Daphne Rocou - la vie du lanterniste

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2 1 Daphne Rocou juin 2014 la vie du lanterniste La première semaine de Janvier 2014, le propriétaire de l’hôtel « La Belle Juliette » a entrepris des travaux de rénovation au dernier étage. Quelques jours plus tard mon ami Hervé D. m’a téléphoné. Il m’a dit d’une voix surexcitée, que derrière l’énorme armoire dans la pièce des Objets Oubliés, ils avaient trouvés, une petite valise bien fatiguée. À l’intérieur, il avait découvert un cahier avec des notes en grec. Il voulait comprendre de quoi il s’agissait. C’est comme ça que je suis entrée dans la vie de Angelos Kartsonakis, le lanterniste. Dans cette valise, à part le cahier, il y avait une vieille lanterne magique. Il y avait aussi des photos, un passeport expiré et quelques esquisses d’images à projeter par la lanterne magique. Angelos Kartsonakis était un grec ayant vécu en France entre les années 40 et 50. Apparemment, il était fasciné par ce merveilleux appareil de projection, léger et portable, très courant au début du 20e siècle. Cet homme qui venait d’une famille des joueurs du théâtre d’ombres grec, appelé « karaghiozis », avait disparu comme une ombre, sans laisser des traces derrière lui. Sa vie mystérieuse m’a intriguée. Alors j’ai voulu la connaître pour vous la présenter aujourd’hui. Daphne Rocou Daphné Rocou s’est vue décerner le prix Photo d’Hôtel, Photo d’Auteur pour l’édition 2013. Elle a également reçu le prix Virginie Clément, créé à l’initiative des équipes internes aux Hôtels Paris Rive Gaue. Ici se terminent les notes du lanterniste. Le fait qu’il ait laissé sa valise, sa lanterne magique, ses esquisses des images et ses notes, nous dit qu’il a fait un pas vers l’inconnu.

description

Exposition à La Belle Juliette, Paris, jusqu'au 30 septembre 2014

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Daphne Rocou —

ju in 2014la vie du lanterniste

La première semaine de Janvier 2014, le

propriétaire de l’hôtel « La Belle Juliette » a

entrepris des travaux de rénovation au dernier

étage. Quelques jours plus tard mon ami Hervé

D. m’a téléphoné.

Il m’a dit d’une voix surexcitée, que derrière

l’énorme armoire dans la pièce des Objets

Oubliés, ils avaient trouvés, une petite valise

bien fatiguée. À l’intérieur, il avait découvert

un cahier avec des notes en grec.

Il voulait comprendre de quoi il s’agissait.

C’est comme ça que je suis entrée dans la vie

de Angelos Kartsonakis, le lanterniste. Dans

cette valise, à part le cahier, il y avait

une vieille lanterne magique. Il y avait aussi

des photos, un passeport expiré et quelques

esquisses d’images à projeter par la lanterne

magique.

Angelos Kartsonakis était un grec ayant vécu en

France entre les années 40 et 50. Apparemment,

il était fasciné par ce merveilleux appareil de

projection, léger et portable, très courant au

début du 20e siècle.

Cet homme qui venait d’une famille des joueurs

du théâtre d’ombres grec, appelé « karaghiozis »,

avait disparu comme une ombre, sans laisser

des traces derrière lui. Sa vie mystérieuse m’a

intriguée. Alors j’ai voulu la connaître pour

vous la présenter aujourd’hui.Daphne Rocou

— Daphné Rocou s’est vue décerner le prix Photo d’Hôtel, Photo d’Auteur

pour l’édition 2013. Elle a également reçu le prix Virginie Clément, créé à l’initiative

des équipes internes aux Hôtels Paris Rive Gauche.

Ici se terminent les notes du lanterniste.

Le fait qu’il ait laissé sa valise, sa lanterne magique,

ses esquisses des images et ses notes, nous dit qu’il

a fait un pas vers l’inconnu.

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Mon grand père, qui jouait lui aussi

du karaghiozis, m’a confectionné un chapeau

et un poisson en papier mais il n’a pas

pu faire du pain.

C’était la première fois que je voyais cette créature,

le poisson. J’avais trois ans. L’ayant goûté, j’étais assoiffé

toute la journée, tellement il était salé. Ma mère m’a dit :

« Ce poisson a besoin d’eau salée pour vivre ».

On appelait mon père, « l’homme ombre », d’une part parce qu’il

jouait le théâtre d’ombres « Karaghiozis », d’autre part parce

qu’il n’était jamais à la maison.

Un jour mon père est rentré à la maison annonçant

triompha lement: « J’ai apporté du pain et du poisson ! »

24.05

23.06Pendant mon enfance, j’ai appris que la moitié

de la vie est réelle et l’autre moitié se trouve

dans les livres et les images.

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Il était écrit dans un journal de l’époque que mon père, bien

connu dans son métier, continuait la tradition du théâtre d’ombres,

en dépit des conditions économiques difficiles.

Ma mère souhaitait lui clouer un jour les chaussures au sol,

pour qu’il arrête de parcourir les montagnes et les villages.

« C’est nous qui sommes devenus des ombres pour lui »,

disait-t-elle en cachant le journal dans un coffre .

Sa petite dent en or, brillait quand elle riait sous la lune

et j’étais heureux parce que je savais que le soir même

elle allait réaliser son miracle et on aurait du pain à table.

Dans sa jeunesse, ma mère assistait à tous les spectacles de karaghiozis. Sa scène préférée était celle où le héros, affamé, rêvait qu’il pleuvait des pains.

03.03

24.08

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À l’âge de dix ans, mon grand père

avait fait la connaissance de

Theophilos, l’illustre peintre naïf

qui, aimait se déguiser en Alexandre

le Grand avec une troupe d’enfants,

habillés en soldats Macédoniens, et il

se photographiait avec eux aux fêtes

nationales.

Dans une des ces photos on peut

voir mon grand père, premier à

gauche, à son coté son ami George

Kouros, disparu pendant la guerre

civile et à droite son cousin Yannis

qui l’avait dénoncé. Le quatrième,

c’était Niko Drakakis, parti pour

l’ Amérique et qui, après 20 ans

avait envoyé une carte postale à sa

fiancée Athanassie (i.e.Immortalité),

présentant son entreprise, avec une

grande enseigne dorée au dessus de

la porte: « Funérailles Inoubliables

l Athanassie ».

Au dos de la carte postale, elle, déjà

mère de trois enfants, pouvait lire:

« Veux-tu devenir ma femme ? ». C‘est ce

costume d’Alexandre que mon grand-père

a créé pour moi avec des coquillages.

J’ai mis des clous aux semelles de mes chaussures pour que

même les montagnes enneigées ne puissent m’arrêter lors

du voyage que j’imaginais entreprendre.

Une lettre de mon père, les photos de mes cousins, qui

étaient partis cherchant leur fortune à l’étranger et une

fourchettine du mont Olympos, c’était tout ce que j’allais

emporter avec moi.

Theophilos

09.09 28.05

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Je ne porte jamais de cologne. Pour quatre flacons

de cologne au citron, je pouvais acheter un billet

pour Salonique.

Je travaillais au théâtre d’ombres de J.Millas.

Un jour, au village Ftero, une jeune fille m’a approché

discrètement et m’a prié de glisser, dans le texte

de la pièce qu’on jouait, quelques mots qui pouvaient

attendrir l’âme endurcie de son bien-aimé.

Ainsi j’ai commencé à imprimer des cartes postales avec

des négatifs qui présentaient des couples amoureux.

En légende j’écrivais :”j’ai besoin d’eau pour fleurir “,

ou bien “Aime-moi comme je suis”. En les vendant j’espérais

acheter une robe pour Hélène, mon amoureuse depuis

l’enfance.

Mon oncle m’a écrit:

Angelos, mon neveu bien-aimé,

Mon petit “cabinet des curiosités’ est aujourd’hui un magasin énorme, juste au centre d’Astoria. Mes objets magiques sont devenus l’attraction quotidienne des gens et “le miracle est vraiment au pouvoir” ici.

Quelle joie pour moi, le fou du village pendant 23 ans, de voir mes “grains de folie”, comme on appelait mes inventions, devenir des étoiles qui enchantent le monde.Je ne me sens plus seul ici, en Amérique. Et toi ? ”Qu’as tu fais de ta jeunesse?” Peut-être est–ce trop tôt pour répondre, mais bientôt, ce sera trop tard.Entre temps, pour commencer ta vie, je veux t’offrir, cette Lanterne Magique qui fut le premier objet de ma collection. Elle te fera voyager à travers le monde.

Je t’embrasse avec affection.

Ton oncle Jimmy

05.07

16.10

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De l’Encyclopedie Helios, ed. 1936:

La lanterne, d’abord baptisée de la peur ,

thaumaturgique˝ puis enfin magique˝ constitue probablement

la plus surprenante, la plus imaginative, la plus

dérangeante et artistique de toutes les machines inventées

au cours de l’histoire du cinéma.

Balzac qui a découvert avec émerveillement la lanterne

magique chez sa grand-mère Salambier alors qu′il n’avait

que sept ans, sera fasciné durant toute sa vie.

Première “étude” pour ma lanterne

magique v: Helene me dit qu’on

pourrait vivre même sur une arbre

comme des oiseaux. (Un jour je lui

offrirai une meilleure vie).

Euthyme, le joyeux violoniste, m’a accompagné en tournée en

province. En arrivant aux premières maisons des villages,

souvent déserts, j’annonçais à haute voix:

“Attention Messieurs Dames, ce soir spectacle fabuleux:

“L’amant de la bergère”, avec orchestre. Le spectacle

va charmer petits et grands. Si les grands ne sont pas

enchantés, ils seront remboursés. Les petits qui résistent

au charme , sont pris en compte comme des adultes.

Attention, attention, bonbons gratuits!”09.03

14.05

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Derrière la photo, il est écrit :

Un jour, une troupe d’acteurs m’avait annoncé

qu’ils allaient voyager jusqu’a la frontière.

Je suis monté dans le train avec eux, mais moi,

je ne suis pas descendu à la destination.

Je les ai salués et je n’ai pas cessé d’aller

toujours plus loin.

La mythologie nous dit que Kronos / Saturne,

le Titan qui n’était pas dieu, avait pris par force

le pouvoir du monde. Ayant peur qu’un jour

ses enfants puissent le vaincre, il a commencé

a les avaler. D’abord Hestia, déesse de la maison,

après Demetra, déesse des cultures, Hera la grande

déesse des liaisons maritales, Poseidon, dieu

de la mer et même Pluton, le dieu souterrain.

Tous les jeunes avaient peur de lui et tout le

monde étaient obligés de s’enfuir pour survivre.

Souvent la Mythologie devient Histoire.

Tout le monde fuyait…

En route les deux amis, affamés, se mirent a manger.- Quelle chance de t ’avoir rencontré, a dit le lanterniste.- Pour moi aussi a répondu le violoniste et ils ont partagé un morceau du pain et des oranges tombées de l’arbre.

17.05

16.09

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Ma “disparition” a créé des rumeurs de toute sorte

à mon égard. Je savais que Helene s’inquiétait et me

cherchait partout mais je ne pouvais pas lui écrire.

Helene avait trouvé du travail chez une couturière et un

ami m’avait dit que elle fréquentait des gens respectables

qui pouvaient lui offrir la sécurité d’une vie stable.

12.11

18.05

À cet moment j’avais trois possibilités:

a. L’enlever à ses parents qui n’avaient pas

confiance en moi, à cause de ma vie errante.

b. L’oublier.

c. Penser à elle éternellement”.

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Il connaissait toutes les tactiques et pouvait anticiper

huit mouvements.

Moi, je préférais suivre une route plus spontanée, sans

calculer toujours les mouvements des autres, comme si ils

étaient mes opposants. J’étais comme ça dans la vie.

À Paris, au début, je résidais chez l’éditeur George Michos

et la cantatrice lyrique et concierge, S. Ferretti. G.M.

était un joueur d’échecs brillant.

18.06

28.02

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2019

Je suis en train d’apprendre a faire des images pour

ma lanterne magique.

Quelques fois, j’illustre ma propre vie en images.

Mais suis-je un « homme ombre » ou une de mes images ?

09.09

18.01