socits, vol. 1, n3, 1977, p. 80.3 Lucas Bridges, Uttermost part of the earth, Century, 1987 (1948), p. 216.

    Hommes SelkNam en peintures crmonielles

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    Le mythe fondateur des Selknam tait difiant : il racon-tait que, jadis, ctaient les femmes qui dirigeaient la socit et quun jour leur domination fut renverse par un soulvement des hommes. Ceux-ci les assassinrent toutes, pargnant seulement les nourrissons, et fondrent une religion qui les tiendrait pour toujours dans la subordination. Il va sans dire que, contrairement ce que pensait Bachofen, il serait bien imprudent de prendre de telles histoires pour argent comptant. De tels rcits ne viennent nullement appuyer lauthenticit du matriarcat primitif . En revanche, ils jouent de manire vidente un rle de justification de lordre existant, tant vis--vis des hommes dominants que des femmes domines.

    Les choses sont nanmoins pleines de subtilits. Linfriorit sociale des femmes Selknam, proclame et revendique par les hommes, le fait quelles puissent lgitimement tre battues ou perces de flches en cas dinfidlit ou de fuite, nimpliquait nullement que le comportement de la femme idale ft celui dune pouse en tout point soumise. Pour tre russie, la nuit de noces se devait mme dtre mouvemente : Il ntait pas considr comme convenable pour une nouvelle pouse, quil sagisse dune jeune fille ou dune femme mre, de se donner trop bon compte. Au contraire, elle dclenchait souvent une bonne bagarre et, sa prochaine apparition, le mari pouvait arborer un visage gravement corch, voire ventuellement un il au beurre noir. Je me souviens dun homme qui mavait demand de soigner une trs mauvaise morsure qui lui avait t inflige lavant-bras par son pouse, une femme forte et dtermine, dune grande exprience 4.

    3. LAustralie

    Pour ltude des rapports entre les sexes dans les socits primitives, ce continent occupe une place toute particulire.

    Tout dabord, parce que cet immense territoire, aussi vaste que les tats-Unis, tait le seul endroit de la plante peupl

    4 Lucas Bridges, op. cit., p. 359--360

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    uniquement de chasseurs-cueilleurs nomades et galitaires, dont les rares relations avec des socits aux techniques plus avances navaient gure influenc le mode de vie. Partout ailleurs sur la plante, mme l o ils avaient conserv leur autonomie, les chasseurs-cueilleurs nomades avaient t relgus dans les envi-ronnements les moins hospitaliers : sur la banquise du Grand Nord, dans les toundras subarctiques, dans les dserts arides ou dans les paisses forts quatoriales. En Australie, au contraire, les Aborignes occupaient des milieux au climat et la topologie trs diversifis. cette particularit, dj remarquable en elle-mme, sajoutait une originalit technique : ils taient les seuls chasseurs-cueilleurs jamais observs avoir ignor larc.

    Sans aucun doute, lAustralie possdait donc une impor-tance cruciale pour la comprhension des rapports sociaux des chasseurs-cueilleurs galitaires. Les rapports entre les sexes y ont fait lobjet de nombreuses tudes, et y ont sans doute suscit davantage de polmiques que partout ailleurs. Au xixe sicle, les premiers tmoignages fort nombreux concluaient invari-ablement labominable sujtion des femmes australiennes, le

    Un aborigne chassant au propulseur LAustralie tait le seul continent o larc tait inconnu.

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    plus souvent caractrises comme des esclaves, au sens strict ou peine figur. Tout comme chez les SelkNam, les femmes taient victimes de violences physiques de la part des hommes, qui nhsitaient pas les capturer par la force dans les groupes voisins. Et tout comme chez les SelkNam, la religion australienne rservait ses secrets les plus intimes aux hommes adultes, punis-sant de mort la femme ou lenfant qui aurait port la vue sur les objets sacrs.

    Par bien des cts, cependant, les hommes australiens allaient beaucoup plus loin que leurs homologues selknam, en se prtant par exemple mutuellement leurs femmes pour sceller leurs amitis, ou en les violant collectivement, titre rituel ou pnal. Ils pratiquaient aussi une polygamie gnralise, qui dans certaines rgions pouvait atteindre des records on rapporte le cas dun Aborigne qui avait eu 29 pouses au cours de son existence.

    Un australien dune tribu du Nord, photographi au dbut du xxe sicle en compagnie de ses six (ou sept) femmes et de ses quatre (ou trois) filles.

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    Au cours du xxe sicle, certains chercheurs il faudrait plutt dire : certaines chercheuses, tant les femmes furent majori-taires dans ce mouvement menrent des travaux qui nuancrent beaucoup cette impression. Loin dtre des jouets entre les mains des hommes, les femmes possdaient leurs propres stratgies, leurs propres rseaux dinfluence, et souvent leurs propres rites religieux ferms aux hommes. Bien des reprsentants de ce cou-rant nhsitrent pas aller jusqu conclure que la domination masculine ntait quune illusion doptique qui navait aucune ralit et que, comme lcrivait encore rcemment une ethno-logue : LAustralie ne connat (...) ni domination patriarcale, ni phallocratie, ni privilge immmorial du masculin. Les pouses ny sont jamais considres comme des femmes-objets. Elles sont simplement utilises par les hommes en certaines circonstances, tout comme elles les utilisent leur tour en dautres occasions 5.

    Il nest bien sr pas possible ici de faire le tour des argu-ments des uns et des autres et de discuter en dtail des diffrents aspects. Disons simplement que la ralit se situait quelque part entre les deux positions. Sil est tout fait exagr et faux de dpeindre la situation des femmes australiennes comme celle de quasi-esclaves, il ne semble pas plus juste de nier quelles taient globalement en situation dinfriorit ; les choses pou-vaient varier considrablement dune tribu lautre, et les diffr-entes zones du continent ntaient certainement pas homognes de ce point de vue. Si la domination masculine semble avoir t assez tnue dans le dsert de lOuest, par exemple, elle se mani-festait avec beaucoup plus dvidence dans le Nord. Quil sagisse des obligations conomiques mutuelles, des chtiments en cas dadultre, du droit darranger des mariages ou de la vie spiritu-elle, il existait un dsquilibre plus ou moins marqu en faveur des hommes. Ainsi, plutt que des pions ou des esclaves, les femmes aborignes sont pour les hommes des partenaires, mais leur statut est celui de partenaires subalternes 6.

    5 Mathilde annaud, Aborignes : la loi du sexe, LHarmattan, 2000, p. 15.6 Isobel White, Aboriginal womens status: a paradox resolved ,

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    Le s ag r i c U Lt e U r s e t L e v e U r s

    En ce qui concerne des peuples ayant connu la rvolution nolithique et tirant donc, au moins en partie, leur subsistance de lagriculture et de llevage, on trouve l aussi des exemples flagrants de domination masculine mme, et il faut le sou-ligner, chez ceux o les ingalits matrielles entre individus ne se sont pas encore dveloppes. Un des exemples les plus clbres est celui des Baruya de Nouvelle-Guine, tudis par lanthropologue Maurice Godelier 7.

    Ce peuple prsente limage frappante dune organisation minutieuse de la domination dun sexe par lautre au travers dun ensemble de croyances magico-religieuses. Les hommes entre-tenaient de mille manires une idologie de supriorit sur les femmes. Linitiation religieuse des jeunes mles exigeait quils soient soigneusement spars des filles et des femmes durant toute leur adolescence. Jusqu leur mariage, ils vivaient ainsi entre eux dans une maison spciale, apprenant redouter la gent fminine et se prmunir de ses effets malfiques.

    Dans la socit baruya, la supriorit des hommes tait marque de toutes parts : dans les dnominations de parent comme dans la gographie, dans la valorisation des activits conomiques comme dans les secrets religieux. Ainsi un jeune garon tait-il automatiquement considr comme lan de toutes ses surs, mme de celles nes avant lui. Dans le mme esprit, tous les chemins qui serpentaient dans les villages taient ddou-bls, lun se situant quelques mtres en contrebas de lautre ; naturellement, le plus lev tait rserv aux hommes. Lorsquil arrivait malgr tout des femmes de croiser la route des hom-mes, elles dtournaient le regard et se cachaient le visage sous leur cape, tandis quils passaient en les ignorant. Les femmes navaient entre autres pas le droit dhriter de la terre, de

    Womans role in Aboriginal society, F. Gale ed., Australian Institute of Aboriginal Studies, n36, 1974, p. 36.7 Cf. Maurice godeLier, La production des grands hommes, Flammarion, 1982.

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    porter les armes, de fabriquer les barres de sel. Les outils servant dfricher la fort leur taient galement interdits, de mme que leur tait interdite la fabrication de leurs propres btons fouir. Quant aux objets sacrs, fltes et rhombes, ils taient protgs par la peine capitale du regard des non-initis, enfants et femmes. Et si les hommes pouvaient tout moment rpudier leurs pouses ou les donner qui bon leur semblait, celles-ci ne pouvaient quit-ter leur mari sans sexposer aux chtiments les plus svres.

    Les Baruya ne sont nullement une exception. Lensemble de la Nouvelle-Guine, au-del des diffrences parfois trs impor-tantes dun peuple lautre, tait tout entire marque par une domination masculine trs affirme. Certaines de ces soci-ts, contrairement aux Baruya, connaissaient les ingalits de richesses. Mais dun point de vue technique, tous ces peuples se situaient peu ou prou au stade atteint par les Iroquois, pratiquant des formes rudimentaires dagriculture et dlevage et utilisant des outils de pierre.

    Un rassemblement de guerriers Baruya

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    Or, non seulement les hommes des socits cono-mique-ment ingalitaires nopprimaient globalement pas davantage leurs femmes que ceux des socits qui taient demeures gali-taires, mais cest mme dans ces dernires que se manifestaient les formes les plus ouvertes de la domination masculine, en par-ticulier les initiations des jeunes garons levs dans la crainte et lhorreur des femmes.

    Dans tout le bassin amazonien, on retrouve bien des points communs avec la Nouvelle-Guine. L aussi, quil sagisse de socits de purs chasseurs-cueilleurs galitaires ou de peuples se livrant une agriculture itinrante, les femmes taient globale-ment domines par les hommes. Et l encore, ceux-ci pratiquaient

    une religion dont eux seuls dtenaient les secrets, et ils usaient rgulirement et de manire lgitime de violences sexuelles et phy-siques contre les femmes. Cest ainsi quun guerrier Munduruc, voulant sans doute faire de lhumour, fit un jour allusion aux viols collectifs par lesquels les hommes de son peuple sanctionnaient les femmes rcalcitrantes : Nous domptons nos femmes avec la banane 8.

    8 Robert F. Murphy, Matrilocality and Patrilineality in Munduruc Society , American Anthropologist, New Series, Vol. 58, n3, 1956, p. 433.

    Un Indien Munduruc

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    Un e d o m i n at i o n m a s c U L i n e U n i v e r s e L L e ?

    Si les lignes qui prcdent insistent sur lexistence de la domination masculine dans certaines socits qui se situent aux premiers chelons du dveloppement conomique, cest essenti-ellement dans la mesure o ce fait, lui seul, impose de rviser le schma hrit de Morgan. Pour autant, il ne faut pas tomber dans la position caricaturale selon laquelle la domination masculine reprsenterait une caractristique clairement partage par toutes les socits.

    En fait, les Iroquois ne sont pas une exception. Tant parmi les chasseurs-cueilleurs galitaires que parmi les agriculteurs, on a observ bien des peuples o les rapports entre hommes et femmes taient quilibrs, et o il est bien difficile de dire quel sexe dominait, si toutefois tel tait le cas.

    Chez les chasseurs-cueilleurs, on peut citer par exemple les Bushmen des dserts du sud de lAfrique, rendus clbres il y a quelques annes par le film Les dieux sont tombs sur la tte.

    Une femme bushman et son enfant

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    De lun de leurs groupes, les Nharo, on apprend par exemple quil semble exister une galit des sexes presque totale dans la relation entre frres et surs et, peut-tre, une lgre prdomi-nance fminine dans la relation entre poux 9.

    Ce sont aussi les indignes des les Andaman, dans le golfe du Bengale, dont le premier ethnologue les avoir observs au xixe sicle rapporte dans une sentence tout empreinte de morale vic-torienne que lun des traits les plus frappants de leurs rapports sociaux est lgalit et laffection affiches qui stablissent entre un mari et sa femme ; des observations minutieuses stendant sur plusieurs annes prouvent que non seulement lautorit du mari est plus ou moins thorique, mais quil nest pas rare que sa moiti le fasse marcher au doigt et lil : en bref, la considra-tion et le respect avec lesquels les femmes sont traites pour-raient avantageusement servir dexemple certaines classes de notre patrie 10.

    Mentionnons galement les pygmes Mbuti de la fort quatoriale africaine, chez qui une femme nest en aucune manire infrieure un homme 11.

    Cette physionomie se retrouve galement chez de nom-breux peuples agriculteurs ou leveurs. Aux rangs de ceux-ci, on peut citer les Iroquois, bien sr, mais avec eux les Khasi de lInde, les Minangkabau de Sumatra, les Ngada de lle de Flors ou les Na (galement appels Mosuo) de Chine, ce peuple qui, fait sans doute unique, ne reconnat socialement ni le mariage ni la paternit.

    9 Alan Barnard, Sex Roles among the Nharo Bushmen of Botswana , Africa: Journal of the International African Institute, Vol. 50, No. 2, 1980, p. 119.10 Edward Horace Edward Horace Man, On the Aboriginal Inhabitants of the Andaman Islands (Part I, II, III) , The Journal of the Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 12, 1883, p. 327.11 Colin M. Colin M. turnBuLL, Wayward servants: the two worlds of the African pygmies, Eyre and Spottiswoode, 1965, p. 271.

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    Il serait impropre de qualifier ces socits de matriarcats. Ce terme, au sens propre, signifie le pouvoir des femmes . Or, chez aucun de ces peuples, les femmes nont le pouvoir, cest--dire le pouvoir sur les hommes alors que dans les patriarcats, les hommes ont le pouvoir sur les femmes.

    Certaines dentre elles sont organises selon le droit maternel dont parlait Bachofen : les individus sont rpartis dans des groupes de parents, des clans, o lappartenance est transmise uniquement en ligne fmi-nine. Mais contrairement ce que pouvaient croire Bachofen, Morgan ou Engels, les clans matrilinaires ne sont pas synonymes dune haute situation des femmes. Les Nharo, les Andamanais ou les Mbuti nont pas du tout de clans, et donc pas de matri-linarit. Cela nempche pas les femmes dy occuper une position favorable. Inversement, la Nouvelle-Guine, lAustralie ou lAmazonie sont emplies dexemples de socits matrilinaires o les femmes sont nan-moins trs clairement infriorises.

    et da n s L a p r h i s t o i r e ?

    Les exemples qui prcdent montrent que, contrairement ce que Morgan avait cru pouvoir affirmer sur la base du cas iroquois, la domination masculine peut exister dans des socits qui ignorent non seulement les classes sociales, mais mme les simples ingalits conomiques. Ainsi, le communisme primi-tif , terme par lequel Marx et Engels dsignaient les premires

    Une femme Na (Mosuo)

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    formes conomiques quait connues lhumanit, sil nimplique certes pas la subordination des femmes, savre trs loin den exclure la possibilit.

    Certains sappuient parfois sur le fait que les socits primi-tives nont pu tre observes qu lpoque contemporaine pour contester quelles puissent servir en quoi que ce soit pour recon-stituer le pass. Ainsi, les nombreux exemples de domination masculine constats chez les chasseurs-cueilleurs modernes ne prouveraient strictement rien en ce qui concerne les peuples de la prhistoire. Lobjection ne manque pas dironie : avance le plus souvent en dfense de la lettre de Morgan et dEngels, elle reprsente en ralit une critique frontale de leur mthode et de leurs rsultats. Prise au srieux, elle obligerait jeter au rebut toutes les affirmations sur les structures sociales de la prhis-toire car tout ce que lon peut en savoir ou en supposer repose toujours, en fin de compte, sur des parallles ethnologiques 12.

    dfaut dlments explicites sur les rapports entre les sexes qui ont pu rgner dans les socits prhistoriques, il a toujours fallu recourir des indices indirects pour tenter de les reconstituer. Or, aucun argument ne permet dcarter lhypothse bien peu hardie selon laquelle, partir de structures conomiques semblables, le pass a vraisemblablement secrt une aussi grande varit de socits que le prsent. Ainsi, non seulement le conflit entre les sexes na certainement pas t inconnu dans toute la prhistoire , mais au contraire, tout comme pour les socits primitives contemporaines, il a sans doute reprsent un trait saillant, proclam et formalis, chez bien des peuples depuis le Palolithique.

    12 Sur la manire dont une dmarche rigoureusement scientifique permet aux connaissances ethnologiques dclairer des problmatiques archologiques, on peut par exemple citer le travail de Pierre et Anne-Marie ptrequin, qui fait autorit (cologie dun outil : la hache de pierre en Irian Jaya, CNRS ditions, 2000). En ce qui concerne des arguments plus gnraux, cf. les arguments exposs par Alain Testart dans le dbat autour de son article Des crnes et des vautours ou la guerre oublie , Palorient, vol. 35-1, p. 105-136, CNRS ditions, 2009.

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    Quant aux reprsentations fminines, dont labondance est souvent prsente comme un argument dcisif, celle-ci dmontre en ralit bien peu de choses. Rien ne dit en effet que ces statu-ettes et ces gravures traduisent le culte dune divinit fminine, ni que ce culte, si jamais il existait, soit all de pair avec une situation favorable des femmes. Il y a bien dautres raisons pour fabriquer des effigies fminines que daccorder une considra-tion leve aux femmes l encore, les exemples ethnologiques abondent.

    Le principe selon lequel les mmes causes ont ncessaire-ment produit les mmes effets dans le pass que dans le prsent permet galement dcarter la possible existence, mme ponctu-elle, de matriarcats ; les raisons en seront donnes dans les pages qui suivent. Mais avant cela, un dtour est ncessaire, qui permet de comprendre pourquoi, quand bien mme certains peuples ont conu les rapports entre les sexes sous le jour dun relatif quili-bre, il serait tout fait trompeur de parler leur propos dune galit des sexes . Car ces rapports y sont mille lieues de lgalit telle que nous la concevons dans notre monde moderne.

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    La divis ion sexUeLLe de La socit

    qU e L L e ga L i t d e s s e x e s ?

    Le vocabulaire qui dsigne les ralits sociales est souvent plus trompeur quclairant, et le terme d galit des sexes , bien quil soit consacr par lusage, nchappe pas cette rgle.

    Il est facile de se rendre compte que ce que lon entend ici par galit est en ralit leur identit et il y a l plus quune nuance . Pour ne parler que de lgalit en droit, nul fministe ne songerait par exemple rclamer que les droits des hommes et ceux des femmes soient diffrents mais gaux . Une telle revendication naurait aucun sens, ne serait-ce que parce quil est absolument impossible de dire avec quoi il faudrait mesurer des droits diffrents pour dterminer sils sont gaux. Ce que les fministes ont toujours rclam, et que les antifministes ont tou-jours combattu, cest bel et bien lidentit des sexes identit non du point de vue de la biologie, cela va sans dire, mais du point de vue de la socit. Cest le fait que les hommes et les femmes aient, pour commencer, non des droits gaux , mais les mmes droits.

    On sait depuis longtemps (Engels lexpliquait dj de manire limpide) que lgalit juridique, si mal nomme, nest pas lgalit relle : elle nen est que la condition ncessaire. Ainsi, la fin de la domination masculine sera synonyme dune complte identit des sexes : hommes et femmes auront non seulement les mmes droits, mais ils occuperont dans les faits, une place iden-tique dans la socit. Les deux sexes effectueront indiffremment les mmes types dtudes, les mmes mtiers, et le mme type de tches non rmunres. Il ny aura ni occupation, ni lieux, ni atti-tudes dhommes et de femmes . Voil pourquoi certains

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    ont pu dire juste titre que lidal moderne de lgalit des sexes est en quelque sorte celui dune socit asexue.

    Or, les socits primitives, quelles quelles soient, que les hommes y oppriment les femmes ou que les deux sexes occupent des places quilibres, se situent aux antipodes de cette concep-tion. Certes, elles nassignent pas toutes une valeur diffrente aux rles et aux occupations de chaque sexe. Mais toutes, elles sont marques par la profonde sparation entre les hommes et les femmes ; partout, ceux-ci y sont conus comme deux enti-ts de natures tout fait diffrentes, dont il nest pas imagin-able quelles puissent jouer le mme rle social. Voil ce que lethnologue Edward Evans-Pritchard exprimait lorsquil notait que ces peuples se caractrisaient par la non-ingrence mutu-elle dans les affaires de lautre sexe, contrairement ce qui sem-ble se passer chez nous, notamment entre poux. () Hors de la maison, le mari et, un moindre degr, la femme mnent une vie sociale indpendante. Lui soccupe de ses affaires, elle des siennes, sans souci du partenaire qui nest pas concern. () Une des raisons de la non-ingrence mutuelle dans les affaires du partenaire provient dune division du travail entre les sexes plus nette que chez nous 13.

    La d i v i s i o n s e x U e L L e d U t r ava i L

    Tous les tmoignages concordent : mme si cest un degr susceptible de varier dun peuple lautre, les socits primitives se caractrisent toutes par une division sexuelle du travail trs marque. Celle-ci, son tour, rejaillit sur toutes les autres dimen-sions de la vie sociale.

    Les choses allaient parfois si loin quon a par exemple pu crire des tribus de lOuest australien quon peut mieux les comprendre comme deux systmes spars. Les instruments de travail, les techniques employes, lorganisation du travail, les

    13 Edward E. evans-pritchard, La femme dans les socits primitives et autres essais danthropologie sociale, PUF, 1971 (1965), p. 42-43.

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    voies de redistribution du produit et lidologie prsidant ces activits sont notablement diffrents pour les hommes et pour les femmes () Le seul point dintersection entre les activits conomiques masculines et fminines se situe dans la consom-mation 14. Et dans toute lAustralie, hommes et femmes taient mtaphoriquement dsigns par leur principal outil : ils taient littralement des lances et des btons .

    La sparation atteignait parfois des points extrmes, comme chez les Huli de Nouvelle-Guine : Les hommes et les femmes () vivent dans des maisons indpendantes, parpilles dans les jardins, et les clibataires () habitent souvent sparment des hommes maris. () lexception des petits garons, aucune personne dun sexe nentre dans la maison du sexe oppos. Les jardins huli sont galement diviss en lotissements masculins et fminins, et lpouse surprise sur les terres de son mari sera svrement battue. Il en rsulte que les hommes et les femmes rcoltent sparment leurs propres patates douces et cuisent leurs repas chacun de son ct sur son propre foyer. Les deux sexes ne consomment des aliments cuits dans le mme four en terre que lors des repas communautaires 15.

    Cette sparation se remarque mme chez les peuples o lon ne dcle pas trace dune domination masculine. Morgan notait ainsi des Iroquois : Les coutumes et les modes de vie indiens divisaient socialement les gens en deux grandes classes, hommes et femmes. Les hommes recherchaient la conversation et la socit des hommes, et cest ensemble quils allaient se divertir ou se soumettre aux devoirs plus austres de lexistence. De la mme manire, les femmes recherchaient la compagnie de leur propre sexe. Entre les sexes il ny avait que peu de sociabilit, au sens o lon entend ce terme dans une socit raffine 16.

    14 Annette Annette haMiLton, Dual Social Systems: Technology, Labour and Womens Secret Rites in the eastern Western Desert of Australia , Oceania, n51, 1980, p. 12.15 Robert gLasse, Huli of Papua; A Cognatic Descent System , Cahiers de lHomme, nouvelle srie VIII, 1968.16 Lewis Henry Lewis Henry Morgan, League of the Iroquois, Sage & Brothers,

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    La division sexuelle du travail et, par consquent, de la vie sociale, est dautant plus saillante dans ces socits quelles ignorent le plus souvent toute autre forme de division du travail, hormis celle de lge. Chez ces peuples, il nexiste ni prtres pro-fessionnels, ni soldats, ni fonctionnaires, ni commerants. Les premiers artisans spcialiss napparaissent quavec la mtal-lurgie. Tous les hommes, et toutes les femmes, excutent donc lensemble des travaux ncessaires pour satisfaire leurs besoins, la seule rpartition, gnralement trs stricte, tant ainsi celle qui existe entre les sexes.

    Celle-ci est dailleurs un trait universel, propre dailleurs lespce humaine. Chez aucun autre primate, mles et femelles ne sadonnent ainsi des activits diffrentes en fournissant syst-matiquement lautre sexe une partie de leur produit. La rigueur de la division sexuelle du travail, tout comme ses modalits, ont pu varier considrablement dun peuple lautre : le tissage, la poterie, la construction des habitations ou certaines activits agricoles, taient des activits masculines dans certaines socits et fminines dans dautres. Mais, au-del des variations locales,

    Rochester, 1851, p. 323.

    Peinture reprsentant une crmonie religieuse iroquoise. De manire significative, hommes et femmes sont spars.

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    la division sexuelle du travail obissait, lchelle du globe, certaines rgularits remarquables.

    L a s o U r c e d U p o U v o i r m a s c U L i n

    Il existe en effet une rgle qui ne connat aucune excep-tion et qui a jou un rle crucial dans la manire dont se sont organiss les rapports entre les sexes. Dans toutes les socits humaines connues et, pour autant que les traces archologiques nous renseignent ce sujet, pour toutes celles du pass, la chasse tait une activit masculine. Partout et toujours, les femmes ont donc t exclues la fois de cette activit, tout au moins de ses formes les plus sanglantes, et du maniement des armes les plus ltales, propulseurs, lances et arcs.

    Contrairement ce que lon croit souvent, il nest pas si facile dexpliquer pourquoi il en est ainsi. Toutes les raisons naturelles que lon invoque gnralement (mobilit rduite due la maternit, ncessit de protger les femmes en raison

    de leur importance pour la reproduction du groupe) ont en ralit de quoi lais-ser insatisfait. Car si elles peuvent la rigueur expli-quer pourquoi les femmes sont temporairement cartes de telle ou telle activit (comme le serait un homme malade ou bless), elles nexpliquent pas pourquoi, dans toutes les socits connues, cest le simple fait dtre une femme qui interdit, vie, dapprocher dune arme ou daller chasser. Dailleurs, aucun peuple nexplique

    Gravure du Levant espagnol (- 5 000 ?) Toutes les traces archologiques confirment le monopole des hommes sur les armes.

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    les interdits dont les femmes sont lobjet par des considrations pratiques. Tous invoquent des croyances magico-religieuses.

    Sans aller plus loin dans cette question qui reste lheure actuelle largement non rsolue, on peut en revanche noter que ce monopole masculin sur la chasse et les armes a partout donn aux hommes une position de force vis--vis des femmes. Le sexe qui dtenait le monopole des armes exerait de ce mme fait un monopole sur ce que lon peut appeler la politique extrieure , cest--dire la gestion des relations, pacifiques ou belliqueuses,

    avec les groupes environnants. Or, pour la plupart des socits primitives, cette question tait aussi omniprsente que vitale. Ainsi, prives des armes qui leur auraient donn les moyens de se dfendre, les femmes ont partout t en situation de se voir rduites au rle dinstruments dans les stratgies des hommes.

    Quoi de plus commun, en effet, que dchanger des femmes afin de sceller une alliance, ou doffrir, temporairement ou dfinitivement, une pouse un tranger en signe de bonne

    Guerriers australiens. L comme ailleurs, dans de tels rassemblements, les femmes sont bien rares !

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    volont ? Chez les Inuit, comme chez bien dautres peuples, les rgles de lhospitalit voulaient quen plus du gte et du couvert, lhte fournisse une femme, gnralement sa propre pouse, son invit. En Australie, un groupe qui voyait arriver une petite troupe hostile avait le recours denvoyer quelques femmes sa rencontre, qui taient charges doffrir leurs faveurs sexuelles. Lacceptation de cette offrande par les agresseurs signifiait que la querelle tait dornavant vide. On pourrait ainsi multiplier les exemples.

    Le monopole universel des hommes sur les armes et la chasse explique donc leur monopole sur la guerre et les fonc-tions politiques car cest aussi une loi gnrale que les hom-mes dtiennent la majorit, si ce nest la totalit, des fonctions politiques. Partout, ce sont les hommes qui sont les porte-parole et les dcisionnaires officiels ; partout, ce sont les hommes qui tiennent conseil au nom de la collectivit. Et mme dans les rares socits o les femmes sont admises dlibrer, leur voix pse rarement aussi lourd, et jamais davantage, que celle de leurs homologues masculins.

    Voil aussi comment sexplique le fait que, malgr la grande diversit des rapports entre les sexes, aucun matriarcat na jamais ni nulle part pu tre observ. La sphre de la guerre et de la politique a reprsent pour les hommes une forteresse que les femmes nont jamais conquise. Les femmes, en Iroquoisie ou ail-leurs, ont parfois dtenu certains pouvoirs qui pouvaient faire pice ceux des hommes. Mais elles nont jamais pu concentrer tous les pouvoirs, contrairement ce que les hommes, eux, ont pu faire dans bien des socits.

    L c o n o m i e , c o n t r e - p o U v o i r f m i n i n

    Cest donc parce que les hommes ont partout rgn sur les armes que le matriarcat na exist nulle part. Mais cest parce que lautonomie et les pouvoirs des femmes, en particulier en matire conomique, pouvaient tre parfois considrables, que celles-ci

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    ont t parfois en situation de contrebalancer, partiellement ou totalement, les pouvoirs des hommes.

    Il est frappant, en effet, que dans toutes les socits primi-tives o les femmes font jeu gal avec les hommes, cest sur la base de leur influence conomique. Une fois de plus, les Iroquois reprsentent un cas exemplaire. Les femmes iroquoises poss-daient les champs et les maisons. Elles graient les rcoltes et les stocks de grains. L tait le point dappui qui leur permettait de tenir tte un poux incorrect ou paresseux et, le cas chant, de le mettre la porte sans autre forme de procs. Sur le plan collectif, cest ce mme point dappui qui donnait aux femmes la possibilit de sopposer certaines dcisions des hommes. La menace de refuser de livrer du grain tait par exemple trs effi-cace pour sopposer une guerre vote par un conseil de tribu o seuls les hommes taient ligibles.

    Femmes minangkabau en costume traditionnel. Chez ce peuple de lle de Su-matra, pourtant islamis depuis plusieurs sicles, ce sont elles qui possdaient les maisons, les champs et mme les bovins .

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    Pour les femmes des socits primitives, les positions conomiques taient le gage le plus sr dune situation sociale favorable. Mais, contrairement ce quavaient pu penser Mor-gan ou Engels, ces positions conomiques ne dcoulaient pas automatiquement de leur participation au travail productif. Dans toutes ces socits, en effet, les femmes contribuent la produc-tion, fournissant mme le plus souvent la majorit des apports en nourriture. Pourtant, cest seulement au sein de certains peuples quelles disposent de droits tendus, voire exclusifs, sur le produit de leur travail. Ailleurs, cet apport ne les protge pas forcment de la domination des hommes, comme en Nouvelle-Guine o ce sont les femmes qui lvent les porcs, mais o ce sont les hom-mes qui les changent pour leur propre compte. Dans ces socits qui ne sont pas organises sur la base du march anonyme, la participation des femmes au travail productif est une condition ncessaire, mais non suffisante, pour quelles disposent de leur produit et quelles bnficient du mme coup de linfluence soci-ale correspondante.

    Le monopole masculin sur la chasse et les armes explique donc ce quil y a duniversel dans les rapports entre les sexes, savoir labsence de matriarcat. La grande diversit des prroga-tives des femmes en matire conomique explique ce quil y a de variable, pourquoi ici les femmes ont fait jeu gal avec les hom-mes alors que l, elles leur ont t subordonnes un degr ou un autre.

    Quoi quil en soit, la profondeur et limportance de la divi-sion sexuelle du travail dans ces socits expliquent galement que lgalit des sexes dans son sens moderne y soit partout reste, au sens propre, une chose impensable. Les livres dethnologie rego-rgent dactes ou dattitudes de rsistance des femmes vis--vis de leur oppression, telles ces jeunes australiennes qui senfuyaient avec leurs amants au pril de leur vie, ou ces mres no-guine-nnes qui tuaient leurs enfants la naissance pour ne pas donner de descendance leur mari ha. Mais si les ractions individuelles ne manquent pas, on ne connat pas un seul exemple de socit o, avant le contact avec lOccident, les femmes aient imagin

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    pouvoir dtenir les mmes droits que les hommes, exercer les mmes occupations, les mmes fonctions, bref, occuper la mme place queux dans la socit. Pour quune telle ide voie le jour et gagne les esprits, il fallait que la structure conomique des soci-ts connaisse de formidables bouleversements.

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    Le pass, Le prsent et Lavenir

    Le r L e r v o LU t i o n n a i r e d U ca p i ta L i s m e

    Le fait que le capitalisme soit la premire socit de toute laventure humaine avoir secrt lidal de lgalit des sexes ne doit rien au hasard.

    Ce systme conomique est en effet le premier de toute lhistoire humaine reposer, en quelque sorte, sur lanonymat gnralis. Dans le capitalisme, les produits du travail prennent tous la forme de marchandises ; cest--dire quils sont tous des-tins tre changs contre un quivalent appel monnaie . Comme la montr Marx, la monnaie reprsente le travail humain, mais un travail humain abstrait, cest--dire indiffrenci. Ainsi, le fait que les produits du travail soient dornavant destins tre vendus sur le march mondial signifie que lidentit et les carac-tristiques des producteurs sont en quelque sorte fondus dans un gigantesque creuset.

    Ce mouvement va dailleurs plus loin ; car avec le capital-isme ce ne sont dailleurs plus seulement les produits du travail qui deviennent des marchandises, mais le travailleur et la travail-leuse eux-mmes.

    Ce fait, lui seul, ne supprime pas la division sexuelle du travail, non plus que son caractre ingalitaire ; il nempche pas que les femmes puissent tre cantonnes dans certains emplois, ou victimes dinterdits plus ou moins officiels et lgaliss. Mais, et cest l le point crucial, il cre les conditions de sa disparition. En destinant tous les produits la vente, le capitalisme dmon-tre quotidiennement que les travaux des hommes et ceux des femmes nexistent plus cte cte, dans deux domaines spars et de nature diffrente ; ils se dissolvent dsormais en une seule et mme substance, dont la monnaie est lincarnation. Et en trans-formant le travailleur comme la travailleuse en salaris, dont les

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    efforts devront schanger contre une certaine somme dargent, le capitalisme tablit que leur travaux, pouvant tre mesurs par un talon commun, sont constitus dune substance unique. travail gal, salaire gal ! , ce slogan de toujours des femmes proltaires, prend prcis-ment pour point dappui le fait que dans le capi-talisme, le travail dune femme ne se diffrencie en rien de celui dun homme en rien, si ce nest par la quantit dargent qui le rmunre.

    Ainsi, notre socit est la premire dans lhistoire humaine o les

    produits apparaissent comme le fruit du travail humain, et non comme celui dun travail spcifiquement masculin ou fminin. Et o ceux qui fabriquent ces produits, quel que soit leur sexe, apparaissent comme les membres dune seule et mme force de travail.

    Avec le capitalisme et la gnralisation de la marchandise, cest aussi la premire fois quun individu, homme ou femme, qui participe la production sociale, acquiert en retour un revenu qui lui permet de pourvoir lensemble de ses besoins sans avoir ncessairement sassocier avec un ou plusieurs autres indivi-dus du sexe oppos. Lindpendance conomique, ce passage oblig vers lmancipation des femmes, tait inconcevable dans les socits traverses par la division sexuelle du travail et o le march tait marginal, voire inexistant.

    Un travail dhomme ? Ouvrires sur les chantiers navals aux tats-Unis pendant la

    Deuxime Guerre mondiale

  • 43

    La division sexuelle du travail a t le premier pas de la longue marche qui a men lhumanit sur la voie dune pro-ductivit toujours plus grande. Il ne pouvait sans doute en tre autrement : la diffrence des sexes a quelque chose dvident, et fournissait une matire toute trouve linstauration de rles productifs et sociaux diffrencis. Par la suite, avec les progrs de lconomie, de la science et de la technique, la division du travail na cess de sapprofondir. Les tres humains se sont spciali-ss toujours davantage. Au cours du temps, de nouveaux mtiers sont apparus par dizaines, puis par centaines. Mais tant que les produits ntaient pas des marchandises, tant quon en restait des formes conomiques o les producteurs pouvaient tre directe-ment identifis au travers de leurs produits, et donc assimils eux, ces progrs supplmentaires pouvaient seffectuer au sein du cadre fix par la division sexuelle. Il a exist de plus en plus de mtiers de toutes sortes ; cela ne les empchait pas de continuer

    Une femme peut tre maire, infirmire, mre, doctoresse, enseignante ou ouvrire sans avoir le droit de vote ; un homme peut tre criminel, fou, posses-seur desclaves blancs, impotent ou alcoolique sans le perdre , proteste cette affiche fministe anglaise de 1912.

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    tre des mtiers dhommes et des mtiers de femmes. Cest cette barrire que le capitalisme a contribu saper. En gnralisant la forme de la marchandise, il a fait apparatre une nouvelle ralit, celle du travail humain, sexuellement indiffrenci, qui permet dentrevoir le temps o la division sexuelle du travail sera rel-gue au rang des vieilleries dpasses, aux cts de ltat, du rouet et de la hache de bronze , pour paraphraser Engels.

    Cest en ce sens que le capitalisme, sur la question de lmancipation des femmes comme sur tant dautres, a jou un rle rvolutionnaire. Non quen soi, la situation des femmes y soit meilleure que dans les socits prcdentes. ce degr de gnralit, cette apprciation na pas beaucoup de sens. Et la situation des femmes sous le capitalisme selon lpoque, le pays et le milieu social est certainement aussi diverse quelle pouvait ltre dans les premires socits humaines. Mais de mme quil a pos les bases conomiques et sociales qui rendent caduques les frontires nationales ou la possession prive des moyens de production, il a rendu caduque la division des tches et des rles sociaux selon le sexe.

    . . . e t L a n c e s s i t d e L e r e n v e r s e r

    On pourrait bien sr sinterroger de la possibilit de mettre fin la domination masculine sans mettre bas les fondements de lexploitation et de toutes les oppressions, cest--dire sans mettre bas le systme capitaliste lui-mme. Cest le choix que font bien des fministes, qui militent sur le seul terrain de la lutte contre la domination masculine.

    Ce choix pourrait ne pas paratre absurde. Aprs tout, dans le royaume thr de la thorie pure, un capitalisme dbarrass de toute forme de discrimination entre les sexes nest pas inconcev-able. Et certaines femmes des classes les plus favorises ne tien-nent pas forcment lier leur sort au renversement de tout lordre social existant. Le problme, cest que la ralit nest pas un roy-aume thr ; et refuser de situer le combat pour lmancipation des femmes celui, plus large, de lmancipation du proltariat,

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    procde dune myopie bien imprudente.

    Le capitalisme char-rie un cortge de misre et doppression qui renouvelle sans cesse le terreau fertile sur lequel peuvent prosprer toutes les formes de prju-gs, dont ceux qui visent les femmes. La priode que nous vivons lillustre cru-ellement. Mme dans les quelques pays du monde o les femmes ont conquis une certaine galit, celle-ci reste sous la menace perma-nente de retours en arrire. En France, lIVG reste lgale. Mais pour combien de femmes le dmantlement de lhpital public rend-il

    chaque anne lexercice de ce droit plus difficile ? Et comment affirmer que les courants ractionnaires qui, ici, manifestent rgulirement, et aux tats-unis, vont parfois jusqu assassiner les mdecins qui pratiquent des avortements, ne parviendront jamais leurs fins ? Quant la partie la plus pauvre de la pla-nte, crase par le sous-dveloppement et la guerre, les trente dernires annes nont cess de montrer que le drapeau religieux, revendiquant ouvertement loppression des femmes, pouvait tre brandi en guise de symbole anti-imprialiste et servir avec succs de drivatif dauthentiques combats mancipateurs.

    Si bien des courants fministes ont pu croire en la possibilit dradiquer la domination masculine dans le cadre des structures conomiques existantes, aux yeux du courant communiste, de tels choix sont toujours apparus rducteurs et, en fin de compte, bien courte vue. Non seulement le combat contre la domination

    bas lesclavage domestique ! Commenons une nouvelle vie !

    (URSS, 1930).

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    masculine et celui contre lexploitation de lhomme par lhomme nont rien de contradictoire, mais ils sont indissolublement lis.