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http://www.neur-one.fr/ [email protected] - 1 - 23/04/2008 1 D’après « Cerveau & Psycho » – n° 26 DOSSIER: La maladie d’Alzheimer Cette maladie touche des centaines de milliers de Français et en atteindra demain bien davantage (plus de 200 000 nouveaux cas par an) ; il faudra apprendre à vivre avec cette menace et être prêt à y faire face. On doit en parler, expliquer les enjeux, les difficultés, les progrès réalisés par les chercheurs. Il faut écouter les malades et leurs familles, répondre à leurs questions, les aider face au désarroi que suscite l'annonce de la maladie. Si, sur le plan de la compréhension des causes, les progrès sont notables, la maladie reste une épreuve difficile. La France a pris un retard considérable en ce domaine. Bien sûr, il est important que le diagnostic soit porté le plus tôt possible, mais à condition que la prise en charge soit rapide et adaptée. L'annonce faite, l'équipe de soins doit être en mesure de proposer au patient et à sa famille un suivi rapide et régulier de l'évolution des pertes de mémoire. Les consultations de ce type sont notoirement insuffisantes. Le médecin doit expliquer à la famille et aux soignants ce qu'est la maladie, que le malade ne fait pas exprès d'oublier ce qu'on lui a dit, qu'il n'est pas responsable de son comportement, de ses sautes d'humeur, voire de son agressivité. Si le malade est conscient de l'anxiété qu'il déclenche, son état va se dégrader rapidement, le stress accélérant les mécanismes de dégénérescence neuronale. Et la famille et les aidants doivent être avertis qu'ils auront à faire preuve d'une infinie patience et d'une attention de tous les instants. Les besoins en personnel soignant et en moyens financiers sont énormes. Le plan Alzheimer, annoncé récemment, devrait combler en partie le retard. Il a été dit que 1,6 milliard d'euros seraient débloqués d'ici 2012 pour multiplier les consultations d'évaluation de la mémoire, simplifier et améliorer le parcours de soins, fournir les informations pratiques nécessaires, former les professionnels qui accompagneront les malades chez eux ou dans des institutions spécialisées, créer de nouvelles structures d'accueil dignes et soutenir la recherche. La prise en charge d'un malade est financièrement très lourde. Quelle sera la part des nouveaux fonds qui lui seront alloués et celle dédiée à la recherche ? La question reste ouverte. Dans ce dossier, différentes facettes sont abordées. Comment changer l'image des malades dans la société ? Comment dépister la maladie ? Quels en sont les mécanismes ? Où en sont les recherches sur les traitements ? Quel est l'intérêt d'un diagnostic précoce ? Et l'on découvre que l'on en sait aujourd'hui beaucoup. En attendant un traitement, le principal objectif est de préserver le bien-être du malade et de seconder la famille et les aidants dans le soutien qu'ils lui prodiguent. Enfin, nous présentons des autoportraits d'un peintre atteint de la maladie, et ce témoignage pictural nous ouvre une fenêtre sur le vécu de ces patients. Accepter la maladie, en suivre l'évolution de l'intérieur et... vivre avec.

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D’après « Cerveau & Psycho » – n° 26

DOSSIER:

La maladie d’Alzheimer

Cette maladie touche des centaines de milliers de Français et en atteindra demain bien davantage (plus de 200 000 nouveaux cas par an) ; il faudra apprendre à vivre avec cette menace et être prêt à y faire face. On doit en parler, expliquer les enjeux, les difficultés, les progrès réalisés par les chercheurs. Il faut écouter les malades et leurs familles, répondre à leurs questions, les aider face au désarroi que suscite l'annonce de la maladie. Si, sur le plan de la compréhension des causes, les progrès sont notables, la maladie reste une épreuve difficile. La France a pris un retard considérable en ce domaine. Bien sûr, il est important que le diagnostic soit porté le plus tôt possible, mais à condition que la prise en charge soit rapide et adaptée. L'annonce faite, l'équipe de soins doit être en mesure de proposer au patient et à sa famille un suivi rapide et régulier de l'évolution des pertes de mémoire. Les consultations de ce type sont notoirement insuffisantes.

Le médecin doit expliquer à la famille et aux soignants ce qu'est la maladie, que le malade ne fait pas exprès d'oublier

ce qu'on lui a dit, qu'il n'est pas responsable de son comportement, de ses sautes d'humeur, voire de son agressivité. Si le malade est conscient de l'anxiété qu'il déclenche, son état va se dégrader rapidement, le stress accélérant les mécanismes de dégénérescence neuronale. Et la famille et les aidants doivent être avertis qu'ils auront à faire preuve d'une infinie patience et d'une attention de tous les instants.

Les besoins en personnel soignant et en moyens financiers sont énormes. Le plan Alzheimer, annoncé récemment,

devrait combler en partie le retard. Il a été dit que 1,6 milliard d'euros seraient débloqués d'ici 2012 pour multiplier les consultations d'évaluation de la mémoire, simplifier et améliorer le parcours de soins, fournir les informations pratiques nécessaires, former les professionnels qui accompagneront les malades chez eux ou dans des institutions spécialisées, créer de nouvelles structures d'accueil dignes et soutenir la recherche. La prise en charge d'un malade est financièrement très lourde. Quelle sera la part des nouveaux fonds qui lui seront alloués et celle dédiée à la recherche ? La question reste ouverte.

Dans ce dossier, différentes facettes sont abordées. Comment changer l'image des malades dans la société ?

Comment dépister la maladie ? Quels en sont les mécanismes ? Où en sont les recherches sur les traitements ? Quel est l'intérêt d'un diagnostic précoce ? Et l'on découvre que l'on en sait aujourd'hui beaucoup. En attendant un traitement, le principal objectif est de préserver le bien-être du malade et de seconder la famille et les aidants dans le soutien qu'ils lui prodiguent.

Enfin, nous présentons des autoportraits d'un peintre atteint de la maladie, et ce témoignage pictural nous ouvre une

fenêtre sur le vécu de ces patients. Accepter la maladie, en suivre l'évolution de l'intérieur et... vivre avec.

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Dédramatiser l’image

de la maladie

Comment faire en sorte que la maladie d'Alzheimer fasse moins peur ? En informant et en s'appuyant sur les résultats issus d'études conduites par des sociologues.

Serge CLÉMENT et Christine ROLLAND Serge CLÉMEN est sociologue dans l'unité CNRS UMR5I93, à Toulouse.

Christine ROLLAND est sociologue dans l'unité INSERM U 558 à Toulouse. La maladie d'Alzheimer est un sujet qui préoccupe les épidémiologistes, neurobiologistes, neurologues,

pharmacologues, gériatres, politiques, pour n'en citer que quelques-uns. En revanche, elle est peu présente dans les travaux des sociologues. Le débat sociologique s'organise surtout autour de deux questions pourtant essentielles. La première concerne la définition de l'identité personnelle : une personne qui perd la mémoire perd-elle tout ? La seconde se penche sur le rôle des représentations sociales de la maladie. Il n'est qu'à regarder les émissions de télévision aux heures de grande écoute ou qu'à feuilleter les magazines de la grande presse pour constater que la maladie est systématiquement évoquée en termes dramatiques. Quel est l'impact de ces images sur la perception que les différents acteurs de la société ont de la maladie ? Nous souhaitons ici conduire une réflexion sur les conséquences - souvent sous-estimées - de ces pratiques médiatiques sur la prise en charge des malades et, par conséquent, sur leur bien-être.

C'est parce que la sociologie travaille sur ces interactions qu'elle apporte des éléments de réponses à ces

interrogations : d'une part, la maladie ne concerne pas seulement un individu, mais met en jeu plusieurs acteurs, individuels et institutionnels. D'autre part, tout individu, qu'il soit malade ou bien portant, fait partie de la société et interagit avec les autres.

L'annonce du diagnostic est l'une des premières épreuves auxquelles un malade Alzheimer est confronté. Il est alors

face à lui-même pour tenter d'élaborer des stratégies qui lui permettront de vivre malgré la maladie. Une des questions étudiées est celle du « soi ». L'identité d'un malade Alzheimer est-elle préservée ou se détériore-t-

elle au fil du temps ? En 1992, le psychologue américain Steven Sabat, à l'Université de Georgetown, et le philosophe Rom Harré, à l'Université d'Oxford, ont suggéré de distinguer deux « soi » dans l'identité d'une personne Alzheimer. En observant pendant plusieurs mois et en analysant le discours de tels malades, ils ont proposé qu'il existe un premier « soi » qui reste intact en dépit des troubles dus à la maladie, et un autre « soi », dimension publique de la personne qui peut être perdue à cause de la maladie. Dans ce cas, la perte du soi n'est liée qu'à la perception que les autres ont du malade et à la façon dont ils agissent envers lui. Alors que le premier soi résulte de la construction de la personnalité qui s'est élaborée au fil de l'histoire de l'individu, il est l'individu lui-même et se maintient malgré la maladie (il se désigne par «je »), le second est une construction identitaire qui dépend des relations avec les autres, des rôles sociaux.

Changements d'identité C'est la prise en charge des malades, où soignants et soignés interagissent, qui est alors en question. En s'interrogeant

sur le sens de l'action de chacun des partenaires, on veille à ce que la communication entre les deux se maintienne. Quel que soit l'état du patient, même lorsqu'il est devenu dépendant des autres, il est essentiel que les prises en charge qui mettent en œuvre des pratiques d'infantilisation, d'intimidation ou de stigmatisation soient évitées.

Des recherches sur les réactions des patients à la maladie mettent en évidence diverses stratégies. Les individus âgés

ont connu un long processus de mise en place de leur identité. La maladie d'Alzheimer a tendance à mettre en cause cette identité constituée depuis longtemps. En 2004, Renée Beard, de l'Université de Californie à San Francisco, a établi la variété des stratégies mises en œuvre : pour donner un sens aux changements qui les affectent, ils tentent de justifier ce qui leur arrive, d'y trouver un sens (par exemple, je suis fatigué et c'est bien que je puisse rester tranquille à cause de la maladie) ; certains choisissent de parler de leur maladie avec autrui, d'autres non ; ils tentent de préserver leur identité, leur second soi, le soi social. Chaque malade semble élaborer une stratégie de combat contre la maladie, pour que sa vie continue à avoir un sens.

En 2003, Linda Clare, à l'Université Bangor, en Grande-Bretagne, a détaillé les étapes qui marquent la gestion de la

menace sur le soi : le sujet commence par constater les changements qui surviennent, essaie de les expliquer, éprouve des émotions nouvelles face à ces changements et cherche à s'y adapter. À chacun de ces stades, la façon dont le malade interagit

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3avec les autres (sa famille, les amis, les médecins, notamment) est essentielle. Ainsi, un des moments particulièrement difficiles est celui où le diagnostic est annoncé. La façon dont l'annonce est faite est déterminante (et nous y reviendrons). Ensuite, le sujet entreprend un travail psychologique difficile qui consiste à reconnaître (puis à admettre) qu'il est atteint d'une maladie tenue pour redoutable. Les stratégies adoptées sont nombreuses. Il s'agit avant tout de maintenir son identité: «Vivre avec et en dépit de la maladie».

Le rôle de l'entourage Certaines études montrent combien il est important que les sujets parlent d'eux-mêmes pour maintenir leur identité,

ce qui suppose bien sûr une capacité de narration. Malgré des problèmes de mémoire, beaucoup de malades restent capables de situer leur expérience de la maladie dans leur propre histoire, ce qui contribue à maintenir le sens de cette identité. Les relations avec la famille, avec l'équipe de soins, voire avec les autres résidents quand ils sont dans une institution, apparaissent essentielles pour le maintien du soi, dans la mesure où ces différents acteurs peuvent donner au malade des opportunités de parler de lui. Au contraire, quand ces différents acteurs refusent de parler avec le malade, ce dernier a l'impression d'être devenu indésirable, il subit une baisse de l'estime de soi et présente un risque de repli sur lui-même. Dans un souci de respect et de maintien de l'identité de la personne façonnée par son ' passé et par le présent, les accompagnants proposent des activités adaptées à chacun. Par exemple, si la musique a été un fil conducteur dans la vie du malade, on lui proposera des activités en lien avec cette facette de sa personnalité.

D'autres recherches ont mis en évidence l'importance du milieu où a vécu le malade. Kirsty Blackstock et ses

collègues de l'Institut Macaulay, à Aberdeen en Ecosse, ont replacé l'expérience de la maladie d'Alzheimer dans le contexte de l'Ecosse rurale. Ils se sont demandé dans quelle mesure les particularités locales offrent un soutien et des services satisfaisants pour les malades et leur famille. Les résultats montrent que les malades et les aidants considèrent essentiel de maintenir le malade dans les réseaux locaux auxquels il est habitué ; les organisations communautaires sont également sources de soutien. Les qualités du lieu de vie sont soulignées, notamment en termes de sécurité. Mais il est parfois très compliqué, voire impossible, de maintenir un patient dans son environnement socioculturel.

Diversité des représentations de la maladie Ces travaux sur le maintien identitaire des patients au moins au début de leur maladie (les résultats sur ce point sont

quasi inexistants lorsqu'il s'agit de malades à un stade plus avancé de la pathologie) ont pointé à plusieurs reprises l'importance du regard des autres sur la maladie d'Al-zheimer. Se pose effectivement la question des représentations de la maladie : les réflexions sur le maintien de l'identité chez le malade Alzheimer sont d'autant plus nécessaires que la représentation de ces malades est distordue par le filtre des médias. On est passé d'une image de la sénilité socialement acceptée (le grand-père « gâteux ») à une situation où le malade Alzheimer est devenu une figure monstrueuse (proche de la folie).

Les représentations de la maladie d'Alzheimer ne sont pas les mêmes pour le « grand public » qui ne la connaît qu'au

travers des médias, pour les proches des malades, directement concernés, ou pour ceux et celles qui, avançant en âge, peuvent se sentir menacés.

Les images véhiculées par la grande presse ont une connotation catastrophiste. Les analyses réalisées sur les articles

parus dans cette presse sont concordantes : les images déployées à propos de la maladie d'Alzheimer dans les journaux à grand tirage ne font qu'exacerber les peurs. La « figure archétypique de la mauvaise vieillesse », associée à la démence, est alors montrée dans ses aspects les plus négatifs. Et ce pour une bonne raison. En début de maladie, les personnes ne sont pas assez « médiatiques », si bien que ce sont toujours les malades aux stades les plus avancés qui sont présentés et les capacités perdues soulignées. À ce stade, seuls les soignants - professionnels et familiaux - sont légitimés pour parler de la maladie : le malade Alzheimer est présenté comme un individu passif. Le regard médiatique porté sur la maladie devrait évoluer, en particulier si l'on donne la parole aux malades, notamment au début de la maladie (mais pas seulement) et si on prend la peine de les écouter. On a constaté une telle évolution aux États-Unis et au Canada.

Les proches des malades ont souvent peur de la maladie. Et comme - soulignons-le à nouveau -les émissions de

télévision ou les articles font généralement état des personnes dont la maladie est déjà à un stade avancé, les aidants et les proches se présentent souvent ou sont présentés comme des victimes, plus que le malade ! Dans une étude sur les représentations des proches menée en 1997, Helen Sweeting et Mary Gilhooly, à l'Université écossaise de Paisley, demandaient aux personnes interrogées aidant un malade comment elles se représentaient la maladie et comment elles se comportaient vis-à-vis de leur parent. Sans poser directement la question, les sociologues en déduisaient si ces aidants pensaient que la maladie était une « mort sociale ». Un tiers des proches pense que leur parent est victime de « mort sociale » et a un comportement qui va dans le même sens, c'est-à-dire qu'en tenant leur parent à l'écart, en limitant ses interactions avec les autres et ses rencontres, ils favorisent le repli social. Un tiers ne se représente pas la maladie comme une mort sociale et n'adopte pas un comportement qui couperait le malade du monde. Enfin, 20 pour cent estiment que leur parent est victime d'une mort sociale, mais n'adoptent pas un comportement favorisant le repli.

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4* Maintenir le malade dans un réseau social Dans le public, les représentations de la maladie sont contrastées. En 2004, Lynne Corner et John Bond, à

l'Université de Newcastle, en Grande-Bretagne, ont montré que le lien entre perte de la mémoire et démence se fait spontanément dans l'esprit des personnes qui peuvent se sentir menacées en raison de leur âge. L'anxiété vis-à-vis de la maladie d'Al-zheimer est manifeste, et ceux qui connaissent quelqu'un qui a eu cette maladie en ont davantage peur. Certaines personnes tentent de trouver des différences entre eux-mêmes et les malades, mais leurs croyances sont souvent éloignées de la réalité. Ainsi, des participants à l'étude anglaise, dont le niveau d'études était faible, pensaient que le risque augmente avec le niveau d'études. Croyance qui va à l'encontre des résultats épidémiologiques montrant au contraire qu'un niveau d'études élevé « protégerait » contre la maladie...

Dans la mesure où l'approche biomédicale met l'accent sur les pertes de capacités cognitives, les personnes réagissent

face à la maladie d'Alzheimer selon leur culture et selon leur propre rapport à la cognition. Ainsi, dans les familles d'Américains-Chinois, les problèmes de mémoire et de troubles du comportement associés sont considérés comme faisant partie de l'évolution normale de la vieillesse. Sur l'île de la Réunion, l'expression « avoir de la mémoire » signifie faire preuve d'un bon état de santé psychique, mais aussi avoir conscience de soi-même et avoir la capacité de se maîtriser. Dès lors, on comprend que pour les Réunionnais perdre la mémoire équivaut à perdre toutes ses facultés. Par conséquent, il est fréquent que la personne atteinte refuse le diagnostic de démence.

Les représentations attachées à la maladie que nous avons évoquées posent un problème aux médecins lorsqu'ils

doivent annoncer un diagnostic de maladie d'Alzheimer. Ils ont en effet des difficultés à discuter du diagnostic en raison du stigma associé à la démence, terme qu'ils évitent d'employer. D'après Fabrice Gzil, de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en 2007, certains médecins ont parfois le sentiment que cela n'a pas de sens d'informer des personnes qui ont peu conscience de leurs troubles, et se réfugient derrière le fait que, pendant très longtemps, la pratique a été de ne pas informer les patients. On informait la famille, mais pas les malades. Aujourd'hui, un consensus se dessine sur le fait que le malade doit être le premier informé, avec le soutien des siens.

Concernant le point de vue des patients, une étude menée sur la façon dont des personnes réagissaient neuf mois

après avoir appris qu'elles étaient atteintes de la maladie d'Alzheimer a révélé qu'elles ont toutes craint d'être l'objet de pitié, de moqueries, voire d'humiliation ; elles ont toutes redouté que d'autres ne découvrent le diagnostic et ont évité d'en parler à leurs amis ; elles ont demandé à leurs proches de garder le secret ; elles ont eu peur de ne plus être écoutées et que leur opinion ne soit plus prise en compte ; certaines déclarent redouter de devenir « folles ». Il ressort de ce type d'études que les représentations de la maladie sont tellement stigmatisantes qu'elles favorisent le repli social.

Face à des représentations médiatiques négatives et alarmistes, les malades vivent leur maladie avec les ressources

dont ils disposent. La maladie modifie leurs rapports à autrui. Dans une société confrontée à ce problème et qui le sera encore davantage demain, les sociologues apportent des éléments de réflexion. Pour que les représentations négatives de la maladie changent, il faut d'abord en prendre conscience. Ensuite, il faut informer et faire connaître les résultats des travaux de recherche qui révèlent l'importance des réseaux familiaux, sociaux et médicaux. Ces réseaux protègent les capacités cognitives des patients, même en présence des lésions cérébrales caractéristiques de la maladie.

Diverses études mettent en relief les précautions à prendre lors de l'annonce du diagnostic : le médecin doit choisir le

moment de l'annonce, afin d'y consacrer un temps suffisant ; proposer une information détaillée et adaptée au patient ; prendre en compte les caractéristiques sociales et culturelles de l'individu ; adopter une attitude empathique et se montrer disponible ; intégrer rapidement le patient dans une équipe de soin cohérente ; enfin, la question des ressources du malade et de sa famille doit être posée très vite, Il n'est pas de « méthode » idéale pour ce type d'annonce. Dédramatiser cette nouvelle en établissant un rapport de confiance serait l'élément indispensable. Les rapports de confiance sont essentiels dans la vie en société, et vieillir dans un climat de confiance est plus favorable au maintien de ses capacités, en particulier dans le cas de la maladie d'Alzheimer.

Bibliographie C. ROLLAND, Le processus de diagnostic de la maladie d'Alzheimer: l'annonce et la relation médecin-malade, in

Revue européenne de psychologie appliquée, vol. 57, pp. 137-144, 2007. K. L BACKSTOCK et al., Living with dementia in rural and remote Scotland: Diverse expériences of peop/e with

dementia and their carers, in Journal of Rural Studies, vol. 22, pp. 161-176,2006. L. NGATCHA-RIBERT, Maladie d'Alzheimer et société : une analyse des représentations sociales, in Psychol.

NeuroPsychiatr. Vieillissement, vol. 2, pp. 49-66, 2004. R. L. BEARD, In their voices : Identity préservation and expériences ofAlzheimer's disease, in journal ofAging

Studies, vol. 18, pp. 415-428,2004.

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Comment améliorer la prévention ?

Jean-François DARTIGUES est professeur des universités en épidémiologie, économie de la santé et prévention, à l'Université Victor Segalen Bordeaux

II et praticien hospitalier de neurologie au CHU de Bordeaux. Il mène ses recherches à l'INSERM U897.

En 2040, en France, il y aura plus de deux millions de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Les données épidémiologiques sont indispensables pour gérer ce défi social et humain, pour décider s'il faut ou non pratiquer un dépistage systématique et pour mettre en oeuvre des mesures préventives.

La maladie d'Alzheimer et les syndromes apparentés que nous regrouperons sous le terme de démences, sont devenus

une priorité nationale en raison de la gravité de ces pathologies, de leurs conséquences sur le malade et sa famille et de leur coût pour la société. Soulignons que la démence est une perte des capacités cognitives qui réduit à des degrés divers l'autonomie de la personne atteinte, mais qu'en termes médicaux cela ne signifie pas « folie ». L'étude épidémiologique PAQUID (pour Personnes âgées, quid ?) a pour objectif de suivre le vieillissement cérébral et fonctionnel des personnes âgées de plus de 65 ans, afin d'en distinguer les évolutions normales et pathologiques, et d'identifier les sujets à haut risque de détérioration physique ou intellectuelle chez lesquels une action préventive serait possible. La cohorte étudiée regroupe plus de 4 000 personnes en Gironde et en Dordogne, que nous suivons depuis 1988. Selon les estimations tirées de cette étude, il y aurait actuellement en France 860 000 personnes présentant une démence et 220 000 nouveaux cas par an, dont les deux tiers ont une maladie d'Alzheimer. La moitié des cas survient après 85 ans. Aujourd'hui, 330 000 personnes auraient une démence avancée avec environ 150 000 nouveaux cas chaque année ; on distingue le stade de démence légère, celui de démence modérée et celui de démence avancée.

La démence est de loin la cause principale de dépendance chez le sujet âgé et le premier motif d'entrée dans les

institutions, des structures d'accueil plus ou moins médicalisées. Environ les trois quarts des personnes vivant en maison de retraite sont démentes, de même que 72 pour cent des personnes bénéficiant de l'allocation personnalisée autonomie. Cette dernière permet de financer partiellement l'aide aux personnes ayant perdu leur autonomie, mais maintenues chez elles. La démence et la maladie d'Alzheimer ont donc une place prépondérante dans la dépendance du sujet âgé de plus de 65 ans.

Compte tenu du vieillissement de la population, si rien ne change quant à l'incidence et la durée de la maladie

d'Alzheimer, il devrait y avoir plus d'un million de personnes atteintes de démences en France en 2020 et plus de deux millions en 2040. La dépense annuelle consacrée à la prise en charge de la maladie d'Alzheimer a été estimée à 9,9 milliards d'euros pour 2004, soit 0,6 pour cent du produit intérieur brut. Elle pourrait atteindre 2 pour cent en 2040 si l'évolution est conforme aux prévisions.

Faut-il détecter systématiquement la maladie ? Toutes ces données justifient que ces pathologies soient une des priorités affichées en matière de santé par le

président de la République et le gouvernement. L'épidémiologie a joué et jouera un rôle essentiel dans les propositions du Plan Alzheimer. Elle donne accès à différents types d'informations nécessaires pour mieux aborder les problèmes que pose la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Ainsi l'épidémiologie descriptive des démences est nécessaire à l'évaluation des besoins en termes d'aide et de soins à la population. Elle est indispensable à toute réflexion sur la prise en charge et aux décisions politiques qui doivent accompagner ce défi social inédit. On doit notamment s'interroger sur la pertinence d'un dépistage systématique. Une autre branche de l'épidémiologie, dite analytique et d'intervention, recherche les facteurs de risque sur lesquels on pourrait agir pour diminuer l'incidence de la maladie, c'est-à-dire l'apparition de nouveaux cas, et donc contrôler l'extension de la pathologie dans le futur. Nous aborderons ces deux aspects de l'épidémiologie.

Le diagnostic de démence est difficile dans la clinique quotidienne pour différentes raisons. Citons-en quelques-unes

: il est fréquent qu'au début de la maladie, le malade et son entourage refusent de reconnaître une détérioration intellectuelle ; quand une personne a un faible niveau d'études, il est difficile d'évaluer la réalité d'un déclin cognitif ; on ne dispose pas toujours d'une évaluation valide du retentissement du déclin cognitif sur les activités de la vie quotidienne. Cette difficulté de quantifier une détérioration de l'autonomie concerne tous les sujets vivant en institution qui n'ont plus l'occasion d'assurer des activités complexes, par exemple gérer son budget ou prendre ses médicaments, utiliser les moyens de transport ou conduire sa voiture ; elle concerne également tous les sujets qui n'ont jamais pratiqué ces activités, notamment certains sujets âgés de la grande bourgeoisie ou encore plus souvent leurs épouses.

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6Quelle est la proportion de ces cas non diagnostiqués dans la population générale ? On considère que près d'un cas

sur deux n'est jamais diagnostiqué par le système de soins, et qu'un quart des cas est même ignoré à un stade avancé. Aujourd'hui, les médecins s'interrogent sur la pertinence de dénombrer ces cas non diagnostiqués.

Il est admis par la plupart des spécialistes de santé publique que la détection systématique de la maladie d'Alzheimer

n'est pas justifiée. Carol Brayne et ses collègues, de l'Université de Cambridge, ont récemment fait le bilan des avantages et des inconvénients de la détection systématique de la démence dans la population générale. Parmi les avantages, citons : quelques démences (1,5 pour cent des celles diagnostiquées) ont une cause curable et il est donc intéressant de les dépister, même si la proportion est faible ; il est important que le malade puisse décider, quand il en est encore capable, par exemple d'arrêter de conduire, de continuer à gérer ses finances ou de déléguer cette tâche à autrui ; enfin ce dépistage précoce permet de prescrire des traitements, même si l'on sait que leur efficacité est limitée. Mais la détection systématique présente aussi des inconvénients : le coût est élevé, les malades ou leur famille refusent souvent de prendre l'avis d'un spécialiste, un diagnostic positif est très difficile à accepter, les médecins généralistes manquent de temps pour accompagner l'annonce du diagnostic et la prise en charge du malade.

Un dépistage systématique inutile De surcroît, l'équipe britannique souligne que l'on connaît encore mal l'efficacité des tests de dépistage disponibles

appliqués à la population générale. Une seule étude de détection systématique semble avoir été réalisée aux États-Unis : la moitié seulement des cas détectés par les tests de dépistage ont été confirmés par un spécialiste. Par ailleurs, l'efficacité des traitements anti-Alzheimer disponibles aujourd'hui est - nous l'avons déjà évoqué - limitée, et la prise en charge non médicamenteuse n'a pas fait l'objet d'études suffisamment convaincantes pour être recommandée notamment chez des sujets qui ne se plaignent de rien. Selon les auteurs de cette analyse, la détection systématique de la démence n'est pas d'actualité, et elle ne sera pas justifiée tant qu'un traitement réellement efficace ne sera pas disponible.

Pourtant, dans certaines conditions, la détection systématique pourrait être indiquée : par exemple chez des sujets

vivant seuls, ou lorsque la combinaison de leurs médicaments présente des risques si les doses prescrites ne sont pas respectées, notamment si le traitement comporte des anticoagulants. Quoi qu'il en soit, un dépistage généralisé serait inutile aujourd'hui. On peut même s'interroger sur l'utilité de dénombrer les cas non diagnostiqués, sauf pour évaluer les besoins de la population en structures d'aides et de soins. En 2007, 315000 personnes en France avaient une affection de longue durée due à une maladie d'Alzheimer ou à un syndrome apparenté, ce qui représente 37 pour cent de l'estimation obtenue à partir des données de l'étude PAQUID. Dans le futur, il sera essentiel de disposer de données fiables sur tous les malades ayant recours au système de soins, et d'avoir au moins une estimation du nombre de malades qui n'y ont pas recours.

Accumulation des lésions de natures différentes Nous avons vu que la maladie est fréquente chez les sujets de plus de 75 ans et que cette tranche d'âge doit bénéficier

des actions de prévention. On commence à mieux connaître les causes de démences dans la population générale, ce qui nous donne des pistes pour améliorer la prévention chez ces personnes. Ainsi, une des études importantes, réalisée à Washington, a porté sur 221 autopsies dont 75 sujets déments, et une autre, menée à Chicago, sur 141 autopsies dont 50 déments. Dans ces deux études, les lésions caractéristiques de la maladie d'Alzheimer, les lésions vasculaires et les corps de Lewy corticaux ou sous-corticaux (lésion caractéristique de la maladie de Parkinson) ont été systématiquement recherchés. L'étude de Washington a révélé que la démence résultait dans 45 pour cent des cas de dégénérescences neurofibrillaires et de plaques séniles (les lésions spécifiques de la maladie d'Alzheimer) envahissant le cortex cérébral. Dans 33 pour cent des cas, des lésions vasculaires microscopiques étaient en cause, et dans 10 pour cent des cas des corps de Lewy corticaux étaient présents. Dans la seconde étude, 33 pour cent seulement des sujets diagnostiqués « malades Alzheimer probables » présentaient des dégénérescences neurofibrillaires et des plaques séniles. Chez les autres, on observait des lésions vasculaires ou des corps de Lewy corticaux.

D'après ces deux études, les démences des sujets âgés sont le plus souvent liées à des lésions cumulées de natures

différentes - dégénératives et vasculaires. Elles confirment deux aspects très importants dans le cadre de la démence du sujet âgé. Les lésions cérébrales typiques de la maladie d'Alzheimer ne suffisent pas pour entraîner une démence clinique dans un grand nombre de cas. Dans ces deux études, 59 et 71 pour cent des sujets ayant ce type de lésions « pures » n'étaient pas déments. La démence surviendrait surtout en cas de lésions mixtes, associant les lésions typiques de la maladie d'Alzheimer avec des lésions vasculaires ou des corps de Lewy corticaux. Chez le sujet âgé, la démence résulterait de l'accumulation progressive de lésions de différentes natures.

Ces deux points confortent l'idée que le cerveau a des « réserves » de neurones et de connexions neuronales qu'il faut

donc entretenir, et soulignent l'intérêt d'une action de prévention sur les facteurs de risques vasculaires, voire sur l'accumulation de corps de Lewy. Pour développer une prévention efficace de la maladie d'Alzheimer, il est indispensable d'en tenir compte.

Afin de contrôler le nombre de cas de démence et de faire baisser l'incidence de la maladie, il est devenu urgent de

développer une prévention primaire (visant à éviter la maladie) et une prévention secondaire (pour réduire la gravité de la

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7maladie, quand elle est déclarée). Des pistes de prévention existent. L'âge et certains facteurs génétiques augmentent le risque ; au contraire, le niveau d'études protégerait contre la maladie. Malheureusement, en l'état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons pas agir sur ces facteurs.

Traiter l'hypertension pour éviter Alzheimer La piste de prévention la plus accessible est celle des facteurs de risques cardio-vasculaires, notamment

l'hypertension artérielle : lutter contre l'hypertension réduit les risques de démence. Pourtant, malgré l'efficacité des traitements disponibles, trop de sujets sont hypertendus. Une amélioration de cette prise en charge réduirait l'incidence de la maladie d'Alzheimer. En effet, nous avons montré que parmi tous les sujets âgés hypertendus en France, un tiers ignore son état, un tiers a une hypertension connue, mais non contrôlée, et un tiers seulement a une tension normalisée. Nous devons nous battre sur ce front, puisque nous disposons de médicaments efficaces. Il est indispensable de faire comprendre à la population âgée que détecter et traiter correctement une hypertension est non seulement utile pour éviter une mort subite à 85 ans, mais aussi pour éviter cinq ans de dépendance plus ou moins lourde liée à une démence en fin de vie.

La piste nutritionnelle est également prometteuse bien qu'elle n'ait pas fait l'objet d'une évaluation convaincante : la

consommation régulière de fruits, de légumes et de poisson aurait un effet préventif. Nous avons récemment montré, dans le cadre de l'étude dite des Trois Cités, que les sujets consommant ces aliments avaient moins de risques de développer la maladie d'Alzheimer dans les quatre ans qui avaient suivi le recueil des données (surtout pour les personnes présentant un facteur de risque génétique). Rappelons que l'étude des Trois Cités vise à étudier la relation entre les pathologies vasculaires et la démence chez les sujets âgés de plus de 65 ans. Plus de 10 000 habitants de Bordeaux, Dijon et Montpellier sont ainsi suivis depuis 1999. Nous observons notamment l'interaction de mécanismes génétiques et de facteurs environnementaux (par le biais de l'alimentation notamment) dans l'apparition de la démence. Étant donné les résultats obtenus jusqu'à présent, il est évident que le développement d'une politique de prévention efficace sera complexe.

Les autres pistes de prévention sont axées sur la préservation des capacités cognitives de réserve par une vie sociale

et culturelle active et stimulante, l'exercice physique régulier et la lutte contre la solitude et les troubles affectifs. Dans l'ensemble, les mesures de prévention qui pourraient être proposées ne sont pas très contraignantes et devraient être acceptées sans difficulté.

Le cerveau malade à la loupe

Charles DUYCKAERTS est professeur des universités - praticien hospitalier, à l'Hôpital de la Salpêtrière, à Paris, où il effectue ses recherches

dans le Laboratoire de neuropathologie et l'Unité INSERM 679.

La maladie d'Alzheimer est née de la découverte des lésions cérébrales qui la caractérisent, mais elle a toujours existé... Le gâtisme et le ramollissement du cerveau sont ses ancêtres. Aujourd'hui clairement définie, la maladie commence à livrer ses secrets, sous le microscope. Toutefois, les mécanismes intimes d'apparition des lésions et de leurs conséquences restent flous.

Alzheimer : le nom propre est devenu un nom commun. Et quel nom commun. Le symbole des maladies du cerveau.

Pourtant, il y a encore quelques années, seuls quelques neurologues spécialisés utilisaient le terme de maladie d'Alzheimer pour décrire une pathologie alors considérée comme rare. La fréquence de la maladie a-t-elle brutalement augmenté ? Probablement pas : une description clinique de la maladie figure dans Plutarque et il est probable qu'Emmanuel Kant, Joseph Haydn, peut-être même Albert Einsein, en aient souffert.

On parlait alors de « gâtisme » ou de « retour en enfance » et les symptômes paraissaient la conséquence inéluctable

du vieillissement. Elle était, croyait-on, due à l'obstruction progressive des artères cérébrales, qui provoquait ce qu'on appelait le ramollissement du cerveau. Le ramollissement serait sans doute longtemps resté un diagnostic, si le même genre de troubles intellectuels n'avait pas été identifié chez des personnes jeunes, en tout cas trop jeunes pour que le gâtisme en soit la cause. L'histoire de la première patiente atteinte de la maladie d'Alzheimer a été maintes fois contée. Au début du XXe siècle, Aloïs Alzheimer, psychiatre et microscopiste allemand, examina une patiente jeune (moins de 60 ans) qui souffrait de troubles intellectuels graves et évolutifs : des pertes de mémoire, des difficultés à participer aux discussions, une incapacité à se concentrer, puis une impossibilité de réaliser les actes de la vie quotidienne. En examinant son cerveau après sa mort, Alzheimer trouva des lésions, c'est-à-dire des modifications visibles de la structure du cerveau. Elles étaient de deux types : les plaques séniles - qui avaient déjà été observées par Oskar Fischer chez des patients âgés, d'où leur nom - et les dégénérescences neurofi-brillaires dont Alzheimer fit la première description.

Ainsi, les symptômes cognitifs, dont la cause était encore mystérieuse, étaient associés à des modifications visibles

du cerveau. La découverte de cette association est à l'origine de la notion moderne de démence : des lésions du cortex cérébral

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8engendrent des symptômes intellectuels tels que des troubles de la mémoire, de la parole, du geste, ainsi que de la reconnaissance visuelle ou auditive.

Sans doute pour assurer la promotion universitaire de son élève, Emil Kraepelin, le psychiatre allemand le plus

réputé de l'époque, utilisa pour la première fois le terme de « maladie d'Alzheimer ». C'était selon lui une démence «présénile». Aujourd'hui, on sait que cet âge d'apparition - avant 60 ans - est inhabituel pour une maladie d'Alzheimer et ne représente qu'une faible proportion des cas. C'est pourquoi, considérée comme une pathologie présénile, la maladie d'Alzheimer est restée « rare » pendant des décennies...

Au cours du XXe siècle, la médecine en général et la neurologie en particulier, se différencient en de nombreuses

spécialités : celle des médecins microscopistes qui examinent les cerveaux est individualisée sous le nom de «neuropathologie» ; les cliniciens, neurologues, psychiatres, gériatres apprennent à reconnaître les différents types de démences ; les épidémiologistes mesurent par des méthodes de plus en plus rigoureuses la fréquence des maladies. En 1978, un tournant décisif est pris : le neurologue Robert Katzman et le neuropathologiste Robert Terry organisent l'une des premières réunions internationales sur la démence, et publient un compte rendu dont l'idée fondamentale est que « la maladie d'Alzheimer (présénile) est un composant essentiel de la démence sénile ».

Réunir la démence sénile et la démence présénile d'Alzheimer sous le diagnostic de maladie d'Alzheimer eut une

conséquence importante : auparavant rare, elle devint l'une des plus fréquentes maladies neurologiques. Fini le « gâtisme » ou le « ramollissement du cerveau » ! 11 s'agissait de maladie d'Alzheimer. Le changement n'était pas seulement sémantique : à la même époque, les neuropathologistes observaient les lésions caractéristiques de la maladie d'Alzheimer (présénile) dans le cerveau de patients âgés supposés souffrir de ramollissement cérébral. C'est donc le microscope qui a permis d'identifier la maladie d'Alzheimer, en découvrant les lésions spécifiques de la maladie.

Découvrir les lésions, c'est aussi trouver un nouvel angle de recherche : on peut désormais isoler les lésions (à partir

du cerveau des patients décédés) et les analyser (par exemple en cherchant leurs constituants moléculaires). Les résultats de ces travaux ont ouvert la période « biochimique » de la recherche, qui a conduit aux protéines impliquées et aux gènes codant ces protéines ; ces découvertes ont notamment permis le développement de modèles animaux de la maladie.

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9Quel est l'aspect des lésions de la maladie d'Alzheimer? Où se trouvent-elles ? Quand apparaissent-elles ? Peut-on

les reproduire chez l'animal ? Peuvent-elles être modifiées par des traitements ? Voir les lésions À l'époque d'Alzheimer, les techniques d'observation du cerveau au microscope étaient déjà évoluées : les

microtomes - des instruments réalisant des « tranches » de cerveau de quelques micromètres d'épaisseur - et les microscopes étaient de bonne qualité. L'observation d'une coupe mince de tissu sans traitement particulier est décevante : sa transparence ne révèle que des structures à peine visibles. Il faut la « colorer » afin de faire apparaître les éléments qu'elle contient.

C'est pourquoi, Alzheimer utilisa une méthode dite argentique qui avait été mise au point quelques années plus tôt

par un autre médecin microscopiste, Max Bielschowsky. Le principe, bien que mal compris, en est simple. La tranche de tissu est trempée dans une solution de sels d'argent, par exemple une solution de nitrate d'argent. L'argent est ensuite « révélé », comme une photographie, par un réducteur : l'apport d'un électron transforme l'argent ionique, soluble, en argent métallique, insoluble, qui précipite sur la coupe. Or cette précipitation ne se fait pas n'importe où dans le tissu : l'argent métallique recouvre des structures dites fibrillaires - qui ont la forme de petites fibres -et les rend visibles en les marquant en noir comme sur un négatif photo. Nous allons voir que les lésions de la maladie d'Alzheimer sont fibrillaires et donc colorées par cette méthode.

Les lésions sont - nous l'avons rappelé - de deux types : les plaques séniles et les dégénérescences neurofibrillaires

(voir la figure 1). Les premières sont sphériques, de 30 à 100 micromètres de diamètre ; elles contiennent au centre un dépôt extracellulaire d'une substance homogène - dite amyloïde, nous y reviendrons -, et en périphérie, des prolongements nerveux (surtout des axones) qui s'enroulent autour du cœur inerte (voir la figure 2). Elles comportent aussi des cellules microgliales (les macrophages, ou cellules poubelles, du cerveau), situées au contact du cœur et responsables d'une réaction inflammatoire modérée.

Les secondes lésions, les dégénérescences neurofibrillaires, consistent en une accumulation, à l'intérieur des

neurones, d'une substance qui s'organise en fibres de petit diamètre, nommées fibrilles (voir la figure 3). Leur observation en microscopie électronique au début des années 1960 a suscité une polémique. Robert Terry, à New York, pensait qu'il s'agissait de composants normaux, mais modifiés, des neurones : les neurotubules - qui, comme des rails, permettent le transport des molécules dans le neurone. 11 les appelait des « tubules tordus ». Michael Kidd, à qui l'avenir a donné raison, pensait qu'il s'agissait de structures anormales constituées de filaments appariés en hélice (ou PHF pour paired helical filaments).

Les lésions avaient donc été trouvées et identifiées grâce au microscope. Restait à les analyser pour savoir de quoi

elles étaient constituées, une entreprise plus compliquée que prévu : les dégénérescences neurofibrillaires et les plaques séniles contiennent en effet des structures chimiquement stables qu'il est difficile de solubiliser, d'isoler et d'analyser.

L'amyloïde des plaques séniles Le cœur des plaques séniles est composé d'un dépôt d'une substance que l'on dit amyloïde. Que signifie cet adjectif?

Remontons à la fin du XIXe siècle quand Rudolf Virchow, médecin pathologiste allemand, donnait à l'anatomie pathologique - c'est-à-dire l'examen macroscopique et microscopique des tissus malades - ses premières lettres de noblesse. Virchow avait trouvé une pathologie dans laquelle certains organes, tels le cœur, la rate, le foie et la langue, grossissaient et devenaient anormalement durs. Ces tissus contenaient une substance qu'il tenta d'identifier en faisant réagir le tissu à une solution de lugol (constituée d'iode) : la modification de couleur, qui se produit quand on badigeonne les tissus malades, témoignait, selon les connaissances de l'époque, de la présence de glycogène ou d'amidon - des sucres. Virchow conclut donc que les tissus étaient imprégnés d'une substance qui ressemblait à l'amidon, d'où le terme d'« amyloïde » (amylo signifie amidon, et -ïde qui ressemble).

En fait, Virchow avait coloré non pas un sucre, mais une protéine, comme le montrèrent quelques années plus tard

Nikolaus Friedreich et le chimiste allemand Friedrich Kekulé. En outre, on s'aperçut que la substance amyloïde avait des propriétés optiques particulières : éclairée, elle réfléchissait deux rayons lumineux, une propriété nommée biréfringence, et l'un des rayons réfléchis changeait de longueur d'onde, une propriété nommée dichroïsme. Certains colorants - le rouge Congo ou la thioflavine - se liaient spécifiquement à ce matériel protéique amyloïde. En microscopie électronique, la substance apparaissait fibrillaire. En 1927, le psychiatre belge Paul Divry constata que le rouge Congo marquait aussi le cœur des plaques séniles - qui, de façon inattendue, était donc « amyloïde ». Pendant des décennies, on tenta en vain de déterminer quelle était la protéine amyloïde des plaques.

Une structure en feuillets C'est George Glenner, de l'Université de Californie, qui identifia pour la première fois une protéine amyloïde. Il

s'agissait d'une partie de protéine anticorps. Il pensa d'abord que toutes les substances amyloïdes étaient constituées de cette protéine. Mais il réalisa rapidement que cette séquence d'acides aminés n'était pas la seule possible : de nombreuses protéines ou peptides (de petites protéines) peuvent devenir « amyloïdes ».

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Alors pourquoi des protéines sont-elles amyloïdes ? Glenner comprit que c'est la structure secondaire de la protéine - son organisation dans l'espace -, et non sa séquence d'acides aminés, qui détermine son caractère amyloïde : certaines protéines, ou certains peptides, sont susceptibles de s'organiser dans l'espace en structures particulières nommées feuillets bêta plissés. C'est la richesse en feuillets bêta plissés qui est responsable du caractère insoluble de la protéine, de son affinité pour le rouge Congo et la thioflavine, et de l'aspect fibrillaire observé en microscopie électronique.

Mais quelle est la nature de la protéine ou du peptide qui prend une configuration en feuillets bêta dans le cœur de la

plaque sénile ? Les neuro-pathologistes ont montré que la substance amyloïde infiltre souvent les vaisseaux de la méninge qui entoure le cerveau. En 1984, Glenner récupéra cette substance dans des vaisseaux plutôt que dans des plaques séniles ; le peptide qu'il identifia n'avait, jusque-là, jamais été trouvé : on le nomme aujourd'hui A bêta (A pour amyloïde, et bêta pour feuillet bêta, la structure secondaire qu'il adopte).

Le peptide A bêta est issu d'une autre protéine, nommée APP (Amyloid Protein Precursor, ou précurseur de la

protéine amyloïde), qui est transmembranaire, c'est-à-dire à cheval sur la membrane des neurones (voir la figure 2). L'APP est coupée en deux endroits, que l'on appelle bêta et gamma, par des enzymes particulières. Le clivage gamma a lieu dans la membrane des neurones par un complexe de plusieurs protéines ; c'est ainsi que le peptide A bêta est produit. L'APP et le peptide A bêta sont des composants normaux de l'organisme, dont la fonction est, jusqu'à ce jour, mal comprise.

Dès lors, on a utilisé des molécules, nommées anticorps, qui reconnaissent le peptide A bêta et permettent de mettre

en évidence les lésions par la technique dite d'immunohistochimie. Ainsi, les plaques séniles ne sont qu'un type de dépôts de peptide A bêta parmi d'autres : dans les cerveaux des patients atteints de la maladie d'Alzheimer ou dans ceux des personnes âgées, les dépôts peuvent être larges, mal limités et dépourvus de prolongements nerveux - ils sont diffus -ou au contraire, sphériques et denses - ce sont des dépôts « focaux ». C'est un dépôt focal qui forme le cœur de la plaque sénile classique.

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De quoi sont constituées les dégénérescences neurofibrillaires ? Dans les années 1980, on obtint les premiers

anticorps reconnaissant les dégénérescences neurofibrillaires. Selon l'opinion qui prévalait alors, les dégénérescences neurofibrillaires comprenaient des éléments du cytosquelette, cet ensemble de protéines qui, comme un squelette, confèrent leur forme aux cellules. Plusieurs hypothèses avaient été formulées, quand en 1985, Jean-Pierre Brion, à Bruxelles, testa sur un échantillon de cerveau d'un patient atteint de la maladie d'Alzheimer un anticorps dirigé contre la protéine tau (tubulin

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12associated unit), une protéine associée aux neurotubules - des protéines appartenant au cytosquelette. L'anticorps marquait de façon sélective les dégénérescences neurofibrillaires.

D'autres équipes - dont celles d'André Delàcourte à Lille, et de Khalid Iqbal à New York -confirmèrent et précisèrent

ces données. La protéine tau est le composant principal des dégénérescences neurofibrillaires (voir la figure 3). Comme le peptide A bêta, la protéine tau est une molécule normale de l'organisme dont l'accumulation est

pathologique. Elle favorise l'organisation de molécules isolées de neurotubules en « rails » auxquels elle se lie. Quand elle est phosphorylée - elle porte plusieurs groupes phosphate -, elle ne se lie plus aux neurotubules, ce qui empêche la formation des rails et perturbe le fonctionnement neuronal. Dans les dégénérescences neurofibrillaires, la protéine tau est anormalement phosphorylée : elle s'accumule non seulement dans le corps cellulaire des neurones, mais aussi dans leur axone et leurs dendrites - les prolongements des neurones.

Où sont localisées les lésions ? Les lésions permettent-elles d'expliquer les symptômes de la maladie d'Alzheimer ? Elles se trouvent dans des

régions particulières du cerveau. Cette sélectivité topographique a été constatée par tous les observateurs : une région très touchée peut jouxter une aire cérébrale complètement épargnée. La raison de cette sélectivité est inconnue.

C'est la partie la plus superficielle du cerveau - son « écorce » ou cortex - qui est la plus touchée. Dans le cortex,

s'élaborent les fonctions intellectuelles telles que la mémoire, la parole, le geste volontaire, la reconnaissance des formes et des lettres, ou celle des sons et des mots. Les neurones corticaux se disposent différemment selon les aires. Dans l'hippocampe ou corne d'Ammon - une région impliquée dans la mémoire -, située dans la partie interne du lobe temporal, l'organisation des neurones est particulière et facilement reconnaissable.

L'écorce cérébrale ou isocortex est principalement constituée de six couches de neurones, et elle est organisée en

aires fonctionnelles reflétant une seule modalité sensorielle (les aires « unimodales ») ou plusieurs modalités (les aires « multimodales »). Dans le cerveau, la répartition des dégénérescences neurofibrillaires diffère de celle des dépôts de peptide A bêta (ces différences sont surtout visibles au début de la maladie). En effet, les lésions évoluent avec le temps.

Deux règles semblent contrôler l'évolution des lésions dans la maladie d'Alzheimer : tout d'abord, elles ne régressent

pas ou seulement très peu. Une fois apparues dans une aire corticale donnée, elles y restent jusqu'à la mort de l'individu. Ensuite, elles touchent toujours les mêmes aires corticales, selon un scénario immuable (voir la figure 4).

Les dégénérescences neurofibrillaires s'observent d'abord dans le cortex entorhinal, puis dans l'hippocampe (des

régions impliquées dans la mémoire). Ensuite, les aires isocorticales sont intéressées, d'abord les aires multimodales, puis les

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13aires unimodales. Les dépôts de peptide A bêta apparaissent dans l'isocortex, puis dans l'hippocampe et l'aire entorhinale, ensuite dans les noyaux sous-corticaux - des régions centrales du cerveau -, et enfin dans le tronc cérébral et le cervelet.

La densité et la localisation des dégénérescences neurofibrillaires sont corrélées aux symptômes, et notamment à la

démence, alors que ce n'est pas le cas pour les dépôts de peptide A bêta. D'ailleurs, on observe souvent de nombreux dépôts de peptide A bêta chez des personnes âgées considérées comme intellectuellement normales. La progression des dégénérescences neurofibrillaires est si bien corrélée à la gravité clinique de la maladie que leur répartition est utilisée pour évaluer son stade évolutif. Par exemple, la présence de dégénérescences neurofibrillaires dans l'hippocampe explique l'existence de troubles de la mémoire.

Les dégénérescences neurofibrillaires apparaissent aussi dans les noyaux sous-corticaux, notamment le noyau basal

de Meynert situé à la base du cerveau. Les axones des neurones de ce noyau - qui contiennent l'acétylcholine, un neuromédiateur - atteignent de larges régions du cortex. C'est ainsi que le noyau basal de Meynert participe à des fonctions cérébrales telles que l'attention. Cette connexion est déficiente quand les lésions sont nombreuses. Des traitements actuels visent à compenser ce déficit cholinergique afin de restaurer des capacités intellectuelles.

Nous n'avons jusqu'ici considéré que les lésions dues à l'accumulation de protéines (la protéine tau et le peptide A

bêta) ; nous n'avons pas envisagé les lésions des neurones ou des synapses (les jonctions entre les neurones). La perte des neurones et des synapses n'est pas spécifique de la maladie d'Alzheimer ; la mort des neurones a été très discutée et serait tardive, sans doute une conséquence à long terme du dysfonctionnement des neurones lésés. En revanche, la perte des synapses est précoce et serait due à l'accumulation du peptide A bêta qui forme des structures toxiques pour les synapses.

Des lésions fréquentes, parfois sans symptômes I I est difficile d'évaluer la fréquence des lésions dans la population générale, comme a pu le faire l'étude du MRC-

CFAS en Angleterre. D'autres projets l'ont évaluée dans un groupe social déterminé. C'est le cas de « l'étude des nonnes » où des sœurs de Sainte Marie ont accepté de donner leur cerveau après leur mort. Plusieurs principes se dégagent de l'analyse post mortem du cerveau de personnes âgées, intellectuellement normales ou atteintes de la maladie d'Alzheimer.

Première donnée importante : les lésions protéiques sont fréquentes dans la population et leur prévalence augmente

rapidement avec l'âge. Par exemple, tous les cerveaux de centenaires que nous avons étudiés au Laboratoire de neuropathologie de l'Hôpital de la Salpêtrière, à Paris, contenaient des lésions.

La seconde notion importante est le décalage de plusieurs décennies qui sépare l'âge d'apparition des lésions de celui

des premiers symptômes : Heiko et Eva Braak, des neuroanatomistes de l'Université de Francfort, ont trouvé des dégénérescences neurofibrillaires dans le 'cortex entorhinal de la moitié des personnes âgées de 47 ans - qui, à cet âge, n'avaient probablement pas de symptômes.

Enfin, la maladie d'Alzheimer ne survient généralement pas seule ; chez la personne âgée, des lésions vasculaires lui

sont souvent associées - ce qui explique qu'un traitement préventif des maladies vasculaires puisse retarder l'apparition des premiers symptômes de la maladie d'Alzheimer.

Des hommes et…des souris La maladie n'a pas encore livré tous ses secrets. Une lésion entraîne-t-elle l'apparition de l'autre ? Comment les

lésions expliquent-elles les symptômes ? Quelle est la cause des lésions ? La recherche est active, d'autant que la maladie est un problème majeur de santé publique.

Il est notamment important de l'étudier chez des animaux « modèles » pour en comprendre les mécanismes. Jusqu'à

récemment, les seuls modèles animaux de la maladie étaient naturels ou provoqués par des destructions : on trouve naturellement des dépôts de peptide A bêta chez les singes, les ours, les chiens ou les chats âgés ; et les modèles créés par des destructions de certaines régions cérébrales, par exemple le noyau basal de Meynert, ne visent qu'à comprendre les symptômes et non les mécanismes de la maladie.

Les modèles « transgéniques » plus récents induisent chez l'animal les lésions observées chez l'homme. Cette

prouesse a été rendue possible par l'analyse des quelques rares cas de maladie d'Alzheimer familiale, c'est-à-dire transmise de génération en génération par un gène pathologique. Ces formes génétiques sont dues à des mutations du gène codant l'APP - le précurseur du peptide A bêta - ou de celui codant la préséniline, une des enzymes impliquées dans le clivage gamma de l'APP.

Dans les souris transgéniques, l'introduction du gène muté de l'APP humaine, associée ou non à celle du gène muté

de la préséniline, favorise l'apparition de nombreux dépôts de peptide A bêta dans le cerveau. Cependant, les dégénérescences neurofibrillaires restent absentes si la transgenèse ne concerne que l'APP. L'introduction chez l'animal du gène humain codant la protéine tau entraîne son accumulation intraneuronale et l'apparition de dégénérescences neurofibrillaires.

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14 Des souris « triplement transgéniques » pour les gènes de l'APP, de la préséniline et de tau développent à la fois des

dégénérescences neurofibrillaires et des plaques séniles. On peut évidemment discuter de l'intérêt de ce modèle, en particulier en ce qui concerne les maladies d'Alzheimer sporadiques - de cause inconnue - de loin les plus fréquentes ; mais il représente aujourd'hui un outil indispensable pour étudier les mécanismes d'apparition des lésions et la façon de les modifier.

Les souris transgéniques ont fait l'objet de nombreuses recherches thérapeutiques. C'est ainsi qu'on s'est aperçu que

l'injection de peptide A bêta en périphérie engendre une réaction immunitaire - du système de défense - qui nettoie les dépôts dans le cerveau. Cette observation a suggéré un nouveau traitement : le peptide A bêta a été injecté en périphérie comme un « vaccin » afin de provoquer l'élimination des dépôts de peptide A bêta chez l'homme. Mais cet essai thérapeutique a dû être interrompu, car un nombre important de patients a développé une inflammation grave du cerveau.

En ce qui concerne la thérapie, les progrès sont certes encore minces, mais les avancées dans la compréhension de la

maladie ont été majeures. Les lésions ont été décrites ; leur progression est connue dans le détail. Les protéines impliquées sont identifiées. Des mutations ont été mises en évidence ; introduites chez des souris, elles ont permis de reproduire certaines caractéristiques de la maladie. Les pistes thérapeutiques sont aujourd'hui nombreuses et l'investissement, dans le monde, est important (voir Quels traitements ?,). Le plan Alzheimer, en France, témoigne de l'intérêt des services publics.

Mais beaucoup reste à faire... Il faut approfondir l'analyse des lésions - en finançant notamment des banques de

cerveaux et en soutenant les campagnes de « Don du cerveau pour la recherche » -, développer de nouveaux modèles animaux (plus proches de la maladie humaine), mettre au point des tests qui témoigneraient de la présence ou de l'évolution de la maladie, perfectionner l'imagerie cérébrale, etc. Ces étapes sont indispensables à la découverte du traitement. Les financements attribués à la recherche sont bien inférieurs à ceux aujourd'hui indispensables à la prise en charge des malades ; ils doivent être augmentés si la France veut jouer un rôle significatif dans la recherche internationale et contribuer ainsi aux découvertes thérapeutiques qui soulageront les malades de demain.

Bibliographie C. DUYCKAERTS et al, Alzheimer disease models and human neuropathology : similarities and différences, in Acta

Neuropathologica, vol. Il 5, pp. 5-38, 2008. Expertise collective : maladie d'Alzheimer, enjeux scientifiques, médicaux et sociétaux, Édition INSERM, 2007.

C. DUYCKAERTS et F. PASQUIER, Démences, Édition Doin, 2002. Le livre vert de la maladie d'Alzheimer de l'Association France Alzheimer et maladies apparentées est téléchargeable

sur le site : http://www.francealzheimer.org/pages/association/documentation/doc_telechargeables3.php

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Quels traitements ?

André DELACOURTE est directeur de recherche dans l'Unité INSERM 837, Maladies neurodégénératives et mort neuronale, à Lille.

Des pertes de mémoire apparemment sans gravité ; des questions répétées deux ou trois fois ; des difficultés à

participer aux discussions. D'abord, la famille ne s'inquiète pas de ces troubles mineurs qu'elle attribue à l'âge ou à la fatigue. Puis, les difficultés du grand-père augmentent : il ne retrouve plus son domicile alors qu'il est au pied de son immeuble, il reconnaît de moins en moins les visages de ses proches. Finalement, il a besoin de quelqu'un pour se laver, s'habiller, manger et aller se promener. Cet homme souffre de la maladie d'Alzheimer. Peut-on le soigner ou enrayer la progression des symptômes ?

En ce début d'année 2008, plus de 20 essais cliniques sont en cours pour tenter de trouver le médicament qui aidera

les centaines de milliers de patients. Il existe deux types de lésions cérébrales dans la maladie : les plaques séniles et les dégénérescences neurofibrillaires. Tous les efforts de recherche se concentrent donc sur les mécanismes de leur formation et sur la façon de les combattre. Les plaques séniles résultent de l'accumulation du peptide A bêta, issu du clivage de la protéine précurseur de l'amyloïde, l'APP (voir Le cerveau malade à la loupe) ; ces plaques existent dans les formes familiales, très rares, et dans les formes sporadiques - sans cause génétique évidente -de la maladie d'Alzheimer. Pour les formes familiales, des mutations pathologiques du gène codant l'APP ou, plus fréquemment, du gène codant une enzyme (la préséniline) coupant l'APP, engendrent une maladie d'Alzheimer qui se transmet de génération en génération et qui se déclare avant 60 ans. Les dégénérescences neurofibrillaires quant à elles résultent d'une accumulation de protéines tau. Depuis une dizaine d'années, on sait que cette lésion cérébrale se trouve dans de nombreuses maladies neurodégénératives avec démence, mais seule la maladie d'Alzheimer présente à la fois des plaques et des dégénérescences neurofibrillaires dans le cerveau.:

Deux lésions, deux cibles Depuis le séquençage du peptide A bêta en 1984 et la découverte de la première mutation pathologique sur le gène

codant l'APP en 1991, on sait que ces protéines, APP et tau, sont impliquées dans la maladie ; ce sont donc les deux cibles thérapeutiques. Connaissant les cibles, reste à trouver des molécules spécifiques et efficaces agissant sur ces lésions. Toutefois, on ignore comment les lésions agissent, de sorte que de nombreuses hypothèses ont été proposées pour expliquer leur action délétère. Et il existe autant de stratégies thérapeutiques que d'hypothèses. Nous aborderons les principales, et nous verrons qu'il est possible d'enrayer la propagation des symptômes de la maladie en modulant certaines connexions entre neurones.

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L'ensemble de ces études permettra peut-être de savoir si les agrégats de protéines tau ou de peptide A bêta causent la dégénérescence des neurones, ou s'ils sont synthétisés par les neurones quand ils luttent contre la dégénérescence qui serait alors due à... On l'ignore encore.

Depuis une vingtaine d'années, on a publié plus de 50 000 articles scientifiques sur les aspects fondamentaux et

physiopathologiques de cette maladie. Ce qui a permis d'émettre plusieurs hypothèses étiologiques, et le nombre d'essais thérapeutiques ne cesse d'augmenter. Mais les chercheurs sont confrontés à deux questions essentielles : quelles sont les causes de la mort neuronale et comment peut-on améliorer les modèles animaux ? En effet, les modèles cellulaires et animaux de la pathologie humaine ont une pertinence limitée, car ils ne reproduisent pas complètement les lésions. Or sans modèle pertinent, l'approche thérapeutique est bloquée. Actuellement, seuls les essais thérapeutiques sur l'homme permettent vraiment de tester les différentes hypothèses étiologiques. Ils sont coûteux, mais c'est le prix à payer pour vaincre la maladie d'Alzheimer. Face à l'inquiétude que soulève aujourd'hui le fait d'apprendre qu'un proche est atteint de cette maladie, on se doit d'informer sur les recherches en cours. La recherche avance - trop lentement pour les personnes touchées par la maladie aujourd'hui - et il faut concentrer nos efforts sur la recherche d'un traitement qui permettra de vaincre la maladie. Les connaissances actuelles indiquent que c'est possible.

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LIRE L’ARTICLE DANS « Cerveau & Psycho » – n° 26

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LA RECHERCHE – janvier 2003 – Hors-série n° 10 – Cerveau sans mémoire

EN DEUX MOTS - Les recherches se sont jusqu'à présent focalisées sur les mécanismes d'invasion du cerveau par les plaques dites amyloïdes. De récentes expériences sur des souris transgéniques semblent pourtant confirmer le rôle clé de la dégénérescence neurofibrillaire associée à !a protéine tau. L'idée d'une synergie entre les deux phénomènes fait son chemin,

LE RETOUR DE LA

PROTEINE TAU Charles DUYCKAERTS

est professeur des universités - praticien hospitalier, à l'Hôpital de la Salpêtrière, à Paris, où il effectue ses recherches dans le Laboratoire de neuropathologie et l'Unité INSERM 679.

Au début du siècle, Aloïs Alzheimer avait défini la maladie qui porte son nom comme la conjugaison de deux lésions : les plaques séniles et la dégénérescence neurofibrilllaire. Dans les années 1980, cette dernière est associée à la protéine tau qui, longtemps négligée par la recherche, suscite aujourd'hui un regain d'intérêt.

Les maladies neurodégénératives ont terriblement marqué la dernière décennie. L'agent de ces pathologies qui

provoquent la démence n'est ni une bactérie comme la peste, ni un redoutable virus comme Ebola, mais de simples protéines qui, en s'accumulant, provoquent la destruction des cellules nerveuses cérébrales. L'exemple le plus médiatisé fut sans doute celui de la maladie de la « vache folle », dont la forme humaine, ou maladie de Creutzfeld-Jacob, a créé une véritable panique au sein de la population européenne. Mais d'autres pathologies démentielles ont investi le devant de la scène avec, en tête du palmarès, la maladie d'Alzheimer. La recherche dans ce domaine draine des enjeux socio-économiques considérables, dont témoignent les énormes investissements effectués ces dernières années par les sociétés pharmaceutiques. Les résultats scientifiques, publiés rapidement sous la pression économique et médiatique, ont suscité de nombreux espoirs de guérison aujourd'hui déçus. Un regard rétrospectif sur ces travaux fait apparaître une distorsion de la perception de la maladie par les milieux scientifiques eux-mêmes. Avec le gel actuel des investissements des grandes firmes pharmaceutiques, la logique scientifique est, semble-t-il, en train de reprendre le dessus, pour revenir aux sources de la définition posée il y a presque un siècle par Alois Alzheimer.

PREMIÈRES OBSERVATIONS.

En 1907, le médecin publie les résultats de l'observation de coupes de tissu cérébral prélevées sur une patiente

démente, Auguste D., morte à 51 ans (LIRE l'article de K. Maurer et al., p. 12). Il met en évidence deux types de lésions cérébrales localisées au niveau de la substance grise corticale : des agrégats de substance organique qui forment des plaques à l'extérieur des neurones et la dégénérescence des neurones eux-mêmes, envahis de l'intérieur et jusqu'à l'extrémité de leurs prolongements par des fibres microscopiques. En 196l, Michael Kidd, de l'université de Londres, montre que ces fibrilles anormales, observées au microscope électronique, sont des filaments de 10 nm de diamètre appariés en hélice, Ceux-ci livreront leur composition bien plus tard, en 1985. Jean-Pierre Brion, de l'université de médecine de Bruxelles, cherche alors à localiser des protéines qui participent à la structuration du neurone. Or, le marquage de ces protéines, dites protéines tau, coïncide exactement avec les zones où s'accumulent les neurofibrilles. Plusieurs équipes, dont la nôtre, ont confirmé par la suite que les protéines tau sont bien les constituants majeurs des filaments qui envahissent les neurones dégénérés.

Mais à cette époque tous les yeux sont braqués sur les plaques séniles. Au fur et à mesure de l'avancement des

recherches, celles-ci sont apparues, à tort ou à raison, comme la cause principale de la maladie, et comme la cible thérapeutique la plus prometteuse. Le Belge Pierre Divry avait montré dans les années 1930 que ces plaques (dites amyloïdes) sont constituées de substances protéiques compactes. En 1984, l'Américain Georges Glenner et ses collègues caractérisent la structure du constituant majeur des plaques amyloïdes: un polypeptide, composé de 39 à 42 acides aminés. La recherche

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2prend alors un véritable élan. En 1989, Jie Rang, de l'équipe de Konrad Beyreuther, Heidelberg, montre que ce polypeptide, baptisé A�, résulte de la coupure d'une protéine de grande taille, dite APP (pour amyloïd protein precursor). Enfin, en 1991, la protéine devient réellement le centre des débats: le groupe de John Hardy, basé à Londres, montre que les mutations sur le gène codant la protéine APP sont directement responsables de certaines formes familiales de la maladie d'Alzheimer.

Un faible pourcentage des cas constatés de maladies d'Alzheimer (0,3 % environ) est en effet transmis par le

patrimoine génétique. Dans les familles où l'un des parents porte une mutation sur un gène impliqué dans la maladie d'Alzheimer, un enfant sur deux risque d'être atteint. Dans le cas d'une mutation sur le gène codant APP, la maladie apparaît très tôt, vers 45 ans. Mais d'autres mutations, localisées par à exemple sur le gène d'un complexe enzymatique qui participe à la coupure d'APP, provoquent également des formes familiales.

Deux phénomènes définissent la maladie, la dégénérescence neurofibrillaire (photo de gauche) et les plaques amyloïdes (photo de droite] : l'un peut-il être la conséquence de l'autre ?

Or, depuis le début du siècle, une question taraude les chercheurs: sur les deux phénomènes qui définissent la maladie d'Alzheimer (la présence de plaques amyloïdes et la dégénérescence neurofibrillaire), l'un peut-il être la conséquence de l'autre ? Les découvertes effectuées dans les années 1980, et notamment celles portant sur les formes familiales, poussent à la simplification: puisqu'une déficience de la protéine APP peut provoquer l'apparition de l'ensemble des symptômes de la maladie d'Alzheimer, n'est-il pas tentant de lui imputer toute la responsabilité de la maladie ? Selon ce schéma, la protéine déficiente, par le biais d'une toxicité encore mystérieuse, provoquerait à elle seule la dégénérescence neurofibrillaire. La protéine tau est alors renvoyée à un rôle très secondaire, celui de simple marqueur de la mort neuronale.

Toute la stratégie de recherche va alors -et pour de longues années- se trouver biaisée par cette vision simplificatrice.

Pour modéliser la maladie, comprendre ses mécanismes et tester de nouveaux médicaments, on utilise des souris dont le patrimoine génétique a été spécialement manipulé afin de produire des plaques amyloïdes, mais pas de neurofibrilles. Parallèlement, les crédits de recherche sont majoritairement consacrés aux recherches sur les plaques. Cet afflux financier génère un flot de publications, que les revues scientifiques s'empressent de médiatiser… On annonce la fin de la maladie ! Pourtant la plupart des pistes se révéleront être des impasses, en dehors d'une stratégie vaccinale dont nous reparlerons plus loin.

DE NOUVEAUX CRITÈRES.

La donne a commencé à changer en 1991 quand l'Allemand Heiko Braak publie, à partir de l'observation des lésions sur des

coupes de tissus, une description précise et rigoureuse de la maladie. Le diagnostic qui prévalait jusqu'alors, établi par une institution américaine spécialisée dans la maladie d'Alzheimer (ie Cerad), se basait sur la quantification des plaques amyloïdes. Or, non seulement les plaques amyloïdes ne sont pas spécifiques de la maladie d'Alzheimer, mais leur extension n'est pas proportionnelle l'étendue des signes cliniques! Le diagnostic proposé par Braak, nettement plus rigoureux, tient enfin compte des deux aspects de la maladie : progression des plaques amyloïdes et de la dégénérescence neurofibrillaire. Comme ses prédécesseurs, ce diagnostic s'effectue après le décès du patient, car aucune technique d'imagerie non invasive ne permet d'établir un diagnostic certain sur un patient vivant. Il distingue six stades de progression dans le temps de la dégénérescence neurofibrillaire, le stade 4 étant celui partir duquel il convient de parler de «maladie d'Alzheimer », En deçà, il s'agit, selon lui, d'un processus de vieillissement « normal ». En 1997, les critères de Braak sont enfin reconnus et adoptés par tous les spécialistes mondiaux. La communauté médicale redécouvre alors la protéine tau que quelques équipes irréductibles avaient continué à étudier persuadées de son rôle dans le mécanisme dégénératif

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3 Rappelons que cette protéine existe dans le cerveau « sain ». On sait depuis les années 1970 qu'elle s'associe aux

microtubules1, structures filamenteuses qui servent au transport intracellulaire des organites et à l'organisation spatiale de la cellule. Les microtubules constituent de véritables rails, que les protéines tau stabilisent à la manière de traverses. Sur ces rails voyagent des vésicules, wagons enfermant les organites et les molécules à transporter. Les microtubules véhiculent ainsi des matériaux synthétisés par le corps cellulaire des neurones et les acheminent vers les terminaisons axonales, situées, à notre échelle, à des kilomètres de distance (les extensions de certaines cellules nerveuses humaines mesurent pas loin de 1 mètre de long!).

Il existe en fait six variantes de protéines tau. Elles sont toutes synthétisées à partir du même gène, situé sur le

chromosome 17, lu de six manières différentes. Ces six variantes se distinguent notamment par la répétition d'un motif particulier, noté R. Trois d'entre elles répètent le motif trois fois, les trois autres le répètent quatre fois. On parle de variantes 3R ou 4R. Ces motifs R constituent le point d'ancrage de la protéine tau sur les microtubules (FIG. 1). Les protéines tau 4R, mieux fixées au microtubule que les variantes 3R, le consolident, donnant des prolongements plus longs et plus rigides. Suivant les variantes de protéines tau qu'ils expriment, les neurones arborent ainsi une silhouette différente.

DES PROTÉINES INACTIVÉES.

Mais un deuxième mécanisme semble contrôler plus finement encore l'action stabilisante des protéines tau. Il s'agit d'un

processus dit de «phosphorylation», selon lequel un groupement phosphate se lie à certains acides aminés de la protéine tau. Les protéines tau comportent de nombreux sites de phosphorylation. Leur nombre est variable mais, de façon générale, on observe que plus cette protéine est phosphorylée moins elle interagit avec le microtubule. Un excès de phosphorylation peut même déstabiliser le microtubule. C'est précisément ce mécanisme qui semble être à l'œuvre dans le cas de la maladie d'Alzheimer et dans de nombreuses autres pathologies neurodégénératives. Deux phénomènes ont été simultanément observés sur des souris transgéniques présentant la pathologie tau: d'une part l'accumulation progressive de protéines tau sous forme de filaments pathologiques, et d'autre part l'hyperphosphorylation de ces protéines. D'où l'hypothèse que, chez l'homme, les protéines tau inactivées par l'excès de phosphorylation s'associent pour former des filaments pathologiques qui s'assemblent en paquets de neurofibrilles. Envahi jusqu'aux extrémités de ses prolongements, le neurone perdrait progressivement ses fonctionnalités, avant de disparaître, phagocyté par les cellules gliales qui comblent les vides créés par la mort neuronale.

Ce scénario, qui considère la protéine tau comme le véritable acteur de la dégénérescence neurofibrillaire, a le mérite

d'expliquer la coïncidence entre l'aggravation des signes cliniques et la propagation de la pathologie tau. Nous avons montré par de multiples observations post mortem que le développement de la pathologie tau emprunte un chemin précis qui passe par dix régions cérébrales caractéristiques, définissant dix stades de progression de la maladie. Ces dix stades constituent une extension, plus précise, des six stades de Braak (FIG. 2)2. LES MÉFAITS D'UNE SYNERGIE

La maladie d'Alzheimer intègre ainsi la catégorie des pathologies tau, ou tauopathies. L'accumulation des protéines tau

dans les neurones concerne plus de 20 maladies neurodégénératives différentes. Elle est même parfois la seule cause de la maladie.

Nous avons pu distinguer au moins quatre grandes classes d'amas de protéines tau inactivées, qui signent quatre types

de pathologies tau: la classe 1 avec des amas tau de type 3R et 4R (maladie d'Alzheimer, trisomie 21 et quelques autres pathologies rares). La classe 2 avec des amas de variantes 4R (paralysie supranucléaire progressive et dégénérescence corticobasale, deux syndromes parkinsoniens). La troisième classe est caractérisée exclusivement par des amas de protéines tau 3R (maladie de Pick, une sous-classe de démence fronto-temporale)3. Enfin, la classe 4 est observée dans la maladie de Steinert, une pathologie neuromusculaire familiale qui implique une dérégulation des ARN messagers de tau indépendante des motifs R4.

Fig. 1. Dans la maladie d'Alzheimer, la protéine tau existe sous deux formes : 3 R ( gauche) ou 4 R (droite). Ces motifs constituent un point d'ancrage sur des structures filamenteuses essentielles au fonctionnement cellulaire : les microtubules.

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4 Bien que la maladie d'Alzheimer s'inscrive naturellement dans une telle classification, il serait abusif de considérer tau

comme l'unique cause de la maladie. Une vision exclusivement «tauiste» est tout aussi réductrice que la vision strictement «amyloïdiste», massivement répandue. Car il n'y a pas de maladie d'Alzheimer sans plaques amyloïdes, et la progression de la tauopathie ne se fait qu'en présence de ces agrégats. En 2001, deux articles publiés dans la revue Science ont démontré cette synergie de manière frappante. Dans son article, l'équipe américaine de Jada Lewis et Mike Hutton fait part de l'utilisation d'un tout nouveau type de souris transgéniques. Grâce à des mutations situées à la fois sur le gène de la protéine APP et sur celui de la protéine tau, celles-ci développent les deux facettes de la maladie: des agrégats de protéines A�, et une dégénérescence neurofibrillaire. Or, la pathologie dont souffrent ces souris s'avère nettement plus prononcée que celle développée par les souris transgéniques n'ayant que le gène tau muté5.

L'équipe suisse de Jurgen Gotz utilise quant à elle des souris ne possédant qu'une mutation, située sur le gène de la

protéine tau. Ces souris développent une pathologie tau peu prononcée, jusqu'à ce qu'on leur injecte dans le cortex la protéine A�, ce qui a pour effet d'exacerber la maladie6. Cette dernière expérience reproduit d'ailleurs assez bien ce qui se passe dans le cerveau humain. Comme on l'a laissé entendre, la pathologie tau apparaît dans la formation hippocampique humaine au cours du vieillissement «normal». Mais dès que la protéine A� fait son apparition, la maladie progresse, comme si A� potentialisait une maladie rampante. En quelque sorte, la maladie d'Alzheimer serait une tauopathie stimulée par les dysfonctionnements de la protéine APP, qui génèrent le peptide A�.

Même si les mécanismes physiologiques à l'œuvre restent inconnus, cette hypothèse encore largement iconoclaste

pourrait ouvrir de nouvelles voies thérapeutiques. Si la maladie d'Alzheimer est effectivement la conséquence d'une interaction entre le mécanisme tau et l'apparition de plaques amyloïdes, la progression doit pouvoir être stoppée avec une grande efficacité en bloquant les deux mécanismes.

UNE PROGRESSION EN DIX STADES

La perte progressive des facultés cognitives observée au cours de la maladie d'Alzheimer coïncide exactement avec l'invasion des neurones par des structures filamenteuses appelées neurofibrilles. Celles-ci sont composées de protéines neuronales appelées protéines tau, qui, rendues inactives, s'agrègent. Au fur et à mesure de la progression de la maladie, les zones du cerveau touchées par l'accumulation de protéines tau s'étendent, définissant un chemin de progression qui peut se diviser en dix stades. L'invasion débute par la région entorhinale, une zone voisine de l'hippocampe chargée de relayer toute l'information vers l'ensemble du cerveau (FIG . 2). La pathologie tau gagne ensuite l'hippocampe, siège de la mémoire à court terme, puis la région temporale, le néocortex associatif 1 et atteint les régions primaires. La démence apparaît dès que la protéine 1tau commence à s'accumuler dans les territoires qui associent des informations venues de plusieurs zones du cerveau, notamment les cortex temporal supérieur, frontal et pariétal. Comment expliquer une telle progression ? Les mécanismes sont probablement très simples. Les cellules nerveuses ne survivent que si elles peuvent dialoguer et échanger des molécules [des facteurs trophiques], avec leur cible. C'est le principe même de la formation du cerveau et des réseaux neuronaux. Selon ce principe, la destruction d'une population neuronale plus particulièrement vulnérable (l'hippocampe par exemple) va entraîner par effet domino la déstabilisation des populations neuronales en contact avec elle. Or, la déstabilisation d'une zone neuronale s'accompagne pour des raisons encore incomprises, d'un développement de la pathologie tau. De fil en aiguille, c'est la totalité des neurones cérébraux qui sont atteints. C'est cette progression qui est résumée dans les six stades de Braak ou nos dix stades biochimiques de la pathologie tau.

ESSAI VACCINAL INTERROMPU.

L'idée d'agir sur les plaques amyloïdes a été largement prospectée ces dernières années avec, pour résultat, une unique

piste, heureusement prometteuse. Les travaux pionniers de Dale Schenk ont montré que, chez les souris, l'élaboration d'anticorps contre les agrégats permet de les éliminer du cerveau. D'où l'idée d'effectuer une sorte de «vaccination» : injecter des protéines A� aux patients présentant des symptômes alzheimériens modérés pour éduquer son système immunitaire et le dresser contre l'envahisseur.

Les résultats sur les modèles murins furent positifs, un fait plutôt inattendu dans la mesure où tout le monde pensait que

le cerveau possédait une barrière immunologique relativement étanche. Les premiers essais thérapeutiques sur l'homme menés par une coopération internationale ont cependant été interrompus, suite à des réactions secondaires indésirables très importantes. Mais les essais vont reprendre sous peu, peut-être dès cette année, avec une vaccination mieux adaptée à la structure particulière des dépôt s A� chez l'homme. Peut-on de même agir contre l'accumulation de protéines tau? La vaccination n'est malheureusement pas envisageable car, comme on l'a dit, les protéines tau s'accumulent à l'intérieur du neurone, zone inaccessible aux anticorps.

(1) La Recherche a publié: Eric Karsenti, "L'auto-organisation au cœur de la division cellulaire", Hors-Série n° 9, "Ordre et Désordre", novembre 2002.

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[email protected] - 5 - 23/04/2008

5Mais le mécanisme pourrait être attaqué sous un autre angle. Si les protéines tau n'ont pas in vitro de structure

secondaire particulière et gardent un aspect flexible et désordonné, elles ont certainement in vivo, une conformation très précise, puisque leur interaction avec les dimères de tubuline peut être modulée finement par la phosphorylation.

Fig. 2 – La pathologie tau se propage des régions inférieures vers les régions dites primaires

D'où la suggestion, émise par certains chercheurs, de jouer sur la régulation de la phosphorylation. Pour séduisante

qu'elle soit, cette approche me semble délicate dans la mesure où l'on touche aux mécanismes de fonctionnement fondamentaux de la cellule neuronale.

RALENTIR L'INVASION ?

Une deuxième piste, plus réaliste, consiste à étudier la dynamique d'extension de la pathologie tau dans l'espace

cérébral. Les souris transgéniques permettent une telle approche. Connaître précisément ce qui déstabilise l'édifice des populations neuronales permettra de désigner les cibles pharmacologiques. Il s'agit ici de ralentir la dynamique d'invasion du processus dégénératif, pour gagner des années sur la maladie d'Alzheimer.

Autre voie envisageable : la maladie d'Alzheimer devrait pouvoir se prêter à un type d'analyse extrêmement récent, en

l'occurrence l'analyse du transcriptome (l'ensemble des intermédiaires dans la transcription de l'ADN en protéines) et du protéome (l'ensemble des protéines exprimées par la cellule). Il s'agit de déterminer les mécanismes d'installation de la maladie dans la cellule, en dressant un tableau complet du transcriptome et du protéome de la cellule avant et après qu'elle soit atteinte. Cette stratégie, aujourd'hui utilisée par tous les secteurs de la recherche médicale, a permis notamment de repérer les gènes activés lors du processus de cancérisation. C'est une facette importante de la maladie d'Alzheimer qui reste à explorer. A.D.

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6 REFERENCES

(1) L. Buée et al., Brain Res; Rev. 33. 95. 2000 (2) A. Delacourte et al., Neurology, 59. 398. 2002 (3) I. Buée, A; Delacourte, Brain Pathol. 681. 1999 (4) N. Sergeant et al., Hum. Mol. Genet. 10. 2143. 2001 (5) J. Lewis, D.W. Dickson et al., Science, 293. 1487. 2001 (6) J. Gotz, P; Chen et al., Science, 293. 1491. 2001

POUR EN SAVOIR PLUS C. Duyckaerts, F. Pasquier (éds), Démences, Douin-Groupe Liaison, 2002. L. Robert, Vieillissement du cerveau et démence, Flammarion, 1998. www.lille.inserm.fr/u422/tau.html www.larecherche.fr

�� CELLULES GLIALES: cellules chargées de l'intendance du système nerveux. Elles transfèrent les éléments nutritifs du sang vers les neurones, phagocytent les éléments indésirables, cicatrisent les vides laissés par la mort neuronale, etc.

�� LOBE TEMPORAL: zone du cerveau située sous les tempes, qui joue un rôle important dans l'audition et le langage.

�� NÉOCORTEX ASSOCIATIF: cortex qui intègre, au plus haut niveau, les informations venant de différentes régions cérébrales.

�� RÉGIONS PRIMAIRES: zones cérébrales qui reçoivent directement les informations sensorielles ou motrices (le pôle occipital, par exemple, qui reçoit les informations visuelles).

�� LOBE FRONTAL: zone du cerveau située sous le front, qui joue un rôle important dans la motricité, les fonctions exécutives, le comportement et la douleur.

�� LOBE PARIÉTAL: zone située sous le sommet du crâne , et qui joue un rôle dans l'intégration de la

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LA RECHERCHE – janvier 2003 – Hors-série n° 10 – Cerveau sans mémoire

LA RECHERCHE A PUBLIÉ : (I) « La mémoire et l'oubli », numéro spécial, juillet-août 2001. EN DEUX MOTS - Le siège des lésions neuronales détermine le tableau clinique de la maladie d'Alzheimer. Certains systèmes de mémoire sont massivement perturbés, d'autres préservés, mais il existe un profil mnésique spécifique. En l'absence d'un marqueur biologique formel, le diagnostic repose sur cette homogénéité des principales manifestations cliniques de la maladie.

UNE MALADIE DU CERVEAU Débutant par des problèmes de mémoire, l'enchaînement des troubles du comportement des patients atteints de la maladie d'Alzheimer exprime le cheminement progressif et l'extension des lésions au sein du cerveau. Pour identifier la maladie, évaluer la nature et la sévérité des déficits, le clinicien dispose d'une batterie de tests qui explorent, entre autres, les différents types de mémoire. Bruno Dubois est professeur des universités, neurologue à la Fédération de neurologie de l'hôpital de la Salpêtrièrc, responsable du centre expert de la maladie d'Alzheimer de l'hôpital de la Salpêtrière et directeur de l'équipe Inserm E007; Bernard Deweer est directeur de recherche au CNRS, est membre de la même équipe Inserm. [email protected]

La maladie d'Alzheimer, lorsqu'elle est développée, réalise une «démence». Dans le langage médical, «démence» ne

veut pas dire «folie», mais désigne le fait que le sujet qui en est atteint a perdu son autonomie complète et qu'il devient dépendant de son entourage. La maladie d'Alzheimer est une démence liée à des lésions cérébrales caractéristiques; elle débute probablement assez tôt dans la vie mais se manifeste tardivement, le plus souvent chez la personne âgée. Dans 15 % des cas, elle survient avant 65 ans (le plus jeune cas identifié en France a débuté l'âge de 28 ans).

Bien que les manifestations ne soient pas monolithiques - les troubles cognitifs et les profils d'évolution sont variables

d'un malade à l'autre -, on peut aujourd'hui dessiner les grands traits de son tableau clinique, lequel est déterminé par le siège des lésions neuronales. Au cours de la dernière décennie, cette localisation a été précisée par des études neuro-pathologiques. Les lésions histologiques débutent dans la région la plus interne du lobe temporal (cortex entorhinal et hippocampe*), région vers laquelle les informations convergent pour être mises en mémoire. Ce n'est que bien plus tard que ces lésions vont s'étendre vers les hémisphères cérébraux (FIG. 1), où elles intéressent plus particulièrement le cortex associatif des lobes temporaux, pariétaux, occipitaux et frontaux, impliqués dans les fonctions dites « supérieures » ou « instrumentales », comme le langage, l'exécution des gestes intentionnels, l'identification visuelle des objets ou des visages ou le raisonnement. Cette marche progressive des lésions explique la chronologie habituelle des troubles. La maladie débute par des troubles de la mémoire épisodique*note, liés à une incapacité d'enregistrer et de fixer des informations nouvelles, alors que les faits anciens, consolidés, sont plus longtemps préservés. Les troubles de la mémoire peuvent être longtemps méconnus ou sous-estimés en raison de la tolérance de l'entourage et d'une compensation des déficits par le patient qui, encore conscient de ses difficultés, s'aide en notant ses rendez-vous ou les courses à faire.

*LE CORTEX ENTORHINAL et L'HIPPOCAMPE sont les régions du système limbique situées à la face interne des hémisphères cérébraux. *MÉMOIRE ÉPISODIQUE : ensemble des souvenirs correspondant à des épisodes personnellement vécus ou à des informations apprises dans un contexte temporel et spatial précis. La récupération en mémoire épisodique implique celle du moment et du lieu de l'épisode au cours duquel le souvenir s'est construit.

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Fig. 1. Distribution des lésions histopathologiques au cours de la maladie d'Alzheimer.

Le premier stade est dit « entorhinal », car les lésions sont confinées à une seule couche de la région entorhinale. Lors du stade ultérieur, les lésions envahissent l'hippocampe, donnant lieu à un « oubli à mesure ». Enfin le dernier stade, dit « néocortical », correspond à la diffusion des lésions au cortex cérébral, gouvernant l'apparition des troubles instrumentaux(1). (D'après Braak. 1991)

Apparaissent ensuite un manque du mot, des difficultés de l'attention, une diminution des capacités conceptuelles et de jugement, attestant de l'extension des lésions vers le cortex associatif. Le patient devient alors plus indifférent à ses troubles et incapable de les compenser. À ce stade, il commence à être plus dépendant d'un entourage qui, alors, prend conscience de ses difficultés. Enfin, le tableau s'aggrave en raison de l'apparition progressive de perturbations des fonctions instrumentales. Le discours spontané est de moins en moins informatif et souvent incohérent, la compréhension s'altère, l'expression écrite devient inintelligible, le patient a de plus en plus de difficultés à réaliser les gestes de la vie courante et se renferme socialement. Une agitation et des préoccupations délirantes peuvent apparaître, compliquant les relations avec l'entourage et la prise en charge. Avec l'accentuation de la dépendance, le maintien à domicile peut alors poser de grandes difficultés. L'institutionnalisation est parfois le seul recours possible (dans 20 % des cas).

UN DIAGNOSTIC TROP SOUVENT IGNORÉ*

Même si l'on connaît maintenant son histoire naturelle, la maladie d'Alzheimer reste sous-diagnostiquée. On estime à la

moitié le nombre de patients qui ne sont pas reconnus comme tels. Plusieurs facteurs peuvent l'expliquer. L'entourage minimise souvent les troubles en les mettant, à tort, sur le compte de l'âge . Le patient lui-même peut ne pas être conscient de ses difficultés et ne pas souhaiter entreprendre des démarches médicales pour des troubles qu'il dénie. Enfin, les médecins n'ont pas toujours la formation ni les outils pour objectiver l'atteinte des fonctions intellectuelles. Car le diagnostic de maladie d'Alzheimer peut être difficile à poser! La maladie peut, surtout à son début, être confondue avec un autre trouble, tout fait banal au cours du vieillissement normal: la plainte mnésique. Cette dernière résulte de la prise de conscience par le sujet d'une diminution de ses capacités de mémorisation dans les situations de la vie quotidienne. La plainte mnésique est fréquente: elle toucherait 50% des personnes âgée s de plus de 50 ans, même si le pourcentage de sujets qui se plaignent d'oublis fréquents n'est que de 15% à 20%. Il s'agit là d'un trouble subjectif: les études systématiques ont montré l'absence de corrélation entre l'intensité de la plainte mnésique et la baisse d'efficacité de la mémoire en situation de test. En d'autres termes, se plaindre de sa mémoire ne signifie pas qu'il existe un déficit en relation avec une maladie du cerveau, même si des études récentes suggèrent qu'une plainte spontanée pourrait augmenter légèrement le risque d'une maladie cérébrale, à moyen terme(2).

* *MÉMOIR E DE TRAVAIL OU MÉMOIRE A COURTT TERME : système à capacité limitée, destiné au maintien temporaire et à la manipulation de l'information pendant la réalisation de lâches diverses de compréhension, de raisonnement ou de résolution de problèmes. *MÉMOIRE EXPLICITE: un des deux modes d'expression de la mémoire. Les tâches de mémoire explicite exigent la recherche intentionnelle et consciente d'une information. Elles concernent les systèmes de mémoire épisodique, de mémoire de travail et, dans certains cas. de mémoire sémantique. Par opposition, le mode d'expression implicite de la mémoire ne nécessite pas la récupération consciente d'une information antérieure. Ce mode d'expression est sauvegardé dans l'amnésie. Il concerne le système de mémoire procédurale, le système de représentation perceptive et, dans certains cas, le système de mémoire sémantique. *MÉMOIRE SÉMANTIQUE: ensemble des connaissances générales sur le monde, indépendantes d'un contexte particulier. Se souvenir du nom de la capitale de l'Italie fait par exemple appel à cette mémoire.

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3La plainte mnésique témoigne le plus souvent d'un trouble de l'attention, qui peut relever de différentes causes.

Ainsi, les ressources attentionnelles diminuent au cours du vieillissement cérébral normal, de la dépression, de l'anxiété généralisée, du stress, de la prise de certains médicaments (benzodiazépines, anticholinergiques...), de troubles du sommeil ou du syndrome d'apnée du sommeil...

Le rappel d'un événement ou d'une information nécessite la conjonction de deux opérations complémentaires: un bon

enregistrement de l'information, directement tributaire des capacités attentionnelles; la mise en mémoire de l'information, qui repose sur le bon fonctionnement des structures cérébrales, en particulier hippocampiques. Un trouble du rappel renvoie donc le plus souvent à un défaut d'enregistrement par trouble de l'attention.

Les tests de mémoire contournent cette étape et renseignent sur la qualité des circuits de la mise en mémoire. Cela

souligne l'importance, en l'absence de marqueurs diagnostiques cliniques de la maladie d'Alzheimer, de l'évaluation des fonctions intellectuelles et mnésiques au moyen d'épreuves spécialisées.

La mise en évidence d'une diminution des capacités de mémoire est un élément central, indispensable au diagnostic de

la maladie. Mais les lésions cérébrales de l'affection créent des dissociations spectaculaires entre les différents systèmes de mémoire, certains étant massivement perturbés, d'autres préservés. De telles dissociations valident a posteriori les modèles cognitifs actuels qui distinguent, au sein de la mémoire dite « explicite* », la mémoire à court terme (ou mémoire de travail) et la mémoire à long terme, elle-même séparée en mémoire épisodique et mémoire sémantique*(3).

C'est l'atteinte de la mémoire épisodique long terme qui est la plus caractéristique de la maladie. Il s'agit du système de

mémoire qui permet la récupération consciente d'informations acquises préalablement dans un contexte précis. Ce déficit donne lieu à un «oubli mesuré» et contribue, en partie, à la désorientation spatio-temporelle. Il serait dû à une atteinte précoce des formations hippocampiques (FIG. 2), ce que suggèrent de nombreuses données d'imagerie cérébrale(4).

Fig. 2. L'atteinte de l'hippocampe.

Comparaison du volume de la formation hippocampique (FH) au cours du vieillissement normal (A) et chez un patient avec maladie d'Alzheimer probable (B). Dès les premiers stades de la maladie, on observe une atrophie d'environ 25 % du volume de l'hippocampe, dont les limites sont marquées par les points blancs. Ci-dessus à droite: définition du plan coronal oblique perpendiculaire au grand axe de la formation hippocampique. [Cliché extrait d'Actualités sur la maladie d'Alzheimer et les syndromes apparentés, avec l'aimable autorisation des éd. Solal] DÉFINITION D'UN PROFIL MNÉSIQUE.

Les tests de mémoire épisodique aujourd'hui disponibles permettent de contourner l'étape attentionnelle (en contrôlant que les informations ont bien été enregistrées grâce à l'utilisation d'indices sémantiques) et de comparer les performances dans différentes conditions de récupération des informations: rappel libre, difficile et généré par le sujet (« Quels étaient les mots de la liste de tout à l'heure?»); rappel indicé, facilité par l'utilisation des mêmes indices sémantiques qui ont servi à contrôler l'encodage («Dans la liste, quel était le nom du moyen de transport?»); et reconnaissance, condition la plus facile (« Ce mot était-il ou non dans la liste?»). Grâce à ces tests, nous avons pu définir le profil mnésique spécifique de la maladie d'Alzheimer(5). Ce profil, que nous avons appelé «de type hippocampique», se caractérise par: 1) un rappel libre effondré, 2) un rappel total diminué en raison, 3) d'une efficacité très partielle des indices, et 4) un grand nombre d'intrusions. Ce profil n'est pas retrouvé dans les autres démences (démence vasculaire, démence fronto-temporale, démence sous-corticale...) qui. généralement, tirent bénéfice des indices sémantiques pour récupérer les informations ayant été, dans ces cas, le plus souvent stockées.

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4Ce profil semble donc spécifique de la maladie d'Alzheimer. Qui plus est, il est observé chez des patients au tout début

de leur maladie, à un stade où leur efficience cognitive globale est encore préservée (score au «Mini Mental Status** » supérieur 26/30). Pourrait-on donc reconnaître la maladie d'Alzheimer à un stade très précoce, bien avant celui de la démence ? La précocité du diagnostic est de fait un objectif nouveau que se sont assigné plusieurs centres experts, dans la perspective de la mise sur le marché prochaine de médicaments capables de ralentir le processus de la maladie (LIRE l'article de F. Eustache étal., p. 40)(6). En France, une large étude (étude Pré-AL) est actuellement en cours pour définir les meilleurs critères du diagnostic de la maladie d'Alzheimer au stade prédémentiel. Deux cent soixante-dix patients ayant un trouble cognitif léger sont suivis de façon prospective à raison d'une visite tous les six mois, dans 15 centres de neurologie et de gériatrie.

Mais l'hippocampe n'est pas la seule région impliquée dans la mémoire épisodique à long terme. C'est tout au moins la

conclusion de nombreuses études métaboliques en tomographie par émission de positons, qui ont mis en évidence, de façon régulière et reproductive, une activation du cortex préfrontal au cours de tâches de rappel en mémoire épisodique chez le sujet sain(7). C'est aussi la conclusion d'un travail de James Becker, du centre de recherche de Pittsburgh. Avec son équipe, il a étudié l'activité métabolique cérébrale de patients avec maladie débutante, au cours de tâches de rappel d'une liste de mots, courte (rappel de trois mots, ne sollicitant que la mémoire à court terme), ou longue (rappel de huit mots, ce qui suppose une récupération en mémoire à long terme)(8). En situation de mémoire à long terme, l'augmentation de l'activation métabolique dans les régions frontales par rapport aux sujets contrôles est considérable. Compte tenu de l'absence d'activation des régions de l'hippocampe, cette redistribution métabolique témoigne d'une capacité de plasticité fonctionnelle conservée, due à une modification des stratégies de traitement de l'information imposée par l'atteinte des circuits hippocampiques.

Ainsi, deux phénomènes distincts se superposent probablement au cours de la maladie d'Alzheimer: le premier est un

syndrome amnésique précoce, résultant de lésions de régions temporales internes, en partie compensé en début d'évolution par une capacité de récupération de l'information stockée, grâce à une redistribution métabolique compensatoire au profit des régions frontales; le second est une perte graduelle de cette capacité, liée à l'extension secondaire des lésions vers le cortex préfrontal.

La perte progressive des capacités de récupération explique que les troubles mnésiques concernent aussi les souvenirs

anciens. D'abord limitée aux années qui précèdent la maladie, l'amnésie rétrograde s'étend peu à peu jusqu'à atteindre les souvenirs les plus précoces et même l'identité du sujet, qui devient progressivement incapable de reconnaître sa famille proche et même son propre visage. L'amnésie rétrograde peut concerner aussi bien les souvenirs biographiques (mémoire épisodique) que les connaissances sémantiques.

La mémoire de travail est généralement précocement atteinte dans la maladie d'Alzheimer. Les patients éprouvent des

difficultés dans de multiples situations de la vie quotidienne ou lors de tests impliquant la réalisation simultanée de plusieurs tâches . Ces déficits ont été analysés à la lumière du modèle de mémoire de travail proposé par Alan Baddeley, de l'université de Cambridge(9). La mémoire de travail - qui permet le maintien temporaire des informations en mémoire et leur manipulation - intervient dès lors qu'un contrôle et un partage de l'attention sont requis par les demandes de l'environnement. Elle comprend plusieurs composantes en interaction : un système central de gestion des ressources de l'attention, dit administrateur central, et des sous-systèmes de maintien et de traitement, respectivenent spécialisés dans à l'information verbale et visuospatiale. De nombreux travaux ont montré que c'est l'administrateur central qui est déficitaire dans la maladie d'Alzheimer, au niveau de ses ressources de traitement comme de ses fonctions de planification et de contrôle .

MEMOIRE SÉMANTIQUE PERTURBÉE.

Les déficits de la mémoire sémantique sont généralement plus tardifs que les troubles de mémoire épisodique.

Différentes épreuves de dénomination d'objets ou d'images, de fluidité verbale (dire le plus possible de mots commençant par une lettre donnée ou appartenant à une catégorie sémantique donnée), de complémentation de phrases ou de vocabulaire font apparaître des erreurs que l'on peut considérer comme caractéristiques: émission très fréquente de réponses de niveau plus général, telles que animal pour cheval; paraphasies* sémantiques en dénomination (par exemple, répondre table pour bureau). Des épreuves plus spécifiques de classification catégorielle, telle que le test «palmier-pyramide*», permettent de préciser l'atteinte du système de mémoire sémantique. Il est toutefois difficile d'évoquer de façon univoque ces troubles de la mémoire sémantique ; reflètent-ils une déstructuration des connaissances sémantiques, un déficit d'accès à ces connaissances, ou les deux?

Jusqu'au début des années 1980, l'évaluation de la mémoire a essentiellement utilisé des épreuves dites explicites, qui

font appel à des processus conscients et actifs de récupération d'expériences antérieures. Mais chez ces patients, certaines capacités mnésiques sont préservées, et il est possible de le démontrer dans deux types de situations où l'apprentissage est inconscient.

*LE MINI MENTAL STATUS (ou MMS) est un instrument très utilisé pour l'évaluation rapide de l'état cognitif des patients. Il est composé de onze items explorant la mémoire, l'attention et le calcul, le langage et les praxies. Le score maximal est de 30. *PARAPHASIE: trouble du langage dans lequel le malade altère les mots par substitution de syllabes, ou intervertit des mots de sens proches. *Dans LE TEST « PALMIER-PYRAMIDE », la tâche consiste à choisir celle des deux images (sapin ou palmier) qui est sémantiquement la plus proche d'une autre (pyramide).

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La maladie d'Alzheimer entraîne des perturbations qui vont progressivement s'étendre l'ensemble des fonctions cognitives.

Le syndrome amnésique concerne à la fois la mémoire à court terme et la mémoire à long terme. Les troubles du langage, d'abord limités à un simple manque du mot, conduisent à une véritable aphasie globale en fin d'évolution. Les troubles praxiques touchent les gestes, tant au niveau de la connaissance de leur signification que de leur exécution. Enfin, les troubles des fonctions exécutives perturbent les capacités de raisonnement, et les troubles visuospatiaux la reconnaissance des objets ou des visages.

TESTS IMPLI CITES DE LA MÉMOIRE.

La première est l'acquisition et la rétention de procédures nouvelles. Cette mémoire procédurale fait référence à un

phénomène d'apprentissage non conscient qui se manifeste, par exemple, au cours de tâches motrices comme celle dite de la poursuite de cible. Dans cette épreuve, le sujet doit maintenir le plus longtemps possible le contact entre un stylet et une pastille métallique située sur un disque en rotation. De façon très reproductible, le temps de contact augmente avec la répétition des essais. Pourtant, le sujet est incapable de formuler de façon explicite les raisons de cette amélioration: l'apprentissage s'établit à un niveau non conscient, par le biais d'adaptations automatiques d'activités neuronales et de plasticité fonctionnelle au sein d'un système sensori-moteur incluant probablement des structures sous-corticales, comme les noyaux gris centraux et le cervelet. A côté des procédures perceptivo-motrices, on peut également étudier des procédures perceptivo-verbales comme, par exemple, la tâche de lecture en miroir dans laquelle le sujet doit apprendre à lire le plus vite possible de droite à gauche des mots «retournés».

Le second type d'apprentissage inconscient concerne les situations d'amorçage par répétition. Chez le sujet normal, la

simple présentation d'une information en facilite le traitement ultérieur, même en l'absence de mémorisation consciente. L'exemple le plus connu est celui de la complémentation de mots: dans un premier temps, le sujet doit étudier des mots, par exemple en donnant leur définition, sans être informé qu'il s'agit d'une épreuve de mémoire. Le lendemain, il lui est demandé de compléter des séries de trois lettres pour former les premiers mots qui lui viennent à l'esprit. Les mots étudiés la veille sont alors produits beaucoup plus souvent que ne le voudrait le hasard ; ceci constitue l'effet d'amorçage par répétition. Ces effets relèvent d'un système mnésique, connu sous le nom de système de représentation perceptive, renvoyant à des processus non conscients qui traitent et représentent l'information relative à la forme et à la structure, mais non à la signification des mots ou des objets. Il opère donc à un niveau présémantique.

A la différence des épreuves explicites, ces situations permettent de mesurer des modifications de performance à la

suite d'une expérience nouvelle - ce qui implique bien une certaine forme de mémoire - sans pour autant que le souvenir de cette expérience soit requis.

C'est pourquoi ces épreuves sont considérées comme des tests implicites de mémoire. Or, ces épreuves, qu'il s'agisse de

procédures ou de situations d'amorçage, sont réalisées tout à fait normalement par les grands amnésiques, ce qui indique que les

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6systèmes de mémoire responsables sont indépendants du système de mémoire épisodique; ceci sous-entend qu'ils sont organisés au sein de réseaux neuronaux différents. Si tel est le cas, qu'en est-il dans la maladie d'Alzheimer?

UN EFFET DU VIEILLISSEMENT NORMAL?

Parmi les apprentissages procéduraux moteurs, c'est l'épreuve de poursuite d'une cible en mouvement qui a été la plus

utilisée chez ces patients. De nombreux travaux ont montré que leur apprentissage est normal. En outre, nous avons observé que cet apprentissage procédural, une fois acquis, est particulièrement robuste, puisque les malades, tout comme les sujets normaux âgés, ne manifestent aucune diminution de performance lors d'un test pratiqué plusieurs semaines après la fin de l'apprentissage, alors même que ces patients ne se rappellent pas avoir été confrontés à cette tâche (10). De la même façon, nous à avons montré que, dans l'épreuve de lecture en miroir, la vitesse de lecture (qui constitue l'indice d'apprentissage de la procédure) s'améliorait au même rythme chez des patients avec maladie d'Alzheimer probable et chez des sujets témoins, d'âge et de niveau d'éducation comparables. Quant aux effets d'amorçage par répétition, les données obtenues avec le protocole de complémentation de mots sont contradictoires, mais des équipes de plus en plus nombreuses relatent des effets d'amorçage par répétition d'amplitude normale. Il est vrai que ces effets peuvent être très variables d'un patient à l'autre, et il est tentant de relier cette hétérogénéité aux variations interindividuelles des lésions corticales. Toutefois, la même variabilité est observée chez des sujets âgés normaux. L'éventuelle diminution des capacités d'amorçage est peut-être plus liée au vieillissement per se qu'à la maladie elle-même.

Les troubles du langage, évidemment liés aux déficits de la mémoire sémantique, sont couramment observés en cours

d'évolution et peuvent être précoces. Au début de la maladie, ils se caractérisent le plus souvent par un manque du mot qui altère le discours spontané: les patients tentent souvent de contourner l'obstacle en usant de circonlocutions. A ce stade, il n'y a généralement pas de perturbations phonémiques (la forme acoustique du mot est respectée) ou syntaxiques, peu ou pas de troubles de la compréhension, et l'élocution est normale. A un stade plus avancé, les paraphasies, surtout de type sémantique, sont nombreuses. On observe des persévérations sur un mot ou une syllabe, ou autour d'un thème.

L'ordre logique des mots disparaît dans le discours, et la compréhension orale est

perturbée, alors que subsistent les capacités de lecture haute voix et de répétition. En revanche, le langage écrit peut être atteint, avec des difficultés d'orthographe. Enfin, au stade de démence sévère, la production spontanée est fortement réduite, voire inexistante. Elle peut se limiter à une écholalie (le malade répète le dernier mot prononcé par son interlocuteur) ou une palilalie (il répète plusieurs fois la même syllabe). La compréhension d'un message langagier même élémentaire est très perturbée. C'est un tableau d'aphasie globale.

EXTENSION DES LÉSIONS AUX RÉGION S FRONTALES.

On appelle fonctions exécutives l'ensemble des processus qui permettent l'élaboration de comportements dirigés vers un but: analyse de la situation, sélection des informations pertinentes, élaboration d'un plan d'action, exécution de ce plan, évaluation de sa pertinence, modification du plan si nécessaire. L'ensemble de ces fonctions permet l'adaptation comportementale. Elles sont organisées au sein des lobes frontaux. L'extension des lésions de la maladie aux régions frontales rend compte des troubles des fonctions exécutives que l'on peut évaluer avec des épreuves spécifiques. Ils se manifestent par des difficultés d'abstraction, de raisonnement, de flexibilité mentale et de planification. C'est également ce dysfonctionnement qui expliquerait, en partie, l'anosognosie - c'est-à-dire la non-conscience des déficits - de certains patients(11).

Les lésions du cortex associatif visuel provoquent des anomalies dans les processus de traitement visuel complexe:

difficultés à s'orienter dans un environnement familier, non-reconnaissance des visages, troubles de l'identification d'objets. Ces derniers peuvent, en fait, tout autant résulter des déficits des connaissances sémantiques (et/ou de l'accès à ces connaissances) que de perturbations plus en amont lors des étapes précoces du traitement perceptif. On observe aussi des troubles de l'attention spatiale pour lesquels Patrick Hof et ses collaborateurs du département des neurosciences de l'université La Jolla (Californie) ont mis en évidence une augmentation significative des lésions des neurones dans certaines aires occipitales (aires de Brodman 17 et 18) et dans le cortex pariétal inférieur. Ces lésions apparaissent donc au sein d'un réseau neuronal que des chercheurs ont récemment impliqué dans le traitement de l'information visuospatiale et dans la mise en relation spatiale des objets, partir de travaux expérimentaux chez le singe(12). On le voit, la maladie d'Alzheimer devient un champ privilégié pour l'étude de réseaux neuronaux fonctionnels.

Les capacités visuospatiales - qui permettent une représentation mentale de l'espace -

peuvent être étudiées en laboratoire au moyen d'épreuves variées. Mais il faut faire la part entre celles qui sont proprement visuospatiales (fondées sur une manipulation mentale des objets: rotation mentale, discrimination de formes, jugement d'orientation de lignes) et celles qui font intervenir une réponse motrice ou gestuelle (dessin, reproduction de figures, etc.) pouvant être perturbée en raison d'un trouble praxique.

Les perturbations gestuelles, ou apraxies, sont généralement plus tardives, et concernent surtout les gestes transitifs, liés

à la manipulation des objets. L'apraxie pour les gestes symboliques est fréquente. En revanche, la difficulté effectuer sur commande des gestes mettant en jeu les muscles de la face et de la bouche est habituellement tardive et modérée.

Des altérations de la personnalité et des conduites comportementales font partie intégrante de la maladie d'Alzheimer,

même à un stade peu évolué. Eugène Rubin et son équipe de l'université de Saint Louis (Etats-Unis) ont recensé des modifications du comportement chez 75 % des patients atteints de formes dites légères(13). Elles se répartissent en

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[email protected] - 7 - 23/04/2008

7comportements passifs (perte de l'initiative, affectivité émoussée), agités (irritabilité, activité sans but) ou égocentriques (desintérêt vis-à-vis des siens). Ces modifications peuvent orienter à tort vers le diagnostic d'état dépressif, d'autant plus que les signes de la dépression et de la démence se recoupent partiellement sur le plan cognitif (difficultés d'attention, troubles de la mémoire), comportemental (inertie, ralentissement psychomoteur) ou affectif (désintérêt, indifférence). à un stade ultérieur, on peut observer des comportements d'agitation avec conduites stéréotypées, déambulation sans but, fugues, agressivité. Également tardives sont les hallucinations, décrites dans 10 % 20 % des cas, et les idées délirantes, dont les plus fréquentes sont les thèmes de vol ou d'abandon.

Telles sont les principales manifestations cliniques de la maladie d'Alzheimer. Elles sont relativement homogènes, en

raison du caractère très stéréotypé de la progression des lésions. En l'absence de marqueur biologique à formel, c'est encore aujourd'hui au clinicien, en collaboration avec le neuropsychologue et les spécialistes en imagerie cérébrale, que revient le soin d'identifier la maladie, étape première et indispensable pour tout travail de recherche, comme pour toute prise en charge thérapeutique adaptée. B.D., B.D.

Apparaissant tardivement dans la maladie, les troubles du traitement de la mise en relation spatiale des objets s'expliquent par des lésions de réseaux neuronaux spécifiques. [Peinture d'AtsuKo Tanaha.)