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Armand Colin La haine de l'essai, ou "les mœurs du genre intellectuel" au XX e siècle Author(s): MARIELLE MACÉ Source: Littérature, No. 133, DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE (MARS 2004), pp. 113-127 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704957 . Accessed: 15/06/2014 18:14 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.49 on Sun, 15 Jun 2014 18:14:50 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

La haine de l'essai, ou "les mœurs du genre intellectuel" au XX e siècleAuthor(s): MARIELLE MACÉSource: Littérature, No. 133, DANTE, L'ART ET LA MÉMOIRE (MARS 2004), pp. 113-127Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704957 .

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■ MARIELLE MACÉ, CNRS

La haine de l'essai,

ou les mœurs du genre

intellectuel au XXe siècle

Nerval rapporte quelque part le rêve, ou plutôt le cauchemar, d'un tribunal esthétique: «Les trois spectateurs accusateurs me jetaient ces mots méprisants: "Fantaisiste! Réaliste!! Essayiste!!!"»1. Une histoire générale de l'essai mettrait à coup sûr en évidence le profit qu'il y a parfois à être «mauvais genre». Combien de formes se sont en partie ins- tituées sur la haine qu'elles se sont senti vouer? Centrée autour d'une thématique subversive, comme celle du roman - la liste nervalienne ne manque pas d'établir ce parallèle - , l'histoire de l'essai s'est toujours accompagnée d'un discours sur la valeur et la légitimité du genre, susci- tant des antipathies et des accusations à répétition: de «l'imposture» mon- taignienne à la querelle de la Nouvelle Critique, c'est bien la définition d'une dignité générique et du territoire de son exercice qui semble en jeu.

Comme tout contre-genre, comme tout genre «référé» ou relatif, l'essai tend ainsi à se constituer via des couples axiologiques : contre le commentaire, contre le traité, à la place des mémoires, au lieu du roman. Chaque époque a ses préférences, et les couplages qui jalonnent l'histoire de l'essai sont autant de façons d'opposer modèles et contre-modèles, de mettre en regard le comble de l'essai et certaines figures plus légitimes du discours de savoir: Montaigne et Bacon, Renan et Taine, Bergson et Benda, Barthes et l'université... L'histoire de l'essai, en cela, est aussi l'histoire du discours savant dont il est l'ombre, c'est-à-dire, avec parfois une cer- taine complaisance, la liste de ses déviances, de ses courts-circuits, de ses manquements à une rhétorique de la preuve.

Le XXe siècle a vu s'accentuer les enjeux de ce débat générique, parce qu'il a constitué en France le moment d'institution proprement dit, celui de l'intégration de l'essai au système des genres littéraires comme pôle majeur2. On pourrait dresser la liste des gestes instituants, en particulier dans l' entre-deux-guerres et dans le groupe de la NRf qui forme un véritable «parti de l'essai»: apparition du genre dans les lieux de classement (cata- logues, histoires littéraires, rubriques de revues); promotion éditoriale (collections, anthologies) ; convergence de lieux communs critiques, gestes de réaffiliation au grand ancêtre qu'est Montaigne - contre l'histoire anglaise et l'histoire allemande du genre - ; écriture d'un récit générique 1. Gérard de Nerval, Œuvres , I, Paris, Garnier Frères, 1958, p. 439. 2. Je me permets de renvoyer sur ce sujet à ma recherche : L 'Essai littéraire en France au XXe siècle, Thèse, Lettres modernes, Université Paris IV-Sorbonne, à paraître chez Belin en 2005.

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idéal dans la mise à distance d'une partie du passé de l'essai, en particu- lier dans le travail critique de Thibaudet; assignation générique rétrospec- tive, qui range Rousseau et Pascal du côté de l'essai; transformation de l'usage du nom du genre, rapproché de l'image idiosyncrasique qu'il constituait chez Montaigne, dégagé de ses acceptions savantes, voltairienne ou tainienne...

L'essai prolonge et déplace en s' affirmant ainsi l'entreprise de con- naissance qui avait été portée au siècle précédent par le roman, et s'inscrit dans une concurrence identique avec les discours de savoir; cet effet de relais ne se fait d'ailleurs pas sans lutte de territoire avec le genre roma- nesque. Mais l'essai a cette fragilité supplémentaire, par rapport au roman, de pouvoir être mis en cause à la fois sur son bord littéraire et sur son bord savant. La reconnaissance de sa littérarité est précaire, réversible et surtout inversement proportionnelle à la confiance que l'on fait au savoir qu'il construit.

Les agacements ou les détestations formulés à l'égard de l'essai peu- vent alors constituer autant d'indices du processus de son institution, autant de manifestations de la conquête difficile d'un statut de genre, et de genre littéraire. Plusieurs querelles au long du siècle révéleront à la fois cette affirmation d'un genre et la difficulté des transferts et des conflits d'intérêts entre littérature et discours de savoir qu'il est appelé à incarner: Musil critique longuement Spengler, Benda s'en prend à la fois à Bergson et à l'ensemble du groupe nrf, Sartre assène une leçon de philosophie à Bataille. Jusqu'au récent pamphlet de Bouveresse, Prestiges et vertiges de V analogie, de l'abus des belles-lettres dans la pensée , l'accusation a tou- jours porté sur quelque chose comme un vice de littérarité, une crainte de la supercherie littéraire, qui met en lumière la position de frontière qu'occupe le genre de l'essai: caporalisation de la pensée, conjuration de l'image, on demande aux essayistes de choisir leur camp.

C'est donc précisément sur les traits d'écriture qui font de lui un genre littéraire que l'essai est mis en demeure, selon les deux axes qui définissent ses possibilités esthétiques: côté lyrisme (c'est la critique récurrente du «lyrisme idéologique», inaugurée par Benda) et côté fiction (c'est le statut de «fiction théorique» qui fera l'objet des soupçons de Sartre et des revendications de Barthes). Les critiques adressées au style d'idée correspondent ainsi à autant de nœuds statutaires de l'essai, valeurs génériques réversibles en accusations. «Poème critique» pour Mallarmé, «drame de l'intellect» pour Valéry, «romanesque de l'idée» chez Barthes: les lieux d'investissement du style pour les écrivains, ceux par où, préci- sément, le genre marque ses ambitions, sont aussi ceux qui fragilisent sa pensée. Les points vifs de la représentation de l'essai au XXe siècle s'éta- blissent en partie autour de ces querelles et constituent, on le verra, un espace générique cohérent, fixant le territoire du genre et incarnant les formes nouvelles de concurrence de la littérature et des sciences humaines.

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LA HAINE DE L'ESSAI ■

LE «DIALOGUE DU SAVANT ET DE L'ESSAYISTE»: VASES COMMUNICANTS

L'essai moderne pose un problème de validation et de déontologie à cause de la représentation agonique des rapports entre style et pensée qui existe depuis l'ère positiviste, rapports figurés en termes de vases commu- nicants. Il y a un franc soupçon d'incompatibilité entre la valeur de vérité et la valeur esthétique dans l'institution littéraire; c'est lui qui nourrissait à l'âge classique la méfiance à l'égard du roman, c'est lui qui révélera la parenté des moyens de l'essai avec ceux du lyrisme et de la fiction, c'est lui encore que combattent aujourd'hui les conceptions cognitives des genres. La relativité de l'essai, son statut de contre-genre entrent en résonance immédiate avec cette représentation: certains genres prolifèrent quand leurs voisins s'éteignent, c'est le type de compensation qui s'est produite à l'égard du discours de savoir ou du travail critique, expulsés du domaine des Belles-Lettres lorsque réémerge l'essai en France, au tournant du siècle.

C'est aux critères historiquement admis de la littérarité que l'on doit ce récent soupçon, critères mimétique (souvenir aristotélicien) ou poétique (mallarméen) qui évincent de l'espace esthétique d'autres fonctions dis- cursives - oratoire, explicative, polémique... Certaines œuvres devien- nent ainsi littéraires par défaut: un livre peut devenir un essai littéraire à partir du moment où il cesse de fonctionner comme traité. Dans Fiction et diction , Genette explicite ce changement de fonction par une dialectique du tout ou rien, dont il montre la prégnance dans les institutions littéraires et les processus de réception :

Ce qui est en cause ici, c'est donc la capacité de tout texte dont la fonction originelle, ou originellement dominante, n'était pas d'ordre esthétique, mais par exemple didactique ou polémique, à survivre à cette fonction, ou à la sub- merger du fait d'un jugement de goût individuel. [. . .] Et il serait tentant d'établir une relation d'incompatibilité entre l'attitude esthétique et l'adhésion théori- que ou pragmatique, la première étant en quelque sorte libérée par la dispari- tion de la seconde, comme si l'esprit ne pouvait être tout à fait convaincu et tout à fait séduit. 3

La tension interne à l'essai, dans son histoire et sa nature, vient de cette discorde entre conviction et séduction - dont la rhétorique, mais non la science, autoriserait l'alliance. Une église peut être belle sans être désaffectée, poursuit Genette. Mais on risque de la trouver plus belle encore si elle est désaffectée: la tendance croissante dans l'histoire des discours, conclut-il, a été à la récupération esthétique, et une fois débar- rassé de sa valeur de vérité et d'utilité, un texte a du mal à la récupérer: il est plus facile d'entrer dans le champ littéraire que d'en sortir.

En entrant de plain pied dans le territoire littéraire, en s 'imposant dans le répertoire des genres au cours des années 1920 en France, l'essai devra donc rendre des comptes. Les polémiques autour du genre sont la part ď inconfort d'une conquête générique qui a lieu au moment où la 115

LITTÉRATURE N° 133 - MARS 2004 3. Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1991, p. 28-29.

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littérature est menacée dans ses capacités cogniti ves par l'affermissement des sciences humaines.

Premier et bref exemple de cette représentation agonique devenue lieu commun: à l'occasion du compte rendu politiquement plus que douteux d'un livre de Maurice Muret, Le Crépuscule des nations blanches , en 1927, un critique de la NRf, ' Daniel Rops, réfléchit à la différence entre l'essayiste et l'historien, partant de l'hypothèse très explicite d'un transfert de fonctions, d'une reconquête du territoire de la pensée par la littérature:

Le champ de la littérature s'élargit, et tels problèmes dont, il y a trente ans, ne se serait point soucié un écrivain, nous attirent aujourd'hui. Celui des appels de l'Orient par exemple, et celui des dangers que court notre civilisation occi- dentale. Ce ne sont pas seulement des spécialistes qui s'en préoccupent; qu'un Paul Valéry et qu'un André Gide aient consacré à ce péril des pages profondes, voilà qui n'est point à négliger. Il y a, au reste, une différence entre les buts que se proposent d'atteindre un essayiste et un historien. Les raisons que fournissent Gide et Valéry sont avant tout psychologiques, et demandent au lecteur une adhésion sentimentale.4

Cette conscience d'une partition du champ, d'une distribution complémentaire des positions par rapport au savoir rejoint les formes ins- titutionnelles que prend à la même époque la réémergence du genre, celle que la création de la collection «Les Essais» (1931) en parallèle avec la «Bibliothèque des idées» chez Gallimard, comme la distribution des «Cahiers verts» (1921) et des «Documents bleus» (1923) chez Grasset, instituent, séparant nettement les domaines de compétence: d'un côté l'essai littéraire, de l'autre l'étude scientifique.

La mention de Gide et de Valéry dessine la figure de l'essayiste «par excellence», ce sont eux aussi qui apparaissent à la même époque, pour quelqu'un comme Thibaudet, comme les héritiers de l'inventeur du genre, les représentants d'un «parti de Montaigne» qui siège à la NRf ' eux qui redonnent au mot essai son sens mobile, métaphorique, critique et l'allègent de son acception philosophique. Cette affirmation de la prose abstraite comme «chef-d'œuvre de la littérature française», lieu d'une pratique de la distinction («une littérature de classe», précise Thibaudet5), ne se fait pas par hasard au moment de l'émergence des sciences de l'homme; la riposte humaniste, derniers feux du moralisme, reconquête du territoire de la pensée par la littérature peut ainsi se jouer dans la promotion de l'essai, avec la complicité d'un philosophe-écrivain comme Bergson.

Quelques années plus tard, en 1935, Ramon Fernandez imagine dans «Connaissance et science de l'homme» le dialogue du savant et de

4. Daniel Rops, La Nouvelle Revue française, XXVIII, 5, 1927, p. 679-680. 5. Albert Thibaudet, «Réflexions sur la littérature», La Nouvelle Revue française, XXXII, 1, 1929, p. 92. On peut rappeler avec G. Sapiro que la réforme scolaire de 1902 a donné lieu à une stigmatisation de la cul- ture générale et du dilettantisme par les partisans de la réforme moderne. Ce discours qui «sait sans savoir», comme le définira Camus, c'est clairement l'essai. La sociologue précise que l'opposition entre écrivain et professeur, entre humanité et sciences, entre universalité et spécialisation, qu'incarne pleinement l'essai, en croise une autre, celle qui distingue les héritiers des boursiers {La Guerre des écrivains 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 111).

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LA HAINE DE L'ESSAI ■

l'essayiste, véritable «querelle de propriété», affermissant l'idée d'une rivalité territoriale dans les discours et les fonctions, et enregistre les déplacements des lignes de partage et des courbes respectives de la science, «devenue humaine», et de la littérature:

J'avais le mois dernier, avec un éminent sociologue, un entretien significatif. [. . .] C'était, si vous voulez, le dialogue du savant et de l'essayiste; non du sa- vant de l'époque de M. Bourget, qui, aux prises avec le poète, opposait la science des choses aux illuminations de l'esprit, mais du savant spécialisé dans les réalités humaines. Cela fait une grande différence. Tant qu'il s'agis- sait des mesures des corps, ou de leurs transformations, nous n'avions rien à dire. À présent le sociologue, le psychologue de laboratoire, l'historien des lettres et des arts, s'en prennent à tout ce qui fut toujours l'objet du poète et du moraliste. Ils s'occupent de connaître l'homme. Notre querelle avec eux est une querelle de propriété. 6

Fernandez place à nouveau le débat sur l'essai sur le terrain d'une guerre des cultures, qui deviendra effectivement l'espace de déploiement du genre pour le siècle, dans une alternance d'alliances et d'affrontements qui iront jusqu'à «l'affaire Sokal». La propension de l'essai à se placer sur le fil - ni uniquement littéraire ni franchement savant - est désor- mais son cœur et son problème. Ce n'est pas un hasard si ces réflexions trouvent place à nouveau au cœur de la NRf ' dans la rubrique créée en 1926 et intitulée pour la première fois «Les Essais». C'est là le lieu même de l'institution du genre. C'est donc un sociologue qui parle et qui dit:

Passe encore pour le poète, qui produit de la beauté, passe encore pour le romancier, qui nous divertit, mais l'essayiste nous irrite. Qu'est-ce que cet homme qui d'un coup de reins bondit aux conclusions, qui d'une vue large et vague embrasse des étendues dont le détail ne nous est même pas connu ? Il y a bien, peut-être, dans notre agacement, de la jalousie.7

BENDA CONTRE LE STYLE NRF: «LE LYRISME IDÉOLOGIQUE»

De l'agacement, donc. Dans les années 1940, la charge virulente que Benda oppose à ce qu'il perçoit comme un dévoiement de la prose d'idées confirme l'actualité de l'essai littéraire. Cet assaut prend d'ailleurs le relais de la critique du bergsonisme à laquelle il s'est consacré depuis 1912 8. Autour de sa critique, Benda recompose dans La France byzantine (1945) et Du Style d'idées (1948) une famille d'écrivains en des termes si précis qu'ils fournissent une authentique topique de l'essai moderne. Réfléchissant à Thibaudet, Gide et Bergson, comme aux représentants majeurs de 1'« erreur» contemporaine, il formule les termes d'une alterna- tive nette pour la prose d'idées: «Montaigne ou Spinoza, le bazar ou la 6. Ramon Fernandez, «Connaissance et science de l'homme», La Nouvelle Revue française, XLV, 2, 1935, p. 254. 7. Ibid. 8. Julien Benda, Le Bergsonisme. Une philosophie de la mobilité, Paris, Mercure de France, 1912.

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cellule», autrement dit l'essai ou le traité. Il propose tout au long de La France byzantine un corpus très cohérent avec l'espace de réflexion sur l'essai tel qu'il s'est configuré dans les années 1920. La liste d'auteurs contenue dans le sous-titre renseigne bien sur la famille visée: «Mallarmé, Gide, Proust, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les Surréalistes». Cette littérature, précise-t-il, a trouvé avec La Nouvelle Revue française son public 9.

Il affermit ainsi, malgré qu'il en ait, en l'essai littéraire un pôle générique et un lieu esthétique essentiel. Il suffirait de récrire cette histoire en sympathie avec le genre, d'imaginer Benda heureux, pour élaborer une poétique de l'essai.

Dans le discours axiomatique qui lui est propre, et qui s'offre comme un contre-modèle en acte, Benda pose les exigences du style d'idées qui dessinent en creux les effets de déviance et d'exhibition du discours qu'offre l'essai littéraire:

Le style d'idées est au fond le même sujet que la pensée. Le style d'idées a en effet cela de particulier, par quoi il diffère du style littéraire, qu'il doit se mouler exactement sur la pensée, de même qu'en retour celle-ci lui demande de ne lui valoir qu'un vêtement transparent sans rechercher de beauté pour lui-même, sa beauté consistant dans le parfait de cette transparence. 10

La pensée doit être un arrêt, une affirmation (et l'arrêt , pour un Montaigne juriste, c'était l'autre absolu de Fessai). Faisant la liste des figures de l'erreur, Benda dresse en fait l'inventaire d efallaces propres au développement argumentatif «déviant» mais aussi inventif du discours essayiste: la généralisation, l'analogie, la substitution, la réflexion par paquets de notions - Bouveresse dira-t-il autre chose? Il prend l'exemple des Fleurs de Tarbes de Paulhan et de leur rhétorique du secret qu'admi- rera Blanchot pour montrer comment, quoiqu'il traite du langage considéré objectivement, le livre rompt avec «les mœurs du genre intellectuel» n, regarde vers la littérature mieux qu'il ne discourt sur les choses.

C'est lorsque Benda classe les genres selon leur investissement de pensée qu'apparaît le mieux ce mouvement vers une exigence littéraire pour l'essai qui sera désormais un objet de polémique; il clôt en effet son chapitre sur la présence de la pensée «chez une classe spéciale de littérateurs», «tous ceux chez qui domine l'élément littéraire» sans qu'ils aient pour eux d'être poètes ou romanciers, comme disait aussi le savant de Fernandez :

Je dirai un mot d'une dernière catégorie d'écrivains qui émettent des vues for- melles, non romanciers, sur la réalité humaine, notamment morale et politi- que, mais déclarent les émettre au nom de leur sensibilité - de leur sensibilité « esthétique », dit l' un ď eux, - voire de leur être passionnel, c' est-

9. Idem , La France byzantine, ou le triomphe de la littérature pure. Mallarmé, Gide, Proust, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les Surréalistes. Essai d'une psychologie originelle du littérateur, Paris, Gallimard, 1945, p. 127. 10. Idem, Du Style d'idées. Réflexions sur la pensée. Sa nature. Ses réalisations. Sa valeur morale, Paris, Gallimard, coll. Nouvelle Revue française, 1948, p. 9. 11. Idem, La France byzantine, op. cit., p. 208.

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à-dire, selon leur propre aveu, hors de tout souci des lois de l'esprit, hors de toute considération de la vérité objective. 12

Que cette famille de prose soit le terrain d'une modulation du genre de l'essai le scandalise tout particulièrement, parce que justement l'essai, dans la vision cognitive, sérieuse et systématique que Benda veut en donner contre son temps, aurait dû échapper à cette évolution :

L' anti-intellectualisme de la présente littérature se voit encore au trait sui- vant, que l'on ne constate pas seulement dans l'œuvre d'imagination ou de pure sensibilité où il est assez bien de mise, mais dans des genres littéraires qui se proposent formellement d'énoncer des idées : l'essai, le recueil de pen- sées, la critique; nous voulons dire l'absence de jugement motivé et le règne de l'affirmation gratuite. Ce règne est patent dans les œuvres d'Alain, de Péguy, de Gide, de Suarès, dans les recueils à prétention idéologique de Valéry, de Giraudoux. 13

Brièveté, dramatisation, refus du protocole démonstratif, goût du paradoxe, exhibition du discours, travail du nom du genre 14 : c'est la reconnaissance d'une véritable identité générique. C'est aussi la fin d'une espèce d'hygiène de séparation des formes, la manifestation en l'essai d'un genre prédateur, imposant un brassage dans le système des genres, et une tactique d'occupation de plusieurs terrains: «On aimerait seulement qu'Alain nous fût donné franchement pour un lyrique, non pour un pen- seur. Mais jouer sur les deux tableaux est précisément un propre de maint littérateur moderne.» 15 Au fond de cette accusation de tactique se trouve l'idée d'un profit - celui de Y ethos - tiré de la dérive littéraire de l'essai.

C'est à un point plus précis encore de mélange discursif que Benda s'en prend. Il met en lumière l'absence de noyau argumentatif de l'essai, le refus du communicable et du lieu commun, la dramatisation de l'activité de réflexion, «l'idée anxieuse» qui la guide, et remarque que cette drama- tisation de la pensée dans le style a trouvé des complices sur le terrain de la philosophie: Brunschvicg, Bachelard... et bien sûr Bergson. Accusant les essayistes d'affecter la pensée en acte, la genèse de l'idée, il révèle une représentation nouvelle du texte de l'essai: le repli de l' argumentatif sur le discours de l'intime, de l'épanchement, du propre... bref, ce qu'on pourrait appeler la pente lyrique de la prose abstraite. C'est le règne des pensées détachées, la pratique systématique de la discontinuité, l'usage des moyens de la poésie et d'un discours centré sur le «je». L'essai, c'est le «refus de l'enchaînement logique ou du moins des signes qui V expriment» 16 : la pensée, même ferme, doit désormais affecter une certaine lâcheté formelle. La notion de «lyrisme idéologique» cristallise ce déplacement:

12. Idem , Du Style d'idées , op. cit., p. 177. 13. Idem, La France byzantine, op. cit., p. 88. 14. Ainsi : «il est instructif de voir cet auteur donner à ses essais le titre signifiant de Variété, cynique aveu de tout refus de leur chercher une épine dorsale», ibid., p. 100. 15. Idem, La France byzantine, op. cit., p. 90. 16. Ibid., p. 91.

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catégorie toute moderne, directement issue du romantisme [...] et dont les représentants symboliques seraient assez bien (avec un don lyrique incompa- rablement supérieur chez le premier), Nietzsche en Allemagne et André Gide en France 17.

On retrouve ici la désignation d'une qualité qui était déjà devenue, par exemple sous la plume d'Élie Faure 18 et via une médiation en effet nietzschéenne 19, le propre inattendu de Montaigne et de tout son «parti». Ce «lyrisme idéologique», profondément péjoratif sous la plume de Benda, en rejoint en effet bien d'autres: Proust disait accorder chaque jour moins de prix à l'intelligence, Valéry revendiquait les valeurs d'une «poésie», d'une «comédie», d'une «émotion de l'intellect», Barrés celles d'une «mystique de l'intelligence», Bergson celles du «mouvant», dans le sou- venir de «l'ordre du cœur» pascalien, et même Nadja , mélange de mani- feste et de romanesque, trouverait peut-être ici une juste caractérisation.

[...] le littérateur qui exprime des idées est moins soucieux, souvent de son aveu, d'énoncer des idées proprement dites que de susciter des émotions idéo- logiques (Montaigne, Renan, Barrés ; Proust et Gide diraient des sensations idéologiques). Ainsi goûtera-t-il l'idée, non dans une fixation qui circonscrit l'émotion, mais dans un vague qui la prolonge; non dans un arrêté qui l'assi- mile à un contour géométrique, mais dans une sorte de mobilité vibratoire qui l'apparente à un son musical20.

Il ne s'agit pas de faire œuvre de jugement, mais de sympathie ; et non pas de sympathie préalable pour ensuite mieux juger, mais de sympathie unique- ment. 21

Cette pente lyrique désigne le fait que le discours procède non par analyse mais par union mystique du sujet et de l'objet22, ce qui correspond bien à ce que Michel Beaujour appellera la laïcisation de la méditation 23, et le déplacement de l'essai du pôle cognitif vers le pôle méditatif. Dans son étude sur l'essai contemporain, J.-M. Paquette parlera, en des termes proches, d'un modèle régressif du point de vue de l'épistémologie de la connaissance: les assises de l'essai, quelles que soient ses ambitions cognitives affichées, sont à rechercher «moins dans l'éclatement de l'anti-

17. Idem, Du Style d'idées, op. cit., p. 177. 18. Élie Faure parlait au sujet de Montaigne d'une «affirmation lyrique», Montaigne et ses trois premiers- nés. Shakespeare, Cervantes, Pascal, Paris, Crès, 1926, p. 78. Voir aussi Benda, La France Byzantine, op. cit., p. 32-33: «Le propre de l'école ici en cause est qu'elle ne veut voir la vie que dans l'instabilité. [...] [E]n effet, le dogme de la disponibilité apprécie les idées, non pas selon leur justesse, mais selon leur jouis- sance - la «fruition» - qu'elles semblent promettre à qui s'y livre; il entend donc n'en sacrifier aucune dès lors qu'elle offre cette espérance, retenant même les idées fausses plutôt que les vraies [. . .], vu qu'elles sont très souvent plus excitantes, plus «amusantes» [. . .] D'ailleurs, logique avec lui-même, il repousse cette définition de l'intelligence et voit le type de cette fonction, non pas dans Spinoza ou dans Newton, qui sa- vent choisir, mais dans Montaigne». 19. L'observation de la réception de Montaigne dans le premier tiers du siècle en France révèle la substitu- tion d'un filtre à un autre: si c'était le dilettantisme de Renan qui servait de médiation auparavant pour le lire, désormais c'est le scepticisme plus dur de Nietzsche, son écriture moins courte que fragmentaire, et sa «dramatisation» de l'idée qui modèlent la représentation de Montaigne. 20. Julien Benda, Du Style d'idées, p. 196. 21. Idem, La France byzantine, op. cit., note C, p. 199. 22. Ibid., p. 41. 23. Michel Beaujour, Miroirs d'encre. Rhétorique de l'autoportrait, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1980.

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LA HAINE DE L'ESSAI ■

que discours philosophique que dans le raffermissement subit du discours lyrique» 24. Sous le discours hostile de Benda, ce sont en fait les cadres d'une reconnaissance et d'une attente générique durables qui sont en place.

Hostilité à la rhétorique, négligence du propos, exhibition de littérarité: la décision générique est forte et quasi-irréversible. Il s'agit désormais pour les essayistes de «signifier une nature artistique»25: ques- tion statutaire. Cette critique d'un vice de littérarité qui a atteint la prose d'idées en France à partir des années 1910 est l'envers dysphorique de l'exigence de style qui est la marque de l'institution de l'essai. C'est un transfert de fonction et de visée, le relais du rhétorique par le littéraire et le sentiment de leur incompatibilité qui sont ici mis en lumière: «vouloir prouver, avec ce que cela implique d'insistance, n'est pas littéraire»26.

La critique du byzantinisme est en effet une reconnaissance du genre comme pratique de la distinction: «le Verbe prestigieux»27, l'effet d'auto- rité du style, le «Noli me tangere lancé à la face de l'humanité moyenne par le littérateur moderne»28. Dans cette pratique de la distinction, l'essai a passé les frontières d'une champ littéraire fortement autonomisé, en se pliant aux exigences spécifiques d'esthétisation de la prose, «le triomphe de la littérature pure» que Benda décèle dans le byzantinisme contempo- rain. L'autonomisation du littéraire serait au prix de ce déplacement: «Il est possible que le respect d'une littérature indemne de toute intellectuali- té soit pour la société française une position définitive.» En traçant une frontière nette entre le «style d'idées» et le «style littéraire», Benda con- tribue à éloigner l'essai de la banlieue des genres pour le pousser plus nettement vers le centre de l'espace littéraire. Ce mouvement n'a de sens que dans le découplage du rhétorique et du littéraire qui est devenu la condition même d'autonomisation de la prose. La réversion est impos- sible: les conditions actuelles de légitimation de la littérature ne laissent pas de place au recul de l'exigence de style qui habite désormais la prose d'idées; sa remarque est lourde d'implications pour le destin générique de l'essai et la taxinomie des discours:

Ce culte [. . .] n'empêchera même pas la vraie littérature d'idées, si l'on entend par là une pensée abstraite et systématisée mise sous forme littéraire ; une telle littérature existera toujours et trouvera des lecteurs, peut-être même plus que jadis en raison de l'accroissement de diffusion des écrits et de l'élévation de la culture générale ; mais les littérateurs ne la classeront plus comme littéra- ture. 29

La littérature, regrette Benda, se définit désormais justement par cette expulsion, «par son divorce avec l'activité trop proprement intellec- tuelle. La crise du concept de littérature se solde par une transformation

24. Jean-Marcel Paquette, «Forme et fonction de l'essai dans la littérature espagnole», in Études littéraires, V, 1, avril 1972, p. 75-88. 25. Julien Benda, La France byzantine, op. cit., p. 249. 26. Idem, Du Style d'idées, op. cit. 27. Idem, La France byzantine, op. cit., p. 85. 28. Ibid., p. 112. 29. Ibid., p. 182. C'est Benda qui souligne.

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

qui paraît prendre chaque jour plus de conscience de soi»30. L'évaluation du discours se fera désormais sur un effet esthétique plus que sur la vali- dation d'un raisonnement. Benda renforce en fait la représentation arith- métique de l'équilibre des discours, en termes de pertes et profits: ce que l'essai gagne en littérarité, il est soupçonné de le perdre en valeur de véri- té. Il oblige en quelque sorte les essayistes à avouer comme un désir hon- teux l'exigence de style qu'ils placent dans le genre, les force à choisir entre l'idée et l'effet.

SARTRE-BATAILLE, cc L'ESSAI-M ARTYRE » ET «L'ABUS DE CONFIANCE»

C'est aussi la conjonction d'une crise et d'un renouveau de l'essai que Sartre pose dans l'article qu'en 1943 il consacre à L'Expérience inté- rieure de Bataille: «Un nouveau mystique», observant autant que produi- sant à son tour un point de bascule dans l'histoire du genre.

C'est un second moment d'affirmation de l'essai dans le champ lit- téraire. Le premier, le «moment nrf», constituait celui de l'institution pro- prement dite, à laquelle Benda ne pouvait réagir qu'a posteriori , démultipliant malgré lui l'effet d'évidence de la réémergence de l'essai au cours des années 1920. La querelle qui oppose Sartre à Bataille entre 1943 et 1952 (date de parution du Saint-Genet et d'une réponse définitive de Bataille à Sartre) est nettement plus frontale. Le nom de genre qui fonctionnait vingt ans auparavant comme argument de littérarité, recher- che spécifique d'une «prose française» incarnée exemplairement par Gide, défense d'une tradition humaniste, repli de la littérature sur ses effets devant les sciences humaines, est devenu un instrument permettant aux écrivains de penser les relations entre ces deux espaces. Deux modèles très ambitieux et nettement concurrents se présentent pour assurer la relève de l'essai français: «F essai-martyre» de Bataille, la «situation» sartrienne.

C'est Sartre qui construit dans sa lecture de Bataille cette catégorie forte, «essai-martyre». Le modèle bataillien incarne une représentation de l'essai comme pensée «contre», mesurée à son agressivité à l'égard des constructions institutionnalisées du savoir, durcissant à la fois ses rapports à la théorie et à la poésie. Sartre critique d'ailleurs Bataille en professeur, cherchant à lui asséner une véritable leçon de philosophie.

Il commence par révéler l' inactualité d'un langage, celui de la tradi- tion française de l'essai, que moduleraient encore vainement quelques écrivains nrf usant d'un «vernis agaçant dont le miroitement cache les idées», dans une critique qui n'est pas si éloignée de celle de Benda.

Il y a une crise de l'essai. L'élégance et la clarté semblent exiger que nous usions, en cette sorte d'ouvrages, d'une langue plus morte que le latin: celle de Voltaire. C'est ce queje notais à propos du Mythe de Sisyphe . Mais si nous tentons vraiment d'exprimer nos pensées d'aujourd'hui par le moyen d'un langage d'hier, que de métaphores, que de circonlocutions, que d'images imprécises : on se croirait revenu au temps de Delille. Certains, comme Alain

30. Ibid., p. 183.

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LA HAINE DE L'ESSAI ■

et Paulhan, tenteront d'économiser les mots et le temps, de resserrer, au moyen d'ellipses nombreuses, le développement abondant et fleuri qui est le propre de cette langue. Mais alors, que d'obscurité ! Tout est recouvert d'un vernis agaçant, dont le miroitement cache les idées. Le roman contemporain, avec les auteurs américains, avec Kafka, chez nous avec Camus, a trouvé son style. Reste à trouver celui de l'essai.

Bataille offre à cet égard une réponse, mais qui ne trouvera pas exactement grâce aux yeux de Sartre :

il faut signaler à une attention toute particulière un ouvrage comme celui de M. Bataille, queje nommerais volontiers (et l'auteur m'y autorise puisqu'il est si souvent question de supplice dans son livre) un essai-martyre. M. Bataille abandonne à la fois le parlé glacé des beaux-esprits de 1780 et, c'est tout un, l'objectivité des classiques31. En une phrase tout est dit: la généalogie, la nouveauté de la forme,

sa valeur et sa modernité, mais aussi l'agacement pointant sous l'éloge: À part un peu d'emphase creuse et quelque maladresse dans le maniement des abstractions, tout est à louer dans ce mode d'expression: il offre à l'essayiste un exemple et une tradition; il nous rapproche des sources, de Pascal, de Montaigne, et, en même temps, il propose une langue, une syntaxe plus adaptées aux problèmes de notre époque. Les définitions données par Sartre se font en termes de mélange,

d'articulations de deux règnes, celui de l'intellect et celui du pathos : «ce mélange des preuves et du drame» 32, «un appareil de démonstration chargé d'un puissant potentiel affectif» 33 : tout cela désigne une mystique de l'intellect, celle que formulaient déjà Barrés et Valéry vingt ans plus tôt et que déplorait Benda; mais c'est une mystique éthiquement fort différente. Sartre propose d'ailleurs un autre nom: le «récit édifiant» 34, ou récit pathétique, qui signale cette tension.

La catégorie générique forgée par Sartre apparaît comme un durcis- sement systématique du modèle de l'essai critiqué par Benda, tant dans sa généalogie que dans son discours, ses valeurs, sa situation énonciative. L'affiliation à Nietzsche et à Pascal, l'insistance sur le fragment, le souvenir désormais actif du romantisme allemand, l'ancrage surréaliste, le «tragique énonciatif» (M. Angenot) déplacent le lieu de l'essai et l' éloignent de «la prose française» pour en faire un mélange tendu de «drame» et de «preuve».

Sartre raccroche Bataille à la tradition mystique, l' essai-martyre et le récit d'extase étant enracinés dans une semblable «haine du langage» et une même portée vers le silence. La pensée est vécue sur le mode de la révélation; le ravissement détrône la puissance du discours. Que l'essai bataillien fasse passer de la confiance humaniste dans les mots à la défiance à l'égard du langage révèle une grande mutation par rapport à l'essai nrf, un geste d'arrachement à la tradition de la prose française.

31. Jean-Paul Sartre, «Un nouveau mystique», in Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 143-144. 32. Ibid., p. 151. 33. Ibid., p. 145. 34. Ibid., p. 151.

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

Pour en décrire la forme, il faut recourir aux catégories de la poésie, tra- duites parfois dans le registre du corps. Aphorismes brefs, «mots glissants», «spasmes discursifs», évocations, tentation du silence. Ce voi- sinage avec le poème conditionne l'absence de démarche analytique, et favorise une pensée que Sartre qualifie de «totalitaire».

Du point de vue des valeurs dominent l'instant, la religiosité, le non- savoir. La catégorie centrale qui vient unifier ces topiques est «l'expé- rience» qu'affiche le titre de l'essai de Bataille; c'était déjà par l'expé- rience qu'on pouvait remonter de Gide à Montaigne; mais là encore Y ethos est considérablement transformé par rapport à la période précédente. Cette expérience est une extase, un «ravissement», répétition et durcisse- ment du lyrisme idéologique critiqué par Benda: «Tels sont les syllogis- mes de M. Bataille. Preuves d'orateur, de jaloux, d'avocat, de fou. Non de mathématicien» 35 .

L'essai bataillien pose à ce titre un problème de relation dissymétrique avec le lecteur. Choisissant la communication d'une expérience contre l'expression d'une thèse, Bataille entre en contradiction avec «l'exigence de propos» de l'essai. Il sollicite avec le lecteur une relation de type lyrique, sans réciprocité. C'est le même grief que celui de Benda. Là encore il s'agit de la version polémique d'un trait essentiel pour l'institution de l'essai au cours du siècle: la substitution de la communication à l'expres- sion, que Gracq décèlera dans l'écriture de Breton, que Barthes fera sien- ne en plaçant ses lecteurs en situation d'empathie romanesque, que Todorov relèvera à propos de Blanchot, en montrant quel risque de déni de rhétorique il y a à vouloir provoquer la stupeur plutôt que viser un propos.

Sartre s'intéresse également aux contenus de pensée produits par L'Expérience intérieure et y décèle des «tours de passe-passe» philoso- phiques: Bataille triche avec le thème du silence du transcendant, qu'il reprend à Nietzsche, Heidegger, Jaspers; ses considérations sur la misère humaine et la sienne propre sont truquées; l'essai blesse l'exigence de rigueur de la pensée, c'est un «petit holocauste des mots philoso- phiques». Les idées sont molles et informes, seul le sentiment est net. «Forte image, lâche penser», dit Sartre qui compare ce comportement à l'égard du savoir à celui des surréalistes. Le «goût de se perdre», expli- que-t-il, est rigoureusement daté du surréalisme des années 1925. Le phi- losophe professionnel en profite pour adresser à Bataille une véritable leçon d'orthodoxie heideggérienne. La rigueur avec laquelle son propre compte rendu est mené constitue en soi un contre-modèle générique, à l'instar du discours axiomatique de Benda.

Comme Benda encore, mais avec un effet d'autorité plus grand, Sartre oppose à Bataille sa propre pratique essayiste, celle des «Situations». Son originalité consiste à ne pas jouer le style contre l'argumentation, à s'éloi- gner tout à la fois du «lyrisme idéologique» et de la haine de Benda à l'égard de la séduction esthétique. Avec Sartre, les points vifs de l'essai, ses nœuds statutaires deviennent tactiques, comme ils le seront pour Barthes.

35. Ibid., p. 146.

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Ce que Sartre perçoit comme une tension douloureuse, une compétition irrésolue de moyens dans l'écriture de Bataille - faire preuve et poème en même temps - , il le met en œuvre pour lui-même comme fécondation réciproque, cherchant à déborder Bataille à la fois sur le terrain philoso- phique et sur le terrain littéraire. On se souvient que Benda exigeait des prosateurs qu'ils choisissent entre «Montaigne et Spinoza, le bazar ou la cellule»; Sartre résout la question en élargissant considérablement le domaine de l'essai: «je veux être à la fois Spinoza et Stendhal»36. Toute la nouveauté est là, et permet de faire l'économie de l'amertume de Benda: «Sartre n'est pas seulement le nouveau Bergson de la philosophie et le nouveau Gide de la littérature, l'héritier attendu des deux trônes devenus disponibles au même moment. Du seul fait de les réunir, il boule- verse la définition des deux rôles.» 37

Sa pratique a valeur à la fois de bifurcation et de synthèse ; il réalise un accord entre plusieurs valeurs ou plusieurs moyens concurrents: le savoir philosophique et la description littéraire, les moyens polémiques et la construction conceptuelle, le récit biographique et le discours analyti- que... Le style réinvestit la philosophie et la philosophie réinvestit la litté- rature, mobilise ses effets, partage ses fonctions. Un court texte donné à La Nouvelle Revue française en 1939 fournit un bon exemple de cet effet de synthèse. «Une idée fondamentale de la "phénoménologie" de Husserl, l'intentionnalité» est un article de philosophie dure, très dense mais très intelligible, qui importe pour la première fois le concept d'intentionnalité en France38, dont le titre manifeste clairement la position savante, et dont l'ordre démonstratif est très ferme; mais il est publié par La Nouvelle Revue française, et offre toutes les marques du discours littéraire: un certain usage de la description, la construction d'un ethos , une métaphorisation largement ancrée dans l'intimité autobiographique.

Mais les tensions internes au genre ne sont pas pacifiées pour autant. Sartre exprime la mauvaise conscience du prosateur qui incarne la situation générique de l'essai, à la fois sa puissance et son inconfort. L'embarras de Sartre, incarnant à lui seul un conflit générique, révèle le déplacement toujours plus net de l'essai vers ce que l'on peut appeler une «poétique de l'effet». Bouclant la boucle qui va de la NRfk Sartre en passant par Benda, et d'une haine à l'autre, J.-F. Louette précise que Sartre est le maître d'un «système de la fausse confiance», d'un

«jeu très NRF», et d'ailleurs théorisé à propos d'une lettre à Jean Paulhan: art d'écrire, à l'occasion, avec une marge d'obscurité, mais en supposant chez le lecteur l'invention d'une «pluralité d'explications incompatibles», les- quelles, pressenties par l'écrivain, donnent à sa phrase «une profondeur délectable»39.

36. Jean-Paul Sartre cité par Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 166, p. 184, p. 204. 37. Anna Boschetti, Sartre et les Temps modernes. Une entreprise intellectuelle, Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1985, p. 174. 38. Voir à ce sujet Anna Boschetti, op. cit., p. 33. 39. Jean-François Louette, Silences de Sartre, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 9.

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■ RÉFLEXION CRITIQUE

La littérarité est un risque parce que l'effet de style a un effet de preuve. La prose philosophique, non «surveillée», est toujours susceptible de basculer:

Si je me laisse aller à écrire une phrase qui soit littéraire dans une œuvre phi- losophique, j'ai toujours l'impression que je vais mystifier un peu mon lec- teur. J'ai écrit une fois cette phrase - on l'a retenue parce qu'elle a un aspect littéraire: «L'homme est une passion inutile»: abus de confiance. J'aurais dû dire ça avec des mots strictement philosophiques [. . .]40

Sartre aussi suscite des mirages, et donne à la prose essayiste son espace d'harmoniques et de pensivité. Ni Bataille ni Paulhan n'ont le monopole du ravissement. «Abus de confiance» comme il le dit lui-même? «Le truc, c'est de donner à la phrase un air d'incomplet, de mystérieux, d'infiniment approché qui incite le lecteur à faire lui-même sans les mots le travail de complément»41. Pour produire ce mystère, Sartre a l'art de l'image; l'idée naît souvent chez lui d'une métaphore qui s'élucide (Bau- delaire comme «homme penché», Merleau-Ponty et sa «dialectique décapitée»...) À côté d'un usage parfaitement maîtrisé de l'image, cadrée dans sa construction conceptuelle, il existe une métaphorisation incontrô- lée, débordante et obsessionnelle, que beaucoup de ses commentateurs ont eu plaisir à traquer, mais qui constitue surtout une pente du discours essayiste: Sartre, on l'a dit bien des fois, est amené à faire retour sans cesse sur les images de son dégoût, celle de la viscosité et de la matière. L'article sur Husserl, tout savant qu'il était, portait déjà les traces de cette inscription de l'intime. L'écriture de la philosophie est en Sartre rattrapée par celle de l'essai, c'est un puissant effet de champ et d'institution, le mouvement décelé par Benda était bien irréversible.

Alors que Bataille se sert en toute lumière de ces ressources - de ces «abus» - de style, Sartre en use parfois en contrebande. La charge de Sartre contre l' essai-martyre se fait-elle donc en haine de soi, comme l'agacement du savant de Fernandez, «teinté de jalousie»? La réversibilité des arguments frappe et explique à la fois le succès et la haine du genre: vrai parce que littéraire, faux parce que littéraire, c'est toute la difficulté d'un discours argumentatif décroché de sa condition rhétorique.

*

Le cheminement a révélé un émoussement des différences, de Bergson à Sartre, qui fait des querelles génériques un véritable indice d'institution. Ce nivellement des conflits donne l'image d'une évolution large de l'essai, simples degrés dans la littérarisation du discours intellectuel. C'est parce que l'essai s'institue, en affirmant toujours plus précisément sa litté- rarité, en mordant sur l'espace des autres genres, que des comptes lui sont demandés sur son assertivité, sur sa construction de savoir. En faisant

40. Jean-Paul Sartre, «L'écrivain et sa langue», in: Revue d'esthétique, juillet-décembre 1965, texte recueilli et retranscrit par Pierre Verstraeten, repris in Situations IX, «Mélanges», Paris, Gallimard, 1972, p. 56. 41. Idem, Lettres au Castor, Paris, Gallimard, 1983, 1. 1, p. 20, cité par Jean-François Louette, Silences de Sartre, op. cit., p. 37.

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peser dans un dernier ouvrage sa critique sur l'existentialisme, Benda per- mettra d'ailleurs de percevoir la parenté de ces trois modèles génériques: essai nrf, essai-martyre, essai sartrien, évolution de fond de la prose abs- traite vers son exigence de littérarité que ne démentiront ni Barthes, ni Blanchot, ni Derrida. L'essai est devenu à la fois un pôle générique actif et un lieu d'identité littéraire, partant, un objet de conflit et de revendication, comme l'a été le roman dans les premiers moments de son affirmation.

Sartre se situe à la charnière, ou au point de friction, entre deux espaces: celui de l'humanisme littéraire et de sa prose haïe par Benda, dont il est un dernier représentant, et celui de la théorie, des ambitions des sciences humaines, qui prendront sa place et poseront pour ainsi dire à l'envers la question de la prose d'idée en se plaçant du point de vue de l'écriture de la science. Dans la première période, celle de La Nouvelle Revue française, on faisait œuvre d'écrivain, espérant trouver de la pensée sur le chemin du style; dans une troisième période, qu'incarneront Bar- thes, Foucault, Lacan, on espérera trouver de l'écriture en faisant œuvre théorique, et certains grands essais de la période structurale auront la copia et le public des romans du XIXe siècle. Les entreprises de Bataille et de Sartre, toute différentes qu'elles soient, se situent à un point d'équili- brage plus ou moins serein de ce mouvement de balancier, à un moment où la question de la prose littéraire et celle de l'activité théorique comme écriture peuvent se poser à peu près dans les mêmes termes, en tout cas dans les mêmes lieux.

Barthes a formulé les enjeux du déplacement du discours intellectuel au XXe siècle, sur «le modèle d'un discours dramatisé, exposé à une autre force que celle du syllogisme ou de l'abstraction»42. L'art de l'essai sup- pose en effet de prendre au sérieux le passage de la réflexion dans le style, «l'engagement de la pensée dans la forme» (Gracq). Les querelles répétées autour du genre en France depuis les années 1920 (on aurait pu poursuivre avec celle de L'Homme révolté , celle de la Nouvelle Critique, jusqu'à l'affaire Sokal et au récent pamphlet de Bouveresse qui recroise les arguments de Musil contre Spengler, «l'abus des belles-lettres dans la pensée») manifestent la précarité de cet équilibre. C'est lui qui a guidé l'institution du genre et produit pour les lecteurs ce qui est désormais l'évidence fragile de la littérarité de l'essai: «aussi assurément Nietzsche appartient à la littérature, aussi assurément Kant ne lui appartient pas»43. Ce que dit in fine la haine du genre, c'est qu'il existe justement un seul objet à se partager, l'essai comme forme, pour lequel se sont posées con- jointement, moteurs polémiques d'une conscience de genre, la question de l'accès à la littérarité et celle de la validité intellectuelle.

i

42. Roland Barthes, Critique et Vérité, in Œuvres complètes, vol. II, Paris, Seuil, 1994, p. 36. 43. Julien Gracq, La Littérature à l'estomac, in Œuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la pléiade, 1995, p. 551.

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