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De la même auteure

Chez Les Éditeurs réunis

Sous l’emprise de Monsieur Addams, roman, 2015.À la merci de Monsieur Addams, roman, 2015.

Dans l’ombre de Monsieur Addams, roman, 2016.

Ne me quitte pas Je ne vais plus pleurer Je ne vais plus parler Jeme cacherai là A te regarder Danser et sourire Et à t’écouter Chanter

et puis rire Laisse-moi devenir L’ombre de ton ombre L’ombre de tamain L’ombre de ton chien Jacques Brel

L’état de danse : une sorte d’ivresse, qui va de la lenteur au délire, d’une sorted’abandon mystique à une sorte de fureur.

Paul Valéry

1

Sortir de cette maison. Respirer un grand coup.

Ça va bien aller.

J’ouvre la porte, effectue un bref arrêt sur le balcon, le temps de faire vibrer dans mes oreillesl’une de ces chansons qui me donnent le cran de toujours courir plus vite, plus loin. Par la mêmeoccasion, je jette un coup d’œil nostalgique à la charmante maison voisine, celle de mes parentschéris à qui j’ai fait tant de peine dans les dernières semaines, moi, la fille ingrate. Égoïste.

Go ! C’est un départ. Sauf qu’une présence apparue subitement à ma droite me fait bondir telle une gazelle effarouchée. J’étais sur les nerfs d’avance. C’est Justin. Merde. Je pensais avoir le temps de quitter pour la prochaine heure avant son arrivée.

Je retire l’écouteur de mon oreille droite, davantage par obligation que par intérêt ou politesse.Je lève même les yeux au ciel. Disons que mon langage non verbal doit être très éloquent.

—Ils vont me manquer, ces beaux joggings, mes favoris. Superbe cul là-dedans…—Justin, voyons…

Malgré que son commentaire soit plus ou moins respectueux, je lui renvoie un air plus navréqu’insulté.

Je m’aperçois qu’il tient un superbe bouquet de roses et de gerberas.

—Pour toi, m’adresse-t-il, tes préférées, non? Je ne sais pas pourquoi je ne t’en ai pas offert plussouvent. Je sais que tu en raffoles, pourtant.

Il a l’œil vitreux, pour la millième fois. Et ça me brise le cœur, pour la millième fois.

—Justin, je…—Ne t’inquiète pas, j’en avais envie, c’est tout. Cette fois-ci, ce n’est pas une nouvelle

tentative pour te convaincre de changer d’avis. J e pense avoir pas mal tout essayé,anyway, passant du chum romantique au macho con, puis au gars désespéré… Je sais,j’ai fait souvent pitié dans les dernières semaines, hein?

Il rit légèrement. Résigné. Je le sens un peu plus détendu, un peu moins amer que d’habitude.Mais assurément toujours aussi accablé. Défait. Je le connais, mon Justin. Ça fait douze ansqu’on est ensemble. Ça fait seize ans que je le côtoie, qu’il est mon meilleur ami.

—Merci, Justin. C’est gentil. Elles sont magnifiques.

Depuis des jours, je pèse tous les mots que je lui adresse de manière à ce qu’ils soient lesplus neutres possible, question de ne pas jeter d’huile sur le feu. Sauf qu’à cet instant même oùje le remercie le plus simplement du monde, je jurerais que mes paroles de politesse sont entrain de broyer, tout au fond de lui, la tristesse et la résignation en u n e pure amertume. Son

moment d’accalmie n’aura duré que quelques malheureuses secondes.

—C’est tellement triste, gémit-il.—Quoi?—Que tu m’appelles Justin au lieu de « mon chéri ». J e pense que jamais je ne pourrai

m’habituer à ça.—Oui, tu t’y habitueras, c’est certain… Le temps…

Il me coupe la parole.

—Ha bien oui, le temps qui arrange tout, me nargue-t-il, c’est ce que tout le monde me dit. Mais tusais quoi ? Je l’emmerde, le monde. Tout le monde sans exception en ce moment.

Ça fait beaucoup de monde, ça, que je songe. Comme la Terre entière. On dirait que Justin enveut à l’Univers en ce moment. Perdu seul dans la Voie lactée austère de ses noires pensées. Àdire vrai, ça m’angoisse de le voir si mal. Sauf qu’il doit passer par là. Pa r ma faute,aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de l’homme fort et en contrôle qu’il était. Sans parlerqu’il manque souvent de rationalité dans ses propos. Sa famille et ses amis marchent sur desœufs avec lui maintenant. Ceux qui sont heureux. Ceux qui veulent l’aider. Les gens qu’ilcroise, tout simplement. Il est toujours sur les nerfs. Susceptible à souhait. Une chance quenotre entourage est compréhensif. Moi, je demeure optimiste pour lui : il surmontera l’épreuve.

Mon ex baisse les yeux et se décide à entrer promptement dans cette maison qui n’est presqueplus mienne, me laissant en plan avec mon bouquet de fleurs hyper colorées et parfumées. C’enest pitoyable. Je hume l’assemblage composé avec goût. En temps normal, je m’en délecterais.Sauf qu’on dirait qu’il en émane des arômes de désolation. Pauvre Justin. Encore une scènenavrante. La même histoire qui se répète chaque jour depuis que j’ai pris ma décision. Soncomportement, c’est des vraies montagnes russes : espoir-peine-colèreespoir-peine-colère…Et ça se répète à l’infini. Mais je ne dois pas être pessimiste. Le cercle vicieux dans lequel ils’empêtre chaque jour cessera quand je ne serai plus dans le décor. Il s’en sortira, je ne suispas inquiète pour lui. Il est jeune, beau, travaillant, drôle. Il la trouvera, sa perle rare. Et moi,j’irai voir si je ne peux pas me trouver ailleurs.

Je dépose le bouquet sous le banc décoratif du long balcon. Ce balcon, comme dans les filmsd’époque, que j’avais tant désiré avant d’acheter cette maison, celle de mes rêves.

Allez ! Je ne dois pas laisser les sentiments négatifs miner ma séance de mise en forme. J’emprunte la rue résidentielle aux allures pittoresques que je connais par cœur. Elle memènera à ce beau sentier, celui qui longe le fleuve. J e m’aperçois que mon rythme est troprapide ce matin. J e dois l’abaisser, car je ne tiendrai pas très longtemps à cette vitesse etpourtant j’ai besoin d’une longue, longue, longue course !

Quel temps merveilleux. Après quelques mètres en cavale, je commence déjà à en ressentirles bienfaits. L’air pur dans mes poumons ainsi que l’exercice physique soutenu me font un bienfou, détendent mon esprit, tout comme la végétation apaisante qui m’entoure. J’ai enfin atteintmon endroit préféré, ce sentier que mes chaussures Nike ne fouleront plus d’ici quelques jours.

Je me repais de ce paysage exaltant devant moi. Je le respire. Je trouve que les odeurs de lanature sont plus prononcées que d’habitude à la fin de l’été. Tout est plus intense. L’odeur dugazon, celle des feuilles dans les arbres. Comme un cri du cœur de la nature qui veut se faireaimer une dernière fois avant que le manque de lumière la fasse mourir à petit feu pendant detrop longs mois. Je commence toujours à faire mon deuil de l’été à la fin d’août. Je sais bienqu’au Québec la saison chaude se termine officiellement le 21 septembre, mais on dirait qu’àla fin du mois d’août l’été et son ambiance plus légère et festive prennent également fin. Lesgens redeviennent plus sérieux, plus organisés, plus efficaces. En attendant d’en arriver là, jefais mon adieu à l’été en contemplant cette nature sauvage d’un œil différent. Elle me faitpenser à ce tableau que j’ai observé ce matin dans un manuel sur l’histoire de l’art, Paysaged’été d’Auguste Renoir peint en 1873, de toute beauté, cette nature généreuse qu’on aimeraittoucher de ses doigts et sentir au travers de la toile…

Ça me rappelle que je dois continuer mes boîtes de déménagement et que j’ai une montagne de classement à faire, car des livres, j’en collectionne à la tonne, surtout des livres qui traitent d’art, car c’est ma plus grande passion. J’aime particulièrement l’art touchant les vieilles civilisations. J e travaille d’ailleurs à temps partiel au Musée de la civilisation àQuébec.

Cette année, j’ai également enseigné les arts plastiques dans une école secondaire de moncoin. Bon, des élèves de première et deuxième secondaire, ce n’est pas sérieux, ça pensejuste à garrocher de la peinture partout, ça se fout un peu du cours, car ce n’est pas unematière vraiment « importante», c’est le genre de cours dans lequel ils veulent prendre çacool, rajouter à ça le fait que je remplaçais leur prof parti en burn-out en octobre (de surcroît,à cause d’eux, qu’ils se vantaient de raconter)… Ouf, je peux vous affirmer que le début demon contrat n’avait pas été de tout repos, mais je pense que je m’en suis biensortie, tout compte fait. Que voulezvous, je suis une grande idéaliste, jeréussis à voir du beau partout. Et c’est évident que ces jeunes-là, blasés etinfluençables, ont grandement besoin de beau dans leur vie. De la couleur,de la texture, des wow et des compliments. J’ai fait de mon mieux pour leurdonner tout ça. Car on dit que l’art et la littérature sont la preuve que la viene suffit pas…

Sauf que la passion de faire ce qu’on aime ne suffit pas toujours non plus à mener une vieheureuse. Parfois, il y a le décor qui ne colle plus. Le lieu, le contexte, l’entourage. C’est àcette triste conclusion que j’en suis arrivée au printemps. Je ne sais trop comment l’expliquer,mais c’est arrivé.

Je m’arrête en plein centre de cette passerelle qui me montre toute l’étendue du fleuve Saint-Laurent paisible et agité à la fois. Comme je le fais pratiquement tout le temps depuis lesdernières semaines, je réfléchis à ma séparation. Je songe aux derniers mois. Pas de tout repos.À cause de moi. Je sais que j’ai blessé beaucoup de gens avec ma décision. Je me suisd’ailleurs blessée moi-même, même si certains croient que je n’ai pas de cœur d’agir ainsi,

que je semble étrangement de glace face à tout ça. Trop détachée. Mais c’est complètementfaux. Je souffre, moi aussi. Sauf que je dois le faire. C’est devenu impératif. Je dois partir.Quitter ma région, mes proches pour une période indéterminée. Quitter Justin pour toujours.Parce qu’il le faut. Même si ça fait mal. Même si mon cerveau peine à m’imaginer vivre sanslui et est pris de courts-circuits à force d’essayer d’emmagasiner toutes les nouvellesinformations concernant un avenir sans Justin, mon amoureux de toujours. Mon meilleur ami.Comme un frère pour moi. Et c’est bien là, le problème. On ne sort pas avec son frère. Non, çane se fait pas.

Certaines de mes amies et ma famille croient que j’agis sur un malheureux coup de tête. Queje voudrai revenir avant longtemps. Et qu’il sera trop tard. Que je le regretterai infiniment. Onme dit que des crises majeures surviennent environ tous les six ou sept ans dans un couple etque ça fait maintenant presque douze ans que nous sommes ensemble, Justin et moi. Qu’ondevrait surmonter ça. « Vous êtes le couple parfait. Vous commenciez à parler d’avoir desenfants. Ça ne fait aucun sens, voyons ! » me dit ma mère. Et aussi ma belle-mère. Et mescopines. Il n’y a que mon père chéri qui semble neutre dans toute cette histoire. Sauf qu’il nem’en parle jamais. Ou très peu. J’aimerais tellement savoir ce qu’il pense honnêtement de toutça quand il me dit : « Mais non, c’est ta vie, mon p’tit cœur. Tout ce qui compte, c’est que tusois heureuse. » Peut-être qu’il sait lire en moi et peut comprendre ce que je ressens. Ou peut-être qu’il pense totalement le contraire, exactement la même chose que tout le monde, maisqu’il sent le devoir d’être de mon côté.

Chose certaine : ce fleuve, il va me manquer. Ce paysage vert devant moi, la tranquillité, je dois en faire mon deuil, car là où mon cœur me transporte, il y aura beaucoup moins de nature. La grande ville. Montréal! P a s mal plus trépidant que Québec. Conduire à Montréal esttellement stressant, mais j’y arriverai, je m’habituerai. Sans compter que je serai en excellentecompagnie, avec Émilie, ma meilleure amie. C’est grâce à elle, tout ça. C’est elle qui m’adonné le coup de pied dont j’avais besoin… ou plutôt qui m’a tendu la main alors que jetourbillonnais et m’enfonçais dans une mer d’ennui et de désespoir. Alors que je commençais àme rendre malade et sérieusement dépressive à force de me faire croire que je devais encoreaimer Justin, au moins un petit peu, par respect et en souvenir de notre flamme si vive despremières années.

Il y a presque quatre ans, j’avais été verte de jalousie quand Émilie m’avait appris qu’elledéménageait en appartement non pas à Québec, mais à Montréal pour ses études en droit. Je mesouviens de l’avoir grandement enviée, mais en même temps, à cette époque, je ne m’imaginaispas pouvoir l’imiter. Non, j’étais bien trop engagée ici, avec Justin. Cela faisait à peine un an que nous avions acheté notre belle maison. Une occasion en o r . C’est Justin qui m’avait convaincue. Moi, je me serais contentée d’un appartement. Nous n’avions jamais habité ensemble. Mais bon, le prix alléchant, l’emplacement de rêve sur le bord du fleuve, la belle maison de style canadienne que j’admirais depuis mon enfance était voisine de la maison familiale. Sans parler de ce grand terrain fleuri qui m’avait gagnée, moi qui aime tant les

aménagements paysagers. J e suis d’ailleurs assez douée en la matière. Mon côté artistiqueoblige… Nous l’avions donc achetée, cette première maison. J’avais à peine vingt-deux ans,mais Justin, âgé de vingt-cinq ans, possédait déjà un très bon emploi dans la compagnie de sonpère.

Sans compter que j’avais hérité d’un montant intéressant à la triste mort de mon grand-père, cequi fait que nous étions tous deux propriétaires égalitaires de la demeure. Rapidement, j’avaisrevêtu le rôle de la parfaite petite ménagère aux études, travaillant à temps partiel, préparantnombre de soupers entre amis ainsi que de beaux brunchs avec mimosas et tout le tralala…Bref, j’aimais organiser, recevoir. J’étais fière de ma maison. Je la décorais, puis la redécoraisselon la fête commerciale en vigueur, je jardinais, je menais une vie serrée et bien remplie. Unebelle vie heureuse, quoi. Je n’avais pas le temps de m’ennuyer. Je l’aimais bien, ma vie, je crois.Je m’épanouissais, je crois.

Mais ça, c’était avant.

Avant que la sournoise routine m’éteigne à petit feu. J e sais que ça n’arrive pas à tout lemonde… donc pourquoi à moi ? Aucune idée. Peut-être tout simplement que je me suisembarquée trop vite, trop jeune. Peut-être que je n’ai pas assez vécu ma jeunesse, commecertains me le disent. Il est vrai que j’ai vingt-six ans et que je n’ai connu aucun autre hommeque Justin. Le seul. L’unique. Mon Justin. J’étais tellement sincère pourtant jadis, quand je luicriais haut et fort que lui et moi, c’était éternel. Pour la vie. J’étais sincère. Oui, vraiment.

Mais avec les années, insidieusement, la monotonie s’est installée en moi, je suis devenuechialeuse, capricieuse, blasée, éteinte. Tout simplement. J’arrivais de mes cours allumée,passionnée. Et quand Justin rentrait, un flot de mélancolie m’envahissait, sans trop savoirpourquoi. C’est ainsi que la lassitude a pris toute la place, comme ça, tranquillement, faisantson chemin, jusqu’à cet été où tout s’est éclairé dans mon esprit. Ce matin-là, alors que nousdéjeunions paisiblement en silence, Justin et moi, sur notre splendide véranda qui nous avaitcoûté les yeux de la tête, tandis que le regard de mon amoureux était ailleurs, que ses oreillesn’avaient pas vraiment écouté les dernières paroles que j’avais prononcées, j’avais comprisque c’était fini. Que mon âme acerbe avait atteint un point de non-retour. Que je ne pouvaisplus faire semblant. Que rien ne servait d’essayer de me convaincre qu’il y a tellement pireque moi, pire que ma situation. Que j’en demande trop. Que je suis pourtant gâtée, aimée,enviée. Que je n’ai pas le droit de me plaindre. Que j’ai un chum dévoué, qui ne vit que pourmoi, pendant que les copains de mes amies les laissent tomber trop souvent. Pas le droit detout briser. Pas le droit de détruire le rêve de Justin de fonder une famille avec moi, l’amourde sa vie.

Et pourtant, oui, il le faut.

Mes écouteurs aux oreilles, je délaisse la vue du fleuve et repars au pas de course vers la

maison. J’appréhende un peu mon retour. Je pense que Justin ne sera pas encore reparti pour leboulot. A u loin, je vois cette laide pancarte sur la pelouse bien verte de notre résidenceancestrale. Je sais que Justin aurait pu la garder, cette maison. Il en a les moyens, mais je lecomprends de vouloir s’en débarrasser. Il y a tellement de souvenirs ici ! Et tant qu’à devoirrefaire sa vie, aussi bien la refaire de A à Z. Mon psy m’a dit de cesser de culpabiliser. Que jen’avancerai à rien de cette façon. Que je dois forger ma propre identité à présent. Savoir qui jesuis vraiment. Et comprendre que le bonheur de Justin ne relèvera plus de moi dorénavant.

S’il est encore dans la maison à mon retour, à la hâte, je me préparerai un bol de céréaleset monterai à ma chambre au deuxième étage où je continuerai le classement de mes livres,accompagnée d’une petite musique d’ambiance. Là-haut, je suis tranquille. Il vient rarement medéranger. La cohabitation, ce n’est vraiment pas la joie !

Go, go, go ! Un dernier sprint ! Je cours à en perdre haleine. En observant le voisinage siserein, je suis tout à coup prise d’un immense vertige. Je dirais un vertige positif. Comme unefièvre d’excitation. Ou bien d’exaltation. J e vais le faire. Vraiment ? J’ai peur, et en mêmetemps je me sens victorieuse de foncer ainsi dans la vie. D’écouter autre chose que le gros bonsens et la raison. D’écouter ma voix intérieure. L’appel criant de l’inconnu. Mon besoind’intensité et d’émotion qui prend le dessus. C’est immature, que certains diront, oui… peut-être… mais tant pis. La tentation est trop forte. Je sais que je peux me planter sur toute laligne, comme me le rappelle si souvent Justin, que je voudrai peut-être revenir en courant etqu’il sera malheureusement trop tard. Oui, je sais. Je suis prête à en subir toutes lesconséquences.

Le souffle me manque. J’arrive devant la maison, enfin. Ou malheureusement déjà. Je stopperaide près de la porte. La Toyota de Justin y est toujours garée. Bon, allez, courage… Il ne tereste que si peu de jours… Pliée en deux, les mains sur les genoux, je tente de reprendre monsouffle avant d’entrer dans le repaire sombre de la bête. Je prends courage et fonce affronter latourmente, m’accrochant à l’espoir d’un lendemain meilleur.

2

Vivement mon GPS! Montréal et ses grands boulevards… stressant à souhait. J’ai frisé lacrise cardiaque plus d’une fois, mais j’y suis enfin arrivée, en un morceau. J’ai confiance, çadeviendra plus facile avec le temps. Ma destination finale : le branché Plateau-Mont-Royal.Avenue Christophe-Colomb. Mon nouveau logement est confiné dans un triplex vieux, maisaccueillant. Le loyer est cher, tout comme le stationnement que j’ai déniché de peine et demisère deux immeubles plus loin. J e ne serai pas riche, mais j’y arriverai avec meséconomies. D’ici quelques jours, je me mettrai à la recherche d’un emploi à temps partiel.

Enfin garée, j’abaisse le pare-soleil pour accéder au miroir. Je m’observe à la dérobée, entredeux regards vers la banquette arrière où une montagne de sacs et de boîtes y sont entassés.J’aime bien ma nouvelle coupe au carré. Mes cheveux sont encore longs, mais moins qu’avant.J’ai l’air un peu plus « femme », selon ma coiffeuse, un peu moins gamine. Tant mieux. Elle m’afait quelques mèches pour éclaircir mes cheveux châtains. Je trouve que cela rehausse mes yeuxpers. J’ai bonne mine, il me semble, malgré les circonstances. Ou plutôt : grâce aux circonstances.Enfin libre. Délivrée.

J’applique du gloss sur mes lèvres. Je suis un peu fatiguée de ma journée, de la route, mais je veuxfaire bonne impression devant ma chère amie, ou devrais-je dire ma nouvelle coloc, que je n’ai pasvue depuis sept mois déjà. Avec la distance, le temps nous manquait. Je prends une grande respirationavant d’ouvrir ma portière et de m’extirper de ma Mazda, confiante et sûre de moi. Ça va bien. Oui,ça va même très bien, face à l’inconnu métropolitain que je suis sur le point de m’approprier, excitéeet assurément emballée de foncer dans ma nouvelle vie.

Alors que je m’apprête à ouvrir la portière arrière pour y prendre quelques sacs, un hommem’éjecte hors de ma bulle d’enthousiasme. De son balcon, il me crie :

—Tu as besoin d’aide, ma belle ?

Ce genre d’intrusion me dérange. Franchement, comme si j’accepterais qu’un inconnu quin’est pas mon voisin immédiat vienne m’aider !

—Non, ça va aller. Merci.—Ok. Dommage pour toi.

Le gars qui semble avoir mon âge me dévisage, sourire en coin. Je suis mal à l’aise tout àcoup. Mon minishort, ma camisole blanche et dorée moulante… Je déteste me faire mater de la sorte, je trouve ça déplaisant, mais j’avoue être habil lée assez sexy. Justin n’aimait pas que jem’habille

de la sorte, et d’ailleurs n’est-ce pas exactement pour cette raison que j’ai acheté ces vêtements la

semaine passée et que je les arbore (presque) fièrement aujourd’hui ? Comme un symbole de ma liberté. Comme une nouvelle moi, que je dois assumer maintenant. Assumer que ce gars, qui, soit diten passant, est loin d’être laid à regarder, me reluque comme si j’étais un morceau de viande.Assumer qu’il me trouve attirante et sexy. Ça me gêne, mais je vais devoir apprendre à aimer ça et à en être fière, car j’ai décidé que la nouvelle moi sera plus confiante, plus pimpante, plus à l’affût dela mode, plus soignée, plus hot. Oui, j’ai envie de ça. C’est superficiel, mais j’en ai envie, c’est tout.Et au diable le jugement des autres ! J’ai besoin de me sentir mieux dans ma peau. De me sentir à lahauteur de ma belle et distinguée Émilie. La voilà d’ailleurs qui vient à ma rencontre. Elle accourtvers moi comme une hystérique m’ouvrant grand les bras. Je l’adore !

—Céleeeste, t’es dont ben chix, ma pitoune!—Ma poule… enfiiin !

Nous nous enlaçons chaleureusement. Mon amie est tellement belle avec ses longs cheveuxfoncés ondulés, sa peau dorée et ses grands yeux bruns francs et envoûtants. Elle porte un shorten tissu léger et un haut court mettant en évidence son ample poitrine et laissant nu son ventreau nombril percé. Il y a plus sexy que moi, on dirait bien !

—Tu vas voir, je vais tout mettre en œuvre pour que tu noies ta peine, Céleste. Je te le dis, tuseras heureuse avec moi ici.

—Oui, je n’en doute pas une seconde, ma chérie, je suis tellement excitée ! Un brin stressée,déboussolée, mais oui, je suis vraiment contente et surtout soulagée d’y être enfin. Tu n’asmême pas idée ! C’est vrai, là ! Et je ne reculerai pas.

Émilie me dévisage, fière de moi.

—Moi qui pensais te trouver déprimée, en pleurs et en miettes… Au contraire, tu es toutepimpante et sexy, en plus… Wow, Céleste, tu rayonnes !

—C’est gentil ! Je me sens libre, bien qu’à l’intérieur les émotions s’entremêlent… Ce n’est pasfacile…

—Oui, je comprends. On va y aller une journée à la fois. Même si la séparation est ta décision, tudois être sous le choc… Comment va Justin ?

—Mal. Il avait dit qu’il ne serait pas là à mon départ. Mais finalement, à la dernière minute, il s’est pointé. Et ça m’a déchiré le cœur, une dernière fois… Mais ça va aller, il n’est passeul, il s’en sortira…

—C’est certain, ma belle.—Émilie, tu ne me présentes pas ton amie ? Une voix d’homme nous fait nous retourner.

Encore lui ?

—Hé, salut, Léo ! C’est Céleste. Tu sais, ma nouvelle coloc, la fille dont je t’ai parlé et qui vientde Québec…

—Ah oui, je me rappelle, la petite campagnarde en manque de sexe et d’émotions fortes ? C’estbien ça ?

Hein? Il a vraiment dit ça ? Avec ce sourire-là en plus ? What the fuck ! Mais qu’est-cequ’Émilie a bien pu lui raconter? C’est complètement faux, tout ça ! Je ne m’attendais pas à cegenre d’accueil. Je me sens devenir écarlate avant de regarder ma colocataire d’un œil mi-accusateur, mi-amusé. Car à dire vrai, ça ne m’offusque qu’à moitié… Je connais bien Émilieet sa grande gueule sans malice. Elle a toujours trop parlé, mais ce n’est jamais bien méchant.J’aime son côté spontané et sans filtre, bien que parfois ses excès peuvent mener à desmoments fort gênants comme celui-là. Je me racle la gorge avant de répondre à ce commentairedéplacé de la part de ce gars déplacé :

—Je vois que ma copine t’a fait un beau portrait de moi… mais je pense qu’elle plaisantait, luiadressé-je, retournant aussitôt mes yeux méchants vers Émilie.

Elle fait un signe des mains comme si elle n’y était pour rien.

—Je ne pense pas, moi, qu’il ose répliquer. Non, mais quel culot !

Émilie tente de sauver sa peau:

—Mais oui, voyons, je plaisantais, Léo, tu me connais assez bien maintenant pour savoir qu’il nefaut pas prendre tout ce que je dis au pied de la lettre.

—Eh bien, peut-être que je ne te connais pas tant que ça, finalement… Ton amie non plus, au fait,mais j’aimerais bien y remédier.

Il m’offre un clin d’œil. Je me sens rougir encore.

—Bonne soirée, les filles, finit-il par nous lancer avant de rentrer dans son appartement par laporte-fenêtre.

Je repose les yeux sur ma colocataire.

—C’est qui, lui ?—C’est Léo.—Je sais qu’il s’appelle Léo, mais c’est qui, ce type, pour toi ?—Pourquoi, il t’intéresse ? Tu viens d’arriver et bang! déjà en selle, ma petite coquine ?

Émilie me sourit, rieuse.

—Mais non, voyons… Je demande comme ça. Qui peut bien être cet intrus venant ainsi brusquermon arrivée ?

J’emprunte un ton faussement snob.

—C’est un barman dans un bar hyper branché sur Mont-Royal. Vraiment trippant, ce gars, je te jure! Et un sacré bon coup au lit, d’ailleurs. Je te le conseille fortement.

Les paroles d’Émilie me saisissent.

—Tu as couché avec lui ? l’interrogé-je d’un ton surpris et légèrement choqué.—Oui, deux fois. Mais nous sommes demeurés bons amis. Une fois la tension sexuelle disparue,

nous sommes arrivés à la conclusion que nous avions quelques atomes crochus, mais sans plus.Ne t’inquiète pas, nous nous sommes très rapidement casés dans la friend zone. De toute façon,je pense que Léo trippe davantage sur des filles de ton genre…

—Ah oui ? Quel genre ?—Ben tu sais, petite campagnarde en manque de sexe et d’émotions fortes.—Seigneur ! Tu es donc ben nouille, toi ! Et pourquoi tu lui as dit ça aussi ?—Hi, hi, hi, désolée, elle était trop facile ! En fait, sérieusement, je ne pense pas avoir utilisé ces

mots-là. Léo a entendu ce qu’il voulait bien entendre. Il me semble lui avoir plutôt lancé un truccomme : « Mon amie est une fille tranquille de campagne, mais elle est fin prête pour un énormechangement dans sa vie. Après plus de dix ans en couple, elle s’ennuyait à mourir…» Semblableà ça, tu vois ? Mais tu connais les mecs…

Puis elle revient rapidement sur ses paroles :

—Oups, c’est vrai, tu ne les connais pas tant que ça…—Parce que je n’ai eu qu’un seul homme… oui, évidemment.

Ce fait a toujours consterné Émilie. Je continue:

—Bref, pour revenir à ton… ami, je te crois, ma chérie. Sauf que je ne pense pas avoirnécessairement besoin de me trouver quelqu’un tout de suite pour me désennuyer… Ce n’est pasdans mes plans immédiats, en tout cas. Je pense que ça va prendre du temps avant de me remettreen selle de ce côté-là. Et, de toute manière, ça ne serait pas correct. Ça serait trop rapide, non?

—Pourquoi ça ne serait pas correct ?—Ben, par respect pour Justin…—Tu le respectes, ton Justin… T u as de l’empathie pour lui, tu lui as sorti un tas de paroles

réconfortantes bien senties, te connaissant… Tu t’es occupée de lui, de son bonheur pendant silongtemps, ma belle. Mais maintenant, tu as fait ton choix, parce que tu n’es plus amoureuse de lui.Et tu es loin. Ton corps et tes sentiments te regardent. Ça n’est plus de son ressort. Tu y vas commetu le sens. Fais des trucs qui te feront du bien, c’est tout. Si c’est d’être seule et d’aller t’enfermerdans une bibliothèque avec tes livres, ce sera ça. Si c’est de te taper des mecs à la pelletée, ce seraça aussi.

—Franchement!

—Tu comprends ce que je veux dire. Prends la vie mollo, Céleste, sans trop te casser la tête.Tu l’as eu amplement, ta dose de tracas durant les derniers mois… Et arrête de trop penser,ok ? Tu as toujours fait ça, depuis que tu es toute petite.

—Oui, ok. Je pense que tu as raison… Entièrement, même.

Et je reviens sur l’histoire de son voisin.

—En tout cas, ce gars, Léo, il m’a énervée avec son attitude de bad boy… J’espère qu’il ne serapas dans les parages trop souvent.

—Énervée ou excitée ? Arrête, voyons, tu craques pour lui ! Tu rougissais comme une ado quand ilte regardait.

—Non! J’étais juste mal à l’aise. Et toi, n’essaie pas de me matcher avec un gars avec qui tu asdéjà couché. Ça ne m’attire pas du tout… C’est même vraiment turn off… et, en plus, il estbarman…

—Et?—Ben, je ne sais pas… Il est toujours entouré de belles filles… Je ne pense pas que j’accepterais

que mon chum passe ses journées à jaser avec des pitounes. Même si j’avais confiance en lui, jecrois que je me sentirais mal.

—Bon, bon, bon, madame la jalouse vieux jeu, il est temps que ta vieille amie te remette lesvaleurs à la bonne place. Et tes préjugés de fille de la campagne, tu peux les serrer au fin fond dela poche de ce short moulant, car tu n’en auras pas besoin en ville avec moi, compris? Tu doist’ouvrir au monde. Et je te jure que t’ouvrir à Léo serait un excellent début.

—Très drôle ! Arrête de déconner. Bon, on y va? Tu m’aides avec ces boîtes ? J’ai hâte dem’installer dans ma nouvelle chambre !

Émilie considère la montagne de cartons entassés.

—Dis donc, on n’a pas fini ! Je pensais que le plus gros arrivait dans une heure avec le camion.Ça m’étonne que Léo ne se soit pas offert pour nous aider. C’est son genre, pourtant.

Oups! Finalement, peut-être que j’aurais dû accepter l’offre généreuse de ce « charmant»jeune homme…

3

J’adore ma chambre ! C’est vieillot, mais coquet. Je sens que je vais me plaire ici. J’avais déjà dormi à l’appartement d’Émilie alors que je lui rendais visite et je me souviens àl’époque d’avoir trouvé que l’énergie y était bonne. J’observe la vue de ma fenêtre munie derideaux bleus. Je vois deux autres triplex, dont celui de ce gars, Léo. Puis un immeuble à sixlogements. Le terrain de notre habitation est doté d’une mince section verte rectangulaire etfleurie ainsi que d’un arbre mature. C’est mieux que rien ! Quand mon besoin de me fondre avec la nature prendra le dessus, j’irai me ressourcer au parc La Fontaine ou encore sur lemont Royal. Émilie m’a fait part de son désir de m’emmener dans les Laurentides pour unejournée « spa et détente», sans compter que j’ai évidemment promis à mes parents et à mesproches de venir faire mon tour au moins une fois par mois au village. Sinon, le paysageurbain me comble parfaitement en ce moment. J’avais vraiment besoin d’un dépaysementtotal. Parfait pour moi! Je suis impatiente de découvrir la vie nocturne du Vieux-Montréal. Lequartier est si beau, illuminé.

Je prends l’après-midi pour m’installer avec l’aide de ma charmante amie de toujours. Une fois que les déménageurs ont terminé de disposer mon lit et mes meubles, rapidement, la pièce ressemble à une chambre habitable. Vers 16 heures, nous arrêtons tout. Le gros est fait, il nereste plus que quelques boîtes à dépaqueter qui sauront attendre. Émilie nous ouvre une bonnebouteille de rosé. Un apéro bien mérité! Nous trinquons à ma nouvelle vie, à notre cohabitation,celle dont nous rêvions étant ado. Ma venue ici est un timing parfait ! Ça arrive parfois dans lavie, des occasions en o r. Exactement comme celle sur laquelle j’ai sauté alors qu’Émiliem’apprenait le mois dernier que sa coloc devait quitter le logement. Lors de ce souper décisifbien arrosé, je lui avais confié que j’étais au bout du rouleau et elle avait réagi comme tout lemonde: « Ben voyons, sur Facebook, vous semblez si heureux, le couple parfait… » J’avoue quedepuis qu’on ne se voyait qu’aux occasions spéciales, elle et moi, depuis que le train-trainquotidien essoufflant faisait en sorte qu’on se parlait moins régulièrement qu’avant, j’en étaisvenue à garder pour moi mes états d’âme profonds. Mais ce soir-là, nous avions parlé vraimenttrès longtemps. Et je lui avais tout confié. Vraiment tout. Et elle avait compris. Elle m’avait alorsfortement conseillé d’accepter son offre de colocation.

—On sort ce soir !—Ce soir ? Honnêtement, Émi, je suis brûlée.—Moi aussi, mais ce n’est pas une raison pour ne pas fêter le début de ta nouvelle vie ! Allez, on

finit cette bouteille, le temps de reprendre des forces. Ensuite, j’en ouvre une deuxième et on laboit en se faisant une beauté, ok ?

—Coudonc, tu veux me soûler ?—Avant tout, je veux que tu t’amuses, mais si le point de départ, c’est ça, oui, pourquoi pas ?

—Bon, d’accord, j’embarque. Assez travaillé pour aujourd’hui. Voir la ville en pleine soiréeme fera le plus grand bien.

—Excellente attitude, ma chère, digne d’une vraie Montréalaise prospère et épanouie.—En plein ce que j’aimerais devenir!—Je ne doute pas une seconde que tu réussiras. Je sens tout le potentiel qui dort au fond de toi,

petite Céleste, ex-gentille campagnarde.

Elle me pousse amicalement l’épaule de sa main.

—Ça va me suivre longtemps, cette réputation, madame la snobinarde du Plateau?

Sur ces mots amicaux, nous poursuivons la soirée en suivant le plan d’Émilie. Pourquoi pas !

*L’avenue du Mont-Royal est animée ce soir. La température nous expose le meilleur d’elle-

même, se révélant douce et chaude, ce qui explique que les terrasses sont encore bondées àcette heure. De surcroît, on est samedi ! J’aime ce que dégage les gens du quartier, des jeunesbranchés, une population éclectique, mais formant une masse authentique, à l’esprit créatif etlibre. Émilie me traîne d’abord à La Distillerie, un bar hyper animé où on se régale d’un drinkcoloré au rhum servi dans un pot Mason. Ensuite, elle m’emmène au Bily Kun, une tavernemoderne avec DJ qui rappelle les bars authentiques de la République tchèque. J’adore !

Ça tombe bien, deux sièges au bar sont disponibles. Tous les autres ont déjà trouvé preneur. À l’arrière du comptoir, deux barmaids souriantes et énergiques discutent avec lesclients. Un barman au loin est en train d’essuyer une flûte à champagne. Moins sollicité pourl’instant, il se tourne le premier en notre direction.

—Oh, mais quel drôle de hasard!

Émilie me désigne l’employé derrière le bar. Je la regarde, embarrassée :

—Tu l’as fait exprès ?—Ha! On dirait bien, mais non: habituellement, il ne travaille pas ici les samedis.

Léo se plante devant notre joli duo.

—Oh, mais quelle agréable surprise !

Un sourire séducteur se dessine sur ses lèvres. Parfait portrait du gars hyper agréable et charmeur à la pêche aux gros pourboires. On ne peut pas lui en vouloir, c’est son job. Sauf queje le cerne, ce barman-là… Rien d’autre qu’un coureur de jupon professionnel. Je ferais mieuxde me tenir loin. J’arrive peut-être de la campagne, mais ce genre de gars existe pareillementdans mon coin ! Ou du moins j’ai dû croiser jadis de tels spécimens dans les bars de Québecles quelques fois où Justin acceptait de me laisser sortir avec mes amis.

Léo fait la bise à Émilie. Ensuite, il me considère rapidement, puis reporte son regard sur macoloc.

—Je n’ose pas trop m’approcher de ton amie, elle ne semble pas très sociable.

Tout comme lui envers moi ! Tu n’auras pas de tip, pauvre con ! Sur ces paroles un brinprovocantes, il se met à me fixer. Il me mate intensément, ce qui multiplie mon embarras, centfois plus encore lorsque la trajectoire de ses yeux achève sa route au fond des miens. La façondont il me regarde me fait perdre tous mes moyens. Tous mes muscles se crispent. La sensation est passagère, mais intense. Cet homme me désire… Cet homme à qui je pourrais rendre la pareille. Car j’en ai le droit. Car je suis libre. Ça faisait longtemps. Drôle de feeling. J e merends compte que je suis totalement rouillée avec les mecs. J e ne sais plus comment faire,comment séduire, comment jouer à ça. Et par ailleurs, je m’interroge : l’ai-je déjà fait dansma vie ?

Nous consommons donc un verre servi par notre barman « préféré ». Je m’applique à faire fi de la source de tension non loin de moi, alors que, par chance, Léo est rapidement interpelépar d’autres clients. La joie de nous retrouver enfin réunies, ma vieille amie et moi, nousplonge rapidement dans une discussion d’un enthousiasme quasi démesuré, à l’image de deuxfilles pompettes un peu trop sur le party. Puis je prends conscience que mes yeux se posent trop souvent, malgré ma volonté, sur le barman prétentieux qui me fixe de son regard allumé dès qu’il en a l’occasion. Je sais bien qu’il le fait dans l’intention pernicieuse de me rendremal à l’aise. Après une heure à discuter et à rire de nos aventures de jeunesse, Émilie et moidécidons d’aller danser au Candi Bar. Voilà une autre activité à laquelle je n’ai pas pris partdepuis une éternité. Ce soir, je suis partante à cent mille à l’heure ! Ma tristesse, je la jette auxoubliettes.

Avant notre départ, je vais faire un tour aux toilettes, puis j’en sors prise d’une énergiefébrile, défilant fièrement, pleine d’assurance, entre les rangées de tables, sous le regardintéressé de quelques hommes me reluquant au passage. C’est flatteur.

Quand j’arrive près du bar, je me renfrogne. Léo est aux côtés d’Émilie. Il a rangé sa ceinture de travail. Un autre gars mignon est arrivé entretemps et il enlace Émilie d’un bras.

— Ma chérie, ça te va si Léo et Miguel nous accompagnent?

Nooon! Ça ne me va vraiment pas. Ce n’était pas dans le plan, il me semble ! Je n’ai pasenvie d’être sur les nerfs et de me sentir surveillée tout le long de notre belle soirée de filles…Chère Émilie, c’est chien de ta part de me mettre au pied du mur comme ça. Je n’ai pas bienle choix d’accepter puisqu’ils sont là… Je m’adresse directement à Léo :

—Et ton bar?—Mon shift de remplacement est fini. Hugo a repris du service.

Il envoie la main et un sourire reconnaissant à son collègue déjà à l’ouvrage derrière lecomptoir.

—Allez, ma gang de beaux spécimens, on va s’amuser, nous lance Émilie, pétillante, redoublant debonne humeur.

Mon amie me prend la main et me tire vers la sortie. Je constate que mon opinion ne vaut pasgrand-chose, finalement. Elle me demande mon avis, mais ne s’en préoccupe pas une minute!

*

Bar cool. Ambiance cool. Musique électro house. Décor minimaliste très moderne. J’essaied’entrer dans la vibe, mais je me sens nerveuse, alors je prends une gorgée de bière toutes lestrente secondes. Ouin… la belle affaire ! Léo est moins sur mon cas. Il est plutôt correct,finalement. J’ai appréhendé le pire pour rien. Tant mieux ! Une fille qu’il semble bienconnaître discute avec lui. Elle me ressemble un peu et elle paraît sympathique. Sûrement l’unede ses conquêtes.

Quand il regagne notre table, nous finissons enfin par avoir une vraie discussion, lui et moi.J’apprends qu’il termine un bac en psycho. Plus intéressant que je le croyais, ce Léo. Il me parlede ses intérêts en la matière, de son cheminement. Il me raconte son arrivée en ville, il y a troisans. J’aime la tournure que prend notre conversation, ça me donne envie de la poursuivre pluslongtemps, sauf qu’Émilie, après une dizaine de minutes, me tire sur la piste de danse. Ah oui,c’est vrai, la danse… On est là pour ça ! Au creux de mon oreille, pour contrer le boom de lamusique, elle m’avoue craquer pour le beau Miguel. Quand nous revenons à notre poste, soit une minuscule table ronde, les deux gars sont toujours là, à discuter, et leurs yeux s’allument ennous apercevant. Mes cheveux ont commencé à coller sur ma peau. Il fait chaud ici. J’ai la têtequi tourne quelque peu, la timidité m’a quittée. Mais malheur : je me rends à l’évidence quej’aime irrésistiblement ce que je vois devant moi.

Oh que oui, ce gars qui me sourit… Peut-être que je devrais être plus gentille avec lui. Peut-être que je devrais mettre totalement de côté ma méfiance à son égard, mes préjugés. Peut-êtrequ’au final ma première impression était erronée, que Léo est moins homme de Cro-Magnonque je le pensais. Je m’assois près de lui, les jambes croisées, le dos droit, la poitrinelégèrement inclinée, et je le fixe dans les yeux effrontément. Qu’est-ce qui me prend? Je ne faisjamais ça d’habitude… Je m’en fous, au fond. Dans ma nouvelle vie, si j’ai envie de regarderun homme dans les yeux parce qu’il m’attire, je le fais, voilà tout. Peu importe où ça memènera, ma nouvelle devise est : suivre son destin. Ou plutôt ses instincts ? Ses bas instincts ?Euh… non! Manifestement, je m’empêtre dans mes réflexions, fort probablement à cause del’alcool qui brouille mes pensées. J e dois donc arrêter de trop raisonner et vivredangereusement… Ça ne me tuera pas. J’en suis presque certaine.

—Ça va? Pourquoi tu me fixes comme ça ? m’adresse-t-il avec un petit rire gêné.

Il est intimidé ? Yes ! J’adore ça ! Je le mets mal à l’aise. Super! Il le mérite. Pour toutes lesfois où le contraire s’est produit depuis que nous avons fait connaissance.

—J’essaie de t’analyser, de comprendre pourquoi je n’ai pas décelé ton côté sensible et intelligentdu premier coup.

Son sourire de tombeur me redevient familier.

—Oh! je vois… Donc, en plus de me trouver hyper sexy et de mouiller ta petite culotte, tu es sousle charme de ma sensibilité et de mon intelligence.

Bon, visiblement, j’ai parlé trop vite ! Le voilà qui recommence et devient con et imbu delui-même.

—Ok, oublie ça, mon cher. Tes connaissances, ta culture et ton bac en psycho n’arriveront jamais àcompenser ton attitude de macho fini !

—Tu es dure avec moi, ma belle. Je ne le fais pas exprès, je t’assure. J e te trouve tellementcraquante que j’en perds tous mes moyens et que ça me fait dire toutes sortes de conneries. Tune peux pas m’en vouloir d’être maladroit avec toi.

Son regard est à la fois pervers, doux et dangereusement chargé de désir. Sa main courageusese pose sur mon épaule qu’elle enserre doucement avant d’être retirée.

Ce contact me fait frissonner. Nos regards de feu brûlent dans l’air ambiant, se mêlant aubourdonnement de la musique et de mon cœur qui bat la chamade. Ouf… j’ai chaud.

—Ouais, ouais, c’est ça…, que je réponds bêtement, bouchée et moins sûre de moi tout à coup.

Je me rends compte que le beau barman s’est sérieusement rapproché de mon visage et queses yeux ont descendu vers mes lèvres. On pourrait s’embrasser, là, tout de suite… Je penseque j’en ai envie… Je…

—Shooters, les amis !

Émilie et Miguel reviennent avec quatre shooters. J e n’avais même pas remarqué qu’ilsétaient partis s’abreuver au bar.

—Oups, je pense qu’on dérange, fait remarquer Émilie à son prince charmant. Vous voulez qu’onretourne au bar et qu’on revienne lentement, le temps que vous finissiez ce que vous avez à faire?

Pour une fois, Léo demeure gentleman en s’abstenant de répondre. Je garde le silenceégalement.

—Qu’est-ce que c’est ? leur demande-t-il en regardant les petits verres.—Téquila! Juste au cas où vous ne seriez pas encore suffisamment réchauffés !

Réchauffés… ou enflammés… Nous calons nos verres tous en même temps. Ouf, c’est fort, cetruc-là !

—En passant, avant que j’oublie, tiens, Émilie. Léo sort de sa poche une petite pile de cartons.—Oh yes ! Mes laissez-passer ! Merci, tu es un ange, mon ami!—Des laissez-passer pour quoi ? demandé-je, curieuse.

Émilie prend un air amusé et mystérieux.

—Tu sais, la belle soirée qui se prépare samedi prochain?

—L’enterrement de vie de jeune fille de Lyna ?

—Oui. Imagine-toi donc que ce cher Léo ici présent me fait généreusement cadeau de huit beauxlaissez-passer sans line up et d’une banquette réservée au… tiens-toi bien, ma chère…

Suspense de ma captivante amie.

—Au plus célèbre bar en ville, le lieu le plus prisé de toutes les nouvelles célibataires au petitcœur abîmé: le 281 !

—On va là samedi ?—Oh que oui, ma chère, Lyna raffole de cet endroit, et ça sera pareil pour toi, c’est certain !—Sérieusement, je ne suis pas trop sûre que ça soit mon genre de place…—Ha, oui, c’est ça…

Je m’adresse à Léo, curieuse une fois de plus :

—Tu as des relations là-bas, toi ?—Oui. En fait, ma jolie, j’y travaille comme barman les vendredis soir.—Oh, je vois…—Disons que c’est un emploi agréable. Les clientes y sont de très bonne humeur!—Oui, j’imagine.

—Tu vas voir, ça te mettra de très bonne humeur, toi aussi. Dommage que je n’y serai pas ce soir-làpour voir tes petits yeux vierges s’illuminer.

—Ou les voir s’éteindre. Je ne suis pas certaine d’apprécier le concept. Reluquer des hommes-objets…

—Lyna avait dit la même chose que toi avant de vivre l’expérience. Attends avant de parler tropvite, ma chérie.

Finalement, les shooters ont été de trop. À la suite de cet excès, je ne me souviens pas detout, honte à moi. Il faudra que j’apprenne à ne pas dépasser mes limites dans ma nouvelle vieplus dangereuse. Je ne me rappelle même pas ce taxi qui nous a ramenés à l’appartement. Laseule chose qui s’est accrochée à mon esprit concernant la fin de cette soirée, c’est la languede Léo dans ma bouche. Ses lèvres suaves plaquées sur les miennes. Ses mains caressantesdans mon dos, baladeuses sur mes fesses. C’était intense. Déroutant. Comme j’en rêvais depuissi longtemps.

4

Premier matin en ville. Premier matin au goût de gueule de bois. Pas cool. Je dois assumermaintenant. Assumer la fatigue jusqu’au coucher. Assumer que je viens de perdre lamoitié de lajournée à dormir. Et surtout assumer que j’ai les blues. Déjà.

Un sentiment d’angoisse me serre le cœur. Celui que je redoutais de ressentir. Celui que j’aitenté de repousser hier toute la journée. Je le laisse douloureusement me posséder pour de bon. Jen’ai guère le choix. J’ai un deuil à vivre. Je m’ennuie de ma mère, de mon père. Je me demandecomment s’en sort Justin ce matin. Si j’avais une boule de cristal…

La journée avance donc péniblement. J e continue de m’organiser dans mon nouvel environnement. Le soir venu, Émilie et moi sommes plus tranquilles que la veille. Nous nous préparons du poulet grillé sur le barbecue. Nous soupons à l’extérieur, sur ce mobilier coquetinstallé sur le balcon avant, avec pour vue une artère dynamique envahie de passants à cette heure.Une vue tellement déstabilisante pour moi. Ce n’est pas calme, ce n’est pas fleuri, c’est entassé.Tout le contraire de mon ancien chez-moi. La différence est étourdissante, mais j’aime bien. Oui.Sincèrement.

En fin de soirée, je me plonge dans la documentation concernant la maîtrise que je suis surle point d’entamer à l’Université de Montréal. Je suis excitée. Bien hâte de rencontrer mesnouveaux professeurs, mes nouveaux camarades! Impatiente de me replonger dans ma passion.J’ai d’ailleurs fait une folie : je me suis inscrite à un cours de création artistique, un cours depeinture. Ça faisait longtemps que j’y pensais. Je ne sais pas pourquoi, mais, avec les années,j’avais mis cette passion de jeunesse de côté. La maison, mes plates-bandes, mon travail, mesétudes : je n’avais plus beaucoup de temps et je m’étais résignée dès la fin de mon secondaireà faire une croix sur cette carrière. J’avais si souvent entendu dire que pratiquement personnene vivait de son art au Québec, que rien ne servait de fournir trop d’énergie. J’allais doncpeindre dans mes passetemps seulement et me diriger vers l’enseignement de l’art au niveaucollégial. Le gros bon sens me disait que c’était un plan beaucoup plus safe. Sans oublier cettespécialiste qui n’avait pas aimé mes toiles et qui trouvait que ça manquait d’émotion ; j’avaisdix-huit ans… Ses commentaires, que j’avais très mal reçus à l’époque, m’avaient amèrementfait croire que mon talent était limité et que je ne me démarquerais probablement jamaissuffisamment pour penser à pousser plus loin. L’histoire de l’art, c’était très bien pour moi.J’ai une bonne mémoire et j’ai l’œil pour analyser les peintures. Je suis une filletimide, mais sociable. J’aime aider les autres. L’enseignement, c’est bienpour moi.

Il est 22 heures. Je vais me coucher. Juste avant, ma dépendance à mon portable m’incite àregarder Facebook. J’ai une nouvelle demande d’amitié. C’est Léo! J’accepte l’invitation avecplaisir et je vais fouiner sur sa page.

Beau ! Vraiment très beau! Oh que oui, sa belle gueule me revient. Et des images agréables de

la veille me reviennent également. Sa langue massant la mienne… C’était très… chaud.Tellement différent d’avec Justin. La proximité, le toucher d’un nouveau corps, la relation avecun nouvel esprit, waouh! Tout à fait grisant ! Je m’endors sur cette douce rencontre intime denos êtres. Je me demande si ça ira plus loin…

Le lendemain matin, j’ai un nouveau message du bel homme en question. Il me l’a envoyé à 4heures du matin. C’est un oiseau de nuit, ma foi ! Un peu normal avec l’horaire de bar…

J’espère que tu commences à te sentir à l’aise dans ton nouveau chez-toi. Je dois t’avouer queton beau visage hante pas mal mes pensées depuis samedi soir… Demain, je pars voir mafamille en Abitibi pour cinq jours. Peut-être qu’à mon retour je pourrais t’inviter au resto ?Tu aimerais ?

Mes doigts ne perdent pas de temps à composer: Oui, ça me ferait grand plaisir. Passe un beauséjour dans le Nord et fais-moi signe à ton retour. Bisous.

C’est excitant ! Tout laisse présager une suite agréable. Je pense bien revoir ce gars. Il mefait sourire. Je n’ai aucune attente. Je ne recherche rien de particulier pour l’instant. Mais Léo semble intéressant et je pense qu’il pourrait me faire du bien.

Les jours suivants sont bien remplis. Je fais connaissance avec mon nouvel environnementet la vie trépidante montréalaise. J e suis heureuse de m’être laissé un délai avant dechercher un nouveau travail. Le temps de m’habituer à l’appartement, à mes déplacements dans le quartier et à l’université. De me repérer. De créer un contact avec la vie sociale dans laquelle je pataugerai durant les prochains mois. J’avoue ne pas a v o i r le temps dem’ennuyer de mon ancienne vie. Le soir, j’ai tellement la tête pleine, je suis tellement brûléeque je m’endors rapidement sans trop songer à tout ce que j’ai laissé derrière… ou à peine.Je pense malgré moi trop souvent à Justin, demeuré dans le même environnement. Moi, à saplace, ça me tuerait…

5

Samedi soir. Petit line up. Nous, on a le privilège de pouvoir passer devant tout le monde!Des gars klaxonnent en auto et crient à tue-tête : « Espèce de cochonnes! » Pauvres cons, cestypes ! On ne les achale pas et on ne les attend pas avec une brique et un fanal à la sortie desbars de danseuses… Et il y a environ mille bars de danseuses nues à Montréal. Pourtant, onn’écœure personne avec ça. Il faut dire que ça fait deux heures qu’on se fait regarder de traversdans les rues du centre-ville. Une gang de filles avec des klaksons et des sifflets, les brasenroulés dans des rubans multicolores, demandant la charité contre un baiser de la part de notrevedette de la journée, Lyna, affublée d’une couronne de princesse cheap et de cœurs dessinés surles joues. Sans parler du chandail qu’elle arbore fièrement: « Bachelorette party, hot girls ontour», agrémenté d’images de silhouettes représentant une mariée sexy et ses amies aux cornes dediable. Dans le dos, on peut y lire : « Sorry boy, game over! » SophieAnn était contente de sonchoix. C’est elle qui avait déniché ce t-shirt pour sa meilleure amie, et c’est d’ailleurs à elle querevient presque tout le mérite de l’organisation de cette soirée extravagante. Nous étions un peuplus nombreuses lors du souper dans un restaurant brésilien où de belles jeunes femmes sud-américaines effectuaient des danses spectaculaires. Les mamans, Aurélie,Jasmine et Valérie, ont filé après le café, vers 22 heures. Nous poursuivonsdonc la soirée, Lyna, SophieAnn, Jade, Émilie et moi. Cinq filles assoiffées defrivolité et d’éblouissement. À mon agréable étonnement, je me sens à nouveau survoltée ce s o i r , pas trop atteinte par ma récente ruptureamoureuse. Plus tôt dans la journée, je pensais être incapable de fêter,incapable de m’imprégner de l’esprit festif des autres filles. J e me sentaistellement coupable d’aller m’amuser si tôt après la déchirure. A u lieu depleurer ma rupture comme Justin doit le faire. Pourtant, en ce moment, j’aifollement envie de m’amuser, de me changer les idées, ça me fait un bienénorme.

Le doorman nous sourit et nous ouvre la porte de cette institution québécoise si populaire. Oh yes ! Le fun recommence ! Une fois à l’intérieur, je trouve que le vestibule donne tout desuite le ton. De larges cadres d’une de mes peintres favorites, Corno, décorent le mur rouge.De beaux torses d’hommes bien bâtis. J e suis gagnée d’avance. La peinture et moi : unehistoire d’amour. Je pense à ce cours de création dans lequel j’ai su que je devrai travailler lenu d’ici quelques semaines… Toute une expérience ! J’aimerais m’inspirer du talent de cettegrande artiste. Peutêtre le 281 serait-il l’endroit idéal pour dénicher le modèle parfait ?

Après avoir remis nos laissez-passer V.I.P. au comptoir d’admission, nous attendons le placeur. Alors que nous franchissons l’entrée du club,

l’ambiance survoltée fonce droit sur nous. Le placeur est un beau gars vraiment sympathique qui nous informe de l’interdiction de prendre des photos. Il nous demande par la même occasion si nous en sommes à notre première expérience et, comme si j’étais une bête de cirque, les filles me pointent du doigt à l’unisson, précisant que c’est le cas pour moi, mais

pas pour elles. Le jeune homme nous mène à notre banquette réservée, la plus près de la scène.Trop cool ! Ça me gêne de voir autant de gars nus, plus que je le croyais ! Je ressens uncertain malaise. L’un d’entre eux me saute tout de suite aux yeux, car sa culotte est carrémentbaissée devant quatre filles en chaleur. Au premier coup d’œil, ça me choque, cette nudité crue.Je ne pensais pas qu’on verrait tout !

On s’installe, j’essaie de prendre mes aises. La chanson Pony de Genuwine, que j’ai toujourstrouvée particulièrement débauchée, résonne dans nos oreilles. Les filles tout autour de nousrient, crient, applaudissent. La musique est super bonne. Waouh! Ambiance de feu. C’estvraiment le party. Et en plus, quelle belle vue ! Déjà, mes yeux s’habituent à voir autant demecs sexy et sensuels réunis dans un même endroit. En ce moment, sur la scène, on a droit àun beau numéro d’un danseur mulâtre hyper voluptueux. Les mains derrière la tête, le doscambré, le regard d’abord vaporeux puis provocant, les hanches qui roulent effrontément…Ayoye ! C’est subjectif et excitant ! J’ai le sourire aux lèvres, mais je me sens toujours trèscrispée. Je m’interroge sur mon droit de regarder ces hommes comme des objets, et en mêmetemps je me dis que les hommes le font tellement sans problème envers les femmes. Alorspourquoi pas les filles ? Un charmant serveur – je n’ai pas à vous préciser que tout le mondeest beau ici ! – s’approche et nous commandons des Volupté d’amour, des drinks de « fifilles» qui semblent délicieux, sucrés à souhait.

Ce n’est pas toujours mon type de boisson, mais ce soir, j’achète ! Cette consommation semélangera parfaitement à l’ambiance de la soirée : girly et frivole !

—Mettons qu’il n’y a pas un pichou ici ! constate Lyna.—Oh que non! Il y en a pour tous les goûts, acquiesce Émilie. Tiens, Céleste, en voilà un en plein

dans ton genre.

Le danseur en question vient de s’installer en face d’une fille qui, manifestement, célèbreson anniversaire – elle a sur la tête une couronne avec le chiffre 33 inscrit dessus et uncollier de pétales festif autour du cou. La fêtée, sourire en coin, le lorgne sans vergogne, lalangue presque sortie, pendant qu’il se déhanche pour elle sur No diggity de Blackstreet.

Avec une lueur de perversité dans les yeux, pour mieux entrer dans mon rôle de voyeuse – etpeutêtre aussi pour montrer aux filles que je peux avoir de l’attitude –, je réponds à Émilie touten continuant de le considérer:

—Ouais, pas mal.

Mon amie connaît très bien mes goûts. J’ai un petit sourire en coin, moi aussi, comme cettefille qui le fait danser juste pour elle – et au grand plaisir du périmètre de filles installées toutautour. Les cinq paires d’yeux de notre gang ne décrochent pas de cet apollon. Pas mal dutout…

—Oh que oui, vraiment…, approuve SophieAnn.—Tout à fait d’accord, mes amies, il est chaud, celui-là ! ajoute la future mariée.

SophieAnn promène son regard ailleurs et l’arrête de nouveau rapidement:

—Et regardez aussi celui là-bas, le coco rasé et les tattoos, de la pure virilité… Un autre « pas maldu tout» ! Ouf… ce n’est pas le choix et la diversité qui manquent ici. Si ça pouvait être commeça en sortant d’ici !

Cette fille est une éternelle célibataire.

Moi, je n’arrive plus à lâcher des yeux l’adonis devant moi. Il est sans contredit le plus beaudanseur de la place ! Je n’ai pas encore vu tous les autres, mais ça, c’est clairement imbattable.Bien sûr, je m’attendais à venir admirer des beaux gars. Mais je ne m’attendais pas à ça. Un homme qui accapare toute mon attention, qui m’attire irrésistiblement de sa simple vue. Comme dans les films… J’en ai déjà pour mon argent. Quel plaisir de détailler sa multitude d’attributs désirables : sourire enjôleur, regard de tombeur mis en évidence par d’intenses yeux bleus, corps élancé et tout en muscles, coupe de cheveux impeccable, fesses tellement… alléchantes ! Seigneur, il est la perfection incarnée. Il arbore un superbe tatouage sur le brasgauche, mais il pourrait facilement avoir le look du bon gars dans la société, sauf qu’unecertaine lueur obscure bien apparente dans ses yeux m’indique qu’il doit plutôt être un bad boydont il faut se méfier…

Même les paroles de Lyna ne réussissent pas à me faire décrocher:

—Ha ha! On a perdu notre Céleste ! Elle est tombée en amour, les filles ! Erreur de débutante que des’accrocher au premier venu! On ne fait pas ça dans la vraie vie, compris, madame la nouvellecélibataire ?

—C’est vrai, ça, ne t’amourache pas du premier con qui te fera la cour, ma belle…, renchérit Jade.

Puis Émilie s’en mêle :

—Après douze ans en couple, mademoiselle est en apprentissage. Je pense qu’elle aura besoin denos meilleurs conseils, les filles.

Je me défends :

—Les copines, il n’y a pas d’inquiétude à avoir, ok ? Je suis une grande fille malgré mon manqued’expérience.

Je regarde l’homme une dernière fois avant de me tourner vers mes amies.

—Oui, vraiment en amour, me chuchote Émilie à l’oreille, espiègle.—Ben non, voyons, je… Ah, et puis oui ! Je le suis ! Je pense que je suis totalement amoureuse, les

filles ! Regardez-le, il est à tomber! Et c’est peu dire !

Bon, je beurre épais. Je joue le jeu. J’envoie à mes amies mon plus beau sourire niais et je batsdes cils. Je ne suis pas sérieuse, néanmoins je suis sérieusement conquise par la beauté de cegars. Même si c’est superficiel, mon affaire. Peutêtre que si ce beau spécimen ouvrait la bouchedevant moi, ce serait différent. Peutêtre que l’image si reluisante que j’ai de sa personnes’envolerait en mille morceaux. Mais en attendant, mon esprit s’imagine que ce gars mystérieux à

l’attitude de séducteur est l’amant le plus torride et l’amoureux le plus doux du monde… Oh oui,sans aucun doute…

—On lui paie une danse, les filles, pour son initiation au 281 ? propose Lyna.

Je m’oppose vivement à cette suggestion.

—Franchement! Avant de vous occuper de mon initiation, on pourrait voir à divertir notre chèrefuture mariée, non? Si quelqu’un doit se faire payer une danse, ici, c’est bien toi, Lyna! Je neveux pas que vous m’en offriez une, ça me gênerait trop.

La chanson se termine. Le danseur en vedette sur la scène fait crier les filles comme desdemeurées avec sa finale hyper lascive. Moi, je préfère encore une fois observer le danseurqui m’est tombé dans l’œil. Il fait la bise à la fêtée. La seconde d’après, il ramasse son bancportatif et se tourne, vraisemblablement à la recherche d’autres bonnes prises. Ça ne doit pasêtre très difficile pour lui. C’est alors que ses yeux se dirigent vers notre joyeuse banquette ettrouvent les miens. J e me rends compte que je le fixe toujours, la bouche légèrement entrouverte comme une vraie idiote, les yeux d’une innocente rêveuse… Il me lance un petit sourire en coin, enracinant son regard dans le mien. J e suis gênée, embarrassée au max. Aumoins, il m’a remarquée! Quelle joie ! C’est flatteur. D’un autre côté, il est normal qu’il semanifeste et fasse les yeux doux aux filles qui semblent subjuguées par lui : Money, money…Allô ! Ne sois pas dupe, ma grande. Peu importe, je suis tout excitée quand même. Émilie medonne un coup de coude.

—Oh! Il y a de l’électricité dans l’air ! Attention, j’en connais un qui va être jaloux… Le beauLéo… En plus, ils se connaissent, ces deux-là.

Je tourne les yeux vers mon amie qui exagère encore, puis les lève au ciel. Le temps que jerevienne à mon apollon, il a déjà filé. Merde!

—Bon, bon, bon… Regarder, ce n’est pas toucher! Et de toute façon, je suis libre comme l’air, non?Je ne me souviens pas de m’être casée en si peu de temps.

—Effectivement. Je te confirme que tu es libre, ma belle, même si Léo en aura le cœur brisé.—Tu exagères. Comme s’il était déjà amoureux de moi après m’avoir côtoyée pendant seulement

quelques heures…—Amoureux fou, oui. Je ne l’ai jamais vu autant épris d’une fille.—Il faut dire que tu ne le connais pas depuis si longtemps non plus, Émilie !—En tout cas, chose certaine, ajoute-t-elle, me considérant d’un air amusé, un barman, un

danseur… tes goûts ont changé radicalement, tu es en feu, mon amie. T u te dévergondes enfin,ce n’était pas trop tôt !

—Arrête de dire des niaiseries, voyons, comme si j’allais me pogner un danseur…

Une brume enveloppe désormais la scène. La musique devient ardente. Le DJ annoncel’arrivée sur scène d’un danseur prénommé Manu qu’il surnomme « l’étoile du club ». Oh!Certains sont officiellement plus populaires que d’autres. Manu, l’étoile du club, fait sonentrée. Cette toune en plus qui s’élève dans les speakers : Careless Whisper de Seether. Je l’aitoujours adorée! Oui, évidemment, ça ne pouvait être que lui ! Waouh! C’est bien lui, « mon»

danseur, bougeant sensuellement pour le doux plaisir de mes yeux.

— C’est lui, les filles ! m’exclamé-je.

Je me redresse sur ma chaise. Je sens que je vais adorer les prochaines minutes !

Je le trouve tellement mystérieux, ce danseur. C’est dans ses yeux, dans ce qu’il dégage.Naturellement, il bouge comme un dieu. Plus je me pâme devant lui, plus mon corps se laissesubmerger d’une chaleur vive, fiévreuse. Et alors que je le fixe intensément, quelque chose medéconcentre et me fige. C’est son regard sur moi. Encore.

Vraiment ? Encore ?

Est-ce réellement moi qu’il regarde ou simplement les alentours ? De la scène, le public doitparaître très sombre. Pourtant, je jurerais que ce regard enflammé m’est destiné. J e suistellement intimidée que je baisse les yeux et souris, gênée. J e m’en trouve tout de suitetriplement idiote. Manu porte finalement son regard ailleurs, sur d’autres potentielles clientes.

Je songe, attisée : il me regarde, moi ? Et j’en veux encore ? Alors pourquoi ne pas l’assumer? La prochaine fois que son regard se posera sur moi, je le soutiendrai jusqu’au bout. J e lejure ! Je suis capable de le faire. J’ai décidé que la nouvelle moi plus fonceuse a une immenseconfiance en elle. Elle est capable de jouer la carte de la séduction avec un homme. Même sielle n’a jamais fait ça auparavant, elle souhaite l’expérimenter. Et elle croit que c’est le tempsou jamais. Elle est libre, belle, jeune, émancipée.

Je remets ça :

—Teeelllement adorable ! Il a l’air d’un ange. Manu… Emmanuel…—Un ange cornu, tu veux dire, m’envoie Jade.—Dans la Bible, Emmanuel, ce n’est pas un ange, justement ? Un archange? demande Émilie.—Non, tu te trompes avec l’archange Gabriel, que je rectifie. Et en passant, ce n’est pas un

sacrilège de parler de la Bible dans un endroit pareil ?—Peutêtre. Dans ce cas, qu’on me punisse et qu’on m’envoie en enfer, dans les abîmes avec tous

ces gars de petite vertu! Oh oui, je voudrais mourir cent fois ! lance Émilie avec des airsd’actrice de tragédie grecque.

—Très drôle ! Mais j’y pense… Je me souviens de mes cours de grec à l’université, déclare Jade.Emmanuel, ça veut dire « Dieu avec nous ». C’est quelque part dans la Bible, il me semble…

—Dieu avec nous… Oh que oui, j’aime ça ! L’étoile, l’ange, le dieu… J’ajouterais :

« Tout-puissant ». Assurément pas impuissant avec un corps de même!

Très drôle, tout ça, mais je délaisse les filles et me délecte du spectacle. C’est chaud. Desmouvements suggestifs. Un déhanchement érotique à souhait. Et cette chanson si bien choisiequi fait ressortir d’autant plus l’intensité de son talent.

Le numéro se termine et je suis toujours – et même mille fois plus – sous le charme de ceManu aux abdos de rêve.

Alors que le danseur quitte la scène, le spectacle se poursuit avec un quatuor d’enfer, dont faitpartie le beau rasé-tatoué qui fait battre le cœur de Lyna, mais surtout de SophieAnn.

Après cette danse, le moment idéal se présente à notre groupe : le rasé-tatoué en question, Chris, vient faire son tour à notre table et nous salue. On ne le laisse pas partir. Notre belleLyna a droit à deux danses, sous les soupirs jaloux de SophieAnn. Pendant que l’homme, sihabile de son corps, bouge pour elle et la frôle de très près, notre fêtée nous démontre par ses yeux émerveillés toute son allégresse. Elle jubile de ravissement ! Je me demande ce que sonfutur mari penserait de cette scène. Aucun mal n’est fait ici, mais désirer une autre personne peude temps avant son mariage, j’ai toujours trouvé ça spécial. Quand on pense qu’il doit faire lamême chose aux danseuses et qu’il y a probablement des contacts… la faute semble amoindrie.En tout cas, je leur souhaite beaucoup de bonheur. Le bonheur au sein d’un couple est tellementfragile, j’en sais quelque chose. Pas toujours facile, la monogamie, pour beaucoup d’entrenous.

Chose certaine, ces deux danses lascives sous nos yeux ébahis intensifient notre bonnehumeur. Nous échangeons à la tonne rires et blagues. Après ce moment délicieux, nous sommespartantes pour une autre tournée de Volupté d’amour. La soirée va bon train. J’imagine que jecommençais à prendre un peu trop mes aises dans le club, car il a fallu que ma meilleure amierectifie le tout.

—Lyna, qu’est-ce qu’elle fait, Émilie ?

Je vois que ma copine se dirige d’un pas décidé vers Manu, que je regarde à la dérobée oucarrément sans aucune retenue depuis une heure.

—Eh merde, non…

Elle lui parle au creux de l’oreille et me pointe du doigt. Il lui sourit. Merde! Elle avraiment fait ça ?

Alors qu’elle et lui nous rejoignent, j’avale une énooorme gorgée de mon verre. Dieu qu’ilest beau avec sa démarche de sex-symbol, tellement désinvolte. J’ai envie de me cacher endessous de la table. Il se tient maintenant devant moi, me montrant toutes ses dentsincroyablement blanches. Puis il se penche et me souffle à l’oreille :

—Quel est ton nom, ma belle ? Je lui réponds tout bas :

—Céleste.

Il se recule et me dévisage.

—Wow ! Tu sais que tu portes bien ton nom?

Charmant et loquace, beau parleur… Mon désir pour lui ne fait que grimper en des sommets enflammés. Et il n’a même pas encore dansé pour moi !

—Ah oui, et je peux savoir ce qui te fait dire ça ?—Tu dois t’en douter. Tu as l’air d’un ange… Ou non, je dirais plutôt, pour être plus original,

que tu as l’air d’une nymphe ou encore d’une divinité grecque qui vient du ciel…

Je rougis comme une quadruple idiote.

—Alors, c’est comme ça que tu rends raides dingues les filles et que tu t’es mérité ton titred’étoile du club ? En les amadouant avec d’aussi douces paroles ?

—Euh… non! Pour être honnête, je ne discute pratiquement jamais avant la danse, question de nepas rompre le mystère entourant mon irrésistible charme.

Il me fait un clin d’œil.

—Oh! alors je suis privilégiée !

—Oui, peutêtre parce qu’on a quelque chose en commun, toi et moi, le ciel… les étoiles… Tu esmon étoile de la soirée… À moins que tu refuses ce titre.

Il me refait un clin d’œil.

—Non, je l’accepte volontiers !

C’est tellement flatteur. En plus d’être séducteur, Manu est original dans ses propos. Presqueun poète dans l’âme, je dirais !

—Tu fais quoi dans la vie, douce Céleste ?

—J’étudie l’histoire de l’Art à l’Université de Montréal.—Oh, j’ai affaire à une artiste donc…

—Une artiste dans l’âme, disons…

—Encore un autre point en commun. Il m’offre un délicieux sourire espiègle.—C’est ta première fois ici, il paraitrait ?

—Oui, ma première fois…

—Ça paraît un peu, tu semblais crispée à ton arrivée.

Il a remarqué mon arrivée !

—T u sembles impressionnée, je trouve ça vraiment irrésistible. J e suis privilégié d’être tapremière expérience. Ne t’inquiète pas, j’irai doucement.

Clin d’œil, encore… Il me rend folle ! Vraiment ! Une chanson débute. C’est Chains de

Nick Jonas.

—Sur ce, profite du moment, ma belle.

Il se redresse. Et commence à danser pour moi.

Son regard soutient le mien. Son corps ondule délicieusement. Une main se pose sur ledossier de ma chaise et je le sens se rapprocher à une proximité alarmante, comme si nousétions des intimes. Des amoureux. Ou des amants. Son souffle dans mon cou m’achève. Le coupde grâce. Des frissons me parcourent le corps. Le contact est dangereux.

—Céleste, joins tes mains à l’arrière de la chaise.—Oh…

Je m’exécute. Son ton était doux, mais autoritaire.

—Juste au cas où tu ne résisterais pas à l’idée de me toucher.

Incapable de ne pas le toucher? Pas trop modeste, le gars… Mais il a teeelllement raison !Seigneur, ce que je donnerais pour caresser cette peau qui sent divinement bon! Son odeur, jela voudrais partout sur moi.

Lui, il me touche, par contre. Ses mains frôlent mon corps en des gestes évocateurs, commes’il ne rêvait de rien d’autre que de me caresser amoureusement. Encore ce souffle dans mon cou, puis ses lèvres sur mes joues. J e m’embrase. Du coup, j’oublie tous mes problèmes,j’oublie la nouveauté qui m’entoure. Il n’y a que lui qui danse pour moi. Tout m’excite en lui.Son corps, sa voix, son attitude… Oh oui, c’est tellement ça. J’en veux un comme ça. Du mêmemodèle. Mais pas celui-là, quand même… Je ne veux pas tomber dans les préjugés, mais il esttout de même danseur nu.

Pour l’instant, je m’en fous, car mon attirance pour lui est fulgurante. Le magnétisme estinéluctable. Mais est-ce à sens unique? Évidemment. Le mec fait ça tous les soirs, pourtellement de filles, un vrai pro de la séduction qui doit être blasé. Une fille est une fille parmitant d’autres, un objet, un revenu. J e me demande si un homme comme lui peut avoir unecopine. Sa façon de me regarder à l’instant même… Non, impossible que ça soit à sensunique. Ou bien il est le meilleur des acteurs sur cette Terre. Je ne peux m’empêcherd’observer son sexe impressionnant alors qu’il baisse doucement son superbe boxer, de sonregard dangereux et doux à la fois. J’aimerais me sentir mal de faire ça, mais ce n’est pascomme si je considérais cet homme comme un simple objet… Non, je suis complètementgroupie, complètement pathétique, folle de lui. Enfermez-moi, quelqu’un ! Ou comprenez quej’ai encore trop bu ce soir, que je vis ma peine d’amour à ma manière, et que je n’aijamais touché un autre homme que Justin… Peutêtre que j’ai réellementbesoin de remédier à la situation incessamment.

Ouf, la danse se termine!

Manu masque de nouveau sa nudité. Il me fait la bise sur les deux joues, prenant son temps. J e demeure figée et réussis tant bien que mal à prononcer un merci hésitant tandisqu’Émilie dépose douze dollars dans ma main que je tends ensuite à mon apollon.

— C’était un réel plaisir, Céleste, ma petite étoile…

Son sourire est légèrement vicieux, tandis que ses yeux, toujours ancrés aux miens, sontcharmeurs. J e ne m’attendais pas à une expérience si électrisante. Les danseurs offrent-ilstoujours l’illusion d’être aussi intimes avec leurs clientes ?

Juste avant de quitter notre table, Manu me lance un dernier regard que j’ai du mal à saisir,un regard… suppliant? Je ne sais pas du tout comment le recevoir, mais ça me fait frissonnerune nouvelle fois.

Somme toute, un moment mémorable. Qui l’aurait cru !

Après la danse, les filles et moi buvons des Blow Job à tour de rôle et applaudissons lesprouesses de chacune, le but étant de boire ces shooters sans les mains… De toute beauté!

Je suis poche! Je n’arrive pas à tout avaler d’un coup. Mes copines se foutent de ma gueule.Émilie peut bien rire, ça paraît qu’elle n’en est pas à son premier shooter cochon! On refait untour de table. Bon, cette fois-ci, j’ai un peu d’expérience… ça devrait mieux aller !

Les mains dans le dos, je me penche et agrippe le petit verre avec ma bouche. Il faut ouvrirtrès grand. Et c’est là que je m’aperçois que mon danseur est debout avec l’un de ses collègueset que tous les deux me regardent à l’œuvre avec grand intérêt. Cela me fait perdre tous mesmoyens. J’évalue mal l’emplacement du shooter que je n’arrive pas à retenir et qui me glissedessus. J’en ai partout.

— Woh… Tu es censée tout avaler, non pas t’asperger avec ! m’envoie Lyna.

Les filles se ruent sur moi avec leur serviette de table.

Merde! Je suis tellement maladroite… et morte de honte.

Mes amies, elles, sont crampées. Elles l’étaient déjà à mon premier essai. Elles le sontdavantage maintenant.

— Ça va aller, merci, les filles. Excusez-moi, je file à la salle de bain.

Je lève la tête vers les gars. Ils rient aussi. Ils ont tout vu, évidemment. Bon, ça va, lespectacle est fini ! C’est vous qui êtes supposés donner le show, pas moi !

Je me lève et cours aux toilettes, qui sont à l’autre bout du bar. Au moins, mes amies ontépongé la crème fouettée. Mais mon top est mouillé à plusieurs endroits. Merci, mon Dieu, iln’est pas blanc! On aurait vu au travers…

Une fois en zone sécurisée, je me lave du mieux que je peux avant de me regarder longuementdans la glace. J e songe à ce danseur qui m’a complètement déconcertée. Manu. J e me senscomme une ado. Je suis gênée à l’idée de le recroiser. Pourquoi m’observait-il encore ? Serait-ce possible qu’il me trouve de son goût? Moi ? Une fille parmi tant d’autres ?

Je quitte les toilettes, arborant une attitude confiante et empruntant une démarche désinvolte.Je dois sauver la face maintenant. Des petits accidents, ça arrive à tout le monde. En plus, j’aicontribué à mettre du fou rire dans notre belle soirée. C’est bien ça, non? Je devrais m’enféliciter, finalement.

Ouais… Pas besoin d’en faire tout un plat.

La chanson qui joue, The Hills de The Weekend… Ouf ! C’est lascif, ça met dansl’ambiance…

—Je pense que tu manques d’expérience. Il faudrait que quelqu’un t’apprenne.

Je sursaute.

—Pardon?

Manu. Il est là et examine les dégâts… ou ma poitrine ? Il relève finalement les yeux pour lesancrer aux miens une fois de plus. Gratuitement, cette fois-ci. Mon Dieu! Ces yeux-là, quellemerveille !

—Tu n’as pas la bonne technique avec les

shooters, mais c’était amusant de te regarder faire.

—J’imagine qu’avoir des spectateurs m’a déconcentrée.—C’est moi qui t’ai déconcentrée?

Je baisse les yeux. Je ne lui mentirai pas.

—Oui, c’est bien possible.—Content de l’apprendre. Il me sourit avant d’ajouter :—Tu dois m’excuser, on m’attend là-bas.

Il me montre une banquette où des femmes dansent, hyper excitées.

Et juste avant de me laisser, il s’approche, comme tout à l’heure, pendant ma danse, et me souffle à l’oreille : — Je ne devrais pas te dire cela, je ne me le permets pas habituellementquand c’est sincère, mais je te trouve vraiment adorable, Céleste. Prends soin de toi, petiteétoile.

Ouf ! Quelle chance, j’ai !

Il repart sans qu’aucune parole ne sorte de ma bouche en échange de ces beaux mots. J’aurais pu me forcer. Pauvre groupie-pathétique-tropimpressionnée-devant-le-mâle-alpha que je suis.Franchement! Je devrais avoir honte.

À mon retour à la table, je raconte ma bonne aventure à mes copines ! Elles sautent de joiepour moi. SophieAnn me suggère de laisser à Manu mon numéro de téléphone en douce. Jamaisde la vie !

Vingt minutes plus tard, Emmanuel est de retour tout près de moi… mais pas pour moi. Ildanse à la table voisine. On joue Sorry de Justin Bieber. Je ne l’écouterai plus jamais de lamême façon. J’ai une belle vue. Sauf que je ne suis pas certaine d’aimer ce que je vois. Lafemme, d’environ quarante ans, très belle, pour qui il danse, contrairement à moi tout àl’heure, n’est pas timide du tout. Elle le fixe intensément dans les yeux, le regard à la fois

vaporeux et aguicheur. Son corps ondule, son bassin se soulève, comme si elle tentait désespérément de se clouer à lui. Elle s’approche, il recule. Les contacts sont interdits. Elle le sait pourtant. Je me demande à quoi il pense quand il danse pour une femme. Est-ce que çal’excite ? Parfois ? À tous les coups ? L’argent est-il sa motivation première ? Lapopularité? Ou bien est-il un exhibitionniste narcissique qui en a toutsimplement besoin, comme une compulsion ?

Il la regarde et lui en donne pour son argent. Il l’embrasse sur les joues, la frôle, comme il l’afait avec moi plus tôt. Elle lui chuchote à l’oreille, il lui répond. Exactement comme avec moi.J’ai été sa cliente, il m’a fait me sentir unique. C’est tout. Il sait que c’est ce que les femmesrecherchent. Une fille a besoin d’être stimulée à plusieurs niveaux pour être excitée. Et pouravoir envie de revenir. Ce n’est pas comme un gars qui va aux danseuses, j’imagine. Manu lesait, ça. Il est bien beau, au fond (euphémisme pour dire : il est divinement craquant!), maismes pensées pour lui demeurent de l’ordre du fantasme. Jamais un gars de ce genre ne pourraitm’intéresser dans mon quotidien. Et probablement qu’il me trouverait ennuyante à mourir.

À partir de ce triste constat, ma bulle d’emballement éclate. La soirée tire à sa fin et,malheureusement, elle se terminera sur une note mélancolique pour moi. Je déteste quand çafait ça, quand mon humeur se transforme du tout au tout, en l’espace de quelques secondes.J’étais si vivante, si joyeuse, et maintenant les blues me possèdent et me rongent de l’intérieur.Ma peine prend finalement le dessus, car elle est bien là, celle de mon échec amoureux, et ellene peut se terrer indéfiniment. Il faut dire aussi qu’il y a cette satanée chanson qui joue, WhenI Was Your Man de Bruno Mars, celle que Justin m’avait envoyée sur mon iPhone, celle qu’ilavait écoutée en boucle, voulant me faire comprendre qu’il avait compris, qu’ilétait prêt à tout pour ne pas me perdre. Celle que je connaissais déjà parcœur… Triste à en mourir. Pourquoi ici, en ce lieu, pourquoi venir tout gâcher? Justin. Même si le gars qui danse sur cette musique est très chaud, lespectacle ne m’amuse plus. C’est plus fort que moi, les larmes me montentaux yeux. Mais je me retiens de ne pas pleurer devant les filles. Ça va aller.J’ai passé une belle soirée. Il y en aura d’autres pour me changer les idées.J’aurai une belle vie, ici, à Montréal. Je l’ai tellement souhaité.

—Ça ne va pas, ma belle ? me demande Émilie.

Ah non, il ne faut pas me demander ça quand je suis émotive, c’est la pire affaire.

—Oui, ça va… La chanson…

Je baisse les yeux. Elle comprend. Deux larmes roulent de chaque côté de mes joues. Monamie me serre dans ses bras. Les autres filles nous rejoignent. Câlin collectif. Et alors que mesbonnes copines montréalaises m’étreignent, ce gars me regarde encore…

6

J’ai la gueule de bois pour une seconde fois depuis mon arrivée en sol montréalais. Mais cematin, c’est pire. Ayoye ! Ma tête… Si j’avais la force de me lever, j’irais chercher un grandverre d’eau et le pot d’acétaminophènes qui traîne dans mon sac à main, mais je me sens trèsfatiguée. La première chose que j’ai faite en me réveillant est un vieux réflexe : je me suistournée vers la droite dans le lit pour coller mon chum… Justin. Même si je n’étais plusamoureuse, on dirait que son corps à mes côtés quand je m’endormais et me réveillais memanque. Ça me sécurisait, m’apaisait. Le dimanche matin, il m’apportait souvent mon café aulit. Moi, c’était le samedi que je le faisais. Et nous nous préparions un gros déjeuner. Iladorait me faire des crêpes. J e me rends compte que je ne sais même pas comment encuisiner moi-même.

Ça doit être si simple. Nous avions chacun nos trucs. Ça, c’était le sien. Je me demande si je me trouverai un gars qui aimera me confectionner des crêpes le matin… Mais j’imagine que je n’ai qu’à l’apprendre et à le faire moi-même. J e cuisine des repas beaucoup plusélaborés. À ce propos, j’espère que Justin se débrouille bien sans moi et qu’il ne jeûne pas en raison de sa peine. Il a perdu beaucoup de poids ces dernières semaines. J’ai fait exprès de laisser traîner dans la cuisine un livre avec ses recettes favorites. Sauce à spaghetti, bœuf à labière, pain de viande… J’espère qu’il s’en servira.

Je finis par me lever. Des bribes de la veille remontent dans ma tête endolorie. Bien vite, levisage et le corps sexy d’Emmanuel s’imposent à moi. Quelle œuvre d’art, ce mec! Il faudrait vraiment immortaliser sa beauté d’un coup de pinceau… le mien! Et j’installerais fièrementle tableau sur le mur de ma chambre, juste au-dessus de mon lit. Misère ! On dirait que j’aidix-sept ans…

Après avoir avalé deux comprimés extraforts, je vais préparer du café. Émilie dort encore.Peut-être que l’arôme la réveillera. Je pourrais aller lui porter une tasse au lit, à défaut de neplus pouvoir le faire avec Justin comme avant, mais ça serait un peu too much. Et surtout, jene veux pas la réveiller.

Ma tasse de café à la main, j’allume mon portable et je vais voir ce qui se passe d’intéressantsur Facebook. J’ai un message d’un certain Manu C.

Hein? Manucomme dans Emmanuel-le-danseurhyper-sexy-du-281 ?

Non, je n’y crois pas ! C’est fou comme un simple déclic peut vous rendre hyper réveillée etallumée en moins d’une seconde !

Salut, petite étoile, tu m’as intrigué et j’aimerais bien te revoir. Un verre en ma compagnie,ça te dit ?Hein? Évidemment que ça me tente ! Quel honneur! Je n’en reviens juste pas ! Je me retiens

de ne pas crier à Émilie de venir voir ça sur-le-champ. Comment je vais m’habiller ? Jedevrais aller magasiner ! Et mes cheveux, ondulés ou droits ?

Bon, essayons de nous calmer et de relativiser le tout. Ne pas s’emballer pour rien. Peut-êtrequ’il invite des nouvelles filles chaque semaine. Peut-être que son plaisir est de collectionnerles conquêtes. Peut-être qu’il veut juste te baiser, ma grande… Que ça arrivera une fois et qu’ilne te redonnera plus jamais de nouvelles après. Et que tu auras le cœur brisé…

Ou peut-être pas non plus ! Peut-être que ça serait une expérience enrichissante. Peut-être que je serais fière de ma prise. Comme un gars. J’ai été en couple si longtemps. Tout le monde me dit que c’est le temps de m’amuser un peu. De ne pas retomber trop rapidement dans une nouvelle relation.

Finalement, peu importe les raisons, je vais essayer de prendre ça relax, sans trop me faired’attentes, de me divertir de cette invitation amusante et flatteuse. Et on verra bien où tout celame mènera. Je lui réponds donc sans trop attendre : J’accepte ton invitation avec plaisir, moncher Emmanuel. P.-S. : Tu as fait comment pour me retracer ?

Ping ! Oups! Il est en ligne ! Le stress monte.

Facile : j’ai tapé Céleste et art. Il n’y a pas une tonne de Céleste qui ont fait des études en artau Québec. Et j’ai tout de suite reconnu ce beau visage…

Quelle belle réponse. Et ce qui m’impressionne le plus, c’est qu’il écrit pratiquement sansfautes d’orthographe. C’est vraiment hot ! Il gagne des points. Ça me donne le goût d’enapprendre davantage sur lui !

Perspicace ;-) Tu es libre quand ?

En fin d’après-midi ? Il fait super beau aujourd’hui. Aussi bien en profiter.Oh merde! Aujourd’hui ? Un lendemain de veille ? Avec mes cernes ? D’un autre côté, je

n’aurai pas toujours mes week-ends de congé… C’est vrai qu’il faut en profiter. Il est déjàpresque midi. Bon, ok, let’s go ! Tu n’as rien qu’une vie à vivre, ma grande. Avec un peu decache-cernes, tu réussiras à être aussi cute que la veille, ou presque.

Oui, d’accord. Je suis libre aussi. Disons vers 15 heures ?

Excellent, beauté. Laisse-moi ton adresse et je passe te prendre.

Cool ! Il a une voiture en plus.

1001, rue Christophe-Colomb.

Le Plateau… on n’est pas loin ;-) En passant, tu es très mignonne en petite jupe, mais évited’en mettre une aujourd’hui.Peut-être qu’il veut m’emmener quelque part dans la nature ?

D’accord, j’en prends note. À plus tard. xxx À plus tard, petite étoile. xxx En cemoment, j’ai le plus large des sourires affiché sur mon visage. J’entends la porte

de la chambre d’Émilie qui s’ouvre. Je me mets à crier : — Émiii ! Viens voir ça !

Quand on est deux à s’emballer, c’est encore mieux. En blague, elle me dit d’en profiter, car j’ai la chance du débutant. Il y a eu plein d’occasions intéressantes pour moi dès mon arrivée ici. C’est vrai que c’est excitant de faire des nouvelles rencontres !

*

J’ai opté pour mon petit short en jeans, mon plus sexy. Ça m’étonnerait que Manu trouvemon accoutrement trop osé. Je porte un haut sans manches confortable, mais moulant. Mescheveux ont été soigneusement étirés au fer plat, mon maquillage est discret. Ça va aller. Jene suis pas complètement à mon meilleur, mais je ne pense pas qu’il le remarquera. Enespérant qu’il ne soit pas trop déçu en m’apercevant à la lumière du jour, car il est vrai quel’éclairage sombre du bar camoufle les défauts. Petit moment d’angoisse. Confiance. Tusais au fond que tu es mignonne.

Il est 14 h 55 et j’ai la fébrilité dans le tapis. Émilie me parle, mais je l’écoute à peine.Elle me met au parfum de ses avancées vers une éventuelle relation sérieuse avec son beauMiguel.

À 15 heures, mes nerfs sont de plus en plus tendus. Voyons, pourquoi je m’énerve autant?J e ne m’en vais pas rencontrer Brad Pitt ou le premier ministre Justin Trudeau, quandmême! Il faudrait que j’arrête d’entrevoir ce gars comme une idole. Je suis probablement plus âgée et instruite que lui ! Je peux me calmer les nerfs… et les hormones.

À 15 h 05, je commence à m’impatienter.

À 15 h 10, j’ai peur qu’il me fasse faux bond.

À 15 h 20, Émilie me demande d’arrêter de tourner en rond comme une idiote et j’ai plusque jamais peur qu’il m’ait posé un lapin.

À 15 h 25, un bruit de moteur criant me fait sursauter. Une moto sport s’immobilise devant le triplex.

—Une moto? Tu ne m’avais pas dit ça…—Ça ne doit pas être lui, il me l’aurait précisé, il me semble, par attention pour une personne

qui a peut-être peur de ce genre d’engin… ce qui est mon cas ! Tu sais que je n’ai jamaistrippé sur les motos…

—Je ne veux pas te décevoir, ma chouette, mais je pense bien que ton danseur aime les bébelles à moteur!

Le conducteur enlève son casque. Pas de doute. C’est lui ! Merde!

Dire que Justin m’a achalée pendant des années pour en avoir une et que j’ai toujoursrefusé, prétextant que c’était dispendieux et beaucoup trop dangereux. Je pense qu’il serait

insulté de savoir que j’accepte d’en faire avec un autre… Trop tard pour reculer. On y vapour la nouveauté et l’aventure. Je suis en ville pour ça, non?

Je décide de ne pas attendre qu’il cogne et d’aller à sa rencontre. Après avoir embrassémon amie sur les joues, après qu’elle m’a encouragée une dernière fois, je m’élance à larencontre du plus beau gars de la planète.

J’ouvre la porte alors qu’Emmanuel s’apprête à monter les marches. J e lui souris. Ouf !Je fonds littéralement alors qu’il s’immobilise devant moi, grand, imposant.

Je tente de demeurer relax et de ne pas paraître trop impressionnée. J’espère que çamarche!

—Salut ! Je pensais que tu me faisais faux bond.—Oups, désolé pour le retard, j’ai oublié de t’avertir que je suis rarement à l’heure.

Ça commence bien…

—Ne t’inquiète pas, c’est mon plus gros défaut. Il me fait un clin d’œil.

—Tu as aussi oublié de m’avertir que tu avais une moto…

—Oui, en effet. Ou peut-être que je voulais te surprendre et te sortir de ta zone de confort.

Je n’aime pas le jugement qu’il porte sur moi.

—Comment ça ? Peut-être que je suis une habituée.—Mon intuition me dit que non, pourtant. Tu l’es ?—Euh… non, je n’ai jamais fait de moto. Mais c’est seulement parce que ça n ’a jamais

adonné, pas parce que ce n’est pas mon style…

Ben voyons, j’essaie de lui prouver quoi, là ? Je ne suis même pas capable d’être honnête,ça ne va pas bien, mon affaire ! Et en plus, je viens exactement d’affirmer le contraire àÉmilie. Pourquoi lui raconter des salades ?

—Ok. Je te crois. C’est tout à fait ton style. Petit sourire en coin ultra sexy et baveux.—Comme c’est ta première fois, je vais t’aider.

Viens là.

Mon beau danseur me tend son sac à dos.

—Évidemment, c’est toi qui le porteras.

Il m’aide à l’enfiler et s’approche dangereusement de moi pour serrer les courroies quis’attachent juste au-dessous de ma poitrine. Ouf, j’ai tellement chaud. Ses doigts effilés à quelques millimètres de mes seins… J’ai presque l’impression qu’il fait exprès de prendre son temps. Qu’il prend un réel plaisir à le faire. À tout le moins, il est très concentré. Quandil tire une dernière fois brusquement sur la sangle, je fais le saut. Et j’ai une penséetotalement indécente de lui m’attachant plutôt à un lit… Ouf ! J’ai presque hâte qu’il sedécolle tellement la tension est palpable, ou bien c’est moi qui s’énerve encore…

—Voilà, c’est fait. Profites-en ! Éventuellement, tu le feras toute seule comme une grande.

Éventuellement ? Monsieur est confiant en ses moyens… ou fin manipulateur pour melaisser entrevoir une fausse suite et ainsi me mettre facilement dans son lit.

—Le casque, maintenant.

Il me tend un casque bleu poudre. Le casque pour la prise du jour, que je me dis.

—En passant, j’espère que ça ne te dérange pas de sortir de Montréal et que tu n’es pas trop pressée. Je t’emmène dans les Laurentides. J’ai un petit quelque chose à aller porter à magrand-mère qui habite à Saint-Sauveur.

—Non, aucun problème. J’ai toute ma soirée.—Excellent.

J’enfile le casque avec un peu de mal. Difficile à faire passer ! Ma mâchoire est drôlement serrée là-dedans. Je dois avoir une drôle de tête avec ça.

—Wow ! Tu es à craquer. Il te va à la perfection.—Merci.—Lève la tête.

Il me l’attache solidement au cou.

J’aime bien qu’il s’occupe de moi ainsi. Je me laisse faire.

—Grimpe maintenant.

Et je m’y prends comment? Il semble lire dans mes pensées.

—Ton pied là, sur la marche, et tu te donnes un élan.—Compris.

Je m’exécute. Désastre !

—Presque aussi élégant que lorsque tu bois un

shooter ! Tu es adorable, ha ha.

—Ouais… désolée, je suis un peu maladroite.

Il embarque. Il embraye. Je me permets de mettre mes bras autour de lui. Quelle joie ! Dieuqu’il sent bon! Je sens son ventre dur sous mes avant-bras. En ce moment, j’ose affirmerêtre la fille la plus chanceuse de la terre !

« Groupie ! » me crie ma conscience. Arrête, tu me donnes mal au cœur…

—Tu vas devoir te coller plus que ça, ma belle, pour ne pas partir au vent.—Oh, d’accord, pas de problème.

Je me cramponne davantage, moi qui croyais l’être déjà beaucoup.

On part. Je me sens étrangement bien, libre, quand nous décollons dans le vroum vroumbruyant. Un peu impressionnée au début. À peine inquiète du danger, car la sensation d’euphorie et de bien-être que me procure le fait d’être clouée à ce corps-là, dans le vent, à l’air libre, est tellement intense. Je me sens vivre comme jamais. Nous défilons sur lesroutes. Mon conducteur semble bien connaître les rues de Montréal avant d’arriver sur la15, en direction Nord.

Nous prenons la sortie 45, à la hauteur de SaintJérôme. Parc régional de la Rivière-du-Nord. Manu gare sa moto. Nous débarquons.

—On arrête ici. Je pense que tu vas apprécier l’endroit. J’aime bien m’y promener. C’est unparc avec des chutes et des sentiers.

—Oui, très bonne idée. La nature commençait à me manquer. La ville, c’est nouveau pour moi.Reprendre contact avec la nature me fera du bien.

—Ah oui, une nouvelle citadine ? C’est ton année des premières fois, on dirait bien…

—Oui, c’est exactement ça !

J’essaie de me défaire de mon casque, de le détacher, mais j’ai de la difficulté. Moncompagnon doit me trouver hyper malhabile.

—Attends. Je t’aide.

Ouf ! Enfin libérée. Il fait de même avec le sac à dos. Une fois de plus, j’ai chaud!

Après avoir payé notre droit d’entrée, nous nous engageons dans les sentiers. J’en profitepour lui raconter un peu mon histoire, d’où je viens, mes études, ce qui me passionne. J’yvais au gré de ses questions. Il me parle également de lui. J’apprends qu’il danse depuis

deux ans. Qu’avant ça, il était serveur et barman. C’est un grand sociable. Il aime vivre lanuit, adore faire du surf. Il aime également faire la fête, à ce que je comprends. Ce détail, je

l’aime moins, mais je m’en doutais… Bref, il me fait un survol de sa vie, rien enprofondeur… À suivre !

Manu m’avoue adorer mon allure de petite fille « sage ». Je lui réponds que je ne suis peut-être pas aussi sage que j’en ai l’air, que la sagesse, c’est bien relatif. J’imagine que si je mecompare à lui, oui, je dois paraître bien sage !

Le parc est un très bel endroit. C’est apaisant, de grands arbres matures longent la rivière agitée. Le chemin nous mène sur un pont qui surplombe une chute. Une vue magnifique !Nous demeurons silencieux à l’admirer plusieurs secondes, songeurs. Puis, en même temps,nos regards se trouvent. Ses yeux sont éclatants. Le moment est si chavirant que mon cœurse met à battre à tout rompre. Le bruit de la chute vibre en moi. Le chant des oiseaux, le ventsoudainement plus agité… et ce mec devant moi. Mes sens sont choyés et ravis. Je suis tropbien ici avec lui.

Une petite fille d’à peine trois ans arrive à nos côtés en gambadant et nous fixe.

—Regarde, maman, des amoureux ! Nous sortons de notre bulle.—Ne dérange pas les gens, ma chérie, lui lance sa mère, gênée, pendant qu’elle agrippe le

bras de sa fille. Viens.

Nous rions.

—Les enfants sont tellement adorables et spontanés.—Oui, tellement. Je les adore, me répond-il.

Il aime les enfants. Un point pour lui! Si c’est vrai…

Seigneur ! Je suis tellement sur mes gardes. Peut-être que j’ai raison de l’être… Ou peut-être que je devrais laisser la chance au coureur.

Nous continuons notre route sur les sentiers.

—Que dirais-tu si on se trouvait un petit coin isolé ? J’ai une couverture et du vin dans monsac à dos.

Sortir des sentiers battus ?

—Je te suis, tant que tu ne me fais pas traverser la rivière !—Ha ha, non, ça ne devrait pas.

Nous dérivons dans les bois, suivant d’abord un sentier étroit. Ça va pour l’instant. Mais bien vite il faut dévier du chemin et casser des branches. Une chance que mes sandales sont attachées à mes chevilles. Mais quand même. Du branchage m’érafle la jambe.

—Aïe !—Quoi?—Les branches…

Je lui montre ma jambe égratignée.

—Hon, ma pauvre chérie.

Il s’approche, se penche, dépose un doux baiser. Puis, contre toute attente, il m’envoie uneclaque en plein dessus.

—Tiens! C’est presque rien. Je suis saisie.—Aïe ! Mais pourquoi tu fais ça ?

—Ha ha, désolé, ma grand-mère le faisait tout le temps quand je me plaignais pour un petitbobo. Il faut savoir se renforcir, qu’elle disait. Elle détestait les pleurnichards… C’est resté, ilfaut croire !

—Ouin, ok…

Je ris nerveusement. On continue notre route périlleuse dans la brousse de fin d’été d’un

parc régional des Laurentides, apercevant ici et là des gens étendus sur des rochers, d’autres au loin qui marchent sans embûches sur le sentier aménagé. Il commence d’ailleurs à me manquer, celui-là ! Pourquoi se donner autant de mal ? J’aperçois unegrosse roche.

—C’est bien ici pour nous installer, non?—Non, pas encore. Je nous cherche « le » spot, celui où personne n’est jamais allé. Je veux

qu’il nous soit exclusif et que la vue y soit parfaite.—Bon, d’accord, mais pas dans une heure, je ne suis pas équipée pour des randonnées

extrêmes.—Oui, promis. Tu te débrouilles très bien jusqu’à maintenant. Ton verre sera amplement

mérité.—Oh oui, je commence à avoir soif.—Là, regarde, ce sera parfait !

Il m’indique un îlot au milieu de la rivière.

—Euh… tu me niaises, j’espère !

—Non, pas du tout. Tu vois le gros billot ? On peut traverser facilement.

—Sérieusement, je ne suis pas sûre. Il y a beaucoup de courant.—Allez, viens, il faut vivre dangereusement. J e déteste faire comme tout le monde, j’adore

sortir des sentiers battus. Pas toi ?—Ouais… moi aussi.—Ha ha!—Quoi?—Ton expression faciale n’est pas très convaincante.—J’aime bien les sentiers aménagés, mais bon, oui, j’avoue que partir à l’aventure a quelque

chose d’excitant !—Comme moi ?—Eh oui, comme toi.

Oui, excitant comme toi, cher Manu… J’espère que tu mérites tout ce trouble que je medonne pour tes beaux yeux !

Je continue de suivre mon guide téméraire et audacieux. Entre deux branches que je tented’éviter, je fixe cette paire de fesses incroyable, l’imaginant comme hier dans son boxerhyper sexy qu’il a baissé pour moi. J’ai du mal à croire que je suis ici avec lui en cemoment. Que j’ai vu ce gars nu avant même d’avoir pris un verre avec lui.C’est quasiment surréaliste ! Le monde à l’envers.

Nous voici à la fin d’un sentier abrupt qu’il faut descendre pour atteindre le rivage.Emmanuel me tend la main pour m’aider. Je le trouve galant et attentionné.

Bon, on y arrive, à ce fameux billot.

—Honnêtement, je ne pense pas que ce soit l’idée du siècle. Mon sens de l’équilibre n’est pasextraordinaire et ça me semble très glissant.

—Ben non, ne t’inquiète pas, j’y vais en premier. Comme ça, s’il y a du danger, je l’affronteraiavant toi. Fais-moi confiance, je vais te retenir si je vois que tu risques de tomber.

Il s’exécute donc et je l’imite. Il a des meilleures semelles que moi avec ses espadrilles auxpieds. De mon côté, ça se déroule bien au début, mais rapidement le billot devient beaucouptrop glissant. Merde! Avec mes sandales, ça ne va pas du tout. J e manque de tomber. Jem’accroupis et cesse d’avancer.

—Ça glisse vraiment trop à cause de mes chaussures.—Enlève-les.

Je reviens sur la terre ferme. Je n’étais pas trop engagée sur la rivière. J’y laisse messandales, m’assois sur le tronçon de bois et repars, le bord de mon short s’imbibant desgouttes froides des remous. Je pourrais avancer de cette manière, assise sur le billot, mepoussant avec mes bras et mon bassin, sauf qu’un peu plus loin le niveau de l’eau remonte etje sens que j’aurai les fesses trempées.

—Continue ainsi, si c’est plus facile pour toi.—D’accord.

Je me concentre et me remets à avancer, évitant de poser le regard sur les remous. Desindividus ne se sont-ils pas déjà noyés ici ?

—Pourquoi on s’inflige ça déjà ? que je demande, nerveusement.—Pour avoir le plus beau des spots afin d’installer notre petit set up romantique…—Romantique… Je vois…

Je souris. La motivation me revient. J’ai vraiment hâte d’être rendue à destination afin depoursuivre notre belle conversation de tout à l’heure.

Mon short n’a pas été épargné, mais j’arrive enfin au bout du billot. Je me relève poursauter, mais je manque encore de tomber. Mon danseur me rattrape au dernier moment. Comme dans les films. Ça aussi, c’est très romantique! Je lève les yeux. Il me regarde et medit doucement:

—Attention, princesse.

Princesse ? Je vais être ta princesse aussi longtemps que tu veux, mon beau! Encore unerechute de groupie. Mais ce n’est pas ma faute, il est tellement… juste… trop…divinement… adorable.

—Yé ! On a réussi ! On s’installe maintenant? L’emplacement devant nous est assez décevant,

compte tenu de tous les efforts qu’on a déployés pour se dénicher un endroit de rêve ! Ondirait bien que ceux aménagés et accessibles aux gens avisés demeurent les meilleurs. Je garde

ma remarque pour moi afin de ne pas décevoir mon compagnon. Trop d’herbe et de cailloux pourasseoir nos fesses ici. Mais bon, j’avoue que l’idée de faire différent, de se trouver un petit coinplus intime est très bien aussi.

—Attends-moi ici.—Pourquoi ?—Je pense que j’ai trouvé.

Il s’éloigne parmi les arbres. Pas encore ! Les cailloux sur le sol me rappellent que je suispieds nus. Pas question que je poursuive la route dans cette brousse. Je suis épuisée et j’aitrès soif, surtout après mes prouesses sur le billot.

—Oh oui, viens.

Je le rejoins de peine et de misère, regardant attentivement où je pose les pieds avantchaque pas. C’est périlleux !

Mon danseur me fait passer devant lui.

—Regarde.

Il me montre un endroit fleuri de rouge sur une belle roche lisse. Le hic, c’est qu’il fautencore traverser un bout de rivière pour y parvenir. Peut-être juste trois ou quatre pas, maisça semble particulièrement dangereux, le remous y étant fort.

—Euh… non, cette fois, je ne suis pas. L’emplacement à côté du billot était correct. Là-bas, çasemble risqué.

Casse-cou à souhait, oui !

—Mais non, voyons. Regarde la roche au fond de l’eau, ce n’est pas si creux. Tu fais un pasdessus, puis tu mets ton pied sur le rocher hors de l’eau, et hop, je t’aide et nous y sommes.

—Ça semble très glissant, Emmanuel.—On y est presque. Ce serait dommage d’avoir fait tout cela pour rien, non? Et ce n’est pas

toi qui disais t’ennuyer dans ton ancienne vie ? C’est le temps de vivre dangereusement.

Il me fixe intensément.

—Fais-moi confiance.

Par mon silence, il comprend qu’il a gagné. J e vais devoir apprendre à avoir plus decaractère et à maintenir ma position maintenant que Justin n’est plus là pour veiller surmoi.

Manu y va donc le premier. Son pied glisse sur la roche dans l’eau, mais avec ses grandesjambes il traverse la rivière en deux pas, avant de gagner la terre ferme, élevée à environ unmètre de l’eau. Il me tend le bras.

—Vas-y, c’est bon, ma belle.

—D’accord.

J’y vais. Jusqu’ici, je m’en suis bien sortie, alors je devrais y arriver. Je m’exécute, j’aipresque confiance. Presque. Quand mon pied touche la roche glissante, je sens pourtant queje perds le contrôle…

—Haaaa!

Mes jambes font le grand écart et je tombe dans l’eau. Au secours ! Le courant! Emmanuelattrape ma main. J’ai peur qu’il la lâche et que le courant m’emporte. Il me tire de toutesses forces. Mon short n’est plus seulement imbibé, il est carrément trempé. Bravo ! Au moins, ma camisole a été épargnée en grande partie. Mon cœur bat la chamade.

—Ça va?

Pour un instant, j’ai cru lire de l’inquiétude dans son regard d’homme valeureux. Maisdéjà son ton est rieur. Il tente de me faire croire que ma chute n’était pas si grave. J’auraispu mourir, non? Jamais Justin n’aurait pris un tel risque. Mon ex n’agissait pas en adoimprudent.

—Ouais, je suis saine et sauve, mais tu aurais dû me dire également d’apporter un maillot !

—Désolé, ce n’était pas prévu. Mais ne t’inquiète pas, avec ce soleil, ça séchera vite. Etregarde comme ça en valait la peine.

Je contemple notre emplacement de rêve. J’avoue que l’endroit est vraiment enchanteur.Fleuri et lisse. Nous y serons confortables.

Emmanuel extirpe une grande serviette de plage de son sac à dos, une bouteille de rouge,un ouvrebouteille et deux coupes en plastique. Joie ! Il étend la serviette et me lance unebouteille d’eau. Bonne idée, avant le vin… j’étais assoiffée. Il me tend ensuite une servietteplus petite avec laquelle je m’essuie. Les remous des chutes nous entourent et les visiteurssont loin de nous. L’endroit est camouflé derrière les arbres. Mon effarement commence à sedissiper, laissant la place à la magie. Je ressens peu à peu le romantisme du moment. Nousnous assoyons. Emmanuel me sert à boire. J e l’observe. Il semble tellement mystérieux,énigmatique. J’en connais encore si peu sur lui, tandis qu’il a déjà réussi à en apprendreabondamment sur moi : ma séparation, mes blessures, mes peurs, mes craintes, mes rêves.J’en ai confié beaucoup, pour un premier rendez-vous. J e me demande bien à quoi peutressembler le mode de vie d’un gars comme lui.

Le vin est bon, nous entrechoquons nos verres.

—À notre audace! Tu étais tellement belle à voir parmi les branchages. Je te félicite. D’autresfilles n’auraient pas accepté d’aller jusqu’au bout.

—Pour tes beaux yeux, je ne suis pas certaine que plusieurs d’entre elles auraient refusé,pourtant, que je lui lance, spontanée.

—Tu me trouves beau?

Question à réponse plus qu’évidente, il me semble. J e baisse les yeux, gênée, puis lesremonte et assume la vérité d’un air séducteur.

—Oui, vraiment très beau.

Il me fait signe d’un geste de la main de m’approcher.

—Viens t’asseoir contre moi, petite étoile. Il est adossé à un rocher plat.—Mais avant, enlève ce short trempé. Fais-le sécher au soleil. Tu dois être inconfortable avec

ta petite culotte.

Effarouchée, je lance :

—Euh… je ne vais quand même pas me mettre en string dans un lieu public !

Certains visiteurs sont en maillot sur les rochers, mais ce n’est pas la même chose, et monstring est trempé, lui aussi, donc probablement plus transparent qu’un maillot.

—Un lieu public, ici ? Je n’y vois que toi et moi, pourtant. Et je doute fort que d’autrescourageux nous y rejoignent.

—Non, en effet… mais ça me gêne d’être en sous-vêtements devant toi.—Je te jure qu’il n’y a rien là. Je le fais tous les soirs. C’est juste de la peau, ma belle. Tiens,

la petite serviette te cachera si tu le souhaites.—D’accord, mais retourne-toi, on ne se connaît pas encore beaucoup.—Ok, promis.

Je me lève, maladroitement, et détache mon short mouillé.

Je sens qu’Emmanuel me mate. Je lui fais les gros yeux et il se tourne, amusé.

Je me dépêche, mais le tissu trempé colle à ma peau. Je dois néanmoins avouer que l’idéeest judicieuse ! Je ne me serais pas vue reprendre la route en moto au grand air les fessestrempées.

Soudain, je fais le saut. Un homme et une femme à ma droite, sur un rocher non loin durivage, m’observent d’un drôle d’air. J’ai quand même les fesses à l’air !

— Merde! Il y a des gens qui me voient.

Afin de me dérober à leur vue, je me mets face à eux, mais mes fesses nues sont en plein dans le champ de vision d’Emmanuel.

Au secours ! Je ne sais plus où me placer. Il rit.

—Waouh! Tu me gâtes ! Quel beau cul, beauté.—Bon, tu es content là, j’espère que tu t’es bien rincé l’œil.—Oui, j’en ai profité malgré moi. Allez, viens maintenant.

Désormais, c’est du sérieux. Il y aura rapprochement. En échange d’aucune rétribution

monétaire. Ses jambes sont entrouvertes. Il désire que je vienne me blottir contre lui. Je suistendue, le temps de quelques secondes, un peu gênée, puis je me laisse aller, son torse contremon dos, son visage dans mon cou, ses bras se refermant sur moi, comme un amoureux leferait avec la femme qu’il aime. C’est si bon. Il y a longtemps que je n’ai pas ressenti un telsentiment de bien-être, d’euphorie, une vague de désir dans les bras d’un homme. AvecJustin, j’avais jadis vécu des émotions semblables. Il y a longtemps, oui, vraiment trèslongtemps. En ce moment s’entremêlent en moi ravissement, tristesse et culpabilité. D’êtresi pressée. De constater que je ressens si fortement le besoin d’aimer et d’être aimée. Est-ceque ça va m’arriver encore ? Une autre longue et belle histoire d’amour ? Pourrais-je mêmesouhaiter une relation qui ne s’éteindrait pas après douze ans ? Aucune idée. J e saispourtant que, avec cet homme divin qui m’enlace, ce n’est que du rêve. Une douce illusionde fin d’été. Jamais un homme comme lui ne pourrait sortir avec une femme comme moi.

Ou jamais une femme comme moi ne pourrait sortir avec un homme comme lui.

—On est bien, non?—Oui, vraiment!

Sa voix me fait retrouver le bonheur d’être au creux de ses bras chauds, le bonheur d’être juste là, dans cette nature invitante, à adorer ce moment qui devrait durer une éternité tellement il me fait du bien. Au fond, je me fous que ça ne soit qu’une simple aventure. Si ça me fait du bien, si ça m’apporte l’amour en bouteille dont j’ai besoin en ce moment, pourquoi m’en priver? De toute évidence, après une longue relation, je ne suis pas prête àplus.

Ses doigts frôlent ma peau, la caressent doucement. Je frissonne de plaisir et ferme lesyeux pour mieux m’en délecter. J’entends son souffle dans mon cou et le son agité desremous. Un flot de désir se déverse en moi. Emmanuel me prend le menton de son doigt, metourne la tête vers lui, nos regards s’enfoncent l’un dans l’autre. Longtemps. Trop beau pourêtre vrai.

Il approche son visage d’ange du mien et se décide enfin à plonger vers mes lèvres. Lessiennes sont tellement douces, tellement divines. Waouh! Quel baiser ! Léger et intense à lafois.

Quand nous nous séparons, nous nous regardons encore, en silence. Puis je détourne leregard la première, mal à l’aise du silence qui commence à me peser. Je suis déstabilisée et, en même temps, je flotte sur un nuage. En me raclant la gorge, je prends mon verre et il saisit le sien. Je me laisse de nouveau aller contre son torse chaud alors que nous nous remettons à discuter de tout et de rien. Après un moment, le silence s’infiltre une fois de plus, nous contemplons les remous, détendus.

Une fois la bouteille achevée, mon short séché, nous décidons de repartir d’où noussommes arrivés. J’appréhende déjà le chemin du retour. Ça ne me tente aucunement derisquer ma vie encore, mais je dois dire que ça en valait la peine. Si jamais je meurs en

cours de route, je mourrai heureuse d’avoir embrassé les lèvres chaudes de ce mecincroyable.

Juste avant de partir, Emmanuel arrache une fleur rouge d’un plant et la dépose derrièremon oreille.

— Trop belle, Céleste, ma petite étoile. Tiens, place-toi ici, devant la chute, je veux unsouvenir de ta jolie frimousse.

Un souvenir? J e suis flattée, même si ça donne l’impression qu’on ne va pas se revoir,comme un vacancier sur le point de dire adieu à son amourette avant de rentrer au pays…

Je prends une pause, souriante, de petite fille sage et charmeuse à la fois. En souhaitantque le résultat donne vraiment ce que j’ai en tête. J’espère au moins être belle dessus… Ilme photographie avec son iPhone.

— Magnifique.

Il m’offre un large sourire, satisfait. J’ai bien fait ça, je mérite un autre bisou, non? Nousreprenons finalement la route. Cette fois, Manu a la brillante idée de mettre en diagonale untronc d’arbre mort sur l’eau. J’arrive donc à traverser sans catastrophe. Des broussailles,des arbres, des branches… ouf ! Et quelques égratignures supplémentaires. C’est ça,l’aventure…

Nous arrivons sur l’îlot. Il faut maintenant retraverser la rivière sur le billot. Ah non, pasencore… Dernier effort avant de retrouver les sentiers battus et mes sandales, si elles n’ont

pas été dérobées par un quelconque farceur. Je m’y risque en premier cette fois. Emmanuelme suivra de près, au cas où…

Téméraire, j’y vais debout, peut-être que j’aurai un meilleur équilibre cette fois-ci… Ondirait que je me sens plus en confiance.

Idiote ! Le vin t’a mis plus en confiance, mais évidemment tu as trois fois moinsd’équilibre – et de jugement – qu’au départ !

Encore une fois, après que j’ai fait quelques pas, la surface devient trop glissante. Je sensque je vais perdre l’équilibre pour de bon.

—Eh merde, je continue sur les fesses. Emmanuel rit.—Ok, mais tu risques de mouiller de nouveau ton short.—Tant pis, c’est mieux que de me noyer dans la rivière. Tu verrais ça dans le journal ? Ça ne

te dérangerait pas d’avoir un si grave accident sur la conscience ?—Oui, bien sûr.

Je m’assois et continue ainsi ma progression. Rendue au milieu de la rivière, je m’aperçoisque le niveau de l’eau a monté depuis notre premier passage. Le bas de mon short se faittremper. J’avance encore. Maintenant, c’est au tour de mon entrejambe… Misère ! Je fais uneffort pour me dépêcher, mais voilà que Manu, qui m’a devancé en marchant sur les rochers

dans la rivière, agrippé au billot, se plante devant moi, les deux pieds sur une roche plate etsurélevée. Il me retient en place au lieu de m’aider à avancer plus vite.

—Merde, laisse-moi, Manu, qu’est-ce que tu fais ? Je suis en train de me mouiller au complet.

Il m’immobilise de ses bras forts.

—Je sais. Mais tu es tellement excitante comme ça, à ma merci, au milieu de la rivière.

Il observe ma posture, s’arrêtant sur mon entrejambe que le courant vif éclabousseabondamment. Il m’emporte dans un baiser brûlant au-dessus du cours d’eau, avec uneardeur déchaînée, de ses mains avides qui se promènent sans répit sur mon corps. MonDieu, la scène est tellement incandescente que j’ai l’impression que nous pourrions fairebouillir l’eau qui nous touche. J’ai tellement envie de cet homme, c’est épouvantable.

Mon danseur me lâche enfin. Nous sommes à bout de souffle.

—Tu me laisses, maintenant…—Oui.

Nous retournons enfin sur la terre ferme, avec toute la tension du monde dans nos corps, retrouvant la réalité, parmi les randonneurs qui savent respecter les limites établies pour la sécurité des usagers. Nous décidons de nous dépêcher de nous rendre au centre commercial tout près afin que je m’achète un short et que nous continuions la route jusqu’à Saint-Sauveur. Nous faisons la course jusqu’à sa moto en riant. Il m’aide à m’installer et nousnous rendons dans une boutique unisexe, Le Château, où je déniche ce dont j’ai besoin. Ilinsiste pour me l’offrir. J’accepte après quelques refus, un peu mal à l’aise. Il s’en procureun également. Il lui va à ravir, comme n’importe quel autre vêtement, j’imagine…

Ensuite, nous prenons la direction des Laurentides. Le décor est splendide. Ce n’est pas lefleuve, mais ces paysages vallonnés et escarpés sont vraiment très agréables à contempler.Nous roulons sur l’autoroute 15, puis sur une route de campagne jusqu’à une petite maisonpittoresque qui possède une longue galerie, tout près d’un lac. Très paisible comme endroit,j’adore !

—Ta grand-mère vit ici ?—Oui, j’aime venir m’y ressourcer à l’occasion quand le brouhaha de la ville me tombe sur les

nerfs.—Oui, je comprends.—Viens que je te la présente.

Nous passons par l’arrière. Une petite femme travaille dans son potager, gants dejardinage aux mains. Elle a environ soixante-quinze ans, je dirais, les cheveux blancs, plutôt

courts, les yeux souriants.

Elle semble adorer son petit-fils, ça se voit tout de suite à sa manière de le regarder. Il luitend une enveloppe. Elle le remercie et a dans les yeux toute la reconnaissance du monde. Jeme demande ce qu’elle contient. Une lettre ? De l’argent ?

La vieille dame nous offre une boisson fraîche et nous lui tenons compagnie environ trois quarts d’heure, à la suite de quoi Emmanuel m’emmène souper sur la terrasse d’une charmante crêperie bretonne dans la rue Principale. J e n’ose pas lui demander s’il aimecuisiner des crêpes. J e ne veux pas qu’il croie que je me fais des idées concernant un possible avenir entre nous deux. J’essaie de demeurer terre à terre. Ce flot d’émotions qu’il me fait vivre est brutal. Il pourrait me faire mal. À cause de l’intensité des émotions que je ressens en sa compagnie. Or, j’ai besoin de douceur ces temps-ci, de légèreté. Le deuil demon ancienne vie commence à peine. Et j’ai la sensation que Manu m’échappe déjà.Pourtant, sa façon d’être avec moi me laisse penser qu’il me veut… oui, vraiment très fort.Comme je le veux. Sauf qu’une part de lui semble hésitante. D’ailleurs, ce soir non plus, iln’est pas très loquace. Il me parle de ce qui le passionne, de ce qui l’anime, mais demeuremystérieux sur son identité et ses origines.

J’apprends tout de même qu’il a été élevé par sa grand-mère et qu’il ne voit plus ses parents depuis très longtemps. Le ton qu’il emploie quand il m’en fait part me fait comprendre qu’il n’aime pas en discuter, alors je n’insiste pas pour obtenir davantage dedétails. Quant à moi, je l’entretiens à nouveau de ma rupture. Ça l’intéresse. J’essaie de nepas m’éterniser sur le sujet, car je ne veux pas qu’il me sente vulnérable. Je lui parle demon grand enthousiasme face à ma nouvelle vie de citadine. Il m’avoue avoir été ému parma fragilité au club, ayant ressenti mon affliction. Ça me touche.

Au coucher du soleil, nous rentrons. Il fait encore chaud. Devant mon triplex, ilm’emporte dans un autre de ces baisers brûlants, rempli de désir. Puis encore ce regardplanté dans le mien qui semble… je ne sais trop… me supplier ? Me faire comprendre quelque chose ? Mais quoi ? Pourquoi ce voile de tristesse dans ses yeux, comme si c’était la fin de quelque chose ? J e n’ose pas le questionner. J e le laisse filer, je pense que jecomprends : il n’a pas l’intention de me revoir. Il y a une petite amie dans le décor, fortprobablement. Pauvre naïve et innocente créature que tu es. Tu pensais vraiment qu’ungars de ce genre était libre ?

Quand il part, quand sa moto retentit dans la nuit qui s’est installée, un énorme frisson meparcourt. C’est frisquet à cette heure. J e demeure songeuse sur le trottoir à regarder levéhicule détaler au loin. C’est bien comme ça. Aucune promesse. Juste un beau momentmémorable. Car oui, ce l’était.

J’adore ma nouvelle vie. Des frissons, des baisers, des émotions fortes. Un gars à quirêver pendant les prochaines nuits. C’est mieux comme ça. Qu’il demeure un rêve, une follebrise, un tourbillon d’étincelles virevoltant dans la fin de mon été. La danse privilégiée ethaute en couleur du dénouement d’un concert estival.

7

Lundi matin, l’université. J’essaie de me concentrer tant bien que mal sur les c our s . C’estdu sérieux, la maîtrise. La plupart des cours sont beaucoup plus engageants qu’au baccalauréat.Il y a tant de recherches à faire. Tant de lectures interminables. Plusieurs en anglais. Je devraim e perfectionner. E n s o l montréalais, j e constate désormais toute l’importance d e mieuxmaîtriser la langue internationale. Les profs nous martèlent la tête d’un tas d’informations quisont malheureusement parfois embrouillées par mes souvenirs de la veille. Emmanuel…étonnant. Extraordinaire. D’abord mystérieux au bar. Puis se révélant captivant et romantique àsouhait. Je n’aurais pu rêver mieux. Dommage qu’il n e soit qu’un rêve. Mais son baiser m’obsède. Je le ressens encore sur mes lèvres, dans ma bouche. Son corps cloué au mien sur samoto m e hante également. Tout comme s a danse pour moi samedi dernier. Mon désir esttellement fort qu’il me semble que la seule manière d’apaiser ma tension serait de me donner àlui. Mon cœur et mon corps le convoitent si fort. Si au moins ça pouvait arriver, juste une fois.

Le soir, Émilie me traîne dans les petites épiceries spécialisées de l’avenue du Mont-Royal qu’elleadore, celles qui me deviendront familières

éventuellement. Ça fait changement des grands supermarchés de banlieue. Faire plus d’unendroit exige davantage de déplacements, mais tant mieux, je veux me tenir en forme. En plusde courir chaque jour dans mon nouveau quartier, je me suis inscrite à un cours de CrossFitavec Sophie-Ann. Elle m’a dit d’attacher ma tuque, car ce ne sera pas de tout repos. Pas deproblème, j’ai envie de repousser mes limites physiquement, de mieux muscler mon corps.

En faisant le point sur mon arrivée en ville, je me rends compte que j’ai tout ici pour me teniroccupée et ne pas rester enfermée à pleurer mon échec amoureux, comme Justin l’appelle : desamies présentes, des cours prenants, des activités planifiées.

Sauf que, au fond, une relation de douze ans peut-elle être un échec en soi ? Douze ans, c’estlong. Beaucoup plus longs que les relations de la plupart des filles de mon âge que je connais.

Mardi, je n’ai toujours pas de nouvelles d’Emmanuel, mais je vous rassure : je n’en attendspas. Je me suis rangée au fait que l’image de mon beau danseur demeurerait intacte, sur unpiédestal dans ma tête, sans suite qui viendrait tout gâcher. Je pourrais lui écrire simplementpour voir comment il va, prendre de ses nouvelles. Mais je suis une fille indépendante et jen’aime pas faire les premiers pas (je sais, c’est un défaut). Je suis comme ça. C’est un gars en demande, sûr de lui : s’il veut quelque chose, il le prend, c’est tout. Donc, s’il ne m’a pas redonné de nouvelles, c’est qu’il ne me désire pas très fort. Bien. J e comprends le message.Mon cours de CrossFit me donne effectivement du fil à retordre, comme me l’avait préditSophie-Ann. Je sue ma vie ! Je n’ai pas hâte de constater les dégâts demain. Je risque d’êtrecomplètement endolorie.

Mercredi midi. Je viens de terminer un cours intéressant sur l’art à l’époque de laRenaissance. J’ai l’après-midi libre pour étudier. Génial! Alors que je suis en train de mangerun croissant au poulet, je prends mon iPhone que j’ai senti vibrer. J’ai un nouveau messageFacebook : Salut, petite étoile, tu m’accompagnes dans un party ce soir ?

Oh… tiens donc! Le beau Manu. Il se rappelle donc que j’existe ce midi? Mon cœurs’emballe, comme si je venais d’apprendre une grande nouvelle.

Une invitation ? Ce soir ? Un party ? Ouin, pas sûre… J’ai un cours demain matin. D’un autrecôté, c’est très tentant. Je lui réponds: Salut, toi ! J’ai un cours demain matin, maisça pourrait peut-être m’intéresser. C’est dans quel coin, ton party ?

Tout près de chez vous, métro Sherbrooke. Viens en transport en commun, tu vas pouvoirconsommer.

Consommer? J’espère qu’il parle d’alcool…

D’accord, mais pas trop de folies pour moi. Comme je te dis, je me rends à l’universitédemain et je me lève tôt. ;-)

Un cinq minutes de délai s’écoule avant qu’il renchérisse : Tu es jeune, nouvelle en ville,célibataire depuis peu. Ce n’est pas une option, tu te dois de fêter ça, et si l’occasion seprésente un mercredi soir, saisis-la !

Il est convaincant et j’ai vraiment très envie de le revoir.

Ok, j’accepte ton invitation… si tu me laisses partir tôt sans faire d’histoire. :P

Ne t’inquiète pas. Vivre et laisser vivre. Je ne t’en voudrai pas d’être sage et responsable. Ilest possible cependant que j’essaie subtilement d’avoir une mauvaise influence sur toi, maisinsister, jamais !

Tu pourras essayer subtilement si tu le souhaites, mais je t’annonce que tu aurais davantagede succès en t’y prenant un soir de week-end ! Les premiers cours de la session sontimportants, Emmanuel…

Oui, j’imagine, madame l’intellectuelle… ;-) Absolument, monsieur le fêtard ! ;-)On se rejoint à la sortie du métro, à 20 heures, ça te va ?

Oui, ça me va. Tu seras à l’heure cette fois ? Ne me fais pas attendre, ok ? Je déteste ça.

Ok, ma belle, je vais faire un effort juste pour toi. xxx La fébrilité s’empare de mon corps dèsla fin de notre conversation. La perspective d’une soirée en la compagnie de mon danseurm’enchante! Un party, de surcroît ! Cela doit bien faire au moins quatre ou cinq ans que jen’ai pas pris part à ce genre de sortie. Il y aura sûrement plein de monde. Vite, vite, il me fauttrouver la tenue parfaite !

*Métro Sherbrooke, 20 heures. Personnellement, la ponctualité, c’est mon truc dans la vie.

Je me sens mal quand j’arrive en retard. Je n’aime pas déplaire aux autres. Les gens tout le

temps en retard, ça me fait suer ! Mais bon, jusqu’à cinq minutes – on va dire jusqu’à dix –, ce n’est pas vraiment un retard, étant donné que le calcul du temps est approximatif en transport en commun.

Il est 20h15. Toujours pas d’Emmanuel à l’horizon. 20 h 20. Je commence à soupirer.

20 h 25. Je soupire vertement quand deux gars arrivent devant moi en riant, de bonne humeur.

Emmanuel a encore une fois oublié de me faire part d’un détail signifiant : il n’est pas seul! Pas que ça me dérange, mais disons que ça change la dynamique de la soirée. Ça sonnemoins « rencart amoureux ».

—Salut, ma belle ! Tu es ravissante.

Il me donne un baiser sur la joue. Je lui pardonne automatiquement son retard.

—Voici Chris. Certainement que sa face te dit quelque chose… ou son corps !

Il rit. Je rougis comme un homard. Le danseur tatoué sur lequel flashait Sophie-Ann. Elleva être verte de jalousie quand je lui raconterai.

—Oui, on s’est vus samedi soir, je crois, m’adresse-t-il.

Waouh! Quel sourire ! Bien que je préfère encore davantage celui de Manu…

—Oui, je te reconnais. Je vais t’avouer que tu étais tombé dans l’œil de mon amie Sophie-Ann…

—Ha ha! La petite brune?

Oh! Il est au courant, ma parole !

—Oui, c’est ça.—Tu aurais dû l’inviter.

Il me fait un clin d’œil. Avoir su…

—Oui, peut-être une prochaine fois, elle en serait ravie.

Je me sens plus ou moins à l’aise, seule avec deux magnifiques gars, vedettes du 281 enplus, moi, la petite étudiante en art. J’ai hâte de voir comment évoluera cette soirée.

Deux filles arrivent en trombe dans notre direction.

—Enfin, vous êtes là, les gars !

Une blonde platine et une autre noire comme du jais, aux cheveux très longs toutes lesdeux. Quel contraste ! Mais leurs corps sont très harmonieux, elles se ressemblentphysiquement : une taille extrêmement fine, des seins… euh… extravagants dans leurproportion. Bref, le moule de Barbie. Ajouter à ça de superbes faux ongles et des faux cils, sije ne m’abuse. Ça fait très « filles de bar». Trêve de jugement. Ce n’est pas correct de ma

part d’analyser de la sorte ces deux femmes. Sauf que, d’un coup, je ne me sens pas à maplace parmi ces quatre splendides spécimens. J’ai l’air d’une fillette à côté de ces déessesen plastique.

—Salut, les beautés, leur envoie Chris.

Qui sont-elles ? Des clientes du club ? D’autres poissons pêchés à l’hameçon dans le butde sustenter une libido infernale ? C’est comme ça que ça fonctionne? On emmène lesprises du week-end au party du mercredi, on les soûle et on les baise ? Si c’est ça, le plan, je« décâlisse » (excusez mon langage) sur-le-champ!

—Céleste, je te présente Lesley et Samantha, deux bonnes copines de Chris.

C’est moi où elles ont des noms de danseuses nues en plus ? Au moins, j’apprécie cesprésentations en bonne et due forme. De simples copines de longue date, donc? Laissons lachance aux coureurs. C’est peut-être vrai et inoffensif, tout ça.

—Salut, Céleste. Wow, c’est super mignon comme prénom! m’adresse la blonde.—C’est ta nouvelle copine, Manu? demande l’autre.—Non, c’est une nouvelle amie.

Emmanuel se tourne vers moi et me sourit, charmeur. Je sais à quoi m’en tenir maintenant:une amie.

—Céleste est nouvelle en ville. On va l’aider à découvrir les plaisirs de la vie urbaine.

Il leur fait un clin d’œil.

—C’est une artiste intellectuelle.—Oh… d’accord, je vois ! renchérit la noire, Lesley.

Je rectifie :

—Non, Manu, je ne suis pas vraiment une artiste, j’étudie l’histoire de l’art à l’université et jepeins par plaisir, c’est tout.

—Ne sois pas si modeste, tu dois avoir un talent fou. J’ai hâte que tu me montres tes œuvres.

C’est gentil, ça !

—Tu es fin. Oui, je te les montrerai un jour…

—En tout cas, tu dois être une fille très intelligente. L’université, wow ! lance la blonde.

Je ne suis pas médecin non plus…

—Moi, j’ai pas mon diplôme de secondaire 5, enchaîne-t-elle, mon père m’a toujours répétéqu’avec ma beauté j’avais pas besoin de ça, que j’allais faire un tas de tips en étantserveuse. Pauvre con ! Ça paraît qu’il avait jamais fait de service aux tables pour desimbéciles de clients capricieux ! J’aimerais bien reprendre les études, mais je sais pas troppar où commencer.

—Oui, je comprends. Lesley s’en mêle :—C’est pas si pire, Samantha. Au moins, où on travaille, c’est en dessous de la table, pas

d’impôt à payer au gouvernement qui passe son temps à nous fourrer ! Et on retire deschèques qui nous donnent les sous pour profiter de la vie, non? Tu nous verrais passer nosjournées assises à travailler comme des robots dans un bureau?

—Ouin, t’as raison !

Ayoye ! On n’a pas tous la même vision du travail et de la société, à ce que je constate.

Somme toute, les filles ont l’air énervées, mais gentilles. Ça devrait aller.

Manu enroule son bras autour de mes épaules et proclame :

— Let’s go, mes amis, on part, on n’attend plus personne.

Un nombre impair, ce n’est pas l’idéal au sein d’un groupe. Voyez qui est la personne quidétonne… Dire qu’à cette heure je devrais être en train de lire ce manuel obligatoire surl’art à la Renaissance.

*

Les fêtards sont à l’image de mes camarades du moment, tous plus sexy, enjoués etburlesques les uns que les autres. J’ai un choc quand nous pénétrons dans l’endroit. Lamusique est foudroyante. Un remix de Lean on fait battre à tout rompre le cœur des speakers.L’alcool coule à flots. Les verres dispersés un peu partout me font comprendre que la fêtea débuté un bon moment déjà. Le décor est moderne et capiteux. Fourrure, voiles, lumièrestamisées et colorées.

Jamais je n’ai participé à une soirée de ce genre à Québec. Plusieurs invités sont toomuch pour moi. Surtout certaines filles qui arborent un accoutrement hyper vulgaire. Hautde bikini échancré. Chaînes de corps. Talons hauts vertigineux. Jupe à peine plus basse queles fesses. Manu me prend la main et me fait visiter les lieux. On dirait un vaste condo deluxe. Nous nous frayons un chemin parmi les invités en trop grande quantité pour la place, ce qui incite aux danses av e c contacts. La porte-fenêtre nous mène à uneénorme terrasse et un immense spa. L’appartement est vraiment grand etspacieux pour le centre-ville. Ça doit coûter les yeux de la tête ! Ça merappelle que je ne sais pas qui en est le propriétaire.

Manu me tend une bière qui se trouve dans l’un des deux barils de glace mis à ladisposition des invités. Je l’accepte, gênée, un peu embarrassée aussi. Misère ! Je ne mesens tellement pas à ma place. Nous entrechoquons nos bouteilles.

Rapidement, plusieurs personnes s’imposent à nous et viennent discuter avec Emmanuel. Ilm’en présente quelques-unes, sauf que, bien vite, il est monopolisé et moi je reste en retrait.

Pas trop cool !

Un gars plutôt sympathique, prénommé Nathan, se met à me faire la conversation. Ilétudie en cinéma et est doorman à temps partiel dans un bar branché du centre-ville. Bel

homme! Il me complimente, me tend une autre bière et me raconte finalement sa récentepeine d’amour. Ça m’intéresse à moitié, cherchant souvent des yeux l’homme trop convoitéqui m’a traînée jusqu’ici. Nathan m’avoue qu’il me trouve vraiment cute. La soiréeavance, et ce n’est pas comme je l’avais souhaité. Manu tente de s’occuper de moi parmoments, mais il m’oublie souvent sur une trop longue période de temps à mon goût. Quisont ces filles qui lui tournent autour? Des amies ? De simples connaissances ? Des ex ?Des fuckfriends ? Aucune foutue idée ! Chose certaine, le fait qu’elles revendiquent toutesune part me déplaît. Certaines se frottent même contre lui en dansant. Une en particulierl’accroche d’ailleurs pour danser et il se laisse aller avec elle quelques instants. J’essaie dedédramatiser.

Manu n’est pas mon chum en devenir. Manu est danseur nu.

Manu est une expérience éclair que je tente cette semaine.

De plus, la danse est un amusement banal pour lui. Son sourire est tellement enjôleur.Normal que les filles tombent comme des mouches à ses pieds. Ce gars ne peut pas êtreexclusif à une seule fille, ce serait du gaspillage. On ne peut pratiquement pas lui en vouloirde ne pas donner son cœur à une seule d’entre elles ! Je le vois finalement rejoindre Chris etlui tendre discrètement une enveloppe, du même genre que celle qu’il avait remise à sagrandmère. Regards complices échangés. C’est louche! J’espère que ça n’a rien à voir avecdes activités illicites. Le pas pressé de Chris me le fait suivre des yeux. Il rejoint dansl’entrée du salon un gars tatoué dans le cou et sur les bras, l’air d’un vrai dur, et entameune discussion qui me semble d’un grand sérieux. Comme je l’avais anticipé, il lui tend lafameuse enveloppe. Je me demande ce qui se trame. Ce ne sont pas de mes affaires…

J’en suis à terminer ma troisième bière quand une tournée de shooters s’ajoute à ma consommation. Nathan m’en tend un, puis deux. Nous

trinquons ensemble. J’ai perdu Manu des yeux depuis un moment. Je commence à me dire que je vais rentrer quand je l’aperçois danser avec une autre fille. Encore. À cet instant,mon nouveau compagnon semble lire dans mes yeux ma déception, car il me prend la main etm’attire à lui. Nous bougeons à l’unisson au rythme de la musique. Ça fait longtemps que jen’ai pas fait ça. Je me sens rouillée, mais en même temps Nathan sait bouger et, de moncôté, l’alcool m’a détendue. La danse est agréable. Je lui souris. On pourrait quasiment direque nous sommes liés, lui et moi.

Presque… parce que je suis à moitié avec lui. L’autre moitié de moi est dans ma tête, tristed’être délaissée par mon prétendu cavalier de la soirée. Pourquoi danse-t-il avec d’autres filles plutôt qu’avec moi ? D’un autre côté, le corps de Nathan est ardent contre le mien. Il fait chaud dans le condo. Une atmosphère torride flotte entre tous ces autres corps enserrésautour de nous, se laissant aller à des mouvements sensuels. Oui, comme le souffle de cegars dans mon cou.

Soudain, on m’agrippe le poignet. C’est Manu. Il s’excuse à Nathan qu’il sembleconnaître.

—Désolé, mec, j’ai égaré trop longtemps ma précieuse invitée…—Pas de problème, mon ami, fais-lui attention, c’est vrai qu’elle est précieuse.

Emmanuel lui sourit avant de m’attirer à lui et d’enrouler mes bras autour de son cou.

Il me chuchote à l’oreille :

—Je sais que tu es précieuse, petite étoile…

Mais il fallait que tu me trouves dans les bras d’un autre pour que tu t’en aperçoives,pauvre idiot !—Désolé de t’avoir abandonnée trop longtemps. C’est une soirée spéciale, ce soir, j’y revois

plein de vieux amis.—Ça va. C’est correct.

Mon cavalier se met à onduler contre moi et nous bougeons, en symbiose. Des images deson corps nu si parfait me montent à la tête pendant que je suis clouée à lui. Une éruptionde désir me foudroie en entier, terminant sa course folle tout au fond de mon esprit. Je suiscomplètement séduite alors que son corps effleure, frôle, caresse, heurte le mien. En reculant, je fonce sur un objet. C’est un des hauts tabourets du comptoir de la cuisine. Prestement, Manu m’y assoit, agrippant effrontément mon cul de ses grandes mains, et se fraie par la suite un chemin entre mes cuisses, ne perdant pas de temps pour m’emporter dans un baiser brûlant. Nos fluides se mêlent. Nos langues. La douceur de ses lèvres. Plus bas, la dureté de son sexe contre moi. La tension en moi devient douloureuse.

—Tu as envie qu’on s’amuse un peu?

—Oui…, que je gémis, entre deux baisers lascifs.

Oh que oui ! Enfin soulager ma tension sexuelle qui ne s’est jamais autant imposée que cesoir. Baiser avec mon beau danseur dans un party : tout à fait inespéré et dangereux àsouhait. Peut-être même très irresponsable. Mais j’ai besoin de ça dans ma vieprésentement. Je me fous des conséquences… J’ai été sage trop longtemps. Peu importe que ça soit vide au bout du compte, sans valeur. Peu importe que ça soit mécanique etsuperficiel. Au moins, je saurai. Voilà une expérience insouciante que je désire vivre à cent milles à l’heure et que je suis, par ailleurs, à peu près certaine de ne pas regretter.

—Suis-moi.

Ma main demeure captive de la sienne. J’aime ça. Certaines filles nous fixent à notrepassage. Notre rapprochement fait jaser.

Nous grimpons un escalier en colimaçon.

À l’étage, on voit trois portes. Nous empruntons la première. Dans la pièce, il fait sombre,mais j’y discerne quand même très clairement le grand lit. Juste pour nous deux. Le cœur meserre soudainement. Ce n’est pas mon genre, cette folie. J e me croirais dans l’un de cesfilms d’ados américains comme American Pie… Ce n’est pas moi. Vais-je y arriver ?Coucher avec un gars qui n’est pas mon amoureux ? Ne dit-on pas que les fantasmes sont

mieux bien au chaud dans notre tête ?

Non. Tu es là. Tu brûles de désir. Assume ta sexualité, ma chère. Tu le regretteras sinon… On a ditaventure, déjà ? Plaisir ? Profiter de son célibat sans se prendre la tête ? Oui.

Manu me plaque contre le mur, une main douce sur ma joue, agrippant par la mêmeoccasion une mèche de mes cheveux. Il m’embrasse à pleine bouche. Je jubile. C’est un vrai délice. Il me retire mon haut d’un coup, lève ma jupe, faufile déjà ses doigts dans ma petite culotte. Mon Dieu, c’est rapide… Trop rapide, non? J’aimerais qu’il comprenne qu’il doitprendre son temps avec moi, y aller doucement. Parce que je suis foutrement impressionnée.Parce que je n’ai connu aucun autre homme que mon Justin. Sauf que je suis vraiment trèsmouillée, sûrement comme une fille qui veut se faire prendre sur-le-champ, sauvagement!J’ai envie de mon beau danseur comme ce n’est pas possible, envie de le sentir en moi. Ohoui, ce sera tellement bon, c’est certain. Un gars qui danse si bien ne peut que faire l’amourcomme un dieu. Pas de doute là-dessus.

Mon excitation atteint un point dangereux quand un bruit me fait sursauter. La portes’ouvre doucement. Deux filles se pointent le bout du nez, les filles avec qui Manu a discutéassez longuement plus tôt, l’une avec qui il a même dansé, pendant que je me laissaiscourtiser par le sympathique Nathan.

— On est là…, chuchote la blonde-rousse habillée d’un mini short et d’un haut de bikiniprovocant.

Elle caresse le bras de Manu. La deuxième fille commence à faire de même. Moi, je suisentièrement figée. Quoi? C’est quoi, cette histoire ?

—Les filles, je n’ai pas encore eu le temps de proposer à Céleste…

Je n’en crois pas mes oreilles. C’est un subterfuge. Un plan à la con pour une partie àquatre ? Emmanuel ne me veut pas, moi, en particulier, il me veut tout comme il veut cesdeux autres filles. Et il désire probablement le high d’un trip à quatre… Woh! Non, ça, çame dépasse… Vraiment !

L’autre blonde s’adresse à moi :

—Oh, mais je ne pense pas que ce soit un problème, n’est-ce pas, ma belle ?

Elle entame des caresses à mon endroit. Je suis stupéfiée. Déroutée. J e reculerais bien,mais je suis déjà accolée au mur. Manu est collé à moi, une fille ayant pris place de chaquecôté du couple que nous formions il y a à peine quelques secondes avant leur entrée.

Je dévisage Emmanuel, l’air interrogateur. Je comprends qu’il cherche mon consentementdans mon regard.

—Tu veux t’envoyer en l’air avec moi et deux autres filles, c’était ça, l’idée depuis le début?

—Pas depuis le début, mais j’avoue que ça serait plaisant, tu ne penses pas ?

Je suis bouchée. Je fous quoi, là ? Est-ce une expérience que j’aimerais vivre ? Partagerun homme, son plaisir, mon plaisir, avec des filles ?

—Je n’ai jamais fait ça avec une femme.

Déjà, coucher avec Manu aurait été une expérience plus qu’excitante. Très stressantemême. Avec une autre fille, ça aurait été grisant et troublant. Avec Manu et deux autresfilles, j’ai bien peur d’être totalement dépassée…

—Ça prend un début à tout, ma belle, me dit la blonde-rousse avant de s’approcherdavantage et de caresser mes cheveux.

Leurs mains sur moi, leur souffle, l’ondula tion des corps, leurs gémissements puis les miens qui s’élèvent sans que je m’en rende compte… J e ressens bien quelque chose. Del’excitation, si je ne m’abuse. Le contexte est très sensuel. Ces filles sont tellementvoluptueuses. Quant à Manu, il respire la sensualité. Mais j’ai l’impression d’étouffer. Çava trop vite, c’est trop brusque. Je ne suis pas préparée à ça. Est-ce que sincèrement j’aienvie de m’adonner à cette luxure dans la seule optique de vivre une nouvelle expérience ?Non, pas pantoute! Il faut s’écouter dans ce temps-là… oui… et « décrisser » !

Je me dégage brusquement.

—Désolée, je ne suis pas prête à faire ça.

Frénétique, je remets ma jupe en place, enfile mon top, attrape mon sac à main et ouvre laporte.

—Céleste… attends !

Manu part à mes trousses. Mais je n’ai pas envie qu’il me suive. Je ne veux surtout pas lepriver de faire ce qu’il aime. Je commence à saisir ce qui fait tripper ce gars. Et jecomprends à quel point nos modes de vie sont différents. Ce qui nous fait vibrer esttotalement à l’opposé. Même pour un one night, ça ne colle pas. Manu est juste « trop»pour moi. Ce n’est pas mon genre de gars. J’aurais tellement dû le sentir dès le début…

—Attends, Céleste, qu’est-ce que tu fais ? Il me retient par le bras.—Ça va, Manu, retourne voir ces filles, elles ne demandent que ça… et toi aussi.—Tu aurais aimé aussi, je te jure.—Je t’ai dit que je n’étais pas prête et surtout pas préparée à une telle expérience. N’insiste

pas.—D’accord, on part. Je rectifie :—Non, je pars.

Mon ton est ferme. Pas question qu’il rentre avec moi. Je ne veux plus rien savoir.

—Je te suis.

—Non, je préfère y aller seule, ok ? Je suis une grande fille. Ne t’en fais pas pour moi.

Je lui donne un baiser sur la joue afin de dédramatiser la situation. Je n’ai pas envie deme chicaner avec lui, je ne souhaite pas nécessairement gâcher sa soirée, je veux justerentrer. C’est tout. Déçue de son comportement, je me trouve du même coup soulagée dem’être rendu compte bien assez vite que ça ne pouvait pas coller entre nous deux, dès lepremier regard échangé au club.

Contre toute attente, il s’empare violemment de mes lèvres, mais je le repoussevigoureusement.

—Arrête ça. Laisse-moi tranquille.

Je suis estomaquée. Il est si différent du gars de dimanche.

Il me prend le bras.

—Allez, on se tire d’ici.

Il a pris les devants. Plus sûr de lui, plus autoritaire que jamais.

—Tu fais exprès de ne rien comprendre ? Je t’ai dit que tu ne me suivais pas.—Je ne te laisse pas le choix.

Nous sommes dans la rue après avoir omis de saluer les invités en quittant le party.

—On va où?—Chez toi.—Pardon?

—On va chez toi. Je vais aller te faire crier de plaisir pour me faire pardonner.

Me faire crier de plaisir… ! WTF? Oh… Je vois… J’ai une faiblesse tout à coup. Mais nevoit-il pas qu’il m’a sérieusement refroidie ce soir ?

—Ma coloc…—On s’en fout. Tu as sûrement une porte. Ne t’inquiète pas, on ne l’invitera pas. Je n’ai pas

de contrôle par contre sur l’initiative qu’elle pourrait prendre d’entrer dans ta chambrepar fausse inadvertance.

—C’est beau, arrête d’en rajouter !

Je constate que nous marchons beaucoup trop rapidement. Mes sandales à talons pointus commencent à me faire souffrir, sans parler de mon souffle de plus en plus saccadé.

—On peut raccourcir le pas maintenant? Il n’y a pas le feu.—Oh que oui, princesse… Il y a urgence ! Tu vas devoir apprendre à te détendre, petite étoile…

Je te regardais aller tantôt : tu ne sais pas du tout comment faire la fête, toi. Mais tu asraison, on va y aller en douceur, petite campagnarde, artiste intellectuelle. On va y allerpetit à petit. Tu as raison, un reverse gangbang pour débuter, c’était hard pour une petitefille sage.

—Un quoi ?

—Laisse tomber… Viens, princesse.

J’appréhende notre arrivée. Mes idées sont embrouillées. J’ai encore envie de lui, mais jeme demande si ça en vaut réellement le coup…

*Nous sommes à l’appartement. Nous sommes dans ma chambre. Nous sommes sur mon lit.

Bon, je vais le faire. Je l’avoue : j’ai encore follement envie de coucher avec Manu. Je tenteà nouveau de considérer ça comme une belle expérience. Ne pas me sentir mal. Ne pas mesentir utilisée. Non. Pas du tout. Je ne penserai pas comme ça. Au contraire, c’est moi quivais l’utiliser, ce type. C’est moi qui ai des expériences à vivre, pas lui. C’est moi qui metrouverai bientôt un autre type bien, semblable à Justin. Pas lui. Lui est pathétique, au fond.Toutes ces filles dans son lit et, vraisemblablement, un sentiment de vide tout au fond de lui.

Emmanuel m’a littéralement projetée sur le lit. Son corps pèse déjà lourdement sur lemien. Son sexe qu’il introduit brusquement en moi, qu’il fait bouger, prenant à peine letemps de bien épouser ma chair, pour ainsi me lubrifier adéquatement. Ses doigts quipétrissent mes fesses, mes seins, sa langue trop avide, oppressante. Justin était vraimentplus doux. Vraiment plus. C’est tout un contraste. Quand il claque fermement ma fessedroite, je lâche une plainte de surprise. Il me connaît à peine. Pourquoi il fait ça? On n’estpas dans un film de cul…

Je n’aime pas la façon dont son corps fait connaissance avec le mien. Comme s’il passaitoutre mille étapes. Justin ne m’a jamais agrippé et tiré les cheveux de cette manière alorsqu’il me prenait par-derrière. Ses doigts ne s’aventuraient jamais vers cette zone si intimede mon cul. Woh… ça me gêne… Même si je m’étais conditionnée à penser le contraire, ence moment, je me sens utilisée comme un vulgaire objet.

C’est donc ça, baiser ? C’est ça qui l’allume ? Peut-être que je pourrais aimer ça, maispour l’instant, ce gars, je ne le connais pas. Ou pratiquement pas. Je n’arrive pas à melaisser complètement aller à lui. Par contre, c’est intense, oui, très intense. Sa peau chaude,moite, ses plaintes animales, gorgées de désir pour moi, pour mon corps… Mon Dieu!

Mais avec Justin, c’était plus senti. On fusionnait quand on se donnait l’un à l’autre. Comme si ce n’était pas suffisant, la main d’Emmanuel se pose sur mon cou et serre. C’esttellement érotique, dangereux. Les émotions, les sensations se mêlent en moi. Son autre mainme caresse les épaules, le dos, avant de glisser jusqu’à mes fesses.

Il se retire et se dirige vers l’autre orifice.

Et ce qu’il me chuchote à l’oreille me consterne:

—Tu me laisses percer ton p’tit cul ?

Tu me laisses quoi ? Non ! Du tout !—Non, désolée, cet orifice privilégié est réservé à mon amoureux !

En fait, je n’ai jamais fait ça avec Justin. On a bien essayé une fois quand j’étais plusjeune, mais ça m’avait fait très mal, j’étais crispée et du coup on n’a jamais réessayé. Et cen’est sûrement pas ce soir que ça va arriver.

Je me redresse raide, vraiment mal à l’aise.

—Ça ne va pas ?—Non, ça ne va pas.

Ce gars et moi, finalement, on n’est aucunement sur la même longueur d’onde ! J e lesavais déjà un peu, mais maintenant ma bulle est crevée raide. Je ne veux pas de ça. Oui,peut-être que j’en voudrai. Mais pas maintenant. Cela faisait une éternité qu’un homme nem’avait pas touchée. Il me semble que c’est l’évidence même qu’il doit y aller doucement,me réconforter, me faire sentir bien. Mais non, il s’en fout. Ce danseur veut juste se mettre.C’est tout.

Emmanuel prend un air défait.

—Tu n’étais pas prête, je comprends…—En effet, je n’étais pas prête.

Il me regarde, me dévisage longuement. Malaise. Énorme malaise.

—Bon, eh bien, je pense que je ferais mieux de te laisser…

—Ouais, je pense que ça vaudrait mieux.

Pour une raison qui m’échappe, alors que je devrais tout bonnement l’inviter à prendre laporte et l’oublier, j’ai une envie soudaine de jouer la carte de l’honnêteté avec lui, de luiexpliquer. Que ce pauvre gars comprenne que, même s’il est le plus beau mec sur terre, iln’en demeure pas moins qu’il y a une façon de faire avec les « bonnes filles » !

—J e t’ai dit que ça faisait douze ans que j’étais en couple, j’aurais préféré qu’on y ailledoucement… Ça m’a brusquée, ta façon de me toucher.

Il semble offusqué de ma confidence.

—Ouais… évidemment… il te faut un gars qui saura prendre soin de toi…

Il pose une main sur mon bras et me fait des yeux condescendants.

Je ne lui réponds rien.

Pauvre con ! Et évidemment, ce gars, ce ne sera pas toi. Tu me le fais clairementcomprendre. Tu penses qu’une fille comme moi t’emmerderait ou bien tu es juste tropégocentrique et narcissique pour penser à prendre soin des autres, que je me disintérieurement.

Je sais que je dois le laisser partir maintenant. C’est la bonne décision. Le fréquenter nem’apporterait que des problèmes, c’est bien évident ! J e n’ai pas besoin d’une relationtoxique dans ma vie. Je dois faire une croix sur lui. Oublier les dernières heures, ce party. À

la limite, garder en souvenir notre beau dimanche. On dirait que j’avais affaire à une toutautre personne cette journée-là. Il était tellement moins superficiel, tellement plus senti.

J e replace ma tenue, mal à l’aise, mal dans mon corps, pendant qu’il se rhabille.Mélancolique, je le reconduis à la porte. Avant de quitter, après avoir enfilé ses chaussures,il lève les yeux vers moi, puis joue avec ses pieds, regarde par terre d’un air que je ne cernepas, et je me demande à quoi il pense, à cet instant précis. Le silence commence à me peser,mais sortir des banalités dans le simple but de meubler l’espace ne me tente pas. Mon beaudanseur glisse finalement un baiser sur ma joue. Celui-là, je le ressens, par contre. Il avaitquelque chose de plus vrai, de plus profond, de plus doux, détonnant avec ses gestes desdernières minutes. Il réussit contre toute attente à m’arracher à nouveau un frisson et vientme chercher droit au cœur. Oui, ce souvenir-là, je vais pouvoir le conserver aussi, pour meréchauffer lors des jours sombres.

Emmanuel quitte. Sans qu’aucune autre parole n’ait été échangée. Pourquoi éterniser lesexplications, les adieux ? Quand ça ne coule pas, c’est comme ça, c’est tout. Il ne faut pass’acharner. Et je me dis que c’est bien ainsi, que je me suis respectée dans cette histoire,que j’aurai été jusqu’au bout de notre brève aventure pour me rendre compte que tout celan’avait aucun sens. Qu’Emmanuel, l’étoile du 281, est divinement beau, mais pas mon typede mec. Et vice versa : je ne suis clairement pas son type de fille. Il fallait expérimenterpour en tirer cette conclusion aussi triste que décevante. C’est ça, vivre des expériences. Jene regrette rien. Je suis simplement un peu secouée. En fait, pas mal secouée.

8

Je commence à me familiariser avec mon nouvel environnement à l’Université de Montréal. Leprogramme me plaît jusqu’à maintenant. Je me suis faite amie avec deux ou trois étudiants aveclesquels je suis la plupart de mes cours. Je suis vraiment fière de mon cours de peinture. Fièrede moi, d’avoir simplement osé m’y inscrire. La professeure, Mme Picard, est tellementpassionnée et inspirante. C’est beau à voir.

Nous travaillerons un peu de tout : les natures mortes, les portraits, les paysages, l’art abstrait,même les nus… Dommage, Emmanuel aurait été le modèle parfait !

Arrête d’y penser, ma vieille ! C’est de l’histoire ancienne.

On cogne à la porte du logement. Je vais répondre, apercevant d’abord vaguement la silhouetted’un homme de grande taille à travers le rideau. J’ouvre. J e suis agréablement surprise.Nerveuse à la fois. C’est Léo. Oh merde… Je ne suis pas super présentable avec mon t-shirt Ilove New York et mon short en coton mou!

—Salut, Céleste.

Lui, par contre, porte un t-shirt bleu poudre ainsi qu’un jeans déchiré et affiche un sourire de tombeur qui lui va à ravir !

—Salut, Léo, Émilie travaille ce soir.—Ce n’est pas grave. C’est toi que je viens voir.—Moi ?

J’avoue que je m’en doutais.

—Oui, j’ai pensé que tu aimerais prendre l’air entre deux travaux. Je n’ai pas raison ?—Oui, en effet, ce serait une excellente idée, sauf que je suis un peu serrée dans le temps. J’ai

beaucoup de lecture à faire.

C’est la pure vérité, d’ailleurs !

—Un petit vingt minutes à faire aérer ton cerveau te sera bénéfique, crois-en l’avis du psy defortune que je suis.

Je ris.

—Ne te sous-estime pas, je suis certaine que, si tu continuais tes études, tu pourrais devenir unpsy crédible et respecté.

Au bar, l’autre soir, Léo m’avait avoué avoir pris une pause de ses études en psycho, n’étantplus convaincu d’être fait pour ce domaine.

—Sans doute que tu as raison, ma jolie.

—Bon, d’accord. J’arrive. Tu as raison aussi. Je vais y voir plus clair en prenant une pause en

bonne compagnie.

Je me rends compte à quel point notre relation a évolué depuis mon arrivée à Montréal il y a quelques jours. Aujourd’hui, Léo est plus doux avec moi. Pour ma part, je me sens moins àcouteaux tirés en sa présence. Notre baiser langoureux s’impose à mon esprit. Je m’empourpre.Comment avoir oublié ce moment chaud? Ah oui, c’est vrai, à cause de l’autre gars…

J’attrape ma veste. La soirée est douce, mais une petite brise s’est levée. Nous dévalons l’escalier et nous nous retrouvons dans une rue relativement animée. J’aime l’effet que ça fait de sortir de l’appartement et d’être entourée d’effervescence. Tellement différent de mon coinde pays si calme.

Un sentiment de vertige me submerge tout à coup. Peut-être que j’aimerais y retourner l’instant d’un week-end. La nourriture réconfortante de ma mère, les paroles chaleureuses et aimantes de mon père me manquent. En même temps, juste à y penser, le cœur me serre.Retourner là-bas, c’est retourner près de la douleur trop vive, revoir la maison, la vie que j’aiabandonnée froidement. Le mal que j’ai fait. Non, pas tout de suite, je ne suis pas prête. D’unautre côté, je m’ennuie du fleuve.

—Tu as passé un beau moment en famille dans le Nord?

—Oui, vraiment, c’était génial. Ça fait toujours du bien de retourner dans son coin de pays. Lafamille, c’est tellement précieux. Tu es un peu semblable à ma sœur. J’aimerais bien te laprésenter un jour. Je pense que vous vous entendriez super bien.

—Oui, ça me ferait plaisir. Il me sourit.—Arrives-tu à prendre tes aises en ville ?—Oui, je commence à m’y retrouver de plus en plus.—Tant mieux. Tu sais, je pense souvent à toi depuis mon retour de l’Abitibi, mais je n’ose pas

trop te déranger.

Je lui souris, espiègle.

—Ah oui ? Comme ça, tu penses à me déranger?—Euh… bien oui, quand même… Avec ce qui s’est passé la dernière fois, je ne sais pas,

j’ai pensé vaguement qu’il pourrait y avoir une suite… D’un autre côté, tu m’as avouévouloir prendre ton temps, que tu n’es pas pressée de rencontrer des gars. Je ne veux paste brusquer.

Attention très délicate. Tout le contraire d’un type que je connais qui se fout royalement deme ménager ou pas…

—C’est gentil. Oui, en effet, après un grand nombre d’années en couple, j’ai besoin de temps pourmoi, je pense.

—C’est évident. En même temps, tu es tellement adorable. Je ne veux pas me faire « bumper» parl’un de tes nombreux prétendants!

Il me fait un clin d’œil.

—Ha ha, ne t’inquiète pas. Ça ne fait pas la file. Je ne connais pratiquement personne en ville.

Mieux vaut ne pas révéler l’entière vérité à ce sujet !

—Tant mieux pour moi ! Je vais te monopoliser, alors. Bien non, ne t’en fais pas, je ne suis pasenvahissant, mais plutôt indépendant. Sauf que tu as l’air d’une fille indépendante également,donc je pense que ça ne joue pas particulièrement en ma faveur. Je n’ai pas beaucoup de tempslibre, en fait, entre le travail, les études et le sport.

—Et les partys ! que j’ajoute, railleuse.—Ha ha, ouais, les partys ! Mais on dirait que je commence à être blasé de faire la fête par

moments. Peut-être que j’ai envie qu’une fille me tranquillise.

Il me fait encore un clin d’œil.

—Tu penses que je suis une fille tranquille ? C’est ce que je dégage ?

—Oui, c’est ce que je perçois. En même temps, ça se voit que tu ne l’es pas totalement. Il y a cette petite lueur vive dans tes yeux qui te trahit, je pense… Peut-être qu’au fond de toi tu aurais besoin d’un gars qui te dévergonde quelque peu. Ce n’est d’ailleurs pas ce que tu désirais en venant t’établir en ville ?

—Qu’on me dévergonde ?—Non, mais de l’aventure, du piquant dans ta vie.—Oui, un peu. J’avais besoin de changer d’air, c’est certain. Pour le reste, honnêtement, je n’ai

pas encore réfléchi à ce que je recherche exactement.—Peut-être que l’exercice en vaudrait la peine. Tu dois apprendre à te connaître. Pour en

arriver à faire des choix éclairés qui te rendront heureuse par la suite.

Voilà des paroles pleines de sagesse. Léo change de sujet :

—En passant, comment as-tu aimé ta soirée de samedi dernier?

Oups! Terrain glissant…

—C’était sympa…—Ha ha! C’était sympa, pour ne pas dire « terrible, déchaîné», c’est ça ?

—Oui, tu as tout compris. Tu connais l’endroit, donc tu connaissais déjà la réponse à cette question! Disons que c’est du divertissement de haut calibre.

—Oui, vraiment! Parfois, je pense à essayer de danser moi aussi, mais peut-être que j’aurais du mal à arrêter après. Peut-être que je lâcherais les études. Barman, c’est bien. Quelquefois, il vaut mieux ne pas être trop ambitieux. Disons que je préfère garder mon énergie pour ma future «vraie » carrière, quand j’aurai fait mon choix définitivement.

—Oui, je te comprends. Moi aussi, je ne suis pas totalement certaine de savoir où je me dirige,côté carrière. J’ai perdu du temps.

Je lui donne une tape amicale sur l’épaule.

—Mais en revanche, j’avoue que tu serais chou en boxer sur la scène du 281 !

C’est vrai que Léo a un physique athlétique et bien découpé. Il serait convoité, je pense. Maisça me plaît qu’il refuse de le faire.

—Tu sais quoi? Je travaille là, j’en ai donc une paire, de ces boxers… Je peux te montrer, si tuveux. Une danse privée, ça te tente?

Clin d’œil pour moi, toujours. Je deviens cramoisie. Je me suis fait prendre à mon propre jeu.

—Oui, peut-être éventuellement.

—Éventuellement ? Comme dans « pas ce soir » ?

—Exact. Désolée, mais ce soir, je ne t’inviterai pas à entrer. On avait dit une marche de vingtminutes et qu’après je pouvais retourner sagement à mes études.

—Oui, c’est vrai. Je respecte ça.

Ses pas cessent. Il retient mon bras pour m’immobiliser à mon tour, posant par la mêmeoccasion sa main sur ma joue. Il me fixe dans les yeux.

—Tu me laisses t’embrasser, au moins ? Est-ce que j’en ai envie ? Je pense que oui.—Oui.

Léo, beaucoup plus grand que moi, baisse la tête en ma direction, soutenant mon regardjusqu’au dernier moment, celui où il plonge ses lèvres vers les miennes. Il m’embrassedélicatement. En plein ce dont j’avais besoin : de la douceur sécurisante. Une chaleur naît dansmon bas-ventre. Du désir. Agréable plan de consolation. Pas mal du tout. Parfait, même, jedirais.

Léo… un homme qui gagne à être connu et qui mérite sa chance. Oui, pourquoi pas ?

9

La semaine passe en coup de vent. Puis un week-end beaucoup plus tranquille que leprécédent se pointe le bout du nez. Cinéma du Quartier latin avec Émilie et Sophie-Ann. Cuisineentre copines. Un excellent tartare maison. Justin détestait le tartare. En fait, je trouvais nossoupers hyper redondants, car mon compagnon n’aimait pas la variété. Il préférait les valeurssûres. Presque tout le temps, je lui faisais plaisir en respectant ses goûts limités. Mais pour unefille comme moi qui adore la nouveauté et la découverte, maintenant je me gâte !

La semaine prochaine, j’ai besoin d’un modèle nu pour le cours de peinture ! My God… déjà ? La session commence raide. Un gros défi. Dire que me remettre à mes pinceaux était une épreuve en soi ! J’essaie de convaincre Émilie de poser pour moi, mais elle fait l’effarouchée chaque fois que je renchéris avec ma demande. Il faut dire que je la comprends. Je ne le ferais paspour tout l’or du monde. Je suis vraiment trop pudique. Je me demande si je pourrais dénicher unmodèle intéressant sur Kijiji…

Le mercredi soir, avant de commencer à rédiger un travail sur l’art actuel, je vais prendremes courriels sur Facebook. Trois nouveaux messages. Ma cousine Clara qui, comme je m’endoute, m’invite à sa pendaison de crémaillère ; Émilie qui m’envoie probablement encore une fois l’un de ces drôles de post d’encouragement et… tadam! La cerise sur le sundae : Manu,le danseur sexy trop wild pour moi, qui me relance ? Tiens donc! Ça m’étonne. Moi quipensais ne plus jamais entendre parler de lui. Je me demande bien ce qu’il me veut ! Ilm’écrit comme si nous nous étions laissés en très bons termes la dernière fois…

Salut, petite étoile, tu me rendrais un service ? Je sais qu’on ne se connaît pas beaucoup,mais samedi c’est le 80e anniversaire de ma grandmère. Nous la fêtons en famille. Tu vas metrouver bizarre de te demander ça, mais j’aimerais vraiment que tu m’y accompagnes…

Quoi? Ça sort d’où, cette invitation ? Le gars doit être mal pris pour m’inviter, moi, une filleavec qui ça n’a pas cliqué. Je lui réponds sans plus attendre : En effet, très bizarre, on ne seconnaît pas beaucoup. On ne se fréquente même pas, à ce que je sache. Il doit bien y avoirune autre fille dans ton entourage de qui tu es plus proche, une blonde potentielle, unebonne fréquentation… Les noms sur ta liste ne doivent pas manquer. Personnellement, je nepense pas être la bonne candidate.

Je suis impulsive par moments, je l’avoue. C’est sûrement pour cette raison que j’ajoute surun coup de tête : Et à la limite, quand on aime sa vie de célibataire, on s’assume et on y va toutseul à sa soirée, non ?

Bon, peutêtre que je suis dure à son endroit, mais je m’en fous. J e trouve sa demandeimpertinente. Monsieur se cherche une blonde de service pour l’accompagner dans sa soiréefamiliale barbante. Non, vraiment, ça ne me dit rien qui vaille ! En plus, samedi, Léo m’ainvitée à passer l’après-midi avec lui avant son shift au bar le soir.

Mon ex-danseur préféré est en ligne. Je vois à l’écran qu’il est en train de m’écrire. Laréponse qu’il me prépare semble longue.

Je comprends ta réaction. C’est difficile pour moi de t’avouer ça, mais ma grandmère est lapersonne qui m’est la plus chère du monde, et ça fait des années qu’elle m’achale, affirmantque ce qui la rendrait la plus heureuse serait que je tombe amoureux d’une bonne fille…Bien, tu vois, il se trouve qu’elle t’a tellement adorée que je n’ai pas été capable de lui dire lavérité quand elle m’a demandé si tu étais ma petite amie… Tu comprends, elle vieillit, ellen’aura probablement pas un tas d’anniversaires devant elle et j’aimerais vraiment lui faireplaisir et qu’elle me voit heureux en ta compagnie samedi.

Bon, ça y est : l’appel aux sentiments! Manu est fort. Câline, il est en train de me gagner. Sagrandmère était tellement adorable !

Mais, contre toute attente, il m’écrit cette absurdité : Je suis prêt à te payer, si tu veux…

S’il voulait me faire réagir (négativement), il a réussi ! Ça me donne envie de refuser sur-le-champ. Mes doigts s’agitent fébrilement sur le clavier.Franchement, Manu ! On n’achète pas les gens comme ça. Ça ne se fait pas, dans la vraievie. Si je dis oui, c’est que j’ai grand cœur, c’est tout. Et je n’ai pas encore dit oui.

Je n’aime pas la tournure de la discussion dans laquelle il ne m’accorde aucune importance.Le fait qu’il m’écrive uniquement parce qu’il a besoin de moi. J’aurais aimé qu’il me disequ’il s’ennuyait de moi. Qu’il n’a pas cessé de penser à moi dans les derniers jours. Quec’était plus fort que lui. Que c’était la première raison pour laquelle il m’invitait. Mais aufond, est-ce que je l’aurais cru? Ou bien je l’aurais simplement trouvé téteux ? Mais qu’ilm’offre de me payer en échange de mon service, c’est très insultant ! D’un autre côté, venant dequelqu’un qui vend son corps, ses charmes, peutêtre que je ne devrais pas le prendre mal.J’essaie de relativiser en me disant que ça se fait dans sa réalité.

Puis j’allume : un échange de services pourrait être envisageable, par contre… Mon cours depeinture, le nu… Oh que oui ! J’ai mon modèle! À en faire rougir de jalousie les autresétudiants ! Et, bien entendu, à faire rougir tout simplement toutes les étudiantes du cours. Oumoi, quand il se retrouvera nu, flamboyant de sa beauté virile devant mes yeux. Pour la bonnecause, uniquement. Car nu, j’aime mieux me l’imaginer immobile devant moi à poserdocilement qu’en train de mettre ses mains perverses sur moi… Pour ça, c’est assez clair dansma tête : le sexe avec lui ne se reproduira plus.

Comme je te sens très motivé à m’avoir auprès de toi ce samedi, je te propose un échange deservices. J’accepte de t’accompagner à ton souper d’anniversaire si tu acceptes de te libérermercredi après-midi, la semaine prochaine, afin d’être mon modèle lors de mon cours depeinture.

Il écrit rapidement:

Pas pour du nu, toujours ? :P

Euh… oui, justement… Ça te pose un problème ? Pas le moins du monde.

Excellent. C’est un deal, donc ?

Oui, c’est un deal. Et c’est pour l’art, en plus ! J’accepte sans hésiter !

Aucun retard n’est accepté. Tu auras besoin d’un peignoir et de ton plus grandprofessionnalisme.

Le cours est à 13 heures, mais je compte lui demander d’arriver pour midi, juste au cas où…

Parfait. Même chose de mon côté. Je m’attends à ce que tu sois à l’heure et vêtueconvenablement.

Non, mais il me prend pour qui ? Moi, je suis toujours à l’heure et toujours présentable. Onm’a souvent reproché de vouloir être trop parfaite et on m’a dit que ça pouvait tomber sur lesnerfs. Donc, arriver en retard, être habillée trop relax et mal maquillée dans un événement estloin d’être mon genre… Mais bon, comme ce gars n ’a pas eu le désir d’apprendre à meconnaître davantage, il n’en a aucune espèce d’idée !

On a réservé une belle salle. Souper cinq services. Ma grandmère a des goûts de luxe cetteannée. Il y aura du champagne et tout le tralala… Tu auras besoin d’une robe de soirée. Tuen possèdes une ou je t’emmène magasiner ?

Il me paierait une robe ? Vraiment ? Je ne m’attendais pas à ça. Mais je ne voudrais pasabuser non plus.

Non, ça va aller. Je pense que j’ai quelque chose qui fera l’affaire.Encore une fois, je suis trop gentille. Émilie aurait accepté, elle, de se faire gâter. « Il ne faut

jamais refuser la galanterie, qu’elle m’aurait sermonnée. C’est notre privilège de se faire gâter par les hommes, c’est nous qui encaissons les coups au lit, qui endurons les menstruations et les accouchements… »

Ha ha, sage Émilie. Tellement pleine de vérités !

Super ! Je passe te chercher samedi à 17 heures. Le souper est à Saint-Sauveur. Le temps dese rendre et de profiter du cocktail…

Mon Dieu, c’est très mondain pour une fête d’anniversaire. J’avais cru comprendrequ’Emmanuel venait d’un milieu plutôt défavorisé.

Tu ne travailles pas, toi, les samedis soir ?

Oui, c’est notre plus grosse soirée. Je ne prends pratiquement jamais congé, mais quand ilest question de la femme de ma vie, je fais une exception !

Charmant… La femme de sa vie ? Ah oui… sa grandmère. Certainement pas moi.

Je dois y aller. Merci pour tout, beauté. Je t’en dois une. Passe une belle soirée, ma petiteétoile. xxx Toi aussi. À samedi. xxx

La discussion est terminée, mais mes réflexions se poursuivent. Ai-je bien fait de

m’embarquer dans cette histoire ? Un échange de services avec Emmanuel ? Oui, vraiment?Bien hâte de voir la suite des choses. Je suis impatiente de tout déballer à Émilie quand ellerentrera du travail, de la mettre au courant de cette aventure avec mon danseur sexy censé êtrede l’histoire ancienne!

*Samedi arrive en coup de vent. Je porte ma robe fuchsia longue, soyeuse et moulante. Elle fait

chic et décontractée à la fois. C’est très élégant. J’espère que monsieur le-danseur-trop-sexy-et-dévergondépour-moi l’aimera également! Dommage pour mes plans avec Léo… Je l’ai sentidéçu quand j’ai annulé notre rencontre, car j’avais oublié que j’accompagnais « un ami» à unefête d’anniversaire. J’ai failli dire « une amie », mais je ne voulais pas lui conter tropd’histoire non plus. Je me suis trouvée plate d’annuler ce qui se dessinait comme le débutd’une belle histoire entre lui et moi. Tout ça pour aller perdre mon temps pour un gars aveclequel je ne vois aucun avenir possible. Je ne dis pas que je suis en train de réduire meschances avec Léo – d’ailleurs, les sentiments que j’entretiens à son égard ne sont pas clairspour l’instant –, mais il faut dire que je ne nous laisse pas beaucoup de chance d’apprendre àmieux nous connaître, ne me mettant pas souvent disponible pour lui.

Je préfère me mettre disponible pour les cas à problèmes, il faut croire. Comme Manu.Ma nouvelle devise vis-à-vis de lui : prendre cela comme un jeu. Pourquoi pas? Je n’ai rien àperdre. Sauf mon temps. Mais à la suite de la rupture d’une relation de douze ans avec le mêmehomme, j’ai bien un peu de temps à perdre avant de me « recaser » officiellement. De toute façon, tout le monde me dit que mentalement je ne suis pas prête à me réinvestir, que je dois faire mon deuil de mon autre vie. Me redécouvrir. F a i r e le point. Émotionnellement, jen’arriverais pas à bâtir quoi que ce soit avec un nouvel homme pour l’instant de toute façon…Peutêtre que je dois passer par là, perdre mon temps, tomber sur des « tout croches » pour merendre compte qu’une petite vie hyper confortable est ce qu’il me faut à nouveau. À l’heurequ’il est, j’entrevois deux options : demeurer seule dans ma chambre à me morfondre, à travailler sur moi-même, pour ne pas dire ruminer ma tristesse, ou fréquenter des beaux mecs et m’amuser en attendant que la tempête passe dans ma tête et que je retrouve unestabilité et le goût de me réinvestir dans une nouvelle relation. Il me semble que le deuxièmechoix est plus excitant…

Manu arrive devant chez moi avec un petit quinze minutes de retard. Rien de dramatique. Jene l’attendais pas avant ça. Évidemment, je suis prête depuis trente minutes, j’attendsnerveusement sur le pas de la porte.

—Wow ! Méchante belle voiture, lance Émilie, qui tenait à être témoin de mon départ. C’est doncbien payant, être danseur!

En effet, Manu sort d’une impressionnante BMW noire toute brillante et impeccable. Uncliché auquel je ne m’attendais pas.

—Aussi beau que le gars. Chanceuse, tu vas te promener là-dedans.—Ouais. Je ne suis plus certaine que ma robe fasse l’affaire. J’aurais dû accepter son offre de

magasinage. Tu l’as vu ? Il est très chic.

—Oui, tu aurais dû accepter son offre pour te faire gâter, mais ta robe est parfaite, ma pitoune,super élégante et sexy. Tu es sublime !

—Merci, mon amie. Tu es gentille.—Respire, tu as l’air stressée pour une fille qui joue un jeu.

Je l’ai briefée sur l’évolution de mes sentiments, évidemment.

—Ouin, le jeu est un peu énervant, et surtout hyper sexy…—Espérons qu’il en vaut la chandelle. Moi, je persiste à croire qu’il mérite une chance, le beau

Manu.—Émilie, ne recommence pas. Je t’ai dit que ce n’est pas un gars sérieux…—Apprends-lui, alors ! Peutêtre qu’il attend juste ça. Pauvre cœur, il ne sait probablement pas

comment s’y prendre…—Ouais, ouais, on verra.—Moi, je suis certaine que ton expérience avec lui au lit n’était pas si traumatisante que ça. C’est

toi qui manq…—Qui manque d’expérience ? Merci de me rappeler encore une fois que je vivais cloîtrée

comme une sainte. Je commence à comprendre le message ! Je n’ai pas écouté assez de pornodans ma vie. Mais laissez-moi y aller à mon rythme, merde!

—Évidemment, chérie…

Ça cogne. J’ouvre abruptement. Seigneur, je dois me calmer !

—Salut.

—Wow ! Tu es belle !

Sourire de tombeur toujours en service. À voir sa belle gueule et ses yeux brillants, j’arrivesans trop de peine à croire qu’il est sincère.

—Merci. Magnifique sourire. Magnifique look. Magnifique voiture. J’espère que tu ne vends pasde drogue comme sideline, par contre.

—Ha ha, non. Allez, viens, princesse. Ton carrosse t’attend.

Princesse ! J’aime ça. Maudit que je suis quétaine. Ne pas m’emballer ! Ne pas m’emballer !

Nous filons vers les Laurentides une fois de plus. La conversation coule bien, agrémentée debanalités agréables. Tantôt nous écoutons les hits à la radio, tantôt son CD des Cowboysfringants. Je ne pensais pas que c’était son style ! Comme moi, qui suis une grande fan de cegroupe québécois engagé.

« Comme une étoile poquée dans la nuit Je m’accroche à mon ciel et je survis Moi quiaurais tant besoin d’une amie Dans l’immensité de mon ennui Comme tout le monde, jecherche la même chose: Un peu d’amour sur mes ecchymoses.

En attendant j’tourne en rond dans la nuit Aux alentours du Pizza Galaxie »

Je suis foutue. J’ai l’impression que cette chanson me le rappellera désormais. Une étoilepoquée dans la nuit…

Quand nous arrivons là-bas, je suis nerveuse. L’auberge est magnifique, autant dans sonaspect extérieur, avec des aménagements paysagers de goût, que dans son intérieur, dans lequelon y retrouve entre autres la grande salle qui a été réservée pour l’occasion. Nous nousdéplaçons parmi les invités. Emmanuel ne semble pas particulièrement proche de sa famille. Ilme présente à une vieille tante bien nantie qui a gagné au loto avec son époux. De là la BMW?Ça m’étonnerait. Je fais également la rencontre de deux de ses oncles dans la cinquantaine, devieux garçons. Vient le tour des cousins et d’une cousine avec leurs conjoints et leurs enfants.J’oublie le nom de la majorité d’entre eux. Manu me présente tous ces gens, sans s’éterniser.Tout le monde semble heureux de le revoir, par contre. Finalement, je fais la rencontre de sademi-sœur (je pensais qu’il était enfant unique !). Elle semble avoir eu la vie dure. Elledétonne parmi les membres de la famille avec son habillement vraiment trop décontracté et sonair de chien battu. Plusieurs amis de sa grandmère y sont également. J’apprends que Manu a unfrère qui ne viendra pas. J’essaie d’en connaître un peu plus à propos de sa famille éclatée,mais comme d’habitude mon beau danseur n’est pas très loquace sur le sujet.

Par ailleurs, tout le monde semble étonné de le voir accompagné. Surtout sa grandmère, quime serre contre elle et me fait la bise, toute pimpante en m’apercevant au bras de son petit-fils.

Une heure après notre arrivée, c’est déjà le temps de nous mettre à table. Le souper auxmultiples services est délicieux, passant des petites bouchées à la coriandre au tataki de thon, puis à mon succulent saumon en croûte de sésame et gingembre. Le duo de desserts, gâteau au fromage au caramel salé et feuilleté aux petits fruits, crème chantilly et mascarpone, plaît également beaucoup à mes papilles. Manu a l’honneur d’être assis à côté de sa grandmère. Il discute le plus souvent avec son oncle Alain assis en face de lui et avec moi. Parfois, il secontente de se tourner vers moi, m’adressant de beaux regards perçants qui m’intimident, mefaisant comprendre qu’il apprécie sincèrement ma présence à cette fête.

Après le souper, place à la danse. Terrain connu de mon partenaire. Je suis certaine qu’ilbouge bien même dans des événements plus « décents ». Pour ma part, cela fait longtemps queje n’ai pas dansé dans une soirée de ce genre. Les mariages ne sont plus à la mode par cheznous. C’est bien dommage.

Emmanuel me tend la main.

—Allez, danse… J’hésite.—Pour moi. J’accepte sa main.

Quand il me regarde avec ces yeux-là, je ferais n’importe quoi pour lui ! Euh… dans le cadre du jeu, évidemment. Car en dehors de cette limite, je me dois de garder les deux pieds sur terre. Ne pas me laisser enchaîner dans l’univers de Manu, trop intense pour moi. Je sais cequ’il en est, à quoi m’en tenir. En ce moment, par contre, pourquoi ne pas seulement me laisser aller, m’abandonner contre lui et profiter du moment ? Nous formons un joli couple ce soir.Quelles belles apparences trompeuses nous renvoyons à cet entourage curieux. Comme lesbeaux petits couples – faussement – heureux sur Facebook. Ce n’est pas grave, on porte tousdes masques…

— D’accord.

Nous dansons enlacés sur To Love Somebody, de Bobby Bazini, le préféré de Jeanne, sagrandmère. C’est en effet ce qu’elle m’a affirmé plus tôt. Rien d’extravagant. Rien de sexuel.Juste une danse tendre, remplie de douceur. Entre notre silence et nos pas, nous échangeons. Jefrissonne. Le courant passe entre nous deux, c’est clair.

Son parfum me rend folle. Je me demande ce que c’est. Mais il n’y a pas que ça qui me faitperdre la tête : sa chaleur, sa grandeur, sa virilité. Lui, tout simplement. Un sacré beau spécimen, rare de sa race. S’il n’était pas si convoité… Car ici, il l’est même par ses tantes qui ne tarissent pas d’éloges à son égard. De l’attention sur lui, je me rends compte qu’il en a en permanence.

La chanson se termine et nous retournons à notre table. C’est là qu’il me glisse à l’oreille :

—J’ai tellement envie de toi, tu n’as pas idée. Je suis troublée. Je bégaie presque :

—Manu… je… je ne suis pas ici pour ça. On est en train de s’échanger un service… On est ici pouraffaires, tu te rappelles ?

—Oui, je sais. Mais on pourrait en profiter pour rentabiliser le tout, faire d’une pierre deux coups, serendre service et se faire plaisir par la même occasion, non?

Je panique presque.

—Non. Désolée. Souviens-toi de la dernière fois. Ça n’a pas été une partie de plaisir.

Son regard se transforme, il est sur la défensive.

—C’est blessant, Céleste. Une chance que je connais ma valeur auprès de la gent féminine. Tu saisque tu es un cas.

Bon, bon, bon… Monsieur qui se prend pour un dieu du sexe, maintenant!

—Peutêtre. Tant pis. Ce n’est pas très cool de ta part de mettre le blâme sur moi, comme si j’étaistrop prude.

Il rit. Sourire moqueur. Quoi, c’est exactement ce qu’il pense ? Putain, je le déteste, ce mec !Ça m’insulte.

Je me lève brusquement.

—Tu vas où?

—Aux toilettes.

Je décampe, mais il part à ma poursuite jusqu’à se dresser devant moi, l’air imposant. Ilbaisse les yeux pour me fixer intensément.

—Attends. Tu as raison.

Son timbre de voix se fait très sérieux.

—J’ai été trop brusque avec toi et je l’ai compris trop tard ce soir-là. Par orgueil, j’ai fait commesi je m’en foutais, mais ce n’était pas le cas. À dire vrai, ta réaction m’a ébranlé, et je vaist’avouer que rien ne m’obsède plus depuis que de me reprendre et de te montrer que je suiscapable de te donner un plaisir incommensurable…

—Incommensurable ?—Oui. Incommensurable, répète-t-il avec ses yeux de braise. À l’infini. S’il te plaît, laisse-moi

te faire l’amour.

Je corrige :

—Tu ne fais pas l’amour, Emmanuel, tu baises.—Alors apprends-moi. Je ne demande que ça. Encore ses yeux qui ne lâchent pas les miens,

sans répit, sans pitié. Comme s’il avait les moyens d’obtenir et de prendre tout ce qu’il désire.Il est tellement doué.

Je frissonne pour la millième fois depuis que ce gars est entré dans ma vie. Oui, je pourraislui montrer ça, peutêtre… Comment faire l’amour tendrement. Profondément. Comment sefondre l’un dans l’autre.

—Sérieusement, Céleste, je pense que je mérite ma chance. J’ai saisi, ok ? Je t’ai saisie… J’aienvie de prendre soin de toi ce soir, d’y aller doucement, de te faire du bien, car tu es une filleprécieuse, je le sais. J’ai compris que tu étais différente des autres femmes que je fréquente. Et tusais quoi ?

—Quoi?—Ça me plaît.—Ah oui ?—Oui, énormément.

Mon Dieu qu’il est… chaud. Ardent.

Il me souffle tout bas cette question dont il connaît assurément la réponse :

—Et moi, je te plais, Céleste ?—Oui, tu me plais, Emmanuel.—Tu me laisses t’embrasser, là ?

Ses lèvres se sont déjà dangereusement rapprochées des miennes.

Mes yeux fondus dans les siens ne cillent pas quand ces mots dociles sortent de ma bouche:

—Oui, je te laisse m’embrasser.

Mon beau danseur prend son temps, ferme l es yeux, et ses lèvres douces et chaudes trouvent les miennes pendant que Michael Buble nous accompagne avec You Don’t Know Me.Nos bouches jointes, nous nous remettons à danser tout doucement. C’est un pur délice, ce

baiser. On dirait que j’ai retrouvé le Manu du dimanche. Le charmant. Le romantique. Moncorps le reconnaît car il frémit de désir comme au premier soir de notre rencontre. Un immensevertige me gagne, appréciable, mais intense, comme lors de notre premier baiser sur lesrochers. Quand il me lâche, il recule d’un pas et nous continuons à nous fixer.

J e me tourne. Sa grandmère nous observe, le sourire aux lèvres. Je me demande si elleregarde la scène depuis le début.

À la suite de ce moment si agréable, nous nous rendons au bar du lobby afin de nouscommander un verre. C’est à ce moment qu’il en profite pour m’annoncer ses plans de lasoirée :

—J’ai réservé une chambre à l’étage pour toi et moi.—Tu as réservé une chambre ? Sans m’en parler d’abord?—Ouep.

Je suis choquée. Ce n’est pas ce qui avait été entendu.

—Pourtant, tu m’as promis que tu me ramènerais sagement à la maison après la soirée, non?

—Euh…, qu’il bafouille, je pense que tu exagères. J e ne t’ai pas exactement promis ça. Il mesemble plutôt t’avoir promis qu’on n’allait pas veiller tard. Eh bien, tu vois, je tiens promesse,nous allons nous rendre au lit tôt.

—Ce n’est pas correct. Peutêtre que j’aurais refusé ton offre si tu m’avais avertie que ça impliquaitde passer une nuit dans la même chambre que toi ! C’est vexant que tu ne m’aies pas demandé lapermission avant de faire la réservation. Je n’ai même pas mes affaires. Il est possible que jen’aie pas envie de te suivre dans cette chambre.

—Et tu rentrerais comment?

Je le dévisage, atterrée. Je suis entièrement dépendante de sa voiture. Serait-il capable dem’abandonner à mon sort si je souhaitais vraiment rentrer en ville ce soir ?

—Je plaisante, Céleste, voyons. Si tu avais fermement refusé, j’aurais accepté ton choix et j’aurais laissé tomber la chambre pour aller te reconduire

« sagement » à Montréal, mais comme les chances que tu refuses étaient pratiquement nulles, jen’ai pas été trop déchiré en m’écoutant et en louant cette chambre.

—Mon cher, tu as une confiance en toi incroyable. C’est remarquable, que je lui lance, ironique.C’est donc si facile, monsieur le danseur, d’avoir toutes les filles dans son lit ? Ce doit êtrerendu prévisible, ennuyant même.

—Non. Sérieusement, ma confiance en moi est plus limitée que tu le croies. Et je te rappelle qu’iln’est pas question des autres filles ici, il n’est question que de toi et moi. Je suis seulement

réaliste. Tu m’as suivi ici. Nous avons beaucoup d’attirance l’un pour l’autre. C’est vraimenttrès palpable. Ce n’est que dans l’ordre des choses de se rapprocher.

Oui, c’est dans l’ordre des choses, mais je suis nerveuse. J’ai peur de ne pas être à la hauteur

de ce gars si à l’aise avec son corps. J’ai peur de ne pas être capable de me laisser aller. Et enmême temps, je brûle d’envie pour lui. Mais j’ai peur de me blesser.

—Sincèrement, j’ai loué cette chambre dans le but de me rapprocher de toi ce soir, de mereprendre, mais je ne veux pas te mettre de pression non plus, ma belle. C’est toi qui sais. Si tun’en as pas envie ce soir, je ne vais pas insister, compris ?

J’observe la porte de la salle qui mène aux ascenseurs. Un fantasme me passe par la tête.Manu, me plaquant dans la cage, m’embrassant avec fougue. Ça me remue. Je sais bien que jen’aurai pas la volonté de refuser son offre. Mon désir est trop grand.

Ses lèvres se portent à mon oreille.

—Et puis, ma précieuse petite étoile, que décides-tu ?

—Ce serait dommage pour ta réservation. C’est d’accord, j’accepte.—Tu es un ange. Bon choix. Cette fois-ci, je te jure que tu ne le regretteras pas.

Nous saluons tout le monde. Sa grandmère nous remercie vivement de notre présence. Ellenous invite à venir souper chez elle le dimanche suivant. Manu lui répond qu’il ne penseraitpas pouvoir, car une grosse semaine l’attend…

Nous montons à l’étage. Six autres personnes accompagnent notre tour dans l’ascenseur.Impossible que ça se déroule comme dans mes pensées, mais Emmanuel prend ma main dans lasienne et la serre chaudement, ce qui suffit à faire augmenter ma pression artérielle.

Nous avons une chambre, oui. Mais je pourrais jouer le jeu de la fille qui accepte de partager le lit uniquement pour dormir, sans que ça aille plus loin. En effet, partager une chambre àla fin d’une soirée n’est pas nécessairement synonyme d’avoir des relations sexuelles. Maisaprès tout, pourquoi gaspiller sa salive et faire semblant ? À quoi bon résister à mes envies, à vouloir jouer la jeune fille effarouchée ? Quand on sait exactement comment ça va fini r, toutça : lui dans moi. Parce qu’on en a follement envie tous les deux, malgré mes appréhensions.

C’est pourquoi on entre dans la chambre sans échanger de paroles superficielles et on vadroit au but. Car ça ne peut pas attendre. La tension a atteint son point culminant. Nous nousdevons de l’apaiser. Sauf que cette fois-ci, ce ne sera pas animal. Cette tension se libérant enun plaisir délectable, on souhaite la savourer. J e sens que Manu est sur la même longueurd’onde que moi.

Nous arrivons au pied du lit. Emmanuel me déshabille lentement. Il prend son temps. Seslèvres se perdent dans mon cou. C’est un pur délice. Je jubile.

—Tu vois, je suis capable. Tu n’as même pas à m’apprendre la douceur. La lenteur. La sensualité.Ça me connaît. Je suis danseur. J’ai ça en moi.

Il caresse ma peau. Mes bras. Mon cou. Jusqu’à mes seins qu’il effleure tout doucement.

—Je peux être tout ce que tu veux, Céleste. Les dernières femmes que j’ai connues préféraient lesexe plus brutal. C’est pour cette raison que j’ai agi d’emblée de la sorte, te déballant toute

l’intensité de mon désir pour toi. J’ai oublié que certaines sont plus fragiles, plus précieusesque d’autres…

—Je ne suis pas fragile, Manu.—Oui, tu l’es, tu es comme un petit animal blessé en ce moment. Ne t’inquiète pas, je connais. Et

tu es forte à la fois, je sais. Mais en ce moment,

tu as besoin qu’on prenne soin de toi, et je veux être ce gars qui te fera sentir bien dans ta peau à nouveau.

Je suis nue. Il est nu. Il me couche sur le lit et continue ses douces caresses pendant que jesens son érection à l’entrée de mon sexe. Mes nerfs sont à vif. J’admire son corps sculpté à laperfection. Je pourrais lui demander de danser pour moi, mais je ne suis pas certaine qu’il apprécierait. Sûrement qu’il a envie de décrocher de ce rôle parfois. Quand il se couche surmoi et qu’il me pénètre enfin, je fonds. Je le veux en moi plus que tout au monde. J’ai eu letemps de désirer son sexe ardemment. Et plus encore. Nos gémissements. Nos soufflessaccadés. Mon beau danseur continue d’y aller doucement, mais bientôt on a l’impression quenos corps se parlent : ils ondulent en symbiose, augmentent la vitesse et la force d’impact. Lacadence s’enflamme. Cette fois-ci, le sexe avec lui est délicieux. Je m’en délecte. Sa peausuave, ses muscles, son odeur me rendent dingue. Son pénis, long et large, que j’accueille en moi avec tout le plaisir du monde me rend dingue aussi. Ses doigts massant délicieusement monclitoris à fleur de peau pendant qu’il me prend par-derrière, pendant qu’il est cloué à moi, seslèvres pulpeuses près des miennes, mes ongles dans son dos qui se retiennent pour ne pasgrafigner tellement la délectation me fait perdre le contrôle. Tout ce tourbillon de sensationsm’achève. Nos orgasmes sont longs et intenses. Une volée d’artifices dans tout mon être.

Emmanuel peut maintenant revendiquer son titre d’étoile. Il a vraiment réussi son coup cette fois :parvenir à me détendre afin que je me laisse aller totalement, à m’abandonner corps et âme à un autre homme, un autre homme que mon Justin.

La nuit se révèle tout aussi douce dans ses bras. Notre chaleur et notre nudité réunies me fontressentir une euphorie, un bien-être immense comme je n’en avais pas éprouvé depuis dessiècles. Je comprends pleinement la raison pour laquelle j’ai tout quitté. J’étais en train de menoyer. Maintenant, je revis, par la peur, la déception, la stupéfaction… Ce n’est pas toujours dupositif, mais l’essentiel, c’est que je me sente vivante à nouveau. C’est ce dont j’ai besoin pourm’aider àvolerplus haut, vers l’épanouissement. Emmanuel, que j’observe en train de dormir,beau comme un ange, n’est probablement qu’une amourette de passage, peutêtre même duweek-end, mais il me fait vivre des émotions inespérées. Même si elles sont éphémères, je lesprends. Et m’en nourris.

Le lendemain matin, toujours enlacés au lit, pendant que Manu me joue dans les cheveux, queje réfléchis encore une fois à ses comportements assurément déroutants, passant de player àlover, je lui demande: — Hier soir, c’était tellement génial ! Pourquoi alors as-tuagi comme un con qui se foutait de moi au party ? Tu dansais avec ces filles, tu

voulais faire un trip à quatre et tu m’as baisée comme si on était en train de filmer un porno. Jene comprends pas.

—Je sais, j’ai agi comme un imbécile. Et peutêtre que je l’ai fait à dessein. Inconsciemment ou non,je ne sais plus trop. Chose certaine, je ne voulais tellement pas m’attacher. Ce n’était pas dansmes plans. Comme si je voulais te montrer que, toi et moi, c’était impossible. Parcequ’honnêtement, si j’étais ton ami, je te dirais de te tenir loin d’un gars comme moi qui a trop desecrets.

Des secrets ?

Il fait une pause.

—Sauf que, le problème, c’est qu’on dirait que, dès l’instant où nos regards se sont croisés, j’étais déjà attaché… C’est très étrange. Difficile à comprendre pour moi. Je te connais à peine, et ceque je ressens, c’est fort, tu vois. J e te l’avoue : tu obsèdes toutes mes pensées, Céleste. Jen’arrive pas à me détacher de toi, ni en pensées ni en personne. Mais crois-moi, j’aurais voulune pas tomber amoureux.

—Pourquoi ? Parce que je ne suis pas assez sexy pour toi ? Pas assez sex-symbol, comme tesconquêtes habituelles ?

—De quoi tu parles ? Tu es cent fois plus désirable que toutes ces filles vulgaires qui me tournentautour. Ne vois-tu pas ce que tu dégages,

ma précieuse petite étoile ? Tu es tellement merveilleuse, tu ne devrais pas traîner avec un typecomme moi, voilà tout.

—Un type comment?—Un type mal entouré, avec un lourd passé. Tu ne sais rien de moi, Céleste, et crois-moi, c’est

mieux ainsi.—Peutêtre que tu commences à me faire suffisamment confiance pour te confier…—Non, malheureusement, ce n’est pas si simple. Ma vie est… compliquée.—Je vois…—Le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais tellement envie de changer pour toi. J’arrêterais même

de danser pour avoir l’immense privilège de garder une fille comme toi. Je donnerais tout ceque j’ai pour vivre une relation d’amour saine avec une fille de ton genre, celle quej’imaginerais devenir la mère de mes enfants.

Je suis touchée. Vraiment ! En plus, il semble plus honnête que jamais.

—On parle pour parler, Céleste. On se connaît à peine. Mais on le sait tout de suite, ces choses là quand ça arrive, quand on sent qu’on a enfin trouvé quelque chose de précieux qu’on voudrait conserver à jamais…

C’est beau, ce qu’il me dit, mais en même temps ça fait peur et ça m’est doublement difficilede ne pas me laisser prendre aux sentiments. J’aimerais tellement croire à ce qu’il me dit…Sauf que, d’un autre côté, il me l’a clairement fait comprendre : dans son idéal, oui, il me

voudrait, mais sa réalité est tout autre. Ce gars est noirci de sombres secrets. Ça fait peur. Labase d’une relation de couple est la confiance : ça ne pourrait pas fonctionner, lui et moi. Je sens qu’il pourrait me faire beaucoup de mal.

Malgré cette profonde conversation, nous faisons l’amour de nouveau, tendrement. Lasensation exquise de son corps sur ma peau se répand jusqu’au fond de ma tête, jusqu’auxbattements de mon cœur. Elle est si douce que je souhaiterais vivre ça encore et encore. Tousles jours de ma vie. Ce serait le paradis. Merde, Céleste, essaie de garder le contrôle ! Tusais bien que ce n’est pas sérieux. Pendant que son corps ondule tout doucement contre lemien, avec toute la langueur du monde, qu’il m’embrasse et me touche comme si j’étais cequ’il a de plus précieux, moi, je le supplie de mes coups de bassin de me prendre sur-le-champ. Mon beau danseur me fait tellement d’effet qu’au bout du compte j’aurais une immenseenvie de reconsidérer l’idée de vivre des baises torrides avec lui. Animales. Sans inhibition.Maintenant que je comprends qu’il ressent bien quelque chose pour moi, qu’il n’est pasdépourvu de sentiments, qu’il me respecte, j’ai l’impression que je pourrais lui faireconfiance… ou presque.

À 10 heures, nous allons bruncher et il me ramène « sagement » à la maison. Dans ma chambre,pendant que je m’applique à faire mes lectures dans l’un de mes manuels obligatoires, je meperds constamment dans mes pensées ambivalentes à son égard.

10

En fin d’après-midi, Émilie vient me rejoindre, m’apportant un verre de la sangria roséequ’elle a préparée pour nous deux. Une attention charmante! Alors que je lui raconte (presque)toute ma soirée de la veille en détail, je reçois un texto.

C’est Manu!

Tu es libre ce soir ?—Il vient de te déposer, non? demande mon amie, amusée.—Oui, ça fait à peine trois heures. Et j’ai encore beaucoup d’études…

Cela dit, je lui réponds sans trop attendre : Oui, je suis libre. Pourquoi ?

Parce que j’ai envie de te voir. Peut-être que je pourrais venir chez toi écouter un film ?J’apporterais du popcorn…

Je fais part du message à Émilie, mais elle me rappelle ce qui était entendu entre nous pour la soirée.

Désolée. C’est Émilie qui monopolise la télévision ce soir. Elle voit Miguel.Réponse instantanée.

Ciné ?Moi aussi.

Pourquoi pas chez toi ?Cette fois-ci, c’est long avant qu’il réponde.

—Ça ne doit pas lui tenter de faire son ménage, ou alors il habite dans un trou ou encore avec sablonde ! plaisante Émilie.

—Merci pour ton optimisme, ma chère.

J’avoue que ça semble être ça. Je suis quand même curieuse de découvrir où il habite.J’aurais l’impression d’en apprendre davantage sur mon beau danseur mystérieux.

Le principal intéressé finit par répondre : Bon, ok. Chez moi.

—Il doit paniquer, là, ton don Juan… Let’s go… on camoufle le pire… Les gars sont comme ça.Ton Justin, monsieur-ménage-organisation-number-one, était un cas d’exception, ne l’oublie pas !

—Peut-être. Cela dit, ce n’était pas « monsieursensations-fortes ». Et tu sais quoi ? Il appert quej’ai besoin de vivre des expériences à la Manu! Même si ça implique l’action de me rendredans l’antre du démon ou, en mots plus simples, dans l’appartement d’un gars désordonné, ce quiest, par ailleurs, une pure spéculation.

—Je te comprends, beauté, un peu de désordre dans ta vie ne te fera pas de tort. La perfection, c’estlassant à la longue, non?

—Oui, tout à fait d’accord! On trinque: au désordre !

—Au désordre ! À bas la routine qui tue à petit feu ! À toutes les émotions fortes de ce monde! Àl’inconnu! Au plaisir des interdits ! À tout ce qui nous fait sentir bien en vie !

J’emboîte le pas à ma meilleure amie :

—À mort les conventions ! La bienséance ! Je veux vivre, ressentir pleinement, prendre le temps devoir passer ma vie avant de crever ! Savourer ma jeunesse, avant de la perdre éternellement!

Seigneur ! Je suis en feu ! Il faut que ça sorte. Je ne pouvais pas mieux tomber: Émilie est lapersonne parfaite pour m’aider à vivre mon adaptation en ville, mon adaptation à mon nouveaustatut de célibataire. Elle me comprend, m’encourage dans mes folies. Je sens que je peux toutlui dire. Elle embarque avec moi à cent milles à l’heure ! La joie de vivre et la légèreté de ma copine me font beaucoup de bien. Je suis chanceuse de l’avoir.

*Emmanuel m’a demandé de lui téléphoner quand j’arriverais devant chez lui afin qu’il puisse

m’indiquer où me garer. Waouh! Quel beau quartier urbain! Les immeubles sont ultramodernes.Il n’y a pas que du vieux à Montréal. C’est vraiment chez lui ici ? Je vérifie à nouveau lenuméro de résidence : 1650. Oui, c’est bien là. Mon GPS ne m’a pas induite en erreur.Magnifique façade en brique, allure zen.

Je lui envoie un message texte.

Je pense que je suis arrivée… Ok, je t’ouvre la porte du garage.

Hein ? Monsieur possède un garage privé, avec porte électrique à distance en prime ? Une fois la porte remontée, j’y reconnais tout de suite sa moto et sa BMW. À leurs côtés reposeégalement une vieille voiture de collection. Il reste une place vide pour ma Mazda.

Je me gare. Emmanuel vient me rejoindre.

Alors que je descends de ma voiture, nous nous retrouvons face à face. Il me considère. Jesens qu’il hésite à m’embrasser sur la bouche. À mon grand plaisir, il s’exécute. Le temps denotre séparation fut trop bref pour qu’une barrière de pudeur se soit créée entre nous. Il fautdire que, pas plus tard que ce matin, j’avais ses mains sur mon cul et sa langue dans mabouche…

—Beau garage.—Oui, merci.—Tu ne m’avais pas dit que tu habitais dans un si beau quartier.

—Non, en effet. C’est à mon avantage de demeurer modeste, non?—Oui. Bien sûr.—Et je ne veux pas que les filles décident de sortir avec moi juste pour mon argent, donc j’évite

d’en parler dans les premières dates.—Ha ha, comme si les filles pouvaient t’aimer juste pour ton argent…—Je vais prendre ça pour un compliment ! Nous empruntons la porte au fond du garage,

gravissons un escalier de six marches et atterrissons dans un impressionnant condo. Le design

intérieur est vraiment très beau. Neuf et moderne, tout comme l’ensemble du mobilier. L’endroit estvaste et décoré avec goût et j’ajouterais que c’est même très en ordre. Plus qu’à mon nouvelappartement. Impeccable ! C’est vraiment chez lui ? Ça ne colle pas. Non pas qu’il manque declasse pour habiter un endroit pareil… Mais quand même, son mode de vie, son style décontractéet son allure de bad boy ne laissaient pas supposer ça. On dirait plutôt le penthouse d’un richeprofessionnel, un entrepreneur ou un avocat. En fait, je pensais qu’Emmanuel mettait davantage sessous dans ses bolides à moteur, n’accordant presque rien financièrement à son logement, comme beaucoup de gars dans la vingtaine le font. Monsieur mystère a donc de l’argent pour les deux, voitures et résidence, sans oublier son apparence, coupe de cheveux quasi hebdomadaire,épilation, vêtements griffés… ça cloche, vraiment!

—C’est chez toi, ici ?—Bien oui, ce n’est sûrement pas chez la voisine, Céleste.

Et ça sort, comme ça, spontanément:

—Tu vends de la drogue, Emmanuel ?—Arrête, voyons, ça commence à être insultant. J’ai un bon emploi, tu sauras…—Et ça paie… ça ?

J’exécute un large signe de la main pour désigner tous ses avoirs.

—C’est plus payant que tu le crois. Allez, viens.

Il coupe court à mon questionnement. Il veut éviter d’en parler, c’est évident ! Même qu’ilsemble mal à l’aise. Il n’aime pas s’en vanter, d’accord. Mais pourquoi a-t-il l’air embarrassé

? Peu importe.

Il me fait visiter son palace. Son immense balcon à l’arrière… waouh! Set up de rêve oùse trouve une piscine creusée sinueuse. Comme il est en condo, c’est tout un luxe.

—C’est un spa l’hiver, une piscine l’été. Parfait pour boire une margarita. Tu as apporté tonmaillot, ma belle ?

—Euh… non. Tu ne m’avais pas prévenue pour ça non plus.—Ah oui… c’est vrai !

Petit sourire coquin. Je vois qu’il adore me surprendre… pour toutes les fois où j’use decette réplique en sa compagnie: « Tu ne m’avais pas prévenue… »

—On n’en a pas besoin, de toute façon. On est rendus des intimes.

Il me fait un clin d’œil. Je rougis.

—Pas tant que ça, quand même.

On a couché ensemble seulement trois fois. Je suis encore intimidée.

—Ne me dis pas que ça te gêne de te baigner nue avec moi ?—Non, pas du tout… mais tes voisins ne sont pas bien loin.

Il rit.

—Tu as donc si peur du regard des autres ? Tu devrais te foutre de ces conneries et foncer. Ett’amuser. Une vie à vivre. Tu saisis le concept?

Il a raison.

—Je me fous de tes voisins, je ne les connais pas. Il commence à faire pas mal noir en plus. Ça neme

dérangerait pas au fond de tenter l’expérience, lui lancé-je avec le regard d’une fille qui ose,qui veut relever un défi.

— Attends-moi, je vais nous chercher à boire.

Je l’observe s’affairer dans la cuisine à travers la porte-fenêtre. Il extirpe deux bières dufrigo. J’en profite pour me repaître du luxe et du confort de l’aménagement extérieur. Je suisjalouse ! Sauf que j’ai, plus que jamais, la vive impression que ce n’est pas net, tout ça. Tropbeau pour être vrai. Et je ne peux m’empêcher de voir un lien direct entre ce condo de rêve etson « Tu devrais te tenir loin de moi, j’ai trop de secrets… ». D’un autre côté, j’ai une fois deplus envie de profiter de nous deux ce soir sans trop me prendre la tête.

Nous nous assoyons, les pieds dans l’eau. La piscine est chauffée. L’air est agréable ce soir.On peut apercevoir quelques étoiles dans le ciel montréalais. J’aimerais pouvoir lui montrer le ciel de la campagne sur le bord du fleuve. Je lui raconte la douceur des matins sur le bord de l’eau, à même ma véranda. Le bruit de la nature vaste. La forte odeur des pivoines. Le marché de Noël de mon village. La beauté des maisons ancestrales de mon coin. Ma vie de famille heureuse. Les veillées sucrées chez ma mère, cuisinière hors pair, confectionneuse dechocolats. Elle possède d’ailleurs son petit commerce champêtre. La vie plus calme…

Pendant que je parle, les doigts de mon adonis se mettent à courir le long de mon bras, puisvient le tour de ses lèvres.

—Continue. Je t’écoute.—D’accord…

Ma voix me trahit. Je prends une grande gorgée de bière. Et pendant que je parle encore, maisde plus en plus lentement, avec des propos de moins en moins cohérents, Manu retire ma robe.Je suis en sous-vêtements sur le bord de la piscine. Emmanuel admire mon corps. Son regardest plein de désir. Ça m’intimide. Je ne parle plus. Je n’ai plus rien à dire. Il n’y a plus que lui,apparaissant à ma vue, dans mon esprit. Beau comme un dieu, il met mon corps dans tous sesétats. Il fait frissonner ma peau nue de son simple regard.

—Tu es si belle. Tu me manquais déjà.

Il se lève. Se déshabille en bougeant, suave, empreint d’une sensualité désarmante. Il sait toutl’effet qu’il me fait. Tellement sûr de lui, conscient de son sex-appeal ravageur. J’aimeraisarriver à dégager son aisance, sa confiance. La vue de son corps nu me rend toujours aussifolle. C’est juste de la peau, pourtant… Sauf que mon bas-ventre s’affole. Je sens encore sonsexe remplissant le mien il y a à peine dix heures de cela.

Et des images de lui dansant pour moi au bar, à la fois animal et sensuel, se dessinent dans

mon

esprit. Un beau moment, peut-être pas exclusif, sachant bien qu’il danse ainsi pour descentaines de filles, mais je me dis que ce soir c’est quand même moi qui suis là, à ses côtés.C’est moi que sa grandmère apprécie. C’est à moi qu’il a fait l’amour de manière très sentie,comme, me l’a-t-il prétendu, il ne le fait jamais habituellement. C’est moi qui suis spécialepour lui. Et y penser me rend encore plus folle de lui.

Il me sort de ma rêverie alors qu’il retire son boxer et que son érection saisissante enévidence devant moi fait battre mon cœur à tout rompre. Il est tellement excitant ! Il s’immergedans l’eau et me sourit. Il sait à quel point il m’émoustille. À quel point je fonds de désir pourlui.

Moi, je demeure assise, les pieds ballants. Il m’éclabousse.

—Hé!—Allez, viens, princesse !

Il fait sombre, mais je suis gênée de me déshabiller en entier.

—Tu vas garder tes sous-vêtements ?—Peut-être…

Manu s’approche de moi, le regard malicieux, avant de poser ses mains sur mes hanches. Mesjambes s’écartent sous sa contrainte. Il se cloue à moi.

—Peut-être que non, repris-je, docile, d’une voix gémissante.

Il m’embrasse, et pendant que ses lèvres me goûtent, ses mains s’appliquent à défaire monsoutien-gorge avec une grande facilité. Il me l’enlève doucement. Puis ses mains mouilléesglissent sur ma poitrine qu’il caresse langoureusement. La pointe de mes seins se dresse pourlui. Mon épiderme s’affole. Quand sa bouche se met de la partie, quand elle capture mesmamelons, je jubile. Ma fréquence cardiaque s’élève. Mon beau danseur assaille maintenantma petite culotte. Je l’aide : j’ôte mes pieds de la piscine et je me tourne de côté pour ne pasmouiller ma culotte. Une fois qu’elle est retirée, je glisse rapidement dans l’eau. Je me suistoujours demandé l’effet que ça faisait de me retrouver nue dans une piscine. Sensation plusque plaisante ! L’eau est délicieusement chaude sur ma peau.

—Une première, le bain de minuit! m’exclaméje.—Je suis content de vivre tout plein de premières avec toi, petite étoile. Première visite au

281. Premier tour de moto. Première baise sans faire l’amour – il fait allusion à notre premièrefois désastreuse… c’est déjà bien qu’il puisse en rire –, premier bain de minuit. Je suisprivilégié. On porte un toast à ça, tu veux ?

Il me fait un clin d’œil. Première baise traumatisante, qu’il aurait dû dire…

Il me tend ma bière avant de cogner sa bouteille contre la mienne.

—À tes premières fois… avec moi.—À notre beau week-end. Je suis vraiment contente d’avoir fait ta connaissance, Manu.

—Moi aussi, tu me fais un bien fou, Céleste. Tu n’as pas idée.

Il reprend ma bière qu’il venait à peine de m’offrir, la dépose sur le bord de ciment.

Sans avertissement, il plonge la tête dans l’eau et se met à nager. Le bruit des gouttes alorsque nous nous mouvons est un vrai aphrodisiaque. J’ai la peau fraîche, mais ma soif de lui mebrûle de l’intérieur. J’ai l’impression de n’avoir jamais ressenti quelque chose d’aussi fortpour quelqu’un. Non. Jamais. Ce mec me rend dingue. Je n’y peux rien !

Je me demande avec combien de filles il a fait l’amour dans l’eau, ici. Dans cette piscine. Ilvient vers moi, et sa prestance me fait nerveusement reculer d’un pas. Il avance encore, et jerecule encore. Comme un jeu. Lui le prédateur, moi la pauvre proie. J’adore ça. C’est plus fortque moi. L’homme d’expérience qui veut corrompre la petite fille sage. Sauf que cette aventurerisque de causer des morsures douloureuses, au final. Que faire dans ce cas ? Succombermalgré tout à ses sentiments qui mûrissent trop vite ou résister ?

Succomber.

Car en ce moment ma tête n’arrive plus à dissocier sexe et sentiments. Mis à part le faitqu’Emmanuel pourrait me briser le cœur, je ne vois pas pour quelle raison je résisterais. J’aienvie de faire l’amour dans l’eau avec ce gars qui m’excite au plus haut point. Quand il mepénètre enfin, j’ai un tel soulagement. Et dans l’eau, je sens nos corps qui s’unissent en légèreté, en souplesse. L’effet de flottement rend notre va-et-vient d’une fluidité perturbante. C’est tellement bon. L’attirance que je ressens pour ce mec me fait mal, et le seul moyen dem’enlever temporairement cette douleur est de fusionner à lui.

*Émilie se lève raide du canapé et me fait de gros yeux mortifiés. Oups!

—Dans l’eau ? Tu es folle ou quoi ?—Hein? Je ne vois pas ce qu’il y avait de si wildlà-dedans…

—Dans l’eau, Céleste… Ça veut dire que vous ne vous êtes pas protégés.—Merde, tu as raison ! Mais ça n’a pas duré si longtemps que ça, car après un moment il m’a

transportée dans son lit pour qu’on finisse le tout confortablement.—Finir le tout… avec un condom?—Oui, évidemment !

—Mais tu comprends qu’il ne servait plus à grand-chose… Céleste, tu t’es fait prendre commeune débutante! Voyons, tu sais à quel point ça peut être dangereux, les ITS et tout… Tu sais toutça, non?

—Oui, je sais ! Stoppe ce ton alarmant, s’il te plaît, ça me fout la trouille. Tu as raison, j’ai étécomplètement irresponsable, surtout avec un gars comme lui… Merde, il m’a sûrement refiléune cochonnerie.

—Je sais qu’avec mon esprit frivole j’ai l’air au-dessus de mes affaires et je semble me foutre de

tout, mais question protection, je ne niaise jamais avec ça. Tu devrais prendre un rendez-vous àla clinique au plus vite. Tu savais que le VIH et les hépatites revenaient en force ?

—De quoi tu parles ?

—Les gens ont eu très peur quand ils ont pris conscience de la propagation de ces maladies dansles années 1980, mais depuis, comme ça s’est calmé, ils ont cessé de les craindre et ils ne seprotègent plus comme ils le devraient. Du coup, ces infections reviennent. Je ne veux pas tefaire peur, mais…

—Mais tu as très bien réussi, mon amie, ce n’est pas cool…

—On doit rester positives, tu dois être correcte. Mais je pense que ce sera une véritableleçonchoc… On doit tout te réapprendre, on dirait, ma chouette. Des fois, j’oublie dans quelleréalité tu vivais…

—Dans quelle réalité je vivais ? Ma réalité de vieux couple durable ?—Oui, ou plutôt ta réalité à la Walt Disney. Ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps et eurent

beaucoup d’enfants…—Je sais, j’y rêvais. Je pensais que c’était possible, sincèrement. Ça arrive encore, ces choses-là.—Sauf que tu n’étais plus capable de te mentir à toi-même, c’est bien ça ?—Oui, c’est exactement ça.—Tu penses que ton ancien mode de vie était plus respectable que le mien? Que celui que tu vis en

ce moment?—Non. Pas du tout. Je sais que la société a évolué. Une grande partie des Québécois sont devenus

très individualistes. Est-ce que c’était mieux avant? Est-ce que c’est mieux maintenant, prônantnotre bien-être individuel avant tout, avant celui de la famille, de la communauté? Aucune idée.Je pense qu’il y a autant de bons que de mauvais côtés à vivre une vie de famille stable pendantvingtcinq ans auprès de son conjoint et de ses enfants que d’enchaîner les relations amoureusesau cours

de sa vie au moyen desquelles on apprend et on grandit. On évolue. Je pense que les deuxsituations se valent, au bout du compte, à la condition d’y retenir l’essentiel : l’amour reçu. Lesentiment de réussite. D’avoir vécu. D’avoir aimé. D’avoir été aimé. D’avoir été utile.

—Je suis entièrement d’accord avec toi. D’un côté, la vie de famille amène plus de confort et le sentiment très valorisant d’avoir bâti quelque chose, d’être entouré d’amour inconditionnel, j’imagine. De l’autre, la vie de célibataire amène plus d’aventures, plus d’émotions fortes, devoyages, de sorties, le sentiment de vivre pleinement sa vie, plus de découvertes, de dosesd’amour passionné. Finalement, d’un côté ou de l’autre, il manque quelque chose de toutefaçon. Je vois que ta rupture te fait beaucoup réfléchir, mon amie. Et ça me fait réfléchirégalement. Quand je regarde mes parents qui s’aiment depuis trente-cinq ans et que je sais que,moi, à vingt-sept ans, je n’ai jamais gardé un chum plus de deux ans, ça me fait peur! J’aiparfois l’impression d’être prisonnière d’un cercle vicieux. C’est tellement facile derencontrer des hommes de nos jours quand on paraît bien, on a tellement trop d’options que

c’est un vrai casse-tête. On rêve tous du grand amour, mais comment savoir si le prochain nesera pas mieux que celui qu’on vient tout juste de rencontrer? Je te le dis : oui, profite de toncélibat, ma chérie, mais en même temps fais attention de ne pas tomber dans le pattern de l’éternelle célibataire insatisfaite, blasée et totalement désillusionnée. Un peu comme moi. Situ penses avoir rencontré un gars qui te correspond, ne laisse pas ta peur de l’engagement toutgâcher… je l’ai fait trop souvent.

—Pourtant, je pensais sincèrement que ton mode de vie en ville te comblait à tous les niveaux.—Oui, je l’aime. Mais par moments j’en ai assez. Je rêve de ce que tu avais. Tu vas voir, ça te

reviendra, toi aussi. Pas maintenant. Tu n’es pas prête.—Non, en effet. Je ne suis pas prête à ça maintenant. Je pense à moi et je tente de garder la tête

hors de l’eau en ce qui concerne ma nouvelle vie étourdissante. En attendant, rendez-vousd’urgence demain à la clinique… je me sens vraiment très mal d’avoir été négligente.

—Bah… Ne t’en fais pas trop ! Tu n’as probablement rien. Mais ne prends pas de risque laprochaine fois, d’accord?

—Pas d’inquiétude, je m’y ferai plus reprendre.

C’est l’heure du dodo. Je dois essayer de me détendre. Mon Dieu que la vie de célibataire eststressante !

Le lendemain, j’ai passé mes tests médicaux entre deux cours. J’ai payé deux cents dollarsdans une clinique privée, car ça ne pouvait pas attendre. Pas moyen de trouver une cliniqueavec de la disponibilité parmi toutes celles en ville. Pas de résultat avant au moins trois jours.C’est long.

Il est 20 heures. Pas de nouvelles de Manu depuis notre belle soirée d’hier. Aurais-je aimérecevoir un texto de sa part? Oui! Assurément. Mais pas question que je lui écrive. Ça ira probablement à demain. De toute façon, je dois confirmer sa présence pour le cours de nu, la part de notre marché qui me reviendra enfin.

Oui, attendre à demain.

Pour lui rappeler le cours, tout simplement. Car je ne dois pas me laisser berner. J’ai comprisque Manu aime se la jouer romantique à ses heures, sauvage à d’autres, et surtout qu’il aimedemeurer libre comme l’air en tout temps. Car un gars qui ne donne pas de nouvelles après unesoirée si torride est bel et bien un éternel célibataire se nourrissant de chaudes aventures ici etlà. J e pense que Justin rirait de moi en ce moment de me voir me languir pour un hommecomme Emmanuel Chevalier. Manu ne fait aucun plan avec moi à court terme. Il ne me démontre pas son intention de vouloir entamer une relation avec moi. Je sens qu’il s’intéresse àma personne, mais en même temps je ne le sens pas émotionnellement disponible. Sauf quand ilcouche avec moi : à ce moment-là, je jurerais que la fusion entre nos deux corps est si forte quenos esprits s’emmêlent. Comme s’ils tentaient de s’unir l’un à l’autre, d’installer tout autourdes liens qui se développent à vue d’œil. Mais mes perceptions ne sont probablement que dela foutaise.

C’est juste du sexe.

Pour lui. Des sentiments à sens unique, voilà tout. Comme ça arrive à tellement de filles.

Il est 21 heures. Cela fait près d’une heure que je lis des horreurs sur les forums de santé à propos des infections transmissibles sexuellement. On dirait que je suis devenuehypocondriaque. J’en fais tout un plat depuis qu’Émilie m’a passé un savon. J’ai tellement peurqu’on dirait que j’en ressens en ce moment même des symptômes physiques. Je sais ce qui mecalmerait, ou bien achèverait mes nerfs. Savoir tout de suite. Car, oui, il y aurait bien un moyende savoir tout de suite. Attendre après les résultats, c’est long, alors que je pourrais enapprendre davantage dès maintenant…

Tant pis, je lui écris ! Ça ne se fait peut-être pas, mais je m’en fiche ! J’envoie un texto à monamant à la santé sexuelle douteuse : Je suis inquiète pour hier, on ne s’est pas protégés dansl’eau…

Mon cellulaire sonne. Merde, c’est lui qui m’appelle ! C’est gênant, ça… J e préféraisaborder le sujet confortablement devant l’écran de mon iPhone…

Je réponds:

—Allô ?—Tu as peur que je t’aie fait un petit bébé?

Il ne manquerait plus que ça… Mais quel beau bébé ce serait ! Ouf !

—Oui. Non. Peut-être. Mais j’ai surtout peur des maladies…—Ne t’inquiète pas, j’ai passé mes tests il y a à peine trois semaines.

Trois semaines. C’est censé me rassurer, ça ? Il a couché avec combien de filles en troissemaines ?

Il ajoute, comme pour me calmer davantage:

—Et j’ai été sage depuis, sinon j’ai toujours mis une capote…

Ce n’est pas trop clair, mais ça me rassure un peu.

—Arrête de t’inquiéter, ok ? Je ne niaise pas avec ça. Je ne fais jamais confiance de prime abordà une nouvelle partenaire… sauf à toi.

C’est flatteur. Et peut-être bien totalement faux. Néanmoins, il a réussi à apaiser mes craintesde manière significative jusqu’aux résultats de mes tests.

—J e suis privilégiée, dis donc! Et si je peux te rassurer à mon tour, avec moi, aucun risque…

sauf si mon ex me trompait, mais les probabilités sont pratiquement nulles. Ce n’était pas songenre. C’était un bon gars.

—Un bon gars bien rangé, fidèle, dévoué et tellement parfait… que tu l’as laissé.—Ton raisonnement est sensé, mais inexact. C’est plus compliqué que ça.

—Oui, j’imagine. Ça ne doit pas être facile tous les jours. Tu es en deuil, même si c’est toi qui asrompu. Je suis là pour t’écouter si jamais…

—Merci, c’est très gentil. Mais je ne veux pas t’embêter avec mes histoires de séparation.—Tu ne m’embêtes jamais. Tout ce que tu dis m’intéresse, parce que tu m’intéresses.—Intéressant…

Puis, sans trop réfléchir, j’ose lui demander:

—Tu fais quelque chose demain soir ? Le club est fermé les mardis, je pense…—Oui, le club est fermé, mais non, je ne suis pas disponible, malheureusement…

C’est plate, ça ! Surtout qu’il ne m’offre aucune excuse bidon en échange de son refus. Il secontente simplement d’ajouter :

—On se voit mercredi à ton cours de peinture comme prévu?

Au moins, il ne l’a pas oublié ! Mais je suis déçue. Il ne me propose pas non plus de me voir le soir suivant. Qu’a-t-il de prévu ce mardi qu’il omet de me dévoiler volontairement ou non? Ça sonne « fille » dans ma tête, mais en même temps je me dis que rien ne sert defabuler, d’autant plus que ce gars ne m’appartient pas.

La game des célibataires, je n’y connais rien. J’y fonce tête première, toute naïve, des rêves de petite fille plein la tête à vouloir éventuellement trouver l’âme sœur dans la jungle montréalaise. Avec Emmanuel, bang! la réalité me tombe dessus et me remet les deux pieds surterre : le fait d’être intimes et de se dire des mots doux n’est pas nécessairement gaged’amour et de fidélité, comme je l’ai toujours pensé. Ce gars est libre comme l’air, et je n’aipas l’impression que cette situation est sur le point de changer. Garder mes antennes alertespour le prochain « vrai » bon gars qui entrera dans ma vie, voilà un plan sensé.

—Oui, mercredi, sans faute ! J’espère que je peux compter sur toi…—Oui, ne t’inquiète pas. J’ai promis, ma belle.

J’entends un bruit de porte qui claque dans l’appareil.

—Oups, je dois te laisser, Céleste. À plus, petite étoile !—À pl…

Il a déjà raccroché. Louche, louche, louche!

Sacré, Manu. Des montagnes russes dans ma vie. Merci pour les tours de manège, mais jecommence à avoir mal au cœur.

11

C’est le grand jour. Je suis nerveuse. J’installe mon matériel. J’arrive la deuxième dans la classe. Quelques étudiants se pointent par la suite, puis la prof qui nous salue. Déjà quelques modèles en vue. Une femme dans la quarantaine à la silhouette harmonieuse ; une autre d’une rondeur appréciable. Un homme dans la cinquantaine ; un jeune de belle apparence; un autre de mon âge, plutôt maigrichon. Il y en a pour tous les goûts. J e lestrouve courageux. Ma nervosité augmente à la même vitesse que les minutes qui filent.L’heure approche et il n’y a toujours pas de Manu à l’horizon.

Alors que je dépose mes pinceaux sur le chevalet, le voilà qui se présente avec son immenseassurance et son sourire de tombeur. Les têtes se retournent sur son passage, exactement comme jel’avais imaginé. Je sens que mon modèle va faire jaser et j’avoue que ça me plaît. Il a fait couperses cheveux plus courts, un peu rasés sur les côtés. Je trouve que ça lui va tellement bien ! L’a-t-ilfait précisément pour l’occasion ?

—Salut, ma belle. Comme promis, me voilà ! Excuse-moi pour le retard. Content de voir quevous m’avez attendu.

—Salut, toi ! Désolée de te l’apprendre, mais tu n’es pas si important que ça, quand même… Laprof n’aurait pas fait attendre tout le groupe pour un seul modèle en retard ! Ça ne fonctionnepas comme ça, les cours. En fait, je t’ai donné rendezvous une heure plus tôt, car je commenceà te connaître, mon cher!

Je lui donne une tape amicale sur l’épaule. J’adore son style vestimentaire hyper décontracté.Dommage qu’il enlèvera tout d’ici quelques minutes. Je dois dire que sa simple nudité est unstyle dont je raffole tout autant, sinon plus…

La prof invite les modèles à aller enfiler leur peignoir à la salle des toilettes au bout ducouloir.

Quand le cours commence pour de bon, Manu est à mes côtés, concentré sur les explicationsde la prof, comme si c’était son propre cours. Elle nous fait d’abord un topo fort intéressant sur l’origine et les caractéristiques des modèles de nu artistique, nous explique qu’ils existentdepuis l’époque de la Grèce antique, que c’est un travail difficile, mais très gratifiant, que lesmodèles doivent être des individus à l’aise avec leur corps, qu’ils doivent savoir tenir uncertain nombre de positions…

Comme nous sommes presque tous des débutants dans ce domaine, avant de se mettre à nospinceaux, elle fait bouger nos modèles pour nous montrer les quatre poses de base. Par la suite,nous aurons à choisir notre préférée, celle que nous souhaitons exploiter.

Elle explique d’abord la pose assise, puis la pose debout, qui nécessite que le modèle setienne de différentes manières. Elle donne des idées, des exemples de postures, en mimant ouen montrant des œuvres représentatives. Bras, jambes, mains et pieds positionnés

différemment. Des accessoires à tenir ou encore des expressions du visage à adopter.Emmanuel se prête au jeu et est excellent. Pour la position inclinée, deux canapés sont ànotre disposition.

Tiens, tiens ! Voyez qui notre chère professeure choisit comme modèle pour servir d’exemple: Manu, qui fait ça comme un pro alors qu’elle l’invite à retirer son peignoir à la vue de tous etqu’elle le guide selon les diverses poses qu’elle veut nous présenter. Ouf ! Il est hot ainsipositionné sur ce canapé!

Manu nous fait également la démonstration de la position semi-inclinée qui nécessite que lemodèle soit allongé sur le ventre tout en soulevant sa poitrine, comme s’il lisait un magazine àla plage. Lui et moi au bord de la mer, quel beau fantasme ! You hou ! Reste concentrée surle cours, ma grande !

La prof prodigue des conseils aux modèles. Certains dans le groupe sont expérimentés,d’autres en sont à leur premier ou deuxième essai, comme c’est le cas pour Emmanuel. Selonson enseignement, il faut savoir garder le corps et les yeux bien immobiles et être à l’écoutede l’artiste. Par ailleurs, elle leur conseille de poser leur regard sur un endroit précis et de nepas fixer l’artiste dans les yeux, sauf sur demande, d’être détendu, mais pas trop, afin de ne pasbouger de la position de départ.

Elle met l’accent sur l’importance d’être expressif. Elle suggère de réfléchir à desexpériences personnelles afin de considérer des poses intéressantes ou inspirantes. Selon elle,un bon modèle devrait être capable d’être expressif des orteils jusqu’aux doigts. L’art étant unediscipline dynamique, les poses devraient l’être tout autant. Elle suggère également des’inspirer des positions dépeintes dans les œuvres classiques et dans les postures de yoga, lesmuscles étant ainsi engagés dans des formes intéressantes et dynamiques.

La prof invite enfin les modèles à retirer leur peignoir. Oh… c’est du sérieux, maintenant!

Je me concentre. Mais je sens les yeux des autres déviés en notre direction, le regard deManu sur moi, je vois son corps, on dirait que mon cerveau gèle. Je perds tous mes moyens.Peu à peu, mon esprit rationalise. Il analyse la situation, arrive à focaliser sur le travail à faire,réussit à exploiter toute l’inspiration qui émane de cet homme. J’espère de tout cœur rendrejustice à cette beauté devant moi. L’appliquer en peinture. L’immortaliser à jamais.

Cette toile-là, je la veux sur le mur de ma chambre, en haut de mon lit, l’endroit parfait.Espèce de fan finie ! Tu recommences encore. Quelle galère !

—Alors, quelle pose te fait envie, ma douce petite étoile ?

Je choisis la position semi-inclinée qui lui sied à merveille. Manu fixe au loin. Je suis raviede constater qu’il s’affaire à la tâche avec sérieux et professionnalisme. Je le sens prisonnier

de son rôle. Il est à ma merci. J’en fais ce que je veux sur la toile. Mon beau danseur se donneà moi et j’adore ça.

Quand le cours est terminé, je suis fière du résultat, mais je suis gênée de le lui montrer, depeur qu’il n’aime pas.

—Va te changer et je te dévoilerai ma peinture après, tu veux bien?—D’accord, princesse, c’est comme tu veux.

Quand il revient, je lui présente mon œuvre et il adore le résultat. Il prend son temps pour bien observer et analyser mes coups de pinceaux. J’adore ses commentaires constructifs. Et je me rends compte que ce gars a en lui une sensibilité exceptionnelle. Cet exercice nous rend complices, je trouve. J’aimerais l’emmener au musée dans le cadre d’une exposition d’artcontemporain afin de voir ce qu’il aurait à en dire…

Je range mon matériel. Il m’aide tout en se désaltérant avec la boisson fraîche que la prof aofferte aux modèles.

Je m’enquiers :

—Tu m’attends ? Je te raccompagne, si tu veux.—Oui, avec plaisir.

Puis nous sortons dans la rue. Emmanuel revient sur ce beau moment.

—Ça t’intimidait au début, avoue.—Oui, un peu. C’est la première fois que je peignais un nu…—Encore une première en ma compagnie, ma parole ! J’adore ! C’est excitant, les premières

fois… Tout comme toi et moi pendant le cours…

Il sourit.

—Je travaillais, Manu.—Mais admets que mon corps nu, reposant devant toi, t’excitait au plus haut point. Tu avais

les pommettes toutes rouges.

Je le trouve incroyablement narcissique.

—Oui, mais ce n’est que de la peau, Manu. Il n ’y a pas que ça dans la vie. Ta beauté estéphémère. Tu saisis ça, non?

—Oui. Je saisis ça. Et j’en profite. Et j’en serai fier plus tard. Les photos, les peintures… je seraifier d’avoir exploité ma beauté, mon charme. Pourquoi m’en priver quand je sais pertinemmentque mon physique est plus avantageux que la normale ?

—Wow ! Tu es détestable, toi… Il me taquine:—Oui, c’est pour ça qu’on m’aime. Et c’est pour ça que tu m’aimes autant.—Non. En fait, je t’aime plutôt pour ton côté qui n’est pas visible du premier coup d’œil. Tu sais,

ton côté intellectuel, songé, émotif que tu camoufles si bien, celui qui devrait pourtant prendre le

dessus sur l’autre qui te fait gaspiller ton talent à travailler dans les bars.

Oups! Suis-je allée trop loin dans mes propos ?

—Tu crois que j’aurai l’impression d’avoir gâché ma vie en dansant?—Ce n’est pas ce que je dis…—Et toi, tu fais vraiment ce qui te passionne, Céleste ? Si tu aimes peindre, pourquoi tu étudies

l’histoire de l’art dans le but de l’enseigner ? Pourquoi tu ne persévères pas dans ce qui te faitvraiment tripper, la création?

—Ce n’est pas si simple, Manu. Pour réussir dans le milieu artistique, il faut réunir plusieursconditions que je ne pense pas avoir à ma disposition en ce moment.

—Dommage.

Il met un terme à cette discussion avant qu’elle s’envenime.

—Trêve de philosophie… Ta coloc est là ?—Non, elle a des cours jusqu’à 20 heures.—Yes ! On va chez toi.—Chez moi ?—Oui. Après le travail vient le plaisir…—Oh, je vois…

Avec empressement, nous nous rendons à ma voiture. Il s’assoit du côté passager. Nousdiscutons de nouveau du cours. C’était chouette, vraiment! Puis, bien vite, le silence s’installeet je sens le regard d’Emmanuel se poser sur moi.

—Quoi? que je demande, mal à l’aise.—Rien. C’est à mon tour de t’observer. Ça t’ennuie ?—Ça me déconcentre en conduisant, à vrai dire…—Même chose pour moi quand j’essayais de tenir la pose. C’était cruel, toi qui me regardes,

moi qui ne peux pas accrocher ton regard. Ma peau nue, toi si près, mais tes mains doucesqui ne la caressent pas.

Sa voix est gorgée de désir.

Je commence à avoir chaud. J’ai hâte d’arriver. Il continue:

—Toi, par contre, tu es une veinarde. Nous sommes en privé ici, dans ta voiture. Pas de grossièreindécence si je te touche parmi ces centaines de gens autour de nous. Aucun danger que quelqu’unappelle la police pendant que tu conduis si je fais ça…

Manu commence à caresser ma jambe du bout des doigts sous ma jupe.

Un énorme frisson me parcourt le corps. Il n’en faut pas plus pour que mon cœur s’emballe.

—Et ça…

Sa main s’immisce maintenant à l’intérieur de mes cuisses. La caresse est incroyablement douce. Alors que le feu tombe au rouge, je me tourne vers Manu. Son regard est incandescent.

J’ai le souffle coupé. Je ne rêve plus que d’une chose en ce moment: me retrouver nue dans sesbras et me faire caresser tout le corps de cette façon-là !

La lumière est toujours au rouge quand les doigts baladeurs s’infiltrent dans ma culotte etcaressent mon clitoris.

J e suis tellement excitée, complètement trempée. Le feu passe au vert. Je pèse sur l’accélérateur. Le plaisir m’envahit dangereusement au même moment. Ses doigts sont si doués pour l’exercice, tournoyant à une vitesse désarmante sur le point le plus tendu de mon corps. Ils continuent encore et encore. Et je commence à craindre de perdre le contrôle… de mon corps, de la voiture ! Je respire de plus en plus vite. Vite, à la maison ! Vite, au lit ! Vite, jevais exploser !

Une autre lumière vire au rouge. Alors que la caresse soutenue ne me laisse plus aucunechance, alors que je me tourne pour apercevoir mon amant, que la simple vue de sa lèvre charnue m’achève, je me laisse envahir du dernier flot de plaisir qui cause l’explosion de mon être en mille éclats de ravissement. Enfin soulagée, je n’ai guère le temps de me repaître dusentiment de bien-être que j’en retire, car on klaxonne derrière ! Oups! Sans plus attendre,j’appuie sur l’accélérateur.

De retour à l’appartement en compagnie de mon bel homme, après m’être offerte en demultiples positions toutes plus jubilatoires les unes que les autres, une seconde explosion mesecoue le corps. Le plaisir monte d’abord sous la caresse de ses doigts habiles aprèsseulement quelques frôlements appliqués brillamment, puis sa langue et ses lèvres si expertestitillant mon clitoris m’achèvent à nouveau. Ce gars a le toucher parfait. Il est la sensualitéincarnée. Je ne pensais pas que ça existait, sauf dans les livres. Ou dans les films. Manu est ledivertissement par excellence. Celui qui me fait oublier tous mes soucis rien qu’en meregardant, rien qu’en me parlant. Et qui me fait oublier tous les malheurs du monde en metouchant. Qui me fait connaître l’extase en m’offrant des orgasmes spectaculaires.

C’est la fin de l’après-midi et nous sommes enlacés au lit. Nous venons tout juste de terminernos ébats que je qualifierais de mémorables quand il me sort cette aberration:

—Je dois y aller.

Quoi? Déjà? On reprend à peine notre souffle…

—Tu viens d’arriver, Manu.—Je sais, mais j’ai à faire.

Je me redresse vivement, le repoussant presque.

—Tu sais, je suis une fille plutôt indépendante dans la vie. J’aime le « vivre et laisser vivre ».Mais il ne faut pas se foutre de ma gueule non plus. Tu ne peux pas prendre ton pied et te sauveren courant l’instant d’après. Ça ne se fait pas. Je mérite beaucoup plus, je le sais.

Il me saisit le poignet. Je me libère de son emprise, effarouchée.

—Oui. Je sais. Je suis un con. Tu mérites beaucoup plus et j’aimerais tellement que tu sois àmoi…

Je suis confuse. Il me sort quoi, là ? Ses propos ne sont pas très cohérents.

—Tu as une copine, Manu? Tu dois me dire la vérité. On se connaît à peine, on ne se doit rien,sauf l’honnêteté, c’est la moindre des choses quand on apprécie quelqu’un. Je ne recherche riende particulier dans ma vie en ce moment, tout ça pour dire que je n’ai pas vraiment d’attentes.À ce stadeci, ça fait quoi, deux semaines qu’on se voit ? Tu peux tout me dire et je ne t’envoudrai pas. Mais je mérite que tu sois honnête avec moi.

—Non, je n’ai pas de copine.

Il n’a pas de copine, qu’il dit, sauf qu’il a évité mon regard…

—Mais tu baisses les yeux, il y a bien quelque chose.—Non, rien d’important que tu devrais savoir. Je t’assure. Céleste, j’aimerais beaucoup te revoir.

Sur ce, il se lève et s’habille en quatrième vitesse.

—Je ne sais pas, Manu. Courir après un gars, ce n’est pas mon truc, tu comprends ?—Je comprends.—Et je n’ai pas envie de me sentir utilisée.—Je sais ce que tu ressens…—Oui, évidemment.

Son métier.

—Du sexe, je peux en avoir quand je veux, avec qui je veux. Avec toi, c’est différent.—Peut-être, mais je n’ai pas envie de quelque chose de compliqué !—Justement, ça ne l’est pas… On se voit quand ça adonne pour l’instant…—Bon, je rectifie : je ne veux pas quelque chose de déchirant.—Parce que tu ressens des trucs forts pour moi et que ça te fait peur? Oui, je sais, c’est pareil pour

moi.

Je baisse les yeux. Nous sommes sur la même longueur d’onde au moins.

—Pour l’instant, il ne faut pas s’attacher, ok ?—Et pour quelle raison il ne faudrait pas s’attacher, monsieur le danseur?

Il termine de boutonner sa chemise. Comme réponse, il vient déposer un doux baiser sur ma joue, enfonçant par l’occasion ses doigts dans mes cheveux, jusqu’à ma nuque qu’il agrippe. Je frissonne.

—Je dois vraiment y aller. Bonne fin de journée, ma petite étoile.

Il sort de la chambre. Je suis encore assise dans le lit, nue, figée. Quand la porte se referme,mon cœur se serre. Et j’essaie de repousser mes sentiments, les émotions que ce gars fait vivreen moi. J’essaie de me convaincre qu’il n’en vaut pas la peine. Que rien ne m’empêche derallumer une fois pour toutes mes antennes pour d’autres mecs. Si au moins je pouvais lesentrevoir à nouveau.

12

Je sirote mon verre et j’ai les blues. Une chance que mon amie est là pour me tenir compagnie.

Ça commence à être une tradition, notre petite tournée des pubs de l’avenue du Mont-Royal. J’y prends goût. Surtout celui où Léo travaille, l’ambiance y est super agréable. Nous y sommes d’ailleurs en ce moment.

—Sérieusement, j’ai du mal à sizer ce gars…—C’est une vedette, Céleste. Les gens comme lui n’ont pas un mode de vie conventionnel. Sois tu

acceptes ce qu’il te donne, sois tu passes au suivant. Sur ce coup-là, j’avoue ne pas trop savoirquelle voie te conseiller. Car je sais qu’il te fait de l’effet comme ce n’est pas possible, mais enmême temps j’ai bien peur que cette relation entre vous deux soit toxique si elle se poursuit…

—Ouais, je me suis foutue dans une belle galère ! J e suis tellement bien dans ses bras, c’estindescriptible.

—Peut-être aussi que cette histoire aura l’effet d’un feu de paille… Après tes douze ans en couple,

je doute fort que tu sois capable d’attachement si rapidement. Tu es en deuil, ma cocotte, même si c’est toi qui l’as laissé, ton Justin.

—Je sais, Manu m’a dit la même chose. Je suis en deuil de mon ancienne vie.—Oui, et peut-être que tu as besoin d’être seule pour l’instant, de faire des rencontres moins

prenantes, d’apprendre à te connaître, de savoir quel type de gars te plaît vraiment du haut de tes vingt-six ans, afin que le prochain soit véritablement l’homme de ta vie. Tiens, parexemple, ce pauvre Léo, lui, ne demande que ça, avoir la chance de passer un peu de tempsavec toi.

Léo nous sourit de derrière le bar. Je sais qu’il viendra nous parler sous peu, et ça me rendnerveuse. Il est sexy ce soir. Dire que j’ai déjà trouvé qu’il avait l’air d’un bad boy fini, mais maintenant, depuis que j’ai connu bien pire en Emmanuel, il m’apparaît comme un gars fier,décontracté, charmeur… mais surtout posé et responsable. Évidemment, peut-être que je metrompe. Je ne le connais qu’en apparence, mis à part quelques discussions plus profondes pendant lesquelles son intelligence m’avait frappée. Bref, je pense que si Manu ne m’obnubilait pas autant, je n’hésiterais pas à foncer droit sur ce beau barman urbain, bon vivant par excellence. Il faut dire que lui aussi est entouré de filles, qu’il aime faire la fête, sauf qu’il semble transparent, honnête. Bref, il a l’air d’un bon gars, tandis que Manu…

Léo marche droit vers nous, justement, affichant son plus beau sourire de tombeur.

—Salut, les filles, voici pour les plus belles, cadeau de la maison.

Shooters de whisky à l’érable. Trop gentil !

Il s’assoit à mes côtés. Notre baiser de l’autre soir dans la rue me revient en tête. Agréable

souvenir. Ses yeux brillent quand il me regarde.

—Tu es cruelle avec moi, Céleste, dit-il d’un ton doux et suppliant. Un baiser, puis plus rien…—Ouais, désolée d’avoir annulé à la dernière minute, samedi dernier, ce n’était pas très cool de ma

part.—Ça va, je m’en suis remis, mais j’espère bien qu’on pourra se reprendre, si tu es libre…

Il me regarde, suspicieux.

—Tu vois quelqu’un, Céleste ?

Oh là là ! On se fait sérieux et imposant, tout à coup, monsieur le psychobarman. Je cherche àfuir son regard qui m’intimide.

—Euh… oui, peut-être. Mais rien de sérieux.—Ah, d’accord, je vois… Je me suis fait prendre de vitesse.

Il me fait un clin d’œil.

—Ce n’est pas étonnant. Tu es tellement adorable. Il a de la chance, j’espère qu’il prend soin detoi.

—Non, pas vraiment. Comme je te dis, ce n’est qu’un gars que j’ai vu quelques soirs, mais je mesuis rapidement aperçue que, lui et moi, ça ne mènerait à rien… Je le savais depuis le début,mais que veux-tu, je…

Il ne me laisse pas terminer.

—Ben non, c’est correct. Tu fais ce que tu as à faire. Tu as des expériences à vivre, ma belle. Ne sois pas gênée de ça. Et si ce n’est qu’une expérience, tant mieux pour moi, ça veut direqu’il y a de l’espoir. J’aimerais bien être l’une d’elles, et même plus…

Il me glisse un baiser sur la joue.

—J’aimerais être tout ce que tu voudras, qu’il me chuchote à l’oreille avant de reprendre un tonplus neutre. Je dois y aller. N’hésite pas à m’appeler ou à m’écrire, même si c’est seulementpour qu’on se voie entre amis, ça me fera plaisir. Pour l’instant, tu ne dois pas en avoir à latonne ici, tu viens de débarquer dans le coin. Donc je m’offre.

—Tu es trop gentil, Léo. Je t’avais mal jugé au départ, je te voyais comme une brute.—Et maintenant?

—Comme un beau gars intelligent, aimable et drôle.

—J’adore cette description de moi, j’achète. Prends soin de toi, ma belle. J’espère que ce gars saitla chance qu’il a.

Non, pas du tout.

Après avoir échangé quelques mots avec Émilie, Léo retourne à son bar.

—On quitte bientôt pour le Café Campus? m’interroge Émilie, mais je ne l’écoute pas vraiment.You hou… il t’a hypnotisée ou quoi, le beau Léo ?

—Hein?—J’en connais un qui a le don de te faire oublier un certain individu aux activités douteuses…

Arrête de le regarder comme ça, tu vas te brûler les yeux !—Franchement! Tu sais quoi ? J’ai envie de l’inviter à souper demain. Je pense qu’il serait content.—Tu parles, qu’il serait content. Il a congé demain soir en plus. Vas-y pendant que ce n’est pas le

rush au bar, après on file. J’ai hâte d’aller rejoindre mon beau Miguel. Chacun son tour, mabelle.

—Oui, je reviens.

Je me lève, confiante. Oui, j’ai très envie de revoir ce gars en tête à tête. Il me fait du bien. Ence moment, il me regarde encore. C’est moi ou nous sommes comme… attirés l’un par l’autre ?J’ai à peine fait un pas pour quitter la table quand mon téléphone vibre et me fait faire le saut.Mon regard lâche celui du barman.

Je porte les yeux à mon appareil que j’ai sorti de mon sac à main.

C’est Manu. Merde.

J’ai réussi à me libérer. J’ai vraiment envie de te voir.Il est 23 heures. C’est quoi, son problème de toujours m’inviter à la dernière minute? Comme

si j’étais son plan B… ou son plan H, loin dans la liste… ou plus vraisemblablement son planQ.

Je me rassois aux côtés d’Émilie.

—Ben là… tu fais quoi ?—C’est Manu.

Mon amie lève les yeux au ciel.

—Oui, évidemment… Manu.—Il veut qu’on se voie.—Quand?—Maintenant.—J’imagine que ton idée d’inviter Léo est oubliée aussi vite qu’elle a traversé ton esprit ?

—Euh… ouin, j’avoue que je n’ai plus trop la tête à ça. Tu sais que je suis un peu fâchée contreManu. J’aimerais le revoir pour comprendre son attitude.

—Il n’y a pas grand-chose à comprendre, Céleste. Il est comme ça, c’est tout.—Peut-être. Peut-être pas. Il a des secrets, des trucs qu’il n’ose pas me dire et que j’aimerais tant

qu’il me révèle. Je suis ambivalente : d’un côté, je n’ai pas envie d’être son toutou qui jappe sur demande et, de l’autre, j’aimerais essayer de le découvrir davantage avant de le laisser filer.Tu comprends ?

—C’est sûr que je comprends, ma pitoune. Invite-le.—Ok, merci, mon amie. Je réponds à son texto.

On s’en va au Café Campus. Tu peux nous rejoindre là ? J’accompagne Émilie qui y rejoint

des copains. Tu pourras me tenir compagnie.La minute d’après :

Excellent. Je suis tout près. J’arrête prendre un verre rapido avec un de mes bons amis et jete rejoins dans une demi-heure. J’ai hâte de te voir. xxx Je lui renvoie un simple : Moiaussi. xxx

J’ai l’air si docile, bien disponible juste pour lui. Une groupie finie comme toutes les autres.Je m’en veux de ne pas avoir été en mesure de faire mon indépendante. Tant pis !

—Euh… Céleste…, me lance Émilie d’une drôle de manière.—Quoi?

Je me tourne vers la porte d’entrée. Emmanuel est là ! Il se dirige droit au bar. Il ne m’a pasencore vue. Il serre la main de Léo et lui tend discrètement une enveloppe. Léo semble leremercier et, clandestinement, la cache sous le comptoir avant de lancer des regards de part etd’autre du bar. Personne n’a fait attention. Sauf moi. Qu’est-ce qu’elles peuvent bien contenir,ces foutues enveloppes ? C’est louche.

—Va le voir !—Je ne sais pas… On se sauve ? Allez, prends ta veste !—Pourquoi on se sauverait?—Parce qu’il y aura un malaise, c’est certain. Me pointer devant les deux gars que j’ai dans

l’œil, ce n’est pas cool du tout !—Je ne veux pas te faire de peine, ma chérie, mais je pense qu’il est trop tard.

Elle soupire et me regarde avec de gros yeux amusés, pendant que je me tourne vers le bar etme rends compte que Manu m’a aperçue. Misère ! Je n’ai plus le choix maintenant.

Allons retrouver les deux rivaux qui s’ignorent. Manu me dévisage, le sourire aux lèvres.

—Quelle agréable coïncidence ! C’est le destin.—Bon, bon, tu beurres épais, là, cher ami! Cher ami? Ça sort d’où, ça ?—Cher ami… Il rit.—Ok, si tu veux…

Il m’adresse un large sourire espiègle. Je me sens devenir cramoisie. Il me donne deuxbaisers bien sentis sur les joues, longs, presque caressants.

Oh… il sent si bon.

—Salut, Émilie.—Salut, Emmanuel. Léo s’en mêle :—Vous vous connaissez ? En effet, drôle de coïncidence…

Oups, pendant quelques secondes, j’avais presque oublié la présence de mon cher barman!

Manu plaisante :

—Oui, Léo, j’ai rencontré cette charmante demoiselle à la bibliothèque du quartier.

Il nous regarde, l’air suspicieux.

—Ouais, c’est ça…, que je lance, gênée. Soudain, Léo semble offusqué.—Manu, ne me dis pas que Céleste est une fille que tu as séduite au bar?

Je suis mal, tout à coup. Pourquoi le réprimandet-il de cette façon ?

—Hé! Comme si ça ne t’arrivait jamais de faire une rencontre intéressante sur ton lieu de travail!

Léo s’adresse à moi.

—Céleste, ne me dis pas que c’est lui, le gars… À lui voir la tête, ça ne fait vraiment pas son

affaire.

Je lui mentirais bien, mais impossible devant Manu.

—Ben oui… c’est lui. On s’est rencontrés au club il y a deux semaines.

Sur ces paroles, j’ai baissé les yeux. Comme si je me sentais coupable. Comme si j’avais faitquelque chose de mal. Comme si, de toute évidence, fréquenter Manu était une grave erreur.

Léo se tourne de nouveau vers son collègue :

—Manu, Céleste est une bonne fille…—Calme-toi, man, se défend le danseur, je ne comprends pas trop ta réaction… C’est juste

cool, elle et moi. Mais, au fait, vous deux, vous vous connaissez d’où ?—Nous sommes voisins.

Chère Émilie, à la rescousse, vient me sauver de ce moment de plus en plus désagréable :

—Bon, ce n’est pas que cette conversation ne soit pas intéressante, mais nous sommes attendues, machérie…

—Oui, c’est vrai ! Les gars, Émilie et moi, on doit y aller…

Je m’adresse à Emmanuel :

—J’imagine que tu vas rester un peu pour prendre un verre avec ton chum comme prévu et nousrejoindre plus tard, si ça te dit toujours…

Manu me regarde. Les yeux qu’il a me font comprendre qu’il n’a plus envie de rester ici laprochaine demi-heure. Je sens de la tension entre les deux hommes, exactement – ou pire –comme je l’avais prévu. En fait, j’étais loin de m’imaginer que Léo emploierait ce ton sérieuxet moralisateur à l’endroit de son ami. Lui qui, plus tôt, s’était montré très serein à l’idée queje fréquente quelqu’un en ce moment.

—Oui, je vous rejoins dans une trentaine de minutes.

—Bye, les gars !

Émilie et moi nous sauvons de l’orage. Ouf ! Enfin, dans la rue, au grand air… Je peuxrecommencer à respirer. Loin de l’agitation, nous nous regardons et rions nerveusement de lasituation. On ne s’attendait certes pas à ce dénouement ce soir.

*Je suis au bar avec les amis d’Émilie depuis déjà une heure. Cela fait donc une demi-heure

que j’espère l’arrivée de mon chevalier pas trop servant! Il est en retard, comme à sonhabitude. C’était prévisible. Je ne lui en veux pas. Il doit avoir des trucs à régler avec soncopain.

—Céleste, amuse-toi en attendant. Arrête de fixer la porte comme ça, c’est énervant!—Désolée, c’est plus fort que moi. Tu crois qu’il a changé d’idée et qu’il ne viendra pas ?—Peut-être. Écris-lui, si ça peut te calmer.—Oui, bonne idée. Je m’exécute :

Tu es où ?Dix, vingt, trente minutes s’évaporent dans le temps. Aucune réponse.

Quarante, cinquante minutes. Aucune foutue réponse.

Une chance que la musique est bonne. Que le bar est plein. Que l’intensité de la placeremplit ma tête, comblant le vide que crée l’attente.

Soixante minutes plus tard, aucune putain de réponse !

Ça fait à peine deux semaines que je connais Manu, et tant de déception ressentie ! Je dois me rendre à l’évidence : un gars qui agit de la sorte n’est pas réellement intéressé. Mais intéressé pour quoi ? J’avais pourtant mis ça au clair dans ma tête ! Le fait que, lui et moi, ça demeurerait au stade d’une aventure. Alors pourquoi ne pas m’en foutre ? Pourquoi ne pasm’éclater avec les autres et me dire qu’on verra si ça adonne? C’est d’ailleurs exactement decette façon que mon beau danseur m’a expliqué comment devait se dérouler notre relation. Saufqu’au lieu de suivre le plan, moi, j’ai des attentes envers lui. Je le réclame à mes côtés. Je suisprofondément attristée qu’il ne soit pas là. Sa présence me manque. Elle m’obsède.

C’est la fin de la soirée. Toujours pas de nouvelles de Manu. Une fois rentrée à l’appartement, je vais me perdre dans sa page Facebook. J e regarde ses maudites photospendant quoi, une heure ? Monsieur a trois mille amis. En défilant rapidement la plupart desimages, je le vois accompagné de belles filles, de belles filles et encore de belles filles !Sinon quelques gars bien bâtis partagent les clichés, certains le torse nu sur leur photo deprofil…

Tellement pathétique! Non, définitivement, ce gars n’est pas pour moi. J e vais jeter un œilsur ma page personnelle pour comparer. Des images de paysages, des belles citations

philosophiques, des tableaux et des portraits de peintres célèbres. La plupart de mes amis sontdes profs, des artistes, des gens vêtus soigneusement sur leur photo de profil. Deux photosrécentes plus frivoles d’Émilie et moi dans un lounge, sans plus, dont une sur laquelle je tiensune bouteille de bière. Bref, deux mondes. Absolument. Où sont les points de ressemblance,les points en commun? Mis à part la passion et le sexe, où nous rejoignons-nous, lui et moi?Son mode de vie est sans nul doute trop olé olé pour moi. L’oublier. Penser à moi. Meconcentrer sur mes études. Voilà tout. Oui, je suis capable de le faire.

13

Je n’ai pas de nouvelles d’Emmanuel le lendemain non plus. Et je ne l’ai pas relancé.Pourquoi l’aurais-je fait ? J’ai mon orgueil. J’ai croisé Léo en me rendant à ma voiture ce matin.Il m’a envoyé la main, sans plus. J e n’ai pas trop saisi sa réaction au bar, que j’ai trouvéeexagérée. J’aimerais comprendre ce que ça cache. Il doit savoir des choses. Bien connaître sonami pour désapprouver à ce point notre aventure. J’ai peur maintenant que mon beau barman ne meperçoive plus de la même façon, comme si je m’étais laissé corrompre par mon amant danseur…Et pourtant, si peu. Je vois que le moment est mal choisi, mais j’aimerais éventuellement mettreLéo au courant du fait que ma relation avec Manu était comme un éclair dans la nuit noire : court,tumultueux.

Au secours, Justin ! Dis-moi ce que je fais ici, loin de tes bras si réconfortants.

Mon Justin… Ça faisait longtemps qu’il ne m’avait pas manqué autant. Comme ce matin.J’essaie de le chasser de mon esprit, car regretter ma séparation ne servirait à rien maintenant. Nepas vivre dans le passé. Aller de l’avant. On l’entend si souvent. Ça ne doit pas être desconneries. J’ai tout à coup une immense envie de pleurer. Cette fois, j’essaie de chasser meslarmes. Parce que je dois m’assumer. J’avais des rêves plein les yeux quand je l’ai quitté. On medisait que ce ne serait pas nécessairement plus vert chez le voisin et que j’allais peut-être fairel’erreur de changer « quatre trente sous pour une piasse » ! Honnêtement, je ne pensais pas quej’allais me sentir aussi désorientée, aussi perdue. J’ai l’impression qu’un mal de vivre est en trainde m’ensevelir, me donnant le goût étrange de vouloir faire le party, des bêtises aussi, peut-être,pour oublier tout ce que j’ai perdu. Pour oublier que pour l’instant je n’ai pas gagné grand-chose.Mais je sais que je dois cesser de dramatiser. Que je dois relativiser : ça fait si peu de temps queje suis arrivée en ville. Me laisser du temps. Quelques mois à vivre « tout croche», à faire dusurplace devant un mur opaque sur le chemin de la vie, même si ça dure un an, deux ans, troisans… C’est long, une vie. J’ai du temps devant moi. Ça va en prendre pour me reconstruire…voilà tout.

Sauf que ce n’est pas en fréquentant des individus douteux comme Emmanuel que je vais yparvenir sainement. Évidemment que non. Je pense que je peux aller perdre mon temps avecdes gens qui me feront sentir mieux qu’en compagnie de ce gars qui me glisse toujours entre lesdoigts.

Émilie m’annonce qu’on sort ce samedi.

Encore ? Il me semble que je me reposerais… Cependant, je n’ai vraiment pas envie dedemeurer seule. Donc, oui, on sort et on s’éclate solide, cette fois-ci. Car selon les dires de mavieille amie, on était trop tranquilles les deux dernières fois.

Bon, j’accepte. Boire et fêter à nouveau pour oublier ma déception, oublier le fait que ce conne m’a jamais rappelée.

Une autre semaine intense en études s’impose à moi. J’ai également une entrevue d’embauche

pour un emploi à temps partiel. Vivement l’arrivée du week-end !

*

C’est samedi ! Cette fois, les filles nous accompagnent, les mêmes que lors du bacheloretteparty, Lyna en moins, car elle est trop prise avec les préparatifs de son mariage. LesFoufounes électriques. Pas exactement notre genre de place, mais on y rejoint encore une foisMiguel, le copain d’Émilie, qui veut présenter son ami serveur à Sophie-Ann.

On s’éclate bien. La musique est carrément électrisante. Pas mon style, je le répète, sauf quela bière rentre trop bien ce soir et je me lâche lousse sur cette musique déchaînée.

Après deux heures à thrasher, entourée d’une tonne de fêtards à la drive dans le tapis,tatoués, les cheveux teints de toutes sortes de couleurs, arborant des vêtements à trous, je meretrouve bien vite – oups ! – complètement soûle. Enjouée, je lance à mes amies, le plussérieusement du monde:

—Les filles, le 281 est juste en face ! Go!

Émilie me regarde d’un air interrogateur, surprise :

—Euh… Céleste, tu es sûre que tu veux aller là ?—Oui, pourquoi pas ? On s’est tellement amusées la dernière fois. T’as oublié comment les gars sont

beaux?—Non, ça, c’est clair… mais tu sais bien que Manu y sera. Tu veux te torturer ou quoi ?—Oui, peut-être…—Ça ne me dérange pas d’aller faire un tour pour closer la soirée, mais je n’ai pas envie que tu nous

fasses une scène.—Comme si c’était mon genre !—Non, ce n’est pas ton genre. Mais je ne veux pas que ça te fasse souffrir. Tu as l’air vraiment

accrochée à ce gars qui…—Qui se fout de moi? C’est ça que tu voulais dire ?—Non, ce n’est pas ce que j’allais dire. J’allais dire : qui n’est pas vraiment disponible. Tu le sais, ça.

C’est quand même la vedette de la place… Sois fière de l’avoir eu dans ton lit, mais laisse tomber,ok ?

—Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu dis. Je vais l’oublier en flashant sur un autre danseur,ça te va?

Elle me fait des gros yeux.

—Je te niaise, voyons… Allez, on y va!

On demande l’avis des deux autres filles, sauf que j’insiste fortement auprès d’elles. Sophie-Ann accepte presque tout de suite, mais Jade hésite. C’est cher, il faut payer l’entrée et la boisson n’est vraiment pas abordable… Il n’y a jamais de spéciaux, sans compter que ça faitseulement deux semaines qu’on y est allées. Elle ne ressent pas le besoin, je la cite, de « voirdes queues toutes les semaines ». Je lui propose de lui payer un verre. Elle refuse d’abord,

mais comme j’insiste encore, elle finit par accepter.

On part donc quasiment à la course, riant comme des filles qui ont exagéré sur l’alcool. Cequi est tout à fait le cas. Il n’y a plus de line up à cette heure. Oh yes !

On entre, on paie le cover, on se fait de nouveau expliquer les règlements. J e contempleencore une fois les cadres, j’ai la tête qui tourne. Mon humeur est très différente de la dernièrefois où j’y pénétrais tout innocente et impressionnée. Cette fois, je suis sur les nerfs, excitée,impatiente… Je veux le voir ! À moi-même, je ne me raconte pas d’histoire : je suis là exactement pour ça. Comment réagira-t il en m’apercevant? Sera-t-il surpris, mal à l’aise outout simplement heureux de me voir ? Ou bien va-t-il s’en foutre et m’ignorer devant toutes cesbelles filles pomponnées qui tentent de lui arracher une parcelle de son attention?

Nous pénétrons dans la grande salle : c’est la même ambiance déchaînée que la dernière fois. J e reconnais quelques danseurs. Puis, pendant que nous longeons le bar accompagnées duplaceur, je le vois à une table du fond en train d’embrasser dans le cou une belle fille à la jupeextrêmement courte. Il danse pour elle sur l’air enflammé de Good Vibration.

On passe près de lui. C’est là qu’il m’aperçoit. Son regard se fige, puis il me sourit tout en continuant d’onduler pour la belle devant lui. Moi, je le fixe éperdument. J e voudraistellement être à la place de la femme. Émilie me tire par le bras.

— Allez, viens, Céleste.

Je suis mes copines. Une fois installées, nous rions encore, contemplant les numéros de cesbeaux gars sur scène. J’essaie de penser à autre chose qu’à mon amant. De profiter de lasoirée. De ne pas regarder en sa direction toutes les trente secondes. Encore une danse pour lafille. On dirait que ce groupe de quatre le monopolise depuis longtemps. Il rit, leur lance desregards assurément très aguicheurs. Alors qu’on a encore notre verre au trois quarts pleinentre les mains, je commande un plateau de shooters de « philtre d’amour».

—Tu es folle ! C’est beaucoup, on rentre bientôt.—T’es donc ben plate, c’est toi qui me disais que tu voulais t’éclater grave ce soir, non?

Émilie me sourit, à nouveau enjouée.

—Ouais, tu as raison, et l’ambiance est débile. Regarde-moi ce danseur. Ça n’a aucun sens à quelpoint il est sexy. Je ne sais pas si je suis game de me payer une danse.

—Ben oui, voyons, t’es game. Vous m’en avez payé une la dernière fois et je te jure que çamanque à ta culture !

Elle rit.

—Oui, j’avoue que pour moi, la fille déniaisée, cette expérience m’est inconnue.

J’aperçois à deux tables de la nôtre un danseur vraiment bien foutu qui était absent ladernière fois.

—Et que penses-tu de lui ? Le beau black. T’as vu sa shape de fou?—Ouais, il a de très beaux traits, en plus. Je n’y ferais pas mal à lui non plus…

—Moi, j’y ferais du bien !

Je le dévore des yeux. Peut-être que je m’intéresse à ce danseur inconsciemment pour rendreEmmanuel jaloux, mais chose certaine, il est vraiment de mon goût.

—Bon, bon, bon, madame la tombeuse, une nouvelle proie pour la nouvelle Céleste, prédatricedes danseurs sexy. C’est bon, je te le laisse.

—T’exagères, mais peut-être qu’il est dans ma mire pour une danse avec moi…—Ben oui, gâte-toi, ma belle, rends-le jaloux, ton Manu, si ça peut te faire du bien.

Ce serait agir comme une idiote immature. Et pourtant, j’en meurs d’envie.

—Je m’en fous, de lui, sérieusement. En plus, il ne vient même pas me voir, ça dit tout.—Il est hyper occupé, laisse-lui une chance.—Je sais. Et ça m’importe peu maintenant que ma vue a trouvé mieux…

Je mange des yeux l’incroyable danseur noir, qui le remarque enfin et s’approche de notrequatuor.

—Salut, les filles, vous passez une belle soirée ? Je fonce. Je vais droit au but.—Oui, vraiment. Et elle est encore meilleure maintenant que t’es là… Tu danses pour moi ?

Seigneur que je suis directe, ça ne me ressemble pas !

—Avec joie, ma belle. Quel est ton nom?—Céleste. Et toi ?

—Francisco.

—T’es vraiment à croquer, Francisco.—Merci, je te renvoie le compliment, mignonne comme tout.

Il me dévisage avec des yeux pervers qui me remuent les tripes. Je me sens rougir. J’ai chaud.

Avec son regard ardent sur moi, il ne perd pas de temps et se met à danser devant moi sur What Goes Around… Comes Around de Justin Timberlake. Sa langueur, ses mouvementssensuels et fluides sont très excitants. Peut-être que j’ai pris goût aux beaux mâles, aux corpsparfaits, aux muscles, ça ne m’avait jamais attirée avant. Justin était un très beau gars, mais ilne s’entraînait pas. Il faisait un peu de sport avec ses amis pour se tenir en forme, c’est tout.Peut-être que je deviens temporairement une fille superficielle, en carence de nouveautés, depeau inconnue, peut-être que j’ai envie de me gâter avant de redevenir sage. Pourquoi pas ?

Quand la danse se termine trop rapidement, je suis obnubilée par ce corps devant moi. J’aipresque envie de m’en payer une deuxième, mais je me retiens. Lorsque Francisco me quitte, jecontinue à le suivre des yeux, pleine d’appétit pour ce gars que je n’arrêtais pas d’imaginercouché sur moi. Son sexe était énorme au repos. Je n’ose même pas me le représenter quand ilest excité. Alors qu’il est de dos, en train de se trouver une nouvelle cliente, je contemple unedernière fois son cul incroyablement ferme et musclé. Ma main rêvait de le constater d’elle-

même pendant la danse. Mais évidemment, c’est interdit de toucher.

Soudain, ma vue est troublée par des yeux menaçants, ceux de Manu qui me considèrent d’unair sérieux. Oups, il a vu. Tout ? Juste la fin ? Je me demande depuis quand il m’observe ainsi.Et pour être honnête, j’en suis presque satisfaite. Je veux qu’il comprenne qu’il n’est pas siunique et exceptionnel pour moi. Je veux qu’il se sente comme il me fait me sentir : accessoire,négligeable. C’est mal de ma part. C’est vilain. Oui, je sais. Moi qui me qualifie de « bonnefille », je peux aller me rhabiller ce soir… Quoique ce n’est pas moi qui suis toute nue ici !

Emmanuel finit par s’approcher de moi et me fait la bise sur les joues.

—Tu es rendue une accro des danses maintenant?—Non, peut-être juste accro au beau Francisco.—Tu as l’air soûle.

Puis il se tourne vers mon amie :

—Émilie, elle est soûle ?—Oui, elle l’est. Ne t’inquiète pas, je suis sur le point de la ramener saine et sauve à la maison.—Ok, merci.

Je le nargue :

—Oh… monsieur fait son homme protecteur. C’est nouveau, ça, Manu l’indépendant ?—Pourquoi tu es venue, Céleste ? Pour me surveiller ?—Non, pas du tout. Juste pour m’amuser. Tout ne tourne pas autour de toi. Peut-être qu’on est

seulement en train de devenir des habituées de la place. L’ambiance est terrible ici ! T’es aucourant…

—Je dois retourner travailler. Prends soin de toi, je t’écris demain.—Rien t’y force. T’inquiète pas, je me comporterai pas en peste dépendante. J e viendrai pas

t’espionner toutes les semaines. T’es pas mon chum, et honnêtement jamais j’accepteraisd’avoir un chum qui fait ça…

—Céleste…, me souffle Émilie pour me calmer.—C’est bon, le sujet est clos. Content d’être fixé. Bye, Céleste.

Il part, l’air offusqué, déçu ou… impassible ? Je ne sais pas. J’ai nettement trop bu ce soir. Jen’y vois pas très clair. J’avoue que ce n’était peut-être pas la meilleure idée que j’ai eued’entrer au 281 dans cet état. Agir de manière impulsive, c’est tellement bête ! Je suis en trainde briser l’image qu’il avait de moi, celle de la fille tout en contrôle qui prend son temps. Quine stresse pas… Tant pis !

Émilie me fait les gros yeux.

—Hé, tu m’avais dit que tu ne ferais pas de scène si on venait ici !—C’était pas une scène, voyons…—Et pourquoi tu lui as fait de la peine, Céleste ? Ce n’était pas très gentil de l’insulter sur son

lieu de travail. À cause de toi, sa fin de soirée va probablement être moche.

—T’exagère, là, Manu est un grand garçon, et surtout il est capable d’en prendre. Par-dessus tout,il se fout de moi, une fille parmi tant d’autres.

—Je ne suis pas certaine de ça. La façon dont il te regarde, je pense qu’il tient à toi plus que tu lecrois, ma grande.

—Peu importe, ce type est pas pour moi, Émilie, tu le vois bien !—Si c’est le cas, reviens-en et passe à un autre appel! me gronde-t-elle.—Ok, bien reçu, mon amie. Pour me faire pardonner, je nous commande une dernière tournée.

J’ai déjà le bras en l’air quand elle me stoppe dans mon emballement.

—Arrête, ma belle, voyons, tu vas te ruiner. Tu es une étudiante paumée, je te rappelle.

—Bon, je crois qu’il est temps qu’on rentre. T’es en train de te transformer en ma mère.

—Ha ha, très drôle, jeune fille ! Qui aurait cru qu’un jour ça serait moi qui te ramènerais les deuxpieds sur terre ?

—Ça fait du bien d’inverser les rôles, non? Pour toutes ces années où le contraire s’est produit,miss rebelle qui se foutait des règles établies !

—Ouais! Je ne fais plus honneur à ma réputation, mais ce n’est pas grave. C’est bon de prendre dela maturité, non? Je pense que c’est mon nouveau mec qui me rend comme ça. J’ai envie qu’ilme calme.

Tout le monde est d’accord pour dire que la soirée est terminée. On en a assez. Il est 2 h 30.On rentre.

Dix ou quinze minutes après m’être étendue dans mon lit, je me lève pour aller me viderl’estomac dans la toilette. Aïe ! Ça fait mal. Quelle horrible sensation, rien de pire ! Plusjamais d’alcool pour moi, c’est fini ! Pour un petit bout de temps, en tout cas…

À 4 heures, je me lève de nouveau pour aller vomir et, de retour dans mon lit, je me rendorsaussitôt.

À 5 heures, je sens vaguement mon cellulaire vibrer. J’ai reçu un texto. Entre le sommeil etquelque chose qui ressemble à l’éveil, je lis : Je voulais m’assurer que tu étais rentrée saine etsauve. Ce n’était pas cool ce soir…

C’est Emmanuel. Je ne lui réponds pas. Je me rendors.

À 7 heures, on cogne à la porte. Aïe ! Ma tête ! Bon Dieu, qui ça peut bien être à cette heure? Je regarde mon téléphone.

J’ai manqué deux textos : Réponds-moi stp.

et

Tu dors ?Oups, Manu!

Ça cogne encore. Je vais ouvrir. C’est lui. Merde!

Qu’est-ce qu’il fait chez moi à cette heure un dimanche matin? Il a l’air fatigué. Je ne pensepas qu’il se soit couché encore.

—Euh… Allô, que je lui lance, toute endormie, sonnée et surprise à la fois.—Pourquoi tu ne répondais pas à mes messages ?—Sûrement parce que je dormais…—Ce n’est pas correct, Céleste. Je suis certain que tu les as vus pourtant.

—Non, je t’assure. En fait, oui, peut-être que j’ai eu conscience du premier, mais j’étais tropassommée et bourrée pour te répondre. Je suis tombée comme une roche, je te jure. Et j’ai étémalade en plus. Excuse-moi pour hier, je n’étais pas dans mon état normal.

Je baisse les yeux.

Et puis merde! Je les relève pour l’affronter.

—Mais au fond, je n’ai aucune excuse à te faire, Manu, tu n’es pas mon chum, tu n’as ni àt’inquiéter pour moi ni à me demander d’explications. Encore moins à venir chez moi à cetteheure. J’ai besoin de sommeil maintenant, sinon je ne serai pas capable d’étudier aujourd’hui.

—Pourquoi tu es si dure avec moi ? Pourquoi tu ne me laisses pas une chance? Tu vois bien que jetiens à toi…

—Honnêtement, je ne le sais pas, Manu, c’est ça, le problème. Ce n’est pas du tout ce que tulaisses paraître. J’ai l’impression que tu joues avec moi et non pas que tu cherches à te mettre encouple, voilà tout.

—Pourtant, toi-même, tu disais ne rien chercher de particulier pour l’instant…—Je sais… sauf que peut-être qu’au fond je recherche une relation amoureuse stable sans trop faire

de plans, tu vois… Peut-être qu’au bout du compte je veux un peu plus que ce que tu as àm’offrir…

—C’est bien d’être honnête, Céleste. Tu dois me dire clairement ce que tu ressens, où tu esrendue dans ta tête si tu désires que j’essaie de te suivre là-dedans.

Bon… c’est lui qui me parle d’honnêteté. C’est vrai que je ne lui ai pas vraiment dit ce quej’attendais de lui. J’ai du mal à le savoir moi-même…

—Bon, ce que j’en comprends, c’est que tu désires avoir un amoureux dans ta vie, vivre une belle histoire d’amour sans trop te poser de questions, c’est bien ça ?

—Oui, à peu près.—Je t’avoue que, compte tenu de mon mode de vie, ça peut être compliqué. Et peut-être que je

ne sais pas trop comment m’y prendre, mais je pense que si nous y allons doucement, ça pourrait fonctionner, Céleste. Car je me rends compte que je tiens énormément à toi, que jeressens un immense besoin de te voir, d’être près de toi. Si tu arrives à me faire confiance, si tume laisses du temps pour devenir un amoureux plus présent et disponible, j’aimerais être tonhistoire d’amour.

Là, il parle, mon beau danseur! Jamais il n’a été si explicite concernant ses sentiments pour moi. En même temps, ça reste des paroles. Comme on dit, ce sont les gestes qui comptent, pas

les paroles. C’est facile de prétendre, agir l’est beaucoup moins… Que faire ? Ne passuccomber et tenir ma résolution de passer à autre chose ? Ou laisser la chance au coureur?

—J’aimerais beaucoup que ce soit possible, mais j’ai peur que tu me fasses mal, Manu. Et j’ai eumal dernièrement. Je ne suis pas très solide émotionnellement. Je tomberais à rien…

—Je comprends. Mais laisse-moi te gagner à nouveau, s’il te plaît, comme au premier jour, lors denotre première rencontre. Tu étais si attendrie, et maintenant toute cette tension entre nous, ça mepeine.

Il baisse les yeux vers le sol puis les remonte vers moi rapidement. Son regard attristé s’esttransformé.

—Tu dois me laisser entrer maintenant, pour que j’arrange ça…—Arranger quoi ? La tension ?—Oui, la tension.—Oh… ok.

Il mélange tout, par contre : en ce moment, ses yeux allumés me parlent de tension sexuelle.Sans conteste, il désire ardemment me faire l’amour. Ou me baiser. Est-il un bon manipulateur?Ou est-il simplement en train de tomber amoureux de moi? Chose certaine, la température amonté d’un cran. Mon bas-ventre s’affole.

Je réfléchis encore quand il prend les devants sans plus attendre et entre, me faisant reculer. Il m’agrippe et me tourne brusquement dos à lui. Il m’enlace, se cloue à moi pendant que mesbras se resserrent sur lui par-derrière. Il respire l’odeur de mes cheveux. J’espère qu’ils nesentent pas le vomi!

— Tu sens toujours aussi merveilleusement bon. Ouf…

Lentement, toujours enlacés, nous avançons jusqu’à ma chambre, puis jusqu’au lit. Emmanuelse retrouve rapidement couché sur moi. Nous nous libérons de cette tension physique etémotionnelle qui nous possède depuis un trop grand nombre d’heures. La jouissance entre sesbras forts est exquise. Les sensations et les émotions sont si intenses qu’elles prennent ledessus sur ma gueule de bois, camouflant loin en arrière-plan ma grande fatigue et mon mal detête. J e deviens accro et ça fait peur. En ce moment, je me sens à nouveau complètementattendrie. Mais c’est du sexe. Rien d’exceptionnel là-dedans. Sauf ce sentiment de plénitudeque je ressens pendant et après l’acte, que je ne ressentais plus avec Justin, que je neressentirais probablement pas dans les bras de n’importe quelle fréquentation…

14

Après l’amour, nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre. À notre réveil, ilest midi. Je caresse doucement le dos de mon beau danseur ainsi que ses cheveux soyeux etme repais de ce délicieux orgasme qu’il vient de m’offrir avec sa bouche si habile. Nousavons refait l’amour ce matin, nos corps se désirant à nouveau, avides, inassouvis.

Nous décidons d’aller déjeuner au resto. Il m’emmène dans l’un de ses endroits préférés dans larue SaintDenis. Une petite place très chaleureuse. Ainsi, en tête à tête, nous avons l’air d’un petitcouple heureux. Par la suite, nous marchons main dans la main sur l’avenue du Mont-Royal ennous arrêtant tantôt dans une bouquinerie, tantôt dans une boutique de décoration. Beaucoup defous rires nous accompagnent. Ça fait du bien. Que de précieux moments passés en sa compagnie !Je recommencerais ça toutes les fins de semaine. Pas nécessairement magasiner, mais passer dutemps de qualité ensemble, comme un vrai couple. Un couple qui s’embrasse passionnément sur lecoin d’une rue. Comme nous le faisons d’ailleurs en ce moment. Ouf ! Quel homme… Il sait sibien comment faire perdre la tête à une fille, comment la rendre folle de lui…

Il est beaucoup plus difficile que je le pensais de voir cette aventure comme un simple jeu. Jesuis tellement fleur bleue, tellement faite pour l’amour et la romance, surtout après tantd’années en couple. Mais comment vivre passionnément une histoire d’amour sansattachement? Pas évident du tout ! Je me dis qu’une fois l’embrasement calmé, le feu de pailles’éteindra peut-être tout simplement et qu’enfin je pourrai passer à autre chose de plus sérieux.Avec un gars plus sérieux. Cependant, si jamais un « sérieux » était possible entre les mainsd’Emmanuel, ce serait le paradis !

Nous prenons le chemin du mont Royal. Pas si loin de nous se font entendre les tam-tam du dimanche.

Soudain, la sonnerie du téléphone de Manu retentit. Il regarde rapidement l’écran et sembletout à coup stressé. Il coupe le son de son appareil et ne répond pas à l’appel.

—Ça va? que je m’enquiers.—Oui, ça va. Il me sourit.

Ne fabule pas, Céleste. Sûrement rien d’important que tu devrais savoir. Ne t’inquiète pas.Nous continuons notre promenade.

Peut-être à peine une minute plus tard, son cellulaire vibre. Il y jette encore un œilrapidement.

Oups! Cette fois, je vois clairement son visage changer de couleur. On dirait que son cœurcesse de battre.

—Merde! Céleste, je dois y aller.—Là, comme ça ? Qu’y a-t-il de si urgent cette fois-ci ?—C’est compliqué. Quelqu’un a besoin de moi, ce n’est rien de grave, tu dois me faire confiance.

—Manu, comment veux-tu que j’y arrive quand tu me caches des choses ?

Il me vole un baiser. Je n’ai même pas le temps de penser à le lui rendre que ses lèvres ontdéjà disparu et qu’il a tourné les talons en direction du métro.

—Confiance… Céleste. Je t’appelle plus tard, ma petite étoile. Je suis vraiment désolé…

C’est toi, l’étoile filante, Manu! Je ne peux pas croire qu’il me laisse en plan comme ça, enplein milieu de la rue. C’est aberrant! Je demeure figée sur place très longtemps. Finalement,je poursuis la marche et vais m’asseoir sur la montagne pour souffler un peu. Je me sens trèsseule parmi la foule de gens joyeux. Sentiment désagréable. Défaite, j’ai envie de pleurer.Jamais Justin ne m’aurait fait ça, lui ! Mon Justin… J’aurais envie de le voir tout à coup. Je medemande ce qu’il fait en ce beau dimanche. Sa présence réconfortante me manque plus que jele pensais. Ma maison me manque. Mes parents me manquent. Je pense que je suis due pourune visite dans ma région, auprès de ceux qui m’aiment d’un amour inconditionnel.

Je reviens sur mon chemin jusqu’à la rue SaintDenis. Je prends mon temps. J’erre parmi la faune urbaine, le cœur lourd. Puis quelque chose attire mon attention dans la vitrine d’un petit resto pas si loin de celui où nous avons mangé ce matin. Ce chandail orangé… Emmanuel. Jem’approche de quelques pas de la vitre. C’est bien lui. Avec une femme assise en face de lui.Ils se font les yeux doux. Il pose sa main sur la sienne… Hein, quoi? Suis-je réellement entrain de le prendre en flagrant délit ? Ici même? Comme dans les films ? Pourtant, c’est bien laréalité qui se joue sous mes yeux. Je n’en reviens pas. Comme c’est pathétique!

C’est donc cela : une femme… Une femme qui semble avoir au moins une bonne dizained’années de plus que lui. J’en ai assez vu. Je continue mon chemin d’un pas accéléré. Je n’ai qu’une seule envie : retrouver mon lit. J e savais au fond de moi qu’Emmanuel me cachaitquelque chose de semblable. Pauvre naïve que je suis. Ou pauvre autruche. La tête dans le sable.Depuis le début, je savais qu’il voyait d’autres filles. Lui et ses belles paroles…

« Fais-moi confiance… je ne te trompe pas. » Pauvre con. Pauvre conne !

De retour à la maison, je prends le téléphone, parle à mon père et fais exactement ce que jene voulais pas faire : je m’effondre en pleurant. Je montre que tout ne va pas aussi bien que jel’aurais souhaité. Que l’adaptation est difficile. Que les gars me déçoivent. Misère ! Il y a desjournées meilleures que d’autres, il faut croire. Et il faut croire que ce gars me cause beaucoupplus de souffrance que de bonheur. Pourquoi ne pas écouter l’évidence ?

Je me remets à l’étude, mais c’est l’horreur. Aux deux minutes, mon esprit dérape vers de sombres contrées dans lesquelles Emmanuel est toujours le protagoniste. Je n’en peux plus depenser à lui. Je suis gravement atteinte et ça fait mal. J e n’avais tellement pas prévu un telscénario en venant m’installer en ville. Tomber amoureuse d’un voyou.

Lui écrire pour lui lancer des bêtises ? Pour lui dire qu’il aurait pu se forcer en se rendant plus loin que le Plateau? Espèce de con sans jugement ni conscience. Lui écrire pour lui dire ma façon de penser ? Non. J e suis forte. J e vais m’en foutre. Espérer qu’il ne me récrivejamais, et, s’il le fait, lui dire que je suis au courant qu’il voit quelqu’un d’autre, qu’il m’adéçue et a perdu pour de bon ses chances avec moi. Cette fois, la goutte a fait déborder le vase.

La preuve dont j’avais besoin pour mettre un terme à cette aventure qui ne mène nulle part s’estenfin manifestée. Ce gars est croche, je dois bien me l’avouer.

Emmanuel ne m’écrit pas de la soirée. Et je n’attends pas son courriel. Non. Pas du tout. Jem’endors tard, perdue dans mes pensées.

*Demain est un nouveau jour. Une nouvelle semaine. Un cours intéressant m’attend en ce lundi

après-midi. Ce matin, j’ai discuté avec Léo sur Facebook. Il m’invite au resto mercredi soir,pour passer du bon temps entre amis, qu’il m’a précisé. C’est parfait pour moi ! Son sourirecontagieux et son sarcasme naturel qui me fait rire me font du bien. Dossier rouvert. Pauvre lui! À première vue, on dirait mon bouche-trou! Mais ce n’est pas du tout le cas. J’ai une réelleattirance pour lui. J’ai un réel désir à apprendre à le connaître. Je crois sincèrement que nousavons des atomes crochus. C’est juste que, lorsque l’étoile scintillante est dans le ciel urbain, elle éblouit tous les autres astres au point de les rendre sans éclat et, pourtant, cette étoile est filante et par conséquent pas tant digne d’intérêt, car elle disparaît aussi vite qu’elle est apparue. L’étincelle ne m’intéresse pas, au fond, je préfère la braise qui prend son temps etperdure. Qui évolue en un avenir constellé d’amour sincère et authentique, ce à quoi j’aspire.

Juste avant mon cours, alors que j’avale seule mon sandwich au thon à la cafétéria del’université, je reçois un texto d’Emmanuel : Ma précieuse petite étoile, tu es libre mercredisoir ?

Je ne lui répondrai pas. Je n’en ai pas envie. C’est bizarre. Si je me fie à la tendance, on dirait que le dimanche après-midi et le mercredi soir sont les seules disponibilités de Manu pour me voir… Mis à part le jeudi, vendredi et samedi, alors qu’il est au bar, qu’est-ce qu’ilfait de ses dimanches, lundis et mardis soir ? Il voit cette femme ?

Finalement, je suis incapable de me retenir (j’ai quand même pris le temps d’avaler monsandwich, mon yogourt et ma pomme…). Je lui réponds un simple : Non, désolée. Je ne suispas libre cette semaine.

Juste pour le faire suer. Je suis certaine que ça le perturbera que je ne sois pas disponiblepour lui, au moins un petit peu.

Ok. Fais-moi signe si tu changes d’idée. Tu me manques. xxx Ouais, c’est ça. Cette fois-ci, jene modifie pas mes plans, je ne pose pas de lapin à Léo. Tant pis, mon danseur infidèle n’avaitqu’à avoir plus d’une disponibilité pour sa fréquentation. Je n’accours pas dès qu’il jappe, moi

!

*En amis, on avait dit ? Pourtant, le décor est sacrément romantique! Et magnifique : fleurs

blanches, ampoules de couleur, éclairage tamisé… Je me serais très bien vue manger ici avecmon amoureux pour la Saint-Valentin. Le genre d’endroit que j’aurais tenté de dénicher dans le Vieux-Québec, question d’essayer de me convaincre que j’étais toujours amoureuse de monJustin le temps d’une soirée. En espérant que la flamme se raviverait avec un bon coup depouce si on se rappelait nos plus beaux moments. Avec du bon vouloir. Avec de la motivation.

En réécoutant nos chansons d’amour. Je me souviens de cette chanson de Céline Dion, On s’estaimé à cause, qui m’avait marquée justement lors d’un souper dans l’un de ces restaurantsromantiques. J’écoutais les paroles, tout en considérant Justin. On dirait que je me sentais obligée de continuer notre relation par respect pour ce que nous avions vécu ensemble, pour ce que nous avions bâti. On s’était aimés si fort à une certaine époque. Communiquer. Faire desplans communs. C’est la clé, qu’on me disait. J’essayais, pourtant… J’ai essayé fort, vraimenttrès fort. J’en suis certaine. Mais toujours ce froid dans mon cœur, ce manque dans ma tête.Manque de quoi ? Manque de qui ? C’est difficile à expliquer.

Revenons à l’homme de la situation. Léo. Son sourire à la fois vicieux et doux, un peu commecelui de Manu, me remue. Peut-être est-ce représentatif des gars du Plateau. Ou, plusvraisemblablement, des gars de bar de la région de Montréal. Je me sens resplendissante cesoir. J’arrive de chez la coiffeuse et Émilie a décidé qu’elle prenait mon maquillage en main. Il fait moins naturel que d’habitude, mais elle sait comment avantager mes

yeux. Nous dégustons un cabernet sauvignon. La conversation va bon train, jusqu’à ce que moncavalier de la soirée parle de l’autre mec…

—Emmanuel, ce n’est clairement pas un gars pour toi, Céleste.—Pourquoi ?—Pour toutes sortes de raisons, dont certaines que tu n’es pas obligée de connaître. Manu a des

secrets même pour nous, ses amis, alors imagine avec les filles. Je ne veux pas parler contre lui,mais… il les collectionne, Céleste, les filles… Peut-être un peu moins par les temps qui courent,sauf que ça reste dans sa nature de le faire. C’est le plus grand séducteur que je connaisse.

—Oui, j’avais saisi tout ça depuis longtemps, Léo, tu ne m’apprends rien, je t’assure. Crois-moi, jesais que je n’ai rien à faire avec ce gars.

—Et il n’y a pas que ça… J’hésite à t’en parler, ce n’est peut-être pas si important que tu le saches,finalement…

—Tu dois me le dire, maintenant que tu as aiguisé ma curiosité !—Il t’a parlé du séjour qu’il a fait ?—Euh… non, quel séjour ? Un séjour en prison… genre ?—Ouin, genre…

—Ok, je vois. Et pour quel « genre » de crime ?—Ça, ça reste nébuleux.—De l’abstrait, c’est plate, ça…—Il est discret là-dessus. Et il n’était pas en ville dans ce temps-là. Il serait demeuré en dedans

un bon petit bout. À une certaine époque, selon la rumeur, il aurait été un gars plutôt agressif.—Ok, je vois…—Je pense que son séjour en prison aurait un lien avec son ancienne copine sérieuse, la dernière

qu’il aurait eue. Mais ce ne sont que des rumeurs, encore. Désolé de te faire part de simplessuppositions. Ce n’est pas cool de ma part. J e te dis ce que je sais, car je tiens à toi. Jem’entends vraiment très bien avec Manu, mais je le considère plutôt comme uneconnaissance, car j’ai l’impression de si peu en savoir sur lui malgré que nous ayons souvent

de longues conversations profondes et intéressantes. C’est étrange.—Merci, Léo. C’est gentil de me mettre au courant. Moi aussi, j’ai cette impression quand je suis

avec lui, on échange, mais en réalité il ne se dévoile pas du tout. Et en effet, je préfère savoir.J e peux t’affirmer que, de toute façon, mon idée est faite. Lui et moi, c’est de l’histoireancienne. C’est dur pour l’orgueil, ce que je vais te confier, mais

je l’ai surpris dimanche dernier dans un café avec une autre femme. On ne se doit rien, maisquand même!

—Pauvre con. C’est bien le seul gars sur terre qui te ferait une chose pareille ! Il sait que tu esmerveilleuse, mais c’est plus fort que lui, je pense. Moi, par contre, avoir une fille comme toipour moi, c’est clair que je ferais tout pour la rendre heureuse et ne plus la quitter.

Oh! Monsieur dévoile ses cartes ce soir ! On joue all in, à ce que je vois.

Je prends ces belles paroles avec des pincettes.

—Ouais, ouais, mon beau… Tu penses que je n’ai pas remarqué que tu es un charmeur-né, toi aussi?

—Peut-être, mais quand j’aime, je me donne en entier, Céleste. Pas à moitié. Et l’amour me rendaveugle de tout le reste. Je n’y peux rien, mon cœur devient tendre comme de la guimauve quandje suis aux côtés de celle que j’aime et… chaud comme la braise qui le brûle quand je m’allongesur elle…

Je ris de cette allusion métaphorique à ses aptitudes sexuelles.

—Quelle belle image, don Juan! Donc tu me dis être le parfait mixte du gars lover et du garsténébreux, bête de sexe ?

—Tu as tout compris, ma belle !

Il me fait un clin d’œil.

Très agréable, ce souper. La bouteille de rouge se descend toute seule. Oups… la deuxièmebouteille, je veux dire !

—Je ne suis pas prête maintenant à me mettre en couple, par contre.

Peut-être que je ne devrais pas dire ça aux hommes, ils vont croire que je ne suis passérieuse. Mais au fait, c’est un peu exact… Trop girouette, trop déstabilisée ces temps-ci pourêtre sérieuse.

—Oui, je comprends tout à fait. Un peu plate pour moi. Dommage qu’on se soit rencontrés si tôtdans ta nouvelle vie. Je ne me ferai pas de fausses idées.

Nouveau clin d’œil. Je ne souhaite pas non plus qu’il se foute de moi, qu’il me voie commeune fille d’un soir qu’il pourrait mettre dans son lit. Je préférais jouer la carte de l’honnêteté.C’est vrai que je ne me sens pas prête pour une relation de couple à long terme.

—Je peux être ton conseiller, si tu le souhaites.—Mon conseiller ?—Oui, ton accompagnateur si tu as besoin d’aide dans le domaine du célibat en ville. Je

connais beaucoup de monde. Peut-être que tu as des expériences à vivre avant det’engager à nouveau.

—Oui, c’est ce que tout le monde me dit. Sauf que la première expérience a été fort décevante.—Peut-être que la deuxième sera meilleure, peut-être même la meilleure de ta vie, sait-on jamais.

Oh… s’il fait allusion à sa personne, il est confiant en ses moyens. J’aime ça !

—Ma chère amie qui avez des expériences à vivre, je vous laisse choisir la suite de la soirée. Cinéma relax, verre relax chez moi, ou alors party décadent chez un compagnon.

Je suis en forme ce soir. En plus, je me trouve belle. Un film, c’est trop tranquille quand on sesent pétillante et hyper sociable !

—Un party ?—Exact. Il y en a souvent le mercredi pour nous, pauvres gens de bars, qui travaillons les

soirs de week-end pendant que tout le monde fête. Des soirées staff night se tiennent doncrégulièrement le mercredi.

Que faire ce soir ? Opter pour la sagesse ou l’effervescence ?

—Intéressant. Le party me tente. Je dois t’avouer, par contre, que la dernière fois que j’ai mis lespieds dans un party, j’en ai été un peu traumatisée. Mais peut-être que j’ai envie de me renforciret d’ouvrir davantage mon esprit.

Je ris nerveusement avant d’ajouter :

—De devenir moins sensible à la débauche… Pourquoi je lui sors ça ?

Il rit à son tour.

—Ce n’est pas un passage obligé, petite Céleste sage et chaste, mais oui, si tel est ton désir, çame fera plaisir de te traîner à ce party où rien n’est tabou…

—Tu vas me faire faire des niaiseries ?—Pourquoi ? Tu penses que c’est mon genre ?—Je pense que oui, quand tu es célibataire…—Tu as sûrement raison. J’ai l’esprit ouvert. J e n’ai pas peur d’essayer de nouveaux trucs,

d’ouvrir mes horizons dans toutes les sphères de ma vie, incluant le sexe. Se lâcher lousse,lever ses inhibitions, ça fait du bien de temps en temps. Ça vient avec la mentalité du night lifeà laquelle beaucoup de gens des bars adhèrent. Quoi qu’il en soit, ces expériences, il faut lesfaire seulement si on pense qu’on se sentira bien avec soi-même après les avoirexpérimentées. C’est primordial de les assumer, tu comprends ?

—Oui, je pense que je saisis…—Par exemple, si tu penses que ça va te tourmenter, que tu vas te trouver sale par la suite, ne

fais rien qui sort de l’ordinaire. Pas besoin

d’essayer plein de trucs non plus pour prendre son pied. Personnellement, j’aime essayer, alorsje m’y suis donné à fond. À certains moments dans ma vie, ça m’apportait une dosed’adrénaline vraiment enivrante, à d’autres moments, ça ne faisait que mettre un baume sur mon

cœur qu’une fille avait brisé. Aujourd’hui, je ne fais pas une croix sur tout ça, ça me brancheencore, si ça adonne. Mais je vais être honnête avec toi : ce n’est plus ce que je recherche dansma vie. J e suis rendu à un point où j’aimerais tranquillement construire quelque chose desérieux et de solide avec une fille. C’est ça qui me branche désormais.

—D’accord, je vois…—Donc, oui, le party, on se lâche si tu veux. Mais je crains que, si on fait des trucs un peu

wild ensemble, tu m’étiquettes comme étant cet ami avec qui tu t’amuses et avec lequel tun’envisagerais jamais rien de sérieux…

Je réfléchis.

—Je ne sais pas trop… Je vois son visage déçu.— Mais non, voyons. Je sais faire la part des choses, j’apprends à ouvrir mon esprit. Et pour

l’instant, on est amis, donc il n’y a aucun problème, tu peux frencher qui tu veux ce soir, troisfilles, deux gars, aucun jugement, peut-être que je ferai pareil.

Le vin me fait vraiment dire un tas de conneries !

—Ha ha, donc pour toi, faire un truc wild, c’est embrasser sur la bouche un ou une inconnue…

Il a un air rieur et condescendant.

—Hé, ne te fous pas de ma gueule !—Alors explique-moi.—T’expliquer ?—Ce qui te branche. Tes fantasmes, les trucs que tu t’imaginerais peut-être essayer, tes

limites.—Euh… je ne sais pas trop. Je n’ai pas pris sérieusement le temps de réfléchir à la chose.—Je peux t’aider. Trip à trois ?—Avec toi ?

Oh! À voir son expression, je l’atteins en plein cœur, on dirait bien.

—Peut-être. Pourquoi pas ?

En plus de son sourire satisfait, il m’envoie des yeux plein de désir.

Je l’interroge, amusée :

—Toi, moi et un autre gars ?—Non…—Je plaisantais, je me doutais que c’était moins ton truc.

Je me racle la gorge avant de prendre un ton plus sérieux.

—Donc toi, moi et une autre fille ?—Oui, ça aurait plus de sens. C’est davantage dans mes cordes. C’est une expérience que tu

serais prête à vivre ?—Oui… peut-être un jour… mais pas ce soir.—Tu ne l’as jamais fait ?

—Non, mais ç’a passé proche l’autre soir. J’étais à ce party qui m’a traumatisée il y a deuxou trois semaines avec Manu, justement. Nous sommes montés à l’étage et il y avait ces deuxcanons qui ont voulu avoir du plaisir avec nous…

—Et…?—Et les filles ont commencé à nous caresser, sauf que j’ai pris panique et je les ai laissés tous

les trois en plan. Je n’étais pas prête. Ça m’avait brusquée. Cependant, j’avais cru ressentirquelque chose pour l’une d’elles, de l’attirance, je crois, et aussi un fort goût d’essayermalgré le choc que j’avais eu. Depuis ce temps, j’y pense parfois, je t’avoue. On dirait quej’aimerais connaître l’effet que ça fait. D’un autre côté, ne dit-on pas que les fantasmes sontmieux dans notre tête ?

—Non, pas nécessairement. Certaines expériences sont plutôt exaltantes. Tu sais quoi ? Je temets au défi.

—Oh, attention, je pourrais te prendre au mot! Puis j’ajoute :—Non, sérieusement, je te suis à ce party sans aucune attente, sans pression. J’ai envie de

m’éclater, c’est tout ! Même si on fait juste se fondre sagement dans la masse.—Excellent pour moi. Dernière chose à discuter : il est possible qu’il y soit ce soir…

Oh… Manu.

—Qui ça ?—Tu sais qui…—Oui, mais je m’en fous, je te l’ai dit. Je suis avec toi ce soir.

À mon tour de lui faire un clin d’œil.

Léo réagit en me fixant ardemment, se rapprochant de moi. Mes joues s’empourprent.

—Parfait, ma belle. Tu as fait ton choix. On s’éclate ce soir. Nous trinquons à la soirée qui estencore jeune.

15

Léo me prend par la main alors que nous avançons dans la foule. J’aime bien son contact. C’est naturel. Nous zigzaguons entre les invités en grand nombre. Comme mon beau barman m’amise en confiance plus tôt, je me sens à l’aise, l’esprit léger. C’est grand ici. Nous sommes auvingtième étage d’un immeuble. La vue y est époustouflante. À ce qu’il paraît, l’hôte est unpropriétaire de bars bien nanti. L’alcool coule à flots. J’aperçois une fontaine de vin au centre dela grande table de la salle à manger. La musique est particulièrement forte. On y joue du housemixé devant nos yeux par le DJ sur place. Probablement un ami du propriétaire. Je me demande comment réagissent les voisins en ce moment…

Un verre. Deux verres. Trois verres. Danse, rires, rencontres colorées. Après un temps, Léo etmoi allons prendre l’air sur la magnifique terrasse. Deux couples s’y trouvent et s’embrassentavidement. Ça donne le goût de faire pareil. J’ai beaucoup de plaisir en compagnie de Léo. Avec lui, en retrait, sous le ciel relativement étoilé de Montréal, je sens que l’effervescence de la soirée se transforme en une bulle de passion. Nos yeux bien ancrés les uns dans les autres, nous avons cessé de parler et nous nous regardons, simplement. En harmonie, nos lèvres s’unissent.Et le baiser, que j’avoue ne pas ressentir pleinement à cause de l’alcool, est délicieux. J’aime lecontexte. J’aime la tournure que prend la soirée. J’aime me sentir légère le temps de quelquesheures. Moins sérieuse. Moins tourmentée. Moins mélancolique, comme je le suis depuis desmois, avant même ma séparation. Aussi, je me rends compte que depuis au moins une heure Léo aréussi à m’enlever de la tête l’autre gars, celui que je cherchais malgré moi parmi les fêtards.

Léo intensifie son baiser. Ça me saisit. Je me concentre sur le plaisir d’embrasser ce mâlealléchant. Ce contact délicieux me fait espérer une suite encore plus charnelle. Oui, je suisprête. Prête à me donner à ce gars. J’en ai une folle envie. J’ai des contraceptifs dans mon sacà main. Pourquoi ne pas tenter une expérience post-Manu?

Une fille nous tire de notre bulle de passion enflammée.

— Venez, les tourtereaux, vous manquez le spectacle.

Notre curiosité nous amène à rentrer, suivis par cette belle rousse, une amie de Léo. Elle letient par la main. Il me tient par la main. Je me demande quel lien exactement il y a entre eux.

Nous nous frayons un chemin parmi les invités. Deux filles dansent au milieu du salon. Les gens forment un grand cercle tout autour. Désolée pour l’expression, mais elles dansent commedes chattes en chaleur. Pas sûre que je trippe. Deux autres filles les rejoignent et la dansedevient plus sensuelle, moins vulgaire. C’est chaud. Léo me pousse doucement vers le centre.

—Tu devrais y aller aussi.—Euh… non merci, je n’ai pas envie d’exposer mes piètres talents de danseuse devant la foule.

Léo n’insiste pas. Nous continuons à regarder.

Maintenant, le DJ recrute des filles et promet de faire tirer une carte-cadeau de deux centsdollars chez Simons parmi celles qui voudront prendre part à un concours de wet t-shirt.

Cinq filles vêtues d’un haut blanc dont trois qui étaient déjà sur la piste de danse y participent.Il en manque une. J’ai un chandail blanc.

L’amie de Léo, l’une de ces participantes téméraires, vient me chercher et me tire par le bras.

—Crime, t’as un top blanc, toi aussi. Trop parfait ! Tu peux pas gaspiller cet habillement… Deuxcents piastres… Go, on y va!

Je ris nerveusement.

—Non merci. Je passe mon tour. Pas question de montrer mes seins à tout le monde. Et de toute façon,j’ai un soutien-gorge, l’effet désiré n’y serait pas.

—Tourne-toi. Je t’arrange ça.

Avant même que j’aie le temps de réagir, elle s’installe dans mon dos et insère sa main sousmon chandail, s’affairant à détacher mon soutien-gorge.

—Eille… arrête ! Elle retire sa main.

—Tout va bien, ma belle ! Elle rit. Léo rit.—Ton amie est drôlement pudique, Léo.—Oui, je sais. Elle n’a pas l’habitude des partys. Puis il s’adresse à moi :—Dis-moi, ma belle, tu ne rêvais pas de faire un truc wild ce soir, d’ouvrir ton esprit ?

Je le regarde, incrédule. Ouin… il a raison.

—J’imagine que tu te dis que c’est l’occasion ou jamais pour moi, c’est ça ?—Je te mets au défi de réaliser ce petit interdit. La bienséance veut qu’on ne montre pas son

corps en public. C’est de l’exhibitionnisme. Vas-y ! Enfreins la norme pour une fois !

Faire mon exhibitionniste… C’est sans nul doute un truc qu’on peut qualifier de wild. Unefolie que j’ajouterai à ma liste des secrets à raconter à mes bonnes amies dans quinze ans.Quand je leur dirai : « Moi aussi, dans ma jeunesse, j’ai eu ma passe… »Coudonc, suis-je en pleine crise d’adolescence à vingt-six ans pour melaisser influencer de la sorte ?

L’amie renchérit :

—Allez ! S’il te plaît ! Je veux pas le faire seule. Ça va être drôle, le feeling…

Oui, sûrement très « drôle » ! J’aurais peut-être choisi un autre qualificatif.

—Bon, d’accord. Je relève le défi.

Je m’aperçois que tout le monde nous fixe, attendant impatiemment notre (mon) consentementpour que le concours commence.

Go ! Il n’y aura pas mort d’hommes, comme on dit, je vais seulement montrer un peu(beaucoup ?) mes seins. Mon top est quand même assez épais, il me semble. Ça ne devrait pasêtre si pire.

Les cinq filles et moi sommes maintenant alignées au centre du salon. L’animateur nous

explique qu’on a seulement à se déhancher sur le rythme de la musique et à attendre patiemment le moment inconnu où des gars nous lanceront à chacune un seau d’eau sur la poitrine. La danse se passe bien. L’adrénaline et l’alcool ingurgité aident sûrement, mesmouvements sont assez fluides. Ma voisine qui ondule contre moi, affichant un énorme sourireprovocant, m’aide significativement à me laisser porter par la vibe.

Je sens que ça s’en vient, ce moment où nous nous ferons froidement et promptementasperger d’eau. Nous continuerons notre danse sensuelle sous le regard vicieux des gars. Àcette pensée, je me trouve vraiment idiote d’avoir accepté de m’y soumettre. Pourquoi je faisça déjà? Pour l’expérience? Pour me laisser aller ? Pour essayer de nouvelles choses ? Cen’est pas attardé comme mentalité? C’est assurément très « ado». Franchement, je me faishonte… Mais tant pis, il est trop tard pour reculer ! J’ai la tête qui tourne. On se trémousse surun remix de Cake by the Ocean. Et ça y est, l’eau nous éclabousse froidement. Ma poitrineest rapidement trempée, mes mamelons se dressent si durement sous mon chandail que je n’osepas regarder les dégâts, voir à quel point le tissu de mon haut est devenu transparent. On nouscontemple avidement. Les gars, les filles. J e me sens étrange, je continue d’ondulersensuellement, mais je ne peux pas dire que ça me traumatise à ce point…

Le DJ s’enflamme à nous observer d’un regard pervers :

—Wow… c’est chaud. Quelles magnifiques demoiselles !

Il fait branler des billets de banque en haut de notre tête.

—Que diriez-vous si j’ajoutais un deuxième deux cents dollars en échange d’un baiser ? Lebaiser le plus enflammé, la fille la plus allumée…

Nous sommes dans le feu de l’action.

Ma voisine est toujours contre moi et ne se fait pas prier. Elle me regarde à peine une demiseconde. Alors que Britney Spears nous chante You better work bitch…, j’ai tout juste letemps de lui renvoyer un sourire mi-complice, mi-gênée – Oh mon Dieu! – qu’elle plaque seslèvres pulpeuses sur les miennes. Juste avant qu’elle m’emporte dans un french sensuel etanimal, j’aperçois… Hein? Quoi? Pas lui, merde! Manu qui me dévisage, bouche bée. Il estfâché? Il a un drôle d’air, en tout cas.

Shit ! J e ne peux pas croire qu’il est là et qu’il me voit en train de faire ça. J’aisoudainement honte. J’ai d’un coup brisé l’image d’ange qu’il avait de moi. Celle de la bonnefille différente des autres qu’il fréquente habituellement. Cela dit, ce n’est pas un peu sa faute,tout ça ? N’est-ce pas lui qui m’a contaminée, m’exposant à des trucs pas catholiques ? Etcette fille qui m’embrasse avec la langue… waouh! Ses seins humides et durs collés auxmiens, ses mains sur mon abdomen qui montent tranquillement jusqu’à ma poitrine mouilléequ’elle caresse sensuellement. Vraiment très intense ! Elle me lâche enfin. Ça hurle dans laplace. On leur en a mis plein la vue, je pense. Je reporte mon regard en direction de Manu. Il adisparu. Il y a trop de monde pour que mes yeux le repèrent.

Concours de shooters avec les mains dans le dos. Hein? Comme au 281 avec les copines ? Jevais pouvoir mettre mon apprentissage à profit. Moi qui étais si inexpérimentée et maladroite

la dernière fois, je me sens d’attaque pour triompher, prise d’une énergie à toute épreuve. Troisshooters chacune. La fille qui les aura vidés en premier remportera une carte-cadeau. Lesmains dans le dos, la poitrine encore plus en évidence, au signal du départ, je m’appliquecomme si ma vie en dépendait. Tête baissée, j’englobe le premier verre avec ma bouche, puisle dépose, fais de même avec le deuxième et le troisième. Je suis rapide, mécanique. Tout encontrôle. Et, contre toute attente, je remporte la victoire ! Les gens crient d’enthousiasme. Ohyes ! Je suis victorieuse, les bras dans les airs et… les seins toujours bien exposés sous monhaut mouillé. Oups! Je n’y pensais même plus ! Je vais récupérer ma carte-cadeau que le DJ ausourire pervers me remet avec grand plaisir tout en me reluquant. Merde. Mon soutien-gorgemaintenant, et vite ! J’en ai assez de m’exposer comme une femme-objet.

—Tiens, beauté. Je le gardais précieusement.

À peine gênée, trop soûle pour ça, je l’arrache des mains de Léo et le remets maladroitementen place sous mon chandail que j’ai presque envie d’enlever.

—Je me suis informé pour toi. Il y a un sèchecheveux dans la salle de bain, si tu veux.

Il me dévore du regard.

—Quoi?

Ça me met mal à l’aise.

—On t’a déjà dit que tu avais les plus beaux seins du monde?—Ha ha, arrête.—Je ne plaisante pas, Céleste. C’en était cruel de te regarder sans te toucher.

Le cœur me serre. Mon bas-ventre se resserre. C’est vrai, nous en étions là avant cetteaventure rocambolesque.

—Tu es une très belle femme et tu n’as pas l’air de vraiment le savoir.

J’aime comment il me regarde à cet instant, les yeux pleins d’admiration, comme si j’étais laplus belle créature de la planète.

—Tu m’as tellement allumé. Ton corps, ton audace… Sérieusement, je ne pensais pas que tu allaisle faire. Je suis fier de toi !

Puis il se rapproche de mon visage.

—Sauf que maintenant, j’ai envie de toi comme un fou…

Il est tellement intense, ce Léo, que ça m’excite. Tellement, que j’en oublie le danseur qui aencore filé. Il doit être occupé ailleurs en bonne compagnie. Tant pis, moi aussi, je suisoccupée ailleurs de toute façon.

Occupée avec Léo qui me cloue au mur avant de m’emporter dans un baiser enflammé, me prenant la tête de ses grandes mains, s’amarrant à moi et à mon chandail mouillé. Sa langue avide ravage ma bouche. Elle me veut comme jamais. Sauf que l’échange s’interrompt alors qu’un intrus s’en mêle…

Emmanuel agrippe violemment le bras de Léo pour nous séparer. Oups! Ça, ce n’était pasprévu.

—Qu’est-ce qui te prend? lui lance Léo devant ce geste agressif.—Toi, qu’est-ce que tu es en train de faire, man ? Tu n’as pas compris que cette fille était à

moi ?

A-t-il vraiment dit ça ? Monsieur joue au possessif jaloux maintenant! J e n’appartiendraijamais à un gars infidèle et menteur. Jamais ! Et de toute façon, je m’appartiens à moi-même, etc’est bien assez.

—Quoi, à toi ? Tu as quel âge ? On n’est plus au secondaire et Céleste n’appartient à personne.

Voilà. Pour qui se prend-il, celui-là ? L’histoire de la prison me fait soudain peur. Et si ça dérapait dangereusement entre les deux? Depuis quelques heures, je détiens des informations à son sujet à me donner presque froid dans le dos. Avant aujourd’hui, je n’avais pas décelé l’agressivité, la violence qu’Emmanuel avait en lui. Pour envenimer la situation, la musique se fait plus forte et turbulente que jamais. Les deux gars se menacent du regard, se menacent enparoles. Merde, ils vont se battre ! On dirait deux cerfs qui convoitent la même biche.

J’agrippe le bras de Manu, mais il me repousse vigoureusement.

—Arrête, Céleste, ne t’en mêle pas.

Woh… du calme, le grand! Ça me sonne un peu. Ce n’est pas qu’il m’ait blessée, mais le faitde voir son manque évident de contrôle me fait flipper ! Il est pompé.

Il s’adresse encore à moi :

—Et qu’est-ce qui te prend de jouer à ça ? Madame la sainte-nitouche. Tu étais hypocrite ou quoi ? Je pensais qu’on s’entendait bien, toi et moi…

La colère me submerge à mon tour. J’ai envie de hurler. Je veux me justifier, même s’il ne lemérite pas. Qu’il comprenne pourquoi j’ai passé à un autre appel, à cause de lui :

—Moi aussi, je pensais qu’on s’entendait bien, mais je t’ai vu avec cette femme au café dimanche!

Il est saisi. Il me regarde, complètement pris de court, bouche bée, se détournant du cas deLéo. Comme si la bagarre en devenir n’avait jamais existé.

Des larmes me viennent aux yeux.

—Ce n’est pas ce que tu crois.

Ben oui, c’est ça ! Tellement clichée, cette phrase.

—Pourtant, je pense que la vérité doit ressembler pas mal à ce que je pense, Manu.

Léo se rappelle à nous.

—C’est bon, Manu. Laisse-la. Je vais me calmer aussi. Je ne te veux pas de mal, mon pote. Je lalaisse, je ne ferai pas exprès de la coller devant toi si ça te fait du tort, ok ? Tu sais que je nesuis pas comme ça.

—Ok, merci, Léo.

Je suis sous le choc de ce revirement. Je fais le bilan des dernières heures. Bon Dieu,qu’est-ce que je fais avec le chandail trempé, dans ce party trop bruyant, à traîner avec cesdeux gars aux valeurs douteuses, alors que j’ai de l’école demain? Il est minuit. Je dois filer.Retrouver mon lit. Prendre deux acétaminophènes pour ne pas avoir un énorme mal de crâne enplus du manque de sommeil qui me fera dormir sur mon bureau.

Je commence à m’enfoncer.

C’est donc pour toutes ces conneries que j’ai laissé tomber ma belle vie apaisante sur le borddu fleuve ?

J’attrape mon sac.

—Bye, les gars. Moi, je me tire, j’ai des cours demain.—Je te ramène! que les deux m’offrent en chœur, se plaçant de chaque côté de moi.—Non, que je lance très fermement. Je rentre seule.—Ce n’est pas safe et tu as bu, me lance Manu.—Céleste, je t’ai emmenée ici, laisse-moi te raccompagner, d’accord? C’est la moindre des

choses.

Pendant qu’ils sont sur mes talons, voulant m’empêcher de leur filer entre les doigts, j’ai déjàfranchi la porte, pris l’ascenseur et, comme par magie, il y a un taxi devant l’immeuble. Il doitêtre pour quelqu’un d’autre. Tant pis ! Je le vole. Il est pour moi maintenant. Quel « heureux »hasard! Je vais pouvoir déguerpir plus vite.

Je lance un regard confus aux deux gars. Manu. Léo. Léo. Manu.

Sur le chemin de l’appartement, je repense à ce que j’ai fait et j’ai honte. Ayoye ! Fille depetite vertu que je suis ! Mon père aurait fait une crise cardiaque en apprenant la façon dont jeme suis comportée ce soir. Et surtout, c’est décidé: plus jamais je ne remets les pieds dans cegenre de fête ! Les habitués vont m’étiqueter comme la fille qui montre ses boules dans lesconcours de wet t-shirt et qui a des comportements lesbiens pour gagner une risible carte-cadeau. Mais bon, tout compte fait, je me suis trouvée très audacieuse pourune fois et, surtout, je n’en suis pas morte. Un peu honteuse, oui, maissurtout amusée.

Je faufile difficilement ma main dans la poche droite de mon jeans. Oui, la carte y esttoujours. Un peu de magasinage fera du bien à l’étudiante paumée que je suis. Je me demandes’il y a de la belle lingerie chez Simons…

Bon, de la lingerie maintenant! Qui voudrais je impressionner avec ça ? Il est vrai que, dansmon ancienne vie, j’avais perdu goût au sexe et à la coquinerie. On dirait que le désir deplaire, de séduire, revient en force. L’intensité. Les frissons. La passion. Les papillons. Oui,c’est enivrant. Mais surtout éphémère. Et on dirait qu’après le plaisir intense vient ladéception.

Je m’interroge sur ma préférence: l’intensité ou la stabilité réconfortante? Je ne sais plus du

tout ! Aidez-moi quelqu’un ! Je suis toute mêlée !

16

Le lendemain matin, j’ai passé tout droit. Merde! Une demi-heure de moins pour mepréparer. Je suis hyper cernée. Ça va me prendre un immense café pour ne pas ronfler dans moncours. Ou deux. Ou trois. Je n’ai pas de temps à perdre sur mon cellulaire mais, même dans magrande hâte, je ne peux pas m’empêcher de lire les deux textos que j’ai reçus : Ça va ?Finalement, je regrette ce party. J’aurais dû ne pas le proposer et te garder pour moi. Lecinéma collé-collé aurait été nice. J’espère que tu n’as pas oublié notre baiser, Céleste. Je suisbien avec toi. Mais je sais qu’il y a Manu dans le décor. Tu es libre ce soir ?

Ah… Léo !

Je me dépêche de lire le second message : Salut Céleste. J’aimerais te voir ce soir. Je peux melibérer.

Ah bon, tiens donc! Le message de Léo est vraiment plus alléchant que celui de son rival. Quelleinvitation choisir ? Le gros bon sens penche pour Léo. On s’est bien entendus hier, lui et moi, non?Ce baiser sur la terrasse, ce souper romantique, ces belles conversations… Oui, honnêtement,c’était super !

Tandis que mon histoire avec Manu bat de l’aile. Elle est en train de s’essouffler. Pour mapart, du moins, car je suis tannée de courir après lui. Il y a un hamster sur sa roulette qui rouledans ma tête pour lui. Le hamster n’a plus d’énergie. Je n’ai plus de ressources. Mon cerveau a atteint la limite de la patience amoureuse. Il a fait le tri et il s’avère que les avantages de poursuivre une relation a v e c ce mec sont nettement moindres que les inconvénientsqu’engendre sa fréquentation malsaine. Je l’avoue, c’est un peu dur de devoir trancher, car il ya toujours ce petit côté rebelle en moi qui adore les émotions fortes et qui voudrait continuer.Encore, juste un peu, juste pour voir où cela me mènerait avec mon beau danseur… Mais àquoi bon? Pourquoi continuer la torture, ma vieille ? Léo est parfait pour toi.

C’est décidé. Mon choix – intelligent, réfléchi – est fait. Je pense que je vais bien vivre avecça. Que je n’aurai pas trop de remords. Je décide d’écrire à Léo et d’ignorer Manu. Avant ledébut de mon cours, café grandeur jumbo à la main, j’ai le temps de lui rédiger un message, carle prof est en retard : Salut Léo ! En effet, fin de soirée mouvementée hier. J’avoue qu’unpetit cinéma m’aurait empêchée de faire certaines conneries que je regrette ce matin…Maudit alcool ! Prochaine fois, le ciné sera parfait ! Oui, ce soir je suis Je ne termine pas mon message, car l’arrivée d’un texto me fait sursauter et me stoppe dans ma rédaction.

C’est Emmanuel. Je lis :C’était très moyen, cette fin de soirée hier, hein ? Désolé encore de m’être montré si agressif.Ça m’a bouleversé de te voir dans les bras de Léo. Je vais t’avouer qu’il y a longtemps que jen’ai pas ressenti autant de jalousie. Je suis désolé. Je gère mal mes émotions. Je ressens pourtoi des trucs très forts, Céleste. Ce n’est pas des conneries, ce que je t’écris. Je n’ai pasl’habitude de dévoiler ainsi mes sentiments profonds. J e mets beaucoup d’efforts dans cemessage et j’aimerais de tout cœur que tu me croies sincère. J’aimerais vraiment me fairepardonner. Je sais que ce n’est pas évident, mais je pense que je mérite ta confiance. Laisse-

moi une chance, ma précieuse petite étoile. Tu n’as pas idée à quel point tu fais briller le cielde mes pensées… xxx Oh! Je ne m’attendais pas du tout à ça de sa part. C’est beau, cemessage venant de lui. Câline! Il est si doué… que j’ai follement envie de le croire.Misère ! Mon cœur s’emballe. C’est plus fort que moi. Pourquoi ? Pourquoi me fait-il cet effet-là ? Ça ne cessera donc jamais ?

Ma conscience me parle : Oui, ça peut cesser, si tu le fais sortir de ta vie. Et Dieu saitque tu en as le pouvoir. Tu as tout pour le faire. Fais-le. Mets un terme à tout ça. À cetterelation toxique pour toi. Ce gars n’est pas fait pour toi. T u sais bien qu’avec lui tutourneras en rond indéfiniment, que vous jouerez au chat et à la souris… Tu seras cetteminuscule souris qui se fera écrabouiller. Il ne fera qu’une bouchée de toi. Ton cœur seraréduit en miettes. Sauve-toi. Il y a plein de moyens. Dis-lui franchement que tu pensesqu’il vaut mieux que vous cessiez de vous voir. De vous appeler. De vous écrire. Raye-le de ton Facebook. Efface son numéro de ton iPhone. Efface cette photo devotre soirée à SaintSauveur que tu gardes dans ta galerie virtuelle.Concentretoi sur quelqu’un qui en vaut vraiment la peine : toi. Tu dois d’abordte guérir de ta dure séparation. Et après ça, tu pourras te préoccuper d’unbon gars. Ayant un mode de vie semblable au tien.

Je reprends mon message pour Léo.

Salut Léo. En effet, fin de soirée mouvementée hier. J’avoue qu’un petit cinéma m’auraitempêchée de faire certaines conneries que je regrette ce matin… Maudit alcool ! Prochainefois, le ciné sera parfait ! Par contre, ce soir, je ne suis pas libre. On remet ça un autre soir situ veux ?

J e suis incapable d’écouter ma conscience ! Maudite folle ! Va te jeter droit dans lagueule du loup. Laisse-toi te faire torturer. Tu adores ça, on dirait ! Et ne viens pas teplaindre après. Tu vas le perdre, le bon gars des deux. Si tu joues comme ça avec Léo, ilpartira tout simplement. Il n’est pas con, il déchantera assez vite quand il s’apercevra quele danseur est toujours dans le décor.

J’écris à Manu:

Bon, d’accord. Je veux bien te revoir ce soir. Mais pas trop longtemps, car j’ai une grossejournée le lendemain.

Il me répond dans la minute qui suit : Oui, pas de problème ! Merci d’accepter moninvitation. J e t’en suis reconnaissant. Tu vas voir, j’ai l’intention de prendre soin de toicomme une vraie princesse, ce soir.

Et moi :

Tu n’es pas obligé de jouer à ça, Manu. Sois toi-même. Si tu es plus gentil avec moi qued’habitude, j’aurai l’impression que tu as réellement quelque chose à te faire pardonner.

Je suis mal faite. J’adore me faire gâter. Qui n’aime pas ça ? Ou plutôt j’en rêve. Maisquand on me l’offre, ou qu’on me gâte pour vrai, je me sens mal à l’aise. Comme si je ne leméritais pas vraiment. Je devrais pourtant en profiter, être reconnaissante. M’en réjouir.

Oh! Encore un long message.

Oui, j’ai quelque chose à me faire pardonner. J’aurais dû te traiter en princesse bien avantaujourd’hui. Tu le mérites. Tu travailles si fort dans la vie, Céleste. Je t’admire. Je sais quetu es blessée, que la séparation n’est pas facile pour toi. Que pour ta liberté tu y as laissébeaucoup. Tu mérites qu’on prenne soin de toi maintenant. J’ai envie de te gâter. C’est tout.Laisse-moi faire ce soir, d’accord ?

D’accord, Manu. Mais n’en fais pas trop.

Promis. Je veux que tu te sentes bien, Céleste, que tu ne veuilles plus jamais me quitter detoute ta vie.

Que je ne veuille plus jamais le quitter de toute ma vie ! Waouh! Intense, ce matin!Seigneur, Manu, qu’est-ce que tu me fais ?

Je t’attends chez moi à 18 heures. Tu te rappelles le chemin ?

Oui, ton adresse est entrée dans mon GPS. Comment dois-je m’habiller ?

Comme une fille qui a un rendez-vous galant avec le gars le plus chanceux de l’univers.

D’accord, je vois. Petite robe cocktail, alors. J’apporte quelque chose ?

Non. Ton sourire, tes fesses… ça va me suffire. Ah ! Tu peux aussi laisser ta méfiance à lamaison. Elle ne nous sera d’aucune utilité ce soir…

Très drôle…

Je peux faire ça. Une bouteille de rouge, ça te va ? Inutile. J’ai tout ce qu’il faut chezmoi, ma belle. Alors à ce soir. xxx À ce soir, princesse. xxx À ce soir, mon don Juan.Aussi habile avec son corps qu’avec les paroles, il faut croire. Ce gars a vraiment toutpour lui.

*Après l’université, je cours au gym ! J’ai du pain sur la planche, je veux qu’Emmanuel me

trouve la plus belle ce soir. Comme si, dans l’immédiat, une seule séance d’exercices allaitme faire paraître plus jolie… En fait, je me sentirai plus belle, ce qui se reflétera sur monapparence, non? Oui, oui… tout à fait ! Et après notre souper romantique viendraassurément de torrides ébats sexuels ! Juste à y penser, la fan finie hyper émoustillée en moifait un retour en force ! Tant pis pour mes bonnes résolutions. Il n’y a que les fous qui nechangent pas d’idée…

17

J’ai presque terminé de me préparer quand le téléphone sonne. C’est ma mère qui veutprendre de mes nouvelles. Elle s’inquiète et me fait part de son étonnement du fait que je ne soistoujours pas allée faire mon tour à Québec. Je la rassure en lui disant que tout va bien, que j’aiencore besoin de temps, d’un peu de distance pour faire mon deuil, et que mes études sont trèsprenantes. Elle me demande si j’ai fait des rencontres intéressantes. Je lui réponds vaguement queoui, sans aucune mention aux deux hommes que je côtoie. Vers la fin de notre conversation, laquestion que je me dois de poser, celle que je redoute, point sur mes lèvres :

—Et Justin, comment il va?—Comment il se débrouille sans toi, tu veux dire ?

Ma mère tourne le fer dans la plaie. Elle n’accepte pas mon choix. Elle ne démord pas de l’idée qu’il ne faut pas vendre notre maison trop rapidement. Elle croit dur comme fer que je reviendrai éventuellement auprès de mon Justin et que nous lui ferons les plus beaux petits-enfants du monde.Elle continue:

—Car je pense que tu sais aussi bien que moi qu’il survit à peine…

Son ton se fait plus désolé que remontrant. Tant mieux, car je ne l’aurais pas supporté etj’aurais probablement usé d’impolitesse. Je la voudrais tellement plus compréhensive. Elle estde la vieille école, ma mère, elle qui s’est dévouée corps et âme à mon père toute sa vie. Ellequi le voit encore dans sa soupe après quarante ans de mariage… J’aurais tellement aimésuivre ses traces, j’ai essayé pourtant, mais en vain.

—Maman…—C’est correct, ma fille, tu n’as pas à te sentir coupable, mais je ne peux pas te mentir et te

dire qu’il va bien quand ce n’est pas le cas. Tu sais qu’il a toujours été plus près de tonpère et moi que de ses propres parents… Donc c’est nous qui le ramassons à la petitecuillère, c’est nous qui tentons de notre mieux de consoler sa peine, ses blessures, sesdouleurs profondes. L’ambiance est lourde par les temps qui courent.

Je suis sans mots. La gorge me brûle. Maman, pourquoi cet appel maintenant? Juste avant mondépart pour une belle soirée. Je ne peux retenir mes larmes qui détruisent mon maquillage. Je suis tellement égoïste. Comment puis-je penser à faire la fête et à m’amuser autant quand j’aitout détruit là-bas, chez moi, à trois heures de route d’ici ? Laissant tous mes problèmes à monex et à ma famille. Je me suis sauvée et je me sens lâche ce soir. Je rigole pendant qu’eux sonten peine. Oui, vraiment, quelle sale égoïste je suis !

—Ça va, ma chérie? Tu pleures ?—Maman… J’ai beaucoup de peine, moi aussi. Ce n’est pas facile tous les jours. J’aimerais

tellement que tu acceptes mon choix et que tu comprennes…

—Sèche tes larmes, Céleste. Ça va aller, tu n’as pas à te sentir coupable. J’avoue avoir encoreun peu de mal à comprendre ta décision, mais je dois accepter tes choix, car je t’aime, etpeu importe où tu iras, ce que tu deviendras, je serai derrière toi.

—Merci, maman. J’ai besoin de ton réconfort. De ta sollicitude dans cette épreuve. C’estimportant pour moi.

—Oui, tu l’as. Désolée si je me suis montrée distante ces dernières semaines. Votre séparationnous fait tellement de peine. Nous sommes en deuil, nous aussi. Et tu nous manques, ma fille.Tu manques tellement à ton père. On a eu la chance d’avoir notre fille à nos côtés pendantvingt-six ans… La perdre du jour au lendemain est très déstabilisant.

—Je sais, maman, c’est pareil pour moi, je t’assure.—Viens nous voir bientôt, ok ? On a tellement hâte de te prendre dans nos bras.

Mes larmes coulent encore. Je m’ennuie de mes parents.

—Oui, c’est promis, maman, d’ici une semaine ou deux, je vais vous voir. Je dois te quitter. Jet’aime, maman.

—Je t’aime, ma chérie. Bye.

Cet appel m’a démoralisée. J’ai les yeux rouges. Je n’ai plus qu’une envie : m’étendre dansmon lit et laisser tomber le souper en tête à tête avec mon danseur aux valeurs douteuses. Jen’ai plus envie d’aller l’affronter, d’essayer de percer son secret. Il m’a dit de laisser mesdoutes chez moi, mais je ne me mentirai pas : même si je réussis à me laisser aller avec lui, maméfiance est toujours présente et crée une tension inconfortable en sa compagnie. Inconfortableet irrésistible, comme si j’aimais le danger entre ses bras. Une relation amour-haine, voilà ceque nous vivons. Ai-je vraiment besoin de m’engouffrer dans une relation toxique qui me faitmal la plupart du temps ? Est-ce mon inconscient et ma forte culpabilité qui me poussent verscette histoire ? Ai-je envie d’avoir mal ? C’est peut-être tout ce que je mérite…

*Il fait plus frisquet ce soir. J’enfile un châle que je trouve chic pour accompagner l’élégante

robe que j’ai empruntée à Émilie. Contente qu’on ait la même taille. J’ai pris de grandes respirations pour me calmer, avalé un verre de blanc et retouché mon maquillage. Avec unpeu de cache-cernes et du fond de teint, on ne remarque presque plus les traces de mes pleurs.

J’arrive chez Emmanuel, j’ai des papillons dans l’estomac. Et quelques raideurs que la fêted’hier a engendrées. Ouf ! Je suis vraiment tendue. J’espère que mon danseur énigmatiquem’aidera à me relâcher. Je sais que lui, comme à son habitude, sera désinvolte et relax.Décontracté et sexy. J’appuie sur la sonnette du magnifique condo qui m’impressionne toujoursautant. Emmanuel apparaît, calme, semblant touché que je sois là, pour lui, coquette et timidesur le seuil de sa porte. Son regard, je ne le reconnais pas, comme s’il était transformé. Mêmeson style vestimentaire est différent : il a troqué son gilet et son jeans troué contre une bellechemise noire et un pantalon beige classique.

—Tu me laisses entrer?—Oh! oui, désolé. Tu es tellement éblouissante. Tu rayonnes.

—Merci ! Toi aussi, tu es super chic ! Ça te fait vraiment bien !

Je hausse légèrement les épaules de bonheur. Il me dévisage encore.

—Discernerais-je une lueur triste dans ce beau regard? Tout va bien?

—Oui, ça va maintenant. Mais un peu plus tôt, ma mère m’a appelée et ça m’a rendue triste. Je teraconterai ça tantôt, si tu veux, si mes histoires ne t’ennuient pas trop…

—Jamais. J’adore quand tu me parles de ta vie, Céleste. Tout ce qui te concerne m’intéresse.—D’accord.

Manu reste toujours là, à m’admirer dans le cadre de porte.

—Je peux entrer maintenant?—Oh! oui, pardon.

Il m’aide à retirer mon châle puis le prend avant de capturer ma main.

—Mmm… Ça sent bon ici !—Oui, n’est-ce pas !—Ha ha! Voilà une drôle d’expression française sortie de ta bouche.—Oui. Parce que je suis un chef français ce soir.—Oh, monsieur sait cuisiner ?—Oui, et je me débrouille pas mal du tout, tu sauras ! Ça t’étonne ?—Un peu.—Ce n’est pas bien d’avoir des préjugés, madame Archambault!

Oups! J’avoue que ça m’arrive souvent de me faire des idées à son sujet. Mais ce n’est pasma faute : je le connais si peu. Tant mieux quand il réussit à me les invalider, la surprise en esttoujours agréable.

—Désolée, monsieur Chevalier, c’est que vous n’avez pas l’air d’avoir beaucoup de temps librepour ça…

—Qui te dit que je ne mène pas une double vie et que je ne suis pas chef cuisinier à mes heures ?Je garde le secret dans le but de conserver ma réputation de bad boy…

—Oh… c’est donc ça, cette double vie… Je savais qu’elle existait.

Il me prend par les épaules et me conduit au canapé de son gigantesque salon où nous avonscette belle vue sur Montréal tout en lumières. Une musique chill lounge joue. J’aime bien !

—Installe-toi confortablement, je reviens dans un instant.

Je fais ce qu’il me dit, je tente de me mettre à l’aise. Je le trouve très galant ce soir.

Il est de retour quelques secondes plus tard avec un verre décoré de trois framboises qu’il metend de l’arrière du canapé.

—Voilà, madame, un martini. J’espère que tu aimeras. J’ai pensé que ce serait ton genre de consommation. Doux, sucré, avec une petite pointe pimentée.

Il me fait un clin d’œil.

Je goûte. Waouh! C’est bon, ce truc-là. C’est au rhum. Bon choix !

Lui boit un dry martini. Cet accueil chaleureux lui fait assurément regagner beaucoup depoints à la vitesse de l’éclair. Mais je dois demeurer lucide. Il y a le passé criminel, le présentflou, les cachotteries, la potentielle amante et la réputation de tombeur.

Mais en attendant d’en apprendre davantage, je décide de profiter de nous deux. Manu etmoi, c’est tout. Un gars et une fille qui s’attirent indéniablement… Je n’ai pas envie de meprendre la tête avec mes doutes. En ce moment, mon hôte agit en vrai lover et ça me plaît !

—Alors, tu as passé une belle journée?—Oui, je suis allée m’entraîner et ensuite j’ai étudié pour mon cours d’histoire de l’art.—Génial! Bonne fille studieuse ! Je lui tire la langue.—J’espère que tu aimes l’agneau, ma belle.—J’adore.

—De toute façon, tu ne peux pas ne pas aimer mon carré d’agneau à la moutarde. Impossible.—Je vais te croire sur parole. Tu as l’air vraiment convaincu de ce que tu avances…

Une fois notre apéritif terminé, Manu me conduit à la cuisine, en me prenant par la main. Jeme rends compte qu’il ne m’a pas encore embrassée.

La musique a changé. Du R & B nous accompagne maintenant en background.

Manu me verse un verre de vin. Je suis assise au comptoir et je le regarde s’affairer dans lacuisine. Tout est sous contrôle. Il m’impressionne. Il est beau à voir.

—J’aimerais beaucoup t’aider. Je me sens totalement inutile.—Petite Céleste, je comprends que tu n’en as pas l’habitude, mais tu dois apprendre à te faire

servir. Tu savais que c’est une très belle qualité de savoir lâcher prise et simplement apprécier?—Oui, merci de me le rappeler!—Ce n’est pas bon d’être constamment tendu, crispé et sur le qui-vive. Toujours craindre de ne pas

arriver à l’heure, de ne pas être utile ou agréable à l’entourage, à la société. Détends-toi et prends la vie plus à la légère, ma belle. Je n’aime pas te faire la morale, mais crois-moi, jepense à ta santé mentale. Un jour, ça te rattrapera si tu ne penses pas plus souvent à toi.

—Tu as raison. Je suis un peu trop dans l’action, la nervosité et tout le tralala. Parfois, j’auraisjuste envie de tout laisser tomber, d’acheter un billet pour un pays exotique et d’aller m’yperdre quelques jours. J’écoute ce que tu me dis… Ce soir, je te laisse me servir, si ça te faitplaisir.

—Oui. Ça me fait énormément plaisir.

Manu vient déposer un baiser sur mon front. Oh! quelle douceur… J e ressens du bonheurjusqu’au bout de mes doigts.

Le repas est délicieux, servi avec un excellent brouilly. Une rangée de chandelles nous

accompagne. C’est tellement romantique! Honnêtement, tout est parfait. Sans compter tous cesregards échangés. Et sa main sur la mienne. Je lui connaissais un certain côté romantique, maisjamais à ce point. Je pensais que cela ne le branchait pas. Et pourtant, cette belle mise en scènejuste pour moi, ces étoiles dans les yeux dans lesquels je peux, pour ainsi dire, y apercevoirmon reflet… ce ne peut quand même pas être faux. Les sentiments contradictoiresrecommencent leur danse dans ma tête. Emmanuel me chavire et me fait peur. J’aimerais lebombarder de questions. Lui demander de tout me déballer. Même ce que je n’aimerais pasentendre. Juste pour enfin savoir ce qu’il a à cacher. Savoir pourquoi je ne dois pas m’attacher.Mais d’un autre côté, je ne voudrais pour rien au monde briser ce moment magique.

Le dessert est une crème brûlée à l’orange. Délicieux ! Autant que de le regarder à l’œuvreavec son brûloir. Il fait ça comme un pro.

Dans l’assiette de service se trouvent deux biscuits chinois.

—Ma grand-mère adorait me donner des biscuits chinois. J’ai gardé la tradition.

Je prends un biscuit.

—Vas-y ! Casse-le.

Je m’exécute et y retire le bout de papier blanc à l’écriture rouge. J’y lis : C’est ta fête !

Manu me sourit.

—Ce n’est pas ma fête, Emmanuel.—Oui, ce soir, ce l’est, c’est ta soirée, princesse. Vas-y pour le deuxième.

Je m’exécute.

J’apparais après « coup », je représente une peur effroyable et je n’ai pas le moral.—Qu’est-ce que c’est ?

—Une énigme. Si tu la résous, tu auras ton présent.

—Mon présent? Mais voyons, c’est… Emmanuel m’envoie des yeux faussement

menaçants.

—Oups, oui, excusez-moi, monsieur, juste apprécier et se laisser gâter, on a dit…

Je réfléchis, je réfléchis. Ce n’est pas facile !

—Je ne trouve pas, Manu.—Tu as du temps encore, la soirée est jeune.

On mange le dessert, en discutant des endroits dans le monde qu’on aimerait visiter dansnotre vie. L’Amérique du Sud et l’Europe nous attirent. Nos goûts sont similaires. Tout commeceux pour la musique. Pour les films. Même pour les livres. On se rejoints sur pas mal depoints, finalement ! Peut-être pas dans nos modes de vie, mais pour ce qui est dudivertissement et de la culture, oui ! C’est intéressant.

Puis je trouve.

—Les coups, la grande peur, pas le moral… les bleus ? C’est ça ?—Vous avez vu juste, madame.—Des coups sur le corps donnent des bleus, une peur bleue, avoir les bleus !

—Bravo ! Maintenant, il te reste à patienter, je te dirai en temps et lieu à quoi te sera utile cetteréponse à l’énigme.

—Que de mystères ! J’adore !

Son regard s’enflamme. Sur la table, il y a une bouteille de whisky à l’érable, un Sortilège.

Il nous verse chacun un shooter, se lève, avance le regard brûlant. D’un coup sec, il tournema chaise vers lui et s’assoit à califourchon sur moi, comme je l’ai déjà vu faire sur le stageavec une fille qui fêtait son anniversaire. Mais ce soir, c’est ma fête ! Le désir monte en moi àla vitesse de l’éclair alors qu’il se met à onduler le bassin.

Mon Dieu… Il est un sorcier qui m’a jeté un sort, avec son breuvage décadent et son corpsenchanteur.

Mon corps se liquéfie au contact du sien qui se colle à moi le plus sensuellement du monde.Sa main sur ma joue. Ses doigts dans mes cheveux. Puis sa bouche sensuelle sur ma joue, prèsde mes lèvres, alors qu’il m’abreuve de la boisson enivrante. Érotique à souhait ! Ça l’exciteaussi, je sens son souffle s’accélérer alors que son corps ondoie toujours si habilement. Je suis en train de perdre la tête. J’ai tellement envie qu’il me fasse l’amour tendrement. Ou sauvagement. Ou les deux. J’ai envie de lui. C’en est douloureux.

—Glisse ta main dans ma poche arrière droite, ma beauté, me chuchote-t-il à l’oreille.

—D’accord, que je réponds, dans les vapes. Curieuse, j’y enfouis ma main. C’est excitant !

Je touche à un petit boîtier. Je l’attrape et le retire tranquillement.

—Qu’est-ce que c’est, Manu?

Sur le dessus de la boîte, on peut y lire « Caroline Néron».

Oh… j’adore les bijoux Caroline Néron!

—Vas-y, ouvre-le.

Je m’exécute avec plaisir, mais un peu mal à l’aise.

Waouh! De magnifiques boucles d’oreilles en diamants!

—Elles te plaisent ?—Oui, vraiment! Elles sont incroyables ! Mais tu n’étais pas obligé, Manu. On ne se connaît

pas beaucoup.

Manu me fait les gros yeux. Je corrige :

—Désolée ! Oui, vraiment, je les adore ! Merci, mon beau, tu es tombé pile dans mes goûts !

Je capture ses lèvres et l’embrasse, pleine d’amour et de gratitude. Toutes les filles aimentrecevoir des bijoux et je ne fais pas exception!

—J’ai quelque chose d’autre à t’offrir. Ce n’est pas fini.

Il se lève, se rend à la cuisine et sort, de l’autre côté du comptoir, une magnifique rose bleue.Il me la tend. Je la respire.

—Le bleu… comme dans l’énigme ?—Oui, comme dans l’énigme. On y est. Mais ce n’est pas ça, ton présent relié à la couleur

bleue. Pour le découvrir, tu dois trouver le bleu de l’appartement.—Le bleu de l’appartement? Je cherche où?—Partout. Vas-y, inspecte.

Comme j’aimerais inspecter ce qu’il y a dans ta tête, cher danseur…Je me lance à la recherche de ce bleu.

Dans la cuisine, c’est plutôt gris et rouge. Peut-être des accessoires bleus ? Non, pasvraiment.

Dans le salon, c’est gris avec des accents jaunes. J’inspecte le pouf bleu foncé. Rien dans cecoin. Je continue mes recherches.

Le couloir, l’immense salle de bain. Wow ! Cette énorme douche en céramique dernier cri, vais-je avoir la chance de l’essayer un jour avec mon amant? J’inspecte ce qu’il y a de bleusur mon chemin. Rien qui camoufle quelque chose. Je continue dans le couloir jusqu’à lachambre principale.

Ah oui, le bleu… Les murs de la chambre sont de couleur bleue. J’aurais dû y penser plus tôt… Je suis déjà venue dans cette pièce pourtant, mais il faut dire que je ne portais guère attention aux murs pendant qu’Emmanuel me faisait l’amour, mes yeux préférant être clos pourmieux apprécier l’acte ou encore s’ancrant profondément dans le regard de mon amant…

Ça, je n’arrivais plus à le faire avec Justin depuis un bon moment déjà.

Manu est au bout du couloir. Il me guide :

—Oui, c’est bien dans cette pièce que se trouve ton deuxième cadeau. Maintenant, ouvre la porte.

Je m’exécute. J’aperçois immédiatement une seconde rose bleue au pied du lit. Je la prends,me délecte de son parfum pendant que mes yeux font le tour de la chambre. C’est alors que mesjambes me lâchent presque quand mon regard se pose sur le mur du fond.

—Oh! Manu…?

Il y a un Corno. Une énorme toile ornée de choux bleus. La plus belle œuvre que je n’aijamais vue ! Je ne sais même pas comment réagir tellement le présent est démesuré.

Cette fois, je trouve que c’est trop. Je saisis le concept d’apprendre à se laisser gâter, mais

ça, c’est un trop gros cadeau! C’est cher comme ce n’est pas possible, ces œuvres-là ! Je lesais pour être allée dans l’un des vernissages de l’artiste l’été dernier. Des milliers de dollars.

Non, vraiment, je ne me sens pas du tout à l’aise.

—Manu, voyons… il est magnifique, mais je ne peux pas l’accepter.—Oui, tu vas l’accepter. Tu le mérites. Il sera parfait sur le mur vide de ta chambre. Regarde les

couleurs incroyables. Percutant et reposant à la fois. Il me faisait penser à toi. Ta douce fureur…—Non, Manu. Cette fois, je ne céderai pas. Je veux que tu le retournes.—Mais pourquoi ?

Je deviens suspicieuse malgré moi.

—Avec quel argent arrives-tu à payer des objets de ce prix, Emmanuel ? Si c’est avec tes danses,je me sentirais trop mal.

Si ça l’insulte… tant pis !

—Pourquoi tu dis ça, Céleste ? Tu penses que je vends mon corps comme un prostitué, c’est ça?—Je n’ai pas dit ça, mais…

—Mais quoi ? Ouvre ton esprit, voyons, c’est un travail comme les autres…

—En même temps, je n’arrive toujours pas à croire que tu te paies tout ce luxe avec tes trois soirspar semaine au bar…

—Arrête. C’est bon, j’ai compris. Tu n’en veux pas, je le rapporte. Mais je trouve dommage quetu gâches notre belle soirée.

Oui, c’est bien dommage, mais quand il est question de ses secrets, c’est plus fort que moi, çam’enrage. Je ne vois plus clair. Je voudrais tellement savoir une fois pour toutes ce qu’il mecache. Les enveloppes clandestines, les appels suspects, son passé criminel (peut-être pas silointain…).

—Dommage que tu ne sois pas honnête avec moi. Tu vois, malheureusement, ça annule tout lereste, ta générosité, tes attentions. Au sein d’une relation, à court ou à long terme, l’honnêteté,c’est la clé. Ce n’est pas moi qui vais te l’apprendre.

Emmanuel me dévisage et prend son temps avant de répondre, comme s’il choisissait un parun les mots qu’il allait prononcer.

—Je suis honnête. Seulement, c’est impossible pour moi de tout te déballer, comme ça. Je t’aimeet je ne veux pas te perdre. Il y a certains trucs dont je ne peux te faire part pour te protégeret… justement pour ne pas te perdre. Tu es satisfaite ?

Je le sens très indisposé.

—Tu dois me parler, Emmanuel, tu peux avoir confiance, je ne me sauverai pas, je te le jure. Tudois le faire si tu veux me garder.

J’attends une réponse.

Mon amant baisse les yeux. Puis les remonte au ciel avant de les reporter sur moi, pleins

d’excuses.

Il ne me dira rien.

Il m’aime, qu’il affirme, mais il ne peut pas me révéler des trucs… Mais quels trucs ?Merde! Comment savoir si ce qu’il me cache est acceptable ? Ce ne l’est vraisemblablementpas s’il ne peut pas m’en parler… C’est trop ! Je suis dans une impasse. Son silence me tue. Jedécide de foutre le camp.

—Merci pour la belle soirée ! C’était sympa, mais c’était la dernière !

Je pars d’un pas rapide vers la cuisine pour récupérer mon sac. Manu me suit.

—Céleste, attends !

Je dépose le boîtier sur la table.

—Merci, mais je ne peux pas les garder.—Je comprends. Il comprend…

J’agrippe la poignée de la porte. Il ne me retient pas.

Pauvre conne. Tu le savais, non, que ça finirait mal, cette histoire ?

J e sors, gagne ma voiture, échappe une larme qui glisse sur ma joue. J e fais démarrer lemoteur et sursaute. Emmanuel est là, la main dans la vitre.

J’abaisse la fenêtre.

— Je te dirai tout. Bientôt. Tu dois me croire. Je sais que ça te fait paniquer, Céleste. Mais nepars pas maintenant, tu vas le regretter.

Son ton suppliant me saisit. Me serais-je emportée trop vite ? Et tout le mal qu’il s’est donnéce soir… Pour l’heure, je me sens égoïste. Il a travaillé si fort pour moi, pour me préparercette soirée de rêve, et c’est comme ça que je le remercie ? En lui lançant au visage toute maméfiance qui n’était pas invitée ?

J’hésite. J e le regarde. Il me tend la main. Lentement. Comme on apprivoise un animalsauvage ou effrayé. Au final, il réussit sa manœuvre, car c’est plus fort que moi : je cède.

Emmanuel m’extrait de la voiture et ferme la porte brusquement avant de m’y plaquer avecune rage amoureuse sans précédent.

—Céleste…

Il agrippe ma mâchoire, colle son visage au mien.

—Arrête de vouloir m’abandonner, te sauver de moi…

Sa frénésie me bouleverse.

—Non, Manu, c’est toi qui le fais tout le temps, c’est toi qui m’échappes. J’ai du mal à trouver maplace dans tout ça, tu es si instable…

—Je sais, mais ça peut changer, ça va changer… Fais-moi confiance, je t’aime vraiment, Céleste…

Son bassin ondule doucement contre moi. Je peux sentir son sexe qui est dur comme de lapierre.

—Il y a si longtemps que je n’ai pas dit ces mots à quelqu’un…

Ses lèvres se perdent dans mon cou. Les frissons me gagnent.

—Laisse-moi te faire l’amour, je t’en prie… Après cette scène navrante, j’aimerais qu’il melaisse partir. J’aimerais être assez forte pour quitter les lieux. Sauf que j’ai envie de lui commeça n’a pas de sens. Mon corps en tremble, il est tellement tendu. J’ai les nerfs à vif et j’ail’impression qu’il n’y a qu’une seule façon de les apaiser : me défouler entre les bras chaudsd’Emmanuel. J’ai envie de le respirer sans retenue. De sentir sa peau nue contre la mienne. Sarigidité. De la ressentir. J’ai envie de le goûter. De m’enivrer de son corps. De vider ma tête des problèmes le temps que mon amant me crible l’intérieur de frictions qui me feront ressentirtout le plaisir du monde. Oui, je le veux. Maintenant. Tout de suite. Sans plus attendre.

—Oui, que j’échappe dans un souffle, un soupir qui veut tout dire.

Je me laisse aller à lui. Je m’offre, comme on s’offre au sommeil qui nous gagne parinadvertance. Mon corps répond au sien, inévitablement. Car si nos modes de vie ne sont pascompatibles, nos corps le sont assurément.

Je laisse mon bassin onduler contre lui.

À la manière d’un couple nouvellement marié, il me transporte jusqu’à l’intérieur du condo.Jusque dans sa chambre. Dans son lit à la couette bleu. Comme le septième ciel…

Il me déshabille. J e retire son chandail. J e me délecte de la vue de son corps parfait quim’avait manqué. Nos souffles forment une plainte impatiente. Nous sommes nus et rapidementnos sexes se trouvent. Ils s’unissent, avides. Ce n’est pas doux. C’est à la limite sauvage. Saufnos regards ancrés l’un dans l’autre. Là est la douceur. Je dirais même… l’amour. Oui, je penseque c’est bien de ça qu’il s’agit. L’amour qui rend aveugle. L’amour qui fait mal. L’amour sanspitié. Cet amour-là.

Je suis tellement dans la merde.

18

Les jours qui ont suivi cette soirée de bisbille, cette nuit de torrides baises de réconciliationet ce matin des plus amoureux ont été, contre toute attente, plutôt positifs en ce qui concernenotre relation. Manu est demeuré très amoureux: des textos fréquents, des petits mots doux quime rendaient folle de joie et, le plus cool de tout, sa disponibilité pour moi. On dirait qu’il comprenait enfin comment doit se passer notre histoire. Ou bien ses sentiments pour moi avaient simplement évolué. Bref, plein de beaux moments ensemble. J e le sentais libre etépanoui… ou presque. J e le sentais heureux et reconnaissant d’être à mes côtés. Ça medonnait envie de nous donner une chance. Oui, pourquoi pas ? Peut-être avait-il besoin des’attacher doucement à une fille ?

On ressemblait à un couple heureux et solide, marchant main dans la main dans les rues de Montréal. Promenade dans le Vieux-Port. Poutine à partager sur une terrasse pittoresque. Croisière amoureuse sur le fleuve Saint-Laurent. Sortie dans de petits pubs. Parfois dans des endroits inusités, cachés, romantiques, aux airs des années de la prohibition. Le bar Big in Japan, l’un de ses endroits favoris. J’y adorais l’ambiance alors que, les yeux dans les yeux, nous discutions jusqu’aux petites heures du matin, venant à la conclusion que nos différences se complétaient délicieusement. Mon amant m’avait emmenée de nouveau dans les Laurentides voir sa grand-mère. Un soir, avec des laissez-passer VIP, je suis même retournée le voir danser avecÉmilie. Il voulait me montrer son nouveau numéro d’homme d’affaires hyper chaud, avec veston-cravate, sur lequel il avait bûché longuement. L’extase de le voir faire sur scène ! Cette fois-ci, ilavait tellement su me mettre en confiance dans les jours précédents que toutes ces belles fillesautour de lui m’importaient peu. J’étais avec lui. Je le sentais s’attacher à moi.

Il m’avait dit un soir, après nos ébats :

—C’est tellement mieux comme ça, avec l’amour. Le sexe avec toi n’est aucunement comparable.

Toujours peu sûre de moi, je l’avais questionné:

—Tu dois me trouver moins aventureuse que d’autres filles, non? On dirait qu’il y a plein de chosesque je n’ai jamais essayées.

—Avec ton ouverture d’esprit, ton fort désir de me faire plaisir, tu as tout pour toi, mon amour. Tu astout pour moi. Tu es parfaite. Ça ne pourrait pas être mieux. J’adore faire l’amour avec toi. Tafaçon d’avoir autant de plaisir à t’investir, ça me donne le goût de t’en donner toujours davantage.

Donc, ce soir-là, au bar, alors qu’il dansait comme un dieu, qu’il rendait fièrement honneur àson titre d’étoile du club, pendant qu’il me lançait des sourires espiègles à la dérobée, jesavais que toutes ses pensées m’étaient destinées. Cela se sentait à mille lieux à la ronde, lefait que nous demeurions liés malgré toutes ces autres filles, malgré son travail. Et ce soir-là,j’étais sincèrement fière de lui. Fière de son talent. Fière de l’homme acharné, passionné qu’ilétait. J’avais arrêté de penser à ce que ma famille dirait, à ce que mon ex dirait, s’ils savaientque je fréquentais un danseur nu. Et par-dessus tout, j’étais fière d’être celle qu’il avaitchoisie. Celle qui avait gagné son cœur. Pas juste son corps. Et ça, je sentais que c’était tout un

exploit venant d’un gars qui s’était conditionné à ne plus jamais s’attacher à une fille.

J e dois avouer que parmi les anecdotes que j’ai racontées se sont glissés, malgré tout,quelques moments épars qui m’ont fait douter d’Emmanuel à nouveau. Par exemple, deux outrois enveloppes échangées clandestinement. Ou encore ce coup de téléphone étrange, pendantlequel il s’était terré dans la salle de bain et à la suite duquel j’avais senti mon homme trèstendu. Stressé même. J e lui avais simplement demandé si tout allait bien, prenant soin degarder ma tête dans le sable, question de ne pas gâcher ce qui était tout simplement trop beau pour être vrai dans ma vie : un amoureux qui me faisait voir des étoiles. Sexe torride. Nouveauté. Amour passionné dans les yeux, dans les gestes, dans les paroles. Baisers sur le front à profusion, dodos en cuillère. J’avais cette impression d’avoir finalementtrouvé ce que j’attendais. Peut-être pas dans les circonstances que j’avais désirées, peut-êtretrop tôt. Sauf que les sentiments étaient bien là et je ne pouvais pas les nier. Non, vraiment pas.C’est donc pour cette raison que mes moments de doute, les petites cachotteries qui semblaientvouloir persister, je les prenais et les lançais au bout de mes bras. Je ne voulais pas gâcher cequ’on était en train de bâtir avec mes peurs. Bref, deux semaines de rêve, pendant lesquelles,contre toute attente, l’homme dont j’étais tombée follement amoureuse prenait du temps enquantité et en qualité simplement pour être avec moi.

Durant ces deux semaines, il y avait également eu cette brève promenade avec Léo, qui étaitpassé chez moi prendre des nouvelles. Je n’avais pas répondu à son dernier texto. Nous avionsmarché dans les rues avoisinantes. J e lui avais avoué ma décision de laisser une chance àEmmanuel. Il y avait eu un long silence. Je savais qu’il était très déçu de ne pas avoir étéchoisi. Déçu que je me sois laissée embobiner. Je savais ce qu’il pensait. Je n’avais nullementenvie qu’il me fasse la morale. Et heureusement, il ne l’avait pas fait. Le retour à la maisonavait été long, teinté de déception, de longs silences, d’une culpabilité de ma part. Mais je n’ypouvais rien. Et ce qui avait dû le blesser davantage était mes derniers mots : « J’aime tonamitié, Léo. Je tiens à toi. »

À cet instant, j’avais vu sa mâchoire se crisper et j’avais regretté mes paroles. D’une voixdépitée, il m’avait froidement répondu: « Oui, moi aussi, j’aime la tienne. » Résigné. J’étaissoulagée qu’il ne soit pas déçu au point de vouloir m’éclipser de sa vie. On ne se connaît pastant que ça, au fond, lui et moi. J’essaie de me convaincre qu’il ne s’est pas si amouraché demoi. Peut-être ressent-il seulement du désir envers ma personne ? Peut-être me veut-il dans sonlit, une nuit, depuis longtemps, ce qui lui confère cet air faussement très amoureux quand il meregarde? Peut-être que ce n’est rien de plus. De l’attirance entre nous deux, sans plus ? Peut-être bien. De toute façon, avec Manu dans le décor, qui me comble à tous les niveaux, il n’y aplace pour personne d’autre.

En me quittant devant chez moi, Léo m’avait seulement lancé : « Fais attention à toi, ok ? Jesuis là s’il y a quoi que ce soit. »

Décidément, il ne faisait pas confiance à son « ami».

19

L’automne s’est installé d’un coup. C’est plus frisquet, le temps des sandales est révoluet je peux déjà voir poindre le rouge de quelques feuilles d’érable, même en ville. Ceweekend, je retourne dans mon patelin, trois semaines se sont écoulées depuis l’appel dema mère. Je lui avais pourtant promis une visite dans un délai de deux semaines. La fauteest légère. Cela fait six semaines que je suis arrivée à Montréal. On peut dire que ça sembleune éternité compte tenu du fait que je n’avais jamais quitté mon coin plus de deuxsemaines, et c’était lors d’un voyage dans le Sud en famille ! Émilie m’accompagne. Jen’avais pas le cœur à aller affronter mes parents toute seule. Manu me manque déjà.J’aurais aimé qu’il m’accompagne, mais il travaille ce soir et, de toute façon, je saispertinemment qu’il n’aurait pas été le bienvenu là-bas. Pas si tôt après la séparation. Je vaisme garder une petite gêne et laisser ma nouvelle fréquentation à Montréal, même si j’auraisenvie de crier à tous mes proches et au monde entier que je suis follement amoureuse demon beau danseur…

Mais il y a ça aussi… Si je présente un jour Manu à mes parents, devrais-je mentir sur sonmétier? L’inventer pompier ou accomplissant un autre métier « noble » ? Pompier… Hum…L’uniforme lui va à ravir ! J’ai eu la chance de le constater sur scène lors d’un numéro haut encouleur avec trois autres danseurs. Non, sans rire, est-ce que je n’ai pas un peu honte de ce qu’ilfait pour gagner sa vie ? On dirait qu’à Montréal, dans le flot urbain et diversifié, aux côtés de mameilleure amie olé olé qui a une réalité tout autre, le métier qu’exerce mon amoureux m’importepeu. Quand je reviens près de ma famille, auprès des valeurs qu’on m’a transmises, je suis moinsconvaincue de bien vivre avec ça… C’est moche. Parce que je sais que j’ai un peu (beaucoupparfois !) peur du regard des autres.

Je suis nerveuse à l’idée de tomber sur Justin. À vrai dire, je préférerais vraiment ne pas lecroiser. Est-il au courant de ma venue cette fin de semaine ? Sera-t-il là, dans notre (sa)maison? Peut-être travaillera-t-il ? Chose certaine, il couchera probablement à la maison etapercevra ma voiture dans le stationnement juste à côté du sien, celui de mes parents… Je suisconvaincue que ça lui fera de la peine. L’anticipation de cet instant m’en fait d’ailleursbeaucoup à moi-même.

Pauvre Justin… Je me sens encore si coupable !

—On arrive bientôt, chérie. Ça va aller ?—Oui, je crois…

Émilie et moi écoutons mon CD de 2Frères depuis près d’une heure.

« Qu’est-ce que tu dirais que toi et moi on s’voyait plus qu’une autre fois.

J’t’emmènerais ben à la maison, profiter un peu des saisons… »

Sortie 269. On y est presque. Quelques coins de rue et nous y voilà.

Nous passons devant la place centrale où se trouvent la vieille église du village datant du 18e siècle, un cimetière, le grand quai tout en bas, des galeries d’art et mon restaurant préféré,le Café de la place, tellement serein et charmant. J’adorais m’y rendre l’été, m’installer sur laterrasse pour y dévorer un bon livre le matin, jetant un coup d’œil à la dérobée aux visiteursbienheureux ou encore aux artistes qui venaient s’imprégner de l’esprit artistique et inspirantde l’endroit. Chaque hiver, on s’y rend également pour le populaire marché de Noël d’antan. Notre village devient prisé durant quelques fins de semaine magiques, prenant des airshautement touristiques. Je suis tout à coup nostalgique. Les gens sont si simples ici. L’écart esténorme entre la vie à Québec et la vie à Montréal. Tout y est tellement plus doux, moinssurvolté, moins astreignant.

J e gare la voiture. J e remarque tout de suite que celle de Justin n’y est pas. Ouf ! Notremaison… Je l’observe avec nostalgie. Les fleurs dans les platesbandes sont fanées. Je fais letriste constat qu’elles ont été laissées à l’abandon. Ça fait pitié. Une vraie désolation qui semarie à merveille avec notre séparation. Très concept. Ça doit faire jaser le voisinage, car onne tarissait pas d’éloges à propos de mes talents pour l’aménagement paysager. Mais je ne peuxpas en vouloir à Justin, il n’a jamais eu le pouce vert. C’était mon truc.

Émilie et moi débarquons, notre valise à la main. Nous partagerons la chambre d’amis quiétait jadis la mienne, une grande chambre rectangulaire, faite sur le long, a v e c un plafondcathédrale, dans laquelle on y trouve maintenant deux lits doubles. Quand j’étais jeune,j’adorais les lucarnes de ma chambre. Je m’imaginais être Wendy et j’attendais l’arrivée dePeter Pan qui viendrait m’enlever, me sortir de ma vie morose et me ferait vivre mille et une aventures rocambolesques au Pays imaginaire. J’étais une enfant très rêveuse, idéaliste. Je lesuis encore, d’ailleurs. Même si mon idéal est flou présentement…

Ma mère nous accueille à bras ouverts. J’ai la gorge nouée, l’envie de pleurer, mais je meretiens. L’émotion passe. Ma mère est folle de joie de me voir et de revoir la belle Émiliequ’elle a souvent gardée quand nous étions gamines. Sa mère est l’une de ses bonnes amies.Émilie et moi nous installons et nous préparons pour un souper de fruits de mer en compagniede mes parents. Par la suite, nous avons prévu sortir dans un bar populaire en banlieue deQuébec, où nous y rejoindrons deux de mes copines du coin, Jenny et Camille.

Pendant que nous sirotons le Bloody Caeser qu’elle nous a gentiment préparé, ma mère ne manque pas l’occasion de me rappeler que c’est la boisson préférée de Justin. Je me surprendsà guetter le stationnement voisin par la fenêtre de la salle à manger. Mon ex n’est toujours pasrentré. Je me demande bien où il est. Aurait-il fait une rencontre intéressante ? Aurait-il unefréquentation ? Déjà? M’aurait-il remplacée après si peu de temps ? J e brûle d’envied’interroger ma mère à ce propos, bien que je ne tienne pas absolument à le savoir.

Le souper est agréable. Mon père est toujours aussi divertissant quand il nous raconte sesanecdotes de chasse et de voyage. Après avoir bu un délicieux café alcoolisé avec tout plein decrème fouettée et avoir regardé les photos de vacances de mes parents en Gaspésie l’étédernier, nous montons à l’étage nous faire une beauté en apportant une bouteille de blanc. Rire,boire, écouter de la bonne musique… rien de mieux pour se mettre dans l’ambiance de la fête.Comme si je n’avais pas ma dose de party ces temps-ci… J’aurais pu en profiter pourrecharger mes batteries, mais non, pas avec Émilie la fêtarde comme accompagnatrice ! Etc’est très bien ainsi, je n’ai pas vraiment envie de rester enfermée trop d’heures ici, avoir tropde temps pour réfléchir, c’est bad dans les circonstances…

Nous sommes prêtes. Il commence à faire noir. Émilie, un peu soûle, manque de trébucherdans le stationnement. Elle a frôlé la catastrophe, mais je l’ai retenue juste à temps. Sauf queles gestes qu’elle a effectués pour se rattraper étaient hilarants, comme au ralenti. On éclate derire et on continue notre chemin jusqu’à la voiture.

Je fais le saut quand je m’aperçois que quelqu’un nous observe : Justin.

Il est adossé à sa voiture, cigarette à la main. Quelle malchance j’ai…

—Salut, les filles.

Je le regarde, l’air figé, stressé, visiblement mal à l’aise. Je piétine. Je l’examine, sans tropcomprendre ce que je ressens.

—Salut, Justin. Tu as commencé à fumer ?—Oui. Tu te rappelles, je suis un ancien fumeur…

Et il se tourne vers Émilie pour cesser de me regarder.

—Je fumais beaucoup avant Céleste, j’ai repris mes anciennes habitudes, il faut croire.

Sa bouche offre un sourire à mon amie, mais son regard est triste comme les pierres. Il amaigri et il est cerné. Mais il paraît toujours aussi bien. Avec le détachement, je reconnaisencore une fois que Justin est un très bel homme. Gentil, généreux, hyper travaillant, organisé.S’il n’a pas déjà une nouvelle petite copine, ça ne saurait tarder et elle sera très chanceuse.

Il me regarde de nouveau.

—Tu as encore quelques boîtes qui traînent dans le sous-sol.—J e sais, désolée de t’encombrer avec ça. Je les prends avant de repartir demain, si tu le

souhaites.—Je serai absent demain. Tu pourras aller les chercher, c’est toujours ta maison, Céleste. Je n’ai

pas fait changer la serrure. Ton père est au courant, je lui ai demandé qu’il t’aide à mettre le toutdans ta voiture, c’est lourd.

Toujours aussi avenant, celui-là. Même défait.

—Merci, Justin. Sinon, toi, ça va? Tu t’en sors ?—Oui, on peut dire ça. Je survis, en tout cas… Ses yeux se gorgent de larmes. Ah non, Justin…

—C’est très difficile, Céleste…—Justin, ça va aller, ok ? Le temps…—J’ai eu des téléphones pour la maison, mais je suis incapable de retourner les appels. Je

pense qu’il est trop tôt pour vendre. Le temps, justement, je me dis que si tu changeais d’avisdans quelques mois, dans un an ou deux, après ta maîtrise à Montréal, peut-être que tu aurasle goût de revenir… Sauf que si on vend notre belle maison aujourd’hui, nous la perdronspour toujours, et tu sais comment on a travaillé dur pour l’avoir, pour la mettre à notregoût…

Je vois toute la détresse du monde dans ses yeux. Il souffre toujours autant, exactementcomme à mon départ. La douleur n’a pas commencé à s’atténuer.

—Je vais t’attendre dans l’auto, Céleste, m’informe Émilie.

Puis elle regarde Justin et lui envoie un baiser volant et des yeux compatissants.

—Bye, Justin. Prends soin de toi.

La voix chevrotante, il parvient à lui répondre :

—Merci, Émilie. Content de t’avoir revue. Prends soin de ma Céleste, d’accord?—Oui, promis.

Puis elle se dirige vers ma voiture.

Pauvre Justin. Il parle comme si nous étions encore un couple. Il est convaincu que madécision n’est pas définitive. Ça me brise le cœur. Les larmes me montent également aux yeux.

Sois forte, Céleste. C’est triste, mais ne gâche pas ta soirée, ça ne servirait à rien.

—Justin, ne m’attends pas, tu veux bien? Je ne reviendrai pas. Tu le sais. Tu vas refaire ta vie. Enattendant, fais des rencontres, sors… Ne reste pas à la maison un samedi soir à te morfondre.

—Faire des rencontres ? Comme si j’étais prêt ! Steven m’a présenté une fille, une très belle fille, Céleste, mais je n’y arrive pas, ma tête n’est tellement pas libre. Il n’y a que toi dedans,ton parfum coule encore dans mes veines et ça me rend malade de ne plus pouvoir le respirer.La distance et le temps empirent tout, me faisant réaliser à quel point mon amour est fort. C’estimpossible que ça soit vraiment fini. Impossible. Même si on refait nos vies, je suis convaincuqu’on se reverra, qu’on se retrouvera un jour, que nos corps se retrouveront. Impossible qu’ilsoublient le bonheur de faire l’amour ensemble. Tu sais comment c’est, nous deux, l’intensité…Je ne sais pas pourquoi tu as oublié temporairement tout ça, Céleste…

—Justin, arrête de te torturer.

Je devrais aller rejoindre Émilie sur-le-champ.

—Tu m’avais dit, il n’y a pas si longtemps, qu’on mourrait ensemble quand on serait très vieux. Tute rappelles, dans notre lit, main dans la main? Ne tarde pas trop, ok ? La vie n’est pas si longue.On ne pourra pas reprendre les années perdues. Je suis prêt à attendre. J’ai compris que tu n’as

pas suffisamment vécu ta jeunesse avant de me connaître, que tu t’es casée beaucoup trop jeuneavec moi. Moi, j’avais déjà eu quelques expériences, mais pas toi… Tu es belle, adorable, etavec les hommes autour de toi, c’est normal que ça te rattrape. T u t’es réveillée, tu as eubesoin de ça… Je peux comprendre. Je sais que jamais tu ne m’aurais trompé, tu n’es pas commeça, tu as toujours été une fille fidèle. Profite de ta jeunesse. Ce qui s’est allumé en toi, tu nepouvais pas l’étouffer. C’est correct. Tu t’écoutes, tu penses à toi. Sauf que cette fureur en toi,elle va passer, Céleste, elle va se calmer. Et tu ne rêveras bientôt plus que d’une chose :retrouver ta vie paisible, entourée de tous ceux qui t’aiment vraiment, ton fleuve, la douceur duvillage, ses beautés tranquilles. Ça te manque déjà un peu, hein? Je te connais par cœur, monamour. Et je serai là quand tu reviendras. Je t’attendrai, Céleste. Et jamais personne ne prendrasoin de toi comme je le ferai. Personne. J’ai compris ce que j’aurais dû faire pour ne pas teperdre.

Je l’écoute… lui, perdu dans le tourbillon d’une psychose amoureuse ; moi, complètementléthargique. Je n’ai plus aucune réaction. Je suis « gelée ». J e ne sais ni quoi dire ni quoipenser. Et s’il avait raison ?

J’arrive enfin à placer cette constatation qui me vient à l’esprit : — Non, tu étais un bonchum, Justin. Ce n’est pas ça…

J e pense que, s’il n’arrive pas à se rendre à l’évidence pour l’instant, cela relève d’unmécanisme de défense psychologique qui l’empêche de sombrer totalement. On survit tous àune peine d’amour, enfin, presque tous… Il est fait fort, mon Justin, il s’en sortira.

Puis je me rappelle mon amie.

—Je dois y aller, Émilie m’attend.

—Oui, je comprends…—Désolée de te laisser avec toute cette merde. La maison, les souvenirs… Je pense souvent à

toi. J’espère tellement que tu reprendras le cours de ta vie…—Quelle vie, Céleste ? Ma vie, c’était toi.

Son erreur. Ne jamais mettre son bonheur entre les mains d’aucune autre personne que soi.Jamais.

*Nous sommes dans ce bar. J’ai le moral à plat, mais pour Émilie j’essaie de garder le sourire.

Quand je retrouve mes bonnes vieilles amies Jenny et Camille, je redeviens plus enjouée. C’est bon de revoir les copines. Nous sommes assises sur les hauts tabourets d’une petite table bistro. On nous a offert du popcorn au caramel et au chili… Drôle de mélange, c’est surprenant! L’endroit est cool, décontracté. Ce n’est pas la clientèle du Plateau, mais c’estplus « classe » que dans d’autres bars de la région. Une gang de gars s’assoient à la tablevoisine. Ils nous reluquent. Nous faisons de même, car ils sont dans l’ensemble très mignons !Après quelques minutes, l’un d’entre eux, un grand châtain aux yeux très clairs, vient nousdemander notre menu et en profite pour nous voler du popcorn. Il n’est pas gêné ! Il devrait

enlever ses sales mains de notre bol !

—Waouh! C’est bon, ça, surprenant! qu’il nous lance tout en agrippant le sac qui contient le quartdu popcorn non versé pour y lire le nom et la composition du produit. J’espère que ça nevous dérange pas d’avoir partagé. Grâce à vous, j’ai ouvert mes horizons.

C’est Émilie qui ose lui répondre :

—Euh… non, mais…Le gars est déjà reparti. Effronté, mais cute ! Beau look. Approche originale, s’il voulait

attirer notre attention.Alors qu’il regagne sa table, ses potes se tournent à nouveau vers nous, comme si le retour de

leur ami leur avait rappelé notre existence. À l’unanimité, les filles et moi en arrivons auconstat qu’ils sont pas mal mignons tous les quatre !

Nous continuons à nous raconter nos meilleures anecdotes des dernières semaines quand cemême gars pige encore une fois dans notre plat de popcorn.

—Pardonnez-moi, je suis incapable de résister. Je me présente : Sébastien. J’ai envie de discuteravec des individus dignes d’intérêt ce soir, mais le problème est que mes amis timides neveulent pas bouger leur cul de leur chaise pour venir socialiser avec moi. Vous n’auriez pasenvie de m’aider ?

J’embarque dans son jeu :

—Bien sûr, mais comment?

—D’abord en me disant vos noms…

Émilie s’occupe de faire les présentations. Sébastien renchérit :

—Et aussi en me précisant laquelle ou lesquelles d’entre vous sont célibataires. Comme ça, on serafixés !

Direct, le gars ! Jenny et Camille sont en couple. Émilie et moi fréquentons un mec, mais iln’y a rien d’officiel. Mes copines nous désignent donc comme les joyeuses célibataires prêtesà se jeter dans la gueule du loup…

—Et maintenant, vous joindre à mes amis et moi serait peut-être l’aide ultime que vous pourriezm’apporter. On vous paie la tournée! Ça vous tente?

Jenny, juste pour s’amuser, lui répond:

—Avant, on aimerait savoir qui est célibataire de votre côté, question d’être fixées aussi !

Lui, Sébastien, l’est. Et son ami Charles également. Le troisième homme a trois enfants et ledernier vient de se marier. Nous acceptons de les rejoindre pour discuter, pour nous distraire.Ils sont amusants. Sébastien est un jeune avocat qui vient tout juste d’être recruté dans unimportant cabinet de Québec. Il est célibataire depuis un an. Son ami Charles est égalementavocat. Martin est ingénieur et Kevin est comptable agréé. Belle brochette d’hommes

intellectuels, dynamiques et intelligents.

La soirée va bon train. Je ne vois plus le temps passer après les verres et les shooters qu’ilsnous offrent. Les gars sont très généreux, ça valait la peine de traverser à leur table, car on sefait gâter en masse. Est-ce profiteur ? Superficiel ? Non, je pense que ça fait plaisir à tout lemonde.

Après tous ces verres, les gars sont moins intellectuels, dynamiques et intelligents, un peu consmême, leur niveau de quotient intellectuel ayant dangereusement chuté ! Le nôtre aussi d’ailleurs.Les conversations sont devenues d’une légèreté ahurissante. Je m’absente pour aller aux toilettes.Assise sur la cuvette, je sens que la tête me tourne un peu. Merde ! C’est moi qui conduis. Jevais aller m’acheter une bouteille d’eau pour terminer la soirée, mais il faudrait quasimentrevenir en taxi et demander à mon père de nous mener à ma voiture demain matin. Oui, ça seraitvraiment plus responsable. Tandis que j’applique du gloss sur mes lèvres, le visage triste deJustin me revient à l’esprit, puis celui d’Emmanuel. On dirait que mon amoureux de Montréalapparaît moins clairement dans mon esprit, comme si le fait d’être revenue dans mon villagenatal brouillait mes sentiments pour lui. Peut-être suis-je moins attachée que je le crois ? On seconnaît depuis si peu de temps…

Je jette un œil à mon cellulaire. Je me rends fièrement compte que ça doit faire deux heuresque je ne l’ai pas sorti de ma poche, alors que pendant le souper j’ai dû le consulter au moinsune quinzaine de fois. Toujours pas de texto de Manu. Je lui ai écrit ce midi et je n’ai pas eu deréponse. Je m’étais habituée à ce qu’il me fasse signe plus rapidement. Ça me blesse. J’espèrequ’après deux semaines parfaites ensemble il ne reprendra pas ses vieilles habitudes. Ce seraittellement dommage. J’ai la désagréable impression que je n’aurais pas dû venir ici, qu’établirune coupure entre nous deux, le temps de renouer avec mon passé, nous sera néfaste. Comme sij’allais perdre en baissant les yeux du jeu quelques instants. Comme si j’allais le perdre.Comme si je lui donnais l’occasion de se détourner de moi. Mais c’est carrément stupide depenser ainsi. Deux jours, ce n’est rien pour deux personnes qui s’aiment. Me sentir coupable,me sentir responsable de notre distance parce que je m’éloigne deux jours, c’est ridicule. Sij’ai l’impression qu’il m’échappe encore, c’est parce qu’il y a quelque chose qui cloche…chez moi ou chez lui.

J e sors des toilettes. Sébastien m’agrippe par la taille avant de m’adosser au mur et dem’embrasser. Ayoye ! Il me prend de court, celui-là ! Je le repousse, sans être trop vigoureuse.Je ne veux pas l’insulter.

—Woh… tout doux! Qu’est-ce que tu fais ?—Tu me plais beaucoup, Céleste, et je pense avoir compris que je te plais également, non?

Il me regarde, les yeux pleins d’admiration et d’interrogations. Bon, un autre… J e suispopulaire par les temps qui courent! Encore un beau et gentil garçon. Je comprends maintenantles filles qui se plaignent qu’aujourd’hui, être célibataire, c’est du vrai magasinage… On s’y prend comment pour savoir si l’un vaut plus que l’autre ? Tenter sa chance ou passer ausuivant? Quand, à la base, plus d’un gars nous fait ressentir des papillons… J e suis mêlée.

Rendue là, s’il y a de l’attirance et de l’intérêt, peut-être trancher avec la polarité… Lescontraintes géographiques, par exemple. Sébastien est à Québec, tandis que j’ai choisi dem’établir à Montréal pour une durée indéterminée. La logique veut que je consacre mesénergies à un gars de Montréal pour l’instant, pour ne pas défaire tous mes plans. Un garscomme Léo ou Emmanuel. Ne perds pas ton temps, Céleste…

—Oui, tu me plais, Sébastien. Mais tu habites Québec et ma vie est à Montréal présentement.—Je sais. J’aimerais beaucoup apprendre à te connaître. Je sais que la perspective de rencontrer

quelqu’un du coin ne t’enchante pas, parce que tu tentes de refaire ta vie ailleurs, c’est triste,mauvais timing… Mais peut-être que ce soir on peut faire fi de ça…

Et baiser après la soirée au bar? C’est ça, son idée ? Probablement. Est-ce que j’en ai envie? Il est beau, moins wild que Manu, à première vue, mais peut-être que le sexe serait bon aveclui. Je suis célibataire. Manu et moi avons passé du bon temps, certes, mais nous ne sortons pasofficiellement ensemble et nous ne nous sommes pas promis fidélité. En ce moment, il ne medonne pas de nouvelles. Il juge qu’il n’a pas de comptes à me rendre. M’est-il exclusif ? J’endoute fort.

—Je ne sais pas, Sébastien, l’offre est tentante. Mais je ne suis pas totalement libre…—Un petit ami, donc?—Oui et non. Ce n’est pas officiel avec lui.—Et tu aimerais que ça le devienne ?—Je ne sais pas… peut-être.—Je vois. Je n’insiste pas alors.—Merci de comprendre, tu es un ange.—Mais non. C’est moi qui ai vu des signes trop rapidement, désolé.—Peut-être que les signes étaient vraiment là… Je veux dire que tu es réellement mon genre de

gars, mais très mauvais timing, comme tu dis…

Oui, car mon cœur est ailleurs. Mon corps aussi. Il voudrait être dans les bras d’Emmanuel.

*Enfin le retour, je ne suis pas fâchée que mon séjour auprès des miens soit terminé. Difficile de

quitter à nouveau mes parents, d’aller récupérer mes effets dans le sous-sol de ma maison siconfortable.

Ne pas être matérialiste, ne pas être matérialiste, ne pas être matérialiste !

Moins de luxe et de confort à Montréal, mais plus de proximité, ça ne se compare pas. Onne peut pas tout avoir. Manu m’a finalement écrit à 13 heures pour m’inviter à souper. Çam’enchante. En écoutant For The Nights I Can’t Remember de Hedley, avec Émilie qui dortsur le siège du passager, à la hauteur de Joliette, sur l’autoroute 40 Ouest, je pense à ceweekend chargé d’émotions. Revoir mes parents, leur maison, ma maison, revoir Justin et merappeler sa promesse à sens unique, faire la rencontre de Sébastien. Notre baiser… Je n’y peux

rien, j’ai aimé ça, me faire faire la cour, c’est tellement agréable. C’est grisant ! Sauf que monbeau danseur me manque.

Dimanche soir. La nostalgie a fait place à la déception. Manu a annulé notre souper une heureet demie avant le repas. Par texto. Il aurait pu appeler, au moins. Vouloir entendre ma voix.Déçue, je me suis mise à mes travaux. Quoi faire d’autre ? Ne pas attendre. Ne pas espérer. Prendre si ça vient. La semaine prochaine, j’aurai moins de temps à lui consacrer de toute façon, car je commencerai mon travail à temps partiel au Musée des beauxarts de Montréal. En fait, je n’aurai plus beaucoup de temps pour l’amour, entre les études, le travail et les amis… Ilne me restera probablement que quelques heures ici et là pour des parties de jambes en l’air,sans plus ! Et peut-être que d’ici quelque temps mon calvaire s’achèvera, ma relation à sensunique, déchirante et néfaste, que j’entretiens avec Emmanuel s’estompera. Je me le souhaitede tout cœur.

À 22 heures, on cogne à la porte. Je sors tout juste de la douche, j’ai encore les cheveuxhumides quand je vais ouvrir. C’est Manu sur le pas de ma porte. Il a un drôle d’air.

—Allô !—Salut ! Tu aurais dû appeler. Une chance que je n’étais plus dans la douche, Émilie est sortie et…

Il ne me laisse pas finir et s’élance sur moi, m’enserre et trouve ma bouche avec une fureurdéconcertante.

Que s’est-il passé ? Je le sens à fleur de peau. Stressé.

Il me lâche enfin et je respire à grands coups, car il m’avait littéralement coupé le souffle.

Il n’est pas dans son état normal, son air désinvolte habituel s’est envolé. Ce regard,dangereux, de braise, comme s’il voulait me posséder pour se défouler.

—Ça va, Manu?—Ouais… ça va.—Pourtant, on ne dirait pas. Tu veux entrer pour en discuter ?

—Non. Je ne peux pas en parler et j’aimerais que tu n’insistes pas, d’accord?

—D’accord. Je ne peux donc pas vraiment t’aider. Pourquoi es-tu venu alors ?—Pour coucher avec toi.—Pardon?

Il entre sans demander et me plaque sur le mur de l’entrée avant de caresser ma peau sous machemise.

Il me chuchote à l’oreille :

—J’ai vraiment besoin de me perdre dans ta chaleur, mon bel amour. S’il te plaît, sinon je penseque je ne tiendrai pas le coup.

Manu… Misère ! Tu me prends encore par les sentiments ! Quand tu me touches ainsi,imposant, passionné, intense, c’en est trop. Comment ne pas succomber ? Comment te résister ?Impossible.

—Viens.

Je le prends par la main et nous nous dirigeons vers ma chambre.

Son visage n’arbore aucun sourire. Il est silencieux. Tellement tourmenté. Son corps est raide.Quel mal l’afflige de la sorte ? Si au moins il me parlait, je pourrais l’aider, ou du moins leréconforter, l’encourager, l’apaiser. J’aimerais tellement comprendre.

Il s’assoit sur le lit, je demeure debout, en face de lui. J’allume une bougie qui sent la lavande, ça l’apaisera peut-être. Il semble tellement filer un mauvais coton que j’en oublie mes propres tourments, ressentant un réel désir de lui faire passer sa peine quelques instants.Je tente d’accrocher son regard, le mien se fait compatissant. Comme s’il le trouvait tropenvahissant, Manu détourne les yeux. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Il ne prend pas lesdevants. Au contraire, c’est comme si je n’étais pas là. Je vais devoir prendre les rênes. Jem’empare de sa main, la porte à mon visage et l’embrasse doucement. J’adore cette main avecses longs doigts effilés. Elle est douce. Je commence à déboutonner mon chemisier, je prendsmon temps. Ses yeux m’ont enfin rejointe et ne me quittent plus. Je déboutonne au complet monvêtement. Heureusement que j’ai mis ma camisole préférée. Puis je retire mon pantalon de nuit.Je me retrouve à moitié nue devant lui. Il me regarde. Son souffle s’accélère.

Il ne me dit pas qu’il me trouve belle ce soir. Sauf que son regard devient bien vite assoifféde moi. Il me fixe, éperdu. Ses yeux sont tellement intrusifs que l’adrénaline grimpe en moi etje m’affole. Les rôles sont inversés. Je suis nue, il est tout habillé. J’aimerais danser pour lui.Mais la gêne me retient. Dommage! Je tourne sensuellement sur moi-même, pour qu’il puissecontempler mon corps. Je plie les genoux, il agrippe mes hanches, les caresse, avant de pétrirmes fesses. Je m’assois sur lui et, pendant que ses lèvres trouvent ma nuque et mon cou,j’agrippe sa tête, ses cheveux. Puis nos langues frémissantes d’abord, avides ensuite, setrouvent dans un brûlant croisement de nos corps. Une contorsion délectable. Nos sensations sedéchaînent. Il me retourne et se retrouve sur moi. Sa main sur mon cou, sur mes poignets. Sesmains se promènent sur mon corps, désespérées. Comme si elles cherchaient… Son érectionincroyablement dure me fait mal. Emmanuel retire son t-shirt avec vigueur. Et mon cœur vaexploser en le voyant ainsi, débordant de pulsions dangereuses, dans toute sa splendeur. Il est àbout de nerfs, sur le bord de craquer, agressif presque, et je comprends que seule la jouissanceen moi, forte, libératrice, pourra le calmer.

Quand mon amant se libère de son boxer, il entre brusquement en moi. Sauvagement, me pénétrant d’une fougue primitive. Et en même temps que cette intrusion trop brusque m’inflige une certaine douleur, un plaisir incommensurable monte en moi. Nous sommes liés. Corps àcorps. Nous échangeons nos fluides, nous nous relançons vivement nos émotions, nossensations. Lui et moi, de cette façon, c’est divin. Le sentir tout au fond de moi. Quand il meprend par-derrière, c’est l’extase, malgré la cadence animale. J’en voudrais encore et toujoursplus. Il me redresse, m’agrippe rapidement par les cheveux. Il ne tiendra plus longtemps, je lesais à son souffle éperdu. Ses plaintes me parlent. Me disent que la délivrance est tout près etque ses vifs tourments seront apaisés par la suite.

Peut-être même acceptera-t-il de me parler ?

Sa poigne est presque douloureuse, son souffle dans mon cou, son autre main sur mon sein,alors qu’il explose en moi. Malgré le condom, je ressens toute la force de son orgasme plein deviolence. Emmanuel se laisse tomber mollement sur moi. Je repose sur le ventre pendant qu’il metient par les épaules. Il est lourd. Un tas de muscles. Mais je me sens bien sous lui. Commeofferte. Totalement imbibée de lui. Il me recouvre tout comme l’atmosphère sur la Terre.Essentiel. Indispensable. Il bascule enfin sur le côté, continuant de reprendre son souffletranquillement. De nouveau, on dirait qu’il n’est plus avec moi. Qu’il est ailleurs. Il est calme,mais toujours aussi tracassé. Mon corps est douloureusement tendu. Cette séance était courte. Etmaintenant il ne me touche plus. Maintenant qu’il a eu ce qu’il voulait, je ne sais plus commentréagir. Je m’assois dans le lit, à la recherche de ma camisole.

Mais il me recouche d’une main ferme.

—On n’a pas fini. Vraiment pas. Désolé, j’ai été brusque et rapide, mais désormais je peuxm’occuper de toi sans problème, longtemps, sans presse. Céleste, j’ai envie de te faire l’amourcomme si c’était la dernière fois. Je souhaite ardemment que cette fois reste marquée à jamaissur ton corps.

—Manu, peut-être que tu aimerais parler à la place. Tu sais, tu ne m’as pas fait signe depuis…

Il met un doigt sur mes lèvres.

—Chut. Détends-toi. Je m’occupe de toi, comme personne ne l’aura jamais fait. Abandonnetoi àmoi, ma petite étoile…

C’est vrai que je suis tendue. C’est vrai que sa fureur m’a mise dans tous mes états. Quel’adrénaline a fait monter en moi une tension plus que douloureuse. Que le doute et l’attente merendent folle. Que ma tristesse à vif, celle que mon weekend à Québec a su horriblementraviver en moi, me torture. C’est vrai que j’ai besoin de me relâcher, moi aussi. Me laisseraller aux caresses vivifiantes d’un gars qui a la capacité de me faire voir toutes les merveillesdu monde entre ses bras.

Ses mains, en un effleurement, se mettent à parcourir mon corps en douceur.

—Je sais ce que je vais faire. Je vais d’abord apprivoiser ta peau, délicatement. Tu vois, commeça…

Il continue ses caresses de plus belle.

—Puis je vais te rendre complètement folle. Il emprisonne mes mamelons entre ses lèvres.—Ça va être long, très long… Jusqu’à ce que tu n’en puisses plus…

Il continue de me toucher d’une main, d’embrasser mon corps en même temps.

—Jusqu’à ce que tu me supplies et que tu jouisses entre mes bras comme tu ne l’as jamais faitavant. Je veux être ton meilleur à vie.

Sa tête descend très bas, entre mes cuisses.

—Je voudrais être le seul.

Je voudrais… Pourquoi pas « Je veux » ? Qu’est-ce qui l’empêche d’être celui qu’il voudraitêtre pour moi ?

J’arrête de penser, car les sensations qui envahissent mon corps brouillent tout le reste.

Emmanuel me déguste, prend son temps, me respire, me rend dingue ! Quand il me suce, jesens mon clitoris se raidir, sensible comme jamais. Je ne tiendrai pas longtemps. La sensationonctueuse de sa bouche sur mon bourgeon est un pur délice. Le plaisir me monte aux tempes, lasource est bouillante et projette des ondes partout en moi. J e vais jouir bientôt. Mais monamant se retire et retrouve mon corps, grimpe sur moi, sa bouche suave près de mon oreille.Son corps glisse contre le mien. Une érection nouvelle se frotte à moi, frotte mon sexeextrêmement humide, mon clitoris. Le contact est dément. Je suis tellement excitée ! Pendantque Manu baise mon cou, qu’il me mordille le lobe d’oreille, qu’il me touche, gourmand,motivé à l’extrême, comme s’il avait accès au plus beau privilège du monde, celui de medonner du plaisir, sa main droite trouve mon sexe et le caresse langoureusement.

—Ta chaleur, ta moiteur me rendent fou, ma précieuse petite étoile…

Mon amant joue de ses doigts en moi et je jubile. Il se redresse légèrement, sa bouche, pleinede baisers, descend vers ma poitrine. Des baisers doux, légers, apaisants. Une main lente,caressante, sur mon sexe. Mais toujours ce regard de feu. Qui fait monter sans cesse monexcitation. C’est affolant.

—Tourne-toi.

J’obéis. J e repose sur le ventre. Nue, offerte à cet homme, professionnel du corps. De lasensualité. Celui qui m’ouvre à la sexualité comme personne. Ses doigts courent dans mon dos,sur mes fesses, et il approche à nouveau son souffle de mon oreille avant d’insérer sa mainentre mes cuisses.

—Là, tu vois ? Quand je te touche ainsi placée, tu sens toute cette pression additionnelle dans tesparties intimes. Le sang qui les remplit davantage.

Il me caresse de plus belle.

—Écarte-toi davantage, trésor. Tu es superbe de dos. Je passerais des heures à te regarder ainsi,mon petit ange sur le bord d’exploser de plaisir, il n’y a rien de plus beau sur cette planète, jete jure.

Mon bassin ondule sur sa main, ses doigts me caressent langoureusement. Je pourrais jouir comme ça, je vais jouir comme ça, entre ses bras. Contre sa peau qui sent divinement bon. Contre ses muscles délicieusement humides. Oui, je vais jouir. Mais sa main délaisse monclitoris et remonte jusqu’à mes fesses. Je suis dans les vapes. Non, pas encore un arrêt !

—J’ai une idée, trésor. Tu me prêtes ton vibro? J’aimerais essayer quelque chose.—Quoi?—Allez, il n’y a pas de gêne, on l’a utilisé ensemble l’autre nuit. Je t’ai dit que je voulais te rendre

folle, tu t’en souviens ?

—C’est déjà fait, Manu. Par pitié, soulage-moi.—Pas encore. Je n’ai pas fini d’admirer ta beauté. Si tu savais tout le plaisir que je prends à te

regarder les yeux voilés, sur le bord de l’orgasme. Le corps tremblant. Encore plus jouissif quemon propre orgasme.

J’ouvre le tiroir de ma table de chevet. Je lui tends l’objet. Il le met en marche. Le bruitsoutenu m’affole.

—Ne bouge pas. Reste sur le ventre.

L’appareil, en caresses subtiles, longe ma cuisse droite, arrive vers mon sexe qui bat commeun cœur sur le point d’exploser, le frôle à peine, puis repart vers l’autre cuisse.

—Tu aimes cette vibration, ma belle ? Tu aimes quand je prends mon temps, non?—Oui, c’est tellement bon.

Emmanuel replonge doucement le vibrateur entre mes jambes et le pose sous mon clitorishyper gonflé et sensible. J’ondule. La pression que ça fait… et l’homme qui me flatte lescheveux. Qui mordille mon dos. Qui caresse mes fesses. La vibration est insoutenable. Alorsque Manu s’empare de ma mâchoire, que sa langue rencontre avidement la mienne, que sa main descend sur mon sein et en pince le mamelon, mon corps se laisse enfin emporter par d’énormes convulsions. Mon excitation est venue à bout de moi. Mon corps n ’a v a i t plus deressources pour se retenir. Il n’avait plus aucune chance sous ces attouchements omniprésents,partout sur moi. Il fallait qu’il se lâche en une avalanche de plaisir salvateur.

Nous avons quinze minutes de black-out, pendant lesquelles nous nous endormons, repus,dans les bras l’un de l’autre. C’est une sonnerie qui nous réveille. La sonnerie de soncellulaire. Il ne répond pas et me jette un regard, mal à l’aise. Désolé. J e n’ose même pasl’interroger. J e sais que ce serait peine perdue. Mon amant s’assoit, me regarde encore, sepenche et m’embrasse sur la joue, tendrement. Comme il l’a souvent fait juste avant de melaisser en plan. Non, ce n’est pas sérieux…

Il se lève du lit et s’habille rapidement.

— Merde, je suis en retard.

En retard pour où? Pour quoi ? Un dimanche soir, à cette heure…

Je savais que quelque chose clochait encore, je le pressentais. J e le savais depuis samedi.Depuis qu’il n’avait pas répondu à mon texto. Qu’il était en train de redevenir ce gars moinsdisponible. Plus secret. Temporairement ? Pour de bon? Aucune idée. Mais cela me peineinfiniment.

20

Çà fait trois jours que je suis sans nouvelles de Manu. J’ai honte de moi. Je suis en colèrecontre lui. Je n’aurais jamais dû partir à Québec. On dirait qu’une rupture s’est faite de son côtépendant ce temps-là. Mais pas du mien. Car mes sentiments ne se sont nullement atténués. Ils sonttoujours bien là et me martèlent sans cesse la tête.

Lui, lui et lui. Sa présence me manque. Cette dernière soirée chaude et amoureuse, ses bellesparoles tellement senties…

On ne peut être à ce point si bon comédien… Le mercredi soir, j’en ai assez. La curiosité meronge. Sur un coup de tête, je me rends chez lui. Je sais qu’aller espionner les gens est malsain.Mais ce n’est pas vraiment de l’espionnage. Je veux seulement voir s’il est là.

Sur place, je me trouve stupide. Et s’il me voyait ? C’est alors que la porte électrique du garages’ouvre. Merde! Suis-je assez loin et bien camouflée pour qu’il ne remarque pas ma voiture ? Jel’espère ! La BMW en sort. Je fais quoi maintenant?

Le suivre.

Rendue là, pourquoi pas ?

Je le regarde partir, je laisse deux voitures passer devant moi, et go ! Je roule aux trousses demon beau danseur mystérieux.

Pendant vingt minutes, je le suis dans la ville. Une lumière rouge… Merde! Je vais le perdre! Quartier Westmount. On fait quoi ici ? Monsieur a des amis fortunés, à ce que je vois. LaBMW s’immobilise devant une énorme baraque. Deux Mercedes dans l’entrée, une berline etun véhicule utilitaire sport devant la maison. Qui habite là ?

La voiture se gare dans la troisième place libre du beau stationnement en pavé uni. Manu débarque mais disparaît d’un pas rapide vers l’arrière de la maison. J e ne le revois plus.J’attends plusieurs minutes. Rien ne bouge. Les rideaux de la vaste résidence sont fermés. Il sepasse quoi là-dedans ? Une amante? Des dealers de drogue ? Un ami simplement riche?

Je prends l’adresse en note dans mon iPhone. Avec les Pages jaunes en ligne, peutêtre aurais-je des indices sur le ou la propriétaire de cet endroit ? Et si c’était lié au crime organisé ? Cesenveloppes qui circulent de main en main, tout ce luxe… Quelque chose cloche.

Je passe mon chemin, car je commence à avoir peur de me faire repérer. J’immobilise mavoiture une rue plus loin et je fais mes recherches. Rien sur le propriétaire de cette onéreuserésidence. J e suis bredouille. Le stress me ronge, car ce questionnement obsédant me rendinsomniaque et irritable. On dirait que je nage dans une mer sans fin. C’est toujours la mêmehistoire. Arrêter cette relation toxique, arrêter de me morfondre pour Manu. L’oublier. Sauf quemon esprit ne me laisse aucun répit. Je l’ai dans la peau, ce mec, et surtout je veux découvrirce qu’il cache, que ça soit signifiant ou non.

Je rentre à la maison, je n’ai toujours pas reçu de texto de l’homme mystérieux. Rien. Le néant. Quelle merde! Je suis anxieuse comme ce n’est pas possible. Et je m’imagine mille et unscénarios. Peutêtre que je me fais des idées. Peutêtre que ce n’est rien de grave. Or tout mepousse à penser le contraire. La situation semble sérieuse, la réalité est alarmante: Emmanuelm’évite, quelque chose l’empêche d’être à mes côtés, comme c’était le cas lors des semainesprécédentes. Dire que je rêvais de liberté et qu’à la première occasion je me suis enchaînée autrop beau spécimen qui s’est mis dans mon champ de vision ! Comment cela a-t-il pu arriver ensi peu de temps ?

Après une heure à naviguer inutilement sur Google et Facebook, j’ai soudain une envie follede sortir de l’appartement. De me changer les idées. Une énergie sans doute pas très saine,mais qui me gagne quand même. Ma douche est déjà prise, je suis maquillée. Mes cheveux sontbeaux. J e sors ! J e vais prendre un verre. Et je le fais seule. J e n’ai jamais fait ça, seule.Habiter à distance de marche des pubs est un privilège que je n’aurai peutêtre pas toujours.Qui sait où la vie me mènera? Pour l’instant, j’habite sur ce cher Plateau. Dans un an ou deux,impossible de savoir comment le destin jouera ses cartes pour moi.

Je mets donc de la musique pour éveiller davantage ma motivation, j’accours au réfrigérateurpour me servir un verre de chardonnay de notre bouteille de la veille et je fais des retouches àmes cheveux et à mon maquillage en quatrième vitesse. Vingt-cinq minutes plus tard, je suisdans la rue. J e ne voulais pas trop prendre mon temps, par peur de changer d’idée. J e metrouve téméraire de sortir seule. C’est souvent les gars qui font ça. Mais je le prends comme un défi personnel. Comme aller au cinéma seule, je n’ai jamais essayé ça non plus. Ça doit être une expérience à vivre également. À rajouter sur ma To do list.

J’arrête mon choix sur un petit pub dans l’avenue du Mont-Royal. Je pense envoyer un textoà Émilie, pour savoir si elle veut m’y rejoindre quand elle aura terminé son travail. Puis je meravise, je me dis qu’elle doit être occupée avec Miguel ce soir. De toute façon, ma mauvaisehumeur et moi préférons demeurer tranquilles. Seule. J’ai toujours trouvé que ça avait l’airintimidant. J’avais peur du regard d’autrui. Peur de faire pitié dans mon coin alors que lesautres sont en gang, comme j’avais moi-même déjà eu pitié de certaines personnes seules auresto ou dans un bar. Mais c’est totalement ridicule. On peut être bien, seule. Moi la première.Comme ce soir, j’en ai très envie. J’ai envie de cuver ma peine en buvant un coup en solitaire. Je n’ai même pas à conduire. Je suis à douze minutes de marche de chez moi.

Le bar est bondé, mais c’est pratique d’être seule : il reste souvent un coin où se fondre dansle décor. La serveuse, très jolie, me dit qu’il n’y a pas de place aux tables, seulement au bar. Parfait pour moi. Espérons que le barman est sympathique et pas trop intrusif. À côté de moi se trouvent un homme et une femme. De l’autre côté, deux gais. Super! J e suis prise entredeux couples ! Tant pis, on s’en fout, ce n’est quand même pas deux couples heureux hypermignons et enviables qui vont me gâcher le plaisir de sortir seule. J e commande une bièrefoncée.

Il y a cette chanson qui joue, Photograph d’Ed Sheeran. Ça y est. Une larme demande à couler sur mon visage. Une boule gigantesque se forme dans ma gorge. Ayoye, ça brûle… Jen’avais pas prévu ma sortie ainsi. Je suis tellement pathétique. Je me fais du sang de cochon

pour un gars que je connais à peine. Que j’oublierais probablement en quelques jours (oumois) si j’essayais pour vrai. Ha! Si c’était si simple… Tu ne peux pas faire l’amour aussiintensément à une fille, lui donner l’impression que tu ne désires rien de plus au monde que dela posséder et te pousser après pour ne plus redonner de nouvelles. Au pire, tu la baises sanssentiments, à froid, et elle comprendra par elle-même la nature de votre relation. Mais peutêtre que monsieur le danseur veut le beurre et l’argent du beurre… Il veut une blonde à tempspartiel, il veut la passion, tout en gardant sa liberté. Il dit aspirer à plus. Peutêtre que ça resteratoujours son idéal, mais que son mode de vie ne le lui permettra jamais. Peutêtre que c’estpeine perdue avec Manu.

—Ça ne va pas, ma belle ?

C’est la fille d’à côté. Très gentil de sa part de s’inquiéter, mais ce n’est pas la peine de s’enmêler ! Elle semble avenante, pourtant. Waouh! Quel doux regard bleu.

—Ça va. Petite peine d’amour.—Ha, je te comprends. Ce n’est jamais facile… Dans ce temps-là, mieux vaut se faire du

bien et profiter des plaisirs de la vie que de pleurer. La vie est si courte.—Oui, c’est vrai. Son mec s’en mêle.—Tiens, ma belle, pour te consoler un peu. Je pense que tu aimeras.

Il me tend un shooter. Je l’accepte et le bois en leur compagnie. Puis un autre. Et puisque ladiscussion va bon train, l’homme m’offre une autre bière, la même que sa femme.

Couple charmant! J’apprends qu’ils sont mariés depuis sept ans et qu’ils ont deux enfants. Lafemme, fin de la trentaine, est vraiment séduisante, tout comme son mari, cheveux poivre et sel.Je découvre avec grand intérêt qu’elle possède une galerie d’art à Montréal. Wow ! Drôle decoïncidence. Même domaine que moi. Son mari est peintre à ses heures et propriétaire d’uneboutique de décoration.

Nous plaisantons :

—Oh, c’est là que les grands esprits se rencontrent!

Je leur dis que la peinture est mon passe-temps. Ils me déclarent qu’ils aimeraient bien voirce que je fais. C’est toujours le fun, avoir des relations ! Moi qui tente de me créer un nouveauréseau à Montréal, je suis bien tombée.

—On te ramène, si tu veux.—Ça va, je suis tout près.—Avec tout cet alcool, on te préfère en sécurité sur la banquette arrière de notre voiture que

sur tes deux jambes oscillantes dans les rues incertaines du quartier.

Je ne m’obstine pas. Il commence à être tard.

Quand nous sortons, la femme se tourne vers moi et, contre toute attente, dépose doucement ses lèvres sur les miennes. Hein? J’en ai manqué un bout? Je ne sais pas comment réagir à ce geste inattendu.

—Tu aimerais… avec nous deux ?

Montréal, ville tentatrice du malheur. Que m’arrive-t-il ? On dirait que j’ai envie de vivre denouvelles expériences et, en même temps, je sens que je pourrais le regretter par la suite. C’estça, vivre son célibat ? Beaucoup d’offres, beaucoup de tentations, beaucoup de réflexions. Unimmense sentiment de culpabilité d’être ainsi tentée d’essayer. J’ai tellement envie dem’enlever Emmanuel de la tête. Ça pourrait être un bon moyen de l’oublier un moment… Saufque personne ne sait que j’étais dans ce pub ce soir. Ça pourrait être dangereux.

Vivre dangereusement, on dirait que c’est la seule manière que j’ai trouvée de ne pas sombrer dans la tristesse depuis ma rupture. J e suis certaine que Justin n’agit pas comme ça de soncôté. Je suis tellement mal faite.

Deux étrangers hyper beaux, c’est l’idéal : aucun engagement, aucune jalousie. J e n’ai pasgrandchose à perdre. Fantasme que j’avais depuis longtemps avoué à Justin. On en avaitsouvent parlé, mais on ne l’avait jamais fait, vivre l’expérience d’un trip à trois…

En revanche, je trouve qu’eux jouent avec le feu. Ce n’est pas dangereux pour leur couple ?

Qu’est-ce que je fais, merde?

L’homme s’est rapproché de nous, me sourit d’un air très doux.

—Ce serait sympa, Céleste. On te trouve vraiment mignonne.

Il frôle mon épaule du dos de sa main. Un frisson me traverse.

—D’autant plus que tu réaliserais notre plus grand fantasme, riposte sa femme.—Vous n’avez jamais fait ça auparavant?—Non, jamais. On en discute sérieusement depuis des mois, mais on ne voulait pas brusquer les

choses. Ce soir, tout nous paraît idéal. Tous les ingrédients sont réunis pour passer une nuitmémorable. Qu’est-ce que tu en dis ?

Oui. Non. Peutêtre. Oui… Oui?

Peutêtre que ce n’est pas l’idée du siècle, peutêtre que la réponse que je m’apprête à donnern’est pas clairement réfléchie à cause de l’alcool, sauf que je suis décidée et prête àm’assumer :

—Ok, oui… je pense que j’en ai envie.

Les deux me sourient, puis se sourient, victorieux. Mon cellulaire vibre. J’y jette un œil.

C’est Manu.

J’ai besoin de te voir maintenant.Encore ? Une urgence de baiser ? Avant de disparaître en un éclair ? Pauvre con ! C’est

quoi, ce timing de merde? Un signe envoyé du ciel ? Il me sauve ou il m’indispose en cemoment? Je n’en ai aucune idée. Et moi, l’idiote de première, je vais laisser tomber mes plans

et accourir vers lui comme une dépendante… Eh oui, évidemment !

Parce que je suis morte d’inquiétude.

Parce que j’aurais le cerveau complètement accaparé par ce texto tout le long du trip àtrois… qui n’aura finalement pas lieu. Parce que j’aurais eu Manu dans la tête pendant que cesquatre mains inconnues caresseraient mon corps.

Parce que je veux percer le mystère de l’étoile filante.

—Oups. Merde. Vraiment désolée, je dois y aller. Il y a urgence.—Tu es certaine? s’enquiert la femme, assurément déçue, sa proie lui échappant.—Ouais, pas de doute. Désolée, ça serait trop long à expliquer.—Donc tu nous plantes là pour ce gars qui t’a fait de la peine, si je comprends bien…

Je baisse les yeux, coupable. La femme rit.

—Ne t’inquiète pas, on comprend ça. Peutêtre que ce n’est que partie remise, belle Céleste, jevais en rêver, en tout cas.

Elle me donne un baiser sur la joue.

—J’espère que ce café tient toujours. J’aimerais vraiment découvrir ton talent. Ne crains rien, cesera professionnel, cette fois. Ce soir, il y avait l’alcool, la bonne musique et tout…

—Oui, oui. Je sais faire la part des choses. Ne vous inquiétez pas.

J e file. Drôle de moment. J’ai hâte de raconter ça à Émilie. Décidément, quand on est célibataire en ville, ce ne sont pas les occasions qui manquent. J e pense que je devrai mepencher sur mes réels désirs, sur mes limites. Pour ne rien regretter par la suite. Maintenantque je me suis un peu éloignée, j’écris à Manu: Tu es où ?

À la Distillerie.Mon GPS m’indique que je suis à peine à huit minutes à pied de l’endroit.

J’arrive.On dirait que l’adrénaline me fait dégriser d’un coup.

J’entre au bar et y trouve Manu complètement soûl, le visage défait. Il a la joue gaucheenflée, entaillée, recouverte de sang séché. Merde!

—Manu, shit ! Ça ne va pas du tout…

—Céleste, criss, c’était une vraie torture de pas te voir tout ce temps-là. J’en peux plus, je suis vraiment à bout…

Il s’effondre dans mes bras, en larmes. J e n ’y comprends rien. Et pourtant j’aimeraistellement qu’il parle, qu’il se confie. Je veux tout entendre. Je déteste le voir dans cet état. Çame fait mal. Et j’ai l’impression qu’il touche le fond, qu’il craque de partout. Qu’il a épuisétoutes ses ressources.

—Qu’est-ce qui se passe, Manu?—Je peux plus vivre sans toi, Céleste. J’ai besoin de toi. Laisse-moi pas seul, je t’en prie.

Il ne répond pas à ma question. Je la lui pose à nouveau.

—Qu’est-ce qui t’arrive, Manu?—J’ai pris quelques jours de congé, le temps de régler mes affaires…—Quelles affaires ?

Il est dans un état pitoyable.

—Manu? Qu’est-ce que tu as consommé ? Tu as mélangé des substances ?

Il me fait un faible non de la tête. Il a sûrement pris trop de verres.

Si, à jeun, il n’arrive pas à me parler, je vois bien qu’il ne le fera pas plus ce soir dans cetétat à demi conscient.

—Viens, je te ramène.

Chez moi ou chez lui ? Chez moi, c’est tout près.

—Attends-moi, je reviens.

Il y a deux taxis devant la porte. J’en réserve un.

Manu s’appuie sur moi de peine et de misère. Il est lourd.

Une fois assise sur la banquette arrière, je lui caresse les cheveux. Il dort, je crois. Commentaider quelqu’un qui ne veut pas parler ? Cette fois-ci, je tente quelque chose. Je décide d’écrire à son ami danseur, Chris. Peutêtre qu’il osera me mettre au parfum dans l’intérêt deson compagnon. Je lui envoie un message par Facebook. Je n’ai pas son numéro de téléphone.Il doit être au bar. Probablement qu’il ne me répondra pas avant un long moment… Peutêtremême pas ce soir.

Devant mon appartement, je dois sortir Emmanuel du taxi. Misère !

Je réussis à le réveiller partiellement. Il se cramponne à moi.

—Attention !

Nous manquons de trébucher.

Par chance, Émilie, qui était encore debout, nous voit par la fenêtre et nous ouvre la porte.

Elle m’aide à le diriger vers ma chambre. Nous le mettons au lit et l’observons.

—Désolée, ma chérie, mais j’en profite, je me rince l’œil en même temps.

Elle plaisante, mais je ne trouve pas ça très drôle. Elle ne sait pas quelle journée j’ai passée.

Nous retirons son jeans. Il porte un boxer blanc. Magnifique. Émilie regarde son corps sansvergogne. Je ne suis pas sûre qu’elle s’en permettrait autant s’il n’était pas danseur nu. Si Manu

était mon copain officiel, est-ce que ce serait toujours comme ça ? Les filles se permettraient-elles de le mater et de le cruiser sans remords parce que son corps est d’ordre public ?Pourtant, il n’est pas constamment au boulot. Sauf que son outil principal de travail le suitpartout. Difficile de faire la déconnexion…

—C’est beau, c’est mon mec, je te rappelle.—Je sais, mais son corps est quand même du domaine public, non?

Qu’est-ce que je disais…

—Peutêtre, mais seulement lorsqu’il est consentant. Il ne l’est pas trop, là…—Est-ce que je t’aide à enlever son t-shirt ?

—Non, ça va aller. Merci quand même, c’est trop gentil de m’aider de manière si motivée.

Je lui tire la langue.

—Je te comprends d’être si énervée. Tu as vu ses lèvres ? Trop parfaites, charnues à souhait…

Elle ne démord pas.

—Oui, je sais, c’est terrible.

Ses traits sont vraiment parfaits. Nous l’admirons pendant plusieurs secondes, sous lecharme. Je soupire.

C’est alors qu’il se redresse et se convulse. Nous reculons de deux pas, en panique, et leregardons vomir par terre. Ouache!

—Tu vas m’aider encore un peu, non?—Euh… non, désolée. Je t’ai assez aidée pour ce soir, je dois aller me coucher!—C’est ça, on profite, on se rince l’œil, et quand j’ai vraiment besoin d’aide, on se sauve !

Émilie me laisse toute seule. Je ramasse le dégât, je nettoie et j’ai envie de vomir moi aussi. Trop ouache… Mais bon, ça peut arriver à tout le monde. J e nettoie également la bouche demon pauvre malade. Ouf ! Au moins, pas de dommages dans mon lit.

J’exécute rapidement mon rituel d’avant dodo: démaquillant, crème de nuit, soie dentaire,brosse à dents. Je vais me coucher auprès de mon prince charmant à la vie dure. J’en profitepour me lover contre sa peau chaude. Je le mérite. J’ai travaillé fort pour lui ce soir. Aussi bienen retirer une petite récompense. Il ne réagit pas. Malgré tout, je suis bien entre ses bras, mêmesi je sais pertinemment que demain sera une autre histoire. Probablement celle du princecharmant qui se sauvera au galop.

21

Le lendemain matin, Emmanuel prend une douche. Je lui donne une brosse à dents neuve qui traîne dans mes affaires. Une fois qu’il est frais et dispo, je l’invite à la cuisine où je lui sers ungrand verre de jus d’orange, des rôties et des fruits. Nous déjeunons en silence avant de retournerà ma chambre où il me fait l’amour tendrement. Les yeux dans les yeux. En silence. Et encore cettedétresse dans son regard…

Une fois nos ébats terminés, nous demeurons enlacés, nus, plusieurs minutes. Ma tête reposantsur sa poitrine, j’écoute battre son petit cœur blessé. Ça m’apaise. Pour sa part, je comprends quec’est ma présence qui l’apaise.

Je finis par demander l’inévitable :

—Maintenant, tu vas me dire ce qui t’arrive ?

Il se redresse doucement dans le lit, comme pour ne pas me brusquer. Agrippant son t-shirt sur lachaise, il me lance simplement :

—Non, désolé.

Cette fois, c’en est trop ! Je me fâche sérieusement. Tous ces soins, tout ce sang d’encre pourlui, et je ne mérite toujours pas sa confiance ?

—Et tu vas me dire que tu dois partir, sans explications, c’est bien ça ?—Oui, c’est ça. Je dois y aller, Céleste. Sache que je t’aime.

Je ne réponds rien. Puis, juste avant qu’il franchisse la porte, car il s’est habillé à la vitessede l’éclair, j’émets ces paroles amères :

—Ne me dis pas que tu m’aimes, Emmanuel, tu n’as pas ce privilège.—Oui, je comprends, m’adresse-t-il d’un ton navré.

Encore et toujours la même histoire, qui s’effrite davantage, de plus en plus pathétique, de plus en plus déchirante, de plus en plus déprimante. J e m’enfonce. Ça devra se terminer unjour ou l’autre. Pourquoi m’avoir contactée hier soir ? N’a-t-il pas d’amis plus proches ? Oui,peut-être que je lui manquais tout à coup. Mais ne pense-t-il jamais à mes propres sentiments ?Ce que je peux ressentir en le ramassant comme ça, en prenant soin de lui, en ne recevant enretour qu’un peu de sexe et de tendresse éphémère ? Ce n’est pas suffisant, et il le sait pourtant.J e veux lui dire de ne plus jamais m’adresser la parole, de ne plus jamais me donner denouvelles, et en même temps je meurs d’envie de découvrir ses foutus secrets. Qui lui a fait ça? Pourquoi ?

Je le laisse donc partir. Comme ça. Et je rage de l’intérieur. À cause du sentiment de rejet,d’abandon qu’il me fait trop souvent ressentir. À peu près les mêmes sentiments que je devaisfaire vivre à Justin. Pauvre Justin…

Entre-temps, je reçois une réponse de Chris: Non, Céleste, tout va bien avec Manu.

Je rage encore plus. Oui, évidemment. Tout va tellement bien avec Manu. C’est clair ! Chrisest du côté de Manu. À sa réponse fermée, je vois qu’il ne collaborera pas si je lui pose desquestions. Je laisse tomber et ne lui réponds même pas.

*Le lendemain, c’est plus fort que moi. La curiosité prend le dessus. Après le travail, je

décide de revêtir à nouveau mon habit d’espionne. D’aller épier chez Emmanuel. Peut-être quec’est mal, peut-être que je pourrais avoir des problèmes, tomber sur des gens dangereux. Maisje m’en fous ! Il faut que je sache.

Je me gare plus loin, de biais au condo. Il n’y a rien de particulier. Mais je pense que Manuest chez lui. J’aperçois de la lumière. Peut-être qu’il dort, à l’heure qu’il est. C’est stupide, jem’attendais à voir quoi ? Soudain, une voiture se stationne, active ses feux de détresse. Une Mercedes. Elle ressemble à celle que j’ai vue dans l’entrée de la maison de Westmount. Jepense bien que c’est elle. Une femme débarque. Cette femme ! J e la reconnais, malgré lanoirceur. Oui, c’est bien elle, celle du resto de la rue Saint-Denis. Elle sonne et, quelquessecondes plus tard, elle entre.

Putain, il revoit cette femme! Mais qui est-elle pour lui ? Cinq minutes plus tard, elle sort, Emmanuel à ses côtés. Ils ont l’air sérieux, tous les deux. Après a v o i r verrouillé la ported’entrée, Manu lui prend la main. Ils se rendent à la voiture, elle lui tend ses clés et, juste avantd’embarquer, ils s’embrassent. Comme un couple amoureux. Le salaud. Évidemment que c’était ça. L’honnêteté ne fait donc aucunement partie des valeurs de cet homme? Ce n’est pas commesi je ne lui avais pas donné la chance de me le dire, putain de merde! Toutes ces fois où j’aiémis cette hypothèse devant lui et qu’il a nié avoir une copine! C’est tellement insultant de sefaire prendre pour une valise. Il y a des gars comme ça, il y a des épaisses qui se font avoir…depuis la nuit des temps, j’imagine. Il y a des gars qui tromperont toujours leur blonde, c’estcomme ça. Manu est un de ceux-là. C’est clair. Il n’est pas un gars honnête. Je suis tellementen colère. Je repars sur les chapeaux de roues, mes pneus crissent. Je pense que ça a attiré leurattention. Merde!

En soirée, je reçois un texto d’Emmanuel.

C’était toi ce soir devant chez moi ? J’ai cru reconnaître ta voiture…À bout de nerfs, je me jette sur le clavier de mon cellulaire et dégobille une réponse en

deux temps trois mouvements : Oui. C’était moi. Je vous ai vus. Salaud. Malhonnête. Longuevie à vous deux. Ne me contacte plus jamais.

Voilà ! Pauvre con ! Je n’ai aucun regret concernant mon impulsivité du moment. Chaque mot est mérité. Mais voilà que monsieur l’infidèle renchérit : Demain midi. Au Café rouge.Je vais tout t’avouer. Pas pour me faire pardonner. Parce que tu mérites des explications.

Esti… Depuis le temps… Est-il vraiment sérieux ? Trop tard ! J’en ai assez. Je suis aubout du rouleau. Je lui renvoie un élégant: Non. Va chier !

Ouf ! Ça fait du bien.

Une heure de ton temps. Après, je ne te dérange plus. C’est une promesse.Non!

Malgré que… Peut-être que…

Non. Ne pas se laisser avoir. Ne pas se laisser avoir !

Ta parole ne vaut plus rien à mes yeux.

Céleste, je pourrais laisser tomber, car de toute façon je sais que je t’ai perdue, mais non, jeveux me confier à toi. J’ai envie de le faire maintenant.Tu seras la seule à tout savoir. C’estimportant.

Misère…

Ok, j’accepte. Car encore une fois je serai la gentille petite fille dans l’histoire, celle qui estlà pour écouter, pour t’aider.

Oui, tu es tellement une meilleure personne que moi, Céleste. Je te remercie d’être celle quetu es. Je me déteste de ne pas pouvoir être à la hauteur. Je dois y aller. À demain. xxx C’estça, vas-y ! C’est l’heure de baiser madame! Manipulateur. Et moi, en faible créature que jesuis, je n’arrive pas à refuser son offre, à tenir mon bout. Et je le verrai encore. Et je meferai mal, encore. Pour lui faire plaisir. Pour que sa conscience soit apaisée. Parce que je suistrop gentille.

22

Midi. J’arrive au café, je prévois nous choisir une table et patienter quand je sursautepresque en voyant Emmanuel déjà assis à m’attendre. Il se lève pour m’accueillir, nerveux. MonDieu! Il est en avance. Belle attention pour notre dernière rencontre. Il se penche vers moi,comme pour m’embrasser, et se ravise. Je n’ai pas envie qu’il me touche. D’un autre côté, peut-être que ça m’apaiserait… ou me ferait pleurer. Le pire, dans tout ça, c’est que sa beauté mefoudroie…Comme les dernières journées d’été qui nous apparaissent encore plus extraordinaires quand onsait que c’est fini. Comme notre maison à laquelle on était attachée juste avant de déménager. J’aitout à coup le vertige, je suis exactement dans le même état que lors des dernières minutesprécédant mon départ pour Montréal, alors que je quittais pour de bon mon village natal. Quandon sait qu’on va perdre quelque chose qui nous est cher, on dirait que toute sa valeur se met àbriller sous nos yeux.

—Tu es ravissante, Céleste.—Merci. J’ai un cinq à sept ce soir.—Ok, je vois.

La serveuse nous apporte le menu.

—Je te paie un verre de chardonnay ?—Non, merci. Je ne resterai pas longtemps. Et si je prends quelque chose, je vais payer ma note,

si ça ne te dérange pas.—Je comprends.

Je suis nerveuse. Ça doit transparaître dans mes mimiques. Je ne me vois pas, mais je le sens.Je vais faire de mon mieux pour garder la tête froide, question de ne pas me laisser embobiner.

—Je ne sais pas trop par quoi commencer.—Peut-être par m’expliquer la nature de ta relation avec cette femme.—Je préférerais terminer avec ça, si tu n’y vois pas d’inconvénients.

Je prends un air de « je-m’en-câlisse ! », car ça devient vraiment soûlant. Est-il sincèrementvenu pour me dire la vérité ? Comment savoir s’il ne me racontera pas des salades pour ne pasperdre la face ?

—C’est comme tu le sens, mon grand, je suis ici pour t’écouter.—Ton sarcasme, je n’aime pas du tout… Puis il prend un air piteux :

—Mais je comprends tout à fait comment tu dois te sentir.

Il a plus que jamais l’air nerveux. Comme pendant un interrogatoire au poste de police. Jesens ses deux pieds, frénétiques, se balancer sous la table.

—Bon, j’y vais.

Il me regarde droit dans les yeux, puis les baisse aussitôt vers sa bière, jouant avecl’étiquette de la marque.

—Je pense t’en avoir vaguement parlé, j’ai vécu une enfance difficile…

Oh… il remonte loin pour me raconter son histoire ! Mais si c’est pour m’aider à mieuxcomprendre ce qui s’en vient et ce qu’il désire me confier, c’est bien.

—Oui, très vaguement, tu me l’as laissé entendre.—Je viens d’un milieu dysfonctionnel, Céleste. Comme beaucoup de gamins, tu me diras, mais mon

enfance me suit toujours d’une certaine façon, malheureusement… Quand mon père a abandonnéma mère, nous étions très jeunes, mon frère et moi. Ma mère travaillait comme vendeuse dansune boutique de vêtements au salaire minimum, ou presque. C’était devenu impossible deboucler les fins de mois. Quand elle s’est mise à sortir pour rencontrer des hommes, elle s’estfait de nouvelles copines qui l’ont incitée à devenir danseuse nue, comme elles. Même aprèsdeux grossesses, ma mère était une femme très belle au corps athlétique.

—Je n’en doute pas.—Elle avait toujours adoré la danse, en plus. Sauf que, comme tu peux te l’imaginer, à cause de

son entrée dans le monde des bars, elle a bien vite négligé son rôle de mère, rentrant beaucoup trop tard, nous faisant constamment garder par n’importe qui, nous contraignant à accepter trop d’hommes dans nos vies. Pas toujours des types bien, tu peux t’en douter. Elle est finalementtombée sur ce conjoint typique dont elle s’est follement éprise : un violent, alcoolique etdrogué la majeure partie du temps. Une chance que ma grand-mère s’occupait de nous dèsqu’elle en avait l’occasion. Mais quand elle n’y était pas, j’y goûtais, et ça avait le temps defaire des ravages. J’ai donc passé ma jeunesse et mon adolescence exposé à tout ce qui est laid: violence physique et verbale, drogue, tentative de suicide… C’était difficile, Céleste,tellement différent de l’enfance que tu as eue, celle dont rêve tout enfant provenant d’un milieudysfonctionnel.

—Je comprends, Emmanuel, ç’a dû être affreux…

J’ai de la peine pour lui. Comment on peut faire subir ça à un enfant !

—Tu vois, on ne naît pas tous dans la ouate. C’est comme ça, et je trouve ça injuste. Car on n’aqu’une vie à vivre, et il faut faire avec. Mais bon Dieu que certaines sont plus maganées qued’autres ! Bref, mon destin de jeune adulte a été prévisible : je suis moi-même tombé dansl’enfer de la drogue et de la criminalité, car c’est ce que je connaissais. Je me suis retrouvépendant des années sous l’emprise d’un gang de rue, car à l’époque j’avais l’impression que lafraternité et le sentiment d’appartenance me faisaient devenir une personne plus forte. Pour tefaire une histoire courte, je suis tombé amoureux de la sœur du chef de mon gang. Au début dela vingtaine, j’ai vécu trois ans avec elle. Sauf que pendant ces années on m’a incité à faire

des trucs. Des gros vols. Puis des meurtres. Mais j’ai refusé. La chicane a pogné entre moi et lechef, qui s’est senti trahi. Un soir, les choses ont dérapé, il en est venu aux coups de feu. Jevoulais sauver ma peau, Céleste. J’étais armé aussi…

Il fait une pause. Je vois que c’est pénible pour lui de poursuivre.

—Vas-y, Emmanuel, continue…—J’aurais voulu m’en sortir, je te jure. Cette fille, je l’avais dans la peau, et elle me mettait de

belles idées dans la tête. Qu’une vie sans criminalité était possible. Qu’on pourrait sesauver ensemble, elle et moi. Recommencer en tant qu’honnêtes citoyens. C’était une rebelledans l’âme. À toujours vivre avec des criminels, elle en était venue à se rebeller contre ce mode de vie. Elle voulait ce qui lui était interdit : vivre en tant que citoyenne honnête, quipaie ses impôts, qui fait des études… Évidemment, ses aspirations, elle n’en parlait qu’àmoi. Moi seul savais que son rêve le plus cher était de renier sa famille qu’elle jugeaitcorrompue et qui ne changerait jamais… Sauf qu’il y a eu des coups de feu, ce soir-là,quelques jours après avoir pris la décision de nous sauver, elle et moi, aux États-Unis. Sonfrère s’en est pris à moi, une bagarre s’est déclenchée, d’autres gars s’en sont mêlés. Elleétait là, dans le fond de la cour extérieure, quand les coups de feu ont jailli. J’ai dû tirerpour sauver ma peau. Au bout du compte, il n’y a eu qu’un seul mort, et c’était Anaïs, qui est décédée dans mes bras ce soir-là.

—Mon Dieu, c’est horrible, Emmanuel…—Ouais… Ensuite, évidemment, il y a eu le procès dans lequel j’ai été inculpé du meurtre

d’Anaïs. Mais le juge a été clément, car malgré mes activités criminelles mon dossier était encore vierge. Sauf que je méritais la prison, tout comme les quatre autres gars du gang présents ce soir-là. Nous étions tous armés quand c’est arrivé. Ç’a été dur en dedans. La prison, c’est l’enfer, je te jure. Surtout pour un jeune comme moi.

Il a les larmes aux yeux.

—Tu veux tout savoir ? Je te jure qu’il n’y a plus une once d’innocence en moi, Céleste. J’ai goûté à tout, une fois incarcéré. Même au viol, tu peux croire ça. J’étais très populaire en prison avec ma belle gueule et mon beau petit cul.

Ayoye ! Ça me fait mal au cœur, tout ça. Ça ne finit plus, tout ce qu’il a enduré. Commentpourrait-il aujourd’hui mener une vie droite, avec des valeurs à la bonne place ?

—Mon Dieu, c’est terrible…—Mes débuts en prison ont été ardus, mais tranquillement j’ai fait ma place. J’ai continué les

cours. Un gars m’a fait découvrir la lecture. Un prof en particulier et un intervenant que jen’oublierai jamais m’ont aidé. Ils ont réussi l’impossible : me redonner confiance en moi-même, me faire voir la vie autrement. Ils m’ont fait comprendre tout mon potentiel, la chanceque j’avais, malgré mon lourd passé, d’avoir la parole facile, d’être une belle personne, dem’adapter et d’apprendre facilement. Qu’il me restait encore une longue et belle vie devantmoi. Que tout allait se jouer selon mes choix en sortant du pénitencier. À leurs yeux, j’étais

de ceux qui possédaient tout pour réussir, dans un milieu où on ne m’avait pas donné lachance d’exploiter mon potentiel. Pour eux, j’avais clairement le pouvoir de m’en sortirbeaucoup plus aisément qu’un autre dans ma situation. Ç’a pris pas mal de temps, mais… Tusais quoi ? J’ai fini par les croire. Et pour une fois dans ma vie, je sentais qu’on croyait enmoi…

—Oui, tu devais enfin te sentir valorisé…—En sortant, j’ai travaillé comme serveur dans une place très respectée. Puis j’ai fait la

rencontre d’un barman hyper branché qui m’a pris sous son

aile et est devenu mon bon ami. J’avais essayé de me tenir loin du monde des bars, pour ne pasdéraper de nouveau. Mais c’était difficile de ne pas me laisser tenter. J’avais ce si grandbesoin de plaire, de me défouler… et d’aller danser. Parce que, moi aussi, j’avais toujours euça dans le sang, la danse. En prison, je pratiquais régulièrement le hip-hop, ça me faisait unbien fou. Lewis, qu’il s’appelait, se préparait pour les auditions au 281. Je l’ai suivi et, au final, c’est moi qu’on a pris ! Ç’a déboulé très vite après ça. Presque du jour au lendemain, je suis passé d’ex-détenu serveur à populaire danseur convoité. La propriétaire avait hésité àm’engager à cause de mon lourd passé, mais j’ai su la convaincre de ma droiture. Et surtout de mon talent. C’était héréditaire, il faut croire ! J’ai vu ça comme un job sérieux, je me suis mis à l’entraînement intensif, au régime. Pas trop d’alcool. Très rarement de drogues. Jamais en travaillant, évidemment. J e voulais plaire à mon employeuse, à mes clientes. Et tout cetargent… Peut-être que tu es incapable de le voir comme un métier honorable, mais croismoi,j’ai réussi à m’en sortir haut la main. Je suis fier de ce que je suis devenu. Et peut-être qu’onne le voit pas au premier coup d’œil, mais il faut être extrêmement rigoureux et dur avec soncorps pour percer dans ce milieu.

Je suis fière de toi, Manu. C’est faux, ce que tu dis. J’étais totalement obnubilée par toi sur lascène. Tu as un talent fou. C’est clair que tu réussis sans difficulté ce que tu fais…

—Mais pas dans ma vie, tu penses ? Je réfléchis.

—Tu sembles encore perdu. Comme moi, au fond. C’est vrai qu’on a un cheminement vraimentdifférent. J’ai été élevée dans la ouate, comme tu dis. Je m’en rends compte. Je pense que çafait de toi une personne plus forte. Sauf que tu dis vouloir quelque chose de stable, de sérieuxavec moi, et pourtant tu fuis sans cesse…

—Je sais…

Maintenant que les révélations concernant le passé de Manu semblent terminées, je renchérissur ce qui m’obsède :

—Cette femme, qui c’est ?—J’y arrive bientôt, ma belle…

Il tente de poser sa main sur la mienne. J’ai tellement envie de la lui prendre et de la serrerentre mes doigts pour le réconforter. Son histoire m’a attendrie. Sauf que ça ne changera rien àma décision : son passé difficile ne lui laisse pas le droit de me faire du mal et de me rendre

malheureuse. Je n’ai pas à me laisser détruire par un homme détruit. Ce n’est pas comme çaque ça fonctionne.

—L’argent était facile, ça payait bien mon loyer, un superbe appart comme jamais je n’avais osé en rêver. J’avais quand même un coloc à l’époque avec qui partager toutes ces dépenses.J’investissais beaucoup dans ma personne. Ça me coûtait cher. Puis ma grand-mère que tuconnais est tombée malade. Mais comme elle n’avait pas énormément travaillé dans sa vie, carelle s’occupait de mon grand-père et de mon frère et moi, elle devait encore s’échiner poursubvenir à ses besoins, et je tenais à l’aider. Elle était la seule personne de mon entourage pourqui j’avais compté. Donc je défrayais une partie de ses soins que le gouvernement ne payait pas.Les choses se sont détériorées quand mon coloc m’a laissé tomber du jour au lendemain pourune fille du Saguenay. J’ai commencé à m’endetter sérieusement. Les semaines sont devenuesplus difficiles. Je n’avais jamais eu beaucoup de fric et j’avoue avoir eu du mal à gérer manouvelle richesse.

Mon pauvre danseur à la vie dure ralentit la cadence de son histoire. Je sens qu’il a honte dece qui s’en vient.

—La suite, tu l’aimeras moins. Je suis encore pogné dedans.—Vas-y, Emmanuel. Je suis sur mes gardes.—Au club, j’ai rencontré cette femme qui m’a fait danser toute la soirée. Très élégante. Très

riche, je l’ai vite compris. Elle m’a fait savoir que ma gueule lui plaisait. Que si je larappelais, je ne le regretterais pas. Qu’elle avait une folle envie de me gâter. Pas si vieille,cute… j’ai été tenté. Je n’avais

rien à perdre. Elle ou une autre. Je ne voulais pas de relations sérieuses de toute manière.J’avais tellement souffert quand j’ai perdu Anaïs que plus rien ne m’importait. Plus rien dutout. Surtout pas l’amour. En fait, je n’ai pas eu d’autres fréquentations sérieuses après ça.Jusqu’à toi…

—Jusqu’à moi ? Voyons, Manu, nous sommes à mille lunes d’une relation sérieuse.—Je rectifie : je n’ai pas désiré d’autres fréquentations sérieuses, jusqu’à toi. Ou bien, si tu

préfères, je n’ai jamais aimé aussi ardemment une autre femme que toi…

Il prend le temps de m’offrir le plus beau regard du monde, profond et amoureux.

J’accroche quelques secondes, le temps que les pulsations de mon cœur s’accélèrentdangereusement, puis je me reprends :

—Oui, peut-être. Tu peux continuer.—Ok.

Mon air change, car je pense comprendre ce qu’il s’apprête à m’avouer, et, ça, je ne pourrail’accepter.

—J’ai donc commencé à la fréquenter. Elle m’offrait de superbes présents, notamment une montrequi vaut une fortune, de beaux vêtements griffés, des soirées de rêve dans des hôtels de luxe.

Quand je lui ai parlé de ma grand-mère malade, elle m’a prêté les sous. Bien vite, nos rencontres

sont devenues stables, puis elle m’a fait une offre : elle me fait vivre et, du coup, j’arrête de danser pour lui être exclusif. J’ai refusé. C’était trop pour moi. Ça allait si bien, mon job de danseur. Nous avons conclu une entente: je continuais ma carrière – je ne suis pas con, ellepouvait me laisser tomber n’importe quand pour un autre homme ou à la suite d’une chicane, ou encore je pouvais rencontrer quelqu’un, et alors je me serais retrouvé du jour au lendemainsans travail ni sou – et, en échange d’une relation stable de deux jours et trois nuits parsemaine, elle me payait un magnifique condo, une voiture, et m’offrait une carte de crédit ainsique de l’argent de poche. La vie de rêve, tu penses ! Et surtout, elle avait un grand cœur, doncbeaucoup d’argent pour ma grand-mère, à qui j’étais maintenant en mesure de payer une bonnepartie du loyer.

—L’enveloppe, c’était des sous pour elle ?—Oui.

Je ne sais pas quoi penser. Oui, c’est à peu près ce à quoi je m’attendais. Une relation baséesur l’argent.

—Tu es un genre de gigolo ?—Disons que ce n’est pas une vocation. Je n’ai pas voulu ça, ça s’est présenté à moi, c’est

tout. Je n’ai pas pu refuser de m’embarquer dans cette relation.

—Et maintenant, tu es trop engagé, tu dépends trop d’elle financièrement pour tout arrêter, c’est ça?

—Chose certaine, je suis trop engagé pour tout arrêter d’un coup, Céleste. C’est ça, la réalité présentement…

Il essaie d’attraper ma main légèrement tremblante sur la table. Je la retire vivement.

—Mais ce n’est pas que ça, la réalité. Ma réalité, c’est qu’une fille extraordinaire est apparue surmon chemin, que ce n’était pas dans mes plans, et que je ne peux pas faire comme si de rienn’était. Si tu le voulais, je pourrais tout arrêter, mais de manière progressive, avec du temps.

Il m’implore du regard. Je n’y crois pas. Il ne me demande quand même pas ça !

—Non.

Un non catégorique. Direct. Je suis fière de moi. Et j’ai mal. Ça me déchire le cœur. Car cettefois je sais que je serai assez forte.

—Je ne peux pas accepter ça, Emmanuel. C’est trop difficile. Je suis une fille jalouse de nature.Jamais je ne pourrais concevoir de te partager, même pas pour un temps. Je ne mérite pas desouffrir en t’imaginant trois nuits par semaine dans ses bras. Impossible. Désolée.

—Je comprends. Je ne me faisais pas d’illusions. Peut-être que j’avais un minuscule brind’espoir, sans plus.

—Tu m’as trompée, Emmanuel, tu m’as mentie. Jamais je ne pourrais te faire confiance de toutefaçon.

—C’est elle que je trompe. Cette femme trop vieille pour moi qui se paie du rêve. Je t’ai dit que j’avais réussi. Mais sur ce coup-là, je sais que je merde depuis le début. Que la vie, ce n’est pas facile. Que j’aurais dû faire face à mes dettes, ne pas y aller a v e c la facilité. Unefacilité qui, en fait, est devenue une misère pour moi. Perdre sa liberté, ne pas avoir droit àl’amour véritable, perdre celle que j’aime d’un amour dévastateur… Je suis le gars le plusdépouillé du monde en ce moment, malgré mon condo de rêve, mes voitures de luxe…

—Tu pourrais la quitter ce soir, maintenant, si tu le voulais vraiment, Manu. Tu es libre. AuQuébec, l’argent, c’est comme l’argent du Monopoly, on ne vit pas dans la rue quand on estdans le rouge, on vit à crédit, au pire, pour un bout. Même si on fait faillite, on a le droit derecommencer. Tu as un bon job, de l’argent de côté… Si tu es prêt à vivre sans tout ce luxeconfortable, mais assurément superficiel… C’est plus facile que tu le crois de la laissertomber…

—Je sais. Mais je ne veux pas tout foutre en l’air, tu comprends? Je veux bien faire les choses. EtJulianne est malade. Elle doit se faire opérer le

mois prochain. Je dois prendre soin d’elle. Elle n’a personne d’autre que moi. Je lui dois ça.Elle a tant fait pour moi.

—Tu tiens à elle ?—Oui. Je ne l’aime pas comme je t’aime. Je veux dire que ça n’a rien à voir avec l’amour que

je te porte. Toi que j’aimerais considérer comme ma

« vraie » copine, celle que j’imagine devenir la mère de mes enfants, celle pour qui je…

—Arrête, Emmanuel, arrête, s’il te plaît.—Oui, cette femme compte pour moi et je me sens redevable envers elle. Ça fait quand même

trois ans qu’on se voit. Si tu me laissais un peu de temps, je pourrais devenir ce gars que tuattends, Céleste.

Je le fixe dans les yeux. C’est très confus dans ma tête. Il n’était pas censé me rencontreraujourd’hui pour tenter de me ravoir.

—Non, Emmanuel, je doute fort que ça soit possible. Malgré toute ta bonne volonté, je ne pensepas que tu puisses me rendre heureuse. Je ne pense pas pouvoir te combler à moi seule. Etsurtout, la situation me dépasse. Je ne peux pas accepter ça.

—Je comprends.

Un long silence s’installe.

—Ta réalité ne peut pas coller à la mienne, de toute évidence.

Il ne répond pas.

—Je pense que tes confidences sont terminées…

—Oui, elles le sont.—C’est bien. Je te suis reconnaissante de t’être ouvert à moi de la sorte. C’est vrai que je te

détesterai un peu moins de m’avoir fait du mal.

Je retiens un sanglot. Merde! Je m’étais juré de ne pas pleurer devant lui. Lui aussi, devantl’imminence de notre séparation officielle, a la larme à l’œil. C’est vraiment désolant, tout ça,et souffrant.

Je me lève. Il se lève abruptement.

—Céleste… j’ai très mal, moi aussi. Tu pourrais essayer, au moins, ma petite étoile…—Ne m’appelle plus comme ça… Et ne sois pas égoïste, Emmanuel.—Tu as raison. Je te souhaite de rencontrer un bon gars et d’être heureuse.—Je te souhaite une belle vie, Emmanuel. Tu le mérites. Je préférerais qu’on ne garde pas contact,

ce sera moins difficile ainsi. Je vais t’enlever de mes amis Facebook, ne m’en veux pas.—Non, c’est bon, je comprends.—Bye.

—Bye, ma belle.

Je le plante là et je quitte le café. Je n’ai même pas payé mon verre. Tant pis. Il est riche, lui !Et si je reste une minute de plus, je vais éclater en plein restaurant, c’est certain !

Je sors sur le trottoir d’un pas rapide. Je sens qu’on m’agrippe le bras par-derrière. Manu estsur moi.

—Un baiser d’adieu, mon amour…

Il plaque ses lèvres avidement sur les miennes. J e réponds à cette invasion pendant uneseconde avant de reculer vivement et de le gifler. Je suis en larmes.

—Non! que je hurle. Ce n’est vraiment pas correct, Emmanuel. Tu n’as plus le droit de me toucher.Et n’essaie plus jamais d’entrer en contact avec moi, compris ?

Les larmes glissent sur mes joues.

Il acquiesce de la tête, blessé. Je me ressaisis d’un coup, la colère me quitte, alors que jevois toute la douleur du monde dans ses yeux.

Je poursuis mon chemin d’un pas rapide, en pleurs. Manu ne me poursuit pas.

J’entends la serveuse qui est sortie du resto, à nos trousses : — Votre bill !

Cette conversation m’a chavirée. Beaucoup d’informations en peu de temps. Toutes plustroublantes les unes que les autres. Impossible de continuer avec un gars aussi abîmé. En cemoment, émotivement, je ne suis pas assez forte pour l’aider à s’en sortir. Et je me rendscompte que, malgré toutes ces confidences, des questions demeurent en suspens : pourquoitoutes ces enveloppes louches qu’il passe en douce à certains gars de club ou de bar? Cettebataille de la semaine passée, cette joue abîmée ? Pourquoi ? Je pense qu’il me cache autrechose de grave. Tant pis… ce n’est plus de mon ressort. Et l’enquête est terminée pour moi.

23

Deux mois plus tard

—Personnellement, je ne l’aime pas trop, ce tableau, il alourdit ta chambre.—Bon, monsieur le jaloux, ne serait-ce pas plutôt parce qu’une certaine personne que tu ne portes

pas trop dans ton cœur me l’a offert ?—Non! Je le trouve juste trop gros pour la pièce, c’est tout ! Et toutes ces couleurs qui tourbillonnent

me donnent presque mal au cœur… Pas toi ?—Non, moi, je l’adore !

Je suis même très heureuse d’avoir finalement accepté cet onéreux présent à la suite des nombreusesinsistances de mon ancien amant lors de cette fameuse soirée riche en émotions il y a déjà plusieurssemaines de cela.

—Profites-en ! Si on a une maison ensemble un jour, il va falloir lui trouver un autre endroit que lachambre à coucher!

Bon, il commence à montrer son caractère, à ce que je vois… Normal, puisque depuis près de deux mois on a pratiquement passé toutes nos soirées ensemble. Toutes les nuits, à tout lemoins, chez lui ou chez moi. Léo et moi sommes devenus inséparables.

—Ça va, toi, ce matin? Tu as l’air contrarié.—Non, ça va. Je gère beaucoup de stress ces temps-ci, c’est tout. Viens là, ma belle, tu sais que

tu as le pouvoir de me rendre le sourire très rapidement.

Je vais me blottir dans ses bras. J’empoigne sa queue. Oh… À son meilleur ! Je commence àle caresser.

Mmm… L’excitation me gagne rapidement à mon tour. Nous sommes un nouveau couple, doncle sexe fait partie de nos activités quotidiennes. Avec Léo, le sexe, c’est très bien. C’est mêmeexcellent. Un peu comme ce l’était avec Justin. Même que je trouve que Léo a appris très vitece que j’aimais. On fait l’amour beaucoup, on baise un peu. Sauf que la fille mal faite que jesuis s’ennuie parfois du toucher de Manu, avec ce petit plus… Celui qui me faisait vivre desémotions fortes, juste un peu plus.

Avec Léo, je vous assure, c’est bon. Il est généreux, très doué, attentionné. Bref, il me faitsentir bien dans ma peau. Il est un beau et bon gars. Le gars parfait pour moi. Pas comme Manu,le bad boy. Peut-être que c’est ce que j’aimais en lui finalement. Quand il me touchait, jeressentais l’ardente intensité dans toutes les fibres de mon corps. Sauf qu’après l’amourl’homme tourmenté disparaissait, laissant le vide et le manque dans mon être. Del’intensité éphémère contre une longue et interminable douleur par la suite.Plus jamais je ne voudrais revivre ces émotions malsaines !

Léo et moi n’avons pas beaucoup de temps, les minutes filent et nous devons partir. Nos cours

nous attendent. Alors que je m’applique à sucer vigoureusement son pénis, Léo me tourne pourme prendre en levrette. C’est tellement bon dans cette position ! Je ferais ça toute la journée!Je prends la pilule maintenant, on a fait nos tests dernièrement, donc on peut se laisser allerl’un dans l’autre sans risque. Léo agrippe vigoureusement ma queue de cheval, ce qui faitmonter d’un cran mon excitation. Pendant l’énergique va-et-vient, je lui caresse les bijoux defamille par-derrière. Il adore ça ! Ça le fait jouir… ce qu’il fait d’ailleurs, se laissant aller enmoi, gémissant en des plaintes victorieuses. Et mon sexe se délecte de la sensation du sien quise convulse et explose.

Nous nous étendons quelques minutes, le temps de reprendre nos esprits.

—Tu vois, la toile me tape déjà moins sur les nerfs. C’est l’effet que tu as sur moi : tout setransforme en beau quand tu me fais l’honneur de m’envelopper de ton amour, ma beauté.

—Tu es adorable, mon chéri. Nous nous embrassons tendrement.

—On doit se préparer maintenant.

—Attends…

Léo glisse ses doigts le long de mon ventre, jusqu’à mon sexe. Ils se mettent à caresser monclitoris.

—Qu’est-ce que tu fais ? On n’a plus de temps…—Tu ne refuseras pas un orgasme, quand même ! Et tu es si excitée… Je te connais, quand tu

es chaude comme ça, tu viens en deux minutes.

Ces paroles sont sensuelles et douces à mes oreilles.

—Tu sais à quel point j’aime faire jouir ma blonde, ça me donne presque plus de plaisir que monpropre orgasme.

Ces paroles m’excitent davantage. En effet, pourquoi m’en passerais-je ? Ça commence sibien une journée.

Depuis que je lui ai appris avec quelle vitesse et quelle pression me to uc he r , Léo esttellement doué. J’enfouis mon visage dans sa poitrine. Il sent si bon, mon chum. Je tâte sesbiceps, ça m’échauffe davantage. Toucher le corps d’un homme qui nous émoustille, quelleallégresse ! Ses doigts plongent dans ma fente complètement lubrifiée avant de revenir à monclitoris. La caresse en est encore plus délicieuse ainsi.

—Tu es chaude, ma belle. Tu aimes ça, hein ? Je n’ai jamais autant aimé caresser un sexe que letien, tellement bandant…

J’aime quand il me chuchote des mots cochons à l’oreille. C’est le ton qu’il emploie. Cettevoix grave, de la pure virilité. Ça fait monter mon plaisir, encore et encore. Oui, ça y est ! Lesouffle court, j’explose entre ses bras.

J e plane quelques secondes encore avant de m’habiller en quatrième vitesse. Nous allonspréparer notre petit-déjeuner. Café, bol de céréales, banane. On mange toujours la mêmechose. Un peu redondant, pour moi qui aime la variété. J’ai remarqué que Léo est plutôt

routinier. Comme Justin l’était. Ce n’est pas grave, il a plein d’autres qualités. Mon Léo, il est parfait… presque tout le temps. Car je commence à trouver que certaines de ses sautes d’humeur (isolées, je dois dire) sont parfois inquiétantes. Pourtant, les hommes n’ont pas de SPM… Peut-être qu’on se voit juste trop souvent! Il faut dire que notre histoire a évoluétellement rapidement, c’est fou ! Nous n’habitons pas ensemble, mais c’est tout comme. Je suisplus souvent chez lui, car il n’a pas de coloc. Et j’aime bien l’énergie de son appartement. Ilpossède une énorme bibliothèque pleine de livres que j’adore ! Je lui ai même déjà présentémes parents il y a deux semaines, quand ils sont descendus me voir en ville. Ils l’ont bien aimé.

Avec lui, j’essaie de laisser les choses aller sans trop me poser de questions. Je sens que ça pourrait être du long terme, nous deux. Et quand je me mets à réfléchir à tout ça, je panique. J’angoisse. Je ne sais pas trop où j’en suis. J’évite d’analyser mes sentiments. C’est peut-être pour ça qu’on est tout le temps ensemble : il me fait du bien et m’empêche de sombrer. Pourl’instant, il semble être un bon équilibre dans ma vie, sans compter qu’il m’empêche de penserà l’autre…

Même si son ombre n’est toujours pas loin.

—Mercredi prochain, on organise un souper pour l’anniversaire de Yan dans un resto branché ducentre-ville avec les gars du 281. J’ai hâte de voir ça ! Habituellement, les blondes ne sont pasinvitées, mais cette année c’est plus gros, on fête le départ de Carl, et il se trouve que la blondede Yan est sa meilleure amie. Donc on fait changement, on invite les filles. J’aimerais que tum’accompagnes.

J’hésite. Manu sera sûrement là, et il le sait. Léo est jaloux. Cordonnier mal chaussé. Monchum est excellent pour comprendre et expliquer les comportements humains, sauf qu’il a parfoisdu mal à gérer ses émotions en amour. Pourtant, il affirme sincèrement me faire confiance.

—Je ne sais pas trop, tu tiens vraiment à ce que je t’accompagne ?

—Ne t’en fais pas, je sais à quoi tu penses, mais Emmanuel ne sera pas là. J’étais présent quand il a décliné l’invitation, il s’en va à la Barbade avec je ne sais quelle pitoune…

Moi je sais avec qui il y va: avec sa « madame», c’est certain ! Ça me donne des mauxd’estomac juste à y penser !

—D’accord, je veux bien t’accompagner, mon chéri. Si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir aussi.

J’enroule mes bras autour de lui alors qu’il vient me porter mon café. Il me donne un baisersur la tête.

Il y aura du beau monde à cette soirée, c’est clair. Ça fait un petit bout de temps que je nesuis pas sortie. Redevenue sage à étudier et travailler, j’ai délaissé les partys. Émilie metrouve un peu plate, mais ça fait du bien à mon foie et à mon portefeuille, sans compter que letemps froid me décourage de sortir après le souper.

Je vais chercher le lait dans le frigo pour nos céréales.

—Super. J e suis content. J’adore traîner ma blonde en public comme si c’était mon trophée dechasse !

Il me tire la langue. Il plaisante, bien sûr.

—Ha ha, très drôle, monsieur le macho!—Viens là.

Il plonge son regard ardent dans le mien, capture mon poignet et m’attire à lui.

—Céleste…—Quoi, mon chéri?—Je t’aime.

Oh… Le premier « Je t’aime » officiel, bien senti.

Une hésitation de ma part. Puis ma réponse se fait pleine de sincérité :

—Je t’aime aussi.—Sauf que tu me fais peur, mon amour. Ça me trotte dans la tête ces derniers jours… Ça s’est passé si

vite entre nous… Quand tu es revenue vers moi, j’étais tellement victorieux. Tellement heureux. Tusais à quel point je te voulais, et tu sais à quel point je ferais n’importe quoi pour toi…

—Oui, je sais ça, mon amour. Ça a bien coulé entre nous, quand j’ai décidé d’arrêter de niaiser…—C’est ça, le problème. Je ne sais pas à quel point c’est clair dans ta tête. Je tiens vraiment à toi. Je

ne me rappelle pas la dernière fois où j’ai pu ressentir ça, et tu vois, ça me fait peur. Car j’ai ladésagréable impression que tu pourrais m’échapper à tout moment. Tu es là. Mais je crains den’être que de passage dans ta vie. Parce que tu as plein d’autres belles choses à vivre. À découvrir.Parce qu’un autre t’a jalousement gardée trop longtemps pour lui seul. Et ça me tue.

Ouf… intense, celui-là, ce matin…

—J’aimerais tellement être ce gars, ce dernier gars qui te garderait pour la vie. Avec qui tu auraisenvie de rester. Je suis tellement bien à tes côtés. Je pile sur mon orgueil en me dévoilant ainsi, mais je ne suis pas con. Les chances sont minces que tu me gardes éternellement… Et pourtant, on fait un si beau couple, on s’entend super bien, non?

—Léo… C’est tellement beau, ce que tu me dis. Oui, on s’entend super bien. Mais tu réfléchis trop.Ne te fais pas de mal pour rien, ok ? C’est vrai que j’ai vécu longtemps en couple et que je n’aipas beaucoup d’expérience en relation sentimentale et sexuelle… Mais je n’aime pas qu’on medise que j’ai besoin de temps pour être seule ou pour vivre d’autres histoires. Personne n’estpareil. Personne n’a besoin de la même chose dans la vie. C’est vrai que je suis en période detransition, je dois savoir qui je suis, savoir de quelle façon j’aimerais mener ma vie. Mais si je suis bien présentement dans une relation amoureuse, il n’est pas nécessaire de se poser mille et une questions, surtout quand c’est récent. Comme tu dis : on fait un beau couple, on s’entend bien, donc on laisse aller les choses et on verra où ça nous mènera, d’accord?

—Tu as totalement raison, ma belle. Je ne veux pas t’embêter avec mes appréhensions. T u asd’autres chats à fouetter. Comme cette exposition… je suis tellement fier de toi.

Moi aussi, je suis fière de moi. J’avais raconté à Léo ma soirée avec le couple au pub et ilm’avait convaincue de saisir l’occasion de rencontrer la propriétaire de la galerie d’art. Jesuis donc allée boire un café avec elle. Nous avons ri en nous rappelant l’offre que son mari etelle m’avaient faite. On s’accordait bien, toutes les deux, surtout professionnellement. Parconséquent, dans quelques jours, je vais exposer quatre de mes toiles dans une expositioncollective ayant pour thème « Le temps qui passe ». Ce que j’aime de Léo – Manu étaitégalement comme ça –, c’est qu’il me pousse à me dépasser, à développer mon côté créatif. Cen’était pas le cas de Justin. On dirait que tout ce que mon ex souhaitait était que je ne me mettepas trop d’idées de grandeur dans la tête. Pas trop de rêves à grande échelle. Pas tropd’extravagances. Pas trop de voyages. Pas trop d’ouverture. Pas trop de réflexions. Car tout ça nuit à la stabilité, au confort, à la sécurité, à la prudence. Rien de très excitant pour l’étudiante montréalaise branchée sur le monde que je suis en train de devenir! Celle qui se rapprochesérieusement de la « vraie » moi !

24

Montréal en décembre, c’est beau! Toutes ces lumières, tous ces petits marchés de Noël,comme celui à la sortie du métro Mont-Royal… c’est magique ! Je vais quand même emmener Léovoir celui qui se prépare dans mon village natal. Cette semaine, mon amoureux et moi sommesd’ailleurs allés acheter un sapin bien dodu. Je me suis surprise à me demander si Emmanuel auraitvoulu faire cette agréable activité avec moi. Moi qui adore l’esprit des fêtes, je me questionne surcomment ça se passe pour lui avec sa famille éclatée, avec sa Julianne… Il ne doit pas être tropen peine : il est à la Barbade avec elle en ce moment…

La soirée de fête est arrivée. Nous avons combattu le froid. Il n’y a pas encore de neige. Biendommage, car il me semble que de beaux flocons viendraient apaiser ce temps glacial. Nouspénétrons dans le resto au concept ultra moderne. Nous trouvons notre table. Une longue tablepour vingt personnes. Cette gang-là m’intimide. Des individus hyper beaux à la fortepersonnalité. Quelques gars ont emmené leur copine, toutes plus « canons » les unes que lesautres. Mais je ne suis pas mal non plus ce soir. J’ai mis le paquet. Pour être à la hauteur. J’aimême eu droit au: « Je ne sais pas si je vais te laisser sortir comme ça, tu es vraiment tropbelle… » de mon chum jaloux qui s’assume. C’est mignon parfois, la jalousie, et flatteur, quandça ne tombe pas dans l’excès…

On commande un verre. On jase. Tout va bien, je commence à me détendre. Yan, le fêté, estun bouffon. Il sait mettre de l’ambiance dans la place et faire lever le party ! Et son humourrend à l’aise. Ce n’est pas de mauvais goût. C’est un bon Jack, comme dit Léo. Bref, tout sedéroule bien, jusqu’au moment où je manque de m’étouffer…

Je vois un visage familier au fond du restaurant, parmi les clients qui prennent un verredebout. Merde! Il nous a vus. Emmanuel.

—Fuck ! Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? me chuchote Léo en serrant les dents lorsqu’il l’aperçoit àson tour.

Le danseur marche droit vers nous, le seul chemin pour se rendre à la table de notre groupe.Dieu qu’il est toujours aussi beau! Misère…

J’essaie de me contrôler, mais comme une niaiseuse je tremble presque. J e ne m’y étaisaucunement préparée et je ne peux nier que ça me bouleverse plus que je l’avais imaginé. Ils’arrête juste en face de nous. Son air est désinvolte, content de nous voir, sans plus.

—Salut, vous deux !

Oh… Ses yeux bleus sur moi, tellement magnifiques !

—Salut, que nous répondons en chœur. Il s’incline légèrement en ma direction.—Céleste, ça fait longtemps.

Son parfum… Mon Dieu! Il s’approche et je chavire. Je voudrais tout sauf ressentir ce que je

ressens en ce moment! Emmanuel, c’est de l’histoire ancienne…

—Oui. C’est vrai.

Comme une conne, je suis au bord des larmes. Franchement, pourquoi tant de sentimentalité pour une aventure de passage ?

Ah non! Je sens mes yeux devenir vitreux, sans parler de cette maudite boule qui grossit dansma gorge et qui me brûle… Reprends-toi, pauvre nouille, qu’est-ce que les deux hommesdevant toi vont penser ? Que la brève idylle entre Emmanuel et toi avait de l’importance.Pourtant, c’est bien la dernière chose que tu souhaites !

Manu m’observe, inquiet. Je sens que Léo à mes côtés se tourne aussi pour mieux meregarder. Eh merde!

Contrarié, Léo demande à Manu:

—Tu n’étais pas supposé être à la Barbade, toi ?

Léo, je ne veux pas te faire de la peine. J’espère que tu n’as pas décelé mon début delarmes…

—Oui, mais j’ai changé mes plans à la dernière minute…

À ces mots, il pose son regard sur moi.

—Et en plus, je ne pouvais quand même pas manquer cette belle fête, non?—Ouais… Content de te voir, mec.—Moi aussi.

Les gars ne gagneraient pas le prix Nobel de la sincérité en ce moment. Ils se serrent quandmême la main. Ouf ! L’atmosphère semble se détendre un peu.

—Céleste, je ne t’ai même pas embrassée, je suis impoli.

Emmanuel me fait la bise. C’est bon, cette proximité à nouveau. Trop bon, beaucoup trop bon,hélas… J’aurais aimé qu’il ne soit pas là ce soir. Pour que le feu ne se ravive pas en moi. Il medemande comment vont les cours, sans plus.

Pendant le souper, il me lance régulièrement des coups d’œil. Je le sens. Je le vois faireparfois. Je le regarde à la dérobée. C’est très minable pour Léo.

J’essaie d’avoir l’air bête, mais je suis tellement heureuse de le revoir que ça ne fonctionnepas ! Je me convaincs que ça me passera, que c’est le choc de le rencontrer. Qu’il n’a paschangé, qu’il est toujours le même. Et qu’il y a encore cette femme dans le décor, c’est certain.Sinon il me l’aurait fait savoir. Il aurait tout fait pour me ravoir, s’il l’avait vraiment voulu. Ilconnaissait mes sentiments pour lui, il savait ce que j’espérais de lui.

Léo me laisse quelques minutes pour aller aux toilettes. Il n’en faut pas plus à Manu pour meretrouver et me chuchoter à l’oreille :

—J’arrête tout. Je te reprends.

Le souffle me coupe. Je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’il me sorte de telles paroles.

—Hein? Voyons, Manu! Tu sais bien que ça ne marche pas comme ça. Arrête, ton élan de jalousieest passager.

—Non. Ça fait trop longtemps que j’y pense. Je suis prêt maintenant. Laisse-le et pars avec moi,Céleste, je ne plaisante pas.

—Arrête, je te dis. Pourquoi tu me fais ça ici ? Sans préparation. Tu ne peux pas me demander ça. J e ne prendrai pas le risque de laisser tomber Léo pour un gars qui a toujours manquéd’honnêteté envers moi, pour un gars qui débarque comme ça, après des semaines…

—Et pourquoi tu t’es mise si vite en couple aussi ? Tu n’es pas capable d’être seule, Céleste ?

Je sors de mes gonds.

—Tu viens m’insulter en plus ? Ça n’a rien à voir… Je pense que tu connais suffisamment Léopour savoir qu’il est génial et qu’il est en plein mon type de gars.

Manu est bouche bée, la rage et la jalousie dans le regard.

—Arrête tes conneries. Tu sais bien que c’est moi ton genre de gars.—Assez, Manu. Va-t’en, s’il te plaît, je ne veux pas inquiéter Léo. Il va revenir d’une minute à

l’autre.

J e m’éloigne rapidement, juste au bon moment, car je vois mon compagnon approcher endiscutant avec Chris.

De retour à mes côtés, il passe un bras autour de mes épaules.

—Ça va, ma belle ? Tu as l’air bizarre.—Oui, ça va très bien ! Mais je n’ai plus rien à boire.—Oh… attends, j’y vais. Tu veux un autre…—Pas la peine, mon chéri. C’est à mon tour d’offrir la tournée! Chris, tu en veux un aussi ?—Oui, c’est gentil. Il s’adresse à Léo.—Chanceux, tu as déniché un ange!

—Oui, je sais. Un ange. Une perle rare. Une petite merveille. Appelle ça comme tu veux, je l’aitrouvée et je ne la laisse plus partir !

Il me fait un clin d’œil. Je me dirige vers le bar.

Ouf ! En fait, je voulais seulement être un peu seule, à l’écart. Avoir le temps dedécompresser, car je me sens très tendue après cette dispute éclair, après cette demandebouleversante, le cri du cœur d’un gars qui est désormais tout à fait conscient de ce qu’il aperdu… Trop tard, mon grand! Je suis ailleurs maintenant.

Le service est long au bar. Manu est de l’autre côté de l’immense superficie rectangulaire quisert de bar central. Je l’observe à la dérobée. Il semble enjoué, et en même temps je ne le senspas heureux. J’aimerais savoir comment va sa vie, comment va sa grand-mère. Mais je doisgarder mes distances, ne pas être trop empathique envers lui, car je tomberais dans le panneau.

Quand je retourne auprès de Léo, son air a changé. Je tends le verre à Chris. Il me remercie et

continue sa discussion avec sa copine du moment, une grande blonde aux jambes hyper effilées,super complexant!

—Je t’ai demandé si tout allait bien et tu m’as répondu oui, Céleste. Pourquoi m’avoir menti?

Ouf ! Il est très contrarié ! Qu’est-ce qu’on a pu lui dire ?

—C’est vrai que je vais bien, je ne comprends pas ta frustration.

—Ne joue pas à ça, Céleste. Je te fais confiance, alors explique-moi ce qui s’est passé.

Fuck ! Quelqu’un nous a dénoncés.

—Quoi? Que j’ai discuté vaguement avec Manu, c’est ça ?—C’était une discussion pas mal intense, il paraît.—Merde, c’est quoi, ces foutaises ? Et qui t’a rapporté ça ? La personne ne s’est vraiment pas

mêlée de ses affaires.

Serait-ce lui qui aurait demandé à l’un de ses amis de nous surveiller ? Je pense que çapourrait être son genre.

—On se fout de qui l’a dit. Moi, j’aimerais savoir ce que vous aviez de si important à vousraconter!

Je n’ai jamais vu Léo si enragé.

—Rien. Il a pris de mes nouvelles, c’est tout.

Je ne veux pas lui mentir. Mais je ne veux pas non plus que la soirée s’envenime.

—Je ne te crois pas, Céleste. Tu mens mal. Il veut te reprendre ? Il veut encore coucher avec toi,c’est ça ?

Il lève le ton. Mon Dieu! Léo est peut-être plus jaloux que la normale, mais pas maladif,quand même… Sauf que, lorsqu’il s’agit d’Emmanuel, il ne répond plus de lui.

—Arrête. Non! Ce n’est pas ça…—Dis-moi la vérité, Céleste !

Je pourrais la lui dire, mais je n’aime pas du tout son regard. Il me fait presque peur. Commecelui d’un gars en manque de contrôle.

Je tourne la tête. Il insiste :

—Maintenant!

Il a crié. Des têtes se sont retournées. C’en est trop ! J’ai honte.

—Assez. Je pars.

Je fais un pas et il m’agrippe brutalement le bras.

—Non. Tu restes. Tu dois me parler.—Arrête, tu es devenu fou ou quoi?—Oh… on se calme, intervient Yan. Ça va, mon pote?

—Non, ça ne va pas. Céleste et moi, on doit y aller, on doit discuter !

Euh… non! Je n’ai pas envie qu’il me suive dans cet état.

—Reste, Léo, c’est ton party. Moi je pars et on discutera demain, ok ? Je te jure que tu t’énervespour rien.

Son regard se radoucit. Sa main glisse jusqu’à la mienne, qui est tendue. Son contact physiquen’est pas le bienvenu, mais si ça peut l’apaiser…

—Rentre avec moi, Céleste. Ça va, je suis calme. Seulement, je ne me sens plus en état de fairela fête. Pardonne ma réaction excessive, je suis désolé.

—Ça va, on rentre.

Oui, ça vaut mieux. Pour éviter une bataille ! Ou du moins une autre querelle.

On part. On marche d’un pas rapide. C’est fou comme je passe mon temps à dévaler les ruesde Montréal depuis que j’y habite. À peine l’occasion de profiter du paysage…

—Tu te souviens de la fois où je t’ai confié avoir été un gars jaloux, par le passé, du temps de mapremière blonde, mais que j’avais appris à ne plus l’être ?…

—Oui. Je m’en souviens.—Bien on dirait que ça revient avec toi, et honnêtement je déteste ça ! Toi et ton histoire avec

Manu, ce que tu sembles encore ressentir pour lui…—Arrête, voyons. C’est fini, tu le sais bien.

—Non. Justement. Tout me montre le contraire !

Pourtant, j’essaie tant bien que mal de ne pas succomber à nouveau, de cacher mon jeu, messentiments.

Léo stoppe net.

—Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu ne ressens plus rien pour lui.

Je m’apprête à répondre vivement ce qu’il veut entendre lorsque quelque chose m’enempêche. Je me ravise. Je ne peux pas : ce serait un trop gros mensonge pour lui, pour moi. Ehmerde! Je baisse les yeux, infiniment attristée.

—Je vois…

Il y a un long silence. Je prends courage et lève les yeux vers lui.Les siens brillent d’unmélange âcre de douleur et de déception. Puis d’une autre lueur que je n’arrive pas à discerner.Son attitude a changé:

—Ça va, ce n’est pas grave. C’est normal que tu ressentes encore un peu de désir pour lui. Quellefille n’en aurait pas ? C’est quand même l’étoile du 281. Et moi qui m’évertue à travailler dans cedomaine où le beau monde pleut et où les tentations sont quasi quotidiennes. Je dois apprendre àme forger une carapace.

Je n’ose rien dire. Sa réflexion m’ébranle.

—Je dois lâcher prise. Jamais je ne voudrais contrôler tes pensées, Céleste. Moi aussi, j’ai des

envies, je suis tenté par d’autres filles, parfois.

Monsieur n’est pas si parfait ! Voilà que le chat sort du sac !

—Mais le foutu problème, c’est que, depuis que tu es entrée dans ma vie, ça ne m’arrive jamais !

Oups! Il regagne des points.

—Et je pense que, si tu me quittes un jour, tu me briseras le cœur d’une manière que tu ne peuximaginer.

Sa voix tremble. C’est si beau, si senti, ce qu’il me dit…

—Léo…

Je m’élance dans ses bras. Nous nous étreignons en plein cœur de la rue Laurier.

C’est ça, ma nouvelle vie. Comme dans les romans. Comme dans les films. Est-ce que çavalait le coup? Aucune idée. Est-ce que j’étais mieux à rêvasser devant mon écran, bienconfortable, bien entourée, sans réels soucis relationnels, sur le bord de mon fleuve tranquille? Avec mon amoureux tranquille ? Aucune idée, mais je me sens vivante plus que jamais.Dévastée. Mais bien vivante.

Léo… tu devrais me laisser partir.

25

Nous sommes rentrés. Nous ne parlons pas.

Nous nous dirigeons droit vers la chambre à coucher et nous baisons. Sauvagement. Léo estdéchaîné ce soir et je pense qu’il a besoin de faire sortir toute son agressivité. J’ai droit à la baisela plus brutale de ma vie ! Avec Emmanuel, c’était souvent bestial. Mais c’était de la douceviolence. Tout en contrôle. Léo, lui, se défoule carrément. Comme si le sexe était une excuse.Comme si user de violence au lit, c’était correct, mais que la violence sans le sexe ne l’était pas.

—Je t’aime tellement, qu’il grogne, pourquoi j’ai l’impression que tu vas m’échapper?

Il me martèle de coups. La première gifle qu’il m’assène au visage me saisit. L’adrénaline monteen moi. Il a vraiment fait ça ? Ça ne fait pas mal, mais ça me sonne. C’est insultant. En mêmetemps, ça me ramène à l’homme avec qui je couche. Car j’avoue que je suis ailleurs, le visaged’Emmanuel m’obsède. Son corps me hante. Son parfum que je voudrais sur moi… C’est dément!Mais pourquoi à ce point? Serait-ce une question de phéromones, d’odeurs qui touchentl’inconscient et qui m’attirent inexorablement quand je suis près de lui ? Alors que j’allais bien?J’arrivais à me contrôler pour ne pas penser à lui. Mais là, je vis cette baise malsaine où laviolence et le fait d’imaginer mon beau danseur me font vivre des émotions nocives dans les brasd’un homme qui commence à me faire peur.

—Petite pute, tu aimerais qu’il te baise encore, c’est ça ?

Léo est devenu misogyne en plus ? Il devine. Il n’est pas con. Ses doigts se referment sur mon cou alors qu’il me pilonne l’intérieur. Il resserre son emprise. Mon Dieu… ça va trop loin.Il veut m’effrayer ou quoi ? Le pire, c’est que ça m’excite, même si ça ne devrait pas.

—Pourquoi tu es venue me relancer il y a deux mois si ce n’était pas clair dans ton esprit ? Tume fais mal, Céleste. Tu m’as laissé m’attacher. Ce n’était pas correct. Tu mérites que je tebaise comme ça.

Il jouit enfin en moi, il me tombe dessus. Bien vite, je panique, je le trouve lourd. Je suffoque,j’ai besoin d’air. J’essaie de le repousser, mais il résiste.

—Pousse-toi, Léo, j’étouffe.

Au lieu de le faire, il enfonce sa tête plus loin au creux de mon cou et me respire.

Je lève le ton:

—Pousse-toi, j’ai dit ! Je me mets à pleurer.

—Ça va, tout va bien, ma belle.

Il roule à mes côtés et caresse doucement mes cheveux.

—Désolé si je t’ai un peu brassée. Mon amour pour toi est tellement douloureux, ma chérie…

Quand ça se libère, ça devient violent… De toute façon, je voyais que ton corps adorait…—Tu sais que j’aime me faire brasser, comme tu dis, mais seulement dans un climat sain dans

lequel je suis en confiance. Quand la rage te gagne, que tu es en colère contre moi et que tu lefais pour te défouler, c’est autre chose…

—Je m’excuse, ma belle, oui, tu as sûrement raison, j’y suis peut-être allé fort.—C’est toi-même qui m’as expliqué que les jeux sexuels hard doivent se faire dans un

environnement de confiance et de paix à la base.—Tu as raison, je m’en veux. Tu sais que je suis un bon gars, Céleste, hein?

Il agrippe mon visage de ses deux mains. Ses yeux sont suppliants.

—Oui, je sais que tu es un bon gars, Léo.—On oublie tout ça, d’accord? Je lâche prise, je te jure. Parce que je t’aime. Dorénavant, je

serai l’amant le plus doux du monde. Tu mérites de te

faire traiter comme une princesse, rien de moins. Tu sais que je suis capable de le faire, jeprends bien soin de toi, non?

—Oui, tu es le chum parfait, Léo.

C’est vrai qu’il prend bien soin de moi, qu’il est généreux, plein de belles attentions auquotidien. Peut-être qu’on devrait oublier tout ça…

—Je vais me faire pardonner maintenant.

Sa main caresse mon ventre, puis descend plus bas.

—Non…—Oui.

Je n’en ai pas envie. Même si la tension en moi, dans mes parties intimes, est incroyable. Etqu’un orgasme pourrait apaiser tout ça…

—Léo…

Il ne m’écoute pas, descend son visage vers ce point si sensible de mon corps. Décidément,on dirait qu’il commence à me considérer comme sa chose, une chose à conserver jalousement,à utiliser selon son bon vouloir…

Sa langue s’affaire, avide, à me goûter, à me lécher, sans vergogne, partout à l’intérieur demes cuisses qu’il a généreusement écartées. Et puis ses lèvres empressées, sa bouche vorace,finissent par atteindre mon clitoris en feu. Elles se mettent à le téter sans répit, commeassoiffées. Mon amant suce mon clitoris du plus loin qu’il le peut, ne me laissant aucunechance. Les sensations extrêmes m’envahissent à la vitesse de l’éclair. J’éclate en un orgasmedéchaîné, le corps secoué de spasmes violents.

Je suis en sérieuse overdose d’émotions. Achevezmoi quelqu’un ! Emportez ma dépouillesur le bord de mon fleuve tranquille. De la tranquillité, oui. C’est assurément ce dont j’auraisbesoin…

Le lendemain, je retrouve mes esprits. La tempête s’est calmée, sauf que je suis mêlée…

Manu, pourquoi es-tu revenu? Pourquoi semer le doute dans mon esprit ? Des paroles, encore.Aucune action concrète me prouve ton amour sincère, ton sérieux envers moi.

Ça cogne à la porte. Je me dirige vers le vestibule pour aller répondre, mais Léo m’arrête,me faisant sursauter :

—No n! m’ordonne-t-il, paniqué. J e m’en occupe. Tu peux retourner tepréparer.

—Tu attends quelqu’un ?—Non… oui… rien d’important.

Des cachotteries ? Pas toi aussi ? J e fais semblant de disparaître dans la chambre, maisj’espionne. Il y a cet homme, au blouson de cuir, à l’air d’un bum…

Je rêve ou il lui tend deux enveloppes ? Léo cachet-il ces foutues enveloppes lui aussi ? Ondirait les mêmes que celles qu’Emmanuel faisait circuler. Seraient-ils tous les deux liés à lamême activité illégale ?

C’est quoi, ça ? Mon nouveau karma de tomber amoureuse des gars croches ? Deux desuite… Je n’ai vraiment pas de bol ! Tous ces échanges louches me donnent de sévères maux detête.

Quand le visiteur part, c’est plus fort que moi, j’explose :

—Merde, c’est quoi, ces enveloppes-là, Léo? Manu en passait aussi ! Vous êtes de mèche?—Ce n’est rien. Je t’assure. Tu n’as pas à t’en faire.

Je n’en démordrai pas aussi facilement. Il vient de toucher une de mes cordes sensibles.

—Tu es sérieux, Léo ? Toi qui me dis être différent et à qui je peux faire confiance. Foutaise !Vous êtes pareils, tous les deux! Croches, malhonnêtes et agressifs, de la même trempe…

Je cours vers la chambre, frustrée. Je vais prendre mes affaires et foutre le camp d’ici. Jen’en peux plus des gars malhonnêtes de Montréal. Ça me donne juste envie de retourner d’où jesuis arrivée il y a presque six mois… Chose certaine, cet incident me fait réaliser que je nesuis pas aussi attachée à Léo que je le pensais. Je déchante gravement en ce moment. Commesi c’était le dernier coup dont j’avais besoin pour me rendre compte que je ne suis pasamoureuse plus qu’il le faut du barman qui m’avait tant attirée à la fin de l’été.

Léo me rejoint, en panique. Il agrippe mon bras.

—Lâche-moi !—Pourquoi tu es si fâchée?—Parce que je n’en peux plus qu’on se foute de ma gueule ! Je suis tannée des secrets ! Assez, c’est

assez !

Je commence à remplir ma valise de mes vêtements qui traînaient sur la chaise berçante de lachambre.

—Tu fais quoi, là, Céleste ? Je mets mon bagage sur le lit.—Tu ne vois pas ? Je débarrasse.

Il m’agrippe cette fois par les deux bras et me force à le fixer dans les yeux.

—Lâche-moi, Léo…

Mais il ne desserre pas sa prise, essayant au contraire du mieux qu’il peut de me souder à lui,de m’emprisonner dans son regard.

—Hé, ma belle, regarde-moi, s’il te plaît. Ne fais pas ça, ok ?

—Léo, laisse-moi m’en aller…—Non. Je ne peux pas.

Ses yeux me montrent tout le désarroi du monde.

—Pourquoi pas ?—Parce que j’ai l’impression que si je te laisse filer tu ne reviendras plus jamais.

Silence.

—J’ai raison, Céleste ?—Tu vas me dire qui était ce gars ?—Je ne peux pas.—Peut-être que tu as raison… Je ne sais plus où j’en suis. J’ai besoin de temps pour moi,

pour réfléchir.—À cause de Manu, c’est ça ? Parce que tu l’as revu hier? Tu resterais pour lui, Céleste ?

Silence. Encore. Quoi répondre à ça ? Pauvre Léo… Je n’ai plus de patience pour tous cesmystères. À cause de tous ceux de Manu. Ses cachotteries ont eu raison de nous.

—Je veux un homme transparent, Léo. Le prochain le sera, je te jure. Je m’en assurerai.—On a tous notre jardin secret, Céleste. Tu as besoin avant tout d’un homme qui t’aimera d’un

amour inconditionnel, comme moi qui t’aime jalousement. Qui te donnerait la lune. Çacommence tout juste, toi et moi. Laisse-moi te montrer que je peux être ce gars. Je ne pense past’avoir déçue jusqu’ici, non?

Je suis tellement mêlée. Et en même temps je me sens déjà trop loin de lui pour accepter delui laisser une chance.

—Non, en effet, tu ne m’as pas déçue jusqu’ici, mais…—Mais ce n’est pas assez, c’est ça? Parce que tu n’es pas suffisamment amoureuse ?—C’est compliqué, Léo… Son ton se transforme.—Non. C’est très simple. Laisse-moi t’aider à y voir clair. Depuis le début, je suis exactement ce

que je redoutais plus que tout : ton prix de consolation, ton rebound, même si tu t’évertuais àme faire avaler que c’était Manu, ton rebound, suivant de trop près ta rupture avec ton ex, etque ce n’était pas sérieux avec lui… C’était des mensonges, tout ça, hein? Avoue.

—Peut-être. Sauf qu’au moment où j’ai voulu aller plus loin avec toi, j’étais sincère, Léo. Tucomptes beaucoup pour moi. Mais les derniers événements me font comprendre que je ne suispas prête à me mettre en couple à tout prix, que je me dégonfle à rien.

—Tu le serais pour lui…

—Manu n’est pas prêt non plus… Je ferme ma valise.—Je pars maintenant.—Tu me brises le cœur.

Je baisse les yeux, qui s’emplissent d’eau et me brûlent à la fois. J’ai brisé beaucoup decœurs, cette année.

—Je sais. Mais comme tu l’as dit, on était en début de relation, c’est mieux maintenant que dansun an…

—C’est vrai. Sauf que c’est désolant, car on était un match parfait, toi et moi. Je sais ce qu’il temanquait avec ton ex, je sais ce qu’un gars comme Manu ne t’apportera jamais. Mais c’est toiqui décides. Tu vas le regretter. Mais je suis dans l’incapacité de te le faire comprendremaintenant. Et ça, ça me tue.

—Prends soin de toi, Léo…—C’est plutôt à toi de prendre soin de toi, Céleste. Manu n’est pas un gars à fréquenter, surtout

pas par les temps qui courent. C’est pire… Je sais de quoi je parle.—Sauf que tu ne me diras rien, évidemment. Encore un avertissement bidon.

—Bye, Léo.

Pas de réponse de sa part. Je ferme cette porte que je ne franchirai probablement plus jamais.Je ne pense pas que Léo aura envie de demeurer ami avec moi comme il l’a fait avec Émilie.

26

Deux jours se sont écoulés depuis mon retour à l’appartement avec ma valise. Deux jourstristes et gris. Travail au musée et université. Du shopping dans le Montréal souterrain avecÉmilie, question de me remonter le moral. Aujourd’hui, j’ai l’après-midi de congé. J’enfile monmanteau, mon foulard et mes bottes, et je vais faire une grande promenade. Je vais devoir marchersans Léo désormais. Dommage! C’était notre activité préférée pour décompresser et discuter de tout et de rien. J’ai tout juste franchi la porte quand j’aperçois, à mon grand étonnement,Emmanuel sortir en trombe de chez Léo. Hein? Trop louche! Qu’est-ce qu’ils manigancent, cesdeux-là? Ils ne sont pourtant pas capables de se sentir… à cause de moi. Et ils ne sontprobablement pas en train de compatir ensemble à ce sujet…

Jamais deux sans trois, qu’on dit ? Pourquoi pas ! Je laisse la curiosité m’envahir. Ils ne s’entireront pas aussi facilement, cette fois-ci. Je vais découvrir ce qui se cache sous ces manigancesune bonne fois pour toutes !

Je fonce vers ma voiture. Merde! J’ai peur de perdre Manu de vue. Je pense qu’il se dirige vers chez lui. En effet, il s’engage sur le boulevard. J’aperçois ses yeux dans le rétroviseur. Sepourraitil qu’il m’ait repérée? Il accélère. Je fais de même.

Malheur! Après deux feux de circulation, il s’éloigne ! Shit ! J e décide de me rendre aucondo, selon le chemin qu’il a emprunté.

J’arrive sur les lieux. J’ai le temps de voir la porte de garage se refermer. Yes ! Il est bien là.Je m’aperçois que la porte d’entrée est restée ouverte. Étrange…

Tant pis ! Je dois aller voir ce qui se trame, au risque de me faire accuser de harcèlement.

D’un pas peu assuré, je m’engage sur l’allée en pavé uni qui mène à l’entrée.

Je m’approche de l’ouverture de la porte. Je sursaute lorsque Manu y apparaît, l’airétrangement menaçant. Oups!

Il avance vers moi.

—Tu me suis encore, Céleste ? C’est ton sport préféré ? Rentre chez toi, c’est dangereux, dans lecoin, par les temps qui courent.

Je fige. Il n’a pas l’air étonné de me trouver ici. Sur la table de cuisine est rempli un grandsac de nourriture et d’effets personnels.

—Ça ne va pas, Manu? Tu pars en voyage ? Tu as l’air complètement dans la merde… Je metrompe?

Je regarde ailleurs dans le condo. Je me rends compte que le salon est sens dessus dessous,comme si on l’avait fouillé de fond en comble.

Avant même qu’Emmanuel me réponde, un coup de feu retentit. Je lâche un cri ! Fuck !Qu’est-ce que je fais ici ? Je ne veux pas y laisser ma peau!

—Bordel, Céleste, tu n’aurais pas pu choisir une autre journée pour satisfaire ta curiosité ? Allez,viens !

Il m’agrippe par le poignet et nous nous ruons vers la porte arrière. Alors que nous sortons dechez lui comme des voleurs, j’entends la porte qui claque brusquement.

—Cours, Céleste.

Nous courons à nous époumoner dans les rues de son quartier. Au moins, je n’ai pasl’impression qu’on nous poursuit. À bout de souffle, nous nous immobilisons enfin dans uneruelle sombre.

—Bon Dieu, tu peux me dire ce qui se passe ? que je hurle, hystérique.—Je suis dans la merde, ma belle. Tout allait bien, mais Chris s’est mis dans le trouble. Ils pensent

qu’il se cache chez moi.—Qui ça, ils ?—Je me suis fait berner, Céleste. Totalement. Je ne suis pas un mauvais gars. Je ne pense pas t’avoir

raconté d’où elle tenait son argent, Julianne. Au

départ, je croyais qu’elle était simplement la veuve d’un riche homme d’affaires, mais en faitce n’était pas ça. Son frère est un grand dealer de drogue de Montréal. Je te jure, on dirait quecette foutue criminalité me suit partout… Je me tenais à l’écart, mais à cause de moi Chris afait la rencontre du frère… et il s’est littéralement laissé embobiner.

—Lui par le frère, toi par elle…—Ouais… peut-être bien. Sauf que moi je me suis toujours éloigné de leurs activités illicites, à

l’exception de quelques commissions.—Je vois. Les enveloppes qui circulent…—Tu me surveillais de près, petite étoile. Non, je ne suis pas fier de moi, mais j’ai rendu

quelques services à l’occasion. En revanche, certaines de ces enveloppes ne contenaient quedes laissez-passer pour le club, je te jure…

—Peut-être… Et Léo est mêlé à ça aussi ? Je t’ai vu chez lui tantôt.—Disons qu’on a mis nos différends de côté pour aider notre pote. Sauf que ça tourne mal,

Céleste… Tu n’aurais jamais dû venir, jamais ! S’il t’arrivait quelque chose, je…—Ça va aller. Je suis là pour toi, Emmanuel. Tu m’inquiètes vraiment beaucoup…

—La boss du club m’a demandé si j’avais des problèmes. Je sens que je vais perdre mon jobd’une journée à l’autre. Elle ne tolère aucune criminalité.

—Donc tout cet argent, tout ce luxe, ça vient de là… Le crime organisé.—Malheureusement, oui…—Et pourquoi ils veulent ta peau maintenant?—Ce n’est pas ma peau, qu’ils veulent, c’est celle de mon ami. Mais puisque je le protège, je

pourrais bien y passer également… Aussi, comme j’ai laissé tomber la sœur pour de bon, ils neme portent pas dans leur cœur, disons…

—Tu es sérieux ?

—Oui, plus que jamais. Tiens-toi loin, ma belle. Ça dégénère. Tu étais cent fois mieux sur le bordde ton fleuve, crois-moi. Quand je rushe trop, je m’imagine là, dans l’une de ces vieillesmaisons centenaires que tu m’as si bien dépeintes. Ça me fait tellement de bien. Si on avait eu lachance d’être un couple, toi et moi, j’aurais tellement aimé que tu me fasses découvrir ton coinpaisible. Je vais peut-être mourir, ma belle… Si ça arrive, j’emporterai ton visage avec moi. Cesera ma plus grande consolation, celle d’avoir à nouveau goûté à l’amour avant de partir…

Ces yeux bleus plongés dans les miens brillent d’un millier de sombres étoiles de désolation.Une larme coule sur sa joue. Je l’essuie du pouce.

—Manu, ne parle pas comme ça.

Nos lèvres se trouvent en un baiser douloureux, dévastateur et gorgé d’amour sincère. Noscorps se pressent l’un contre l’autre, comme s’ils voulaient fusionner une dernière fois. Et neplus jamais se lâcher. Plus jamais.

—Sauve-toi, maintenant, retourne directement chez toi. Laisse ta voiture au condo pour l’instant.Et enferme-toi. Si tout se déroule comme je le souhaite, je te fais signe d’ici minuit, ok ?

—Manu… Tu t’en vas où?

Je panique. J’ai tellement peur pour lui.

—Ça va aller. Je dois rejoindre Chris. Je t’aime, ma précieuse petite étoile… quoi qu’il arrive.—Manu…

Les larmes déferlent sur mes joues. Je suis terrorisée.

*Je marche d’un pas rapide, frénétique, pendant près d’une demi-heure avant d’arriver à mon

appartement. À Montréal, tu as beau être dans un état lamentable, les passants ne font pas attention à toi. Émilie et Miguel sont là, en train de cuisiner. Ils me ramassent en mille morceaux. Je m’effondre dans les bras de mon amie et lui déballe toute l’histoire.

Emmanuel est encore pris dans l’enfer de la criminalité. Est-ce plus fort que lui ? Je ne pensepas. Je crois à la malchance cette fois. Je lui fais confiance désormais.

Les heures passent. Pas de texto. Je vous confirme que le temps file à pas de tortue, d’unelenteur incroyable, quand on ne fait que fixer son cellulaire. Quand on attend après un signe devie capital.

Finalement, pour l’une des trop rares fois depuis qu’il est entré dans ma vie, Manu me faitl’immense soulagement d’être en avance. Je reçois un texto à vingt-deux heures !

Je suis à l’hôpital, Céleste. Ne t’inquiète pas, tout est sous contrôle. Chris est amoché. Onlui a tiré dans la jambe. Léo, Yan et moi avons réussi à trouver les 50000 $ qu’il devait audealer. J’ai tellement hâte de te revoir, ma petite étoile.

Mon corps se détend enfin. Seigneur! Que d’émotions !

Mon amour, j’ai tellement eu peur pour toi, si tu savais ! Que va-t-il se passer avec toncondo maintenant ?

Il me répond dans la minute qui suit.

Ce n’était pas mon condo. Julianne a accepté que je la quitte, elle reprend tout, le condo, lesvoitures, les cadeaux, sans faire d’histoire. J’ai de la chance malgré tout. J’avais peur qu’ilsveuillent ma peau par crainte que je les dénonce. Mais non. Il semblerait qu’ils me fassentconfiance. Sauf que maintenant je n’ai plus rien. Je me retrouve dans la rue. Et tu sais quoi? Je m’en fous. Je me sens enfin libre. Enfin libéré !

Oui, enfin !

Où vas-tu habiter ?

Yan s’est offert pour m’héberger quelques jours, le temps que je me loue un appartement.J’ai un travail payant, il n’y a pas de raisons pour que je n’y arrive pas ;-) Tu pourrais venirchez moi en attendant ? Question qu’on reprenne les heures perdues…

Offre très intéressante… Je vais la considérer sérieusement ;-) Emmanuel dans mon lit tousles soirs, tous les matins… Quelle douce idée !

Épilogue Les semaines ont passé. La bonne fortune nous sourit enfin, semble-t-il. On dirait que tout se place. Emmanuel vient tout juste

d’emménager avec Miguel, l’amoureux d’Émilie, qui se cherchait un nouveau coloc pour partager son appartement à seulement dix

minutes de marche de chez nous. Les deux gars s’entendent super bien. Je pense que Miguel est l’ami idéal pour Manu. C’est un garsouvert d’esprit, audacieux, drôle, mais droit. Un gars très équilibréqui fera du bien à mon beau danseur. Plein de joyeuses sorties, desoupers de couples en perspective. J’ai hâte de lui faire découvrirmon fleuve tranquille, d’où je viens. Pour l’instant, sous le ciel de

Montréal, je vis le meilleur des deux mondes : je continue monagréable colocation avec ma meilleure amie et j’ai mon chum tout

près de moi que je peux voir quand bon me semble. Car oui, du tempspour moi, Emmanuel en a maintenant à la tonne. Et ça me comble debonheur… surtout quand il me chante à l’oreille qu’il n’échangeraitça pour rien au monde, pas même pour la plus belle BMW ou la plusbelle moto. Je ne suis pas inquiète, il sera capable de s’en procurer

une d’ici quelque temps, une nouvelle moto… par ses propres moyens! Et il en sera tellement fier !

Emmanuel… mon chum, mon amoureux.

Dur à croire ! Mais quand les sentiments sont si puissants, on n’a pas le choix de se laisserune chance.

Manu, c’est Manu. Avec ces mille et une fans. Avec son corps de rêve qui émoustille. Avecses paroles qui émerveillent. Avec son côté ravagé qui fait un peu peur. Mais je me lance quandmême. J’en ai follement envie. Je fonce, motivée plus que jamais, dans cette relation qui au départ me semblait perdue. Car je le veux, ce gars, de tout mon être. J e veux être privilégiéedans son cœur. Je travaillerai sur moi. Ça ne sera pas facile, je ne me compte pas d’histoire. Jedevrai accepter de le partager avec les autres filles, avec tous ces individus qui le convoitent.Sauf qu’il me sera fidèle et que j’aurai confiance en lui. Parce que je l’aime. Et que je ne veuxpas le perdre. Et surtout parce qu’aujourd’hui je le sens honnête, dévoilé, mis à nu, devant moi.

Je ne sais pas exactement dans quel genre de relation je m’embarque avec lui. Mais chosecertaine, c’est du sérieux, ce qu’il y a entre lui et moi. Pour l’instant, vivre notre passion augrand jour nous comble de joie. Des sourires, des rires, des discussions captivantes, de

l’amour et du sexe à profusion. Nous sommes en lune de miel, et j’espère que la lune ne secachera jamais pour nous deux. Qu’elle brillera sous notre ciel jusqu’à la fin des temps.Comme dans les contes merveilleux. Je souhaite qu’il danse pour moi… encore et encore.Il est mon étoile, et je suis son étoile.