Danielle Steel - Eklablogekladata.com/.../L_aigle-solitaire-Danielle-Steel.pdf · Danielle Steel...

243

Transcript of Danielle Steel - Eklablogekladata.com/.../L_aigle-solitaire-Danielle-Steel.pdf · Danielle Steel...

DanielleSteel

L'AigleSolitaire

Roman

2janvier2003

PressesdelaCitéEtranger-Romans

Traduitdel’anglais(Etats-Unis)Marie-PierreMalfait

Amesenfantschéris,

Beatrix,Trevor,Todd,Nick,

Samantha,Victoria,Vanessa,MaxxetZara,

Vousquiêtespourmoi

Lesêtreslesplusmerveilleuxsurcetteterre,Vousquej’aimedetoutmoncœur,Maman

Milleans,millecraintes,nousavonsversémillelarmesL’unpourl’autre

Commeunpapillonattiréparlaflammed’unebougieJeufataldesenfantsperdusquicherchentleurmèreQuandlecœurchante,lamusiqueestmagique,Puisvientl’hiver,glacial,pasdemaintendue,Puis

l’été,courtetensoleillé,blottiecontretoi,Instantscomplices,Tendres,amoureux,drôles,

Nousdansions,nousriions,Nousvolions,nousgrandissions,

Nousosions,nousnousaimions

Au-delàdetouteraison,lalumièreaveuglante,Uneunionsiparfaitequivécutcentprécieusessaisons,Lepapillon,laflamme,ladanse,

Toujourslamême,soudain,lesailessebrisent,Toutcequenouschérissonsvoleenéclats

Lerêve,leseulquej’aiejamaiseu,Iciouailleurs,nosâmesmisesànu,

Dansunmilliond’années,

Tuserastoujoursdansmoncœur.

Prologue

Décembre1974,

La nouvelle la terrassa par un après-midi de décembre. Il neigeait ce jour-là. Trente-quatre anss’étaientécoulésdepuis leurpremièrerencontre.Trente-quatreannéesextraordinaires.Elleavaitpasséprécisémentdeuxtiersdesavieauprèsdelui.KateavaitcinquanteetunansetJoesoixante-trois.Malgrétoutcequ’ilavaitaccompliaucoursdesavie,Joeluiparaissaitincroyablementjeune.Ilémanaitdeluiune fraîcheur, une énergie, une force exceptionnelles. Il ressemblait à une étoile filante qu’on auraitemprisonnéedansuncorpsd’homme.Toujoursprêtàsedépasserpouratteindredesobjectifsdeplusenpluscompliqués.Brillant et enthousiaste, ilpossédaitune intuitiondevisionnaire.Kate l’avait toutdesuiteremarqué.Joe lui-mêmeétaitconscientdecettequalité innée.Dès l’instantoùelleavaitposé lesyeux sur lui, elle avait senti qu’il était différent des autres: d’une rare intelligence, Joe était unhomme…horsducommun.

Katel’avaitressentiauplusprofonddesonêtre.Aufildutemps,ilss’étaientassembléscommedeuxpiècesmanquantesd’unpuzzle.

Deuxpiècesmaîtressesquin’auraientpuexisterl’unesansl’autre.

Ilyavaiteudesdisputesetdespassagesàvide.Ensemble,ilsavaientgravidessommetsettraversédesvallées, les leversdesoleilavaientsuccédéauxcouchers; ilsavaientconnudesmomentsdepaix,aussi.Aux yeux deKate, Joe représentait l’Everest. L’ultime sommet. L’endroit qu’elle avait toujoursvouluatteindre.Sonrêve.

Touràtoursonparadisetsonenfer,etentrelesdeux,sonpurgatoire.Joeétaitungénie,unhommedetouslesextrêmes.

Ensemble,ilsavaientdonnéunsensàleurvie,ilss’étaientapportédelacouleur,delaprofondeur.Ils s’étaient fait d’immenses frayeurs, parfois. La sérénité, l’acceptation et l’amour s’étaient épanouisavecl’âgeetletempsquipasse.Lesleçonsqu’ilsavaientapprisesavaientsouventétédouloureuses.

Incarnant chacun les plus grandes angoisses de l’autre, ils avaientmis du temps à trouver le justeéquilibre.Celaavaitétéunvéritabledéfi.Finalement,ilsavaienttrouvélapaixetleréconfort.Avecletemps,ilsavaientatteintl’ententeparfaite.

Aucoursdestrente-quatreannéesqu’ilsavaientpartagées,ilsavaienttrouvéquelquechosequepeudegenspouvaient se targuerdeconnaître.Les tempêtesavaient succédéà l’exaltation,mais tousdeuxsavaientdepuisledépartquecequ’ilspartageaientétaitinfinimentrare.Ilsavaientcomposéunedansemagiquependanttrente-quatreans,unedansedontilsavaientlaborieusementapprischaquepas.

Joe était un être exceptionnel. Capable de voir ce que les autres n’apercevaient même pas, iln’éprouvaitpaslebesoindevivreavecsespairs.Enréalité,ilétaitplusheureuxseul.Ils’étaitcrééununivers hors du commun. Visionnaire génial, il avait bâti un remarquable empire industriel. Il avaitconquislemonde,repoussanttoujoursplusloinleslimitesquisedressaientsursaroute.Ilétaitfaitpourconstruire,surmonterlesobstacles,allertoujoursplushaut.

Il se trouvait enCaliforniedepuis plusieurs semainesquand le téléphone sonna, cet après-midi-là.Sonretourétaitprévudeuxjoursplustard.Katen’étaitpasinquiète;elleavaitdepuislongtempscessédesefairedusouci.Ilpartaitetrevenait.Commelessaisonsetlesoleil.Oùqu’ilfût,iln’étaitjamaisloind’elle.EndehorsdeKate,Joenevibraitquepoursesavions.Illesavaittoujoursadorés.Ilavaitbesoind’euxpourvivreheureux.Katelesavaitetl’acceptait.Aumêmetitrequesapersonnalitéoulacouleurdeses yeux, elle avait appris à aimer ses avions. Ils faisaient partie de l’extraordinaire mosaïque quiconstituaitJoe.

Elleavaitnoirciquelquespagesdesonjournalintimecejour-là,savourantlesilencequirégnaitdanslamaison tandisquedehors lepaysagedisparaissait lentement sousuneépaissecouvertureblanche. Ilfaisait déjà nuit quand le téléphone sonna. Il était 18 heures.Kate n’avait pas vu le temps passer.Unsourire étira ses lèvres. C’était Joe. Repoussant une boucle auburn qui lui barrait la joue, elle alladécrocher.Dansuninstant,lavoixgraveetveloutéerésonneraitàsonoreille.Commed’habitude,illuiraconteraitsajournéedanslesmoindresdétails.

—Allô?fit-elleenjetantuncoupd’oeilparlafenêtre.

Degrosfloconstombaientduciel.C’étaitundécorféerique,idéalpourNoël,etlesenfantsseraientravisquandilslesrejoindraient.Ilstravaillaientetmenaientleurproprevie,àprésent.LemondedeKateévoluaitentièrementautourdeJoe.C’étaitluiquioccupaittoutessespensées.

—MadameAllbright?

Cen’étaitpaslavoixdeJoe.Uneboufféededéceptionl’envahit.

Elle était tellement sûrequec’était lui…Maiscen’étaitpasbiengrave, il l’appelleraitplus tard.Commed’habitude. Il y eut un long silence comme si, à l’autre bout du fil, le propriétaire de la voixvaguementfamilières’attendaitàcequ’elledevinâtlaraisondesonappel.C’étaitlenouvelassistantdeJoe;Kateavaiteul’occasiondeluiparleràplusieursreprises.

—JevousappelledubureaudeM.Allbright,reprit-ilavantdemarquerunenouvellepause.

Pouruneraisoninexplicable,Kateeutl’impressionqueJoeluiavaitdemandédel’appeler,qu’ilsetenaitàcôtéd’elle…

—Je…jesuisdésolé.Ilyaeuunaccident.

Àcesmots,toutsoncorpsseglaça,commesionl’avaittraînéenuesouslaneige.

Unaccident…ilyaeuunaccident…combiendefoisavait-elleredoutéd’entendrecesmots-là?Aufildutemps,elleavaitapprisàsurmontersesangoisses:Joeavaitplusieursvies,c’étaitcertain.Ilétaitinfaillible, invincible, immortel.Quand ils s’étaient rencontrés, il lui avait dit qu’il avait cent vies etqu’iln’enavaitutiliséquequatre-vingt-dix-neuf.Ilsemblaittoujoursenavoiruneautredecôté.

—Ils’estenvolépourAlbuquerqueendébutd’après-midi,repritlavoix.

Letic-tacd’unehorlogeemplittoutàcouplesoreillesdeKate.Elleavaitentendulemêmesonvoilàplusdequaranteans,quandsamèreétaitvenueluiannoncerquesonpèreétaitmort.

C’était lebruitdutempsquipasseetl’impressiondebasculerdansungouffresansfond.Non,ellen’avaitpasledroitd’yreplonger.

Joel’enempêcherait.

—Ilvoulaittesterunnouvelappareil.

Lavoixluiparutsoudainenfantine.PourquoiJoen’était-ilpasenligne?Pourlapremièrefoisdepuisdesannées,lesgriffesdel’angoisseserefermèrentsurelle.

—Ilyaeuuneexplosion,acheva-t-ildansunmurmure.

Lederniermotluifitl’effetd’unebombe.

—Non…je…c’estimpossible…jenepeuxpas…

Savoixsebrisa tandisqu’ellesefigeait.Elledevina lasuiteensentant lesolsedérobersoussespieds.

—Nemeditesrien.

Ils demeurèrent silencieux un longmoment, sous le choc. Les yeux deKate s’embuèrent. Il s’étaitportévolontairepourl’appeler.

Personned’autren’avaiteulecrandeluiannoncerlanouvelle.

—Ilssesontécrasésdansledésert,déclara-t-ilsimplement.

Katefermalesyeux,pétrifiée.Iln’yavaitpaseud’accident.C’étaitimpossible.Joeneluiauraitpasfaitça.Pourtant,elleavaittoujourssuquecelapouvaitarriver,bienqu’aucund’euxn’ycrûtvraiment.Ilétaittropjeunepourmourirainsi.Etelleétaittropjeunepourdevenirveuve.

Ellen’étaithélaspaslaseule…combiendefemmesdepilotesavaientperduleurmaripendantunvold’essai?Joerendaitsouventvisiteàcesveuvesdésemparées.Aujourd’hui,c’étaitsontour.Cegaminquivenaitdeluiannoncerlaterriblenouvelle,commentpouvait-ilsavoircequeJoereprésentaitpourelle,etcequ’ellereprésentaitpourlui?Commentpouvait-ilsavoirquiétaitvraimentJoe?Ilneconnaissaitquelebâtisseurd’empire.Lalégende.Ilyavait tantd’autreschosesqu’ilneconnaîtrait jamaisausujetdeJoe.Ellemêmeavaitpassélamoitiédesavieàledécouvrir.

—Quelqu’unainspectélacarlingue?demanda-t-elled’unevoixtremblante.

NuldoutequeJoeémergeraitdesdébrisdel’appareil.Illestaquineraitenépoussetantsesvêtements.Puisill’appelleraitpourluiracontersamésaventure.RiennepouvaitatteindreJoe.

Àl’autreboutdufil,lejeunehommepréféranepasluidirequel’avionavaitexploséenpleinciel,embrasant le ciel telle une éruption volcanique. Le pilote qui volait au-dessus de lui avait comparél’explosionàHiroshima.IlnerestaitriendeJoe,àpartsonillustrerenommée.

—Iln’yaaucundoutepossible,madameAllbright…jesuissincèrementdésolé.Puis-jefairequelquechosepourvous?Avez-vousquelqu’unàvoscôtés?

Incapabled’articulerlemoindremot,Katedemeurasilencieuse.

ElleauraitaimérépondrequeJoeétaitauprèsd’elle,qu’ilnelaquitteraitjamais.Riennipersonnenepourraitjamaisleluiarracher.

—Quelqu’un vous appellera plus tard pour les… euh… les formalités, conclut-il d’un tonembarrassé.

Katehochalatêteavantderaccrocher.Iln’yavaitrienàajouter.

Ellefixad’unairabsent lesgrosfloconsdeneigemais,à travers l’écranblanc,c’étaitJoequ’elle

voyait.Ilsetenaitjustedevantelle,commeill’avaittoujoursfait.Ellelerevitlesoirdeleurrencontre,tantd’annéesplustôt.

Unventdepaniquesoufflasurelle.Elledevaitsemontrerfortepourlui,elledevaitseraccrocheràlafemmequ’elleétaitdevenuegrâceàlui.C’étaitcequeJoeauraitsouhaité.

Ellenepouvaitpas sepermettrede sombrernidecéderà l’angoissequi s’étaitdissipéeau fildutemps,grâceàsonamourpourJoe.Ellefermalesyeuxetmurmurasonnomdanscettepiècequileurétaitsifamilière.

—Joe…neparspas…j’aibesoinde toi…chuchota-t-elle tandisquedes larmes roulaient sur sesjoues.

—Jesuislà,Kate.Jeneparspas,jeresteavectoi.Tulesaisbien.

La voix était ferme et posée, tellement vibrante qu’elle crut l’avoir réellement entendue. Il ne laquitteraitpas.Ilcontinueraitsimplementàavancerdanssesproprescieux,toutlà-haut.C’étaitainsiavecJoe.Iln’avaitpaschangépendant toutescesannéesoùelle l’avaitaimé.Ilétait fort, indestructible.Etlibre,par-dessustout.

Riennechangerait.Cen’étaitpasuneexplosionquiluiprendraitJoe.Ilétaitau-dessusdeça.

Une fois de plus, elle devait lui rendre sa liberté afin qu’il puisse poursuivre sa route. Ce seraitl’ultimemarquedecourage.

Commentparviendrait-elleàvivresanslui?Leregardperdudanslanuit,ellelevits’éloigneràpaslents. Il se retourna soudain et lui sourit. Il n’avait pas changé.C’était l’hommequ’elle avait toujoursconnu,l’hommequ’elleavaitaimédetoutessesforces.Immuable.

Unsilencecotonneuxs’abattitsurlamaisonpendantqueKatepensaitàlui,assisedansl’obscurité.Dehors,laneigecontinuaitdetomber.Leurpremièrerencontreluirevintàl’esprit.Elleavaitalorsdix-sept anset Joeétait jeune,beaucommeundieu, auréolédecharisme.Cette soirée inoubliableavait àjamaisbouleversélecoursdesavie.Elleavaitposélesyeuxsurlui…etétaitentréedansladanse.

Chapitre1

Ce fut au bal des débutantes queKate Jamisonvit Joe pour la première fois.C’était en décembre1940, trois joursavantNoël.ElleétaitvenuedeBostonavecsesparents; tous troisavaientdécidédepasser une semaine à New York pour faire leurs courses de Noël, rendre visite à quelques amis etassisteraufameuxbal.Kateétaituneamiedelasœurcadettedelajeunedébutante.

Ilétaitrarequ’oninvitâtunejeunefillededix-septansàcegenredesoirée,maisKate,quiparaissaitplusmûrequesonâge,avaittoujoursséduitsonentourage.

Les deux amies exultaient. C’était la plus belle réception à laquelle Kate soit jamais allée.Lorsqu’elle pénétra dans la grande salle aubras de sonpère, elle reconnut aussitôt une foule de genscélèbres. Les hommes politiques côtoyaient les grands patrons d’industrie. Il y avait aussi un nombreimpressionnantdeséduisantsjeunesgens.

Tous les grands noms de la bonne société new-yorkaise s’étaient donné rendez-vous ce soir-là;certainsétaientmêmevenusdePhiladelphieetdeBoston.Autotal,septcentspersonnesbavardaientdansles élégants salons de réception. Entourée d’immenses glaces, la salle de bal était magnifique. Unemarquisesedressaitdanslejardin.

Plusieurscentainesdeserveursenlivréecirculaientparmilesconvives.Paréesdesuperbesbijouxetderobesàcouperlesouffle,lesfemmesrivalisaientd’élégancetandisqueleshommesparadaientdansleurscostumestailléssurmesure.

L’invitée d’honneur était une ravissante jeune fille blonde et menue, vêtue d’une robe crééespécialement pour elle parSchiaparelli.Elle rêvait de cemoment depuis qu’elle était toute petite: cesoir, elle faisait officiellement son entrée dans la bonne société de la côte Est. Gracieuse entre sesparents, elle ressemblait àunepoupéedeporcelaine.Unvalet annonçaitd’unevoix sonore lenomdechaquenouvelarrivant.

Ce futbientôt le tourdes Jamison, etKate alla embrasser ladébutante en la remerciantde l’avoirinvitée.C’étaitlapremièrefoisqu’elleassistaitàcegenrederéception.L’espaced’uninstant,lesdeuxjeunesfillesressemblèrentàuntableaudeDegas,deuxjoliesballerinesquisetenaientcôteàcôte.

La petite taille de la débutante, ses cheveux clairs et ses rondeurs délicates contrastaient avec labeauté plus saisissante de Kate. Cette dernière était grande et mince; ses cheveux auburn flottaientlibrementsursesépaules.Elleavaitunteintlaiteux,degrandsyeuxbleufoncéetunesilhouettederêve.Tandisqueladébutanteaccueillaitlesconvivesavecuncalmeolympien,ilémanaitdeKateuneespècede flamme, d’énergie formidable. Elle regardait droit dans les yeux chaque invité que ses parents luiprésentaientetleséblouissaittousparsonsourire.Asonallureetàlacourbedesabouche,onauraitditqu’elle s’apprêtait à dire quelque chose de drôle ou d’important, de plaisant et d’inoubliable. Katebouillonnaitdevitalitéetelledonnaitl’impressiondevouloirpartagercetrop-pleind’énergie.

Partoutoùellesetrouvait,ellesedistinguaitautantparsabeautéqueparsonesprit.Enfantunique,malicieuseetimaginative,elleavaittoujourssurprisetamusésesparents.

Elle était née alors que ces derniers fêtaient leurs vingt ans demariage et son père se plaisait àrépéter,aveclabénédictiondesonépouse,qu’ilsavaientétélargementrécompensésdeleurpatience.

Sesparentsl’adoraient.Toutepetitedéjà,ilsl’avaientplacéeaucentredeleurunivers.

Lespremièresannéesdesonexistenceavaientété joyeuseset insouciantes.Sonpère,JohnBarrett,héritierd’uneillustrefamillebostonienne,avaitépouséElizabethPalmerdontlafortuneétaitencoreplusconsidérable.Lesdeuxfamillesavaientapplaudileurunion.LepèredeKateétaitconnuetrespectédanslemilieufinancierpoursonjugementaviséetsesinvestissementsjudicieux.

Hélas, le krach boursier de 1929 l’entraîna, comme des milliers d’autres, dans la faillite et ledésespoir.

Heureusement, la famille d’Elizabeth avait veillé à ne pas mêler sa fortune à celle des Barrett,préférantgérerelle-mêmelamajeurepartiedesesbiens.Parmiracle,lekracheffleuraàpeineElizabeth.

JohnBarrettperdittoutesafortune.Sonépousefittoutpourl’aideràsortirdecemauvaispas.Maislesentimentdedéfaitequ’iléprouvaitl’ébranlajusqu’auplusprofonddesonêtre.Troisdesesplusgrosclientsetamissesuicidèrentdanslesmoisquisuivirentleurfaillite.Deuxannéess’écoulèrentavantqueJohncédâtlui-mêmeàsondésespoir.Katelevitàpeinependanttoutcettepériode.Ilpassaitleplusclairdesontempsenfermédanssachambre.Ilrecevaitpeudevisitesetsortaittrèsrarement.Labanquequiavaitétéfondéeparsafamilleetqu’ilgéraitdepuispresquevingtansfermasesportesdeuxmoisaprèslekrach.Ildevintlointain,solitaire,inaccessible.SeuleKateréussissaitàlefairesourire.

Alorsâgéedesixans,elleallaitsouventlevoirpourluiapporterunbonbonouundessin.Commesiellesentaitlelabyrinthequileretenaitprisonnier,elletentaitinconsciemmentdel’ensortir.Envain.Elleseheurtabientôtàuneporteferméeàcléet,unpeuplus tard,samère lui interditdemonterà l’étage.Elizabethnevoulaitpasqu’ellevoiesonpèreivre,échevelé,malrasé,enlisédanssadépression.Cettevisionquibrisaitlecœurdel’épouseauraitcertainementterrifiélafillette.

JohnBarrettmit fin à ses jours en septembre1931, pratiquementdeux ans après le krach.Derniermembredesafamille,illaissaitderrièreluiuneveuveetuneenfantdehuitans.Lafortuned’Elizabethétaitintacte;ellefaisaitpartiedesraresàavoiréchappéaudésastre,jusqu’audécèsdeJohn.

Katesesouvenaitencoreprécisémentdumomentoùelleavaitapprisl’horriblenouvelle.Elleétaitentrain de boire une tasse de chocolat chaud dans la nursery, avec sa poupée préférée sur les genoux,lorsquesamèrepénétradanslapièce.Elledevinaaussitôtqu’undrames’étaitproduit.Ellenevitplusquelesyeuxdesamère,n’entenditplusqueletic-tacassourdissantdel’horloge.Elizabethluiannonçalanouvelle sans pleurer. D’une voix posée, avec des mots simples, elle lui dit que son père était allérejoindre Dieu au Paradis. Il avait vécu dans une tristesse infinie ces deux dernières années maisretrouverait certainement le bonheur auprès de Dieu. En entendant les paroles de sa mère, Kate eutl’impressionquelecielluitombaitsurlatête.Ellesuffoqua.Latassedechocolats’échappadesesmainsetellelâchasapoupée.Savieétaitentraindebasculer,irrémédiablement.

Kate fut trèsdigneà l’enterrement.Ellen’entenditpasunmotdecequi futdit.Sonpère lesavaitquittées,accabléparledésespoir.

Plustard,quelquesphrasesrésonnèrentàsesoreilles:foudechagrin…ilnes’enestjamaisremis…tiréuneballedanslatête…

perduplusieurs fortunes…heureusementqu’il negérait pas lesbiensd’Elizabeth…Enapparence,riennechangeapourellesaprèsledrame.Ellescontinuèrentàvivredanslamêmemaison,àfréquenterlesmêmespersonnes.Quelquesjoursaprèsledécèsdesonpère,Kateentraaucoursélémentaire.

Pendant plusieurs mois, elle eut l’impression de vivre dans une espèce de brouillard. L’hommequ’elle avait aiméde toutes ses forces, celui à qui elle vouait une confiance aveugle, ce père qu’elleprenait commemodèle et qui l’aimait tendrement, ce père les avait quittées brusquement, sans unmotd’explication.Lesraisonsdesamortluiéchappaient.

Pourelle,sonpèreétaitparti,bouleversantsavieàtoutjamais.

Undespiliersdesonuniversvenaitdes’effondrer.Terrasséeparlechagrin,samèreneluiapportaaucunsoutienpendantlesmoisquisuivirent.Àtelpointquelafilletteeutl’impressiond’avoirperdusesdeuxparents.

Elizabeth s’occupade ce qui restait des biens de John avec leurmeilleur ami, le banquierClarkeJamison. La fortune et les investissements de ce dernier avaient survécu au krach. C’était un hommetranquille,attentionnéetsolide.Sonépouseétaitmortedetuberculosequelquesannéesplustôt;iln’avaitpas d’enfant et ne s’était jamais remarié. Neuf mois après le décès de John, il demanda la maind’Elizabeth.

Ilssemarièrentcinqmoisplustard,danslaplusstricteintimité.

Agéedeneufans,lafilletteassistaàlacérémonieavecdegrandsyeuxgraves.

Aufildutemps,ladécisions’avéradesplussages.Bienqu’ellenel’eûtjamaisadmispubliquement,parrespectpoursondéfuntépoux,ElizabethfutencoreplusheureuseauprèsdeClarke.Ilsformaientunbeaucouple,partageaientlesmêmespassionsetenplusd’êtreunexcellentmari,Clarkes’avéraunpèremerveilleuxpourKate.Iladoraitlafillette,etcelle-cileluirendaitbien.Sansleformulerclairement,ils’efforçaderemplacerlepèrequ’elleavaitperdu.

Calme,tendre,solide,ilselaissagagnerparlajoieetl’espiègleriequiavaientfiniparrenaîtreenKate.Autermed’unelonguediscussionaveclamèreetlafille,ildécidad’adopterKate.Elleavaitalorsdix ans. Au début, la fillette avait craint de manquer de respect à son père biologique en acceptantl’adoption,maislematindelasignature,elleavouaàClarkequec’étaitlàsonsouhaitlepluscher.

ClarkeapportaàKatetoutelastabilitéaffectivequiluiavaitcruellementmanquéaprèsledécèsdesonpère.Ilneluirefusaitrien;ilétaittoujourslàpourelle,dansn’importequellecirconstance.

Letempsaidant,touslesamisdeKatesemblèrentoublierqueClarken’étaitpassonvraipère.Kateelle-mêmes’ylaissaprendre.Enderaresoccasions,toujoursempreintesdesolennité,ellesongeaitàsonpère,paisiblement.Illuiparaissaittellementloin,àprésent.Laseulechosedontellesesouvenaitavecacuitéétaitlasensationdepaniqueetd’abandonqu’elleavaitéprouvéeàsamort.Elleypensademoinsenmoins,jetantvolontairementunvoilesurcesdouloureuxsouvenirs.

Katen’étaitpasd’unenaturenostalgique;ellenesecomplaisaitpasnonplusdanslamélancolie.Ilémanait d’elle une joie de vivre communicative. Son rire cristallin et ses yeux pétillants d’excitationséduisaient celles et ceuxqu’elle rencontrait, pour le plusgrandbonheurdeClarke. Ils ne reparlèrentjamaisdel’adoption.C’étaitunepagetournéedanslaviedeKate.Clarkel’avaitprisesoussonaileetfaisaitdésormaispartieintégrantedesavie.Ilétaitdevenusonpère,àpartentière.Toutcommeelleétaitdevenuesafille.

ClarkeJamisonétaitunbanquiertrèsappréciéàBoston.Issud’unefamillerespectable,ilavaitfaitses études à Harvard etmenait une existence qui le satisfaisait pleinement. Il s’était toujours félicitéd’avoirépouséElizabethpuisadoptéKate.Savieétaitunebelleréussite,àtouspointsdevue.Avecun

mariqu’elleaimaitdetoutsoncœuretunefillequ’elleadorait,Elizabeth,lamèredeKate,étaitaussiunefemmecomblée.ElleavaitquaranteanslorsqueKateétaitnéeetcelle-cidemeuraitsonplusgrandbonheur.Elleavaitplacétoussesespoirsenelleetneluisouhaitaitquedebelleschoses.

Malgré le tempérament dynamique et exubérant deKate,Elizabeth avait réussi à lui inculquer uneéducationirréprochable.

Aprèsqu’elleeutépouséClarkeetque le traumatismedusuicidede Johnse fut atténué, lecoupleconsidéraKatecommeunejeuneadulte. Ils l’inclurentdans toutes leursactivitéset l’emmenèrentaveceuxdansleursvoyagesauxquatrecoinsdumonde.

KatelesavaitaccompagnésenEuropechaqueété.L’annéeprécédente,elleavaitvisitéSingapouretHongKongaveceux.Elleétaitplusmûrequelaplupartdesesamiesetcesoir-là,alorsqu’ellecirculaitd’unpasassuréentrelesconvives,elleressemblaitdavantageàunefemmequ’àunejeunefillededix-septans.Kateétaitheureuseetbiendanssapeau,c’étaitévident.

Spontanée,elleallaitau-devantdesgensetn’hésitaitpasàréalisertoutcequiluitenaitàcœur.Pourelle,lavieétaitunebellepommebrillantequ’ellecroquaitàpleinesdents.

Larobequ’elleportaitpourcebalavaitétécommandéespécialementpourelleàParis,auprintempsdernier.Elleneressemblaitenrienauxtenuesdesautresjeunesfilles.Laplupartd’entreellesarboraientde longues robes de soirée dans des tons vifs ou pastel. Par respect pour l’invitée d’honneur, aucunen’avaitsouhaitéporterdublanc.Toutesétaient ravissantes,maisKateétaitbienplusqueça.Elleétaitélégante,éblouissante.C’étaitunevraiejeunefemmeetilémanaitd’elleunraffinementàlafoisdiscretetsaisissant.Satenueétaittoutesimple,sansdentellesnifalbalas.

Coupée dans le biais et retenue par de fines bretelles, la robe en satin bleu glacier moulait sasilhouette sculpturale comme une seconde peau. Prêtées par sa mère qui les tenait de la sienne, desaigues-marines serties de diamants ornaient ses oreilles. Etincelantes, les pierres dansaient entre leslonguesmèchescuivréesetsoyeuses.

Ellen’étaitpresquepasmaquillée;seulunlégernuagedepoudrerehaussait l’éclatdesonteint.Lacouleurdesaroberappelaitcelled’uncielhivernal,glacé,etsapeauveloutéeressemblaitàunpétalederose.Sonsourireéblouissantattiraittouslesregards.

Sonpèrelataquinaitgentimenttandisqu’ilss’éloignaientdeleurshôtesetKateritdeboncœurenglissantsoussonbrasunelonguemaingantéedeblanc.Derrièreeux,samères’arrêtaitàchaquepaspouréchanger quelques mots avec des amis. Quelques minutes plus tard, Kate aperçut son amie, la sœurcadettede ladébutante,entouréed’unpetitgroupede jeunesgens.Elleabandonnaalorssonpèrepourallerlarejoindre.

IlssepromirentdeseretrouverplustardetClarkeJamisonsuivitsafilledesyeux.Uneboufféedefierté l’envahitquand ilvit toutes les têtes se tourner sur sonpassage.Elleétaitmagnifique.Quelquesinstants après, lepetitgroupe riait etbavardait, et tous les jeunesgens semblaient sous le charme.Oùqu’ellesetrouvâtetquoiqu’ellefît,Clarkenes’inquiétaitjamaispourKate.Elleséduisaittoutlemonde.QuantàElizabeth,elledésiraitsimplementquesafilleépouseunjeunehommebiensoustousrapports,d’iciquelquesannées.

Àprésentcelafaisaithuitansqu’ellemenaitunevieheureuseauprèsdeClarkeetellesouhaitaitàsafilledeconnaîtrelemêmebonheur.MaisClarkes’étaitmontréinflexible:Katedevaitd’abordsongeràsesétudes.L’intéresséenes’étaitpasfaitprier.Elleétait tropintelligentepourlaisserpasserunetelle

occasion. Si Clarke ne s’attendait pas à ce qu’elle travaille une fois ses diplômes en poche, il étaitconvaincuqu’ellesauraittirerpartidesoncursusuniversitaire.

Elleavaitposésacandidaturedansplusieursétablissements—Wellesley,Radcliffe,Vassar,Barnardetd’autresencorequi luiplaisaientunpeumoins—etferaitsarentréeà l’automnesuivant,àdix-huitans. Cette perspective l’enthousiasmait. Son père ayant fait ses études à Harvard, elle rêvait d’êtreadmiseàRadcliffe,l’universitéquiaccueillaitlesfillessurlemêmecampus.

Katesedirigeaaveclesautresverslasalledebal.Ellebavardaitavecdesamiesetfutprésentéeàdesdizainesdejeunesgens.Ellesemblaitparfaitementàl’aiseaumilieudesnombreuxadmirateursquiécoutaientavecdélectationsesanecdotescocasses,charmésparsabeautéetsonélégance.Etlorsquelebaldébuta,lescavalierssesuccédèrentsansrelâche.Ellecommençaitunedansedanslesbrasd’unjeunehommeetlaterminaitdansceuxd’unautre.

C’étaitunesoiréeféerique.Kates’amusaitfollement.L’attentiondémesuréedontellefaisait l’objetneluitournaitpaslatête.Ellesavaitl’apprécierentoutelucidité.

Katesetenaitprèsdubuffetquandellelevitpourlapremièrefois.Elleécoutaitavecattentionuneétudiante deWellesley quand son regard fut attiré par lui, comme par un aimant. Grand, doté d’unecarrureathlétiqueetd’unvisageauxtraitsfinementciselés,ilétaitblondcommelesblésetsemblaitplusâgéquelesjeunesgensquis’empressaientautourd’elle.Ildevaitapprocherlatrentaine,songea-t-elle,indifférenteauxparolesdesacompagne,leregardfixésurJoeAllbright,occupéàcomposersonassiette.Al’instardesautresconvives,ilétaitentenuedesoiréeetKateletrouvatrèsséduisant.

Enmêmetemps,ilsemblaitétrangementmalàl’aise.Detouteévidence,ilauraitmillefoispréférésetrouverailleurs.Illongealebuffetd’unpasmalassuré,commeunalbatrosdontonauraitattachélesailesetquinerêvaitqu’àunechose:prendresonenvol.

Iln’étaitplusqu’àquelquescentimètresd’elle.Tenantà lamainsonassietteàmoitiépleine, il sesentitsoudainobservé.IlplongealesyeuxsurKate, l’airgrave.Leursregardsserencontrèrent.Joeseraidit. Lorsqu’elle lui sourit, il oublia tout le reste. Il n’avait jamais vu une femme aussi belle, aussivivante qu’elle. Elle dégageait quelque chose de fascinant, une espèce d’onde de chaleur, de lumièreéblouissante. Incapable de soutenir son regard plus longtemps, il baissa les yeuxmais ne bougea pas,commepétrifié.L’instantd’après,illevadenouveaulesyeuxsurelle.

—Cen’estpasunrepasdécentpourunhommedevotretaille,lançaKated’untonespiègle.

Elle n’était pas timide, remarqua Joe avec soulagement. Lui-même avait toujours eu du mal àcommuniqueraveclesgens.

—J’aidînéavantdevenir,expliqua-t-il.

Dédaignantlecaviaretlevastechoixd’huîtresspécialementsélectionnéespourl’occasion,ils’étaitcontentédedeuxcôtelettesd’agneau,accompagnéesd’unpetitpainbeurréetd’unepoignéedecrevettes.C’étaitassezpourlui.Soussaqueue-de-pie,Katedevinauncorpssvelte.Lecostumebâillaitàcertainsendroits,sansdoutel’avait-ilempruntépourl’occasion.Katenesetrompaitpas:c’était lapremièreetprobablementladernièrefoisqu’ilarboraitcegenredetenuequ’unamiluiavaitprêtéepourlasoirée.Ilavaitpourtantessayédesedésisterenprétextantqu’iln’avaitrienàsemettre,maisc’étaitcomptersansl’obstinationduditami.

Ilauraittoutdonnépourêtreailleurscesoir…jusqu’àsarencontreavecKate.

—Ondiraitquevousn’êtespasravid’êtreici,observa-t-ellesanssedépartirdesonsourire.

Joesouritàsontour.

—Commentavez-vousdeviné?

—Voussembliezsurlepointdecachervotreassiettedansuncoinetdevousenfuirencourant.Vousdétestezlesréceptions,c’estça?ajouta-t-elled’untonléger.

L’étudiantedeWellesleys’éloignaversunautrepetitgroupe.

C’était comme s’ils étaient seuls, comme si la foule de convives qui se pressait autour d’euxn’existaitplus.

—Oui.Enfin,jecroisqueoui.C’estlapremièrefoisquejemerendsàcegenredesoirée.

Etildevaitbienadmettrequ’ilétaitimpressionné.

—Moiaussi,renchéritKate.

Elle était jeune pour assister à de telles réceptions.Mais ça, Joe ne l’aurait jamais deviné. Ellesemblaittellementàl’aise,tellementmûrequ’illuidonnaitunebonnevingtained’années.

—C’estjoli,n’est-cepas?reprit-elleenbalayantlapièceduregardavantdereportersonattentionsurlui.

Ilneputs’empêcherdesourire.«Joli»n’étaitpasletermequiluiétaitvenuàl’espritenpénétrantdansl’immensesallederéception.

Lenombredeconvivesetlachaleurquirégnaitdanslessalonsl’oppressaient.

Ilyavaittantdechosesqu’ilauraitpréféréfaireaulieudeserendreàcettesoirée!Maismaintenantqu’ill’avaitrencontrée,iln’étaitplusaussisûrd’avoirperdusontemps…

—Trèsjoli,eneffet,approuva-t-il.

Kateremarqualacouleurdesesyeux.Ilsétaientcommelessiens,bleufoncé,commelesaphir.

—Vousaussi,vousêtestrèsjolie,ajouta-t-ilàbrûle-pourpoint.

Dénuéd’artifice, soncompliment lui fitplusd’effetque toutes les formulesélégantesqu’elleavaitentenduesdanslabouchedesdizainesdejeunesgensquil’avaientcourtiséecesoir-là.

—Vousavezdesyeuxmagnifiques,reprit-il,fasciné.

Limpides,ouvertsaumonde,ilspétillaientdevivacitéetd’audace.

Elledonnait l’impressionden’avoirpeurde rien.Unpointqu’ilspartageaient,dansdesdomainesdifférents.Cettesoirée,parexemple,étaitunedesrareschosesqu’ilaitjamaisredoutéesdanssavie.Ilauraitmillefoispréférérisquersavie,cequiluiarrivaitsouvent,plutôtquededevoiraffronterunefouleaussi impressionnante. Il était là depuis moins d’une heure et songeait déjà à s’éclipser. Il attendaitseulementquesonamiluidonnelesignaldudépart.

—Merci.Jem’appelleKateJamison.

Illuitenditlamain.

—JoeAllbright.Voulez-vousmangerquelquechose?

Ils’exprimaitavecconcision,suruntonsimpleetdirect.Ilavaitpourhabituded’alleràl’essentiel,dédaignant les formules ampoulées. Lorsqu’elle hocha la tête, il lui tendit une assiette. Elle piochaquelqueslégumesetunpetitmorceaudepoulet.Sansmotdire,ilportasonassiettejusqu’àunetableoùdînaient d’autres convives. Ils trouvèrent deux places et s’assirent en silence. En s’emparant de safourchette,illevalesyeuxsurelle,intrigué.

Pourquoi l’avait-elle abordé?Quelle que fût la raison, sa soirée s’en trouvait nettement embellie.CelledeKateaussi.

—Vousconnaissezbeaucoupdemonde,ici?s’enquit-ilsanslaquitterdesyeux.

Unsourireétiraseslèvres.

—Jeconnaisquelquespersonnes,maisbeaucoupmoinsquemesparents,ajouta-t-elle,surpriseparlatimiditéinhabituellequilaparalysait.

C’étaitcommesilemoindredesesmotscomptait,commes’ilétaitattentifàchaqueinflexiondesavoix.Ellen’étaitpasaussidétendueavecluiqu’aveclesautresjeunesgens.Peut-êtreparcequ’ilyavaitquelquechosed’incroyablementintenseenlui.Faceàcethomme,onétaitobligédesedévoiler.Toutdesuite.

—Vosparentssontici,euxaussi?

—Oui.Ilssontdanslesparages.Celafaitdesheuresquejenelesaipasvus.

Plusieurs heures s’écouleraient encore avant qu’elle les revoie.Samère aimait s’installer dans unpetit coin tranquille en compagnie d’amis proches, avec lesquels elle bavardait toute la soirée, sansdanseruneseulefois.LepèredeKatenes’éloignaitjamaisbeaucoupd’elle.

—NoussommesvenusdeBostonpourassisteràcebal,reprit-ellepourrelancerlaconversation.

Joehochalatêteenladévisageantavecattention.

—Voushabitezlà-bas?

Quelquechoseenellel’hypnotisait.C’étaitpeut-êtresafaçondeparler,oubienlamanièrequ’elleavaitdeleregarder.Ellesemblaitcalmeetintelligente,maisl’intérêtqu’elleluiportaitlemettaitmalàl’aise. Et puis, au-delà de sa culture et de ses bonnesmanières, elle était merveilleusement belle. Ilaimaitlaregarder,toutsimplement.

—Oui.VousêtesdeNewYork?demanda-t-elleendélaissantsonassiette.

—Pasvraiment, non. Je suisoriginaireduMinnesotamais j’habite àNewYorkdepuisunan. J’aivécu un peu partout avant de m’y installer. Dans le New Jersey, à Chicago. J’ai passé deux ans enAllemagne.Etjeparsm’installerenCalifornieaumoisdejanvier.Jem’arrêtedèsquejetrouveunepisted’atterrissage.

Cesderniersmots,sibyllins,allumèrentunenouvellelueurd’intérêtdanslesyeuxdeKate.

—Vouspilotezdesavions?

Pourlapremièrefois,ilparutamuséparsaquestionetsedétenditvisiblementenluirépondant.

—Onpeutdireça,oui.Etes-vousdéjàmontéedansunavion,Kate?

C’étaitlapremièrefoisqu’ilprononçaitsonprénometelleaimal’entendredanssabouche.C’était

aussiintimequ’unecaresse.Etils’enétaitsouvenu…

—Nousavonspris l’avionpournousrendreenCalifornie l’andernier.UnbateaupourHongKongnousattendaitlà-bas.

D’habitude,nousvoyageonsentrainouenbateau.

—Vousvoyagezsouvent,ondirait.Qu’est-cequivousapousséeàHongKong?

—J’y suis allée avecmes parents. J’ai visitéHongKong et Singapour.Nous ne connaissions quel’Europe,avant.

Sa mère avait veillé à ce qu’elle parlât couramment l’italien et le français, ainsi qu’un peud’allemand.Ceseraittoujoursutilepourelle.Sonpèrel’imaginaitsouventmariéeàundiplomate.Elleferaituneparfaiteépoused’ambassadeuretill’éduquaitdanscesens.

—Etes-vous pilote? demanda-t-elle de nouveau avec de grands yeux qui, pour la première fois,trahirentsonjeuneâge.

Ilsourit.

—Oui,jesuispilote.

—Pourunecompagnieaérienne?repritKateenleregardantétendreseslonguesjambesdevantlui.

Sonpetitairmystérieux l’intriguaitetelleavaitenviedemieux leconnaître. Ilnepossédaitpas levernissocialdesgarçonsqu’ellefréquentaitd’habitudemaisilémanaitdeluiuneouvertureaumondequilafascinait.Au-delàdesonapparentetimidité,ellesentaitunegrandeassurance;cethomme-làsauraitsedébrouillern’importeoù,dansn’importequellecirconstance.Unraffinementdiscretetnaturell’habitaitet elle l’imaginait très bien aux commandes d’un avion.Aux yeux deKate, c’était une image forte etromantique.

—Non, je ne travaille pas pour une compagnie. Je conçois et je teste des appareils dans le butd’améliorerleurvitesseetleurrésistance.

Son métier était un peu plus compliqué que ça, mais ces explications succinctes ravivèrent lacuriositédeKate.

—Avez-vousdéjàrencontréCharlesLindbergh?demanda-t-elle.

Joeneluiditpasqu’ilportaitlaqueue-de-piedeCharlesniqu’ilétaitvenuaubalaveclui.Anne,lafemmedeLindbergh,étaitrestéeàlamaison,auchevetdeleurenfantmalade.Joel’avaitperdudevuepeuaprèsleurarrivée.Sansdoutes’était-ilréfugiédansuncoindiscret.Charlesdétestaitlafouleetlesmondanités,maisilavaitpromisàAnnedeserendreàcettesoirée.Etcommeellenepouvaitselibérer,ilavaitdemandéàJoedel’accompagnerpourlesoutenirmoralement.

—Oui.Nousavonsmêmeeul’occasiondetravaillerensemble.

NousavonsvolétouslesdeuxenAllemagnependantmonséjourlà-bas.

C’étaitpourvoirCharlesqu’ilétaitvenuàNewYorketc’étaitcedernierquiluiavaitdénichéunemissionenCalifornie.CharlesLindberghétaitsonmentoretsonami.Ilsavaientfaitconnaissancesurunaérodromedel’Illinois,desannéesplustôt.Lindberghétaitausommetdesagloireàl’époquetandisqueJoe n’était encore qu’un gamin. Aujourd’hui, l’élève était presque aussi connu que le maître dans lemilieudel’aéronautique.Depuisquelquesannées,Joecollectionnaitlesrecordsdevolet,audired’un

grand nombre, il était encore plus talentueux queLindbergh.Ce dernier l’avait d’ailleurs reconnu unefois,etcejour-làavaitétél’apogéedelacarrièredeJoe.

Liésparunesolideamitié,lesdeuxhommessevouaientuneprofondeadmiration.

—Cedoitêtreunhommepassionnant…Ilparaîtquesafemmeesttrèsgentille.C’estaffreux,cequiestarrivéàleurpetitgarçon.(En1932,lefilsdeLindbergh,âgéde20mois,sefitenleveretsoncadavrefutretrouvédixsemainesplustard).

—Ilsontd’autresenfants,répliquaJoe,désireuxdedissiperl’émotiondumoment.

SoncommentairestupéfiaKate.Àsesyeux,celanecompensaitenaucuncasl’horreurqu’ilsavaientvécue. Elle avait neuf ans quand le drame s’était produit. Sa mère s’était effondrée en apprenant lanouvelle. Kate était encore triste pour eux. À ses yeux, le drame occultait presque les exploits del’aviateur.

—C’estsansdouteunhommeexceptionnel,conclut-ellesimplement.

Joe approuva d’un signe de tête. Qu’aurait-il pu ajouter? Le grand public adulait Lindbergh et ilméritaitbiencettereconnaissance—dumoinsétait-cesonavis.

—Quepensez-vousdelaguerreenEurope?repritKateenl’interrogeantduregard.

Joeréfléchit.LeCongrèsavaitvotélaloid’appelsouslesdrapeauxdeuxmoisplustôtettousdeuxmesuraientpleinementlesimplicationsd’unetelledécision.

—C’estunesituationdélicate.Leconflit risquededégénérers’iln’estpas rapidementmaîtrisé.Sivousvoulezmonavis,nousseronsbientôtsurlefront.

Lesbombardementsnocturnessurl’Angleterreavaientcommencéenaoût.Desoncôté,laRoyalAirForcepilonnait l’Allemagnedepuis lemois de juillet. Joe s’était rendu enAngleterrepourdresser unbilandelavitesseetdel’efficacitédeleursappareils.

La frappeaérienne joueraitun rôle essentieldans la surviede l’Angleterre.Desmilliersdecivilsavaientdéjàtrouvélamort.

Ilfutsurprisd’entendreKatelecontredire.Ellepossédaitdécidémentuncaractèrebientrempé.

—SelonleprésidentRoosevelt,nousneprendronspaspartauconflit,déclara-t-elleavecfermeté.

Al’instardesesparents,ellefaisaitconfianceauprésidentdesEtats-Unis.

—Vouslecroyezencore,aprèslaloiqu’ilafaitvoterauCongrès?

Méfiez-vousdecequevouslisezdanslesjournaux.Tôtoutard,nousn’auronspluslechoix.

Il avait songéà seportervolontairepour intégrer laRAF (RoyalAirForce),mais le travailqu’ilaccomplissait ici, aux côtés de Charles, était d’une importance capitale pour l’avenir de l’aviationaméricaine, surtout si les Etats-Unis entraient finalement dans le conflit. C’était d’ailleurs pour cetteraisonqueJoeserendaitenCalifornie.

Lindberghcraignaitquel’AngleterrenerésistepaslongtempsauxassautsrépétésdesAllemands,ettous deux désiraient faire leur possible pour préparer au mieux les Etats-Unis à intervenir.Même siLindberghs’opposaitfarouchementàl’entréeenguerredupays.

—J’espèrequevousvoustrompez,dit-elledoucement.

S’ilvoyaitjuste,touslesjeunesgensquiévoluaientdanslasalleseraientmenacés.Lemondeentierseraitremisencauseet,àterme,profondémentbouleversé.

—Vous pensez vraiment que nous allons entrer en guerre? insista-t-elle d’un air inquiet, oubliantl’espaced’uninstantlefastequilesentourait.

Lesujetétaitgrave.LaguerreavaitdéjàprisuneampleureffaranteenEurope.

—Oui,jelepensevraiment,Kate.

Elle aimait la façon qu’il avait de la regarder, en prononçant son prénom. Il y avait déjà tant dechosesqu’elleaimaitenlui…

—J’espèrequevousvoustrompez,répéta-t-elleàmi-voix.

—Moiaussi.

Suruneimpulsion,elledemanda:

—Voulez-vousdanseravecmoi?

Soudainmal à l’aise, Joe baissa les yeux sur son assiette. À l’évidence, il n’était plus dans sonélément.

—Jenesaispasdanser,avoua-t-ild’untonpenaud.

Àsongrandsoulagement,ellenesemoquapasdeluimaisparutplutôtsurprise.

—C’est vrai?Qu’à cela ne tienne, je vous apprendrai!C’est assez facile, vous savez: il suffit detournoyersurlapisteenayantl’airdeprendredubontemps.

—Jenecroispasquecesoitunebonneidée.Jerisqueraisdevousmarchersurlespieds.

Baissantdenouveaulesyeux,ilremarqualesdélicatsescarpinsensatinbleupâle.

—Jeferaismieuxdevouslaisserretournerauprèsdevosamis,conclut-il.

Celafaisaituneéternitéqu’iln’avaitpastenuuneconversationaussilongue,etencoremoinsàunejeunefilledesonâge,bienqu’ilignorâtencorequ’ellen’avaitquedix-septans.

—Vousvousennuyez,c’estça?demanda-t-elleenfronçantlessourcils.

Oneûtditqu’illuisignifiaitsoncongé.Pourquoiuntelrevirement?L’avait-ellecontrariéenl’invitantàdanser?

—GrandDieu,non!protesta-t-ilenriant.

Il avait plus l’habitude de fréquenter les hangars d’aérodrome que les salles de bal, certes, maismalgrétout,ilpassaitunmomenttrèsagréableencompagniedeKate.Etilenétaitlepremiersurpris.

—Vous êtes tout sauf ennuyeuse. Simplement, vous préféreriez peut-être danser avec un meilleurdanseurquemoi.

Charlesétaitaussipiètredanseurquelui.

—J’aidéjàbeaucoupdansé,cesoir,dit-elleenguisederéponse.

Ilétaitpresqueminuitetellen’avaitpaseuunseulinstantderépitavantsarencontreavecJoe.

—Àquoioccupez-vousvotretempslibre?

—Jepilotemesavions,répondit-ilavecunsouriretimide.

IlsesentaitbienencompagniedeKate,etlesavionsconstituaientdepuistoujourssonsujetfavori.

—Etvous?

—J’aimelire,voyageretjouerautennis.L’hiver,jefaisduski.Jejoueaussiunpeuaugolfavecmonpère,maisjenesuispastrèsdouée.

—J’adoraisfairedupatinàglacequandj’étaispetite,ajouta-t-elledansunsourire;jerêvaisdejouerauhockey,maismamères’yestfarouchementopposée!

—C’étaitsagedesapart,ellevousauraitrécupéréecomplètementédentée.

Àenjugerparsonsourireéclatant,ellen’avaiteffectivementpasjouéauhockey.

—Vousconduisez?demanda-t-ilens’adossantàsachaise.

Une idée folle venait de lui traverser l’esprit. Peut-être aimerait-elle apprendre à piloter? Kateesquissaunsourire.

—J’aieumonpermis l’andernier,pourmesseizeans,maismonpèren’aimepasque jeprennelavoiture.C’estluiquim’aapprisàconduirel’étédernier,àCapeCod.Iln’yapasdecirculation,là-bas,c’estplusfacile.

L’étonnementselutsurlevisagedeJoe.

—Quelâgeavez-vous?

Onluidonnaitfacilementvingtans.Ellesemblaittellementmûre,tellementépanouie.

—Dix-septans.J’auraidix-huitansdansquelquesmois.Quelâgemedonniez-vous?demanda-t-elle,flattéeparsonairsurpris.

—Jenesaispas…vingt-trois,peut-êtrevingt-cinqans.Ondevraitinterdireauxjeunesfillesdevotreâgedes’habillerainsi.Unvieuxtypecommemoiselaisseraitfacilementduper.

IlnesemblaitpassivieuxqueçaauxyeuxdeKate.Surtoutquandilprenaitsonairdepetitgarçonpenaud,cequiluiarrivaitsouvent.

Au beau milieu de la conversation, il paraissait soudain mal à l’aise, baissait les yeux, puis sereprenaitet rencontrait son regard.Sa réserveplaisaitàKate.Ellecontrastaitde façonfrappanteavecsonauradepiloteettrahissaitunecertainehumilité.

—Quelâgeavez-vous,Joe?

—Vingt-neuf ans. Presque trente. Je pilote depuis l’âge de seize ans. Ça vous dirait de faire unebaladeenavionavecmoi,undecesjours?Àmoinsquevosparentsnevousl’interdisent.

—Mamèrenevoudrapas.Maisjesuissûrequemonpèretrouveraitçaamusant.Iln’arrêtepasdeparlerdeLindbergh.

—Jepourraispeut-êtrevousapprendreàpiloter,dit-ild’untonrêveur,lesyeuxpleinsd’images.

Iln’avaitencorejamaisdonnédecoursàunefemme,bienqu’ilconnûtungrandnombredefemmespilotes. Amelia Earhart avait été son amie jusqu’à sa disparition, trois ans plus tôt. Il avait volé à

plusieurs reprises avec Edna Gardner Whyte, l’amie de Charles, et Joe la trouvait presque aussiexpérimentéequeLindbergh.

Elleavaitremportésonpremiertrophéede«têtebrûlée»septansplustôtets’occupaitàprésentdeformerlesfuturspilotesdechasse.EdnaappréciaitbeaucoupJoe.

—Venez-vousparfoisàBoston?demandaKate,lesyeuxpétillantsd’espoir.

Joesourit.IlaimaitlescontrastesquibouillonnaientenKate:jeune,enthousiaste,féminine,elleétaitenmêmetempsterriblementbienélevée.

—Detempsentemps.J’aidesamisàCapeCod.Jesuispassélesvoirl’andernier,maisjeseraienCalifornie,cetteannée.Jepourraisvousappeleràmonretour.Votrepèreseraitpeut-êtreheureuxdesejoindreànous.

—Iladoreraitcela,oui!s’écriaKateavecentrain.

C’était une excellente idée… Il ne lui restait plus qu’à convaincre sa mère. Mais peut-être Joeoublierait-ildel’appeler.Rienn’étaitsûr,aufond.

—Vousêtesétudiante?

Katehocha la tête.Joeavaitabandonnésesétudesà l’âgedevingtans,et le restedesa formations’étaitdérouléedanslesavions,dèsqueLindberghl’avaitprissoussonaile.

—Jerentreàl’universitéàl’automneprochain.

—Laquelle,vouslesavezdéjà?

—Pasencore,non.J’aimeraisêtreadmiseàRadcliffeparcequemonpèreaétudiéàHarvard.Mamère,elle,préféreraitquejesoisadmiseàVassar,commeelle.Jeleuraienvoyémondossiermais,pourêtrefranche,çameplairaitnettementmoinsqueRadcliffe.

J’aimeraisresterdanslesenvironsdeBoston.

—Oubienm’installeràNewYork,sijesuisadmiseàBarnard.

J’aimebeaucoupcetteville.Etvous?

Troubléparsonregardpénétrant,Joerépondit:

—Jenesaispastrop.Jecroisquejepréfèrelespetitesvilles.

MaisKateeutdumalàlecroire.Sesracinesétaientpeut-êtreàlacampagne,maisilfaisaitàprésentpartie d’unmonde plus cosmopolite.Même s’il n’en avait pas encore pris conscience, Kate, elle, lesentait.

Ils étaientencoreen traindecomparer lescharmesdeBostonetdeNewYorkquandsonpère lesrejoignit.Katesechargeadesprésentations.

—J’aipeurd’avoirmonopolisévotrefille,s’excusaJoe,confus.

Celafaisaitpresquedeuxheuresqu’ilsbavardaientensemble.

Toutàcoup,JoecraignitqueClarkeJamisonnevoied’unmauvaisœilleurdifférenced’âge.

—Commentpourrais-jevousenvouloir?répliquacedernierd’untonjovial.Mafilleestd’excellentecompagnie.Jemedemandaissimplementoùelleétaitpassée,maisjesuisheureuxdeconstaterqu’elle

estentredebonnesmains.

Clarkeavaitétésurprisdedécouvrirl’identitéducompagnondeKate.Pouravoirsouventlusonnomdanslesjournaux,ilsavaitqueJoeAllbrightétaitunsurdouédel’aviation.CommentKateetluiavaient-ilsfaitconnaissance?Savait-elleàquielleavaitaffaire?

AprèsLindbergh,ilfaisaitpartiedesmeilleurspilotesdumoment; justeuntoutpetitmoinscélèbrequesonmentor.

Il avait remporté plusieurs trophées sur des vols organisés à travers le pays, aux commandes ducélèbreP-51MustangdeDutchKindelberger.

—Joeaproposédenousemmenerfaireuntourenavion,unjour.

Tucroisquemamanvabondirauplafond?

—Jeterépondraid’unseulmot:oui,fitsonpèreenriant,maispeut-êtreréussirai-jeàlaconvaincre.

IlsetournaversJoe.

—C’est très aimable à vous, en tout cas, monsieur Allbright. Je suis un de vos plus ferventsadmirateurs;vousavezréaliséunbelexploit,récemment.

Joeeutl’airàlafoisgênéetflatté.ContrairementàCharles,ilavait,jusqu’àprésent,réussiàéviterlesfeuxdelarampemaissaréputationavaitgrimpéenflècheaprèssesderniersrecords.

—Cefutunvolexceptionnel.J’aibienessayéd’entraînerCharles,maisilétaitretenuàWashingtonauprèsdelaNACA,l’agenceaéronautiqueaméricaine.

Clarkehocha la tête,visiblement impressionné.S’ensuivitunediscussionaniméesur lesdérapagespossiblesdelaguerreenEurope.LamèredeKatenetardapasàfairesonapparition.

Ilétaittard,elleavaitenviederentrer.ClarkeprésentaJoeàsafemme.Cedernierlasaluapoliment.Commeilssedirigeaientverslasortie,Clarketenditaupiloteunecartedevisite.

—Appelez-noussivouspassezàBoston.Ceseral’occasiondevousprendreaumotetd’allerfaireuntourenavion;moi,entoutcas,jeseraipartant,conclut-ilengratifiantJoed’unclind’œil.

Cedernierritdeboncœur.Katelesobservaitensouriant.

Apparemment, son père appréciait beaucoup Joe.Quelques instants plus tard, les deux hommes seserrèrentlamain.JoedevaitretrouversonamiCharles.Cedernierfuyaitlesmondanitéscommelapeste;sans doute s’était-il réfugié dans un coin tranquille, mais comment le retrouver dans une foule aussidense?Cinqcentsconvivesaumoinscirculaiententrelamaisonetlamarquisechauffée.Aprèsavoirpriscongéd’ElizabethJamison,JoesetournaversKate.

—J’aiétéravidedîneravecvous,déclara-t-ilenl’enveloppantd’unregardpénétrant.

Sesyeuxressemblaientàdescharbonsardents,d’unbleuprofond.

—J’espèrevousrevoirunjour,ajouta-t-il.

Jamais personnene l’avait autant fascinéeque JoeAllbright.Elle le connaissait à peinemais ellesavaitdéjàquec’étaitunêtred’exception.

—BonnechanceenCalifornie,murmura-t-elle,soudainintimidée.

Leurs chemins se croiseraient-ils de nouveau? Penserait-il à l’appeler? Rien n’était moins sûr. Ilvivaitdanssonmondeàlui,totalementdévouéàsapassion.

Ilétaitcélèbre, respectéparsespairs.Pourquoiperdrait-ilson tempsavecunegaminededix-septans?LavoixdeJoel’arrachaàsespensées.

—Merci,Kate.J’espèrequevousserezadmiseàRadcliffe.Enfait,jenemefaispasdesoucipourvous.Ilsaurontdelachancedevouscompterparmileursétudiantes.

Illuiserralamainetcettefois,cefutKatequibaissalesyeux,troubléeparl’intensitédesonregard.Il la dévisageait avec attention, comme s’il voulait graver ses traits dans sa mémoire. C’était unesensationétrangeet,l’espaced’uninstant,ellesesentitirrésistiblementattiréeparlui.

—Merci,murmura-t-elle.

Surunpetitsalutgêné,iltournalestalonsetseperditdanslafoule.

—C’estunhommeextraordinaire,observaClarked’untonadmiratiftandisqu’ilssedirigeaientverslevestiaire.Savez-vousaumoinsquiilest?

Il leur raconta les exploits de Joe et les records qu’il avait établis en quelques années. Clarkesemblaitconnaîtresabiographiedanslesmoindresdétails.

Dans lavoiture,Katese tournavers la fenêtreet songeaaumomentqu’ellevenaitdepasserensacompagnie. Elle ignorait tout de ses exploits lorsqu’elle avait fait sa connaissance et, bien qu’elleadmirâtsontalent,cen’étaitpascequicomptaitlepluspourelle.

C’étaitsapersonnalitéquil’avaitattirée.Sonassurance,saforce,sagentillesse,samaladresseaussil’avaientprofondémentbouleversée.

A cet instant, sans aucundoute possible, elle sut qu’il avait emporté unepart d’elle avec lui.Uneboufféed’angoissel’envahit.Lereverrait-elleseulement?

Chapitre2

Comme l’avait pressentiKate, elle ne reçut aucune nouvelle de JoeAllbright.Malgré la carte devisite que lui avait donnée son père, il n’appela pas. Elle lut souvent son nom dans les journaux etl’entendit même aux actualités télévisées, chaque fois qu’il remportait un trophée. Il battit plusieursrecords enCalifornie et reçut de chaleureuses félicitations pour le derniermodèle d’avion qu’il avaitconçu,avecl’aidedeDutchKindelbergeretJohnLelandAtwood.Joeétaitdéjàunmythedanslemondedel’aéronautique,Kates’enrenditvitecompte,maisilévoluaitdanssonmondeàlui,loindusien…siloinqu’ill’avaitoubliée.

Kate était persuadéequ’ellene le reverrait jamais.Elledevrait désormais se contenterde lire lesarticles relatant ses exploits et garderait toute sa vie le souvenir dumerveilleuxmoment qu’elle avaitpasséensacompagnie,alorsqu’elleétaittoutejeunefille.

Enavril, elle fut admise àRadcliffe.Lanouvelle fit la joiede sesparents.A lamêmeépoque, leconflit s’envenimait en Europe. Son père continuait à croire que les Etats-Unis n’entreraient pas enguerre,maislesnouvellesétaientdeplusenplusalarmantes.DeuxdesamisdeKateétaientdéjàpartisenAngleterrepourintégrerlaRoyalAirForce.

Les puissances de l’Axe avaient lancé une vaste contre-offensive en Afrique du Nord; sous lecommandementdugénéralRommel,l’Afrikakorpsremportaitvictoiresurvictoire.

En Europe, l’Allemagne avait envahi la Yougoslavie et la Grèce, et l’Italie venait de déclarer laguerre à la Yougoslavie. À Londres, les raids aériens de la Luftwaffe faisaient plus de deux millevictimesparjour.

Enraisonduconflitetpourlasecondeannéeconsécutive,ilspassèrenttoutl’étéàCapeCod.Kateaimaitleurmaisondevacances.

Cetété-là,laperspectivederentreràl’universitél’emplissaitd’enthousiasme.Samèreétaitheureusede la savoir touteproche: il suffisaitde traverser le fleuvepour se retrouveràCambridge.Kateet samèreavaient toutpréparéavantdepartiràCapeCod,oùellesavaientprévude rester jusqu’auLaborDay ( Fête du Travail fixée au premier lundi de septembre ). Comme à l’accoutumée, Clarke lesrejoindraitpourleweek-end.

L’étéfutplacésouslesignedessoirées,destournoisdetennisetdeslonguesbaladessurlaplage,entreamis.Katesebaignaittouslesjours.Ellefitlaconnaissanced’uncharmantjeunehommequientraitàDartmouthàl’automneetd’unautrequientamaitsatroisièmeannéeàYale.Elleétaitentouréed’amisbrillants,sportifsetbienélevés.Ilsjouaientaugolf,aucroquetetaubadmintonsurlaplage.

Detempsentemps,lesgarçonss’affrontaientaufootballsouslesencouragementsdesfilles.Cefutunétédouxetagréable.Lesseulesombresautableauvenaientd’Europe,oùlasituationsedégradaitdejourenjour.

LesAllemandsavaientenvahilaCrète;lescombatsfaisaientrageenAfriqueduNordetauMoyen-Orient.

LesescadronsbritanniquesetlesItalienss’affrontaientau-dessusdeMalte.Alafindumoisdejuin,lesAllemandsavaientenvahilaRussielorsd’uneoffensivesurprise.Unmoisplustard,leJaponpénétra

enIndochine.

Cefutunétédecombatsacharnés;lesmauvaisesnouvellesarrivaientdesquatrecoinsdumonde.

QuandKatenesongeaitpasàlaguerre,ellepensaitàsarentréeàRadcliffe.L’échéanceapprochaitàgrandspasetsonenthousiasmegrandissaitaufildesjours.Laplupartdesesamiesavaientdécidédenepaspoursuivre leursétudesaprès le lycée.Kate faisaitpresque figured’exception.Deuxdesesamiess’étaientmariéesaprèslaremisedesdiplômesettroisautresavaientannoncéleursfiançaillesaucoursdel’été.Adix-huitans,Katesesentaitpresquevieillefille.

D’ici un an, toutes ses amies auraient des bébés ou au moins se seraient mariées. Pourtant, ellepartageaitl’avisdesonpère:ellevoulaitétudieràl’université,mêmesiellen’avaitpasencorechoisisaspécialité.

Dansuncontextedifférent,elleauraitaiméfairedesétudesdedroit.Cependant, siellechoisissaitcettevoie,ilétaitfortprobablequ’elleresteraitcélibatairetoutesavie.C’étaitunchoixàfaire,lemondejuridiqueétaitencoreexclusivementmasculin.Parlaforcedeschoses,Kates’étaitrabattuesurl’histoireoulalittérature,avecl’italienoulefrançaisenoption.Ellepourraittoujoursenseignersiellenetrouvaitaucunautredébouché.Endehorsdudroit,aucunematièrenel’attiraitvraiment.Sesparentsétaientsûrsqu’elle semarierait en quittant l’université. Ce serait juste une parenthèse enrichissante pour elle, enattendantleprincecharmant.

Le nom de Joe continuait à apparaître dans les journaux, toujours associé à une invention ou unenouvelleimportante.Sonpères’intéressaitencoreplusaujeunepilotemaintenantqu’ill’avaitrencontré,etc’étaitsouventluiquienparlaitàKate.Malgrésonsilence,Joerestaitbienprésentdansl’espritdelajeunefille.

Pourtant, le temps aidant, sa fascination pour lui commença à pâlir au bénéfice d’intérêts plusconcrets,commel’universitéousonpetitgrouped’amis.

Ledernierweek-enddel’été,celuiduLaborDay,Kateetsesparentsserendirentàunesoiréequisetenait tous les ans,marquant ainsi la finde leursvacances àCapeCod.C’était un immensebarbecue,organisésurlaplageparleursvoisins.Toutlequartierétaitconvié;jeunesetmoinsjeunesréunispourl’occasion, des familles entières s’y rendaient. Pieds nus, vêtue d’un short et d’un débardeur,Kate setenaitaumilieudesesamis;elleétaitentraindefairegrillerdesmarshmallowsetdeshot-dogslorsque,reculantd’unpas,ellebousculaquelqu’un.Murmurantunmotd’excuse,ellepivotasursestalonsetretintsonsouffle.DevantellesetenaitJoeAllbright.

Incapable d’articuler le moindre mot, elle se contenta de le regarder, serrant sa brochette demarshmallows.Joeesquissaunsourire.

—Vousallezimmolerquelqu’unparlefeu,sivousneprenezpasgarde…

—Quefaites-vousici?

—J’attendsunmarshmallow,réponditJoe,maislesvôtresmesemblentunpeutropcuits.

Lesguimauvesse transformaientencendres, tandisqu’elle lecontemplait,abasourdie. Ilparaissaitheureuxdelavoir.Danssonpantalonkakietsonpull,ilressemblaitàunpetitgarçon.Ilétaitpiedsnus,luiaussi.

—Quandêtes-vousrentrédeCalifornie?demanda-t-elleaprèss’êtreressaisie.

Elleavaitl’impressionderetrouverunvieilami.Toutàcoup,iln’yavaitplusqu’euxsurlaplage.KateavaitoubliésesamisetJoenepensaitplusaucamaradequil’avaitamenéjusqu’ici.

—JenesuispasvraimentrentrédeCalifornie,corrigea-t-ildansunsourire.Jevistoujourslà-bas,etj’y resterai probablement jusqu’à la finde l’année. Je suis ici pourquelques jours. J’avais l’intentiond’appelervotrepèremardipourluirappelermaproposition.Vousêtesdéjàrentréeàl’université?

—Jenecommencequelasemaineprochaine.

Kateavaitunmalfouàseconcentrersurcequ’ildisait.Joeétaittrèsbeau,avecsonteinthâléetsescheveuxblondscommelesblés.

Sonpullmettaitenvaleursesépaulespuissammentmusclées.Ilétaitencoreplusséduisantquedanssonsouveniretellesesentittoutàcouptrèsintimidée.Joeluifaisaittoujourspenseràunoiseaugéantqu’on aurait capturé, avec ses longs bras et son balancement nerveux, presque imperceptible.Mais ilsemblaitplusàl’aiseavecelle,cesoir-là.Ilavaitsouventpenséàelledepuisleurdernièrerencontre.Enoutre,cebarbecuegéantsurlaplageétaitnettementpluschaleureuxquelafastueusesalledebaldumoisdedécembre.

Katetenaitencoreàlamainlebâtonnetdemarshmallowscarbonisés.D’ungestedélicat,illeluipritetlejetadanslefeu.

—Avez-vousdéjàmangé?

—Justequelquesmarshmallows,avoua-t-elleavecunemouepenaude.

Ilsetenaittoutprèsd’elle,etsamaineffleuralégèrementlasienne.

—Avantdedîner?Vousdevriezavoirhonte.Quediriez-vousd’unhot-dog?

Elleacquiesçad’unsignedetête.Joes’emparad’unbâtonnetsurlequelilenfiladeuxhot-dogsqu’ilplaçaau-dessusdufeu.

—Alors,qu’avez-vousfaitdepuislemoisdedécembre?demanda-t-ild’unairintéressé.

—J’aieumondiplômeetj’aiétéadmiseàRadcliffe.C’estàpeuprèstout.

Desoncôté,Kateétaitaucourantdetouslesrecordsqu’ilavaitbattus.Entrelesarticlesqu’elleavaitlusetlescommentairesdesonpère,elleavaitl’impressiondetoutsavoirsurlui.

—Félicitations.J’étaissûrquevousseriezadmiseàRadcliffe.

Àsongranddésarroi,Katesentitsesjouess’empourprer.

Heureusement,ilfaisaitdéjànuit.Lesableblancétaitfraissoussespiedsnus.

Joesemblaitplussûrdelui,plusdétendu.Kateignoraitqu’ilavaitbeaucouppenséàellecesderniersmoisetqu’illaconsidéraitdéjàcommeuneamie.Ilaimaitrevivredanssatêtelesépisodesmarquantsdeson existence, comme dans un film au ralenti, et revoyait les gens en pensée jusqu’à ce qu’ils luideviennentfamiliers.

—Avez-vous eu l’occasionde prendre le volant depuis notre dernière rencontre? reprit-il avecunsouriretaquin.

—Monpèretrouvequejesuisuneconductriceexécrable!

Pourtant,jemedébrouilleplutôtbien.

—Jeconduismieuxquemamère,entoutcas.Ellen’arrêtepasd’accrocherlavoiture,fitKateenluirendantsonsourire.

—Vousêtespeut-êtremûrepourdescoursdepilotage.Nousverronsçaquand je reviendraisur lacôteEst. Je comptem’installer dans leNew Jersey à la fin de l’annéepour travailler sur unnouveauprojetavecCharlesLindbergh.Maisjedoisd’abordterminermamissionenCalifornie.

Une onde d’excitation envahit Kate. C’était plus fort qu’elle, et complètement idiot… Voudrait-ilseulementlarevoirquandilseraitinstallédansleNewJersey?Atrenteans,Joeétaitdéjàcélèbredanslemondedel’aviationalorsqu’ellen’étaitqu’unepetiteétudiante.

Consciente de sa réputation, elle était encore plus impressionnée que lors de leur précédenterencontre.Cettefois,c’étaitellequimanquaitd’assurancetandisqueJoesemblaitcalmeetserein.

—Vousêtesprêtepourlagranderentrée?demanda-t-ilsuruntonpresquefraternel.

CommeKate,Joeétaitunenfantunique.Sesparentsétaientmortsalorsqu’ilétaittoutbébéetilavaitétéélevépardescousinsdesamère,dansunclimatdénuéd’amour.

—Oui,j’aimêmehâted’yêtre!Jem’installesurlecampusmardi.

—Çadoitêtretrèsexcitant,fitJoeenluitendantunhot-dog.

—Pasaussiexcitantquecequevousfaites,vous!J’aisuivivosexploitsdanslesjournaux.

Joelagratifiad’unsourire,flatté.Ilsavaientbeaucouppensél’unàl’autre,maisaucund’euxn’étaitdisposéàlerévéler.

—Monpèreestvotreplusferventadmirateur.

Joehochalatêteensouriant.Ilsesouvenaitdel’intérêtqueluiavaitportéClarkeJamison,lorsdecefameuxbal.Al’époque,Kateignoraittoutdesesexploitsaériens.

Ilsfinirentleurshot-dogsets’assirentsuruntroncd’arbrepourdégusterleurglaceetboireunetassedecafé.LaglacedeKatedégoulinaitdesoncônetandisqueJoelacontemplaitensirotantsoncafé.Ilprenaitunplaisirinfiniàlaregarder.Elleétaitsibelle,sijeune,débordantedevieetd’énergie.Elleluifaisaitpenseràunmagnifiquepur-sang,caracolantlibrement,crinièrerousseauvent.

Jamaisiln’avaitimaginéqu’ilrencontreraitunjourunefemmecommeelle.Lesfemmesquiavaientcroisé son chemin jusqu’alors étaient beaucoup plus ordinaires. Kate, elle, ressemblait à une étoileétincelantedanslevasteciel,etJoe,commehypnotisé, ladévoraitdesyeux,craignantdelaperdredevue.

—Sinousallionsnouspromener?suggéra-t-illorsqu’ilseurentterminé.

Elleacceptal’invitationd’unsignedetête.Ils longèrent lentementlaplage.Lalunepresquepleineéclairaitlesflotssombres.Auboutd’unmoment,Joelevalesyeuxaucielpuislaregardaensouriant.

—J’adore voler par des nuits comme celles-ci. Je suis sûr que vous aimeriez ça aussi. On al’impressiondecôtoyerDieu,justeunpetitmoment,tellementtoutestpaisible.

IlvenaitdepartageravecKatecequiluitenaitleplusàcœur.Ilavaitpenséàelleparfois,quandilvolaitlanuit,etprisunplaisirimmenseàl’imaginerauprèsdelui.Puisilserabrouait…

C’était absurde, complètement ridicule! Kate sortait tout juste de l’adolescence, si jamais leurs

cheminsdevaientserecroiser,ilétaitfortprobablequ’ellenesesouviendraitplusdelui.Maisils’étaittrompéet,àcetinstantprécis,ilssesentaientinfinimentprochesl’undel’autre,telsdeuxamisdelonguedate. Malgré ce qu’il lui avait dit un moment plus tôt, il n’était pas sûr qu’il aurait eu le couraged’appelersonpère.Leurrencontrefortuitevenaitdebalayerseshésitations.

—D’oùvousvientvotrepassionpourlesavions?demanda-t-ellecommeilsralentissaientlepas.

C’étaitunebellenuitchaude.Douxcommedusatin,lesablecaressaitleurspieds.

—Jenesaispas…J’aitoujoursaimélesavions.Ilsmefascinaientdéjàquandj’étaispetit.J’avaispeut-être envie de m’enfuir… ou bien de m’élever tellement haut que personne ne pourrait plus merattraper.

—Qu’essayiez-vousdefuir?demanda-t-elledoucement.

—Lesgens.Desévénementstristesquis’étaientproduitsdansmavieetmonpropremal-être.

Iln’avaitjamaisconnusesparents,etlescousinsquil’avaientrecueillines’étaientpasmontréstrèstendresaveclui.Ilavaittoujourseul’impressiond’êtreunintrusauseindeleurfamille.Al’âgedeseizeans,ilétaitparti.Illesauraitquittésbienplustôts’ill’avaitpu.

—J’aitoujoursaimélasolitude.Etj’aimelesmachines.Touteslespièces,lescomposantesquilesfontfonctionner,touteslessubtilitésdelamécanique.

—C’estmagique de voler dans le ciel, ça remet tout en perspective.On a l’impressiond’être au-dessusdetout,depénétrerauParadis.

—Vousenparleztellementbien…Çaal’airmerveilleux,soupiraKatecommeilss’arrêtaientpours’asseoirsurlesable.

Ilsavaientmarchélongtemps,etellesesentaitunpeufatiguée.

—C’estmerveilleux,Kate.C’esttoutcedontj’aitoujoursrêvé,depuisquejesuisgosse.Jen’arrivepasàcroirequ’onmepaiepourquejepuissevivrepleinementmapassion.

—C’estparcequevousexcellezdansvotredomaine,sansdoute.

IlinclinalégèrementlatêtedecôtéetKatefuttouchéeparl’humilitéqu’elleperçutenlui.

—J’aimeraisquevousveniezunjouravecmoi.Jenevousferaipaspeur,c’estpromis.

—Vousnemefaitespaspeur,répliqua-t-elleposément.

Ilétaitassistoutprèsd’elleetc’étaitluiquiavaitpeur.

Peur de ses propres sentiments. Kate l’intriguait. Elle exerçait sur lui une attirance irrésistible.Pourtant, tous les séparait en apparence: il avait douze ans de plus qu’elle, elle venait d’une famillefortunéeets’apprêtaitàentreràRadcliffe.

Bref, il n’appartenait pas à sonmonde, il fallait bien se rendre à l’évidence.D’un autre côté, cen’étaitpas sonmondequi luiplaisait, c’était elle—cequ’elle était et le sentimentdebien-êtrequ’iléprouvaitensacompagnie.

Kateétaitunique,exceptionnelle.Aucunedesfemmesdesonâgene luiarrivaità lacheville. Ilenavait fréquenté quelques-unes qu’il avait rencontrées dans les aérodromes ou que d’autres pilotes luiavaientprésentées,etellesn’avaientriendecommunavecKate.Ilyenavaiteuuneseuledontils’était

vraimentcruamoureux;elleavaitfiniparenépouserunautre,sousleprétextequ’ilneluiconsacraitpasassezdetempsetqu’ellenesupportaitplusd’êtreseule.Kateneseplaindraitprobablementjamaisd’êtreseule,elleétaittroppassionnéeetsemblaitaussitrèsautonome.C’étaitégalementcequiluiplaisaitchezelle. A dix-huit ans, elle était mûre et équilibrée. Elle ne semblait pas trop exigeante; elle ne luidemanderait pas de combler des manques qu’il ne pourrait pas satisfaire et ne l’accablerait pas dereproches. Elle avait sa propre personnalité et suivait son chemin, comme une comète qu’il brûlaitd’enviedecapturer.

Elle luiconfiasapassionpour ledroit;malheureusement,elleavaitdûrenonceràsonrêve,carcen’étaitpasunecarrièreconvenablepourunefemme.

—C’estidiot,s’insurgeaJoe.Sic’estcequevousvoulezfaire,pourquoinepasallerjusqu’auboutdevosdésirs?

—Mesparentsneveulentpas.Ilssontd’accordpourquej’ailleàl’universitémaisilssontsûrsquejememarieraiàlafindemesétudes,expliqua-t-ellesanscachersadéception.

Cetteperspectiveluisemblaithorriblementennuyeuse.

—Pourquoi ne pourriez-vous pas faire les deux? Devenir avocate et vous marier? demanda Joe,sincèrementétonné.

Katesecoualatêteetsescheveuxauburndansèrentsursesépaules.Sacheveluresoupleetcuivréeajoutaitencoreàlasensualiténaturellequisedégageaitd’elle—unesensualitéàlaquelleilavaitbiendumalàrésister.Ilnes’étaitpas tropmaldébrouillépour lemoment.Kate ignorait toutdel’attirancequ’iléprouvaitpourelle.Ellenevoyaitenluiqu’unami,captivantetsympathique.

—Quelhommepermettraitàsafemmededeveniravocate?Celuiquej’épouseraivoudraforcémentquejeresteàlamaisonpourélevernosenfants,conclut-elled’untonrésigné.

—Ya-t-ilquelqu’unquevousaimeriezépouser,Kate?demanda-t-il,cédantàlacuriosité.

Peut-êtreavait-ellerencontréquelqu’undepuisNoël,oupeut-

êtreleconnaissait-elledepuislongtemps.Aprèstout,ilnesavaitpasgrand-chosed’elle.

—Non,répondit-ellesanshésiter.Iln’yapersonne.

—Danscecas,pourquoivoustracasseràcesujet?Pourquoinepasfairecequivoustientàcœurenattendantde trouver l’âmesœur?Après tout,qui sait sivousne rencontrerezpasvotre futurmari à lafacultédedroit?

Ilsetournaverselleetl’enveloppad’unregardinterrogateur.

Leurs jambesse frôlaientàpeine, iln’essayapasdeprendresamainnideglisserunbrassursesépaules.

—Lemariageestsiimportantqueça,pourvous?

Lui-mêmen’yavaitencorejamaissongé,etilavaittrenteans.

Katen’avaitquedix-huitans,elleavaitencoretoutletempspoursemarieretfairedesenfants.Elleparlait dumariage comme d’un choix de vie imposé plutôt que comme l’aboutissement de sentimentspartagés. Quelle étrange vision des choses… Peut-être tenait-elle cela de ses parents. Le mariagepréoccupait toutes les femmes, c’était évident, mais contrairement aux autres, Kate n’hésitait pas à

s’exprimersurlesujet.

—Jesupposequelemariageestuneétapeimportante,répondit-elled’untonsongeur.Toutlemondeledit, en tout cas. J’ypenseraiun jour, sansaucundoute,maispour lemoment, c’est le cadetdemessoucis.Jenesuispaspressée.Jeveuxd’abordalleràl’université.

Lesétudesluipermettraientd’échapperpouruntempsauxprojetsqu’avaitéchafaudéssamèrepourelle.

—J’aidevantmoiquatreansderépit,reprit-elle,etd’icilà,toutpeutarriver.

—Qui sait si onnevous retrouverapasdansuncirque,d’ici là, renchérit Joed’unair faussementsérieuxquilafitéclaterderire.

Elles’allongeasurlesablemoelleuxetpliaunbrassoussanuque.

Joe la contempla sans mot dire, émerveillé par sa beauté. Il s’efforça de ne pas oublier leurdifférenced’âge.Ellen’avaitpourtant riend’uneenfant, allongée sur le sable,baignéepar le clairdelune.Aucontraire,elleressemblaitàunejeunefemmeépanouieetsensuelle.

Troublé,ildétournaleregard.Amillelieuesd’imaginercequisepassaitdanslatêtedeJoe,Katepritlaparole.

—Çameplairaitassezdefairepartied’uncirque.J’adoraisleurscostumes,quandj’étaispetite.Etleschevaux.J’aitoujoursaiméleschevaux.Iln’yaqueleslionsetlestigresquim’effraient.

—Ilsmefontpeur,àmoiaussi.Jenesuisalléaucirquequ’uneseulefois,àMinneapolis.J’aitrouvéçatropbruyantetj’aidétestélesclowns;ilsnem’avaientpasdutoutfaitrire.

Kateneput s’empêcherde sourire.C’était tout Joe.Elle imaginait le petit garçon auvisagegravequ’ilavaitdûêtre,effrayéparlebruitetl’agitation.Avecleursfarcesdénuéesdefinesse,lesclownsnel’avaientjamaisbeaucoupamusée,ellenonplus.Al’instardeJoe,ellepréféraituneformed’humourplussubtile.Malgréleursdifférences,ilspossédaientdenombreuxpointscommuns.Etpuisilyavait,justeàfleurdepeau,cetteattirancequasimagnétique.

—Jen’aimaispasnonpluslesodeursducirque,maisjecroisquej’auraistrouvéçaplutôtamusantdevivreaumilieudetouscesgens.

J’auraistoujourstrouvéquelqu’unàquiparler.

Joelaissaéchapperunpetitrireetladévisagealonguement.

C’étaittoutelle,cebesoindecommuniquer;cettequalitéqu’ilnepossédaitpas,hélas,l’avaitattirésur-le-champ.

—Unvéritablecauchemar,pourmoi, railla-t-il.C’estpourcette raisonque j’aime lesavions.Tantque je suis dans le ciel, je ne suis obligéde parler à personne.Alors que sur terre, j’ai l’impressiond’êtresollicitéenpermanence.C’estépuisant.

Il y avait de la douleur dans son regard, lorsqu’il prononça ces mots. Pour lui, mener uneconversationressemblaitparfoisàunevéritableépreuve.Peut-êtres’agissait-ild’untraitcommunàtousles pilotes. Il avait déjà effectué de longs vols en compagnie deCharles dans un silence parfaitementdétendu.Ilsavaientéchangéleurspremièresparolesaprèsl’atterrissage,enouvrantlaporteducockpit.

Poureux,c’étaientdesvolsfabuleux.MaisKatenepourraitjamaissetairehuitheuresdurant,c’était

évident.

—Jetrouvelesgensfatigants;ilsattendenttellementdevous!

Commeilsnecomprennentpastoutcequ’onleurexplique,ilsinterprètentetdéformentnosparoles.Ilsontl’artdecompliquerleschoseslesplussimples.

Katel’étudiaitavecattention,touchéeparsasincérité.

—Vouspréférezlecalmeetlasimplicité,n’est-cepas,Joe?demanda-t-elleavecdouceur.

Ilhochalatête.Ildétestaitlescomplications,contrairementàlaplupartdesgens,quiyvoyaientunmoyendes’accomplir.

—Moi aussi, j’aime les choses simples, déclaraKate.Mais j’aimoins besoin de silence. J’aimeparler,allerau-devantdesgens,écouterdelamusique…J’appréciemêmelebruitpourlebruit,detempsentemps.Ilm’arrivaitdedétesterlamaisondemesparents,quandj’étaispetite,parcequejelatrouvaistropcalme.

—Ilsétaientplusâgésquelesparentsdemescamarades,plusposés,etjen’avaissouventpersonneàqui parler. Ilsme considéraient déjà comme une adulte alors quemoi, j’avais envie de n’être qu’uneenfant…J’avaisenviedemesalir,defairedubruitetdecourirpartout.Ilrégnaittoujoursunordreetunepropretéimpeccablesdansnotremaison.C’étaitassezduràsupporter,pouruneenfantcommemoi.

Joeavaitdumalàimagineruncadrecommeceluiqu’ellevenaitdedécrire.Lamaisondesescousinsétaitconstammentendésordre,leménagen’étaitjamaisfaitetpersonnenes’occupaitdesenfants.

Petits, ils braillaient en permanence et quand ils grandissaient, ils passaient leur temps à sechamailler. A aucun moment Joe ne s’était senti heureux avec eux. Ils prenaient un malin plaisir àl’accablerdereproches,àluifairecomprendrequ’illesgênaitetlemenaçaientmêmedel’envoyerdansunautrefoyer.Conscientdelaprécaritédesasituation,Joenes’étaitattachéàpersonne;ilavaitvécudanslacrainteetseméfiaitencoredesgensqu’ilrencontraitmaintenant.

Surtoutdesfemmes,enfait.Aufond,ilétaitplusheureuxseul.

—Vous menez la vie dont tout le monde rêve, Kate. Le problème, c’est que personne ne saitexactement ce que c’est que de la vivre au quotidien. Je comprends que cela puisse être oppressant,parfois.

Elle luiavaitpeintuntableaulisse, tellementparfaitqu’ilendevenait rigide.Maisc’étaitaussiunenvironnementsûretprotégéquesesparentsavaientcréépourelle,elleenétaitconsciente.

Malgrétout,elleavaithâtedequitterlecoconfamilial.Ellesesentaitprêteàprendresonenvol.

—Commentréagiriez-voussivousaviezdesenfants?Enquoivotremodedevieserait-ildifférent?

Katepritletempsderéfléchir.

—Je crois que je leur donnerais toutmon amour et enmême temps, je les laisserais affirmer leurpersonnalité sans essayer de les transformer. Je ne chercherais pas à ce qu’ilsme ressemblent. Je leslaisseraisréaliserleursrêves,commevous.S’ilschoisissaientd’êtrepilotes,jelesencourageraisdanscettevoie.Jenepenseraispasauxrisques,jen’essaieraispasdelesfairechangerd’avis.Aucunparentnedevraitavoirledroitd’agirainsi.

Kateétaitavidedeliberté,celasautaitauxyeux.C’étaitaussicequeJoeavaitdésiré toutesavie.

Aucune chaîne n’était assez forte pour le retenir, aucun obstacle n’était insurmontable.La liberté étaitplus qu’un désir pour lui, c’était une nécessité vitale. Rien ni personne ne l’obligerait jamais à yrenoncer.

—Cefutpeut-êtreplusfacilepourmoi,fit-ilobserver,étantdonnéquejesuisorphelin.

Illuiparladesesparents,décédésdansunaccidentdevoiturealorsqu’iln’avaitquesixmois,desescousinsquil’avaientrecueilli.

—Sesont-ilsbienoccupésdevous?demandaKate,bouleverséeparsonhistoire.

—Pasvraiment,non.Ilsmeconfiaienttouteslescorvées;jedevaisaussim’occuperdeleursenfants.Aleursyeux,jen’étaisqu’unebouchedeplusànourrir.

—Ilsn’ontpascachéleursoulagementdemevoirpartir,lorsquelaDépressionafrappé.Ilsn’avaientpasbeaucoupd’argent.

Kate,elle,n’avaitjamaisconnuqueleconfortetleluxe.Lekrachavaitépargnésafamille—toutaumoinssamère.Elleavaiteuuneexistencepaisibleetprotégéeetpouvaitàpeine imaginercequeJoeavaitenduré.Lesavionsavaientétésaplanchedesalut,lesymboledesaliberté.Katen’avaitjamaisététenailléeparcettesoifintensedeliberté,elleaspiraitseulementàsedétacherunpeudesesparents.

—Avez-vousenvied’avoirdesenfants,unjour?demanda-t-elleàbrûle-pourpoint,emportéeparsacuriosité.

—Jenesaispas.Avraidire,jen’yaijamaisvraimentsongé.Jenesuispassûrd’envouloir,non.Jenecroispasquejeferaisuntrèsbonpère.Jamaislà,toujoursenvol.Unenfantabesoindesonpère.Sij’enavais,jeseraistoujoursentraindemefairedesreproches,ceseraitinsupportable.

—Désirez-vousvousmarier?

Katebuvaitsesparoles,captivéeparsafranchise.Encoreunpointqu’ilspartageaient,touslesdeux.Ilsouvraientleurcœursanssesoucierdel’opiniondesautres.JoeseconfiaitrarementmaisavecKate,c’étaitdifférent. Iln’avait rienà luicacher,aucuneexcuseà lui fournir. Ilne traînaitaucuncœurbriséderrière lui.La seule femmequ’il avait réellement aimée l’avait quitté sans rancœur.Elle était partiequandelleavaitcomprisqu’iln’auraitjamaisassezdetempsàluiconsacrer—àsesyeux,entoutcas.Ilavaitd’autresprioritésetnes’enétaitjamaiscaché.

—Jen’aiencorejamaisrencontrédefemmequipuisses’adapteràmonrythmedeviesanssesentirdélaissée. Quand on choisit l’aviation, je crois qu’on choisit en même temps de mener une vie desolitaire.JenesaispascommentCharlessedébrouilleavecsafemme,cariln’estpassouventchezlui.Anneseconsacreentièrementàsesenfants.C’estunefemmeformidable.

Unefemmequiaaussibeaucoupsouffert,pensaKate,envahieparuneboufféedecompassion.

—Peut-être aurai-je la chance de trouver quelqu’un comme elle, reprit-il en gratifiant Kate d’unsourire,maisjen’ycroispasvraiment.

Elleestunique.

—Enfait,j’aitoujoursplusoumoinssuquejen’étaispasfaitpourlemariage.Danslavie,ondoitd’abord réaliser ses rêves les plus chers, affirmer sa personnalité. On ne peut pas se forcer à êtrequelqu’und’autre.Çanemarchejamais,onfinittoujoursparfairesouffrirquelqu’un.Jepréfèrenepasprendrecerisque.J’aibesoindesuivremavoie,d’êtremoi-même.

Ses paroles ravivèrent l’envie qu’avait Kate de se spécialiser dans le droit. D’un autre côté, sesparents seraient terriblement contrariés si elle leur annonçait cette décision. Joe était tout seul, lui; iln’avait pas de comptes à rendre, pas d’effort à fournir pour faire plaisir à quelqu’un. Il pouvait sepermettredenesongerqu’àlui.LaviedeKateétaitcomplètementdifférente.Elleportaitsursesépauleslefardeaudesrêvesetdesespoirsdesesparentsetellenevoulaitenaucuncasrisquerdelesblesseroudelesdécevoir.C’étaitimpossible,surtoutaprèscequesonpèreavaitfaitpourelle.

Ils restèrent assis encoreunmoment, dansun silence complice, chacun savourant la compagnie del’autre,songeantàcequ’ilsvenaientdesedire.Ilsavaientfaitpreuved’honnêtetéetdespontanéité.Ilsmenaientdesviestrèsdifférentes,indéniablement,etpourtantuneattiranceirrésistiblelespoussaitl’unversl’autre.Ilsétaientcommelesdeuxfacesd’unemêmemédaille.

Joefutlepremieràromprelesilence.Ilsetournaverselleetl’enveloppad’unlongregard.Allongéesur le sable, elle contemplait la lune. Il n’avait pas osé s’étendre à côté d’elle, craignant ses propresréactions. Mieux valait respecter une certaine distance. C’était la première fois qu’il éprouvait uneattiranceaussiforte,quasimagnétique,etpresquemalgrélui,ilserapprochalégèrement.

—Nous ferionsmieux de rentrer. Je ne voudrais pas que vos parents s’inquiètent ou, pire encore,qu’ilsenvoientlapoliceàmestrousses.Ilsvontfinirparcroirequevousavezétékidnappée.

Ellehocha la tête et se redressa lentement.Ellen’avait dit àpersonnequ’ellepartait sepromeneravecJoe,maisellesavaitqueplusieursdesesamisl’avaientvues’éloigner.Ellen’avaitpasprévenusesparents,decraintequesonpèrenedécidedeveniraveceuxpourprofiterdelacompagniedeJoe.

Illuitenditlamainetl’aidaàserelever.Ilsmarchèrentsanssehâterverslefeudejoiequicrépitaitau loin. Kate ne s’était pas rendu compte de la distance qu’ils avaient parcourue, toute à sa joie demarcher aux côtés de Joe.Ami-chemin, elle glissa unemain sous son bras et il l’attira contre lui ensouriant.Elleauraitpudevenirsameilleureamies’iln’avaitpasdésirédavantage.Maisiln’avaitpasl’intentiondecéderàsondésir,iln’enavaitpasledroit.

Kateméritaitbienplusquecequ’ilavaitàluioffrir.Bellecommelejour,viveetpétillante,elleluisemblaitinaccessible.

Illeurfallutunedemi-heurepourrejoindrelesautres.Aleurgrandesurprise,personnenesemblaitavoirremarquéleurdisparition.

—Onauraitpuresterpluslongtemps,murmuraKate,radieuse,commeilluitendaitunetassedecafé.

Ilseservitunverredevin.Ilbuvaitrarementcarilétaitsouventenvol.Maiscesoir,aucunavionnel’attendait.

Ensonforintérieur,Joesefélicitad’avoirrejointlesautres.Ilnefaisaitpasconfianceàsavolontéquand il était avecKate. Ce qu’il éprouvait pour elle était trop intense, trop troublant. Il fut presquesoulagéquandsesparentsvinrentlatrouverpourluidirequ’ilspartaient.ClarkeJamisonnecachapassajoiedelevoir.

—Quellebonnesurprise,monsieurAllbright!Quandêtes-vousrentrédeCalifornie?

—Hier,réponditJoeenserrant lamaindesparentsdeKate.Jenesuis làquepourquelquesjours.J’avaisl’intentiondevousappeler.

—Tantmieux.Jenedésespèrepasdevoleravecvousunjour,peut-êtrelorsdevotreprochainséjour

danslarégion.

—C’estpromis,assuraJoe.

Ilappréciaitbeaucoup lesparentsdeKate.Cesdernierss’éloignèrentpourprendrecongéde leursamisetremercierleurshôtes.JoesetournaversKate,soudainmalàl’aise.Unequestionluibrûlaitleslèvresdepuisledébutdelasoirée.Etait-ceconvenable?

Aurait-elleunpeudetempslibrelorsqu’elleseraitàRadcliffe?Ils’agissaitd’unepropositiontoutàfaithonnête,dumoinscherchait-ilàs’enpersuader.Ilnevoulaitsurtoutpasluidonnerdefauxespoirs,nis’exposeràunetentationàlaquelleilseraitincapablederésister.

L’éloignementgéographiqueluisemblaitsalutaire.

—Kate,commença-t-ild’untonhésitant,quediriez-vousdem’écriredetempsentemps?J’aimeraisbeaucouprecevoirdevosnouvelles.

—C’estvrai?s’écriaKated’untonsurpris.

Aprèscequ’illuiavaitconfiécesoirsurlemariageetlesenfants,ellesavaitqu’ilnes’agissaitpasd’unemanœuvrede séduction. Il recherchait simplement sonamitié.Si elle appréciait sa réserve, ellen’enressentaitpasmoinsunvifsentimentdedéception.

Manifestement, l’attirancequ’elleéprouvaitpour luin’étaitpas réciproque.Malgré tout,unemincelueurd’espoirbrillaitaufonddesoncœur:enparlantavecJoe,elleavaitsentiqu’ilétaitpassémaîtredansl’artdedissimulersessentiments.

—J’aimeraisquevousmeracontiezcequevousfaites,cequevousdevenez, réponditprudemmentJoe.Etmoi, jevousparleraidesvolsd’essaique j’accomplisenCalifornie, siçanevousennuiepastrop,bienentendu.

—Oh,non,aucontraire!

Ellepourraitmêmefairelireseslettresàsonpèrequiseraitravi,évidemment.

Joegriffonnasonadressesurunmorceaudepapier.

—Jenesuispasungrandécrivain,s’excusa-t-ilenluitendantlafeuille,maisjeferaidemonmieux.C’estsurtoutpourresterencontactetsuivreunpeuvotrevieàl’université,ajouta-t-ilens’efforçantdeprendreuntonàlafoisneutreetamical.

Il ne voulait surtout pas trahir l’attirance qu’il ressentait pour elle, et encoremoins la peur qu’iléprouvaitfaceàcesentiment.S’ils’écoutait,ilseperdraitenellesansretenue,maisilferaittoutpourquecelan’arrivepas.S’ilparvenaitàcanalisersessentimentsenuneamitiésincèreetprofonde,ilsnecourraientaucundanger.

—Vous avez la carte de visite de mon père avec notre adresse. Je vous enverrai mon adresse àRadcliffedèsquejel’aurai.

—J’attendsvotrecourrier.

Il lerecevrait lorsqu’il rentreraitenCalifornieets’enréjouissaitd’avance.Elle luimanquaitdéjà.C’étaitunconstateffrayant,maisbienréel.Ellel’attiraitcommeunelumièrequibrilledansl’obscurité,commeunendroitchaudoùilfaitbonvivre.

—Rentrezbien,murmuraKate,hésitante.

L’espace d’un instant, leurs regards s’unirent et l’émotion passa sans qu’ils aient à prononcer lamoindreparole—augrandsoulagementdeJoequiauraitétéincapabledetrouverlesbonsmots.

Quelquesminutesplustard,elles’éloignaendirectiondesdunesoùellerejoignitsesparents.Joelasuivitdesyeux.Justeavantdedisparaître,elles’immobilisaetseretournapourluiadresserunpetitsignede lamain. Joe l’imita.Sonvisagegrave, sesyeuxqui la fixaient avec intensité s’inscrivirentdans lamémoiredeKate.

Lorsqu’elleeutdisparu,ilsepromenalentementlelongdelaplage,seul.

Chapitre3

Lespremièressemainesàl’universitéfurenttrépidantes.Katedutacheterdeslivres,suivredescours,rencontrersesprofesseurs,établirsonemploidu tempsavecunconseilleret faire laconnaissancedesétudiantesquihabitaientlemêmepavillonqu’elle.

C’étaitungrandbouleversementpourelle,maissanouvellevieluiplutaussitôt.Ellen’avaitmêmepasenviede rentrerchezelle leweek-end,augranddésarroidesamèrequ’elle s’efforçaitd’appelerrégulièrement.

Trois semaines s’étaient écouléesdepuis la rentréequandelle sedécida à écrire à Joe.Elle avaitattendutoutcetempsàdessein,afind’avoirquelquesanecdotesintéressantesàluiraconter.Lorsqu’elles’installaàsonbureau,undimancheaprès-midi,elleavaitunefouledechosesàécrire.Elleluiparladeses colocataires, de ses professeurs, de ses cours, de la cafétéria. Jamais elle ne s’était sentie aussiheureuse.Pourlapremièrefoisdesavie,ellegoûtaitàlaliberté.

Elles’abstintdeluiparlerdesétudiantsdeHarvardqu’elleavaitrencontréslasemaineprécédente.Aquoibon?Ellen’avaitpasenviedepartagercelaaveclui.Ilyavaitparmieuxunétudiantdetroisièmeannée,AndyScott,qu’elleappréciaitbeaucoup.Malgrétout,iln’arrivaitpasàlachevilledeJoe,devenusonidéalmasculin.Aucungarçonn’étaitaussiséduisant,fort, intéressant, talentueuxetpassionnantquelui.ComparéàJoe,lepauvreAndyluisemblaitbienordinaire,maisilétaitdrôleetagréable.

Capitainedel’équipedenatationdeHarvard,ilrencontraitunfrancsuccèsauprèsdesétudiantesdepremièreannée.

Ce futune lettrepleinedevieetdepétulanceque Joe reçutquelques joursplus tard— toutes lesqualitésqu’ilaimaitchezKate.

Il lui répondit sur-le-champ, lui parla des derniersmodèles d’avion qu’il avait dessinés et de savictoiresurunproblèmetechniquejusque-làinsoluble.Illuiracontasesvolsd’essai,maispréfératairele décès d’un jeune pilote qui avait péri la veille, lors d’un vol expérimental au-dessus du Nevada.C’étaitluiquiauraitdûfairelevol,maisilavaitétéobligéd’yrenoncerpourassisteràuneréunion.

Ilavaitannoncélatristenouvelleàl’épousedupiloteetétaitencoresouslechoc.Maisils’efforçade mettre de la joie et de l’excitation dans sa lettre afin qu’elle capte l’attention de Kate. Pourtant,lorsqu’ilserelut,ilsesentithorriblementfrustré.LerésultatluisemblaitfadeparrapportàlalettredeKate;ilnemaniaitpaslesmotsaussifacilementqu’elle.Ill’envoyamalgrétout,presséderecevoirsonprochaincourrier.

EllereçutlalettredeJoedixjoursaprèsluiavoirenvoyésapremièremissiveetprofitaduweek-endpourluirépondre.Augranddamdesesnouvellesamies,ellerefusaunrendez-vousavecAndyScottpourpouvoirécriretranquillement.SoncœurnebattaitdéjàplusquepourlepiloteinstalléenCalifornie.Ellene leurparlaitpasbeaucoupde Joe.Ellen’avaitpaspréciséqui il était, secontentantde leprésentercommeunami.AAndy,elleavaitsimplementditqu’ellesouffraitd’unemigraine.RiendanssalettreàJoenetrahissaitautrechosequ’unsentimentd’amitié.Aulieudeluiconfiercequ’elleéprouvaitpourlui,ellebrossaplusieursportraitscocasses,avecdesmotsbienchoisis.Assisàsonbureau,Joeéclataderireenparcourantsalettre.Sadescriptiondelavieuniversitaireétaithilarante.

Elleavaitledondecerneretderetranscrireledétailcroustillantdelasituationlaplusbanale.Joe

prenaitunplaisirimmenseàrecevoirdesesnouvelles.

Leurslettressecroisèrentduranttoutl’automne,etletondevintplusgravequandlaguerreredoublad’intensitéenEurope.Ilséchangeaient leursopinionset leursinquiétudes.Katerespectait lespositionsdeJoequicontinuaitàcroirequelesEtats-Unispouvaiententrerenguerred’unjouràl’autre.IlprojetaitderetournerenAngleterrepourparticiperàuneréuniondelaRoyalAirForce.IlluiracontaquesonamiCharlesLindberghavaitrencontréHenryFordàWashington.Cedernierpartageaitsonsentimentausujetde laguerre. Il s’efforçaitausside ladistraireavecdesanecdotesamusantes,commeelle le faisait sibrillamment.Ilcomptaitlesjoursenattendantseslettres,deplusenplusimpatientdelalire.

Deux mois plus tard, le mardi qui précédait le week-end de Thanksgiving, Kate fut appelée autéléphone du pavillon. Elle avait prévu de rentrer chez elle le lendemain, et sa mère désiraitprobablementconnaîtresonheured’arrivée.Ilsavaientinvitéplusieurspersonnespourleweek-end,quis’annonçaitchargé.Laveille,KateavaitprisuncaféavecAndyquirentraitàNewYorkpourl’occasion.Ilavaitpromisdel’appelerunefoisqu’ilseraitchezlui.Elleavaitdînéavecluiàuneoudeuxreprisesau cours des deux derniersmois,mais ils n’avaient pas dépassé le stade de l’amitié. Kate était tropcaptivée par la relation épistolaire qu’elle entretenait avec Joe pour s’intéresser à un étudiant deHarvard.

—Allô?lança-t-elledanslecombiné.

Àsagrandesurprise, lavoixdeJoese fitentendreà l’autreboutdu fil.Lacommunication longuedistanceétaitétonnammentclaire.

C’étaitlapremièrefoisqu’ill’appelait.

—Quellesurprise!s’écria-t-elleenrougissantviolemment.JoyeuxThanksgiving,Joe.

—Atoiaussi,Kate.Commentçava,àl’université?

Ilfaisaitallusionàuneanecdotecomplètementfarfeluequ’elleluiavaitracontéeetilséclatèrentderire.Malgré tout,Kate se sentaitnerveuse. Ils s’étaientbeaucoupdévoilésdans leurs lettreset elle sesentaitplusvulnérableàprésent.

—Tout va bien,merci. Je rentre chezmoi demain.D’ailleurs, je croyais que c’étaitmamère quim’appelait.Jevaispasserleweek-endàlamaison.

Elleleluiavaitdéjàécritdanssaprécédentelettre,maiselleparlaitpournepaslaisserlesilences’installer.

—Jesais.

Àl’autreboutdufil,Joeétaitaussinerveuxqu’elle.Ilsefaisaitl’effetd’unpetitgarçon,malgrétousseseffortspourparaîtresûrdelui.

—J’appelaispourt’inviteràdîner.

Ilretintsonsouffleenattendantsaréponse.

—Adîner?répéta-t-elled’untonperplexe.Mais…où?…Quand?

TucomptesrevenirbientôtdeCalifornie?

—JesuisdéjààNewYork.C’estuneescapadeimpromptue.

Charlesestenvilleetj’avaisbesoindelevoir.Jedîneavecluicesoir,maisj’avaispenséquejepourraisvenirtevoirceweek-end.

Enréalité,ilauraitpuattendreleretourdesonmentorenCalifornie,maisilavaitsaisiceprétextepourvenirsurlacôteEst.

C’étaitunvoyageinnocent,ilallaitsimplementrendrevisiteàuneamieetsielleétaittropoccupéepour le voir, il retournerait enCalifornie. Il avait fait exprèsdenepas la prévenir, songeantqu’il luiseraitplusdifficilederefusersoninvitationsiellelesavaitàNewYork.Presquemalgrélui,ilavaitmisaupointunstratagèmeefficace,bienquetotalementinutile,carKateexultaitlittéralementàl’idéedelevoir.Auprixd’uneffort,elleréponditd’untonfaussementdétaché:

—Quandveux-tuvenir?Jeseraisraviedetevoir.

C’était la voix d’une amie, pas celle d’une femme amoureuse. Tous deux tenaient leur rôle à laperfection,aiguillonnéspar ledéfiqu’ils s’imposaient secrètement,chacunde leurcôté.C’étaitun jeunouveaupoureux.Katen’avaitjamaisétécourtiséeparunhommeplusâgéqu’elle.QuantàJoe,c’étaitlapremièrefoisqu’iléprouvaitdessentimentsaussiforts,aussidéroutants.

—Quandtuvoudras,répondit-ilaveclamêmedésinvolture.

Kate réfléchit rapidement.Ellen’étaitpassûrede la réactiondesamère,maisellesavaitquesonpèreseraitheureux,aussidécida-t-elledecourirlerisque.

—Quedirais-tudevenirdîneravecnouspourThanksgiving?

Elleretintsonsouffle tandisqu’unsilences’installaità l’autreboutdufil. Ilsemblaitaussisurprisparsoninvitationqu’ellel’avaitétéparsonappel.

—Tuessûrequetesparentsserontd’accord?

Il ne voulait surtout pas s’imposer ni déranger. D’un autre côté, il n’avait rien prévu pourThanksgiving,unefêtequ’ilavaitl’habitudedepasserseul.

—Sûreetcertaine,affirma-t-elleenpriantpourquesamèrenesoitpastropfâchée.

Ilyauraitd’autresinvitéset,bienqu’ilfûtréservé,Joeapporteraitunenotepassionnanteaudîner.

—Alors,qu’endis-tu?

—Çameplaîtbeaucoup.JepartiraideNewYorkjeudimatin.Aquelleheurepasserez-vousàtable?

—Lesinvitésarriverontvers17heuresetnousdîneronsà19heures,maistupeuxvenirplustôt,siçat’arrange.

—Jeserailàà17heures,annonça-t-ilavecentrain.

Ilseraitvenuàsixheuresdumatinsielleleluiavaitdemandé.

Sansqu’ilpuisses’expliquerpourquoi,ilbrûlaitd’impatiencedelavoir.Aprèsdesannéesdedésertaffectif,ilétaitincapablededécryptersessentiments.

—Est-ceundînerhabillé?S’enquit-il,soudaininquiet.

Ilnevoulaitpasarriverencostumesilesautresconvivesportaientunsmoking.IlpourraittoujoursenemprunterunàCharles,s’illefallait.

—Non. En général, mon père porte un costume, mais il est un peu vieux jeu. Mets ce que tu asemporté,ceseraparfait.

—Formidable,j’arriveraiencombinaisondepilote!

Katepartitd’unéclatderire.

—J’aimeraisbeaucoupvoirça!

—Onpourraitpeut-êtreorganiserunpetitvolavectonpère,ceweek-end.

—Surtout, pas un mot à ma mère. Elle risquerait de s’étrangler avec un morceau de dinde et techasseraitaubeaumilieudurepas.

—Jeseraimuetcommeunetombe.Àjeudi,conclut-ild’untonléger.

Katepritcongéàsontour.Maislorsqu’ilsraccrochèrentlecombiné,ilsavaienttousdeuxlespaumesmoites.EtKatedevaitencoreannoncerlanouvelleàsamère.

Elleabordacourageusementlesujetlelendemainaprès-midi,enarrivantchezelle.Samèreétaitentraind’inspectersonserviceenporcelaine,danslacuisine.

Elleprenaitplaisiràdresserdesomptueusestables,ornéesdecompositionsfloralesraffinées.EllelevalesyeuxenentendantKatearriver.

—Bonjour,maman.As-tubesoind’aide?

Elizabethluijetauncoupd’œilsurpris.Katen’aimaitpaslestâchesménagères;elleétaittoujourslapremièreàfuirquandonavaitbesoind’aideencuisine.

—T’aurait-on renvoyéede l’université? lança-t-elleavecunepointed’amusementdans lavoix.Entoutcas,tuasdûfairequelquechosed’horriblepourmeproposerdecompterlespiècesdemonservice!Alors,dis-moitout…

—Et si j’étais tout simplement plusmûremaintenant que je vais à l’université? répliqua Kate engratifiantsamèred’unregardfaussementindigné.

Cettedernièrefitminederéfléchirquelquesinstants.

—Possible,maistrèsimprobable.Çanefaitquetroismoisquetuyes.Ilfautattendrelatroisièmeannéepourprétendreacquérirunpeudematuritéetcen’estqu’enquatrièmeannéequ’onmûritvraiment.

—Chouette.Si jecomprendsbien, jeprendraivraimentplaisiràcompter lespiècesde tonservicequandj’auraiobtenumondiplôme,c’estça?

—Absolument.Surtoutsitulefaispourtonmari,ajoutasamèreavecleplusgrandsérieux.

—Maman…d’accord, d’accord. J’ai fait quelque chose qui s’accorde tout à fait avec l’esprit deThanksgiving,telquetumel’astoujoursenseigné.

Kateaffichauneexpressioncandidepouraffrontersamère.

—Laisse-moideviner…Tuastuéunedinde?

—Non,j’aiinvitéàdîneruneâmesolitaire.Jeveuxdireparlàquelqu’unquin’apasdefamille.

—C’esttrèsgentildetapart,chérie,approuvaaussitôtsamère.

Quiest-ce?UnedetesamiesdeRadcliffe?

—Non,deCalifornie,biaisaKatepourgagnerdutemps.

—Lapauvrenepeutpasrentrerchezelle,évidemment,compatitsamère.Tuasbienfaitdel’inviter.Nousattendonsdix-huitinvitésmaisilyaencoredelaplaceàtable.

—Merci,maman,fitKate,enpartiesoulagée.Aufait,cen’estpasunefille.

Ellesetutetattendit.Uneexpressionstupéfaitesepeignitsurlevisagedesamère.

—C’estungarçon?

—Enquelquesorte.

—DeHarvard?

Elizabethavait l’airenchantée.Ainsi,KatefréquentaitunétudiantdeHarvard troismoisseulementaprèslarentréeuniversitaire.

C’étaituneexcellentenouvelle.

—Non,iln’estpasdeHarvard,réponditKateavantdesejeteràl’eau.C’estJoeAllbright.

Unlongsilenceaccueillitsesparoles.Elizabethl’enveloppad’unregardpleind’interrogations.

—Lepilote?Dequellemanièreest-ilentréencontactavectoi?

—Il m’a appelée hier. Il est venu rendre visite aux Lindbergh mais il n’avait rien prévu pourThanksgiving.

—Tunetrouvespasçaunpeubizarrequ’ilt’appelleàl’université?

insistasamèred’unairsoupçonneux.

—Si,unpeu.

Elleneparlapasdeslettresàsamère.C’étaitdéjàsuffisammentdifficiled’expliquerpourquoiellel’avaitinvitéaurepasdeThanksgiving.

—T’avait-ildéjàappelée?

—Non,réponditKateavecfranchise.Jecroisqu’ilappréciebeaucouppapa,etpuisildoitsesentirunpeuseul. Il sembleraitqu’iln’aitpasde famille. Jene saispaspourquoi il aappelé,maman,maisquandiladitqu’iln’avaitrienprévupourThanksgiving,çam’afaitdelapeine.Jecroyaisquecelanevousdérangeraitpas.Aprèstout,c’estça,l’espritdeThanksgiving!conclut-elleallègrementensaisissantunbâtonnetdecarotte.

Samèrenefutpascomplètementconvaincue;ellen’avaitencorejamaisvusafilledanscetétat.Acinquante-huit ans, elle n’avait pas complètement oublié ce qu’on ressent quand on est amoureuse etcourtiséeparunhommeplusâgé.Pourtant,quelquechosechezJoeAllbrightlachagrinait.Ilsemblaitsidistant,presqueinaccessible,etilétaitenmêmetempsterriblementintelligent.C’étaitlegenred’hommecapable de faire chavirer le cœur d’une femme s’il jetait son dévolu sur elle. Katemanquait encored’expériencepourcomprendrecela,etc’étaitprécisémentcequiinquiétaitsamère.

—Cela ne me dérange pas qu’il vienne dîner avec nous, déclara Elizabeth Jamison, mais jen’apprécieraispasqu’ilchercheàteséduire.Ilestbeaucoupplusâgéquetoi,Kate,etjenecroispasque

tudevraist’enticherd’unhommecommelui.

Commentdécidait-ondeceschoses-là?s’étonnaKateenellemême.Pouvait-onchoisirl’hommedontondevait tomberamoureuse?Pouvait-onseulementcontrôler les sentimentsqu’onportait àquelqu’un?Préféranttairesesinterrogations,ellesecontentadehocherlatête.

—Jenesuispasamoureusedelui,maman.IlvientjustepartagerladindedeThanksgivingavecnous.

—C’estparfoisainsiqueleschosescommencent,l’avertitsamère.

Onestamisetondevientdeplusenplusproches.

—IlvitenCalifornie,rétorquaKate.

—Pourêtrefranche,j’ensuissoulagée.Trèsbien,jepréviendraitonpère.Etbiensûr, ilseraravi.Maissi jamais il luiproposedemonteravecluidansundecesenginsdemort, jeglisseraiunebonnedosed’arsenicdanssafarce,fais-moiconfiance!N’hésitepasàluirépétercequejeviensdedire.

—Merci,maman!s’écriaKateensedirigeantnonchalammentverslaportedelacuisine.

—Jecroyaisquetudevaism’aider!protestasamèrejusteavantquelaporteserefermederrièreelle.

—J’ai un devoir à rendre pour lundi, je ferais mieux de m’y mettre tout de suite! lança Kate enpoursuivantsonchemin.

Elizabethn’étaitpasdupe.L’expressionqu’elleavaitsurprisedansleregarddeKatequandelleavaitdonnésonaccordl’effrayait.Lamêmelueuravaitdansédanssesyeuxjadis,lorsqu’unamidesonpèrel’avait courtisée en secret. Dieu merci, ses parents avaient découvert le pot aux roses avant que lasituation ne dégénère. Elle en avait eu le cœur brisé. Et puis, quelques semaines plus tard, elle avaitrencontrélepèredeKate.

Qu’yavait-ilaujusteentreKateetJoeAllbright?EllenecachapassoninquiétudeàClarkelorsqu’ilsseretrouvèrentseulsdansleurchambre,cesoir-là.Maiscederniernepartageaitpassescraintes.

—Il vient juste dîner,Elizabeth.C’est ungarçonpassionnant. Il est trop intelligent pour s’enticherd’unegaminededix-huitans,crois-moi.Aveclephysiquequ’ila,ilpeutavoirtouteslesfemmesqu’ilveut.

—Situveuxmonavis,tuestropnaïf,objectasonépouse.Kateestravissanteetelleesttotalementfascinéeparcethomme.Ilesttrèsattirant,tusais.LamoitiédesfemmesdecepayssontfollesdeCharlesLindbergh et Joe dégage lemême charisme. Il est pilote, il est beau, un peu timide, tout cela est trèsromantiquepourunejeunefille.

—Aurais-tupeurqueKatechercheàleséduire?s’enquitClarke,stupéfait.

—Cen’estpasimpossible.Pourêtrefranche,j’aiplutôtpeurducontraire.Pourquoil’a-t-ilappeléeàl’universitéalorsqu’ilavaittonnuméroaubureau?

—C’estvrai,jetel’accorde,elleestbeaucoupplusjoliequemoi.

Maisc’estunejeunefilleraisonnableetintelligente.QuantàJoe,ilm’atoutl’aird’ungentleman.

—Ets’ilstombaientamoureux?

—Deschosesbienpirespeuventarriver.Iln’estpasmarié.Iljouitd’uneexcellenteréputation.Ilauntravail.D’accord,iln’estpasbanquieràBoston,maisc’estlavie.Ellen’estpasobligéederencontrer

unmédecin,unavocatouunbanquier.Ellepeutaussirencontrerunprincearabeouindien,ouunFrançaisou,pireencore,unétudiantallemandàHarvard,etdanscecas,ellepasseralerestantdesavieàvoyagerentrelescontinents.

Onnepeutpaslaséquestreràlamaison,Elizabeth.SiJoeAllbrightestl’hommequ’elleaime,s’illarendheureuseets’ilprendbiensoind’elle, jem’enaccommoderaiparfaitement.C’estuntypebien,jet’assure.

—Imaginequ’il périssedansun accidentd’avion et qu’elle se retrouve seule avecune ribambelled’enfantsàélever?

L’expressionpaniquéedesafemmearrachaàClarkeunsourireamusé.

—Imaginequ’elleépouseunbanquierquisefasseécraserparunevoiture.Pire,imaginequ’illabatteou qu’elle se marie avec lui seulement pour nous faire plaisir. Je préfère mille fois qu’elle épousequelqu’unquil’aimesincèrement,conclut-ilposément.

Levisaged’Elizabeths’assombrit.

—Crois-tuqu’ilsoitamoureuxd’elle?demanda-t-elled’unevoixétranglée.

—Jenecroispas,non. Iln’apasde famille,nullepartoùallerpourThanksgiving,et,connaissantnotre fille, je pense qu’elle a eu de la peine pour lui. Je ne crois pas qu’ils soient amoureux l’un del’autre,siçapeutterassurer.

—C’estexactementcequeKatem’adit,qu’elleavaiteudelapeinepourlui.

—Tuvois?fitClarkeenl’enlaçant.Tut’inquiètespourrien.Katealecœursurlamain,commesamère.

Elizabethpoussaunlongsoupir.Clarkeavaitsansdouteraison.

Mais lorsqueJoe fit sonapparition le lendemain,Katenesemblaitpasdu tout tristepour lui.Plusbelle que jamais, gaie comme un pinson, elle rayonnait littéralement. Joe était déjà sous le charmelorsqu’il la suivit au salon et prit place à côté d’elle. Quand Clarke l’incita à parler de ses avionspendantledîner,Katebutsesparoles,commeenvoûtée.L’inquiétuded’Elizabethserenforçaquandellesurpritlesregardsdeconnivenceetd’admirationqu’échangeaientlesdeuxjeunesgens.Elleeutalorslacertitudequ’ils seconnaissaientbeaucoupmieuxqu’ilsne leprétendaient. Ilsparaissaient toutà faitàl’aise,assisl’unàcôtédel’autre,plongésdansuneconversationanimée.

Larelationépistolairequ’ilsentretenaientavaitinstauréentreeuxunecomplicitéqueKatenecherchapasàmasquer.Leuramitiéétaitévidente,àl’instardel’attirancequ’ilséprouvaientl’unpourl’autre.

ElizabethfutforcéedereconnaîtrequeJoeétaitunjeunehommeintelligent,bienélevéetcharmant.Ils’adressait àKate avec beaucoup de douceur et de respect. Il n’en demeurait pasmoins que quelquechoseenlui l’effrayait.Ildégageaituneespècedefroideur,deretenuestroublantes; ilsemblaitparfoisapeuré,commes’ilavaitétéblesséàuneépoquedesavieetquelablessure,profondeetdouloureuse,n’étaitpasencorecicatrisée.Malgrésoncôtéavenantetsympathique,ilsemblaitinsaisissable.

Enl’entendantparleravecfouguedesesavions,lamèredeKateseposad’autresquestions.Quellefemmeseraitdetailleàsemesureràunepassionaussidévorantequecellequileconsumait?

EllevoulaitbiencroirequeJoeétaitquelqu’undebien,maiscen’étaitpasl’hommequ’ilfallaitàKate.Ilneferaitpasunbonépoux.

Ilmenaituneviepleinededéfisetdedangersquineconviendraitpasàsafille.PourKate,ellerêvaitd’unevieinsoucianteetconfortable,auxcôtésd’unhommequiserisqueraittoutjusteàallerramasserlejournal dumatin sur le perron.Elizabeth avait passé sa vie à protégerKate; dudanger, dumal, de lamaladie,deladouleur.

Pourrait-ellelaprotégerd’unepeinedecœur?Elleendoutait,hélas.

Kate avait énormément souffert à lamort de sonpère.Si Joe etKate tombaient amoureux, elle nepourraitplusrienfairepoursafille.Ilétaittropenvoûtant,tropexcitant.Mêmesaretenueétaitattirante;onavaitenviedeluitendrelamainpourl’aideràenjamberlesmuraillesqu’ilavaitérigéesautourdelui.C’étaitexactementcequeKateétaitentraindefaire,justesoussesyeux.Sansmêmes’enrendrecompte,elleredoublaitd’effortspourlemettreàl’aise,l’aideràsortirdesacoquille.

Enlesobservanttouslesdeux,Elizabetheutlaterribleimpressionquelemalétaitfait.Lajeunefillene le savait peut-être pas encore,mais samère, elle, le sentait avec une acuité troublante:Kate étaitamoureusedeJoe.ElizabethétaitmoinssûredessentimentsdeJoe.

Il était attiré parKate, c’était évident, poussé vers elle par un élan quasimagnétique, irrésistible.Cetteattirancephysiquecachait-ellequelquechosedeplusprofond?C’étaitdifficileàdire.MêmeJoeétaitincapablededéfinircequ’iléprouvaitpourKate.

A la fin du repas, alors que les convives quittaient la table,Clarke glissa un bras sur ses épaulesavantdeluimurmurerd’untonrassurant:

—Tuvois,ilssontamis,toutsimplement.Jetel’avaisdit…

—Qu’est-cequitefaitcroireça?demandaElizabeth,envahieparunevaguedetristesse.

—Regarde-les, voyons, ils discutent à bâtons rompus, comme deux amis d’enfance. Il la taquinecommeunepetitesœur.

—Situveuxmonavis,ilssontamoureux,insistaElizabethenralentissantlepas.

—Tuesuneincorrigibleromantique,monamour,plaisantaClarkeavantdel’embrasser.

—Non,malheureusement.Jesuisplutôtcynique,outoutsimplementréaliste.Jeneveuxpasqu’illafassesouffrir;hélas,jel’encroistoutàfaitcapable.Ilpourraitluifairetrèsmal…Jeneveuxpasquecelaarrive,répéta-t-elled’untonbuté.

—Moinonplus.Joeneluiferapasdemal.C’estungarçonhonnête.

—Permets-moid’endouter.Quoiqu’ilensoit,iln’endemeurepasmoinsunhomme.Unhommetrèsromantique,quiplusest.IlsemblesubjuguéparKate,maisjelesensfragile,quelquepart.Iln’aimepasparlerdesafamille,sesparentssontmortsquandilétaitbébé.Dieuseulsaitcequ’ilasubipendantsonenfance,ilporteenluideprofondesblessures.Pourquoin’est-ilpasdéjàmarié?

D’untonapaisant,Clarkes’efforçadecalmerlesinquiétudesdesafemme.

—Ilesttropoccupépoursongeràça,répondit-ilcommeilsrejoignaientleurshôtesausalon.

Assis dans un coin de la pièce, Kate et Joe étaient en pleine conversation. Dès qu’Elizabeth lesaperçut, la vérité lui sauta au visage, éclatante. Ils semblaient seuls aumonde, prêts à tout l’un pourl’autre.Ilétaitdéjàtroptard.Elizabethn’avaitplusqu’àprier.

Chapitre4

LelendemaindeThanksgiving,JoevintchercherKateendébutd’après-midi.IlsallèrentsepromenerauBostonGarden puis prirent le thé auRitz.Kate lui raconta quelques anecdotes amusantes sur leurpéripleàHongKongetSingapouravantdeselancerdanslerécitdeleursaventureseuropéennes.LesprochesdeJoenel’auraientpasreconnu.AvecKate,ilétaitplusloquacequ’ilnel’avaitjamaisétéetilspassèrentl’après-midiàrireetplaisanter.

Lesoir,ill’invitaàdîneraurestaurant,puisilsallèrentvoirCitizenKaneaucinéma.Ilétaitpresqueminuitquandilladéposachezelle.

Kateétouffaunbâillement.

—J’aipasséunemerveilleusejournée,murmura-t-elleensouriant.

Joel’enveloppad’unlongregard.

—Moiaussi,Kate.

L’espaced’un instant, il parut sur le point d’ajouter quelque chose,mais se ravisa.Kate croisa samèreenrentrant.

—Tut’esbienamusée,chérie?demandacelle-ciens’efforçantdeprendreuntonneutre.

Aufondd’elle,ellebrûlaitd’enviedetoutsavoir:cequeJoeavaitdit,cequ’ilavaitfait…L’avait-ilembrassée?Serappelantlesconseilsdesonmari,elles’abstintdequestionnersafille.

—J’aipasséunaprès-midiformidable,maman,réponditKate,rayonnante.

ElleaimaitlacompagniedeJoe,ellesesentaitincroyablementbienàsescôtés.Elleavaitdumalàcroire qu’ils ne s’étaient vus que quatre fois. Les lettres qu’ils avaient échangées pendant troismoisavaient créé entre euxun lienpuissant. Ils avaient l’impressionde se connaîtredepuis toujours, et lesannéesquilesséparaientnecomptaientpas.Parfois,Joeressemblaitplusàunenfantqu’àunadulte.

—Tulerevoisdemain?

Lajeunefillehochalatête.

—Tunemontespasdanssonavion,n’est-cepas?

—Biensûrquenon!

Joen’avaitpasreparlédesapropositionetdimancheilretournaitenCalifornie.

Sa mère lui souhaita bonne nuit et Kate gagna sa chambre, songeuse. Ses sentiments pour Joe latroublaient.L’attirancequ’elleéprouvaitpourluiserenforçaitdejourenjour.Joe,desoncôté,semblaituniquementintéresséparsonamitié.

Lelendemainmatin,Katesedirigeaitverslacuisinequandletéléphonesonnadanslehalld’entrée.Ilétaittôt,toutjustehuitheures,etsesparentsdormaientencore.Unebellejournéed’automnes’annonçait.Katealladécrocher.Quipouvaitbienappeleràcetteheure-ci?EllereconnutaussitôtlavoixdeJoe.

—Jeteréveille?demanda-t-ild’untongêné.

—Non,j’étaisdebout.J’allaisprendremonpetitdéjeuner.

Ellesetenaitdansl’entrée,enrobedechambre.Ilsavaientprévudedéjeunerensemblecejour-làetJoeappelaitprobablementpourpréciser l’heuredurendez-vous.Katese félicitaitd’avoir répondu.Samèreauraitétécontrariéequ’ilappellesitôt.

—Belle journée, n’est-ce pas? reprit Joe. Je… j’ai une petite surprise pour toi… Je crois qu’elledevraitteplaire…Enfin,j’espère.

OnauraitditunpetitgarçonquivientderecevoirunenouvellebicycletteetKateneputs’empêcherdesourire.

—Tul’apporterasquandtuviendrasmechercher?

Joehésita.

—J’envisageaisplutôtdeteconduirejusqu’àelle.Ceseraplussimple.Qu’endis-tu?

Il fallait absolument qu’elle accepte, c’était vital pour lui. C’était le seul cadeau qu’il tenaitréellementàluioffrir.Laseulechosequ’ilaitàluidonner.LepèredeKateauraitpeut-êtredevinédequoiils’agissaitmaisKate,elle,nesoupçonnarien.

—C’est trèsmystérieux, tout ça,murmura-t-elle, tout sourire, en passant lamain dans ses cheveuxcuivrés.Quandpourrai-jelavoir?

Ellesongeaitàunevoiture,maispourquoiJoeaurait-ilachetéunevoituresurlacôteEst,alorsqu’ilhabitait en Californie? Pourtant, elle reconnaissait dans sa voix cette espèce d’excitation typiquementmasculine,lorsqueleshommesparlentmécaniqueouvoituresdesport.

—Seras-tuprêtedansuneheure?

—Biensûr.

Sisesparentsdormaientencored’icilà,elleleurlaisseraitunmotpourleurexpliquerqu’elleétaitpartieplustôtqueprévu.

—Parfait,jepasseteprendreà9heures,déclaraJoe.Et,Kate…habille-toichaudement.

Uneheureplus tard, elle attendait sur leperron, chaudementvêtued’unduffle-coat et coifféed’unbéretdelaine.Unelongueécharpependaitàsoncou.Untaxis’arrêtalelongdutrottoir.

—Tuesadorable,commeça,ditJoeavecunsourireappréciateur.

Elleportaitdesmocassinsetdessocquettesenlaine,avecunkiltetunvieuxpull-overencachemire.Et,biensûr,l’incontournablecollierdeperles.C’étaitlegenredetenuequ’elleportaittouslesjourspourallerencours.

—Auras-tuassezchaud?reprit-ilenlaconsidérantd’unairinquiet.

Elle hocha la tête en riant. Peut-être avait-il prévu de l’emmener faire du patin à glace…Mais ilindiquaauchauffeuruneadressesituéeengrandebanlieuedeBoston.

—Qu’ya-t-il,là-bas?demanda-t-elle,perplexe.

—Tuverras.

Etlà,elledevina.Pourquoin’yavait-ellepassongéplustôt?Ill’emmenaitvoirsonavion.

Elleneposaaucunequestionet ilsbavardèrentpendant tout le trajet. Il luiconfiaqu’ilavaitpassé

deuxjoursmerveilleuxensacompagnieetqu’ilavaitenviedeluioffrirquelquechosedespécial.

Ce«quelquechosedespécial»,pourlui,c’étaitforcémentsonavion.Grâceàseslettres,ellesavaitqu’il était très fier de son appareil; il l’avait conçu lui-même, et Charles Lindbergh l’avait aidé àl’assembler.Kate regrettaitque sonpèrene soitpasaveceux.Samèren’auraitpaspu leur reprocherd’admirerunavion.Unmomentplustard,ilsarrivèrentàHanscomField,unpetitaérodromesituéàlapériphérie deBoston. Plusieurs hangars entouraient une piste d’atterrissage longue et étroite.Un petitLockheedVegarougeatterritaumomentoùilssortirentdutaxi.

Joeréglalechauffeur.IlressemblaitàungarçonnetlematindeNoëllorsqu’ilpritlamaindeKatepour l’entraîner vers le hangar voisin. Ils entrèrent par une porte de côté et elle retint son souffle endécouvrantlejolipetitappareilqu’ilcaressad’ungesteaffectueux.

Avecunsourireradieux,ilouvritlaporteducockpit.

—Joe,ilestmagnifique!

Kateneconnaissaitrienauxavions.Avecsesparents,elleavaittoujoursvoyagédansdesavionsdeligne. Contre toute attente, un flot d’adrénaline se répandit dans ses veines alors qu’elle contemplaitl’appareilqueJoeavaitcréédetoutespièces.C’étaitunmerveilleuxengin.

Il l’aida à grimper dans le cockpit et passa une demi-heure à lui expliquer le fonctionnement del’appareil, stupéfait de voir qu’elle comprenait tout du premier coup. Kate l’écoutait avec attention,enregistrant chacunedes informations.Elle ne commit qu’une seule erreur en confondant deux cadransquelaplupartdesjeunespilotesavaientdumalàdistingueraudébut.Aufildesesexplications,Joeavaitl’impressionquetouteslesportes,touslesmurstombaientunàunautourd’eux.Ill’invitaitavecbonheuràdécouvrirdenouveauxhorizons,àpénétrerunmondedontellenesoupçonnaitmêmepasl’existence.PartagersapassionavecKatelecombladejoie.Soncœursegonflad’allégressetandisqu’ellebuvaitchacunedesesparoles,captivéeparlemoindredétail.

Ilsétaientdanslecockpitdepuisuneheurelorsqu’ilsetournaverselle,l’airgrave.Avait-elleenviede voler, quelquesminutes seulement, juste pour ressentir les vibrations de l’avion quand il s’élevaitdanslesairs?

Iln’avaitpasprévudel’emmenerenpromenademais,devantsonintérêt,latentationfuttropforte.EtKatenesefitpasprier.

—Maintenant?s’écria-t-elle,partagéeentrel’étonnementetl’excitation.

C’était le plus beau cadeau qu’il puisse lui offrir. Lamétamorphose de Joe la fascinait: dès qu’ils’approchaitd’unavion,iloubliaittouteretenueetressemblaitàunoiseausurlepointdes’envoler.

—Ceseraitformidable,Joe…C’estpossible,vraiment?

Lesavertissementsdesamèrepartirentauxoubliettes.

Joedisparutunmoment.Lorsqu’ilrevint,unlargesourireéclairaitsonvisage.

Surleplantechnique,c’étaitunaviondepetitetaillemais,grâceàquelquesmodifications,ilpouvaitparcourir des distances honorables. Lemoteur vrombit et l’appareil roula lentement jusqu’aux portesbéantes du hangar. Quelques minutes plus tard, il se dirigeait vers le tarmac. Joe avait procédé auxvérificationsd’usageenluiexpliquantchacundesesgestes. Ilsnevoleraientqu’unpetitmoment, justepourqu’elledécouvre la sensationdeplanerenpleinciel. Ilsquittaient lapiste lorsqu’unepensée lui

traversasoudainl’esprit.

—Tun’espasmaladeenavion,Kate?

Asongrandsoulagement,ellesecoualatêteenriant.Aufond,celanelesurprenaitguère.Ellen’étaitpasdugenrefragileetdélicate,Dieumerci.

—Absolumentpas.Pourquoi,onvafaireunlooping?

Joeneputs’empêcherderiredevantsonregardpleind’espoir.Ilnes’étaitencorejamaissentiaussiproched’elle.C’étaitunrêvedepouvoirvoleravecelle.

—J’espèrequenon.Gardonsçapourlaprochainefois,dit-iltandisqu’ilsprenaientdel’altitude.

Ils bavardèrent avec animation pendant les premières minutes du vol puis un silence complices’installaentreeux.Emerveillée,Kateregardaitautourd’elleenobservantJoedetempsentemps.Ilétaitexactement tel qu’elle l’avait imaginé: fier, posé, parfaitementmaître de l’engin qu’il avait construit,régnantavecsuperbesurleciellimpide.C’étaitfascinant,presquemagique.Onavaitl’impressionqu’ilétait né pour être pilote et, aux yeux de Kate, personne d’autre que lui ne réussissait mieux dans cedomaine, pas même Charles Lindbergh. L’attirance qu’elle éprouvait déjà pour lui devint totalementirrésistibledèsl’instantoùellelevitauxcommandesdesonavion.Ilincarnaittoussesrêves,toutessesaspirations.Ilétaitàluiseullaforce,lalibertéetl’allégresse,unfieroiseauquiplanaitlentementau-dessus de la campagne. Lorsqu’ils regagnèrent la terre ferme une heure plus tard, elle n’avait qu’uneenvie:repartiraveclui.

Uneonded’euphoriecoulaitdanssesveines;ellevenaitdepasserunmomentinoubliable.Aucoursdecevol,unlienpuissant,instantané,s’étaittisséentreelleetJoe.

—MonDieu, Joe,c’était fabuleux…Merci,murmura-t-elle tandisqu’ilgarait l’appareiletcoupaitlesmoteurs.

Lepilotageétait sapassion, sa raisond’être, et il avait souhaité lapartager avecelle.C’était uneexpériencepresquemystiquepourtouslesdeux.Illacontemplalonguement,sansmotdire.

—Jesuisheureuxqueçat’aitplu,déclara-t-ilfinalement.

Lesbarrièresquisedressaiententreeuxavantlevolétaiententraindetomberuneàune.Jamaisilnes’étaitsentiaussiprochedequelqu’un.

—Çanem’apasplu,Joe,j’aiadoré,corrigea-t-elled’untonsolennel.

Volerenpleinciell’avaitnonseulementrapprochéedeJoe,maisaussideDieu.

—Tantmieux,Kate.Aimerais-tuapprendreàpiloter?

—Oui,ceseraitformidable!

BraquéssurJoe,sesyeuxbrillaientdejoie.Elleavaittellementenviederepartiraveclui!

—Merciinfiniment…Aufait,ajouta-t-elleprécipitamment,n’enparlesurtoutpasàmamère.Ellemetuerait…outoi…nousdeux,sansaucundoute.Jeluiaipromisdenejamaismonterdanstonavion.

Maiselleneregrettaitrien,aucontraire.Ellevenaitdevivreuneexpérienceunique;côtoyerJoedanssonenvironnementnaturell’avaitprofondémentbouleversée.C’étaitunêtreexceptionnel.

Avant elle, Charles Lindbergh avait été conquis par l’incroyable talent de Joe alors que celui-ci

sortait tout juste de l’adolescence. Joe avait ça dans le sang. Ils avaient passé unematinée féerique.Lorsquelesmoteursseturent,ill’enveloppad’unregardempreintdefierté.

—Tuesuneexcellentecopilote,Kate,lafélicita-t-il.

Elleavaitposélesbonnesquestions,prononcélesmotsjustes,elleavaitsurestersilencieusepoursavourerl’incroyablebeautéquis’offraitàeux.

—Je t’apprendrai à piloter quand nous aurons un peu plus de temps devant nous, promit-il,sincèrementimpressionnéparlescompétencesdeKate.

—J’aimeraistantpasserlajournéeici,soupiracettedernière.

Joel’aidaàdescendredel’appareil.Unsourireéclairaitsonvisage.

—Moi aussi.Mais tamèrem’écharperait si elle soupçonnait la vérité,Kate.C’est pourtantmoinsdangereuxquedeconduireunevoiture,maisjenecroispasqu’ellepartageraitmonavis.

Ilsregagnèrentlecentre-villeensilenceetchoisirentl’UnionOysterHousepourdéjeuner.Dèsqu’ilsfurentattablés,Katesemitàparlerdeleurvol,del’incroyableaisancedeJoe,delabeautédesonavion.

Elle avait l’impression de le connaître vraiment, à présent. Joe avait déjà retrouvé sa réserve, tell’albatrosqui,aprèsavoirplanégracieusementdans leciel, titubaitmaladroitement sur la terre ferme.Hors de son avion, il n’était plus le même. Mais pour Kate, il restait le pilote génial, l’aviateurd’exceptionquil’attiraitirrésistiblement.

ElleluiracontaquelquesanecdotescroustillantessurlecampusetJoefinitparsesentirplusàl’aise.Ellepossédaitledondelemettreenconfianceetilsesentaitencoremieuxavecelleàprésentqu’ellel’avaitvuévoluerdanssonmonde.L’enviedel’emmenerenvolletenaillaitdepuisledébut.Maintenant,Katecomprenait…Ellecomprenaitsapassionpourlesavionsetcomprenaitdumêmecoupquiilétait.

Au fil du repas, il parvint à se détendre complètement. C’était formidable de pouvoir oublier satimiditéets’ouvriraumondegrâceàlasensibilitédeKate.Lepont-leviss’abaissaitlentement,reliantsatour d’ivoire aumonde extérieur.Elle l’aidait à traverser ce chemin éprouvant et il l’appréciait aussipourça.

Enfait,ilyavaittantdechosesqu’ilappréciaitchezellequ’ilprenaitparfoispeur.Commentluttercontrelessentimentsquinaissaientenlui?Kateétaittrèsjeuneetsafamillel’impressionnaitbeaucoup.Attentionnés et lucides, ses parents la surveillaient de près. Pourtant, il n’avait pas l’intentionde leurprendreleurfille.Ildésiraitsimplementpasserdutempsavecellepourabsorberlalumièreetlachaleurqu’elle dégageait. En sa compagnie, il se faisait l’impression d’un lézard paressant au soleil, sur unepierre chaude. Il se sentait bien, heureux auprès d’elle. Pourtant, ces simples sensations l’inquiétaientparfois.

Ilnevoulaitpasdevenirvulnérable,craignantde souffrirpar la suite.Ces réflexionsn’étaientpasclairementformuléesdanssonesprit,ellesl’habitaientd’unemanièrediffuse.SiKateavaiteuquelquesannéesdeplus,leschosesauraientpeut-êtreétédifférentes.Maiselleavaitdix-huitansetluitrente.Enmême temps, l’expérience en plein ciel qu’ils avaient vécu cematin l’avait profondément touché. Leprocessusétaitenclenché,irréversible.

Ladernière journéequ’ilspassèrentensembles’écoula trop rapidement. Ils rentrèrentchezKateetjouèrentauxcartesdanslabibliothèque.Joeluiappritàjoueraumenteur.Ellecompritvitelesfinesses

dujeuetgagnaàdeuxreprises,poursonplusgrandplaisir.

Elleressemblaitàunepetitefillelorsqu’ellebattaitdesmainsenriant.Lesoir,ill’invitaàdîneraurestaurant. Ils avaient passé unmerveilleuxweek-end. Ils se dirent au revoir sans savoir quand ils sereverraient.JoeprévoyaitdereveniràNewYorkpourNoël,maisunechargedetravailimpressionnanteles attendait, Charles et lui; ensemble, ils s’apprêtaient à concevoir un nouveaumoteur. Le temps deCharlesétaitprécieux.Ilseconsacraitdeplusenplusaumouvementqu’ilsoutenaitactivement,AmericaFirst (Fondé sur la doctrine de l’isolationnisme, cemouvementmilitait contre l’implicationdesEtats-Unis dans la SecondeGuerremondiale),multipliant les discours et les apparitions publiques.De soncôté,Joeétaitégalementtrèsoccupé.IlnepourraitpasserendreàBostontoutdesuiteaprèssonretour,etilhésitaitàluidemanderdevenirlevoiràNewYork.Sesparentsn’autoriseraientprobablementpasunetellesortie.

Ellesemblaitpluscalmequed’habitudelorsqu’illuiditaurevoir.

Ils se tenaient sur les marches du perron. Pour la première fois en trois jours, Joe avait l’airaffreusementmalàl’aise.

—Prendsbiensoindetoi,Kate,dit-il,lesyeuxrivéssurleboutdeseschaussures.

Un sourirenaquit sur les lèvresdeKate.Elle avait enviede saisir sonmentonpour l’obliger à laregarder,mais elle se retint. Il suffisait d’attendreunpeu, il finirait par relever lesyeux.Cequ’il fit,quelquesinstantsplustard.

—Mercidem’avoiremmenéedanstonavion,murmura-t-elle.

C’étaitleursecret,désormais.

—Rentrebien.Combiendetempsdurelevoyage,jusqu’enCalifornie?

—Environdix-huitheures,enfonctiondelamétéo.UnetempêtefaitragesurleMidwest,jevaisêtreobligédedescendreplusauSud,jusqu’auTexas.Jet’appelleraiquandjeseraiarrivé.

—Çameferaittrèsplaisir,ditKateàmi-voix.

Leursregardsdébordaientdetoutesleschosesqu’ilsnes’étaientpasditesetqu’ilsavaientencoredumalàcerner.Ils’étaitpasséquelquechosed’intenseentreeuxcejour-là.Ellenesavaittoujourspascequ’iléprouvaitpourelle,endehorsd’uneaffectionquasifraternelle.Joeétaitvenulavoirparcequ’ilsétaientamis.Aaucunmoment ilne luiavait témoignéautrechosequede l’amitié.Parfoismême, il semontraitpresquepaternelàsonégard.Pourtant, ilyavaitautrechoseentreeux,quelquechosedeplusprofondqu’unesimpleamitié,deplusmystérieux.Etait-ceuneffetdesonimaginationoubienavaient-ilspeurdel’admettre?

—Jet’écrirai,promit-elle.

Joehochalatête.Ilprenaitunplaisirimmenseàlireseslettres.Lafinessedesonstylelesurprenaitàchaquefois.Drôlesetémouvantes,sesmissivesselisaientcommedevéritablesnouvelles.

—J’essaieraidevenirtevoiràNoël,maisCharlesetmoirisquonsd’avoirbeaucoupdetravail.

KatefaillitluiproposerdevenirlevoiràNewYork,maisellen’osapas.Sesparentsn’auraientpasapprouvéunetelleinitiative.Del’avisdesamère,elleavaitdéjàpassétropdetempsaveclui,etJoeenétaitconscient.Ilnevoulaitsurtoutpasprécipiterleschoses,encoremoinscontrariersesparents.

—Soisprudent,Joe.Bonvol.

L’inquiétudequiperçaitdanssavoixletoucha.Elleétaitadorable.

—Soissérieuse,etnetefaispasrenvoyerdelafac,ajouta-t-ild’untontaquin.

Elleritdeboncœur.Illuitapotalégèrementl’épaulepuisdévalalesmarchesduperronetluiadressaunpetitsignedelamain.Elleeutl’impressionqu’ilpartaitviteavantdecommettreunebêtise.Unsourireauxlèvres,ellerentraetrefermadoucementlaportederrièreelle.

Les trois jours qu’elle avait passés avec lui étaient comme une parenthèse enchanteresse, faite dechaleur,dedétenteetd’amitié.

Etpuis,ilyavaiteucevolabsolumentmagique.

Perduedanssespensées,ellemontalentementl’escalier.Elleétaitheureusedel’avoirrencontré.Unjour,elleparleraitdeluiàsesenfants.Àcetinstant,ilnefaisaitaucundoutepourellequeJoeneseraitpaslepèredesesenfants.Savieétaittroppleined’avions,devolsd’essaietdemoteurscompliqués.Iln’yavaitpasdeplacepourunefemme—peudeplace,entoutcas—,etencoremoinspouruneépouseetdesenfants.Il leluiavaitdit trèsclairement, lesoirdubarbecuesurlaplage,àCapeCod,et leluiavaitrépétéaucoursdeceweek-endidyllique.Ilétaitprêtàtoutsacrifierpourallerjusqu’auboutdesapassion.«J’aitrèspeudetempsàconsacrerauxautres»,luiavait-ilaffirméàplusieursreprises.C’étaitlaréalité.Enmêmetemps,quelquechosedeprofondémentenfouienellerefusaitdel’accepter,etmêmed’ycroire.Commentpouvait-ilrenonceràfonderunefamilleaunomdesapassionpourl’aviation?D’unautrecôté,ellenesesentaitpasledroitdes’opposeràcequ’ildisait;elledevaitaucontrairel’acceptertelqu’ilétait.Lessentimentsqu’elleéprouvaitpourluin’étaientquechimère—dumoinschercha-t-elleàs’enpersuader.Unsimplerêve,etriend’autre.

Lelendemain,samèrenefitaucuncommentaire.Elizabethavaitdécidéd’écouterlesconseilsdesonmari.Ilseraittoujourstempsd’avisersicelas’avéraitnécessaire.Aufond,Clarkeavaitpeut-êtreraison:JoenetenteraitpasdeséduireKate.Ils’agissaitsimplementd’uneamitiépeuordinaireentreunhommemûretunejeunefille.

C’étaitentoutcascequ’elleespérait.

Deretouràl’université,Kateeutdumalàcontenirsonexcitation.

Sescompagnesdechambrearrivèrentà leur tour, et chacunese lançadans le récitdétailléde sonweek-end.CertainesavaientpasséThanksgivingavecdesamis,d’autresétaientrentréeschezelle,dansleurfamille.KateneracontaàpersonnelavisitedeJoe.

Leur relation était difficile à expliquer. Qui aurait cru qu’elle n’était pas amoureuse de lui?D’ailleurs, pouvait-elle encore le prétendre?Au bout d’unmoment, SallyTuttle lui demanda qui étaitl’hommequil’avaitappeléedeCalifornie.

—Ilestétudiantlà-bas?Unancienpetitami?

Kateévitadélibérémentsonregardinquisiteur.

—Non,c’estunami,toutsimplement,répondit-elled’untonvague.IltravailleenCalifornie.

—Entoutcas,ilal’airtrèsgentil.

Katehochalatête.

—Jeteleprésenterais’ilvientàBoston,plaisanta-t-elle.

Surcesparoleslégères,ellesseconcentrèrentsurlescoursdulendemain.Unpeuplustard,uneautrede leurscamarades les rejoignit.ElleavaitpasséThanksgivingenfamille,dans leConnecticut,et leurannonçaqu’elles’étaitfiancéependantleweek-end.LanouvellefutcommeundéclicpourKate.Ilfallaitbien se rendre à l’évidence: elle était amoureuse d’un homme de douze ans son aîné, un homme quiclamaithautet fortque lemariagenefaisaitpaspartiedesesprojets.Unhommequi ignorait tousdessentiments qu’elle éprouvait. C’était complètement absurde. Lorsqu’elle se coucha ce soir-là, elles’exhortaaucalmeetà laprudence.Siellen’yprenaitpasgarde,elle risquaitdefroisserJoeet,pireencore, deperdre son amitié. Jamaisplus il ne l’emmènerait sepromener en avion…Jamais il ne luiapprendraitàpiloter.

Asagrandesurprise,Joeappelalelendemain.Ilvenaitd’atterrir.

Levolavaitétééprouvant,ilavaitdûrefairelepleinàtroisreprises;deuxtempêtesdeneigeavaientconsidérablementralentisatraversée.Ilavaitmêmeétéretenuausolàcaused’uneaversedegrêlequis’étaitabattuesur

Waynoka,dansl’Oklahoma.Savoixtrahissaitunegrandefatigue.

Autotal,levoyageavaitdurévingt-deuxheures.

—C’estvraimentgentildem’appeler,dit-elle,àlafoissurpriseetheureuse.

—Jenevoulaispasquetut’inquiètes.Commentçava,àl’université?

—Çava.

Ellesesentaitmélancoliquedepuisqu’ilétaitparti,etcesignedefaiblessel’irritaitprofondément.Pourquoidiables’était-elleattachéeàlui?Àaucunmomentilnel’avaitencouragéedanscettevoie.

Pourtant, il lui manquait déjà. Pourquoi avait-il fallu qu’elle s’entiche d’un homme qui resteraittoujoursinaccessible?Elletenaittropàleuramitiépourlagâcherbêtement.

—J’aihâtequelesvacancesdeNoëlarrivent,ajouta-t-elled’untonfaussementneutre.

Cen’étaitpastantl’idéed’êtreenvacancesquilaséduisaitquelaperspectivedesonretoursurlacôteEst.Sesparentsl’autoriseraientpeut-êtreàluirendrevisiteàNewYork,sielles’yrendaitavecuneamie.Maisellesegardabiend’enparleràJoe,sentantd’instinctquecetteidéel’auraiteffrayé.

—Jeterappelleraidansquelquesjours,déclaracelui-ci.

Aprèscevoyageinterminable,ilmouraitd’envied’allersereposer.

—Les communications longue distance sont terriblement chères, on devrait peut-être s’en tenir aucourrier,objectaKate.

—Jepeuxmepermettredet’appelerunefoisdetempsentemps…àmoinsquecelat’ennuie,ajoutaprudemmentJoe.

Le téléphone accentuait sa timidité et c’était un grand pas qu’il venait de franchir en décidant del’appeler.

—Non,non,pasdutout,çamefaitplaisir,aucontraire.

Simplement,jenevoudraispasquetudépensesunefortuneencommunicationstéléphoniques.

—Net’inquiètepaspourça.

D’ordinaire,Joemettaittoutsonargentdanssesnouveauxprojets,quecefûtpourlaconceptiondenouveauxappareilsoudenouveauxmoteurs.Pendantleweek-enddeThanksgiving,ilavaitprisplaisiràemmenerKatedansdegrandsrestaurants.

—Kate?reprit-ild’unevoixrauque.

Gagnéeparunesoudaineboufféed’appréhension,Kateditàmi-voix:

—Oui?

—Tucontinuerasàm’écrire,n’est-cepas?J’adoreteslettres.

Unsourireétiraleslèvresdelajeunefille,partagéeentrelesoulagementetladéception.Elleavaitcruuninstantqu’ils’apprêtaitàluidirequelquechosed’important.Çal’étaitsansdoutepourlui,maiscen’étaitpascequ’elleavaitespéré.

—Biensûr!Maisj’aiplusieursexamens,lasemaineprochaine.

—Moiaussi,répliquaJoeenriant.

Ildevaiteffectuerdesvolsd’essaipendanttoutelasemaine.

Certainsrisquaientd’êtredangereux,maisiltenaitàlesfairelui-mêmeavantdequitterlaCalifornie.

—Jerisqued’êtretrèsprislesprochainessemaines,maisjet’appelleraidèsquej’auraiunmoment.

IlsraccrochèrentquelquesinstantsplustardetKateregagnasachambreens’efforçantdelechasserdesonespritpourseconcentrersursesrévisions.

Une question la hantait depuis quelques jours. Ses parents organisaient une grande fête auCopleyPlazapoursonentréedanslasociété,justeavantNoël.CeneseraitpasunesoiréeaussifastueusequecelleoùelleavaitrencontréJoe,maisceseraitmalgrétoutunebelleréception.Ellen’avaitpasencoreoséaborderlesujetavecsesparents,maiselleavaitl’intentiondeleurdemandersiellepouvaitinviterJoe. Elle désirait de tout son cœur qu’il puisse se libérer pour cette grande soirée mais, devant lesréticencesdesamère,elleavaitpréféréattendreunpeuavantdeluienparler.

Elle avait encore trois semainesdevant elle et pour lemoment Joe était enCalifornie. Il ne seraitprobablementpaspristouslessoirs,àsonretour.

Ledimanchesuivant,alorsqu’elleétaitentraindeparlerautéléphoneavecsamère,uneétudiantedébouladanslehalldupavillonensanglotant.Elleavaitdûrecevoiruneterriblenouvelle…

peut-êtremêmevenait-elledeperdreundesesparents.Ellemarmonnaquelquesmotsinintelligibles,tandisqueKate s’efforçaitd’écouter samère.Elizabethavaitune liste interminabledequestionsà luiposer au sujet du bal qu’ils donnaient en son honneur. Quel genre de gâteaux, de hors-d’œuvre, lesdimensionsexactesdelapistededanse…LarobedeKateétaitprêtedepuislemoisd’octobre.

Lehautétaittrèssimple,taillédansdusatinblanc,etlalonguejupeétaitentulle.Coupéesurmesure,elle lui allait à ravir. Sur les épaules, elle porterait une étole de tulle blanc laissant deviner l’étoffechatoyantedubustier.Sescheveuxrouxfoncésseraientretenusenchignon,àlamanièred’uneballerinedeDegas.Unefoulededétailsfutilestourbillonnaientdanssatêtequanddescrisretentirenttoutautourd’elle.

—Quedisais-tu,maman?fitKateenfronçantlessourcils.

Lebrouhahaquirégnaitdanslepavillonl’empêchaitd’entendrecorrectement.

—Jetedemandaissi…oh,monDieu…comment?Tuparlessérieusement?Clarke…

Al’autreboutdufil,samèrefonditenlarmes.

—Quesepasse-t-il,maman?demandaKate,lecœurbattant.Ilestarrivéquelquechoseàpapa?

Enproieàunesourdeangoisse,elleregardaautourd’elle.Danslehall,plusieursfillessanglotaient.Ilnes’agissaitdoncpasdesonpère.

Quelquechosedeterriblevenaitdeseproduire.

—Qu’ya-t-il,maman?Parle,jet’ensupplie!

—Tonpèreestentraind’écouterlaradio.

Clarkesetenaitdanslacuisine,l’airabasourdi.Lanouvellevenaitdetomber,incroyable.Unenationentièreétaitsouslechoc.

—LesJaponaisontbombardéPearlHarborilyaunedemi-heure.

De nombreux navires ont coulé, des hommes ont été tués, d’autres blessés. Oh mon Dieu, c’estaffreux…

AutourdeKate régnait laplusgrandeconfusion.Lesradioshurlaientdans toutes leschambres, lesfillespleuraientàchaudeslarmes.Toutessongeaientàleurspères,leursfrèresetleursfiancés,soudainendanger.L’Amériqueallaitentrerenguerre,c’étaitinévitable.LesJaponaisétaientvenuslesprovoquerchez eux, et malgré ses promesses le président Roosevelt allait être obligé de prendre une décisionradicale.Aprèsavoirraccroché,Kateseprécipitadanssachambre.

Assises en silence, ses camarades écoutaient la radio.Des larmes baignaient leurs visages. L’uned’entreellesvenaitd’Hawaii,etilyavaitdeuxJaponaisesàl’étage.Quedevaient-ellesressentir,siloindechezelles,prisonnièresd’unpaysétranger?

Plus tard dans la soirée, après avoir écouté la radio, Kate rappela sa mère. Dans peu de temps,inévitablement, tousles jeunesgensdupayspartiraientaucombat, loindeleurpatrie.Dieuseulsavaitcombiend’entreeuxsurvivraientàceterribleconflit.

En apprenant la nouvelle, les Jamison se réjouirent de ne pas avoir de fils.Dans les villes et lescampagnes, auxquatre coins dupays, desmilliers de jeunesgens se préparaient à quitter leur famillepour défendre la patrie. Tous vivaient un vrai cauchemar; on craignait en outre que les Japonais nefrappent de nouveau. La rumeur courait que leur prochaine cible serait la Californie; un chaosindescriptiblerégnaitdanslarégion.

LegénéralenchefJosephStilwellétaitaussitôtentréenaction;touslesmoyensavaientétédéployéspour protéger les grandes villes de la côte Ouest. Des abris anti-bombes étaient érigés, le personnelmédicals’étaitdéjàmobilisé.

MêmeàBoston,lesgensvivaientdanslapeur.LesparentsdeKateinsistèrentpourqu’ellerentreàlamaisonauplusviteetelle leurpromitdesemettreenroute le lendemain.Avantdepartir,ellevoulaitentendrecequ’onleurdiraitàl’université.

Tous les cours furent suspendus et la direction demanda aux étudiantes de rentrer chez elles.L’établissement rouvriraitsesportesaprès lesvacancesdeNoël.Toutesavaienthâtederejoindre leurfamille.Kateétaitentraindefairesavalise,lelendemaindubombardement,lorsqueJoeappela.Ilavaitmisplusieursheuresavantd’obtenirlacommunication;toutesleslignesétaientoccupées.

Entre-temps,lesEtats-UnisavaientdéclarélaguerreauJapon.

Aussitôt,leJaponavaitdéclarélaguerreauxEtats-UnisetàlaGrande-BretagnequiavaitàsontourdéclarélaguerreauJapon.

—Mauvaisesnouvelles,hein,Kate?fitJoed’untonétonnammentcalme.

—C’estaffreux,oui.Commentçasepasse,enCalifornie?

—Selon l’expression officielle, il règne une panique larvée. Les gens n’osent pas admettreouvertement qu’ils sont terrifiés. Ils ont pourtant de bonnes raisons d’avoir peur. Il est difficiled’anticiperlesintentionsdesJaponais.

—Ettoi,Joe?demandaKate,inquiète.

Aucoursdecesdeuxdernièresannées,ils’étaitrenduplusieursfoisenAngleterrepourcollaboreravec la Royal Air Force. Il était facile d’imaginer ce qui allait se passer. Les Etats-Unis entraientfinalementdansleconflitetJoeseraitcertainementenvoyéenEurope.Siteln’étaitpaslecas,iliraitsebattrecontreleJapon.Quoiqu’ilensoit,ilnefaisaitaucundoutequesescompétencesdepiloteseraientréquisitionnées.

—Je rentre sur la côteEst dès demain. Je ne pourrai pas terminermon travail ici.Onm’attend àWashingtonoùjerecevraimesordresdemission.

IlavaitétécontactéparleministèredelaGuerre.Kateavaitvujuste:ilquitteraitbientôtlepays.

—J’ignorecombiendetempsjeresterailà-bas.S’ilsmelaissentsuffisammentdetemps,j’essaieraidepassertevoiràBostonavantdepartir.Sinon…

Iln’achevapassaphrase.Toutétaitpossible,désormais.Passeulementpoureux,maispourlepaystoutentier.Tousleshommesvalidessepréparaientàpartiraucombat.

—Jepourraispeut-êtrevenirtedireaurevoiràWashington,proposaKate.

L’avisdesesparentsluiimportaitpeu.Ellevoulaitabsolumentlevoiravantsondépart.L’idéequ’ilparteàlaguerrel’emplissaitd’effroi.

—N’entreprendsrientantquejenet’auraipasappelée.Peut-êtrem’enverront-ilsàNewYorkpourquelquesjours.J’ignores’ilsontprévudemefairesuivreuneformationiciavantdepartir.IlsepourraitquejemerendedirectementenAngleterre,jenesaispasencore.

Joeétaitquasimentsûrdesadestination,bienqu’ilaitaffirméauxautoritésqu’ilpartirait làoùonl’enverrait.Ladatedesondépartdemeuraitleseulpointd’interrogation.

—Pourêtrefranc,jepréféreraispartirenAngleterreplutôtqu’auJapon.

—Jepréféreraisquetunepartespas,murmuratristementKate.

Ellesongeaàtouslesjeunesgensqu’elleconnaissait,ceuxavecquielleavaitgrandietqu’elleavaitcôtoyésàl’école;ellepensaaussiàleurssœurs,leurspetitesamiesetleursépouses.

C’était une épreuvedéchirante pour tout lemonde.Beaucoupde ses amies étaient déjàmariées ets’apprêtaientàfonderunefamille.

Combiendeviesallaientêtrebouleversées?C’étaitunenationentièrequipleurait ledépartdeseshommes.Beaucoupd’entreeuxnereviendraientpas;uneombremenaçanteplanaitsurtoutlepays.

Partout,lesgensparlaient,chuchotaient,sanglotaient;lapeurrégnaitsurtouslesfoyers.Qu’allait-ilse passer, à présent? Selon une autre rumeur, toutes les villes côtières de Floride risquaient d’êtreattaquéespardessous-marinsallemands.Unclimatd’insécuritéincontrôlables’étaitabattusurlepaysàl’instantoùétaittombéelanouvelledubombardementdeHawaii.

—Net’inquiètepas,Kate.Oùseras-tu?Al’universitéoucheztesparents?

—Jerentrechezmesparentscetaprès-midi.Lescourssontsuspendusjusqu’auxvacancesdeNoël.

UnNoëlquis’annonçaitlugubre,cetteannée.

—Jecomptepartird’iciuneheureoudeuxpourêtresûrd’êtreàWashingtondemain.C’estvraimentdommagededevoirlaissertoutenplanici.

Maisiln’avaitpaslechoix.Auxquatrecoinsdupays,deshommesabandonnaientleursaffairespouralleràlaguerre.

—Est-cequelamétéot’estfavorable?demandaKatesansréussiràcachersonangoisse.

Ilauraitvoululuipromettrequetoutiraitbien,qu’ellen’avaitaucuneraisondes’inquiéter,maisils’ensentaitincapable.D’unautrecôté,lesimplefaitdeluiparlersuffisaitàréchaufferlecœurdeKate.Dansleclimatd’hystérieambiante,illuisemblaitsolide,calmeetfiable,telunhavredepaixaumilieud’unemerdéchaînée.

—Ilfaitbeauici,maisjenesuispassûrdelamétéounpeuplusàl’est.

Deuxautreshommesl’accompagneraientdanssonvoyage.

—Jedoisallerfairemesvalises,Kate.Ledépartestimminent.Jet’appelleraidèsquepossible.

—J’attendraitoncoupdefilàlamaison.

Inutile de prétendre le contraire, l’heure n’était plus à la dissimulation. Kate ne souhaitait qu’uneseulechose:réussiràlevoiravantqu’ilquittelepays.Joeoccupaituneplacespécialedanssoncœur.Uneplacetrèsspéciale.

Les étudiantes se dirent au revoir en pleurant. Toutes retournaient chez elles et pour certaines, levoyageseraittrèslong.

Lajeunefilleoriginaired’Hawaiipartaitavecuneamiecalifornienne;sesparentsnevoulaientpasqu’elle rentre à Honolulu, de peur que les Japonais ne lancent une nouvelle attaque. Des milliersd’hommesavaientpériouétégrièvementblessésàPearlHarboretondénombraitaussidenombreusesvictimesparmilapopulationcivile.

LesétudiantesjaponaisesétaientattenduesauconsulatduJaponàBoston.Ellesétaientencoreplusterrifiéesque leurscamarades, ignorant totalementcequi lesattendait.Dans l’impossibilitéde joindreleursparents,ellesnesavaienttoujourspassiellespourraientrentrerchezelles.

KatearrivaàBostonenfind’après-midi.Sesparentsl’attendaient.

Tous deux avaient l’air tristes et inquiets. La radio restait allumée en permanence; le départ destroupesaméricainesétaitimminent.Cen’étaitplusqu’unequestiond’heuresoudejours.

—As-tu eu des nouvelles de Joe? demanda son père tandis qu’elle posait sa valise dans le halld’entrée.

Ilavaitenvoyéunchauffeurlachercher,préférantresterauprèsdesonépouse.Pâlecommeunlinge,Elizabethsemblaitàboutdenerfs.LecalmedeKateimpressionnasonpère.Ellehochagravementlatête.

—IlestattenduàWashingtondemain.Ilnesaitpasencoreoùonval’envoyer.

Son père opina du chef tandis que sa mère glissait vers elle un regard inquiet. Elle ne fit aucuncommentairemaisn’enpensapasmoins.Àl’évidence,KateetJoeseparlaienttrèssouvent,mêmes’ils’agissaitlàdecirconstancesexceptionnelles.Combiendefoisl’avait-ilappeléeàl’université?

Ilsdînèrentdanslacuisineenécoutantlaradio.Aucund’euxneparla.Lecontenudeleursassiettesrefroiditrapidement.

Finalement,Kateaidasamèreàdébarrasserlatable,jetantdanslapoubellelecontenuintactdeleursassiettes.Lanuit luiparut interminable.Allongéedansson lit,ellepensaàJoe.Oùse trouvait-ilàcetinstantprécis?QuelEtatsurvolait-il?Réussirait-elleàlevoiravantsondépart?

Ilétaitpresquemidiquandill’appela,lelendemain.IlvenaitdeseposerauBollingFieldAirport,àWashington.

—Jevoulaisjusteteprévenirquelevoyages’étaitbienpassé.

UnevaguedesoulagementsubmergeaKate.Bienqu’aucund’euxnedésirâtenparler,lelienquilesunissait dépassait le staded’une simple amitié, c’était évident.C’était un lien secret,mystérieux, bienréel.

—JeparstoutdesuiteauministèredelaGuerre.Jeterappelleraiplustard,Kate.

—Jenebougepas.

Letéléphonesonnaquatreheuresplustard.Laréunionavaitdurétoutl’après-midi;ilavaitreçudemultiplesinstructionsainsiquesesordresdemission.Onl’avaitnommécapitaineauseindel’ArmyAirCorps;samissionprincipaleconsisteraitàconduiredesraidsaérienspourlaRoyalAirForce.Ilpartaità Londres dans deux jours. Selon le protocole militaire, il suivrait un entraînement spécial et sefamiliariseraitaveclesvolsenformationenAngleterre.Ilenavaitdéjàeffectuéungrandnombrelorsdedémonstrationsaériennesetexcellaitdanscettespécialité.

Dans l’après-midi, le président Roosevelt avait annoncé à la nation que l’Amérique entraitofficiellementenguerre.

—Voilàlesnouvelles,petiteKate.Jequittelepaysdansdeuxjours.Maisjevaisdansunendroittrèsagréable.

IlserendaitenEastAnglia,régionqu’ilconnaissaitdéjàgrâceàsesfréquentesvisitesausiègedelaRAF.Dansdeuxsemaines,ilprendraitsesfonctionsdepilotedechasse.CetteperspectiveterrifiaKate;lorsquelesAllemandsapprendraientqu’ilavaitrejointlesforcesalliées,ilsnecesseraientdeletraquer,c’étaitcertain.Saréputationluicollaitàlapeau,ilferaitpartiedespilotesàabattre.

Katesentitsonestomacchavirer.Joes’apprêtaitàpartirloin,trèsloind’elle,etilrisqueraitsavieà

chaque instant. Comment supporterait-elle de rester sans nouvelles de lui? Au prix d’un effort, elleparvintàseressaisir.Ilsavaientencoredeuxjoursdevanteux.

Sansl’avoirformuléclairement,ilsavaientdéjàprévudepasserleplusdetempspossibleensembleavant sondépart.En l’espacedequelquesheures, tout avait changéentre eux.Lacomédiede l’amitiés’effaçaitrapidementpourcéderlaplaceàdessentimentsplusprofonds.

Joedevaitallerchercherdesdocumentsetdesuniformesavant la finde la journée. Ilquitterait lepayslesurlendemain,àsixheuresdumatin.Pourêtresûrdenepasmanquerledépart,ildevraitregagnerNewYorklaveille,àminuit.Ilprit l’avionpourBostonà10heuresdumatin, lelendemain,etatterrittrois heures plus tard. Son avion pour New York décollait à 22 heures, le même soir. Ils avaientexactement neuf heures devant eux. Dans tout le pays, de jeunes couples vivaient la même situationdouloureuse.

Certainsenprofitaientpoursemarieràlahâte,d’autrestrouvaientrefugedansdeschambresd’hôtel,avidesderéconfort.

D’autresencorerestaientdanslesgaresoulescafétérias,tandisquecertainschoisissaientlesbancspublicsdesparcsglacés.Tousdésiraientpartagerleursderniersmomentsdelibertéenpaix,commes’ilsétaientseulsaumonde.LamèredeKatecompatissaitdetoutsoncœuraveclesmèrescontraintesdefaireleursadieuxàleursfils.Iln’yavaitriendeplusdéchirantàsesyeux.

KateattenditJoeàl’aéroportd’EastBoston.Ildescenditdel’avion,àlafoisgraveetséduisantdanssonuniformeflambantneuf.

Il était encore plus beau qu’à Thanksgiving. Un sourire éclaira son visage lorsqu’il vint à sarencontre. C’était comme s’il ne s’était rien passé de particulier depuis leur dernier rendez-vous. Ils’immobilisaàcôtéd’elleet,cettefois,glissaunbrassursesépaules.

—Détends-toi, Kate. Tout se passera bien, dit-il en contemplant son visage tourmenté. Je sais cequ’onattenddemoietjerempliraimamission.Aprèstout,ils’agitseulementdepiloterdesavions.

Kate se remémora levol fantastiquequ’ils avaient effectuédeux semainesplus tôt.L’adresseet laprécisiondeJoen’étaientplusàdémontrer.Mais ilssavaientaufondd’euxqueceseraitdifférent, là-bas.Sonavionreprésenteraituneciblepermanente.MalgréleseffortsdeJoepourapaisersescraintes,Katenepouvaitchasserdesonespritcettepenséeterrifiante.

—Qu’as-tuenviedefaire,aujourd’hui?reprit-ilcommes’ils’agissaitd’unejournéeordinaire.

Commes’ilsn’allaientpassedireaurevoirdansmoinsdeneufheures…Tantdecouplesvivaientlamêmesituation,aumêmeinstant!

—Veux-tuquenousallionschezmoi?demanda-t-elled’untondistrait.

Danssatêterésonnaitletic-tacangoissantd’unegrossehorloge.

Lecompteàreboursavaitcommencé,leurdernièrejournées’écouleraitvite,tropvite.Etbientôt,Joeneseraitplus là.Unfrisson luiparcourut ledos.Ellen’avaitpaséprouvéune telledétressedepuis ledécèsdesonpère.

—Si nous allions d’abord déjeuner? suggéra Joe.On passera chez toi après; j’aimerais saluer tesparentsavantdepartir.

CettemarquederespecttouchaKate.Ellesavaitquesamèreavaitcessédes’inquiéterausujetde

Joe; en tout cas, elle gardait ses remarques pour elle et Kate lui en était reconnaissante. Ses parentsétaientdésoléspourJoeetlesmillionsd’autresjeunesgensquipartageaientsonsort.

Il l’emmenadéjeunerchezLocke-Ober.Malgrélecadreélégantet lemenuraffiné,Katemangeaduboutdeslèvres.Incapabledesavourerl’instantprésent,ellenepouvaitquepenseràl’imminencedeleurséparation. Il était 15 heures lorsqu’ils arrivèrent chez elle. Samère était en train d’écouter la radio.Quantàsonpère,ilétaitencoreaubureau.

Ilss’installèrentausalonetbavardèrentavecElizabethentredeuxbulletinsd’information.

ClarkeJamisonlesrejoignituneheureplustard.Lesdeuxhommeséchangèrentunepoignéedemainchaleureuse.Clarkeluitapotal’épauled’ungestepaternel.Aucund’euxnetrouvalesmotspourexprimerleurssentiments,maisleursregardsétaientéloquents.Unmomentplustard,Clarkeentraînasafemmeàl’étagepourleslaisserseuls.KateetJoeapprécièrentsontact.Ilétaithorsdequestionqu’ellel’emmènedans sa chambre; même s’ils se conduisaient correctement, sa mère n’apprécierait pas ce geste. Ilsrestèrentdoncausalon,assiscôteàcôtesurlecanapé,etcontinuèrentàdiscuterens’efforçantd’ignorerletempsquipassait.

—Jet’écrirai,Kate,touslesjours,sij’ailetemps,promit-il.

Uneexpression torturéevoilait sonbeauvisage.Àaucunmoment ilne lui confia ses sentimentsetKaten’osapaslequestionner.Elleignoraittoujourscequ’iléprouvaitréellementpourelle.Etait-cedel’amitié?Ouquelquechosedeplusprofond?Commefrappéeparlafoudre,ellecompritqu’ellel’aimaitdepuisplusieursmois.C’étaitarrivésanscriergare,depuisqu’ilsavaientcommencéàs’écrire,aumoisde septembre. Le week-end de Thanksgiving avait confirmé les sentiments qui l’habitaient déjà sansqu’elleenaitréellementconscience.Joeéprouvait-illamêmechosepourelle?Ellel’ignoraitet,malgrél’audacequilacaractérisait,ellenetrouvapaslecouragedeluiposerlaquestion.Ilneluirestaitplusqu’àvivreavecsonamouretàseréjouirqu’ilaittenuàpassersesdernièresheuresavecelle,quellequefûtlaraisondesadécision.Hormissescousinsqu’iln’avaitpasvusdepuisplusieursannées,iln’avaitpas de famille, pas de petite amie. La seule personne qui semblait compter pour lui était CharlesLindbergh. A part lui, Joe était seul aumonde. Et c’était avec elle qu’il avait choisi de passer cettejournée,avantdepartiràlaguerre.

Kateluiparladelasoiréequesesparentsavaientannulée,avecsonaccord.C’eûtétéunmanquedetactterriblequededonnerunegranderéceptionpourelledanscecontextetourmenté.Sonpèreluiavaitpromisd’organiseruneautreréceptionaprèslaguerre.

—Detoutefaçon,çan’aplusd’importance,maintenant,conclut-elletandisqueJoeapprouvaitd’unsignedetête.

—C’auraitétéunegrandefêtecommecelleoùnousnoussommesrencontrés,l’andernier?demanda-t-il,désireuxdeladistraireunpeu.

Latristessequivoilaitsonbeauvisagefaisaitpeineàvoir.Plusquejamais,ilétaitheureuxd’avoirfaitsaconnaissance,unanplustôt.

Direqu’ilavaitbienfaillinepasaccompagnerCharlesàcefameuxbal…Maisledestinavaitchoisidelesréunir.

Kateesquissaunpâlesourire.

—Enbeaucoupmoinsgrandiose.

La soirée aurait eu lieu au Copley. Ils avaient établi une liste de deux cents invités, rien decomparableavec les septcentsconvivesde l’autre réception,où lecaviar se servait à la loucheet leChampagnecoulaitàflots.

—Jesuisheureusequemesparentsaientannulé,conclut-ellesincèrement.

Joe allait occuper toutes ses pensées. Joe qui risquerait sa vie tous les jours, enAngleterre. Elles’était déjà portée volontaire pour aider laCroix-Rouge dans ses prochaines actions. Samère l’avaitimitée.

—Turetournerasquandmêmeàl’université,n’est-cepas?s’enquitJoe.

Kateacquiesça.Ilscontinuèrentàparlertranquillement.Auboutd’unmoment,lamèredeKateleurapportadeuxassiettes.Elleneleurdemandapasdesejoindreàeuxdanslacuisine;Clarkepréféraitleslaisserseulset,presquemalgréelle,elleapprouvaitsadécision.

Joese levapour la remercier. Ilsmangèrentàpeine,absorbéspar leurspensées.Finalement, il setournaversKateetluipritlamain.

Unflotdelarmesemplitleregarddelajeunefilleavantmêmequ’ilaitletempsd’ouvrirlabouche.

—Nepleurepas,Kate,murmura-t-il.

Les pleurs l’avaient toujours déstabilisé, mais il comprenait son désarroi. Au même instant, deslarmescoulaientdanstouteslesmaisons.

—Çaira,net’inquiètepas.J’aineufvies,tantquejesuisauxcommandesd’unavion.

Ilavaitéchappéàdesaccidentseffroyablesdepuisqu’ilpilotait.

—Ets’ilt’enfallaitdix?demanda-t-elletandisqueleslarmesroulaientsursesjoues.

Elleauraittantaimésemontrerforteetcourageuse,maisc’étaittroppourelle.L’idéequ’ilpourraitluiarriverquelquechoseluiétaitintolérable.Samèreavaitvujuste,dèsledépart.KateétaitamoureusedeJoe.

—J’auraivingtvies,s’illefaut.Fais-moiconfiance,assura-t-ild’untonqu’ilvoulaitapaisant.

Tous deux savaient, hélas, qu’il ne pourrait peut-être pas honorer sa promesse. C’était pour cetteraisonqu’iln’avaitpasvoulus’engageravecelleavantdepartir.

Joen’avaitpasl’intentiondelaisserderrièreluiunejeuneveuvededix-huitans.Elleméritaitbienmieuxqueçaets’iln’étaitpascapabledele luidonner,elle trouveraitquelqu’und’autre.Ilsouhaitaitavanttoutqu’ellesesentelibredefairecequ’ellevoulaitpendantsonabsence.

Maisilétaitdéjàtroptard:Joeavaitconquissoncœur.Ilsétaientassiscôteàcôte,ellesentaitsonbrassursesépauleset toutàcoup,ellese tournavers luiet luiavouaqu’elle l’aimait.Il ladévisagealonguement, sansmotdire.Le regarddeKate trahissaitune immensepeine. Il ignorait toutde lapertequ’elleavaitsubiequandelleétaitenfant.Katen’avaitjamaisparléàquiconquedusuicidedesonpère;Joes’imaginaitqueClarkeétaitsonpèrebiologique.Maissoudain,ledépartdeJoeranimaitledésespoirquil’avaitsubmergéeàl’époque.

—Jen’avaispasenvied’entendreça,Kate,murmuraJoed’untondésolé.Jen’avaispasenviedetele dire, non plus. Je ne veux pas que tu te sentes liée àmoi s’il arrivait quelque chose. Tu comptesbeaucouppourmoi,depuislejouroùnousavonsfaitconnaissance.

C’estlapremièrefoisquejerencontrequelqu’uncommetoi.Maisceseraitmalhonnêtedemapartdet’arracherunepromesseoudetedemanderdem’attendre.Ilestpossiblequejenereviennepasetjenevoudraispasquetutesentesredevableenversmoi.Tunemedoisrien,Kate.Sens-toilibredefairecequebontesemble.

—Ce que nous ressentons l’un pour l’autre, même si nous n’en parlons pas, me rend infinimentheureuxetjel’emporteprécieusementavecmoi.

Il l’attira dans ses bras et la serra si fort qu’elle entendit les battements de son cœur contre sapoitrine.Ilnecherchapasàl’embrasser.UnedéceptionimmensesubmergeaKate.Elleauraittantvoulul’entendre dire qu’il l’aimait aussi. C’était peut-être leur dernière chance avant longtemps ou, pireencore,ladernièrechancedeleurvie.

—Maisjet’aime,Joe,répéta-t-elleavecforce.Jetenaisàteledirepourquetupuissesemportermonamouravec toi. Jeneveuxpasque tu teposesdesquestionsquand tuseras là-bas,grelottantdans lestranchées.

Joehaussaunsourcillégèrementamusé.

—Dans les tranchées? C’est l’infanterie, Kate. Moi, je volerai haut dans le ciel, traquant etpourchassantsansrelâchelesciblesallemandes.Etlanuit,jedormiraidansunlitdouillet.Cen’estpasaussi périlleuxque tu l’imagines, tu sais.Ça le serapourd’autres,maispaspourmoi.Lespilotesdechassefontpartied’uncorpsd’élite.

Letempss’écoulaàunevitesseprodigieuse.Cefutbientôtl’heuredudépart.Lanuitétaitfroideetcristalline. Ilsmontèrentensembledans le taxiqui lesaccompagnaà l’aéroport.LepèredeKateavaitproposédelesyconduiremaisJoeavaitpolimentdéclinésonoffre.

Ilsavaientbesoind’êtreseuls.

L’aéroportétaitbondédejeunesgensenuniforme.Agésdedix-huitoudix-neufans,ilsressemblaientà des petits garçonsqu’on aurait arrachésde force à leurmère.Certains d’entre euxn’avaient encorejamaisquittéleurfamille.

Les dernières minutes qu’ils passèrent ensemble furent extrêmement éprouvantes. Kate tentavainementde refouler ses larmes, tandisqueJoesemblait toutàcoup tendu.C’étaitunmomentchargéd’émotion,pourtouslesdeux.Ilsnesavaientpasquandilssereverraient…s’ilsserevoyaientunjour.La guerre risquait de durer plusieurs années. Kate ne pouvait que prier pour qu’il en fût autrement.L’embarquement fut presque salvateur. Ils n’avaient plus rien à se dire, et Kate s’accrochaitdésespérémentàlui.

Ellenevoulaitpaslelaisserpartir,ellenevoulaitpasperdreleseulhommequ’elleaitjamaisaimé.

—Jet’aime,murmura-t-elleencore.

Uneexpressioncontriteassombrit levisagedeJoe.Cen’étaitpascequ’ilavait imaginéenvenantpasserlajournéeavecKate.

Bizarrement, il avait eu l’impression d’avoir conclu un pacte tacite avec elle, un pacte qui leurinterdisaitdesediredetelleschoses.

MaisKatel’avaittrahi.

C’étaitplusfortqu’elle.Ellenepouvaitpaslelaisserpartirsansluidiresonamour.Asesyeux,Joe

avaitledroitdesavoir.Elleignoraitqu’enécoutantsoncœur,elleluirendaitleschosesplusdifficilesencore. Jusqu’à présent, il avait réussi tant bienquemal à se convaincre qu’ils n’étaient quede bonsamis.Ilnepouvaitplussevoilerlaface.Ilsétaientbienplusquedesimplesamis.

Cesquelquesmotsétaientcommeuncadeauqu’elleluioffrait,leseulquiaitunevéritablevaleur.Laréalitélesenveloppabrusquement.Enuneseconde,Joepritconsciencedesaproprevulnérabilité.Ilnereviendraitpeut-êtrejamais.IlcontemplaKate,savourantchaqueinstantpasséensacompagnie.Jamaisilnerencontreraituneautrefemmecommeelle,pleinedevie,defeuetd’enthousiasme.Oùqu’ilaille,quoiqu’iladvienne,ilnel’oublieraitpas.

Unevoixannonçadenouveausonvol.Alors,trèsdoucement,illapritdanssesbrasetcapturaseslèvres.Ilétaittroptardpourluttercontresessentiments.Ils’étaitleurréens’imaginantqu’ilparviendraitàlesmaîtriser.Cequ’ilséprouvaientl’unpourl’autreétaitaussiinéluctablequeletempsquipasse.Sanséchangerlamoindrepromessenilemoindremot,ilsprirenttousdeuxconsciencedulienrare,infinimentprécieux,quilesunissait,enversetcontretout.

—Prendsbiensoindetoi,murmura-t-ild’unevoixrauque.

—Jet’aime,chuchota-t-elleencore.

Elleplantasonregarddanslesienenprononçantcesmotsetilhochalatête,incapabledelesdireàsontourmalgrélessentimentsquil’habitaient.Cestroispetitsmotsexprimaientdesémotionsqu’ilfuyaitdélibérémentdepuistrenteans.

Il l’attira tout contre lui et l’embrassa de nouveau. Le moment de se séparer était arrivé.L’embarquementavaitcommencé.

Rassemblant tout son courage, il tourna les talons et s’éloigna. Arrivé devant la porte, ils’immobilisa.

Levisagebaignédelarmes,Katenelequittaitpasdesyeux.Ilfitencorequelquespas,s’arrêtadenouveauetsetournaverselleunedernièrefois.

—Jet’aime,Kate,cria-t-ilenagitantlamain.

Aumomentoùellelaissaitéchapperunpetitrireentreseslarmes,ildisparut.

Chapitre5

CefutunNoëlmorosepourtoutlemonde.DeuxsemainesetdemieaprèsPearlHarbor,lemondeétaitencoresouslechoc.Lesfilsdel’Amériquepartaientàlaguerre,despaquebotsentierslesemmenaientsebattre en Europe ou dans le Pacifique. Des noms de villes dont personne n’avait entendu parlerjusqu’alors flottaient sur toutes les lèvres. Kate était presque soulagée de savoir Joe en Angleterre.D’aprèsl’uniquelettrequ’elleavaitreçuedepuissondépart,ilmenaitunevierelativementconfortable.

Il se trouvait en poste à Swinderby. Parmesure de sécurité, la censure interdisait aux soldats deparlerendétailde leuremploidu temps,aussi s’attachait-il à luidemanderde sesnouvellesavantdebrosser le portrait des gens qu’il avait rencontrés jusqu’à présent. Il décrivit également la campagneanglaiseetloualagentillessedupeupleanglaisàleurégard.Ilneluiécrivitpasqu’ill’aimait.Illeluiavaitditunefoismaisnesesentaitpaslecouragedecouchersessentimentsnoirsurblanc.

LesparentsdeKateavaientcomprisàquelpointelleaimaitJoe;leurseuleconsolationétaitd’avoirdevinéqu’ill’aimaitaussi.

Pourtant, quand ils se retrouvaient seuls,Elizabethnepouvait s’empêcher d’exprimer ses craintes.ElleredoutaitqueKatenepassesavieendeuil,silepireseproduisait.Pourrait-ellejamaisoublierunhommecommeJoe?

—QueDieumepardonnedeparlerainsi,commençaClarked’untonposé,maisjesuissûrqueKatefiniraitpars’enremettre,s’illuiarrivaitquelquechose.D’autresfemmessontpasséesparlàavantelle.Cependant,j’espèredetoutcœurquecelan’arriverapas.

Hélas, ce n’était pas uniquement la guerre qui inquiétait Elizabeth, c’était quelque chose de plusintensequ’elleavaitperçuchezJoeàl’instantmêmeoùilsavaientétéprésentés.Commentl’expliqueràClarke?Elleavaitl’impressionqueJoeétaitincapabled’ouvrirsoncœur,dedonnerpleinement,d’aimervraiment.Ilsemblaittoujoursenretrait,commes’ilrespectaitdeslimitesinvisibles.Sapassionillimitéepourlesavionsetlaconquêtedenouveauxhorizonsn’étaitqu’unmoyend’échapperàlaréalité.Enbref,Elizabethcraignaitqu’ilnesoitpascapablede faire lebonheurdesa fille,mêmes’il revenait sainetsauf.

Elleavaitpourtant ressenti le lienpuissantquiunissait lesdeux jeunesgens,ainsique laprofondefascinationqu’ilséprouvaientl’unpourl’autre.Ilsétaientaussidifférentsetcomplémentairesquelejouret la nuit. Sans qu’elle puisse expliquer pourquoi, Elizabeth savait qu’ils étaient un danger l’un pourl’autre.

Lesoiroùauraitdûsetenirlebalensonhonneur,Kateseplongeadansunouvragequ’elledevaitlirepour la rentrée. Le téléphone sonna et elle fut surprise d’entendre la voix d’Andy Scott. A présent,presquetouslesjeunesgensdesonentourageétaientpartis.

Quelquessemainesplustôt,Andyluiavaitexpliquéqu’ilsouffraitd’unlégersouffleaucœurdepuissonenfance.Sicelanel’affectaitenriendanssaviequotidienne,iln’endemeuraitpasmoinsinapteàintégrerl’armée.

Très contrarié, il avait pourtant tout fait pour rejoindre ses amis,mais les autorités étaient restéscatégoriquesdansleurrefus.IlracontaàKatequ’ilsongeaitàporteruninsignepourexpliquerauxgenspourquoiiln’étaitpasparticombattreauxcôtésdesforcesalliées.Ilsefaisaitl’impressiond’untraître

perduaumilieudetoutescesfemmes.Ilsendiscutèrentpendantunmoment,puisill’invitaàdîner.Katedéclina son invitation; cela lui semblait incongru de prendre du bon temps alors que l’hommequ’elleaimaitsebattaitdel’autrecôtédel’Atlantique.ElleexpliquaàAndylesraisonsdesonrefus.Lejeunehommetentaalorsdelaconvaincredel’accompagneraucinéma,maisKatenesesentaitpasd’humeuràsortir. Bien qu’ils soient amis, elle avait appris par le biais de relations communes qu’Andy étaitfollementamoureuxd’elle.Iln’avaitpascessédelacourtiserdepuislarentréeuniversitaire.

—Celateferaitleplusgrandbiendesortirunpeu,déclarasamèreaprèsqu’elleluieutrapportésaconversationavecAndy.Tunevastoutdemêmepasresterenferméeàlamaison!Quisaitcombiendetempsdureracetteguerre?

Joe et elle n’avaient échangé aucunepromesse. Ils n’étaient pas fiancés, il ne l’avait pasnonplusdemandéeenmariage.Ilss’aimaient,toutsimplement.MaissamèreauraitétébienplusheureusedelavoirfréquenterAndyScott,Katelesavaitpertinemment.

—Jen’aipasenviedesortir,répliqua-t-elleavantderegagnersachambre,sonlivresouslebras.

Ellesemoquaitbienderesterenferméechezsesparents,mêmesilaguerredevaitseprolonger.

—Ellenepeutpascontinueràsemorfondreainsijouretnuit,selamentaElizabethenretrouvantsonmariunpeuplustard.Iln’yariend’officielentreeux,ilsnesontmêmepasfiancés!

—D’aprèscequej’aicompris,c’estunengagementquivientducœur,répliquaposémentlepèredeKate.

Clarkes’inquiétaitpourJoeetcompatissaitàlatristessedesafille.

Ilnepartageaitpaslescraintesdesonépouse,persuadéqueJoeétaitunhommeformidable.

—JenesuispassûrequeJoesoitcapabledes’engagerunjour,insistaElizabethd’unairtourmenté.

—Jecroisaucontrairequ’ilfaitpreuved’uneconduiteexemplaireenrefusantdelaisserderrièreluiuneveuvededix-huitans.

—Situveuxmonavis,leshommescommeluipassentleurvieàfuirlesengagements,répliquasonépouse.Ilaimetropsesavions,lerestepasseratoujoursaprès.IlnedonnerajamaisàKatecedontelleabesoin.Sapassionresteratoujourssaprioritéabsolue,prédit-elled’untonpeiné.

Clarkeneputs’empêcherdesourire.

—Cen’estpasforcémentvrai.RegardeLindbergh.Ilestmariéetpèredefamille.

—Safemmeest-ellevraimentheureuse?demandaElizabeth,sceptique.

Malgré les inquiétudes de samère, Kate continua à faire ce que bon lui semblait. Elle passa lesvacancesdeNoëlchezelle,encompagniedesesparents.Lorsqu’elleretournaàl’universitéaumoisdejanvier,sescompagnesavaientl’airaussiabattuesqu’elle.Cinqd’entreelless’étaientmariéesavantledépartdeleurscompagnons,unebonnedouzaines’étaientfiancéesettouteslesautresfréquentaientdesgarçonsquinetarderaientpasàrejoindrelestroupes.Leurvies’articulaitdésormaisautourdephotosetdelettres.Kate,elle,nepossédaitaucunephotodeJoe,seulementunevolumineuseliassedelettres.

Elledécidadesejeteràcorpsperdudanssesétudes.AndypassaitsouventlavoiràRadcliffe;ellerefusait toujours de sortir avec lui,mais ils restaient bons amis. Ils se promenaient longuement sur lecampuspuisallaientdéjeuneràlacafétéria.Andylataquinaittoujourssurlemanquederaffinementdes

repasqu’ilspartageaientmais,tantqu’ellerestaitsurlecampus,Katen’avaitpasl’impressiondetrahirJoe.Andytrouvaitsaréactionridiculeetnecessaitdel’inviteràsortir.

—Pourquoineme laisses-tupas t’emmenerdansunendroit agréable?gémit-il un jour alorsqu’ilsétaientattablésdevantunpaindeviandedesséchéetunmorceaudepouletimmangeable.

—Ceneseraitpasbien.Etpuisjetrouveçaplutôtbon,mentit-elleavecaplomb.

—Bon? Tu trouves ça bon? répéta-t-il en plongeant sa fourchette dans une purée blanchâtre quiressemblaitàdelacolleàpapier.Ilmefautdeuxjourspourmeremettredesdouleursquimetordentleventreàchaquefoisquejemangeavectoi.

Ses protestations demeuraient vaines: Kate, elle, ne songeait qu’aux rations que recevait Joe, enAngleterre.Elleauraittrouvéchoquantd’allerdîneravecAndydansdeluxueuxrestaurants.S’ildésiraitpasserunpeudetempsensacompagnie,iln’avaitpasd’autrechoixquelacafétériadel’école.

ApartlesrebuffadesdeKate,Andymenaituneviesocialetrèsactive.Grand,brun,trèsséduisant,ilétaitundesrares jeunesgensànepasêtrepartià laguerre.Lesfillessebattaientpresquepoursortiraveclui;ilauraitpuchoisirn’importelaquelle,saufbiensûrcellequ’ildésirait.Kate.

Andycontinuapourtantàluirendrevisiterégulièrement.Aufildesmoiss’instauraentreeuxunliendeprofondeamitié.Katel’appréciaiténormément;leurrelationétaitsolide,stableettranquille.Riendecomparableaveclefeu,lapassion,l’attirancemagnétiquequ’elleéprouvaitpourJoe.Asesyeux,Andyétaitcommeunfrère.Ilsjouaientautennisplusieursfoisparsemaine.Al’approchedePâques,ellefinitparaccepterd’alleraucinémaaveclui,tenailléetoutefoisparuneprofondeculpabilité.IlsallèrentvoirMadameMini-veravecGreerGarson,etKatepleuratoutlelongdufilm.

EllerecevaitdeslettresdeJoeplusieursfoisparsemaineetdevinaitàsesallusionsqu’ilpilotaitdesSpitfiresaucoursderaidsaériensconduitsparlaRAF.Tantqueleslettresarrivaient,Katecontinuaitdeprier:Joeétaitsainetsauf.Ellevivaitdanslacraintepermanented’apprendrequesonavionavaitétéabattuetc’étaitd’unemaintremblantequ’elleouvraitlejournalchaquematin.

Avecsaréputationetlesrapportsétroitsqu’ilentretenaitavecCharlesLindbergh,ilnefaisaitaucundoutequelapressementionneraitlatristenouvelle.Maisjusqu’àprésent,ilsemblaitenformeetgardaitlemoral.Aprèss’êtreplaintdufroidetde lanourritureexécrabledurant tout l’hiver, il luiécrivitunejolie lettre aumois demai.La campagne anglaise étaitmagnifique auprintemps, les fleurs poussaientpartout,tousleshabitants—mêmelesplusdémunis—soignaientleurjardinavecpassion.

Ilneluiavaittoujourspasécritqu’ill’aimait.

À la fin dumois demai, laRAForganisa un raid aérien nocturne de grande envergure: plus d’unmillierdebombardierssedéployèrentau-dessusdeCologne.Katelutlanouvelledanslejournalet,bienque Joe ne l’ait mentionné dans aucune de ses lettres, elle eut la certitude qu’il avait participé àl’opération.En juin,Andyobtint le diplômede fin d’année deHarvard grâce à un cursus accéléré. Ilentreraità lafacultédedroità l’automne.Kate terminasapremièreannéeetassistaà lacérémoniederemisedesdiplômesd’Andy.PuisellepartittravailleràpleintempsàlaCroix-Rouge.Leséquipesdebénévoles préparaient les kits de premiers secours, pliaient des vêtements chauds à l’intention dessoldats, envoyaient des colis et distribuaient desmédicaments. Le travail en lui-même n’avait rien depassionnant,maisKate tenait à participer à l’effort deguerre.Dans sonpetit cercle d’amis, le conflitavaitdéjàfrappé.TroisétudiantesavaientperdudesfrèressurdesnavirestorpillésparlesAllemands.

Unedesescompagnesdechambreavaitdûrentrerchezellepouraidersonpèreàtenirl’entreprisefamiliale. Plusieurs fiancés étaient tombés au champ de bataille et l’une des cinq filles qui s’étaientmariéesàNoëlétaitrentréechezelleaprèsledécèsdesonépoux.

Comment oublier cette terrible guerre quand on croisait tous les jours des regards attristés et desvisagesangoissés?ChacunvivaitdanslapeurpermanentederecevoiruntélégrammeduministèredelaGuerre.

Cetété-là,Andytravaillacommebénévoledansunhôpitalmilitaire,désireuxdecompenserpartouslesmoyens possibles son absence au front. Il appelaKate pour lui raconter les histoires atroces deshommesqu’ilcôtoyaitetlesmomentsuniquesqu’ilpartageaitaveceux.Ilnel’auraitavouépourrienaumonde,saufpeut-êtreàKate,maisilluiarrivaitsouventdeseréjouirdenepasêtreparti,finalement.Laplupart des hommes qu’ils accueillaient revenaient d’Europe, les blessés du Pacifique étant rapatriésdans des hôpitaux de la côteOuest.Nombre d’entre eux rentraient amputés d’unmembre, borgnes oudéfigurés;d’autresavaientsautésurunemine,d’autresencoreétaient truffésd’éclatsd’obus.Ilyavaitaussiunserviceentierpleindesoldatsdevenusfousàlasuitedutraumatismesubi.Kateétaithorrifiée.Hélas,tousdeuxsavaientquelasituationrisquaitfortdes’aggraverdanslesmoisàvenir.

Après avoir travaillé pendant deux mois et demi à la Croix-Rouge, Kate alla passer ses deuxdernièressemainesdevacancesàCapeCodencompagniedesesparents.C’étaitundesraresendroitsoùrienn’avaitchangé.LacommunautéétaitessentiellementcomposéedepersonnesâgéesetKateretrouvatous les visages qui lui étaient familiers. Cette année pourtant, les petits-fils ne viendraient pas et laplupartdesamisdeKateétaientabsents.Lesfillesétaientlà,elles,etlejourdeLaborDay,lesvoisinsorganisèrentleurtraditionnelbarbecuesurlaplage.Commetouslesans,Kateetsesparentss’yrendirentavecplaisir.Celafaisaitpresqueunesemainequ’elleétaitsansnouvellesdeJoe.

Leslettresqu’ellerecevaitdataientsouventdeplusieurssemainesetarrivaientgroupées.Ilauraitpumourir unmois plus tôt, ses lettres auraient continué à lui parvenir.Cette pensée lui glaçait le sang àchaquefoisqu’elleluitraversaitl’esprit.

Neufmois s’étaient écoulés depuis le départ de Joe— une éternité.Andy l’avait appelée à deuxreprisesdepuisqu’elle était àCapeCod. Il passait sadernière semainedevacances chez sesgrands-parents,dansleMaine,aprèsavoirtravaillétroismoisdurantàl’hôpital.Cetteexpériencel’avaitaidéàmûrir. Il commencerait ses études de droit à Harvard à la rentrée, désireux de travailler le plusrapidementpossible.Contraintderesteraupays,c’étaitlaseulesolutionacceptablepourlui.SonpèredirigeaitlecabinetjuridiqueleplusprestigieuxdeNewYorketlaplaced’Andyétaitdéjàréservée.

Katesedirigeaverslefeupourfairegrillerquelquesmarshmallows.Ellesesouvintdubarbecuedel’andernier,etsespenséessetournèrentinévitablementversJoe.Cettesoiréeavaitmarquéledébutdeleur idylle. Ils avaient commencé à s’écrire peu de temps après, puis il y avait eu le week-end deThanksgiving.Elle se souvenaitde toutes lesparolesqu’il avaitprononcéesce soir-là, alorsqu’ils sepromenaientsurlaplage.Perduedanssarêverie,ellen’entenditpaslebruitdepasderrièreelle.

—C’estunemanie,cheztoi,debrûlerlesmarshmallows?

Kate sursautaet fitvolte-face, le soufflecoupé. Joe se tenaitdevantelle,grand,minceetpâle.Unsourireéclairaitsonvisagefatigué.Interdite,Katelâchalabrochettedanslesable.L’instantd’après,illaserraitdanssesbras.

—Oh,monDieu…monDieu,balbutia-t-elle,éperduedebonheur.

Ellenerêvaitpas,Joeétaitbeletbienlà,toutcontreelle.Soudain,unepenséeluitraversal’espritetellereculapourl’examinerd’unairinquiet.Non,iln’étaitpasblessé.

—Quefais-tulà?

—Jesuisenpermission,pourdeuxsemaines.JedoismeprésenterauministèredelaGuerremardi.J’imagine que j’ai abattumonquota d’Allemands, alors ilsm’ont renvoyé au pays pour que je puisseprendredetesnouvelles.Tum’asl’airplutôtenforme.Commentvas-tu,machérie?

Elle allait bien, incroyablement bien depuis quelques instants.Elle était si heureuse de le voir!Al’évidence,Joepartageaitsa joie.Sesmainssepromenaientdoucementsurelle, tandisqu’ils restaientblottisl’uncontrel’autre.Ilcaressasescheveux,l’embrassaplusieursfois,laserradanssesbrasavecfougue.Lemondeextérieurn’existaitplus.Ilsétaientheureuxdeseretrouver,enfin.

LepèredeKatelesaperçutquelquesminutesplustard.Ilnereconnutpastoutdesuitelegrandjeunehommeblondquisetenaitprèsdesafille.Cenefutquelorsqu’ilséchangèrentunbaiserqu’ilcompritqu’il s’agissait de Joe.Aussitôt, il se dirigeavers eux àgrandes enjambées et gratifia le pilote d’unechaleureuseaccolade.

—Ravideterevoirparminous,Joe,déclara-t-ilavecjoie.Nousnoussommesfaitunsangd’encrepourtoi,ajouta-t-ilentapotantl’épauledujeunehomme.

—C’estpourlesAllemandsquevousdevriezvousinquiéter.Nousleurfaisonspasserunsalequartd’heure,croyez-moi.

—Ilsl’ontbiencherché,ripostalepèredeKateavecunsourireentendu.

—Personnellement, je remplis mes missions dans le seul but de pouvoir rentrer au pays, fit Joe,radieux.

Sajoiesautaitauxyeux;quantàKate,elleexultait.Ellen’arrivaitpasàcroirequ’ilnes’agissaitpasd’unrêve.C’étaitunerécompenseinespéréeaprèsceslongsmoisd’angoisseetdeprières.Quinzejoursdepermission…celatenaitdumiracle!KateétaitincapablededétacherlesyeuxdeJoe.Tousdeuxsetenaientl’uncontrel’autre,soufflesmêlés.

—Commentçasepasselà-bas,fiston?

Auprixd’uneffort,Kates’écartadeluipourallerannoncerlabonnenouvelleàsamère.

—LesAnglaissontenmauvaiseposture,réponditJoeavecfranchise.LesAllemandss’acharnentsureux;ilsontdéjàbombardétouteslesgrandesvilles.Onfinirasansdouteparenveniràbout,maisceneserapasfacile.

Lesbulletinsd’informationétaient trèsdécourageantsdepuisdeuxmois.L’AllemagneavaitassiégéSébastopol avant de se lancer à l’assaut de Stalingrad. En Afrique du Nord, Rommel pilonnaitsystématiquement les ciblesbritanniques.Quant à l’Australie, ellemenait un combat acharné contre leJaponenNouvelle-Guinée.

—Jesuisvraimentheureuxdetevoir,répétaClarke.

Asesyeux,Joefaisaitdéjàpartiedelafamille,mêmesiaucunengagementn’avaitétéprisdanscesens.Elizabethaussisemblaitradoucielorsqu’ellelesrejoignitquelquesminutesplustard,encompagniedeKate.Elle le serradanssesbraset l’embrassaaffectueusement,en luidisantàquelpointelleétaitheureusedelevoirsainetsauf.Sajoieétaitsincère,pourlebonheurdesaproprefille.

—Vousavezmaigri,Joe,fit-elleobserverd’untoninquiet.

Il avaitperdubeaucoupdepoids,eneffet, car ilpassaitde longuesheuresauxcommandesdesonaviondechasseetsenourrissaitàpeine.Lesrationsqu’onleurdistribuaitn’avaientriend’appétissant.

—Commentallez-vous?repritElizabeth.

—Jemeportecommeuncharmedepuisquej’aiapprisquejedisposaisdedeuxsemainesdeliberté,réponditJoe.JedoismerendreàWashingtondemainmaisjeseraideretourjeudi.Ilmeresteradixjoursquej’avaisl’intentiondepasseràBoston.

Pourdesraisonsévidentes.LevisagedeKates’illumina.

—Ceseraitformidable,approuvaClarkeenglissantunbrefregardàsonépouse.

Incapablederésisteràl’expressiondebonheurdesafille,Elizabethenchaîna:

—Voulez-vousséjourneràlamaison?

Leregardbrillant,Kateremerciasamèreaveceffusion.Elizabethavaitrenoncéàsebattrecontredesmontagnes.Quandl’amourétaitlà,personnenepouvaitlutter.Etpuis,s’ildevaitarrivermalheuràJoe,elle ne voulait surtout pas que Kate leur reproche de les avoir séparés alors qu’ils s’aimaient. Laclémenceétait finalement lavoiede la sagesse, tantqueKatenecommettaitpasd’imprudence.En lesvoyanttouslesdeuxréunis,Elizabethsepromitd’entoucherdeuxmotsàsafille.Aprèstout,Joeétaitunhommedetrenteetunans,avecdesdésirsetdesbesoinsquinecorrespondaientpasàceuxd’unejeunefilledel’âgedeKate.Tantqu’ilsseconduisaientcorrectement,Elizabethnevoyaitpasd’inconvénientàcequ’ilséjournâtsousleurtoit.

La finde lasoirées’écoulacommedansunrêve. Ilétaitplusdeminuit lorsqueJoequittaKate. Ildevait regagner Boston en voiture avant de prendre le train pour Washington où il était attendu lelendemainmatin.Aucunavionn’avaitétémisàsadisposition.Avantdepartir,ilpritleslèvresdeKatedansunbaiserpassionnéetluidonnarendez-vousàBoston,troisjoursplustard.Elleferaitmalgrétoutsarentréeàl’université,surtoutpourcontentersesparentsquitenaientàcequ’ellereprennelescoursenmêmetempsquelesautres.Ilsacceptaientd’accueillirJoe,àlaconditionqu’elleailletouslesjoursencours.

—Jelaconduiraimoi-mêmeàl’universitéetjeveilleraiàcequ’ellenes’échappepas,leurpromitcedernier.

Il s’était toujoursmontré très protecteur, parfoismêmepaternel à son égard, etKate appréciait depouvoirsereposersurlui.

Ilyavaittantdechosesqu’elleappréciaitenlui,songea-t-elletandisqu’illaserraitdanssesbras.Avantdelalibérer,illuiconfiaqu’elleluiavaitterriblementmanqué,pendantceslongsmois.

—Jet’aimetant,ajouta-t-ildansunmurmure.

Ivrede joie,Kateplongeadans son regardpourmieuxsavourercesquelquesmots.Cela faisait silongtempsqu’ellenelesavaitpasentendus!

—Jet’aimeaussi,Joe.J’étaissiinquiètepourtoi…ajouta-t-elled’unevoixenrouéeparl’émotion.

—Ons’ensortira,moncœur.Promis.Quandtoutserafini,nousprofiteronsenfindubonheurd’êtreensemble.

Samèreauraitpréféréunautregenredepromesse,maisKates’enmoquait.Elledésiraitsimplementêtreauprèsdelui.

IlrentradeWashingtonlesurlendemain,unpeuplustôtqueprévu,ets’installachezlesJamison,oùilsemontra courtois, poli et discret.Le respect qu’il témoignait àKate impressionna favorablement sesparents.Enfait,cesderniersauraientétécombléss’ill’avaitdemandéeenmariage.

Le père de Kate aborda habilement le sujet en rentrant du bureau un après-midi, alors que Joetravaillaitsurundesescroquisdanslacuisine.C’étaitunprojetquiluitenaitàcœur.Lorsquelaguerreseraitfinie,ilferaittoutsonpossiblepourconstruirecetavionquinourrissaitsesrêves.

LesdeuxhommesparlèrentdeCharlesLindbergh,chargéd’aiderHenryFordàgérer laproductiond’avions bombardiers. Lindbergh avait émis le souhait de rejoindre les troupes américaines, maisFranklinRoosevelts’yétaitpersonnellementopposé.L’aidequ’ilapportaitàHenryFordétaitprécieuseetconsidérable;pourtant,lapresseetl’opinionpubliquedemeuraienttrèscritiquesàsonégardaprèslespositions qu’il avait affichées avant la guerre. Comme le reste du pays, ses déclarations en faveurd’AmericaFirstavaientbeaucoupdéçuClarke.Toutlemondeavaitcrualorsqu’ilallaitserangerauxcôtésdesAllemands.Commentunhommeaussibrillant,patriotedesurcroît,avait-ilpuselaisserbernerpar l’Allemagneavantque laguerreéclate?Récemment, ilétaitquelquepeu remontédans l’estimedeClarkeensoutenantl’effortdeguerrepartouslesmoyenspossibles.

LaconversationglissapeuàpeuversKate.Sansformulerclairement le fonddesapensée,ClarkelaissaentendreàJoequ’ilétaitcurieuxdeconnaîtresesintentionsausujetdesafille.Sansl’ombred’unehésitation,Joeluiconfiaqu’ill’aimaitdetoutsoncœur.Malgrésonairembarrassé,ilsemontrafrancetdirect.IlexaminalonguementsesmainsavantderencontrerleregarddeClarke.Cedernierapprécialasincéritéquibrillaitdanssesyeux.

Jusqu’àprésent,Joene l’avaitpasdéçu.Simplement, ilavançaitdans lavieplus lentementquecequ’aurait souhaitéElizabeth,maisKate s’enmoquait éperdument—n’était-cepas là l’essentiel?Leuramourétaitévident,ilscheminaienttousdeuxsurlamêmevoie,àleurrythme.EtClarkerespectaitleurchoix.

—Jen’aipasl’intentiondel’épousertoutdesuite,déclaraJoesansdétour.

Ils’agitanerveusementsurl’étroitechaisedecuisine,telunoiseaugéantperchésurunebranche,sesgrandesailesrepliéescontrelui.

—Ceneseraitpasraisonnable.S’ilm’arrivaitmalheurlà-bas,elleseraitveuve.

S’il lui arrivaitmalheur, veuve ou non,Kate serait folle de chagrin, les deux hommes le savaientpertinemment.Elleétaitencore très jeune,et Joeétait sonpremieramour—peut-être ledernier, si lamèredeKateparvenaitàobtenircequ’elledésiraitpoursafille.Laveilleausoir,ElizabethavaitencorerépétéàClarkeàquelpointelleaimeraitqu’ilssefiancent,aumoinspourofficialiserleurrelation.

—Nousn’éprouvonspaslebesoindenousmarier,poursuivitJoe.

Nousnousaimons,elleestlaseulefemmedansmavie.

—Songez-vousmalgrétoutàvousmarier,unpeuplustard?

demandaClarked’untonposé.

C’étaitlapremièrefoisqu’ilsabordaientunsujetaussipersonnel.

—Oui, je suppose. Tant que je pourrai continuer à piloter et dessiner des avions, je ne vois paspourquoi nous ne nous marierions pas. Pour être franc, je n’y ai pas vraiment réfléchi, conclut-il enhaussantlesépaules.

Il ne s’agissait ni d’une demande en mariage, ni d’une promesse, ni même d’une déclarationd’intention. C’était tout au plus une hypothèse. Il avait mis du temps avant de grandir et ne souffraitapparemmentd’aucunmanqueaffectif.

Fonderunefamillenefaisaitpaspartiedesesprioritésabsolues,ilnel’avaitpascachéàKate.Plusquetoutaumonde,ildésiraitassouvirsapassionpourlesavions.

—C’est assez difficile de se projeter dans l’avenir quand on risque sa vie en permanence, fit-ilobserver.Danscegenredesituation,riend’autrenecomptevraiment.

Ileffectuaitjusqu’àtroismissionsparjouretchaquefoisqu’ildécollait,ilsavaitqu’ilnereviendraitpeut-êtrepas.Aussis’efforçait-ildeseconcentrersurlecourttermeetlesciblesqu’onluiassignait.Leresten’avaitpasd’importance.MêmeKate,danscesmoments-là, sortaitdesespensées.Kateétaitunluxequ’il pouvait savourerune fois liquidées les affaires importantes.C’était ainsi qu’il concevait savie.Katedevraitattendrequ’ilenaitterminéavecsespréoccupationsactuelles,c’est-à-direlesmissionsqu’onluiassignait.

—J’aimeKate,monsieurJamison,affirma-t-ilaumomentoùClarkeluitendaitunverredebourbon.

Ilenbutunegorgéeavantdedemanderd’untoninquiet:

—Pensez-vousqu’ellepourraitêtreheureuseavecunhommecommemoi?Serai-jecapabledefairelebonheurd’unefemme?

L’aviationesttoutemavie,etilenseratoujoursainsi.IlfautqueKateenprenneconscience.

Joeétaitungénie,àsafaçon.Ilconcevaitdebrillantsprojetsaéronautiquesetconnaissaitparcœurlesmoteursdesesappareils.Ilpouvaitvolerdansn’importequellecirconstanceetl’avaitdéjàdémontréàplusieursreprises.

L’aérodynamiquen’avaitpasdesecretpourlui.Maisilconnaissaitbeaucoupmoinsbienlesfemmes.Clarkecommençaittoutjusteàs’enapercevoir—contrairementàsonépousequiavaitaussitôtperçulafaille.

—Elleseraitheureusesituluiassuraisuneexistenceéquilibrée,situprenaissoind’elle.Amonavis,ellenourritlesmêmesaspirationsquelesautresfemmes:elleveutunmarisurquiellepourracompterentoutecirconstance,unejoliemaisonetdesenfants.C’estassezsimple,sommetoute.

—Çanem’apasl’airtropcompliqué,eneffet,observaJoeenavalantunegrandegorgéedebourbon.

—Ça peut le devenir, parfois. Les femmes se froissent souvent pour des choses complètementstupides.Onne les traitepascommede simplesobjets.Siona lemalheurde les contrarier,ou sionmanquedepsychologie,leschosessecorsentdangereusement.

C’étaitunconseilavisé,maisClarken’étaitpassûrqueJoesoitprêtàl’entendre.

—Vousavezsansdouteraison.Jen’avaisencorejamaispenséàça.

Ilsetortilladenouveausursonsiège,malàl’aise.Lesyeuxrivéssursonverre,ilrepritlaparolequelquesinstantsplustard.

—En fait, je n’ai pas le temps d’y songer pour le moment. C’est encore trop tôt. Nous nousconnaissonsàpeine,Kateetmoi;etàl’heurequ’ilest,jesuisincapabledemeconcentrersurautrechosequemesmissions.

—Quandlaguerreserafinie,nouspourronsdébattredelacouleurdulinoléumetdelalongueurdesrideaux.Pourlemoment,nousn’avonsmêmepasdemaisonànous.NiKatenimoinesouhaitonsbrûlerlesétapes.

Malgrélajustessedesespropos,Clarkeéprouvaunevivedéception.IlespéraitsecrètementqueJoeluidemanderaitlamaindeKate.Biensûr,celui-cin’avaitpascomplètementrejetél’idée,maisilavaitreconnuqu’ilnesesentaitpasprêtàfranchirlecap.Safranchiseétaitappréciable.D’unautrecôté,KateauraitétéfolledejoiesiJoel’avaitdemandéeenmariage.Àdix-neufans,ellesesentaitprêteàfonderunfoyer.

Jusqu’àprésent, l’existencedeJoene ressemblait en rienàcelledeKate.Survolant lemondeauxcommandesdesesengins,ils’étaitentièrementvouéàsapassion,nourrissantdegrandsrêvesconcernantl’avenir de l’aviation.Lavie de tous les jours ne l’intéressait pas.Quand la guerre serait finie, il luifaudraitseconsacrerdavantageauquotidienaulieudegarderenpermanencelesyeuxlevésversleciel.Dumoins était-ce la conclusion résignée de Clarke. Joe était un incorrigible rêveur. Kate faisait-ellepartiedesesrêves?

—Alors,que t’a-t-ildit? luidemandaElizabeth, lesoirvenu,dèsqu’ilseurent refermélaportedeleurchambre.

C’étaitpourellequeClarkeavaitabordélesujetavecJoe.

—Çatientenquelquesmots.Ilm’aditqu’iln’étaitpasprêt.Ouplutôtqu’ilsn’étaientprêtsnil’unnil’autre,réponditClarkeens’efforçantdedissimulersadéception.

—Kateseraitprêtes’ill’était,objectatristementElizabeth.

—C’estaussicequejepense,maisonnepeutpasleforcer.IlcombatenEuropeetrisquesavietouslesjours.C’estassezdélicatd’essayerdeleconvaincrequ’ildevraitsefiancer.

KateétaitamoureusedeJoeetsesparentsavaientdécidédel’aiderautantquepossible.Ilsauraienttantaiméofficialiserleuridylleavantqu’ilreparte!Cettepermissiondedeuxsemainesétaituncadeauduciel;desoncôté,Clarkeavaitrenoncéàcélébrerleursfiançailles—pourcettefois,entoutcas.

—Joen’estpaslegenred’hommeàseposerfacilement,maisjecroisqu’illeferait,paramourpourKate. Il l’aime,celanefaitaucundoute; ilestmêmefouamoureuxd’elle.Leproblème,c’estqu’ilestégalementfouamoureuxdesesavions.

Lescraintesd’Elizabethprirentcorpsaveclesparolesdesonmari.

—Quesepassera-t-ilsielleattendsagementsonretouretqu’enarrivanticiildécidefinalementqu’iln’aplusenviedeseposer?Elleauragâchéplusieursannéesdesavieetsortiradecettehistoirelecœurbrisé.

C’étaitlepirescénarioqu’ellepuisseimaginerpoursafille,maiscommentfairepouréviterqu’ilneseréalise?Mêmes’ill’épousait,ilpourraitmouriraucombatetfaired’elleunejeuneveuveéplorée.

Dans ce cas, peut-être aurait-elle la chanced’avoir unbébéde lui, unpetit enfant qui l’aiderait àsurmontersonchagrin…Elizabethavaitbeautourneretretournerleproblèmedanssatête,aucunedeces

éventualitésnelasatisfaisait.

PourKate,elleavaitsouhaitéunmariquil’aime,unmaridisponibleavecunebellesituation.MêmeClarke commençait à penser que Joe était peut-être trop marginal pour leur fille. Malgré tout, enrapportantleurconversationàsafemme,ilcontinuaàprônerlapatience.

—Essayait-ildetedirequ’ilnesemarieraitpeut-êtrejamais?

S’enquitElizabeth,gagnéeparlapanique.

Clarkeconservasonsang-froid.

—Non, je ne crois pas. Il finira bien par l’épouser, tu verras. J’ai déjà connu des types dans songenre, ils sont tous rentrésdans le rang,mêmes’ilsontmisplusde tempsque lesautres,expliqua-t-ilavecunsourirerassurant.Joeestencoreunpeusauvage,maisils’adoucira.Soispatienteaveclui.NotreKate,elle,n’apasl’airdeluientenirrigueur.

—C’est bien ce quim’inquiète.Elle est tellement amoureuse qu’elle serait prête à n’importe quoipourlui.Excuse-moi,maisjen’aiaucuneenviedelavoirs’installersousunetenteauboutd’unepisted’atterrissage.

—Nedramatisepas,jet’enprie.Nouspourronstoujoursleuroffrirunemaison,s’illefaut.

—Cen’estpaslamaisonquimecausedusouci,Clarke.J’aimeraisplutôtsavoirquiyvivraetquin’ymettrajamaislespieds.

—Ilferacommelesautres,larassuraClarkeavecconviction.

—J’espèreêtretoujoursenviepourvoirça,répliquaElizabethd’untonnarquois.

Clarkel’embrassa.

—Tuasencoredebellesetlonguesannéesdevanttoi,monamour.

Lizsesentaitpourtantfatiguéedepuisquelquetemps;l’approchedesonsoixantièmeanniversaireladéprimait. Elle aurait tant voulu voir Katemariée et heureuse…Mais lemoment était mal choisi; laguerrebattaitsonpleindel’autrecôtédel’Atlantique.Etellesesavaitmoinsoptimistequesonépoux.Malgrélesaffirmationsdecedernier,ellecontinuaitàdouterdesvéritablesintentionsdeJoe.

Lesoirmême,cedernierrapportaàKatelaconversationqu’ilavaiteueavecsonpère.Lajeunefilleenfutextrêmementcontrariée.

—C’estécœurant,lança-t-elleavecdédain.

Ellen’avaitaucuneenviequesesparentsobligentJoeàl’épouser.

Ilsprendraientladécisiontouslesdeux,unefoislemomentvenu.

—Jen’arrivepasàcroirequemonpèret’aitposécegenredequestions!

—Ilss’inquiètentpourtoi,c’esttout,réponditJoe.

Ilcomprenaitleurréaction,bienquecetteconversationl’aitprofondémentembarrassé.Jamaisencoreiln’avaitdûjustifiersonmodedevieetsesaspirations.

—Ilsnepensaientpasàmal,Kate,reprit-il.Ilsdésirentsimplementlemeilleurpourtoi,etpourmoiaussi,ondirait.Enfait,jesuispresqueflatté.Ilsnem’ontpasmisàlaporte,ilsnem’ontpasditnonplus

quejen’étaispasassezbienpourleurfille,alorsqu’ilsauraientétéendroitdelefaire.

Ilsveulentsimplementsavoirsijet’aimevraimentetsijecomptem’engagervis-à-visdetoi.J’aiditàtonpèrequejet’aimais.Pourlereste,nousendiscuteronsquandjerentreraid’Angleterre.Dieuseulsaitoùj’atterriraialors.

CesdernièresparolesneréconfortèrentpasKate.Leventl’avaitpousséd’aéroportenaéroport.Maisellepréférase taire;sonpère l’avaitdéjàsuffisammentennuyéavecceshistoires.Heureusement, ilnesemblait ni contrarié ni agacé.Kate savait en revanche que ses parents étaient restés sur leur faim etqu’ilsaborderaientlesujetavecelle.Maispourlemomentelles’enmoquait.

Lesjournéesqu’ilspassèrentensembleencemoisdeseptembre1942furentféeriques.Joevenaitlachercheraprèslescours;assissurunbanc,ilspassaientdesheuresàdiscuterdessujetsquileurtenaientàcœuretdelavieengénéral.Biensûr,Joeparlaitbeaucoupdesesavions,maisilyavaitaussilesgensqu’il avait rencontrés, les endroits qu’il avait visités, et toutes les choses qu’il projetait de réaliser.Braverlamortauquotidienluiavaitfaitcomprendreàquelpointlavieétaitprécieuse.Ilspassèrentdesaprès-midilangoureux,maindanslamain,àflânersouslesarbresenéchangeantdelongsbaisers.D’uncommunaccord, ilsavaientdécidédenepas faire l’amour.Aufildes jours, leurserments’avéraitdeplusenplusdifficileàrespecter,maisilstinrentbon.Joenevoulaitpasrepartiràlaguerreenlasachantenceinte.

Il ne voulait pas non plus être contraint de l’épouser à cause d’unmoment d’égarement. S’ils semariaient,ceseraitdeleurproprechef.Kateapprouvasadécision,bienquetoutaufondd’elle,ellesesurpritparfoisàdésirerunenfantdelui.MêmesilepirearrivaitàJoe,ellegarderaitainsiunpetitpeudelui…

L’avenirétaittropincertainpourquel’onpuisseformulerdespromessesetexigerdesgaranties.Ilneleurrestaitqueleursespoirs,leursrêvesettouscesmomentsmerveilleuxqu’ilsavaientpassésensemble.

Lorsqu’arrival’heuredelaséparation, ilsétaientplusamoureuxquejamaisetseconnaissaientparcœur.Ilssecomplétaientàlaperfection,commedeuxpiècesd’unpuzzle.IlsétaientàlafoisdifférentsettellementbienassortisqueKatedécrétaqu’ilsavaientétéconçusl’unpourl’autre.Joeneladétrompapas.Ilcontinuaitparfoisàseperdredanssesrêveries,semurantalorsdansunmutismeinsondable,maisKatecomprenaitetrespectaitsonbesoindesolitude.Enfait,touteslesexcentricitésdeJoelaravissaient.

Lorsqu’illuiditaurevoircettefois-ci,deslarmesembuaientsonregard.Ill’embrassaavecpassionenluimurmurantqu’ill’aimait.Illuipromitaussid’écriredèssonarrivéeenAngleterre.Cefutlaseulepromessequ’illuifitavantdepartir.PourKate,c’étaitlargementsuffisant.

Chapitre6

Enoctobre1942, les combats redoublèrentd’intensité et lesbulletinsd’informationdevinrentplusoptimistes.LesAustraliensetleursalliésétaiententrainderepousserlesJaponaishorsdesfrontièresdeNouvelle-Guinée et ces derniers commençaient à donner des signes de faiblesse à Guadalcanal. EnAfrique du Nord, les Britanniques venaient enfin à bout des forces allemandes tandis que Stalingradrésistaitvaillammentàleursassauts.

Joe multipliait les missions, et celle qu’il effectua au-dessus du détroit de Gibraltar entra dansl’histoire.SoutenupartroisautrespilotesdeSpitfires,ilabattitdouzebombardiersallemandsstukasquieffectuaient un vol de reconnaissance avant le lancement d’une vaste campagne d’invasion alliée. Lamissionfutunimmensesuccès.

EnGrande-Bretagne,JoefutdécorédelaDistinguishedFlyingCross,puisilgagnaWashingtonoùilreçutdesmainsduprésidentenpersonnelamédailledelaDistinguishedFlyingCrossaméricaine.

Katefutavertieàtempsdesonretour.TroisjoursavantNoël,ellepritletrainpourWashington.Ilsdisposaientdequarante-huitheures.Cettefoisencore,cebrefintermèdefutcommeundonprécieux,uncadeau inespéré. Leministère de laGuerre réserva une chambre d’hôtel à Joe etKate prit une petitechambreaumêmeétage.Elleassistaàlacérémoniedonnéeenl’honneurdeJoeàlaMaison-Blanche.

LeprésidentdesEtats-Unisleurserrachaleureusementlamainetlejeunecouplepritlaposeensacompagnie.Kateavaitl’impressiondejouerdansunfilm.

Après la cérémonie, Joe l’emmena dîner au restaurant. Kate l’admira en souriant. Il arborait samédailleetluisemblaplusbeauquejamais.

—Jen’arrivepasàcroirequetueslà,avoua-t-elle,radieuse.

Joe était un véritable héros. Pour Kate, la cérémonie avait été un étrange mélange de joie et detristessetandisqu’elleréalisaitlesrisquesqu’ilavaitcourusdurantcettepérilleusemission.Lavieluisemblaitdouce-amère,ces temps-ci.EllepriaitquotidiennementpourJoeetapprenaitpresque tous lesjours ledécèsd’un jeunehommeenEuropeoudans lePacifique.Ses compagnesd’université avaientdéjàperdudenombreuxproches.Jusqu’àprésent,elleavaiteubeaucoupdechance.

—Moinonplus jen’arrivepasàcroireque jesuis là, renchéritJoeenprenantunegorgéedevin.Direquedansquelquesheures, jeseraidenouveauentraindegelerenAngleterre,ajouta-t-ild’untonrieur.

Maislaguerrenesemblaitpassiprocheici,etuneambiancedefêterégnaitdanslesrues.Ilyavaitdessapinsdécoréspartout,leschantsdeNoëlretentissaientjoyeusementsurlestrottoirsetdesenfantsrieurs attendaient le père Noël. Tous ces visages heureux contrastaient violemment avec les minesaccabléesetaffaméesqueJoecroisaitenAngleterre.Mêmelesenfantsavaientl’airépuisés,là-bas.Tousenavaientassezdesbombesetdesraidsaériens.Lesmaisonss’effondraient, lesamispérissaient,desenfantsmouraienttouslesjours.EnAngleterre,lebonheurétaitdevenutabou,etpourtantlesgensqueJoeconnaissaitlà-basfaisaientpreuved’uncourageadmirable.

Washington ressemblait à un pays de conte de fées pour les deux jeunes gens. Après dîner, ilsregagnèrentl’hôteletbavardèrentdanslepetitsalondurez-de-chaussée.Ilsyrestèrentplusieursheures,

incapablesdeseséparer.LesparentsdeKateavaienteul’intentiondel’accompagneràWashingtonpourassisteràlacérémoniemaisunempêchementlesavaitretenus.Sonpèrerecevaitd’importantsclientsdeChicagoetElizabethavaitétécontraintederesterauprèsdelui.IlsautorisèrentKateàpartirseulecarilslui faisaient confiance. Ils savaient aussi que Joe était un homme responsable. Le salon était plein decourantsd’airetauboutd’unmoment,alorsqu’ilsétaient tousdeuxfrigorifiés,Joesuggérademonterdanssachambre.Ilpromitd’êtresageetKatelesuivitsanssefaireprier,claquantdesdents,lesmainsengourdiesparlefroid.

Ilsgrimpèrentl’étroitescalierquiconduisaitauxchambres.C’étaitunpetithôtelquiappliquaitdestarifs dérisoires pour le personnel militaire. La chambre de Kate était à peine plus confortable. Dedimensionsmodestes, les chambres étaient décorées simplementmais aucun d’eux n’y prêta attention.Seules comptaient leurs retrouvailles. Pour Kate, c’était le plus beau cadeau de Noël, la réponseinespéréeàtoutessesprières.Joeluiavait tantmanquédepuislemoisdeseptembre!Enmêmetemps,ellesesentaitpresquecoupabledelevoir.Certainesdesesamiesn’avaientpasrevuleursfrèresnileursfiancés depuis l’attaque de PearlHarbor. En quatremois, elle avait eu la chance de voir Joe à deuxreprises.

Il faisait plus chaud dans les chambres qu’au salon. Un lit, une chaise, une table de chevet et unlavabomeublaientchaquepièce.

Ladoucheetlestoilettessetrouvaientdansunancienplacard.

Unepatèreservaitàaccrocherlesvêtementsderrièrelaporte.

Joes’installasur le lit tandisqueKates’asseyaitsur lachaise. IldébouchaunepetitebouteilledeChampagnequ’ilavaitachetéeenarrivantàWashingtonpourfêterlamédaillequiornaitleplastrondesonuniforme.

La cérémonie à laMaison-Blanche s’était déroulée comme dans un rêve. Kate avait trouvéMmeRoosevelt trèssympathique,exactementcommeelle l’avait imaginée.LaFirstLadyavaitdetrèsjoliesmains,Katen’avaitpus’empêcherderemarquer leurextrêmefinesse.Chaquedétaildecetaprès-midiféerique resterait à jamais gravé dans son esprit. Joe était plus blasé qu’elle, car il avait beaucoupvoyagé en compagnie de Charles Lindbergh, et ce genre de cérémonie ne l’impressionnait guère. Lesexploitsaéronautiqueset lespilotesd’exceptionattisaientdavantagesacuriositéenmêmetempsqu’ilsforçaient son respect. Il était toutefois heureux d’avoir été décoré, mais il ne pouvait s’empêcher desongerauxpilotesquiavaienttrouvélamortaucoursdetoutescesmissions.Ilauraitmillefoispréférérenonceràlamédailleenéchangedeleursvies.Pourtoutescesraisons,iln’avaitpasvraimentlecœuràcélébrer l’événement; ilavaitdéjàperdu tantd’amis…IlconfiasespenséesàKateen lui tendantunecoupedeChampagne.

La chaise sur laquelle était assise la jeune femme était tellement inconfortable qu’il l’invita à lerejoindresurlelit.Ilsavaientconsciencedetenterlesort,maisilssefaisaientconfiance.Sansl’ombred’unehésitation,Kates’installaàcôtédeluietilsreprirentleurconversation.Lorsqu’ilseurentterminéleurcoupe,Kateannonçaqu’elleallaitsecoucher.

Sans lui laisser le temps de se lever, Joe l’embrassa. Ce fut un long baiser sensuel, empreint denostalgie et de désir mal contenu, mêlé à la joie qu’ils éprouvaient d’être enfin ensemble. Lorsqu’ils’écarta,ilsétaienttousdeuxàboutdesouffle.Unegigantesquesensationdefaims’emparad’eux,unpeucommesitouteslesprivationsdel’annéeécouléevenaientdelesrattraper.NiKateniJoen’avaitencoreéprouvé un désir aussi intense. Il ne pensait plus à rien quand il la poussa doucement sur le lit pour

prendredenouveauseslèvres.

Ils’allongeasurelleetKateselaissafaire,fondantsoussescaresses.

Ilfallaitabsolumentqu’ilsreprennentleursouffle,qu’ilsseressaisissentavantd’atteindrelepointdenon-retour.

—Jet’aimetant,Kate,chuchotaJoed’unevoixétrangementenrouée.

—Jet’aimeaussi,répondit-elle,horsd’haleine.

Ellevoulaitqu’il l’embrasse,ellevoulait leserrerdanssesbrasetsentirsoncorpscontre lesien.Commedansunbrouillard,elleentrepritdedéboutonnersaveste.Elleavaitbesoinducontactdesapeausoussesdoigts.Undésirbrûlant,incontrôlable,laconsumait.

Desoncôté,Joeavaitdeplusenplusdemalàmaîtrisersonardeur.

—Qu’est-cequetufais?murmura-t-ilcommeelleécartaitlespansdesaveste.

Sansattendresaréponse, ildéboutonnasoncorsageet,prenantsesseinsdanssesmains, inclinalatête pour les couvrir de baisers. Un gémissement s’échappa des lèvres de Kate. En un éclair, Joe ladébarrassadesoncorsageetdétachasonsoutien-gorge.Lorsqu’ellel’eutaidéàôtersaveste,ilenlevasontee-shirtetplaquasontorsenucontresapoitrine.Lecontactdeleursépidermeslesélectrisa.

—Chérie…veux-tuquenousarrêtions?

Joesentaitsavolontéfondrecommeneigeausoleil.Lesimplefaitdelaregarder,desentirsapeaucontrelasienneluiôtaittoutelucidité.

—Nousdevrionsarrêter,jesais,murmura-t-elleentredeuxbaisers.

Maisellen’enavaitaucuneenvie.SondésirpourJoeétaitplusfortquetout.Elleenavaitassezdedevoirbridersonamour.Dansunsoupir,elles’abandonnaàsescaresses.Auprixd’uneffortsurhumain,Joes’écartad’elleetladévisagead’unairgrave.Parcequ’ill’aimaittant…

—Kate,écoute-moi…nousnesommespasobligésdelefairesituneleveuxpasvraiment…

C’était l’ultime geste dont il était capable pour elle, mais Kate l’ignora. Elle voulait simplementl’aimeretrecevoirenéchangetoutsonamour.

—Jet’aimetant,Joe…J’aienviedetoi…

Plus que tout aumonde, elle voulait faire l’amour avec lui avant qu’il reparte. La cérémonie à laMaison-Blancheluiavaitouvertlesyeux:lavienetenaitqu’àunfil,iln’yavaitaucunecertitudedanscemonde-là.Peut-êtrenereverrait-ellejamaisJoe…Pourtoutescesraisons,elletenaitàvivrecemomentdebonheuraveclui.Ilsepenchaversellepourl’embrasserpuis,avecunedouceurinfinie,terminadeladéshabilleravantdesedébarrasserdesespropresvêtements.

Ileffleurasoncorpsdetendrescaressesetcouvritsapeaudebaisers,sedélectantdesadouceur,desessoupirsetdesesfrissons.

Ilss’embrassaientavecfougue lorsqu’il lapénétra;unebrèvesensationdedouleur la transperçaetquelques instants plus tard, elle s’offrit à lui entièrement. La même passion dévorante les engloutitsimultanément;c’était lapremièrefoisqueJoefaisait l’amouraussi intensément,qu’ilsedonnaitaussipleinement.Illuioffrittoutcequ’ilétaitetcraignitpresquedesefondreenellejusqu’àdisparaître.

Son âme se mêla à la sienne tandis que leurs corps ne faisaient plus qu’un. Ils firent l’amourlonguement, langoureusement.Leplaisirqui lessubmergeaà l’unissonles laissapantelants, incapablesdebougeretdeparler.Finalement,Joeroulasurlecôté.Leregarddontill’enveloppadébordaitd’unetendresseinfinie.Ens’offrantàlui,Kateavaitouvertdesportesdontilignoraitl’existence.

—Jet’aime,Kate,murmura-t-ilcontresescheveuxenpromenantparesseusementundoigtlelongdesoncorps.

Il remonta la couverture sur elle. Envahie d’une douce torpeur, elle esquissa un sourire. Ellen’éprouvaitaucunehonte,aucunregret,aucunesouffrance.Enfait,ellen’avaitjamaisétéaussisereine.Elleluiappartenait,enfin.

Elleneregagnapassachambre,cettenuit-là.Aprèsl’avoirbordée,Joes’allongeaauprèsd’elle.Ilauraitaiméluifairel’amourencoreunefois,maisilcraignaitdeluifairemal.Aupetitmatinpourtant,cefutKate qui l’attira contre elle.Quelques instants plus tard, leurs corps semêlèrent et ils atteignirentensemblelescimesd’unplaisirindicible.Enexplorantdesespacesvierges,blottisl’uncontrel’autre,ilsavaientfaitjaillirentreeuxdenouveauxsentiments.

LorsqueKate contempla Joe un peu plus tard, elle sut qu’un lien encore plus profond les unissaitdésormais. Peu importait son passé, peu importait leur séparation imminente, elle sentait d’instinctqu’elle resterait siennepour le restantde ses jours. Incapablede le formuler clairement, elle le suivitsousladouche,portantdanssoncœurcetteintimeconviction:elleluiappartenait,corpsetâme.

Chapitre7

Cetteséparationfutencorepluséprouvantequecelledumoisdeseptembre.Joefaisaitpartied’elledésormais,etilsemontrad’unetendresseinfinie,commes’ilsentaitluiaussiqu’elleluiappartenaitetqu’ildevaitàtoutprixlaprotéger.Illuirépétaunedizainedefoisdefaireattentionenrentrantchezelleetdebienprendresoind’elle.Ilauraitaimépouvoirrestermaisc’était,hélas,impossible.Onl’attendaitenAngleterre.

Leursadieuxfurentdéchirants.Pourlapremièrefoisdesavie,Joes’étaitdévoilésansretenue.Alafoisfortetvulnérable,ils’étaitdonnéàelletotalement.Ilsesentaitresponsabled’elleàprésent,etlaséparationfutextrêmementdouloureuse.

—Ecris-moitouslesjours…Jet’aime,Kate,dit-ilavantdel’embrasserunedernièrefois.

Lorsqueletrainquittalentementlequai,Kateeutl’impressionquesoncœursebrisait.Joecourutàcôtéd’ellelepluslongtempspossible,puisils’immobilisaet,deboutsurlequai,luifitdegrandssignesdelamain.Levisagebaignéde larmes,Kateagita lamainàsontour.Commentréussirait-elleàvivresanslui?S’illuiarrivaitquelquechose,elleenmourrait.EllenevoulaitpasvivreuneheuredeplusqueJoe.Alorsqueletrainquittaitlagare,elleseremémoralechagrinindiciblequiluiavaitdéchirélecœuràlamortdesonpère.

Joe avait éveillé en elle un sentiment amoureux qu’elle n’avait encore jamais éprouvé. Leurséparationattisaitlasensationd’abandonterrifiantequ’elles’étaitefforcéed’oubliertoutaulongdecesannées.

Quelquesheuresplustard,quandelleentradanslesalonoùsesparentsl’attendaient,samèreselevaaussitôt.

—Que se passe-t-il,Kate? demanda-t-elle d’un ton angoissé en apercevant le visage blême de safille.

Katesecoualatête.Ellen’étaitplusseulementunefemmeamoureuse,elleavaitl’impressionqu’ellenepourraitplusmenerunevienormalesansJoe.Cesdeuxderniersjoursavaientbouleversésonunivers.

—Rien,murmura-t-elleàmi-voix.

—Tuessûre?InsistaElizabeth,sceptique.Vousvousêtesdisputésavantdevousséparer?

—Non,Joeaétéadorable…

Savoixsebrisaetellefonditenlarmesdanslesbrasdesamère,sousleregardinquietdesonpère.

—Ets’ilsefaittuer,maman?…s’ilnerevientpas?

Toutàcoup,lapassion,lapeur,ledésir,lesrêvesetlesespoirs,l’euphorieetladéception,toutsemêlaenunegigantesqueexplosion,commeunebombequiluiseraittombéedessusaprèsledépartdeJoe,retournéaucombat.

Lasimpleidéedeperdrel’êtreaiméluiétaitinsupportable.Elleavaitl’impressionderetomberenenfance,tenailléeparcettecraintepermanente.

—Ilnenousresteplusqu’àprierpourlui,chérie.C’est toutcequenouspouvonsfaire.SiDieule

veut,ilreviendra.Tudoistemontrercourageuse,maintenant.

Samères’exprimaitavecbeaucoupdedouceur.Au-dessusdel’épauledeKate,elleglissaunregardendirectiondesonmari.Unregardattristé,pleinderegrets.

—Jen’aipasenvied’êtrecourageuse,hoquetaKate.Jeveuxqu’ilrevienne…jeveuxquelaguerresetermine.

Onauraitdituneenfant,etsesparentsnepurentquecompatiràsapeine.C’étaitterrible,etpourtant,tant d’autres personnes se trouvaient confrontées aux mêmes angoisses… Son chagrin n’avait riend’exceptionnel.Enfait,elleavaitmêmeplusdechancequelesautres.Combiendefemmesavaientdéjàperduleshommesqu’ellesaimaient,fils,frèresoumaris,parfoistousàlafois?JoeétaitencorelàpourKate.Pourlemoment,entoutcas.

Elles’assitsurlecanapé,entresesparents,etfinitparseressaisir.

Samère lui tenditunmouchoir, tandisquesonpère laserraitdanssesbras. Ilsétaientpeinéspourelle.Une foisqu’Elizabeth futallée laborderdanssachambrece soir-là,commeunepetite fille, ellerejoignitsonmari.Ellefermalaportedeleurchambreensoupirantets’installadevantsacoiffeuse.

—C’estexactementcequejecraignais,déclara-t-elletristement.

Je ne voulais pas qu’elle tombe amoureuse de lui.Mais c’est trop tard, à présent. Ils ne sont pasmariés,pasmêmefiancés.Ilneluiafaitaucunepromesse.Ilsn’ontaucunprojet.Ilss’aiment,c’esttout.

—C’estdéjàbeaucoup,Liz.Ilsn’ontpeut-êtrebesoinquedeça.Lefaitd’êtremariénel’aideraitpasàresterenvie.SaviereposeentrelesmainsdeDieu.Ilss’aiment,c’estdéjàça.

—S’ildevaitluiarriverquelquechose,Clarke,ellenes’enremettraitjamais.

Enlavoyantpleureràchaudeslarmescesoir-là,ellen’avaitpus’empêcherderevivrelepassé.EtelleavaitrevuKate,éperduedechagrin,àlamortdesonpère.

—Lamoitié des femmes de ce pays sont dans lamême situation qu’elle. Si quelque chose devaitarriver,ellefiniraitpars’enremettre,crois-moi.Elleestjeune.Ellesurmonteraitcetteépreuve.

—J’espèrequ’ellen’aurapasàlefaire,réponditElizabethavecferveur.

Lelendemainmatin,jourdeNoël,Kateselevad’humeurmorose.

Samère luioffritunmagnifiquecollierde saphiravec lesbouclesd’oreillesassortieset sonpèreproposadeluiacheterunevoitured’occasionenparfaitétat,àconditionqu’elleperfectionnesaconduite.Mais avec les restrictions d’essence, Kate avait rarement l’occasion de s’entraîner et Elizabethn’approuvaitguèrel’idéedesonmari.Kateleuravaitoffertàtouslesdeuxdejoliscadeaux.

Maisc’étaitJoequioccupaittoutessespensées,alorsqu’elleétaitattabléedevantlerepasdeNoël,incapabledeprononcerlemoindremot.JoequiétaitarrivéenAngleterre…Joequiétaitpeut-êtredéjàpartienmission,àl’heurequ’ilétait.

Sonmoralnes’améliorapasaucoursdessemainesquisuivirent.

Trèsinquiète,samèresongeaàl’emmenerchezlemédecin.Kateavaitleteintblafard,lestraitstirés.Ellerefusait toutes lessortiesetAndyl’appelaplusieursfoispourseplaindredeneplus lavoir.Ellepassaitses journéesàdormiretàrelire les lettresdeJoe. Ilsemblaitaussidépriméqu’elle là-bas,enAngleterre. Le retour avait été difficile. Les conditions météorologiques désastreuses les avaient

contraintsàannulerplusieursmissionsetleshommessemorfondaient.

Le jourde laSaint-Valentin, lamèredeKates’affola.La jeunefilleétait rentrée laveille,pour ledéjeunerdominical.Elleavaitàpeinetouchéàsonassiette.Descernessombressoulignaientsesyeuxetelle fondait en larmes chaque fois qu’elle parlait de Joe.Après son départ, Elizabeth informaClarkequ’elleavaitl’intentiond’emmenerKatechezlemédecin.

—Elle se sent seule, c’est tout, répondit ce dernier. Il fait froid et gris, elle travaille dur àl’université.Ellevasereprendre,Liz,laisse-luiunpeudetemps.Peut-êtrequeJoeobtiendrauneautrepermissionbientôt,quisait?

Maisencemoisde février1943, lesmissions semultipliaientde l’autrecôtéde l’Atlantique. Joeavaitprispartàl’attaquenocturnedeWilhelmshaven.Laplupartdutemps,ileffectuaitdesraidsenpleinjourcarlesBritanniquespréféraientopérereux-mêmeslanuit.

IlsluidemandèrentnéanmoinsdesejoindreàeuxpourlebombardementdeNuremberg

Unesemaineplustard,alorsquelemoisdefévriertouchaitàsafin,unevaguedepaniques’emparade Kate. Huit semaines s’étaient écoulées depuis qu’elle avait vu Joe. Les soupçons qui l’avaientassaillie le mois précédent se muèrent en certitude. Elle était enceinte. Enceinte et complètementdésemparée. Il était hors de question qu’elle en parle à ses parents. Elle avait demandé à une de sescompagnesdechambre lenomd’unmédecindeMattapan,prétendantqu’unedesesamiesdevaitallerconsulter.Maisellen’arrivaitpasàserésoudreàl’appeler.Saviebasculeraitirrémédiablementsielleavait un enfant maintenant. Il lui faudrait quitter l’université, la nouvelle provoquerait un véritablescandale.

Mêmes’ilsledésiraient,Joeetellenepourraientpassemariertoutdesuite.Illuiavaitditqu’ilnepensait pas revenir prochainement, et Kate s’était gardée de lui confier ses craintes. Elle ne voulaitsurtoutpasqu’ilsesenteobligédel’épouseràcausedubébé.D’unautrecôté,s’ilarrivaitmalheuràJoealorsqu’elleavaitdécidéd’avorter,jamaiselleneselepardonnerait.Mariéeoupas,elledésiraitgardersonbébé.Plutôtquedeprendreunedécision,ellelaissapasserletemps,jusqu’àcequ’ilsoittroptardpourinterrompresagrossesse.

Andypassalavoiràlacafétériaunsoir.Devantsestraitstirés,ilcrutqu’elleavaitattrapélagrippe.AHarvard,toutlemondeétaitmalade.Katesouffraitdeviolentesnauséesdepuislemoisdejanvier.

Marsarriveraitdansquelquesjours.Elles’étaitpratiquementfaiteàl’idéedemenersagrossesseàterme. De toute façon, elle n’avait pas le choix: c’était le bébé de Joe qu’elle portait en elle. Elleannonceraitlanouvelleàsesparentsquandildeviendraitdifficilededissimulersonétat.

Sisonventres’arrondissaitavantlesvacancesdePâques,elleseraitobligéedequitterl’universitéàcemoment-là.Elleauraittoutefoispréféréattendrelemoisdejuinafindeterminersadeuxièmeannée;elle aurait pu ainsi reprendre les cours à la rentrée suivante, après avoir accouché.Mais elle seraitenceinte de six mois en juin; son corps l’aurait forcément trahie d’ici là. Tôt ou tard, il lui faudraitassumersadécision.Aufondd’elle,elletrouvaitdéjàsurprenantquesamèrenesesoitaperçuederien.Autant profiter de ce bref répit, car lorsqu’ils découvriraient la vérité, ses parents entreraientimmanquablementdansunecolèrenoire.

Elle continua à taire la nouvelle à Joe, bien qu’elle lui écrivît tous les jours. Elle ne voulait nil’inquiéternilecontrarier.Lesmissionsqu’ilmenaitexigeaientdesapartuneconcentrationextrêmeetlanouvelle de sa grossesse aurait pu le distraire dangereusement. Aussi vécut-elle seule cette période

difficile, se précipitant chaquematin dans la salle de bains, le cœur au bord des lèvres, avant de setraînerencours,épuisée.Mêmesescompagnesdechambreavaientremarquéqu’elledormaitbeaucoupetlaresponsabledupavillonluidemandasiellesouhaitaitconsulterunmédecin.Katerefusa,prétextantquesafatigueétaitdueàunsurcroîtdetravail.Sesrésultatscommencèrentàsedégrader,sesprofesseursremarquèrent tous que quelque chose ne tournait pas rond. Sa vie était devenue un cauchemar. Ellecommençaitàredouterlaréactiondesesparentsquandelleleurannonceraitqu’elleallaitaccoucheraumoisdeseptembred’unenfantconçuendehorsdesliensdumariage.Sonpèreessaieraitprobablementdecontraindre Joeà l’épouserdèsqu’il rentrerait, et c’étaitprécisémentcequ’ellevoulait éviter. Joeétaitunoiseauéprisdeliberté.Illuiavaitconfiésanshontequ’ilnetenaitpasàavoird’enfant.

Elle lui laisserait le tempsdes’habituerà l’idée,confianteen l’avenir,persuadéequ’il finiraitparaimercetenfant.Maisellenevoulaitsurtoutpasqu’ilsesentepiégé.Aumilieuduchaos,Katen’étaitplussûrequededeuxchoses:elleaimaitJoepassionnément,etelledésiraitsonenfantplusquetoutaumonde.Débutmars,elleacceptaenfintotalementl’idéeetenconçutmêmeunecertaineexcitation.C’étaitsonpetitsecret.Personned’autrequ’ellen’étaitaucourant.

—Alors, comment ça va pour toi, ces temps-ci?S’enquitAndy, un jour qu’il était venu lui rendrevisite.

Sa première année de droit lui demandait beaucoup d’efforts et il se sentait vidé. Alors qu’ilsdéambulaientdanslesalléesduparcdeHarvard,touteslesfillesqu’ilscroisaientseretournaientsurceséduisantjeunehommebrun.

Sacourd’admiratricesnecessaitdegrandir,depuisquelquetemps.

—Tuestropgâté,letaquinaKate.

Levisaged’Andys’éclaira.Ilavaitunsouriremagnifique,etdegrandsyeuxnoirspleinsdechaleuretdegentillesse.

—Ilfautbienquequelqu’unveillesurtoutescesfillespournosjeunessoldats,répliqua-t-ild’untonespiègle.C’estdutravail,crois-moi.

À force d’expliquer les raisons de son exemption, il avait finalement surmonté sa déconvenue etcommençait à tirer parti de sa situation. Il lui arrivaitmêmeparfois, secrètement, de se réjouir d’êtrerestéaupays.

—Tuesparfaitementécœurant,Andy,lançaKateenriant.

Andyetelleétaientdevenustrèsprochesetlajeunefilleappréciaitbeaucoupsacompagnie.

Ilavaitl’intentionderetournertravailleràl’hôpitalpendantl’été.

Àcausedesonétat,Katen’avaitpasentaméderecherches.Quiaccepteraitd’embaucherunefuturemèrecélibataire?ElleavaitprévuderesterdansleurmaisondeCapeCodjusqu’àl’accouchement.Dansquelquessemaines,elleannonceraitàladirectiondeRadcliffequ’ellenereviendraitpasencoursaprèsles vacances de Pâques. Avec un peu de chance, il ne lui en coûterait qu’un semestre à rattraper, sitoutefois ils acceptaient de la réintégrer l’année suivante. Elle allait être obligée de leur dévoiler laraisondesondépartprématuré.Ellen’étaitpaslapremièreétudianteconfrontéeàcettesituationetelleassumait pleinement sadécision.Quelle serait la réactionde Joequand il découvrirait la vérité?Elleavaitdécidédenerienluidireavantsonprochainretour,dût-elleaccoucherentre-temps.Elleregrettaitaussi de ne pas pouvoir se confier àAndy, sonmeilleur ami,mais c’était plus sage ainsi. Sans doute

serait-il choquéparune telle nouvelle.Peut-êtremêmebaisserait-elledans son estime,mais c’était leprixqu’elleacceptaitdepayer.

—Alors,qu’as-tuprévupourcetété,Kate?TuretournesàlaCroix-Rouge?

—Sansdoute,répondit-ellevaguement.

Andyneremarquapassonembarras.Elleavaitmeilleureminequ’aumoisdefévrier,aussitenta-t-ildelaconvaincred’alleraucinémaaveclui.Elleacceptaitplussouventsesinvitationsmaintenantqu’ilavaitrenoncéàlacourtiser.Depuiscetteépoque,Kateétaitdevenuesonamie.Maiselledevaitrendrelelendemainundevoirqu’ellen’avaitpasencoreterminé.

—Tu n’es pas drôle! En tout cas, je suis content de voir que tu vas mieux. Tu avais une mineépouvantable,ladernièrefoisquejet’aivue.

Les nausées dumatin avaient presque disparu; elle était enceinte de bientôt troismois, le premiertrimestredelagrossesseétaittoujoursunpeudélicat.L’idéedeporterl’enfantdeJoelacomblaitdejoie;elleespéraitsecrètementqueceseraitunpetitgarçonquiressembleraittraitpourtraitàsonpère.

—J’avaislagrippe,éluda-t-elle.

—Tu es guérie, c’est l’essentiel.Débarrasse-toi de ton devoir et nous irons au cinéma la semaineprochaine,décréta-t-ilensautantsursonvélo.

Ilagitalamainens’éloignant,lesyeuxpétillantsd’espièglerie;unebourrasquedeventébouriffasatignassebrune.C’étaitungarçonadorable,Kateavaitapprisàl’apprécieràsajustevaleur.

Leschosesauraient-ellesétédifférentesentreeux si ellen’avaitpasconnuJoe?C’étaitdifficileàdire.ElleéprouvaituneprofondeaffectionpourAndy;elleaimaitsoncôtéchaleureuxettendre,maisiln’avait jamaiséveilléenelle les sentiments intenses, lapassiondévorantequ’elle ressentaitpour Joe.Andy serait un bon mari, cela ne faisait aucun doute. C’était un jeune homme responsable, tendre etcultivé; bref, il possédait toutes les qualités qui plaisaient aux femmes.Contrairement à Joe, le géniesolitaire,malàl’aiseensociété,obsédéparsesavions…Joequinemanifestaitpaslemoindredésirdefonderunefamille.Katen’auraitjamaiscruqu’elletomberaitamoureused’unhommecommelui…Quantàtomberenceintesansêtremariée,unetelle idéeneluiauraitmêmepaseffleurél’esprit!Savieavaitprisd’importantstournantsdepuisquelquetemps,dansdesdirectionstoutàfaitinattendues.L’enfantdeJoegrandissaitenelle,etellen’avaitjamaisétéplusamoureuse.

Pour lapremière foisdepuis longtemps, elle se sentait enpleine formeceweek-end-là.Elle avaitterminé ses devoirs et reçu trois lettres de Joe le même jour. Elles arrivaient souvent groupées, enfonctiondutravaildelacommissiondecensure.LesmissivesdeJoeneposaientjamaisdeproblème;iln’abordaitquedessujetsneutres,décrivantlesgensqu’ilrencontrait,labeautédupaysageouencorelaforcedesessentiments.

Elleavaitprévuderentrerchezellepourleweek-end,maischangead’avisauderniermoment.Ledimanche soir, elle se rendit au cinéma avec un petit groupe d’amies.Aumilieu des spectateurs, elleaperçutAndy.Uneétudiantequ’elleconnaissaitdevue l’accompagnait.C’étaitunegrande filleblondeoriginaireduMidwest,dotéed’unsourireéblouissantetdejambesinterminables.

Elle était arrivée récemment de Wellesley. Kate gratifia Andy d’un sourire entendu lorsque sacompagne sedétournapour enfiler soncardigan, et le jeunehomme lui adressaunegrimace.Après lefilm, Kate et ses amies regagnèrent leur pavillon à bicyclette. C’était le moyen de transport le plus

pratique pour se déplacer dans Cambridge et sur le campus. Elles étaient presque arrivées quand ungarçonsurgidenullepartleurcoupalarouteencriant.IlpercutaKatesiviolemmentqu’ellefutprojetéedesonvéloetretombasurletrottoir,inconsciente.Elleavaitreprisconnaissancelorsquesesamiesseprécipitèrentsurelle,maisellesesentaitencoresonnée.Legarçonqui l’avaitheurtéese tenaitàcôtéd’elle;ilavaitl’airpaniquéetilnefaisaitaucundoutequ’ilavaittropbu.

—Tuesfououquoi?luilançaunedesfillestandisquedeuxautresaidaientKateàserelever.

Elle s’était fait mal au bras et à la hanche en heurtant le sol, mais ne semblait souffrir d’aucunefracture.Enboitillantjusqu’àsachambre,ellenepensaitqu’àuneseulechose:sonbébé.Sansensoufflermotàpersonne,ellealladirectementsecoucher.Unedesesamiesluiapportadeuxsachetsdeglacepoursoulagersahancheetsonbrasdouloureux.

—Comment te sens-tu? S’enquit Diana avec l’accent traînant du Sud. Ces gars du Nord n’ontdécidémentaucuneéducation!

Seforçantàsourire,Katelaremercia.Hélas,cen’étaitnisonbrasnisahanchequilapréoccupait.Depuisquelquesminutes,elleressentaitdescontractions.Quefaire,alorsquepersonnen’étaitaucourantdesonétat?Ellesongeauninstantàserendreàl’infirmerie,maisnesesentitpaslecouragedemarcherjusquelà-bas.

Lescontractionsdisparaîtraientpeut-êtresiellerestaitallongée.

De toute évidence, le choc avait affecté le bébé, mais avec un peu de chance, tout rentreraitrapidementdansl’ordre.

—Situasbesoindequelquechose,appelle-moi,fitDianaavantdela laisserpourallerfumerunecigaretteavecunétudiantvenuluirendrevisite.

Lorsqu’elleremontauneheureplustard,Kates’étaitassoupie.

ToutlemondedormaitprofondémentquandKateseréveillaàquatreheuresdumatin.Ellesouffraitlemartyre et lorsqu’elle voulut se tourner sur le côté pour prendre une position plus confortable, elles’aperçutavecstupeurqu’elleétaitcouvertedesang.Malgré ladouleurdéchirantequi la transperçait,elles’efforçaderestercalmepournepasréveillersescompagnesdechambre.Levisagedéforméparlasouffrance,ellesetraînajusqu’àlasalledebains,laissantderrièreelleunelonguecouléedesang.Sonbrasetsahanchelafaisaienttoujourssouffrir,maiscen’étaitriencomparéàladouleurquiirradiaitsonventre.Ellepouvaitàpeinetenirdebout.

Aprèsavoirrefermédoucementlaportederrièreelle,elleallumalalumièreetjetauncoupd’œilàsonrefletdanslemiroir.Delataillejusqu’auxchevilles,sachemisedenuitétaitmaculéedesang.Elledevina d’instinct ce que signifiait l’hémorragie: elle était en train de perdre le bébé de Joe. Si elleprévenaitquelqu’un,on lamettrait trèscertainementà laportede l’université,non sansavoird’abordprévenusesparents.

Quefaire,monDieu,quefaire?Cen’étaitpascommeçaqueleschosesétaientcenséessepasser…Ellen’eutpasletempsderéfléchirdavantage.Plusintensequejamais,ladouleurluicoupalesouffle.

Depuissantescontractionslatraversaientdepartenpart.

Agenouilléesurlecarrelage,tachédesang,elles’efforçaitdereprendresarespirationlorsqueDianaentradanslapièce,enquêted’unverred’eau.

—Oh,monDieu…Kate…quesepasse-t-il?

Dansl’espritdeDianaclignotèrentaussitôtlesmotsmédecinetambulance.Maislorsqu’elleformulasapenséeàvoixhaute,Katelasuppliadeneprévenirpersonne.

—Non,Diana…jet’enprie…nefaispasça…je…

Ellen’achevapassaphrase,mais la jeuneétudiantede laNouvelle-Orléansn’eutpasbesoind’enentendredavantage.

—Tuesenceinte,c’estça?Dis-moilavérité,Kate.

Elledésirait l’aideretpourcela, il fallaitqu’ellesacheexactementdequoi il retournait.Avecunemèreinfirmièreetunpèremédecin,elleconnaissaitlesgestesd’urgence.C’étaitcependantlapremièrefois qu’elle voyait autant de sang, et la flaque dans laquelle baignait Kate grandissait de seconde enseconde.Elleredoutaitquel’hémorragieneluisoitfatalesielleneprévenaitpersonne.

—Oui,c’estça…hoquetaKate.Je…jesuisenceinte.

Dianal’aidaàs’allongersurunepiledeserviettes-éponges.

Katecriaitàchaquecontraction,plantantlesdentsdansuneserviettepourétouffersesgémissements.

—Enceintedepresquetroismois…

—Jevois.Jemesuisfaitavorter,unefois.Monpèreabienfaillimetuer,cejour-là.J’avaisdix-septansetunepeurbleuedeluidirelavérité,alorsjesuisalléevoirquelqu’unquitravaillaitendehorsdelaville.Pourfinir,jemesuisretrouvéedanslemêmeétatquetoi…pauvrechou,conclut-elleenplaçantungantdetoilettehumidesurlefrontdeKate.

Elleluiserraitlamainàchaquecontraction.Laportedelasalledebainsétaitferméeàclé.Dianaredoutait que la perte de sang ne lui coûte la vie si elle n’alertait personne. Heureusement, lessaignementsdiminuèrentlégèrementtandisqueladouleurs’intensifiait.Sanslesavoirvraiment,lesdeuxjeunesfillessupposèrentensilence,quelebébéseraitbientôtexpulsé.Commentaurait-ilsurvécuàunetellehémorragie?

Lecalvaireduraencoreuneheure.Finalement,deviolentesconvulsionssecouèrentlecorpsdeKateetenquelquessecondes,elleperditlebébé.L’hémorragiesemblas’arrêterpeuaprèsl’expulsion.Dianaredoublaitd’effortspourépongerlesoletd’ungesteprompt,elleenveloppalefœtusdansuneserviette.Detoutefaçon,Kateauraitététropfaiblepourréagir.Ellemanquas’évanouirententantdeseredresser.Dianal’aidaàserallonger.

Il était presque sept heures dumatin lorsqueDiana ramena enfinKate dans son lit.Elle avait toutnettoyéet,dèsqueKatefutallongéeetbordée,elleseprécipitaaurez-de-chausséepourjeterdanslespoubellesdeservicelesserviettesmaculéesdesang.

Lessaignementsétaientmoinsimportants,lesdouleursmoinsintenses.Dianaluiexpliquaquel’utérusétaitentraindesecontracterpourstopperlessaignements,cequiétaitbonsigne,alorsquelesdouleursprécédentesavaientpréparél’expulsiondubébé.

ElleavaitdéjàprévenuKateque, si les saignements reprenaient, elleappellerait sur-le-champuneambulance.Terrifiéeettropfaiblepourprotester,Kates’étaitcontentéedehocherlatête.Enétatdechoc,elletremblaitdetoutsoncorps.Dianaluiapportatroisautrescouvertures.Quelquesminutesplustard,lesautresfillescommencèrentàseréveiller.

—Quesepasse-t-il,Kate?Tune te senspasbien?S’enquit l’uned’ellesen se levant.Tues toutepâle.C’estsansdoutelechocquetuasreçuquandcetypet’apercutée,hiersoir.

Ellesedirigeaverslasalledebainsenbâillant.Kateprétenditsouffrird’uneterriblemigraine;deviolentsfrissonscontinuaientàlaparcourir,tandisqueDianas’affairaittoujoursautourdesonlit.

Beverly,uneétudianted’unechambrevoisine,vintemprunteruneserviette.UneexpressioninquiètesepeignitsursonvisagequandelleaperçutleslèvrescrayeusesetleteintblafarddeKate.

—Quet’est-ilarrivé,hiersoir?demanda-t-elleens’approchantpourluiprendrelepouls.

—Elleareçuunchocàlatêteentombantdevélo,réponditprécipitammentDiana.

Maisl’autreétudiantenes’ytrompapas.CommeDiana,ellevenaitd’unefamilledemédecinsetellevittoutdesuitequ’ilnes’agissaitnid’unemigraine,nid’untraumatismecrânien.

Àenjugerparsonteintcireux,Kateavaitperdubeaucoupdesangetsetrouvaitenétatdechoc.

Ellesepenchaverslajeunefilleetluicaressadoucementlajoue.

—Kate…dis-moilavérité…est-cequetusaignesencore…?demanda-t-elledansunmurmure.

Secouéedetremblements,Kateacquiesçad’unsignedetête.Elleclaquaittellementdesdentsqu’elleétaitincapabled’articulerlemoindremot.

—Tuesencoreenétatdechoc…Tut’esfaitavorter,c’estça?

DianaetBerverlysetenaientàsonchevet,pâlesd’inquiétude.

—Non,murmuraKate,j’aiperdumonbébé.

—L’hémorragies’estarrêtée?

Katehochalatête.Lesdrapsn’étaientpashumidesautourd’ellemaisellen’osaitpasvérifier.

—Jecrois,oui.

—Jen’iraipasencoursaujourd’hui,jepréfèreresteravectoi.Onnedoitpastelaissertouteseule.Veux-tualleràl’hôpital?

Katesecoualatête.

—Jevaisresteraussi,proposaDianaavantd’allerluichercherunetassedethé.

Unedemi-heureplustard,lesautresfillesétaienttoutespartiesencours.Assisesdechaquecôtédulit,BeverlyetDianaveillaientsurKate.Elleétaitparfaitementréveilléeetpleuraitàchaudeslarmes.

Ellevenaitdevivreuneexpérienceàlafoisterrifianteetbouleversante.

—Çavaaller,Kate,affirmaBeverlyd’un tonrassurant.Jemesuis faitavorter l’andernier,c’étaitaffreux.Essaiedetereposer,tutesentirasmieuxd’iciunjouroudeux.Tuserasmêmesurprisedevoiràquellevitessetuteremettras.

Ellemarquaunepauseavantdedemander:

—Veux-tuquejepréviennequelqu’undetapart?

Saisissantl’allusion,Katesecoualatête.

—IlestenAngleterre,murmura-t-elled’unevoixàpeineaudible.

Jamaisencoreellenes’étaitsentieaussifaible.

—Est-cequ’ilestaucourant?S’enquitDianaenluicaressantgentimentl’épaule.

Kateposasurelleunregardreconnaissant.Queserait-elledevenuesanselle?GrâceausoutiendeDiana,personnenedécouvriraitsonsecret.NiladirectiondeRadcliffe,nisesparents.NimêmeJoe.

—Jeneluiavaisriendit.J’avaisl’intentiondegarderlebébé.

—Vousenferezunautrequandilrentrera.

Beverlyeutladélicatessed’employerlefutur,maislestroisjeunesfillessongèrentenmêmetempsàl’avenir incertain qui les attendait, et Kate fondit de nouveau en larmes. La journée fut longue etéprouvante.

Lelendemain,DianaetBeverlyretournèrentencours,tandisqueKaterestaitaulit.Ellepleuratoutelajournée.Elledutattendrelemercrediavantdepouvoirselever.D’unepâleurcadavérique,lesyeuxcernés,ellesesentaitsansforcesetavaitperducinqkilos.Ellen’avaitrienavalédepuisledimanche.Lessaignementsavaientpresquecessé.

Del’avisdesesdeuxamies,elleétaitsortied’affaire.Ellevoulutlesremercierpourleurgentillesseetleursoutienmaisleslarmesl’empêchaientàchaquefoisdeterminersaphrase.

—Ça risque de durer un petitmoment, l’avertitBeverly. J’ai pleuré pendant tout unmois.C’est àcausedeshormones.

Maisilnes’agissaitpasquedecela.C’étaitleurbébé,unepartiedeJoequ’elleavaitperdue.

Personnenesutcequiluiétaitarrivé.Danssonpavillon,touteslesfillesattribuèrentsonmalaiseàsachutedevélo.Kategardasoigneusementsonsecret.Elleavait l’impressiond’avoirvécusuruneautreplanètependantquelquesjours.Toutluiparaissaitirréeletchangé.

SeulesleslettresdeJoeparvenaientàluiremonterlemoral.Maisunprofondabattements’emparaitd’elle chaque fois qu’elle songeait qu’elle ne pourrait même pas se confier à lui, qu’il n’était pasconscientdecequ’ilsvenaientdeperdre.

Ellepassaleweek-endsuivantàtravailler,couchéedanssonlit.

Encorepâleetfaible,ellen’avaitpasbonneminequandAndyluirenditvisitelesamedi.Presqueunesemaines’étaitécouléedepuissafaussecoucheetellesesentaittrèsfatiguée.Rassemblantsoncourage,elleallalerejoindreaurez-de-chaussée.C’étaitlapremièrefoisqu’ellequittaitsachambre.BeverlyetDianaluiavaientmontésesrepastouslesjours.Andyl’attendaitausalon.

—Bonsang,Kate,turessemblesàunfantôme!Quet’est-ilarrivé?

Samaigreuretsapâleurcadavériquelestupéfièrent.

—J’aiétérenverséeparunvélodimanchedernier.J’aisouffertd’unelégèrecommotion.

—Tuesalléeàl’hôpital?

—Non,maisjemesensbeaucoupmieux,affirma-t-elleens’asseyantàcôtédelui.

Andyfronçalessourcilsd’unairinquiet.

—Tudevraistoutdemêmeallervoirunmédecin.Quisaitsitoncerveaufonctionneencore?ajouta-t-ild’untontaquin.

—Trèsdrôle.Jevaismieux,jet’assure.

—J’aibienfaitdenepaspasserlundi…

—Tuastrèsbienfait,eneffet,renchéritKateenretrouvantunpeud’entrain.

Lavisitedesonamiluiréchauffalecœuretellesesentaitmoinsdépriméeenregagnantsachambre,un moment plus tard. Mais elle était exténuée. Diana l’avait prévenue qu’elle risquait de souffrird’anémie.Pourpalliercettedéficience,elleluiavaitconseillédemangerbeaucoupdefoie.

Lasemainesuivante,ellesesentitassezbienpourretournerencours.Personnenesutcequiluiétaitarrivéet,avecletemps,Kateremisacetristesouvenirdansuncoindesonesprit.Ellen’enparlajamaisàJoe.

Chapitre8

Après cette expérience traumatisante,Kate se consacra entièrement à ses études. Elle continuait àrecevoir régulièrement des lettres de Joe,mais aucune permission ne s’annonçait. Le printemps 1943arriva. La jeune femme essayait de suivre toutes les actualités filmées dans l’espoir d’apercevoir levisagedeJoe.

La RAF pilonnait sans relâche Berlin, Hambourg et d’autres villes allemandes. Tunis avait étéassiégéeparlesBritanniquestandisquelesAméricainsavaientreprisauxAllemandsBizerte,enAfriqueduNord.Surlefrontdel’Est,lesAllemandsetlesRussesn’avançaientplus,bloquésparledégel.

Katerendaitsouventvisiteàsesparents,leweek-end;elleécrivaitàJoeetsortaitdetempsentempsavecAndy.CedernierfréquentaitunenouvelleétudiantedeWellesley,avecquiilpassaitbeaucoupdetemps.DianaetBeverlyétaientdevenuesdesamies trèsprochesdepuis sa faussecouche.Pendant lesvacances,KateavaitdécidéderetournertravaillerpourlaCroix-Rouge.

ElleserenditàCapeCodavecsesparentsàlafindumoisd’aoûtmais,cetteannée-là,Joenefitpasd’apparition surprise au traditionnel barbecue. Huit mois s’étaient écoulés depuis qu’ils s’étaientretrouvésàWashington,pourNoël.Katefitdelonguespromenadessolitairessurlaplage,laissantlibrecoursàsespensées.

Siellen’avaitpasperdulebébé,elleauraitétéenceintedehuitmois.Sesparentsn’avaientjamaissulavérité.

Enfait,samèrecontinuaitàluirépéterqueJoen’avaitéchafaudéaucunprojetdeviecommune.PourElizabeth, Kate perdait son temps à attendre un homme qui ne lui avait rien promis: ni mariage, nibague…aucunavenir.Ils’attendaitsimplementàlaretrouverlàoùill’avaitlaissée,etilsaviseraientàcemoment-là.MaisKateavaitvingtansetJoetrente-deux.Ilétaitenâgedesavoircequ’ilvoulait.

LamêmerengainerésonnaauxoreillesdeKatejusqu’àlafindumoisd’octobre.Elleavaitentamésatroisième année d’université et était en train de réviser ses cours en vue d’un examen quand laresponsable du pavillon vint lui annoncer qu’un visiteur l’attendait en bas. Kate crut qu’il s’agissaitd’Andy.Endeuxièmeannéededroit,iltravaillaitd’arrache-pied.

Elledescenditl’escalier,tenantencoresonlivredecoursàlamain.Elleportaitunejupegrise,desderbiesbicoloresetunpullbleupâlenouéautourducou.Ellel’aperçutàl’instantoùsonpiedquittaladernièremarche.Joe.Grand,incroyablementséduisantdanssonuniformedel’arméedel’air.Sonbeauvisageétaitempreintdegravité.Leursregardssecroisèrent.Kateretintsonsouffle.Ilssecontemplèrentuninstant,presquehésitants.Puisellese jetadanssesbraset il laserracontre lui.Ellesentitaussitôtqu’il avait traversé des épreuves difficiles. Il ne trouvait pas lesmots, mais elle comprit qu’il avaitbesoind’elle.Laguerreaffectaittoutlemonde,mêmelesplusendurciscommeJoe.

—Jesuistellementheureusedetevoir,dit-elleenseblottissantcontrelui,paupièresfermées.

Ces dix derniersmois avaient été douloureusement longs, emplis d’inquiétude et d’incertitude. Etpuis,ilyavaiteulafaussecouche…

—Moiaussi,Kate,avouaJoeens’écartantlégèrementpourplongersonregarddanslesien.

Lafatiguemarquaitsestraits.Ilétaitconstammentenvol,depuisquelquetemps.Unnombrealarmant

d’appareilsavaientétéabattusparlesAllemands,qui,sentantl’étauseresserrer,frappaientdeplusenplusfort.IlladévisageaavecgravitéetKatesentitqu’ilétaitencoresursesgardes.Illuifallaitparfoisunpeudetempspourluiouvrirsoncœuretreprendresesmarquesavecelle.Seslettresétaientsirichesetsispontanéesqu’elleenarrivaitàoubliersatimidité.

—Jen’aiquevingt-quatreheuresdevantmoi,Kate.JedoisêtreàWashingtondemainaprès-midietjereparsenAngleterredanslasoirée.

Autermedelonguesnégociations,ilavaitréussiàrentrerauxEtats-Unispourassisteràdesréunionsconcernantunemissionsecrète.Hélas,ilnepouvaitriendireàKateetelleneluiposaaucunequestion,comprenant d’instinct la situation. Une pensée surgit tout à coup dans son esprit, déroutante: si ellen’avaitpasperdulebébéaumoisdemars,Joeauraitfaitcejour-làlaconnaissancedesonenfant,âgéd’unmois.

—Peux-tutelibérerunmoment?

C’étaitpresquel’heuredudîneretKaten’avaitaucunprojet.Detoutefaçon,elleaurait toutannulépourlui.

—Biensûr!Veux-tuquenousallionschezmoi?

Là-bas,aumoins,ilsn’auraientpasàrespecterlecodedesvisitesquirégissaitchaqueétablissementuniversitaire.Aprèsdixmoisdeséparation,ilsaspiraientàseretrouverseuls,aucalme.

—Onnepourraitpasallerailleurs,justetoietmoi?suggéraJoe.

Ilsouhaitaitavanttoutsedétendreetsavourersacompagnieentoutetranquillité.Iln’éprouvaitpasforcémentlebesoindeparler,maisdésiraitsimplementlaregarderetsentirsaprésenceluiréchaufferlecœur.Commentexprimertoutceladanssonétatd’intensefatigue?Sansqu’ilaitbesoindeparler,Kateperçutsondésarroi.

—Préfères-tu que nous allions à l’hôtel? demanda-t-elle à mi-voix, consciente de l’agitation quirégnaitautourd’eux.

LesoulagementsepeignitsurlevisagedeJoetandisqu’ilapprouvaitd’unsignedetête.Ilavaitjusteenviedes’allongerauprèsd’ellequelquesheures.Lecerveauenébullition,Katepritleschosesenmain.

—Ecoute,essaied’appelerlePalmerHousedelacabinetéléphonique.OuleStatler.Jereviensdansuneminute.

Aprèsavoirsignéleregistredesdéparts,ellemontaàl’étageprévenirsamèrequ’elleallaitpasserlanuitchezuneamiepourréviserplustranquillement.Ainsi,ellenes’inquiéteraitpassiellecherchaitàlajoindre.SonappeltouchabeaucoupElizabethquilaremerciadel’avoirprévenue.Jamaisellen’auraitsoupçonnésafilledeluimentir.

Cinqminutesplustard,KateredescenditdanslehalletallarejoindreJoequil’attendaitdehors.Elleavait rassemblé quelques affaires dans un petit sac, prenant soin d’emporter avec elle un diaphragme.Beverlyluiavaitdonnélenomd’unmédecinàquielleavaitdéclaréêtrefiancée.Aprèsledouloureuxépisodedumoisdemars,ellepréféraitêtreprêtelorsqueJoereviendrait.

—J’airéservéunechambreauStatler,déclara-t-ild’untonembarrassé.

Ils étaient un peu gênés d’aller directement à l’hôtel,mais ils disposaient de peu de temps, et ilsbrûlaient d’envie de se retrouver seuls. Joe s’était fait prêter une voiture. Ils discutèrent de choses et

d’autressurlechemindel’hôtel.Katenelequittaitpasdesyeux.

Bien que très amaigri, il était toujours aussi beau. Il paraissait aussi beaucoup plus âgé — ousimplementplusmûr.Ilyavaittantdechosesqu’elleavaitenviedeluidire,deschosesqu’ellen’arrivaitpasàexprimerdansseslettres,etJoeavaittantdequestionsàluiposer.

Ils commencèrent à se détendre pendant le trajet.C’était à la fois comme s’ils s’étaient quittés laveilleetcommes’ilsnes’étaientpasvusdepuisuneéternité.Etrangement,aprèsavoirfaitl’amouravecluietperdusonbébé,Katesesentaitpresquemariéeaveclui.Ellen’avaitpasbesoind’uncontrat,d’unecérémonieoud’unealliancepouréprouvercesentimentintensedeluiappartenir.

Joeallagarer lavoitureavantderejoindreKatedanslehalldel’hôtel.Ilavaitréservéaunomdumajor etMmeAllbright, et le réceptionniste, ayant reconnu son nom, les accueillit avec beaucoup derespect.Ungroomleurproposademontersonsacàl’étage.

—Çavaaller,merci,réponditJoeensouriant.

Ilsprirentleurcléetmontèrentsansmotdire.AugrandsoulagementdeKate,quis’étaitattendueàunepetitechambresombre,lapièceétaitclaireetjolimentdécorée.Elleétaitgênéed’alleràl’hôtelmaispourrienaumondeellen’auraitrenoncéàpasserlanuitavecJoe,d’autantqueceseraitlaseulejusqu’àsaprochainepermission.Commetantd’autrescouples,ilsvivaientaujourlejour,profitantdel’instantprésentcommes’ils’agissaitdudernier.

Aprèsquelquessecondesd’hésitation,Joes’installasurlesofa.

D’unpetitgestenerveux,illuifitsignedelerejoindreetKateobéitensouriant.

—Jen’arrivepasàcroirequetueslà,murmura-t-elleenl’enveloppantd’unregardquiendisaitlongsurl’intensitédesessentiments.

—Moinonplus,pourêtrefranc.

Deux jours plus tôt, il avait escorté des bombardiers chargés depilonnerBerlin.Quatre appareilsavaientétéabattuslorsdel’opération.Etpresquedujouraulendemain,ilseretrouvaitdansunechambred’hôtelàBoston,encompagniedeKate,plusravissantequejamais.Elleparaissaitsijeune,sifraîche…à l’opposé de la vie qu’il menait depuis presque deux ans. On lui avait accordé sa permission deuxheures avant le départ, et Joe s’estimait heureux de pouvoir partir, fut-ce pour quarante-huit heures.Pendant tout le voyage, il avait craint de ne pas pouvoir la voir.Cette nuit au Statler était un cadeauinespéré.Presqueirréel,auxyeuxdeJoe.

Ilsressemblaientunpeuàdeuxpigeonsvoyageursquifinissaienttoujoursparseretrouveraprèsleurslongspériples.Leurscheminssecroisaientinévitablement,quecefûtàCapeCod,Washingtonouici,àBoston. Ils se retrouvaient et se reconnaissaient.Peu importait la duréede leurs séparations, lamêmepassion,lamêmeétincellejaillissaiententreeux.

Sansunmotdeplus,ill’embrassa.Ilavaitbesoinqu’elleleréconforte,qu’ellepanselesblessuresquimeurtrissaientsonâme.Iln’avaitqu’àétanchersasoifàlafontainelimpidequ’elleluioffrait.

Kate anticipait lemoindre de ses désirs. En retour, quand elle était auprès de lui, elle se sentaitentouréed’amourets’épanouissaitcommeunefleurausoleil.C’étaitl’échangeparfait.

Quelquesminutesplustard,illaportajusqu’aulit.Unsoupçondeculpabilitéletenaillalorsqu’ilssedéshabillèrent.Ilavaitprévudel’emmenerdîner,puisdeprendreletempsdediscuterunpeuavantdelui

faire l’amour,mais niKate ni lui ne souhaitait se retrouver dans un endroit public. Ils avaient besoind’êtreseulsavecleurssentiments.Mêmelesmotsétaientdevenussuperflus.

Ill’embrassaavecpassionetdouceurmêléestandisqu’ilss’allongeaientsurlelit.Puisilachevadeladéshabiller, surprispar la forcede sondésir.À songrandétonnement, il n’avait euenvied’aucunefemmependantcesdixderniersmois.QuantàKate,ellen’aimaitetnedésiraitquelui.

Embarrassée,elles’éclipsaquelquesminutesdanslasalledebains.

Joenelaquestionnaqu’unlongmomentplustard,alorsqu’ilsreposaient,repusdecaresses,danslesbrasl’undel’autre,commedansuncocondouxetchaud.Rougissante,Kateluiparladudiaphragme.Joeparutaussitôtsoulagé.

—Jemesuisfaitbeaucoupdesouciàcesujet, ladernièrefois,avoua-t-il.Jen’arrêtaispasdemedemandercequenousferionssitutombaisenceinte.Jen’auraismêmepaspurentrerpourt’épouser.

Ses paroles la bouleversèrent. Ainsi, il s’était inquiété et avait même envisagé le mariage…Rassurée,elledécidadeluidirelavérité.

—Jesuistombéeenceinteladernièrefois,Joe,annonça-t-elleàmi-voix.

LesbrasdeJoel’enveloppaient.Elleavaitposélatêtesursonépauleetsescheveuxcaressaientsajoue.Frappédestupeur,ilsetournabrusquementverselle.

—C’estvrai?Qu’as-tufaitquandtut’enesaperçue?

Il n’arrivait pas à croire qu’elle lui ait caché ça…mais peut-être n’était-ce pas tout, songea-t-ilsoudain,lesoufflecoupé.

—Oubien…avons-nous…tuas…

Sonairabasourdiluiarrachaunsourire.Cen’étaitpastantlapeurquelastupéfactionqu’ellelisaitdanssesyeux.Pourquoineluiavait-elleriendit?

En même temps, son admiration pour elle grandit encore quand il se rendit compte qu’elle avaitassumélasituationtouteseule.

—J’aiperdulebébéenmars.J’étaisdésemparée,maisjesavaisques’ilt’arrivaitquelquechose,jenemepardonneraisjamaisd’avoiravorté.J’allaisdonnernaissanceàtonbébé,c’étaitledestin.J’étaispresqueenceintedetroismoisquandjel’aiperdu,conclut-elle,lesyeuxembuésdelarmes.

Joeresserrasonétreinte.

—Tesparentssontaucourant?demanda-t-il,partagéentrel’appréhensionetlaculpabilité.

—Non,ilsnesaventrien,réponditKateenselovantcontrelui.

J’avaisl’intentiond’arrêterlescoursaumoisd’avriletdeleurannoncerlanouvelleàcemoment-là.C’était toutcequ’ilmerestaità faire.Mais,undimanche,ungarçonm’aheurtéeàvélo; lechocaétéassezviolent,jemesuisévanouiequelquesinstants.J’aiperdulebébédanslanuit.

Joelaconsidérad’unairhorrifié.

—Ont’aconduiteàl’hôpital?

Jamais il n’avait connu ce genre de problème, mais certains de ses amis avaient vécu la mêmesituation.Ilavaittoujoursprissesprécautionsaveclesfemmesqu’ilavaitrencontrées…saufavecKate.

—Jesuisrestéeà l’université,maisdeuxamiesdemonpavillonsesontoccupéesdemoi,éluda-t-elle,peudésireusedeluiraconterendétailcettehorriblenuit.

Joeauraitétémortifiéenapprenantqu’elleavaitrisquésavie.

Plusieursmoiss’étaientécoulésavantqu’elleserétablissecomplètement.Àprésent,ellesesentaitenpleine forme.Joe réalisaavecstupeurqu’ilauraitpuêtre lepèred’unbébéd’unmoissi lagrossesseétaitarrivéeàterme.Cetteidéelebouleversaprofondément.

—Tu sais, c’est drôle, j’y ai pensé pendant longtemps. Je m’attendais vraiment à ce que tum’annonces que tu étais enceinte; c’était devenu une véritable obsession.Mais tu ne disais rien et jen’osais pas te questionner. Je ne sais pas si quelqu’un lit ton courrier avant de te le remettre, àl’université. Avec le temps, j’ai fini par oublier. Mais ce drôle de sentiment m’a tenaillé pendantquelquesmois.Pourquoinem’as-turiendit,Kate?

Son silence le peinaitmais enmême temps, il comprenait sa décision. Et il admirait sa force decaractère. Elle avait surmonté cette épreuve seule, sans lui en tenir rigueur. Il lui en était infinimentreconnaissant. Au son de sa voix, il devinait que l’épisode avait été douloureux et traumatisant. Soncouragel’impressionnait.

—J’aipenséquetuavaisassezdesouciscommeça,répondit-ellesimplement.

Ilhochalatêteetlaserratoutcontrelui.

—C’étaitaussimonbébé.

Il marqua une pause. Kate aurait tant aimé avoir un enfant de lui, mais le destin en avait décidéautrement.Aufond,comptetenudel’avenirincertain,n’était-cepasmieuxainsi?

—Jesuisheureuxquetuaiesprisdesprécautions,cettefois.

Luiaussiavaitemportécequ’ilfallaitpourleursretrouvailles.Iltenaitàprendresesresponsabilités,àprésent.Unenfantneseraitqu’unecomplicationsupplémentairedansleursviesdéjàdécousues.

Ils parlèrent de la guerre. Combien de temps allait-elle encore durer? Etouffant un soupir, JoeréponditàKate.

—C’estdifficileàdire.J’aimeraispouvoirt’annoncerquec’estbientôtlafinmaisjen’ensaisrien,Kate.SinouspilonnonslesBochessansrelâche,laguerreserapeut-êtreterminéedansunan.

C’étaitenpartiepourcetteraisonqu’ilserendaitàWashington.

Les autorités militaires voulaient trouver un moyen d’intensifier les bombardements grâce à denouveaux engins ultra-performants.À leur grand découragement, lesAllemands continuaient à frappertoujoursplusfort.LesAlliésavaientbeaudétruireleursvilles,leursusines,leursdépôtsdemunitions,ilscontinuaient à résister et à frapper avec la même intensité qu’aux premiers jours. Telle une machineindestructible.

Dans le Pacifique, les choses n’allaient guère mieux. Ils combattaient un peuple et une cultureinconnus sur un terrain qu’ils nemaîtrisaient pas. Des avions kamikazes détruisaient sans relâche lesporte-avions alliés, lesnavires coulaient, lesbombardiers étaient abattus.À l’automne1943, lemoraldesAlliésétaitauplusbas.

Autour de Kate, les décès se multipliaient. Un nombre terrifiant de jeunes gens qu’elle avait

rencontrésaucoursdecesdeuxdernièresannées,soitàHarvard,soitauMIT,l’InstitutdetechnologieduMassachusetts,étaientmorts.Chaquejour,elleremerciaitlecielqueJoesoitencoreenvie.

Ilsparlèrentlonguementcesoir-là.MêmeJoe,d’habitudesirenfermé,livralefonddesespensées.Letempsleurétaitcompté,ilsavaientdécidédeprofiterdechaqueinstantpasséensembleens’efforçantdenepluspenseràlaguerre.

Ilsrefirentl’amourunpeuplustarddanslasoiréepuiscommandèrentunrepasqu’ilsfirentmonterdansleurchambre.Leserveurleurdemandas’ilsétaientenlunedemieletilséclatèrentderire.Àaucunmomentilsn’évoquèrentl’avenir.Katenedésiraitqu’uneseulechose:queJoeresteenvie.Pourlereste,elle souhaitait simplement passer du temps avec lui. Peu importaient le lieu et la durée de leursretrouvailles. Il eût été totalement irréaliste d’en demander davantage pour l’instant. Sa mère necomprenait toujours pas qu’elle puisse se contenter de cette situation.Mais une alliance n’aurait rienchangé;ellen’auraitcertainementpasprotégéJoedudanger.Cedernierneluidemandaitriend’autrequecequ’ellevoulaitbienluidonner,etàsamanière,Kateluidonnaittout.

Ilsdormirentàpoingsfermés,cettenuit-là,blottis l’uncontre l’autre. Ilsseréveillèrentensursaut,soulagésdedécouvrirqu’ilsn’avaientpasrêvé:ilsétaientbeletbienensemble.

—Bonjour,murmuraKated’unevoixensommeillée.

Un sourire flottait sur ses lèvres quand elle ouvrit unœil, le lendemainmatin. Elle avait senti lachaleurdeJoetoutelanuit.

Elles’étiraetrencontrasesjambespuissammentmusclées.Joesepenchasurellepourl’embrasser.Ilavaitpasséunenuitmerveilleuse.

—As-tubiendormi?demanda-t-ilenl’attirantcontrelui.

Allongéssurledos,ilsparlaientàvoixbasse.Commec’étaitbondeseréveillerauprèsdelui!

—Jetesentaistoutàcôtédemoietj’étaispersuadéequec’étaitunrêve,réponditKate.

—Moiaussi,avouaJoeensouriant.

Ilsongeaàleursétreintespassionnéesdelaveille.Ilemporteraitavecluichaqueinstantpasséensacompagnie.

—Aquelleheuredois-tupartir?demanda-t-elleavecunepointedetristessedanslavoix.

—L’avionpourWashingtondécolleà13heures.Jetedéposeraiàl’universitévers11h30.

Katesemoquaittotalementdemanquerlescoursdumatin.Asesyeux,rienn’étaitplusimportantqueJoe.

—Tuasfaim?

Elleavaitfaim,oui,maisdelui.Leursbouchessecherchèrent,leursmainscommencèrentleurtendreexplorationetilss’unirentdenouveau,aveclamêmepassion.

A9heures,ilsselevèrentetcommandèrentlepetitdéjeuner.Ilsavaientprisunedoucheetrevêtulespeignoirs de l’hôtel lorsque le serveur arriva. Il apportait du jambon, desœufs, dupaingrillé, du jusd’orange et du café. Un véritable festin pour Joe qui se nourrissait depuis trop longtemps de rationsmilitaires.Katelecontemplaavecunplaisirindicible.Sonvisageauxtraitsciselés,empreintsdegravité,dégageaitunebeautécaptivante.Il lisait le journal,satassedecaféàlamain.Toutàcoup,sonregard

rencontralesienetunsourirenaquitsurseslèvres.

—Commedanslavraievie,hein?Quicroiraitquenotrepaysestenguerre?

Le journalneparlait quede ça, et lesdernièresnouvellesn’étaientguèreoptimistes. Il reposa lesfeuilletsetgratifiaKated’unsourirepleindetendresse.Ilsavaientpasséunesoiréemerveilleuse.Ilnese sentait entier qu’en compagnie deKate. C’était comme si elle comblait un vide dont il ne prenaitconsciencequ’enlavoyant.Lerestedutemps, ilétait tropoccupépourysonger. Iln’avaitpasbesoind’êtreentourédenombreusespersonnes.Iln’yavaitqueKatequiletouchaitauplusprofonddesonêtre.Personned’autreavantellen’avaitréussicetexploit.Cetteidéelefrappadepleinfouettandisqu’illacontemplaitensilence.Elleavaitunregardprofond,pleindedétermination;ilaimaitsafranchiseetsonouvertured’esprit,sonincroyableaudace.Elleluifaisaitpenseràunejeunebicheentraindehumerlevent, se délectant des odeurs qui lui parvenaient. Elle dégageait une énergie incroyable et donnaitl’impressiond’êtreconstammentsurlepointd’éclaterderire.Cematinn’étaitpasdifférentdesautres.Elleposasatasseetluiadressaunsourireradieux.

—Qu’est-cequitefaitsourire?demanda-t-il,amusé.

Sabonnehumeurétaitcontagieuse.Ilétaitd’untempéramentbeaucoupmoinsjovialqu’elle.Etc’étaitjustementsoncôtésérieuxetposéquiplaisaitàKate.

—J’imaginaislatêtedemamèresiellenousvoyaitici.

—N’y pense plus. Je vais culpabiliser. Ton pèreme tuerait, lui aussi, et le pire, c’est que je nepourraismêmepasluienvouloir.

SurtoutpasaprèscequiétaitarrivéàKateaumoisdemars…LesJamisonauraientétéhorrifiéss’ilsavaientétéaucourant.

—Jenepourraiplusjamaislesregarderenface,ajoutaJoed’untonlugubre.

—Pourtant,tuserasamenéàlesrevoir,alorsprépare-toidèsàprésent.

Kate se sentait plus en formeque jamais,maintenant qu’elle avait revu Joe.En fait, elle regrettaitpresque d’avoir utilisé un moyen de contraception. L’envie de mettre au monde le bébé de Joe étaitencore plus forte que celle de devenir sa femme. Comme Joe ne parlait jamais de mariage, ellecommençait elle aussi à croire que c’était une conception du couple désuète, une idée complètementfutile. Elle raconta à Joe qu’en semariant, ses amies ne songeaient qu’aux cadeaux et à la tenue desdemoiselles d’honneur; quelque tempsplus tard, lesmêmes amies s’apitoyaient sur leur sort, accusantleursépouxdepassertropdetempsavecleurbandedecopains,deboiretropouencoredeleurmanquerderespect.

AuxyeuxdeKate,touscescouplesressemblaientàdesenfantsquijouaientauxadultes.Enrevanche,avoirunbébédeJoerevêtaitpourelleuneimportanceextraordinaire.Unenfantconsolideraitencorelelienquilesunissait.Endehorsdesproblèmesqu’elleauraitdûrésoudre,elleavaitaimél’idéedeportersonenfant.Elleauraitgardéàjamaisunmorceaudelui—probablementlemeilleur.Elleavaitcaressél’idéedemettreaumondeunpetitgarçonàquielleauraitcommuniquélapassiondesonpèrepourlesavions.Aprésent,ellevivaitdansl’angoissepermanentedeperdreJoe.

Devinantsesinquiétudes,illuipritlamainetlaportadoucementàseslèvres.

—Neprendspascetairattristé,Kate.Jereviendrai.Notrehistoiren’estpasterminée.Ellenelesera

jamais.

Sesparolesquasiprophétiquesréchauffèrentlecœurdelajeunefemme.

—Promets-moisimplementd’êtreprudent,Joe,c’esttoutcequejetedemande.

Commetantd’autres,laviedeJoereposaitentrelesmainsduSeigneur.Leresteimportaitpeu.

Ilss’habillèrentaprèslepetitdéjeuneretfaillirentrendrelacléenretard.Incapablesdeseséparer,ils s’embrassèrent longuement, blottis l’un contre l’autre. Mais l’heure du départ approchaitinexorablement.JoedevaitdéposerKateàl’universitéavantdeserendreàl’aéroport.Ilnepouvaitpassepermettred’arriverenretardàlaréunion.

EllerevêtaituneimportanceextrêmepourlasuitedesévénementsenEurope.IlaimaitKate,maisildevaitabsolumentgarderlatêtefroide.Ilavaitdeschosesàréglersanselle.

Le trajet jusqu’au campus fut silencieux.Kate le regardait de temps en temps, désireusedegraverchacundesestraitsdanssamémoire.Cesouvenirluitiendraitchaudpendantlesmoisàvenir.

Elleavaitl’impressiondevivrecommedansunfilmauralenti.Hélas,ilsatteignirentlecampusdeRadcliffebien tropvite. IlsdescendirentdevoitureetKate leva sur luiun regardpleinde larmes. Ilss’apprêtaientàvivreunenouvelleséparation,plusdéchiranteencorequelaprécédente.Maiselledevaits’armerdecourage.Aprèstout,lanuitqu’ilsvenaientdepasserensembleavaitétéuncadeautoutàfaitinattendu.

—Soisprudent,murmura-t-ellealorsqu’ill’attiraitdanssesbras.

Jet’aime,Joe.

Unsanglotluinoualagorgeetellebaissalesyeux,incapabled’endireplus.

—Je t’aime aussi… Promets-moi de ne rien me cacher s’il t’arrive quelque chose d’important,ajouta-t-il,encoreimpressionnéparsoncourage.Faisattentionàtoietsaluetesparentsdemapartsituleurdisquetum’asvu.

Kateavaitjugéplussagedenepasleurenparlerpournepasattiserleursinquiétudes.Ilsrestèrentunlongmomentimmobiles,tendrementenlacés,priantpourqueDieuleursoitclément.

Quelquesminutesplustard,Kateregardalavoitures’éloigner,levisagebaignédelarmes.C’étaitunescènebanale,cestemps-ci.

Chaqueville,chaquebourgadeaccueillaitdessoldatsblessésoumutilés.Lesfenêtresétaientornéesde petits drapeaux en l’honneur de tous ces hommes partis se battre, quelque part dans lemonde.Dejeunes couples se faisaient des adieux déchirants, et des cris de joie retentissaient lorsqu’un soldatrentraitaupays.Desenfantsallaientserecueillirsurlatombedeleurpère,tombéaucombat.KateetJoeétaient comme lesautres,peut-êtremêmepluschanceuxque laplupart.Lepays traversaitunepériodedifficile,desdrames frappaientquotidiennementdenombreux foyers.Kate s’estimaitheureusequeJoesoitencoreenvie.

Ellen’assistapasauxcoursdel’après-midietrestadanssachambrejusqu’ausoir.Ellenedescenditpasdîner, au casoù Joe l’appellerait.Cequ’il fit à 20heures, juste après sa réunion. Il s’apprêtait àpartirpourl’aéroport,maisneputniluiracontersaréunion,nimêmeluidireoùilserendaitniàquelleheure; toutesces informationsétaient classées top secret.Elle lui souhaitaunbonvoyageet lui répétaqu’ellel’aimait.Joefitdemêmeavantderaccrocher.Kateremontadanssachambre.Allongéesurson

lit,elledonnalibrecoursàsespensées.Celafaisaitpresquetroisansqu’ilsseconnaissaient…Ils’étaitpassétantdechosesdepuisleurrencontreàNewYork,Joedanssaqueue-de-pieempruntéeetelledanssarobedebal…Àdix-septans,ellen’étaitalorsqu’uneenfant.

Troisansplustard,ellesesentaitfemme.Mieuxencore:elleétaitunefemmeamoureuseetcomblée.

Ellerentrachezelleleweek-endsuivant,désireuseàlafoisdepréparersesexamensetd’échapperàlapromiscuitédupavillon.

D’humeur songeuse depuis le départ de Joe, elle avait envie de se retrouver seule. Samélancolien’échappapasàl’oeilvigilantdesamère.Quelquechosen’allaitpas?

VoulutsavoirElizabethdevantlemutismedesafille.Avait-elleeudesnouvellesdeJoerécemment?Kate assura que tout allait bien, mais ses parents restèrent sceptiques. Elle mûrissait à une vitesseinquiétante.L’universitéyétaitsansdoutepourquelquechose,maisc’étaitsurtoutsarelationavecJoequi l’avait catapultée du jour au lendemain dans lemonde des adultes. L’angoisse qui la tenaillait enpermanencel’avaitrenduepluscalme,plusréfléchie.Etilenétaitdemêmedebeaucoupdejeunes.

Ses parents soulevèrent la question lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, ce soir-là.Kate n’était pas laseuleàvivrecettesituation.

Partoutdans lepays,des jeunes fillesetdes femmess’inquiétaientpourquelqu’un:des frères,desfiancés, desmaris, despères, des amis.Presque tous leshommesde leur entourage étaient partis à laguerre.

—Queldommagequ’ellenesoitpastombéeamoureused’Andy,fitobserverElizabeth.Ilauraitétéparfaitpourelleetenplus,iln’estpasparti,lui.

Mais malgré sa gentillesse et son éducation, Andy paraissait fade comparé à Joe, passionné etcaptivant.Joeincarnaitleparfaithérosdansl’espritd’unejeunefilleromantique.

Pendantlemoisquisuivit,Kates’efforçadeseconcentrersursesétudes.ElleréussitsesexamensetcontinuaderecevoirrégulièrementdeslettresdeJoe.Troissemainesaprèsleurséparation,ellefutàlafoissoulagéeetdéçuedeconstaterqu’ellen’étaitpasenceinte.C’étaitmalgrétoutpréférableainsi.Leschosesétaientdéjàsuffisammentcompliquéesetincertaines.

Lorsqu’ellerentrachezellepourleweek-enddeThanksgiving,ellesesentaitplusenformequelorsdesaprécédentevenue.Plussereine,aussi.Pendantledîner,elleparladeJoeaveclesinvitésetsurprittoutlemondeparsaconnaissanceapprofondiedel’actualité.

Entoutelogique,elleavaituneopiniontrèsmarquéeausujetdesAllemandsetnemâchapassesmotspourexprimerlefonddesespensées.

Finalement,augrandsoulagementdetous,cefutundînertrèsagréable.Enallantsecouchercesoir-là,KateremerciaencoreleSeigneurdeluiavoirenvoyéJoeunmoisplustôt.Elleignoraitladatedesonprochainretour,maiscequ’ilsavaientpartagécettenuit-làsuffiraitàlafairepatienteraussilongtempsqu’illefaudrait.Elleavaitparfoisdumalàcroirequedeuxanss’étaientécoulésdepuissondépartàlaguerre.

Elledormitmalcettenuit-là.Sonsommeilfutpeupléderêvesétrangesetdesensationstroublantesquilaréveillèrentàintervallesréguliers.Elleconfiasestourmentsàsamère,lelendemainmatin;cette

dernièreréponditd’untontaquinqu’elleavaitsansdouteabusédelafarceauxmarrons.

Katesesentaitdéjàmieux.Ellefit lesmagasinsavecuneamiel’après-midietenprenant le théauStatler, elle se remémora la nuit qu’elle y avait passée avec Joe.Lorsqu’elle rentra chez elle, elle sesentaitrassérénée.Malgrél’entrainquicontinuaitdel’habiter,elleparaissaitplusgrave,moinsespièglequ’avant. Comme si sa rencontre avec Joe, ou peut-être simplement l’inquiétude qui la tenaillait auquotidien,l’avaitrendueplusréfléchie,moinsexubérante.

Elleregagnal’universitéledimanchesoiretfitd’autrescauchemars.Elleseréveillaensursautavecdes images d’avions torpillés plein la tête. C’était un rêve terrifiant, incroyablement précis. Prise depanique, elle se leva et se prépara longtemps avant que les autres se lèvent. Elle fut la première àdescendreprendresonpetitdéjeuner,savourantcemomentdesolitude.

Cescauchemarslapoursuivirenttoutelasemaine.Elleétaitépuiséequandonl’appelaautéléphonelejeudiaprès-midi.Asagrandesurprise,lavoixdesonpèresefitentendreàl’autreboutdufil.C’étaitla première fois qu’il l’appelait àRadcliffe. Il lui proposa de rentrer dîner chez eux le soirmême etlorsqu’elle déclina l’invitation, prétextant du travail en retard, il insista jusqu’à ce qu’elle finisse paraccepter.Sonpèreluiavaitsemblébizarreautéléphone.Samèreétait-ellemalade?Amoinsquecenefûtlui…Cequiauraitexpliquésoninsistancepeucoutumière.Kateespéradetoutsoncœursetromper.

Al’instantoùellefranchitleseuildelamaison,ellesutqu’ils’étaitpasséquelquechose.Sesparentsl’attendaientausalon.Samèreluitournaitledospourdissimulersonvisageravagéparleslarmes.

Cefutsonpèrequisechargeadeluiannoncer lanouvelle.DèsqueKatefutassise, ilplongeasonregarddanslesienetpritlaparole.

Il avait reçuun télégramme lematinmême et appelé aussitôtWashingtonpour glaner unmaximumd’informations.

—Cenesontpasdebonnesnouvelles,déclara-t-ilsansambages.

LesyeuxdeKates’arrondirentdesurprise.Cesnouvelleslaconcernaient,elle.

Ellesentitsoncœurs’emballer.Elleredoutaitcequiallaitsuivreetpourtant,ilfallaitqu’ellesache.Sonpèrelafixaquelquesinstantsavantdepoursuivre:

—Joet’adésignéecommesaplusprocheparente,Kate,avecdescousinsqu’iln’apasvusdepuisdesannées.

C’étaitElizabethquiavaitouvertlapremièreletélégrammeporteurdeterriblesnouvelles.Elleavaitimmédiatement appelé Clarke au bureau et ce dernier avait aussitôt téléphoné à l’une de sesconnaissancesquitravaillaitauministèredelaGuerrepourobtenirdeplusamplesdétails.Ilcontinua.Kateretenaitsonsouffle.

—Sonavionaétéabattuvendredidernier,alorsqu’ilsurvolaitl’Allemagne.

Unesemaines’étaitécouléedepuis.Elleavaitcommencéàfairecesrêveseffrayantsdanslanuitdujeudiauvendredi.Ellevoyaitencorelesavionstomberenvrilledanslecielsombre.Avecledécalagehoraire,elleavaitfaitcecauchemaralorsquec’étaitlevendredimatinenEurope.

—Ilsontvusonappareiltomberetilsontréussiàlocaliserapproximativementl’endroitoùils’estécrasé.Ilasortisonparachuteauderniermoment; ilestpossiblequ’ilaitétéabattuavantd’atterrir,àmoinsqu’iln’aitétécapturéparlesAllemands.Toujoursest-ilqu’ilsn’ontaucunenouvelledeluidepuis

l’accident.Sonnomnefigurepassur la listedesofficiersprisonniers. Ilvolesousunnomd’emprunt,maisaucundesespseudonymesn’estapparu.IlspensentquelesAllemandsledétiennentsecrètement…oubienqu’ilsl’ontexécuté.

D’après ce que j’ai compris, Joe était en possession d’informations confidentielles qui intéressentconsidérablement les Allemands. En outre, s’ils ont découvert sa véritable identité, il constitue unprisonnierrêvépoureux.Comptetenudesesprécédentsexploits,Joeestunhérosnational.

Kateobservaitsonpèred’unairabsent,s’efforçantd’assimilersesparoles.Ellesesentaitincapablederéagir.

—Kate…lesservicesderenseignementsalliéspensentqu’iln’apaspus’ensortir,conclut-il.Ets’ilestencoreenvie,lesAllemandss’endébarrasserontbientôt.Ilestprobablementmortàl’heurequ’ilest;lesAméricainsoulesBritanniquesauraiententenduparlerdelui,sinon.

Elle continua à regarder son père, abasourdie. Aucun son ne sortait de sa bouche. Sa mère serapprochad’elleetglissaunbrassursesépaules.

—Maman…ilestmort?demanda-t-ellefinalementd’unevoixdepetitefilleégarée.

Son cerveau n’avait pas enregistré la nouvelle; quant à son cœur, il refusait d’entendre. C’étaitcommeuneterriblerépétitiondujouroùsamèreluiavaitannoncélamortdesonpère.Acertainségards,c’étaitmêmepire.ElleavaittantaiméJoe…

—C’estcequ’ilspensent,machérie,réponditdoucementsamère,compatissantdetoutsoncœuràladouleurdesafille.

Pâle comme un linge, Kate était sous le choc. Elle voulut se lever puis se rassit, complètementdésorientée.Sonpèrel’enveloppad’unregardvoiléparlatristesse.

—Jesuisdésolé,Kate.

Deslarmesbrillaientdanssesyeux;ilétaittristepourJoe,maisaussipourKate.

—Ilnefautpas,coupalajeunefemmeenselevant.

Leschosesn’allaientpassepasserainsi.C’étaitimpossible.EllenecroiraitpasàlamortdeJoetantqu’onneluiauraitpasfournidepreuveofficielle.

—Iln’estpasencoremort.Sinon,quelqu’unlesaurait,déclara-telled’untonrésolu.

Sesparents échangèrentun regardpeiné. Ilsne s’attendaientpas àune telle réaction.Kate refusaitd’accepterlavérité.

—Joes’ensortira,maman…papa…c’estainsiqu’ilaimeraitquenousréagissions.

—Kate,Joeesttombéenterritoireennemi,aumilieud’Allemandsquiveulentsapeau.C’estunpilotehorspair.Ilsnelelaisserontpasrepartirvivant,àsupposerqu’illesoitencore.Ilfautquetuaccepteslaréalité,conclutsonpèreavecfermeté.

—Cen’estpaslaréalité!hurla-t-elleenseprécipitantverslaporte.

Ellegravitl’escalierquatreàquatreets’enfermadanssachambreenclaquantlaporte.Sesparentssedévisagèrent d’un air interdit. Au lieu de s’effondrer, comme ils s’y étaient attendus, elle semblaitfurieuse contre eux et la terre entière.Mais une fois seule dans sa chambre, Kate se jeta sur son lit,

secouéedesanglots.Ellepleurapendantplusieursheures,songeantàJoeetauxmomentsmagiquesqu’ilsavaient vécus ensemble. Elle n’arrivait pas à croire qu’une telle chose ait pu lui arriver; c’étaitimpossible,injuste.Lesterriblescauchemarsquiavaientpeuplésonsommeillasemaineprécédenteluirevinrent à l’esprit.Qu’avait ressenti Joe à l’instantoù sonavion avait été abattu?Ne lui avait-il paspromisqu’ilavaitcentviesenréserve?

Lasoiréeétaitbienavancéelorsquesamèreserisquaàentrerdanssachambre.Katesetournaverselle,lesyeuxgonflés,rougisparleslarmes.Elizabethallas’asseoirauborddulitetsafillepleuradanssesbras.

—Jeneveuxpasqu’ilsoitmort,maman…hoqueta-t-elleentredeuxsanglots.

Moinonplus,murmuraElizabeth,levisagebaignédelarmes,bouleverséeparlechagrindesafille.

Malgrélesréticencesqu’ellenourrissaitàsonégard,Joeétaitunhommebien;ilneméritaitpasdemouriràtrente-troisans.QuantàKate,elleneméritaitpasdeseretrouverseuleaveclecœurbrisé.Cen’étaitpasjuste.Toutcequisepassaitdepuisdeuxansn’étaitpasjuste.

—Ilnenousresteplusqu’àprierpourqu’ils’ensorte.

Elizabethn’avaitpasenviedeforcerKateàaccepterlaréalité.Cen’étaitqu’unequestiondetemps.Pourlemoment,elleavaitencoredumalàaccepterl’idéequesonavionavaitétéabattu.Sipersonneneretrouvaitsatrace,Kateseraitbienobligéed’admettrelatristeréalité.Pourlemoment,ladouleurétaittrop vive. Elizabeth resta auprès d’elle un longmoment, caressant tendrement ses cheveux jusqu’à cequ’ellefinissepars’endormiraveclespetitsreniflementsd’unenfantquiapleurétroplongtemps.Uneboufféedechagrinl’envahit.

—Si seulement elle ne l’aimait pas autant, déclara-t-elle à son mari en allant se coucher. Lessentimentsqu’ilsseportentmefontpeur.

Elleavaitdécelécette lueur troublante, indéfinissabledans le regarddeJoe l’annéeprécédente,etavaitvulamêmechosedanslesyeuxdeKate,depuis.C’étaitcommeunlienpuissantquiunissaitleursdeuxâmes,quelquechosed’inexplicablequidéfiaitlaraison,letempsetlesmots.Celienrésisterait-ilàlamortdeJoe?Elizabethleredoutait;ceseraitterriblepourKate.

Lelendemainmatin,aupetitdéjeuner,Katesemuradansunmutismeimpénétrable.Sansadresserlemoindremotàsesparents,elleavalaunetassedethéetremontadanssachambre.Elleneretournapasàl’université et resta enferméependant tout leweek-end.Heureusement, il ne restait qu’une semainedecoursavantlesvacancesdeNoël.

Maisledimanchesoir,elles’habillaetretournaàRadcliffe,sansmêmedireaurevoiràsesparents.Elleavaitl’impressiond’êtredésincarnée.Elleneparlaàpersonnedanssonpavillon.

Lorsque Beverly lui demanda si elle avait été malade pendant le week-end, elle se garda de luiracontercequis’étaitpassé.Lesmotsrefusaientdesortirdesabouche.Lesoirvenu,ellepleuraittoutesleslarmesdesoncorpsavantdes’endormir,épuisée.

Dans sonpavillondeRadcliffe, les fillesavaientdevinéqu’il s’étaitpasséquelquechose,mais ilfallutattendreplusieursjoursavantquel’uned’entreellesnelisedanslejournalunpetitarticlerelatantla disparition de Joe. Les services de renseignements de l’armée avaient décidé de minimiserl’événement afin de ne pas démoraliser les Américains. Selon eux, Joe avait disparu au cours d’unemission et le ton de l’article était délibérément vague. Toutes les filles du pavillon savaient que Joe

AllbrightavaitrenduvisiteàKateàplusieursreprises.

«Jesuisdésolée»,murmuraientcertainesd’entreellesquandelleslacroisaientdanslehall.Katehochaitalorslatêteendétournantlesyeux.Elleavaitperduplusieurskiloslorsqu’ellerentrachezellepourlesvacancesdeNoël.Lestraitstirés,lesyeuxcernésdemauve,elleavaitunemineépouvantable.Leseffortsquefournitsamèrepouressayerdeluiremonterlemoraldemeurèrentvains.Katevoulaitêtreseuleenattendantd’autresnouvellesdeJoe.

Elledemandaàsonpèred’appelersonamiàWashingtonmaisiln’obtintaucuneautreinformation.Joedemeuraitintrouvable.LesAllemandsn’avaientpassignalésacapture,allantjusqu’àaffirmerqu’ilsnel’avaientpasretrouvé.S’ilsavaientétéaucourantdesavéritableidentité,ilsseseraientaucontrairevantés de cette victoire contre lesAlliés. Personne ne l’avait vu prendre la fuite, personne ne l’avaitaperçudepuisquesonappareils’étaitécrasé.Ils’étaitvolatilisé.

Cetteannée-là,onnefêtapasNoëlchezlesJamison.Katenefitpaslesmagasins,décrétaqu’ellenevoulaitpasdecadeauxetmituntempsfouàouvrirceuxqu’ellereçutmalgrétout.Ellepassalaplupartde son temps enfermée dans sa chambre. Joe occupait toutes ses pensées.Où était-il?Que lui était-ilarrivé?Etait-ilencoreenvie?

Lereverrait-elleunjour?Ellerevivaitenpermanencelesmomentsqu’ilsavaientpartagés,regrettantencoreplusamèrementd’avoirperdu lebébéqu’ils avaient conçu l’annéeprécédente. Inconsolableetinaccessible,elledormaitàpeineetn’avaitplusquelapeausurlesos.

Chaquejour,elledécortiquaitminutieusementlesjournaux,alorsquesonpèreluiavaitassuréqu’onlesappelleraitsur-le-champsilasituationévoluait.MaisClarkedoutaitfortderecevoirunjourd’autresnouvelles.Joedevaitêtremortdepuisplusieurssemaines,àprésent,etgisaitquelquepartenAllemagne,dansunetombecreuséeàlava-vite.Katedevenaitpresquefollequandcetteidéegermaitdanssonesprit.C’était commesiunepartiede sonêtreavait étéarrachée.Elle s’allongeait alors sur son lit, lesyeuxrivésauplafond,oubienfaisaitlescentpasdanssachambre,enpleinenuit,auborddelacrisedenerfs.Riennipersonneneparvenaitàlaréconforter.Unsoir,ellecherchamêmeàs’enivrer.Désemparés,sesparentsnefirentaucuncommentaire.LechagrindeKateétaitinfini.

Joehantaitsespensées,nuitetjour.Seulletempsparviendraitàpansersesblessures.

Deretouràl’université,ellerataunexamenpourlapremièrefoisdepuisledébutdesascolarité.Sadirectrice d’études la convoqua pour comprendre ce qui s’était passé. D’une voix étranglée, Kateexpliquaqu’undesesprochesamisavaitétéabattuenpleinvolau-dessusdel’Allemagne.

Douceetcompréhensive,l’enseignanteexprimasacompassionetsouhaitaàKatedeserétablirvite.Elle-même avait perdu son fils à Salerne l’année précédente. Hélas, aucune parole, aucun geste neparvenait à soulagerKate. Parfois, le chagrin cédait la place à la fureur et elle s’emportait contre ledestin, les Allemands, l’homme qui avait abattu l’avion de Joe… Elle maudissait Joe — pourquoin’avait-ilpasétéplusvigilant?—etsemaudissaitelle-même—pourquoil’aimait-elletant?Elleauraittoutdonnépour se libérerde ses sentiments,maisc’était impossible. Il était trop tardpour revenirenarrière.

QuandAndy lui rendit visite après les vacances de Noël, il compatit d’abord à son chagrin puisessayadelasecouer.Sansménagement,ill’accusades’apitoyersursonsort,alorsqu’elleavaittoujoursétéconscientedesrisquesqueprenaitJoe.L’accidentauraitpuseproduiren’importequand,tandisqu’iltentaitdebattreunrecorddevitesseauxcommandesd’unnouvelappareilouréalisaitdesacrobatiesà

couperlesouffle,oudepérilleusescascades.Desmilliersdefemmesvivaientlamêmesituationqu’elle.Etencore,Joeetellen’étaientpasmariés,nimêmefiancés;ilsn’avaientpasd’enfants.UneboufféedecolèreenvahitKate.

—Suis-jecenséemesentirmieuxmaintenantquetum’asdittoutça?Oncroiraitentendremamère!Crois-tuvraimentqu’unebagueaudoigtfasseladifférence?Çanechangeraitrienpourmoi,Andy,etçaneferaitpasrevenir

Joe,hélas!Pourquoiêtes-voustousobsédésparcesfichuesconventionssociales?

Personnellement,jem’enmoquecomplètement!Al’heurequ’ilest,Joesetrouvepeut-êtredansuneprisonoùonletorturesanspitiépourqu’ilavouetoutcequ’ilsait.

Tucroisvraimentqueçachangeraitquelquechoses’ilm’avaitpasséunebagueaudoigt?Non,biensûr!Joes’enmoqueluiaussi.

Ons’aimepassionnément,touslesdeux;jemefichebiend’êtremariée,conclut-elledansunsanglot.Toutcequejeveux,c’estqu’ilrevienne.

Elleseblottitdanslesbrasd’Andy,àboutdenerfs.

—Ilnereviendrapas,Kate,murmuraAndyenlaberçantdoucement.Tulesaisaussibienquemoi.Ilyaunechancesurunmillionpourqu’ils’ensorte.

Etencore…

—Rienn’estperdu,protestaKate.Ilréussirapeut-êtreàs’échapper.

—Ilestpeut-êtredéjàmort,répliquaAndy.

Ilvoulait laforceràaccepter laréalité.Katesavaitqu’ilavait raison,maisellen’étaitpasencoreprêteàl’admettre.

—Kate,jesaisquec’estuneépreuvedifficilepourtoi,maistudoisabsolumentlasurmonter.Ilfautqueturéagisses.

Hélas,ellen’avaitpaslechoix.Uneangoisseindiciblelaparalysait.

Pourrait-elle survivre à sa disparition? Pourtant, même lorsqu’elle cédait à la panique, une lueurd’espoir continuait à briller au plus profond d’elle. Joe était encore en vie, elle en était intimementconvaincue.Ilfaisaitpartied’elle,pourtoujours.

Elleacceptad’allerdîneravecAndyàlacafétériaetill’obligeaàmanger.Leweek-endsuivant,illapressad’assister àune compétitiondenatation à laquelle il participait contre leMIT.Presquemalgréelle,ellepassaunagréablemomentetoubliasestourmentsl’espacedequelquesheures.LavictoiredeHarvarddéclenchalaliessegénérale.

Ils dînèrent ensemble après la rencontre, puis Andy la raccompagna au pavillon. Elle avait déjàmeilleuremine.Lejeunehommeeutdelapeinelorsqu’elleluiconfiaqu’elleavaitrêvédeJoe.

Elle était convaincue qu’il était encore en vie…Son esprit n’était-il pas en train de lui jouer destours?Toujoursest-ilqu’ellerefusaitobstinémentderegarderlavéritéenface.

Au bout d’un certain temps, alors qu’elle continuait à soutenir à tous ceux qui manifestaient leurcompassion que Joe n’était pas mort mais détenu dans un camp de prisonniers, son entourage cessa

d’aborderlesujet.

L’étéarriva;Joeavaitdisparudepuisseptmois.Katereçutsesdernières lettresunmoisaprèsquesonavioneutétéabattuetellelesrelisaitencorelanuit,quandellen’arrivaitpasàtrouverlesommeil,latêtepleinedesouvenirs.Soncœurrefusaitdelelibérer,commeonouvrelaporteàunoiseauencage.Katelegardaittoutaufondd’elle,dansuncoinsecretdesoncœur.Lesgensavaientraison,biensûr,ilfallaitqu’elleessaied’oubliercettetragédie,maiscommentyparvenir?Joehantaitsespensées;ilfaisaitpartied’elle,pourtoujours.

Ses parents la poussèrent à partir en vacances et après bien des hésitations, elle accéda à leurdemande.Ellerenditd’abordvisiteàsamarrainequivivaitàChicagopuisellepartitenCalifornie,chezuneamiequidevaitétudieràStanfordàlarentréeprochaine.Cefutunpéripleintéressantetellepassad’agréablesmoments,mais elle restait toujours détachée par rapport à ce qu’elle vivait, comme si cen’étaitplusellequihabitaitsoncorps.Cefutpresqueavecsoulagementqu’ellerentrachezelle,entrain.Levoyageduratroisjours.TroisjourspendantlesquelselleputpenseràJoesansêtredérangée,lesyeuxrivéssurlepaysagequidéfilaitparlafenêtre.

L’idéequ’ilétaitpeut-êtremortcommençaitàfairesonchemindanssonesprit.ElleregagnaBostonàlafindumoisd’août,neufmoisaprèsladisparitiondeJoe.Personnen’avaitentenduparlerdelui.

LesresponsablesdeWashingtonetdelaRAFl’avaientfinalementdéclarémort.

Cetété-là,Katen’allapasàCapeCod,craignantdereplongerdansunpasséàlafoisdouxetcruel.EllerentradeCaliforniejustepourlarentréeuniversitaire.C’étaitl’annéedesamaîtriseenhistoireetenart.Elleignoraitencorecequ’elleferaitdesondiplôme.

L’enseignementnel’attiraitpas.Riennelapassionnaitvraiment.

EllevitAndyquelquessemainesaprès la rentrée;en troisièmeannéededroit, iln’avaitquasimentplusdetempsàluiconsacrer,maiscerythmeeffrénéluiplaisait.Quelques-unesdesesamiesn’étaientpasretournéesàl’université,cetautomne-là.Deuxd’entreelless’étaientmariéespendantl’été,uneautreavaitdéménagésurlacôteOuest.UneautreencoreétaitrestéeauprèsdesamèreaprèsquesonpèreetsesdeuxfrèreseurentététuésdanslePacifique,l’annéeprécédente.

Parlaforcedeschoses,lesfemmesavaientprislesrênesetremplacéleshommesdansdesmétiersqui leur étaient jusque-là réservés.On les voyait au volant des bus, distribuer le courrier, rien ne leseffrayait.Detempsentemps,Katetaquinaitsesparentsenprétendantvouloirêtreconductricedebus.Enréalité,aucunmétiernelamotivait.

Àvingtetunans,elles’apprêtaitàsortirdiplôméedeRadcliffe.

C’étaitunebelle jeune femme, intelligenteetcultivée.Sans laguerre,affirmait samère,elleseraitsansdoutemariéeetmèredefamille.

AvecJoeouunautrehomme.MaisKaten’étaitsortieavecaucungarçondepuisladisparitiondeJoe.Pourtant, plusieurs étudiants de Harvard l’avaient invitée à dîner, ainsi que deux ou trois jeunesscientifiquesduMIT,etmêmeuncharmantjeunehommeduBostonCollege,maiselleavaitrefusétouteslespropositions.Personnenel’intéressait.Presqueinconsciemment,elles’attendaitàvoirJoequandelleprenaitlebusousepromenaitenville.Ellen’arrivaittoujourspasàcroirequ’ils’étaitvolatilisé,qu’iln’étaitplusdecemondeetque,malgrétoutl’amourqu’elleluiportait,ilnereviendraitplusverselle.

Lesweek-ends et les jours fériés s’avérèrentmoins éprouvants que l’année précédente.Radoucie,

Katesemontraitpluspatiente,plusouverteavecsesparents.Quandsamèreinsistaitpourqu’ellesorteunpeu,ellechangeaitdesujetouquittaitlapièce.Sesparentscommençaientàperdretoutespoirdelaretrouvercommeavant.Unjour,ElizabethconfiamêmeàClarkesescraintesdelavoirrestercélibatairetoutesavie.

—Net’inquiètepas,répondit-ild’untonléger.Ellen’aquevingtetunansetlepaysestenguerre.Attendsunpeuqueleshommesrentrent.

—Quandrentreront-ils?demandaElizabethenluilançantunregarddubitatif.

—Bientôt,j’espère.

Parisavaitenfinétélibéréenaoût.LaRussieavaitbattulesAllemandsetlestroupesrussesavaientenvahilaPologne.MaislesAllemandsmultipliaientlesraidsaériensau-dessusdel’Angleterredepuislemoisdeseptembre.EtleuroffensiveenpleineforêtdesArdennesavaitdéstabilisélesAlliés.ANoël,labatailledesArdennesavaitcoûtédenombreusesviesetdémoralisétousceuxquiétaientrestésauxEtats-Unis.

LesvacancesdeNoël touchaientà leur finquandAndypassachezKateavecunebanded’amis. Ilréussitàlaconvaincredevenirfairedupatinàglaceaveceux,surunlacvoisin.Samèrelavitpartiravecsoulagement.EllenedésespéraitpasdevoirKates’intéresserdavantageàAndy,unjour.MaisKatecontinuaitàsoutenirqu’elleneressentait riend’autrepour luiqu’uneprofondeamitié.Malgré tout, ilss’étaientsensiblementrapprochésaufildesansetElizabeths’accrochaitàcetinfimeespoir.Asesyeux,AndyrestaitlemariidéalpourKate;Clarkepartageaitsonavis,maisc’étaitàKatededécider.

Ils passèrent un excellent après-midi à patiner sur le lac. Ils glissèrent à reculons, tombèrent, serelevèrent, se bousculèrent en riant. Les garçons improvisèrent unmatch de hockey pendant queKatedécrivaitdescerclesgracieuxaumilieudulac.

Elleavaitfaitdupatinageartistiquequandelleétaitplusjeuneetgardaitdebonnesbases.Puisilsseréchauffèrentenbuvantdesgrogsetpartirentsepromenerdanslanuitfroide.Auboutd’unmoment,Katese détacha du groupe et Andy se joignit à elle. Il était heureux de la voir s’amuser enfin, la mineresplendissante.ElleavaitpassédebonnesvacancesdeNoëlet,pourunefois,nementionnapaslenomdeJoe.C’étaitpeut-êtreunsigne,Andyl’espéraitentoutcas.

—Quelssonttesprojetspourl’étéprochain?demanda-t-ild’untonposéencoinçantsamaingantéesoussonbras.

Ses cheveux bruns étaient tout brillants et ses yeux sombres pétillaient d’entrain; il portait desoreillettesetunechaudeécharpeenlaine.

—Je ne sais pas, je n’y ai pas encore pensé, répondit-elle vaguement tandis que leurs soufflesdessinaientdesvolutesdanslanuitglaciale.Ettoi?

—J’avaisuneidéeassezamusante,commençaAndy.Nousallonstouslesdeuxobtenirnotrediplômedefind’étudesaumoisdejuin.

Lecabinetd’avocatsdemonpèren’apasbesoindemoiavantlemoisdeseptembre.J’avaispenséqueceseraitdrôledepartirenlunedemiel.

Katehochaitlentementlatête.Enentendantsesderniersmots,ellefronçalessourcilsetl’interrogeaduregard.

—Avecqui?

Elleretintsonsouffle.Unelueurétrangebrillaitdanslesyeuxd’Andy.Ils’immobilisaetplongeasonregarddanslesien.

Avectoi,peut-être,répondit-ilàmi-voix.

Katepoussaun long soupir.Cela faisaitdes annéesqu’elle considéraitAndycommeun frère, ellecroyait avoir réglé définitivement la question.Mais ce dernier n’avait jamais cessé de l’aimer. Leursparentslestrouvaientparfaitementassortisetilpartageaitleuravis.

—C’estuneplaisanterie,j’espère?

Àsongranddésarroi,ilsecoualatête.Katepritappuicontresonépaule.

—Jenepeuxpas,Andy,tulesais,pourtant.Jet’aimecommeunfrère.

Unpâlesourirejouasurseslèvres.

—J’auraisl’impressiondecommettreunincesteent’épousant.

—JesaisquetuétaisamoureusedeJoe,répliquaAndy,maisiln’estpluslà.Jen’aijamaiscessédet’aimer.Jecroissincèrementquejepourraisterendreheureuse,Kate.

MaisjamaiscommeJoe.PourKate,Joeincarnaitlapassion,l’exaltationetledanger.Andy,lui,étaitplutôtchocolatchaudetpatinàglace.Ilscomptaienttouslesdeuxpourelle,chacunàleurmanière,maisellesavaitaveccertitudequ’ellen’éprouveraitjamaispourAndycequ’elleavaitéprouvépourJoe.

Ilssetenaientimmobilesaumilieuduchemin.Leurpetitgrouped’amisétaitdéjàloindevant.

—Ceneseraitpashonnêteenverstoi,déclaraKateavecfranchiselorsqu’ilsseremirentenroute.Jen’arrivetoujourspasàcroirequ’ilnereviendrapas.

—Vousn’étiezmêmepasfiancés,Kate.Desdizainesdegensviventdeshistoiresd’amouravantdesemarier.Certainsrompentmêmeleursfiançaillesquandilsrencontrentlabonnepersonne.

Ils’interrompit.Sonvisagedevintgrave.

—Denombreusesfemmesseretrouverontdanslamêmesituationquetoiaprèslaguerre.Certainesveuvessontencoreplusjeunesquetoi,etellesontdesenfantsàélever.Ellesnepourrontpassecouperdelaréalitépendantlerestantdeleurvie.Ellesvontréapprendreàvivre,et toiaussi.Tunepeuxpascontinueràtecacherainsi,Kate.

—Pourquoipas?

Cequ’elleavaitvécuetpartagéavecJoeétaitsiintense,siexceptionnelqu’elles’endélecteraittoutesavie.Iln’yauraitpersonned’autrequelui.

—Parce que ce n’est pas bon. Tu as besoin d’un mari qui te donnera des enfants et une vieconfortable,quelqu’unquit’aimeraetprendrasoindetoi.

SesparolesauraientfaitlajoiedelamèredeKate.Maiscelle-cin’étaitpasencoreprêteàtournerlapage.ElleaimaittoujoursJoe.

—Tuméritesmieuxqu’unefemmeamoureused’unfantôme,déclara-t-ellesansambages.

C’était la première fois qu’elle admettait que Joe était peut-êtremort. PourAndy, c’était un signe

encourageant.

—Ilyauraitpeut-êtredelaplacedansnosviespourunfantôme.

—Jenesaispas,réponditKated’untonvague.

Andynes’avouapasvaincu.

—Nous ne sommes pas obligés de nous marier l’été prochain, Kate. Je disais ça pour tester taréaction,c’esttout.Onpeutattendreaussilongtempsquetuvoudras.Etenattendant,onpourraitsevoirplussouvent,sortirensemble…

—Commetoutlemonde?coupaKateenledévisageantavecattention.

Pourrait-elle un jour tomber amoureuse de lui? Non, c’était impossible. A vingt-trois ans, Andyn’étaitencorequ’ungrandenfant,pourelle.Joeavaitexactementdixansdeplusquelui.Et ilsétaienttrèsdifférents.Joel’avaitséduiteàl’instantoùelleavaitposélesyeuxsurlui.C’avaitétécommeuneexplosiondelumière.Andy,lui,incarnaitl’amifidèleetaffectueuxsurquionpouvaitcompterentoutescirconstances.L’incarnationdumariidéal,auxyeuxdesamère.

—Alors,qu’enpenses-tu?reprit-ild’untonpleind’espoir.

Kateneputs’empêcherderire.Elleavait l’impressiond’entendreunpetitgarçonl’inviterdanssacabaneperchéedanslesarbresouunadolescentluiproposersonpremierrendez-vous.

—Jepensequetuesfoudevouloirm’épouser,répondit-ellefranchement.

—Maistoi?Qu’enpenses-tuvraiment?

—Jenesaispas.Jen’arrivepasàm’imaginerentraindesortiravectoi.Laisse-moiunpeudetempspouryréfléchir.

Celafaisaittroisansetdemiqu’elletentaitvainementdeluiarrangerdesrendez-vousavecsesamiesétudiantes,alorsqu’Andyn’avaitd’yeuxquepourelle.

—Situveuxmonavis,c’estuneidéecomplètementabsurde,reprit-elled’untondirect.

Andynebaissapaslesbras.Ilétaitmêmesatisfait:leschosess’étaientmieuxpasséesqu’ilnel’avaitimaginé.Celafaisaitplusieursmoisqu’ildésiraitluiposercettequestion,sansjamaistrouverlecouragedesejeteràl’eau.Letempsavaitpassé,jouantensafaveur.

Joeavaitdisparudepuisplusd’unan.

—Peut-êtremoinsabsurdequetunelecrois,murmura-t-il.Quedirais-tudelaisserfaireleschosespendantlesmoisquiviennent?

Katesesurpritàhocherlatête.ElleaimaitbienAndy.Aufond,samèreavaitpeut-êtreraison.

Cesoir-làpourtant,aprèsqu’ill’eutraccompagnéechezelle,unevaguedetristesses’abattitsurelle.Laconversationqu’elleavaiteueavecluiressemblaitdéjààunetrahisonvis-à-visdeJoe.Illuimanquaittellement!AndyetJoeétaientplusquedifférents,ilsvivaientsurdeuxplanètesdiamétralementopposées.ChezJoe,toutétaitexcitant,fascinant,captivant.Lesrécitsdesesexploitslapassionnaientetelleavaitvécu un des moments les plus grisants de son existence en volant à ses côtés. Au-delà de ce qu’ilsvivaientauquotidien, ilyavaitcetteattirancepuissante, irrésistible,qui lespoussait l’unvers l’autre.C’étaitunesortedechimie inexplicable,demagie indéfinissablequin’existaitpasavecAndy.Aulieu

d’un feu d’artifice, il n’était pour elle qu’un havre de paix, tendre et chaleureux. Pourrait-elle jamaiss’habitueràuntelbouleversement?

Quandellelerevitsurlecampusquelquesjoursplustard,ellevoulutluifairepartdesesdoutes.

—Chut!Lacoupa-t-ilenposantun indexsurses lèvres. Jesaisceque tuvasdire. Jeneveuxpasl’entendre.Tuaspeur,c’esttout.

Leproblèmeétaitplusgrave:ellen’étaitpasamoureusedelui.

Elles’étaitgardéederapporterleurconversationàsesparents,depeurdedonneràsamèredefauxespoirs.Katenesesentaitpasprête,toutecettehistoirederendez-vousgalantsl’effrayait.C’étaitidiot.

—Donne-nousunechance,repritAndy.Dînonsensemblevendredisoiretsamedi,onpourraitalleraucinéma.

Levendredisoir,àcontrecœur,Kates’habillapoursortir.EllechoisitunerobenoirequesamèreluiavaitofferteàNoël,assortieàunecourtevesteenfourrure,chaussadesescarpinsetattachaunrangdeperlesàsoncou.

Elleétaitravissante,avecsescheveuxcuivrésbrillantsetsoyeux.

Andy vint la chercher en voiture. Vêtu d’un costume sombre, il était également très séduisant.L’hommeidéalpourtouteslesétudiantesdeRadcliffe.SaufKate.

Ilsdînèrentdansuncharmantrestaurantitalien,puisAndyl’emmenadanser.Malgrétoussesefforts,Kateavait l’impressiondevivreunemascarade.Elleauraitmillefoispréférémangeràlacafétériadel’université,commed’habitude.

Andymontra beaucoup de retenue lorsqu’il la raccompagna chez elle, à la fin de la soirée. Il nechercha pas à l’embrasser, craignant de la brusquer. C’était encore trop tôt pour Kate, il le savaitpertinemment.Le lendemainsoir, il l’emmenarevoirCasablanca.Lasoirée futplusdécontractéeet ilsallèrentmangerdeshamburgersaprèslaséance.AlagrandesurprisedeKate,ellepassauneexcellentesoirée. Elle se sentait bien en compagnie d’Andy, même si leurs relations manquaient à ses yeux depiquantetderomantisme.

Pour elle, il n’était rien d’autre qu’un ami. Pourrait-elle un jour éprouver quelque chose de plusprofond?Elleendoutaitfortement.

Maiselleétaitprêteàfairequelquesefforts.

Andy attendit le jour de la Saint-Valentin pour l’embrasser. Joe avait disparu depuis quinzemois,pourtantiloccupaittoutsonespritlorsqueleslèvresd’Andyseposèrentsurlessiennes.Queluiarrivait-il, grand Dieu? Andy était un jeune homme attirant et sexy, mais c’était comme si le centre de sesémotionsrefusaitdefonctionner.

Soncœuretsonespritétaientanesthésiés.Enreprenantsalumière,Joeavaitplongétoutsonêtredanslesténèbres.Soncœurétaitpartiaveclui.

Andyneparut rien remarquer; ilscontinuèrentàsevoirune foisparsemaineetAndy l’embrassaitinvariablementenlaraccompagnantchezelle.AugrandsoulagementdeKate, ilnecherchapasàallerplusloin.Andyneprendraitpaslerisquedeporteratteinteàsaréputation;l’idéequ’elleavaitdéjàfaitl’amour avec Joe ne l’effleurait probablement pas. Il lui déclarait inlassablement son amour. Katel’aimaitaussi,àsafaçon.Sesparentsétaientravisdelesvoirenfinréunis,mêmesiKate leurrépétait

qu’iln’yavaitriendesérieux.Quandsonpèreplongeaitsonregarddanslesien,uneimmensetristessel’envahissait.Miroirsdel’âme,lesyeuxdeKatetrahissaientlemoindredesessentiments.EtClarken’yvoyaitqu’unepeineinfinie.Sonentrainretrouvéneletrompaitpas.

IltentadeconfiersescraintesàElizabethalorsqu’ilsdînaientunsoirtouslesdeuxetquesonépousechantaitleslouangesd’Andy.

—Nebrusquepasleschoses,Liz.Laisse-leurletempsd’avanceràleurrythme.

—Ilsontl’airdesavoiroùilsvont,touslesdeux.Situveuxmonavis,ilsnevontpastarderànousannoncerleursfiançailles.

Quesignifiaientdesfiançaillesdansdetellescirconstances?

SongeaClarke.Kateavaitaimépassionnémentunhommeetvoilàqu’elles’apprêtaitàenépouserunautredanslesimplebutde«rentrerdanslerang»,commesesamies.Quelletristedestinée!Celafaisaittreize ans queLiz et lui étaientmariés et il l’aimait comme au premier jour. Il aurait voulu queKateconnaisselemêmebonheur.

—Jecroisqu’ellecommettraituneerreurenl’épousant,déclara-t-ild’untonferme.

Elizabethserembrunit.

—Pourquoidis-tucela?

—Ellen’estpasamoureusedelui,Liz.Ouvrelesyeux,bonsang.

SoncœurappartientencoreàJoe.

—Cen’étaitpasunhommepourelle,etiln’estpluslà,pourl’amourdeDieu!

—Sadisparitionn’apasaltérélaforcedesessentiments.Ellemettraprobablementdesannéesavantdel’oublier.

Sielleyparvenaitunjour,ajouta-t-ilensonforintérieur.Leschosesseraientencoreplusdifficilessielleacceptaitd’épouserAndydansleseulbutdefaireplaisiràsesparents.Toutbienréfléchi,Kateétaitmieuxseule,mêmesiAndyétaitunjeunehommecharmant.

—Laisse-les tranquilles; ils prendront leur décision seuls, le moment venu, insista-t-il d’un tonpressant.

Elizabethleregardaensecouantlatête.

—Katedoitsemarierrapidementpourfonderunefamille,Clarke.

Queva-t-elledeveniraprèslaremisedesdiplômes,enjuin?

Clarke ne partageait pas sa conception du couple. Pour lui, le mariage était plus qu’une simpleoccupationetiln’hésitapasàluiexposersonopinion.

—Jepréféreraisqu’elletrouvedutravailplutôtquedelavoirépouserunhommedontellen’estpasamoureuse.

—Tuparlessanssavoir,répliqua-t-elle,agacée.

EllecommençaitàcroirequesonmariavaitétéluiaussiéblouiparJoeAllbright.Hélas,lebrillantJoeAllbrightn’étaitpluslà,etlaviecontinuaitpourKate.

Ignorant les inquiétudes et les disputes de ses parents, Kate continua à sortir avec Andy tous lesweek-ends, s’efforçant d’éprouver pour lui des sentiments plus profonds que l’amitié. C’étaitmalheureusement une bataille perdue d’avance. Le printemps venu, tout le monde se tourna versl’Angleterre,laFranceetl’Allemagne.Laroueétaitentraindetourner.

Aumoisdemars, les troupesaméricaines remportèrent labataillede laRuhraprèsavoirpris IwoJimadanslePacifique.NurembergtombaentrelesmainsdesforcesalliéesenavrilalorsquelesRussesencerclaientBerlin.Alafindumois,Mussolinietlesmembresdesoncabinetfurentexécutés;lestroupesallemandesbaséesenItalierendirentlesarmeslelendemain,deuxsemainesaprèslamortduprésidentRoosevelt,remplacéentre-tempsparHarryTruman.

L’Allemagneserenditle7mai;lelendemain,8mai,leprésidentTrumanproclamalavictoire.

KateetAndysuivirentlesnouvellesavecattention,débattantdesinformationsqu’ilslisaientdanslesjournaux.

Pour avoir tant souffert à cause de cette guerre,Kate s’y intéressait davantage que la plupart desjeunesfemmesdesonâge.

Alors qu’elle dévorait les actualités, d’autres retenaient leur souffle en priant pour leurs hommes.KateavaitfiniparperdretoutespoirdevoirJoerevenir.

Dix-sept mois s’étaient écoulés, tout le monde le croyait mort. Son dossier avait été classé; sesperformancesdevol tenaient toujours et ne seraientpasbattues avant longtemps.Le8mai, jourde lavictoire,Kateétaitencoursquandelleapprit lanouvelle.Laportedelaclasseétaitouverteetunedeleursprofesseursfitirruption,levisagebaignédelarmes.ElleavaitperdusonmarienFrance,troisansplustôt.Touteslesfillesselevèrentets’enlacèrentenpoussantdescrisdejoie.Laguerreétaitfinie…terminée…Les hommes s’apprêtaient à rentrer au pays. Il nemanquait plus qu’une victoire au Japon,maispersonnenedoutaitquecejour-làarriveraitbientôt.

Katerentrachezelledansl’après-midi.Sonpèrejubilait.Ilséchangèrentleursimpressions.Auboutd’unmoment,Clarkeremarqual’expressiondeprofondetristessequivoilaitsonregard.

Deslarmesbrillaientdanssesyeuxlorsqu’ellesetournaverslui.Ilcompritaussitôt.

—Jesuisdésoléqu’ilnesoitpaslàpourfêterlavictoire,Kate,murmura-t-ileneffleurantsamain.

Ellehochagravementlatête.

—Moiaussi,articula-t-elletandisquedegrosseslarmesroulaientsursesjoues.

Elleretournaàl’universitél’après-midimêmeetallas’allongersursonlit,latêtepleinedeJoe.Ilétait là, tout près d’elle. Il ne l’avait jamais quittée. Lorsqu’une de ses camaradesmonta la prévenirqu’Andyl’appelaitautéléphone,elleluifitdirequ’elleétaitsortie.

Ellesesentaitincapabledeluiparler.SoncœuretsonespritappartenaiententièrementàJoe.

Chapitre9

La remise des diplômes fut très discrète après la victoire en Europe. Coiffée de la traditionnelletoqueetvêtuede la longuerobenoire,Kateétaitéblouissanteetelle fit la fiertédesesparents;Andyassistaitégalementàlacérémonie.Illuiavaitsuggérédesefiancercettesemaine-là,maisKateluiavaitdemandédepatienterencoreunpeu.Ilavaitprévudevisiterlenord-ouestdupayspendantl’étéavantdecommenceràtravaillerpoursonpèredèsl’automne.

Quelquesjoursplustard,Kateassistaàlacérémoniederemisedesdiplômesd’Andyquifutàlafoistrèssolennelleettrèsintime.Ilavaitacceptéd’attendrelafindel’étéavantdereparlerdemariage.

Katepritcedélaicommeunvéritablesursis.

Etrangement,aprèssondépartenvacances,Andyluimanquaplusqu’ellenel’auraitimaginé.Cefutavec un réel soulagement qu’elle prit conscience de ses sentiments à l’égard du jeune homme, bienqu’elleeûtencoredumalàanalyserleurnatureetleurprofondeur.

Joe hantait toujours son cœur et ce qu’elle éprouvait pour Andy paraissait fade par rapport à cequ’elle avait ressenti pour lui. Malgré tout, sa sensibilité renaissait, ses sentiments fleurissaient denouveaugrâceàlagentillesseetàlapatienced’Andy.Elleétaitconscientedeluiavoirmenélaviedureetàlafindumoisdejuin,ellebrûlaitd’enviequ’ilrevienne.Ill’appelaitaussisouventquepossibleetluienvoyaitdescartespostalesdetouslesendroitsqu’ilvisitait.

Il sedirigeaitvers leWyomingetpasseraitensuitepar le lacLouise.Puis il séjourneraitchezdesamisinstallésdansl’étatdeWashington,ets’arrêteraitàSanFranciscosurlecheminduretour.Ilpassaitd’excellentesvacances,bienqu’elleluimanquâtcruellement.

Desoncôté,Katesesurpritàorganisermentalementleursfiançaillesàl’automne.Ilspourraientpeut-êtresemarieraumoisdejuinprochain.Quoiqu’ilensoit,illuifaudraitencoreuneannéepoursefaireàl’idée.Enattendant,elletravaillaitàpleintempspourlaCroix-Rouge.

Des hordes de jeunes gens revenaient chaque jour d’Europe tandis que des navires-hôpitauxdébarquaient lesblessés.Kate travaillaitsur lesquais;elleaidait lepersonnelmédicalà identifier leshommeset lesorientaitvers leshôpitauxoù ils séjourneraientparfoisplusieursmois.La jeune femmen’avait jamaisvudegensaussiheureuxderentreraupays.Oubliantpourun temps leursblessures, ilss’agenouillaientetembrassaientlesolavecferveuravantd’enlacerlapersonnelaplusproched’eux,sileurmèreouleurfiancéen’étaitpasàleurscôtés.Bienqu’éprouvant,letravailétaitàlafoisplaisantetgratifiant.Beaucouprentraientgrièvementblessésdansleurchair;ilsétaienttousjeunes,àpeinesortisdel’adolescence,maisleursregardsgravesreflétaientleshorreursqu’ilsavaientvuesetvécues.

Enmême temps, la joie qu’ilsmanifestaient à se retrouver enfin chez eux était bouleversante. LeregarddeKates’embuaitdelarmeschaquefoisqu’ellelesvoyaits’avancerenboitant,brastendus,verslesprochesvenuslesaccueillir.

Ellepassaitdesheuresaveceux,tenantdesmains,caressantunfront,prenantdesnotespourceuxquiavaientperdulavue.

Elle les installait dans des ambulances et des camions militaires. Le soir, elle rentrait chez elle

exténuée,maisavecl’agréablesensationdeserendreutile.

Unsoir,alorsqu’ellerentraitd’unejournéeparticulièrementchargée,elletrouvasesparentsinstallésausalon.Apeinefranchileseuildelapièce,ellesutqu’ilétaitarrivéquelquechose.Levisagedesonpèreexprimaituneprofondegravité.Assisesurlecanapéàcôtédelui,samèresetapotaitlesyeuxavecunmouchoir.UnlongfrissonparcourutKate:quelqu’unétaitmort…maisqui?

—Quesepasse-t-il,papa?demanda-t-elled’untonfaussementposéenavançantdanslapièce.

—Rien,Kate.Assieds-toi,veux-tu?

Elleobéit,lissantd’ungestemécaniquelesplisdesonuniformetaché.Sacoiffeétaitdetravers.Lajournéeavaitétélongue,chaudeetépuisante.

—Toutvabien,n’est-cepas,maman?demanda-t-elleavecdouceur.

Samèresecontentadehocherlatête.

—Qu’ya-t-il?

Son regard passa de l’un à l’autre tandis que le silence se prolongeait. Ses grands-parents étaientmorts,ellen’avaitnionclenitante;ils’agissaitforcémentd’undeleursamis,oupeut-êtredufilsd’uncoupled’amis.Parmilesnombreuxblessés,certainsn’avaientpassurvécuauvoyagederetour.

—J’aireçuuncoupdetéléphonedeWashingtonaujourd’hui,annonçasonpère.

Kateneréagitpas.Elleavaiteusapartdemauvaisesnouvellesetn’enattendaitpasd’autres.Grâceàcetteexpérience,ellefaisaitpreuved’unegrandecompassiondanssontravail.Ellesavaitcequec’étaitquedeperdrelapersonnequ’onchérissaitleplusaumonde.

Commesonpèresemblaithésiter,elletentadeliredanssonregard.

Finalement,ilrepritlaparole.

—IlsontretrouvéJoe,Kate.Ilestvivant.

Ellesefigea.

—Pardon?Articula-t-elleenblêmissant.Jenecomprendspas.

Sesjambesmenaçaientdesedérobersouselle,commelesoiroùelleavaitperdusonbébé.

—Explique-moi,papa,jet’enprie…

Combiendetempsavait-elleespérérecevoircettenouvelle?Auboutdecesmoisinterminables,elleavaitfiniparaccepterl’inimaginable:lamortdeJoe.Etmaintenant,enentendantcesmotsqu’elleavaittantdefoisrêvéd’entendre,sespenséess’emmêlaient,lechaosrégnaitdanssonesprit.

—Sonavionaétéabattuà l’ouestdeBerlin, reprit sonpèresanschercherà retenir les larmesquiroulaientsursesjoues.Sonparachutenes’estpasouvertcorrectementetils’estblesséauxdeuxjambesentombant.

—Aprèsavoirtrouvérefugechezunfermier,ilaessayéderallierlafrontière,maisilaétécapturéetconduit à la prison deColditz, près deLeipzig. Il n’avait eu le temps de contacter personne avant sacaptureetd’aprèscequenousavaitditleministèredelaGuerre,ilétaitmunidefauxpapiersd’identité,poursapropresécurité,expliquaClarkeens’essuyantlesyeux.

Kate l’observait d’un air hébété, s’efforçant de se concentrer sur ses explications. Elle avaitl’impressionderessusciterenmêmetempsqueJoe.

—Ilaétéplacéencelluled’isolement;pouruneraisonqu’onignore,lesAllemandsnel’ontjamaisinscritsurleurslistesdeprisonniers,mêmesouslenomd’empruntqu’ilutilisait.Peut-êtresedoutaient-ilsdusubterfuge…Toujoursest-ilqu’ilsl’onttorturépouressayerdelefaireparler.IlestrestéseptmoisàColditzavantderéussiràs’échapper.Celafaisaitunanqu’ilsetrouvaitenAllemagne.

IlestparvenuàgagnerlaSuèdeettentaitd’embarquersuruncargoquandilaétédenouveauarrêté.Onluiatirédessus,cettefois-là,etilaétégravementblessé.Onpensequ’ilapasséplusieursmoisdanslecomaoudansunétatdesemi-conscienceavantd’êtrerenvoyéàColditz.Commeilétaitenpossessionde faux papiers d’identité suédois, son nom n’est toujours pas apparu sur la liste des prisonniersaméricains.Jenesuismêmepassûrqu’ilsaientjamaissuquiilétaitvraiment.Onl’adécouvertilyaquelques semaines dans sa cellule d’isolement, mais il a fallu attendre hier pour qu’il parvienne àdéclinersonidentité.Al’heurequ’ilest,ilsetrouvedansunhôpitalmilitairedeBerlin.Kate,ilfautquejetedise…

Savoixs’éteignitquelquesinstants,alorsqu’ilfaisaituneffortvisiblepourmaîtrisersonémotion.

—Joe n’est pas en très grande forme. Apparemment, il était mourant lorsqu’ils l’ont sorti de sacellule.Maisl’essentiel,Dieusoitloué,c’estqu’ilaittenubonjusqu’aubout.Lesmédecinspensentqu’ilva s’en sortir, s’iln’yapasd’autrescomplications.Après tout, il a réussi à sauver sapeauenversetcontretout.Sesjambessonttrèsabîmées;ellesontétécasséesàdeuxreprises.Soncorpsestcriblédecicatrices.Ilavécul’enfer,pendanttoutcetemps.S’ilreprendsuffisammentdeforcepourvoyager,unbateauleramèneradansdeuxsemaines.Ildevraitarriverdanslecourantdumoisdejuillet.

Incapabled’émettrelemoindreson,Katepleuraitàchaudeslarmes.Samèrel’observait,enproieàundésespoir indicible.Elle savaitque laviedeKate allaitbasculerd’uncoup.AndyScott et tout cequ’ils’apprêtaitàluioffrirvenaientdepartirenfumée.L’amourqueKateportaitàJoecrevaitlesyeuxetpourtant, cet amour finirait par la détruire.Malgré tout, elle l’aimait. Son père ne souhaitait que sonbonheur,quelqu’enfutleprix.Enoutre,ilavaittoujoursvouéunprofondrespectàJoe.

—Pourrai-jeluiparler?demandaenfinKated’unevoixenrouée.

Clarke avait noté le nom de l’hôpital, mais les communications téléphoniques avec l’Allemagneétaientplusqu’aléatoires.

Elleessayad’appeler tarddans lasoirée,mais l’opératriceneputétablir lacommunication.AlorsKatemontadanssachambreets’assitsursonlit,lesyeuxlevésverslecieléclairéd’uncroissantdeluneargenté. Joe était là, auprès d’elle. Elle avait été tellement sûre qu’il n’était pas mort… c’était uneconvictionintime,presqueviscérale.Celanefaisaitquequelquesmoisqueledoutes’était immiscéenelle.

Les semainesqui suivirent s’écoulèrent commedansun rêve.Elle travaillait sur lesquais tous lesjoursetallaitprêtermain-fortedansleslocauxdelaCroix-Rougeentredeuxarrivées.Ellerendaitvisiteauxblessésdansleshôpitaux,écrivaitdeslettresàleurplace,lesaidaitàs’alimenter.Elleécoutaitleursdouloureuseshistoires.QuandAndy l’appelait, le soir, elle restaitdélibérémentvague.EllenevoulaitpasluiannoncerleretourdeJoeautéléphone,depeurdegâcherlafindesesvacances.Elleavaitessayésifortdel’aimer…maisleretourdeJoeavaitinstantanémentruinétoussesefforts.

Le jour où devait arriver le bateau de Joe, elle partit travailler à cinq heures dumatin.Le navire

devait accoster à six heures, avec la grande marée. Il stationnait au large de la côte depuis la nuitdernière.Vêtued’ununiformeimmaculé,Kateépinglasacoiffed’unemaintremblante.Ellen’arrivaitpasàcroirequ’elleleverraitbientôt.

C’étaitunrêveétrange,unesortedemirage.

Ellepritletramwayjusqu’auxquais,allaseprésenteràsachefetinspectalematériel.Ilyavaitseptcents blessés dans le paquebot, un des premiers en provenance d’Allemagne. Jusqu’alors, les autresarrivaientdeFranceoud’Angleterre.Unelonguefiled’ambulancesetdevéhiculessanitairesattendaitlelong des quais. Ils transporteraient les blessés vers des hôpitaux militaires, dans un rayon de centcinquante kilomètres.Kate ignorait dans quel hôpital serait soigné Joe,mais elle resterait près de luiautantquepossible.

Ellen’avaitpas réussià le joindreau téléphonecesdernièressemaines;etune lettreneseraitpasarrivéeàtemps.Ilsn’avaienteuaucuncontactdepuispresquedeuxans.

Lebateauapprochalentementdansunnuagedevapeur.

Sur le pont, des centaines d’hommes couverts de pansements, appuyés sur des béquilles, criaient,sifflaient,agitaientlamainlongtempsavantquelebateauaitaccosté.Lascènearrachaitinvariablementdes larmes à Kate. Cette fois pourtant, elle scrutait le pont avec attention, s’efforçant de repérer lasilhouettefamilièredeJoe.D’aprèslesinformationsqu’elledétenait,ilnetenaitsûrementpasdeboutetferaitplutôtpartiedeshommesétendussurunecivière,alignéssurlepont.Elleavaitdéjàdemandéàsacheflapermissiondemontersurlebateau.

—Quelqu’unquevousconnaissez?

D’ordinaire, les bénévoles attendaient que les hommes soient descendus sur le quai, mais il leurarrivaitdetempsentempsdemonteràbordpourdonneruncoupdemain.L’excitationteintéed’angoissequihabitaitKaten’échappapasàl’oeilavisédel’infirmièreenretraitechargéedesuperviserletravaildesbénévoles.Leteintpâledelajeunefemmecontrastaitvivementavecl’auréoledecheveuxauburnquiencadraitsonvisage.

—Je…mon…monfiancéestàbord,balbutia-t-elle.

C’eûtététroplongdeluiexpliquerquiétaitvraimentJoeetcequiluiétaitarrivédeuxansplustôt.

—Depuiscombiendetempsnel’avez-vouspasvu?demanda-telleàKateunmomentplustard,alorsquelebateauapprochait.

—Vingtetunmois.

Laresponsabledesbénévolesdévisagealajeunefemmeauxgrandsyeuxbleufoncé.

—Onlecroyaitmort;ilaétéretrouvéilyatroissemaines.

Mieux que quiconque, elle comprenait le calvaire qu’avait enduréKate. Elle-même avait vécu unenferaucoursdecetteguerrequiluiavaitvolésonmarietsestroisfils.

—Oùl’ont-ilstrouvé?demanda-t-ellepourtenterdedistraireKate.

Lapauvresemblaitsurlepointdes’effondrer.

—Dansuneprisonallemande.Sonavionavaitétéabattulorsd’unraidaérien.

KateignoraittoutdesblessuresdeJoe.Elleseréjouissaitsimplementqu’ilfûtenvie.

Ilfallutuneheurepouramarrerlebateaupuis,unparun,leshommesdescendirentlespasserellesaumilieudescris,desapplaudissementsetdeslarmes.Cettefois,Katenepleurapaspoureux,maispourJoe,alorsquelesscènesderetrouvaillessemultipliaientautourd’elle.Elleattenditencoredeuxheuresavantdepouvoirmonteràbord.Lepersonnels’apprêtaitàdébarquerlesblessésgisantsurdescivières,et elle suivit un groupe d’aides-soignantes qui allait prêter main-forte aux infirmières. Au prix d’unénorme effort, elle se retint de courir et observa plutôt le déroulement des opérations. Les équipesmédicalescontinuaientd’acheminerd’autresbrancardssurlepontsupérieur.

Katesefrayalentementuncheminentrelesblessésetlesagonisants.Uneodeurâcredemaladieetdesueurmêléesflottaitdansl’airetelledutprendresurellepournepass’évanouir.

Quelques hommes tendaient la main vers elle, d’autres tentaient de l’agripper ou effleuraient sesjambes.Elles’arrêtaittouslesdeuxmètrespouréchangerquelquesmotsaveceux.Malgrél’impatiencequilasubmergeait,ellenepouvaitpaslesignorer.Toutàcoup,uncul-de-jattetenditlebrasetluisaisitla main. Il avait perdu la moitié de son visage et l’œil qu’il avait gardé ne voyait plus. Il désiraitsimplementparlerunpeu,luidirecombienilétaitheureuxderentreraupays.Asonaccent,elledevinaqu’ilétaitoriginaireduSud.Elleétaitentraindeluirépondre,penchéesurlui,lorsqu’uneautremainluieffleuradoucementlebras.Elleterminad’abordsaconversationavantdesetournerversl’autreblessé.Allongésursacivière,illevalesyeuxsurelle,unlargesourireauxlèvres.Sonvisageémaciéétaittrèspâleetportaitlesfinescicatricesdesséancesdetorturequ’ilavaitsubiesenAllemagne.Katetombaàgenouxàcôtédelui.Ilseredressaaussitôtetlapritdanssesbras.LeslarmesquibaignaientsonvisagesemêlèrentàcellesdeKate.C’étaitJoe.

—Oh,monDieu,articula-t-elle,souslechoc.

—Bonjour,Kate,fitJoed’unevoixlégèrementtremblante.Jet’avaisbienditquej’avaiscentvies.

Lessanglotsquilasecouaientl’empêchaientdeparler.Desamaincalleuse,Joeessuyadélicatementseslarmes.Ilavaitperdubeaucoupdepoidsetsesdeuxjambesétaientplâtrées.Lesmédecinsignoraientencores’ilpourraitremarcherunjour.

Sesgeôlierslesavaientbriséesaucoursdeleursinterrogatoires,puisonluiavaittirédessusquandilavaittentédes’échapper.Ilavaitéchappédejustesseàlamort,etilétaitlàmaintenant,auprèsd’elle.

Bienqu’ilfûtencoredansunétatinquiétant,Katesavaitquelepireétaitpassé.

—Jenecroyaispasquejetereverraisunjour,murmura-t-iltandisquelesbrancardierstransportaientsacivièresurlequai.

Kateavançaitàcôtédelui,serrantsamaindanslasienne.Del’autre,ils’essuyalesyeux.

—Moinonplus,avoua-t-elle.

Lachefd’équipepleuraitensilencequandilsarrivèrentsurlequai.C’étaitunescènequ’elleavaitvuedesmilliersdefois,maiscelle-cilabouleversaparticulièrement,carelleaimaitbeaucoupKate.

Ilsméritaientd’êtreheureux,songea-t-elle.Ilyavaiteuassezdedramescesquatredernièresannées.

—Jevoisquevousavezretrouvévotrefiancé.Bienvenueaupays,fiston,lança-t-elleenluitapotantle bras.Voulez-vousmonter avec lui dans l’ambulance,Kate? ajouta-t-elle en remarquant leursmainsjointes.

JoeséjourneraitdansunhôpitalsituéàlapériphériedeBoston,etKateseréjouissaitdéjàdepouvoirluirendrevisitetouslesjours.Laroueavaitenfintourné.Quoiqu’iladvîntàprésent,elleseraitàjamaisreconnaissanted’avoirretrouvéJoeenvie.

Ellemontadansl’ambulanceets’assitparterre,àcôtédelui.Elleavaitglissédanssonsacunebarrechocolatéequ’elleluitenditlorsquelevéhiculesemitenroute.Ilyavaittroisautreshommesaveceux,etellesortituneautrebarrequ’ellepartageasoigneusementavantdelaleurdistribuer.L’und’euxsemitàpleurer.

Ilsrentraienttousd’Allemagne.Deuxd’entreeuxavaientétédétenusdansdescampsdeprisonnierstandisqueletroisièmeavaitétécapturéalorsqu’iltentaitdepasserenSuisse.Ilavaitététorturépendantquatremoisavantd’êtrelaissépourmort.Tousavaientsubidestraitementsatrocesentrelesmainsdessoldatsallemandsetc’étaitàchaquefoisdescivilsquileuravaientsauvélavie,saufdanslecasdeJoequi, après avoir passé quelque temps chez un fermier, avait échoué en prison, luttant contre la mortjusqu’àcequ’onledécouvreenfin.

—Commentvas-tu?demandaJoeàl’adressedeKate.

Il la dévorait desyeux, émerveillé par sa chevelure souple, son teint diaphane et sesgrandsyeux.Comme lui, les trois autres hommes ne la quittaient pas du regard. Allongés sur leur civière, ils lacontemplaientensilencetandisqueJoeluitenaitlamaind’ungestepossessif.

—Jevaisbien.J’aitoujourssuquetuétaisenvie,affirma-t-elleenserapprochantdelui.Malgrétoutcequ’onracontaitautourdemoi,jesentaisquetuétaistoujourslà.

—J’espèrequetun’espasmariéeouquelquechosecommeça,fitJoed’untonespiègle.

Katesecoualatête.Ils’enétaitpourtantfalludepeu.

—Tuasterminétesétudes?

Ilvoulaittoutsavoir.Combiendefoisavait-ilpenséàelleavantdesombrerdanslesommeil,hantéparlamêmequestion:lareverrait-ilunjour?Pourl’amourdeKate,ilavaittenubonjusqu’aubout.

—J’aieumondiplômeenjuin…

Elleavaittantdechosesàluiraconter!Plusd’unanetdemiàcombler…

—EtjetravaillecommebénévolepourlaCroix-Rouge.

—C’estvrai?plaisanta-t-ilensouriantdeseslèvresgercéesqu’elleavaitdéjàembrasséesplusieursfois.

PourJoe,iln’yavaitriendeplusdouxaumonde.

—Jecroyaisavoiraffaireàuneinfirmièreparticulièrementsympathique.

Iln’enavaitpascrusesyeuxquandill’avaitaperçue,surlebateau.Iln’avaitpasréussiàlajoindreavantd’êtrerapatrié.Quellechancequ’onl’aitenvoyéàBostonetnonàNewYork!Ainsi,ellepourraitvenirlevoirtouslesjours.

Ellerestaavecluipendantqu’onl’installaitdansunlitd’hôpital.

Finalement,ellefutobligéederentrerauportavecl’ambulancepourterminersajournéedetravail.

—Jereviendraicesoir,promit-elleavantdepartir.

Ilétait18heureslorsqu’ellerentrachezellepouremprunterlavoituredesesparents.Moinsd’uneheureplustard,elleétaitauchevetdeJoe.Toutpropreetdansdesdrapsimmaculés,ildormaitàpoingsfermés.Sansbruit,elles’assitàcôtédulit.Deuxheuresplustard,ilcommençaàs’agiteretroulasurlecôtéengrimaçant.Sesentantobservé,ilouvritenfinlesyeux.

—Suis-jeentrainderêver?Ousuis-jeauparadis?murmura-t-ilenesquissantunsourireendormi.Çanepeutpasêtretoi,Kate…Jen’aipasméritéça…

—Ohsi,chuchotaKateeneffleurantsesjouespuisseslèvresd’undouxbaiser.C’estmoiquiaiunechanceinouïe.Mamèremevoyaitdéjàvieillefille!

—Je croyais que tu t’étais finalement décidée à épouserAndy, l’ami fidèle. Les types comme luifinissenttoujoursavecladamoiselleéploréequandlehérosmeurt.

—Loupé,éluda-t-elled’untonfaussementléger,lehérosn’estpasmort.

—C’estvrai,renchéritJoeenseretournantsurledosdansunsoupir.Pourêtrefranc,j’avaisperdutout espoir de sortir un jour de cettemaudite prison. Tous les jours, j’attendais qu’ilsm’exécutent.Acroirequ’ilss’amusaientdavantageàmevoiragoniser.

On lui avait fait subir les tortures les plus barbares,Kate ne pourrait jamais imaginer les dix-huitmoisd’enferqu’ilavaittraversés,niparquelmoyenilavaitsurvécu.CarDieumerci,ilétaitvivantetc’étaitlàl’essentiel.

Ilétait22heurespasséesquandellesedécidaenfinàrentrerchezelle.Joeétaitépuisé;onallaitluiadministrerdesmédicamentspoursoulager ladouleurqui irradiaitdeses jambes. Ils’étaitassoupiet,deboutàlatêtedulit,Katecontemplaquelquesminuteslevisagevolontairedontelleavaitrêvétantdefois.

Deretourchezelle,elletrouvasonpèredebout;iln’étaitpasencorerentrédubureauquandelleétaitpasséeprendrelavoitureetill’attendait.

—Commentva-t-il,Kate?demanda-t-ild’untoninquiet.

—Ilestvivant,répondit-elle,radieuse.Et,aussisurprenantquecelapuisseparaître,plutôtenforme.Ilalesdeuxjambesplâtréesetsonvisageestunpeuamoché.C’estunvraimiraclequ’ilsoitderetourparminous,papa.

Devantl’expressionbéatedesafille,ClarkeJamisonneputs’empêcherdesourire.Celafaisaitdesannéesqu’ilnel’avaitpasvuerayonnerainsi.Sonbonheurluiréchauffalecœur.

—Leconnaissant,ilserabientôtauxcommandesd’unavion,observa-t-ild’untonléger.

—J’enaibienpeur,eneffet.

Les médecins devaient encore examiner ses jambes, et prévoir une éventuelle intervention. Ilgarderaitpeut-êtreunelégèreclaudication,maispourKate,ilrevenaitd’entrelesmortsetellesauraitsecontenterdetoutcequiluirestait.

Uneombrevoilasoudainlevisagedesonpère.

—Andyaappelépendantquetun’étaispaslà.Quevas-tuluidire,Kate?

—Jeluiparleraiàsonretour.

Elleavaitpenséàluiaveccompassionpendantletrajet.Lesortenavaitdécidéainsi,elleespéraitqu’ilcomprendrait.

—Jeluidirailavérité,reprit-elle.DèsquejeluiannonceraiqueJoeestderetour,ilcomprendra.Jenesaispassij’auraispul’épouserunjour,papa.Ilsavaitquej’étaistoujoursamoureusedeJoe.

—Toutcommetamèreetmoi.Nousespérionsseulementquetufiniraisparl’oublier,pourtonproprebonheur,s’iln’étaitpasrevenu.

Vousavezl’intentiondevousmarier,jesuppose?

Aprèstoutcequ’ilsavaientenduré,ceseraitundénouementtoutàfaitlogique.

—Nous n’avons pas encore abordé la question, papa. Je préfère qu’il se rétablisse tranquillementd’abord.

ClarkeJamisonneputqu’approuverlesparolesdesafillequandilrenditvisiteàJoelelendemain.

Son état était plus grave qu’il ne l’avait imaginé. Habituée à côtoyer des blessés à longueur dejournée,Katen’avait pas été choquéepar l’apparencede Joe.En réalité, elle s’étaitmêmeattendueàpire.

Joe fut ravi de le voir et les deux hommes bavardèrent un long moment. Par correction, Clarkes’abstintdequestionnerJoesursapériodededétentionencampallemandmaisfinalement,cedernierluiraconta sa triste expérience dans les moindres détails. C’était une histoire absolument incroyable;étonnamment, le moral de Joe semblait plutôt bon. Son regard s’illumina à l’instant où Kate fit sonapparition. Clarke prit congé quelquesminutes plus tard etKate interrogea Joe sur son état de santé.Aprèsavoirexaminésesjambes,lesmédecinsavaientétabliundiagnosticoptimiste,saluantaupassageletravaildeleursconfrèresquiavaientréduitsesfracturesenAllemagne.

Pendant lemois qui suivit,Kate lui rendit visite tous les soirs après le travail.Elle passa chaqueweek-endàsonchevetetpoussasonfauteuilroulantaussisouventquepossibledansleparcdel’hôpital.

Enriant,ill’appelaitsonangedemiséricorde.Quandpersonnenelesregardait,ilss’embrassaientetmêlaientleursmainsavecpassion.

Deux semaines après son retour, il lamenaça de s’échapper de l’hôpital pour l’entraîner dans unhôtel.Kateritdeboncœur.

—Tun’iraispas loinavecça, répliqua-t-elleenpointant l’indexsur lesplâtresquienserraientsesjambes.

Pourtant,ellebrûlaittoutautantqueluidelecouvrirdecaresses.

Pourlemoment,hélas,ilsétaientobligésdesecontenterdequelquesbaisersvolés.

Joeétaitencoretropfaiblepoursedéplacerseul,maisilretrouvaitpeuàpeul’usagedesesjambes,malgrélaprésencedesplâtres.Onlesluiretiraauboutd’unmoiset,àlasurprisegénérale,ilselevaetsemitaussitôtàmarcher.Ilnefitquequelquespasaudébut,soutenupardesbéquilles,maiscefutunedémonstrationencourageante.

Entre-temps,lesparentsdeKateluiavaienttousdeuxrenduvisite;Elizabeths’étaitmêmedonnélapeine de lui apporter des fleurs et quelques livres. Elle se montra très agréable avec lui mais, lelendemaindeleurvisite,ellecoinçaKatedanslacuisine,leregardgrave.

—Avez-vousfixéladatedevotremariage,Joeettoi?

Katepoussaunsoupirirrité.

—Enfin,maman,tuasvul’étatdanslequelilest,n’est-cepas?Tunecroispasqu’ilfautluilaisserletempsdeserétabliravantd’aborderlaquestion?

—Tu as passé deux ans de ta vie à le pleurer, Kate. Et ça fait presque cinq ans que vous vousconnaissez.Ya-t-iluneraisonparticulièrequivousempêchedefairedesprojets,undétailquim’auraitéchappé,peut-être?Est-ilmariéàuneautrefemme?

—Biensûrquenon,voyons!Toutcelan’apasd’importancepournous,maman.Ilestenvie,c’esttoutcequejesouhaitais.

—Jenetecomprendspas,Kate.EtAndy?Quecomptes-tufaireàsonsujet?

Soudaingrave,Kates’assitavantderépondre.

—Ilrentreceweek-end;jeluiexpliquerai.

—Lui expliquer quoi? Il n’y a pas grand-chose à expliquer, me semble-t-il. Tu devrais peut-êtreréfléchirunpeuavantdeluiparler.

Ecoutebiencequejevaistedire,Kate:dèsqueJoeauraretrouvél’usagedesesjambes,cen’estpasversuneéglisequ’ilsedirigerapourt’épouser.Non:ilcourraplutôtversl’aérodromeleplusproche!

Iln’apascessédeparlerd’avions,hier.Sesenginsl’intéressentbeaucoupplusquetoi,ilfaudrabienquetul’acceptesavantqu’ilnesoittroptard.

—C’estsapassion,maman.

Samèreavaitraison:Joeneparlaitquedeça.Ilbrûlaitd’enviederemonterdansunavion,presqueautantquedeluifairel’amour.

Maiscommentfairecomprendreçaàsamère?

—T’aime-t-ilplusquesesavions,Kate?C’estlaquestionqu’onpeutseposer.

—Pourquoinepourrait-ilpasaimerlesdeux?Pourquoiserait-ilobligédechoisir?

—Peut-ilvraimentaimerlesdeux,Kate?Jenesuispassûrquecesoitcompatible.

—C’estabsurde.Jenepeuxpasluidemanderd’abandonnersapassion;lesavionssonttoutesavie.Ilsl’onttoujoursété.

—Ilapresquetrente-cinqansetilvientdepasserdeuxansentrelavieetlamort,bonsang!S’ilavraimentenviedesemarieretdefonderunefamille,c’estlemomentoujamais.

Surlefond,Katepartageaitsonavis,maisellenevoulaitpasbrusquerJoe.Ilsn’avaientpasencoresoulevé la questionmais Kate n’était pas inquiète. Ils finiraient bien par en parler. Leur amour étaittellementfortqu’ilsauraienttrèsbienpuêtremariés.Joesemoquaitdesautresfemmes;seulslesavionsl’intéressaient.

Andyvint voirKate le jourmêmede son retour. Il venait juste de rentrer deChicago après avoirpassésesdernièressemainesdevacancesàSanFrancisco.Ilavaitétéunpeudéçudenepaslavoirendescendant du train, mais il savait qu’elle travaillait dur. La journée avait été torride, et Kate étaitéreintéeenrentrantchezelle.Dèsqu’Andyposalesyeuxsurelle,ilsutqu’ils’étaitpasséquelquechose

pendantsonabsence.

—Toutvabien?demanda-t-ildèsquelesparentsdeKatequittèrentlapièce.

Elizabethmontaseréfugierdanssachambre,lecœurserré.Andyallaits’effondrerenapprenantlanouvelle;pourtant,Katesedevaitd’êtrefrancheaveclui.

—Oui…jesuisjusteunpeufatiguée,répondit-elleenlissantsescheveuxenarrière.

Ilavaitessayédel’embrasseraprèsledépartdesesparents,maisKates’étaitdérobée,malàl’aise.Ellenepouvaitplusreculer.

Inspirantprofondément,ellesejetaàl’eau.

—Enfait,çanevapassibienqueça…enfin,jevaisbien…maispasnous.

—Qu’essaies-tudemedire?

Une expression inquiète voilait son beau visage; inconsciemment, il pressentait déjà ce qui allaitsuivre.Nuldoutequ’Andyseraitstupéfaitd’apprendreleretourdeJoe.

Forçantsoncourage,Katerencontrasonregard.Ellen’avaitpasenviedelefairesouffrir,maisellen’avait pas le choix. Le destin avait décidé qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre. C’était ainsi.Certes,pourKate, leschosesétaient facilesàaccepter: son rêve lepluschervenaitde seconcrétiseralorsqueceluid’Andyétaitsurlepointdevolerenéclats.Encroisantsonregard,ildevinacequ’elleallaitluidire,avantmêmequ’elleouvrelabouche.

—Ques’est-ilpassépendantmonabsence,Kate?S’enquit-ild’unevoixsourde.

—Joeestrentré,répondit-ellesimplement.

—Ilestvivant?Pourquoiavait-onperdusatrace?Oùétait-il?Dansuncampdeprisonniers?

—Il était détenu sous un faux nom; il a réussi à s’échapper avant d’être repris. Ils n’ont jamaisdécouvert sa véritable identité. C’est un miracle qu’il soit toujours en vie, malgré l’étendue de sesblessures.

LeregarddeKatetrahissaitlaforcedesessentiments.Andynevitrienpourluidanssesgrandsyeuxbleus.

—Etnous,Kate,quedevenons-nousdanstoutça?Ai-jebesoindeposerlaquestion?Non,jenecroispas.Joeabeaucoupdechance.Tun’asjamaiscessédel’aimerpendanttoutcetempsoùiln’étaitpluslà.Jel’aitoujourssu.Maisjepensaisquetufiniraispartournerlapage,avecletemps.L’idéequetuaiespeut-être raison, qu’il soit encore en vie, ne m’a jamais effleuré. Pour moi, tu refusais simplementd’affronterlaréalité.J’espèreaumoinsqu’ilsaitcombientul’aimes.

—Jecroisqu’ilm’aimetoutautant,murmuraKate.

En contraste avec le calme et la compréhension qu’il affichait, une peine infinie se lisait dans leregardd’Andy.LecœurdeKateseserradouloureusement.

—Avez-vousl’intentiondevousmarierbientôt?demanda-t-ilencore.

Kateavaithantésespensées tout l’été. Il s’étaitpluàorganisermentalement leurs fiançailles,puisleurmariage.Ilavaitmêmeprévudeluioffrirunebaguedefiançaillesdèssonretour.

—Paspourlemoment,non.Chaquechoseensontemps.Jenesuispasinquiète.

—Jetesouhaited’êtreheureuse,Kate,déclaraAndyavecdignité.

Jevoussouhaitebonnechanceàtouslesdeux.TransmetsmesfélicitationsàJoe.

Ilhésitaquelques instantset, lorsqu’elle tendit lamainvers lui, il feignitdenepas lavoir.Latêtehaute,ilquittalapièce,montadanssavoitureetdisparut.

Chapitre10

Joequittal’hôpitaldeuxmoisaprèssonretour.Ilmarchaitavecdesbéquillesetsesjambesétaientencoreraides,maisselonlesmédecinsilremarcheraitnormalementavantNoël.Lavitesseàlaquelleils’étaitrétabliprovoqual’étonnementgénéral;Kateellemêmeétaitépoustouflée.Celatenaitdumiracle.

Deuxjoursaprèssasortie, il futofficiellement libérédesesobligationsmilitaires.Ilsavaientdéjàpassé un après-midi au Copley Plaza. Kate ne pouvait s’éclipser une nuit entière, maintenant qu’ellehabitaitdenouveauchezsesparents.Joeavaitacceptéleurinvitationàséjournerquelquetempschezeux,maisiln’avaitpasl’intentiond’yresterlongtemps.Ildésiraitsurtoutjouird’unevéritableintimitéavecKate.

Lorsdesonséjourà l’hôpital, il avaitappeléCharlesLindberghetprojetaitdéjàd’aller levoiràNew York. Son mentor avait plusieurs idées intéressantes à lui soumettre et désirait le présenter àcertainespersonnes.Joepasseraitplusieursjourslà-basavantderetourneràBoston.

Kateleconduisitàlagareunesemaineaprèssasortiedel’hôpital.

Lemoisdeseptembretouchaitàsafin.Enaoût,lesEtats-UnisavaientvainculeJapon.Lecauchemardelaguerreétaitenfinterminé.

—Amuse-toibienàNewYork,murmura-t-elleavantdel’embrasser.

Elleavaitprisl’habitudedelerejoindredanssachambresansfairedebruit,lanuit.Ilsparlaientàvoixbasseetriaientsouscape,commedeuxenfantsmalicieux.

—Jeseraideretourdansquelquesjours.Jet’appelle,d’accord?

Et,jet’enprie,net’intéressepasàd’autressoldatsenmonabsence.

—Alorsnet’attardepastropàNewYork!répliquaKatetandisqueJoepointaitunindexmenaçantsurelle.

Katen’aurait jamaiscruqu’un telbonheurpuisseexister. Joeétaitmerveilleuxavecelle;mêmesamère semontraitmoins réticente à son égard.L’amour qu’il portait àKate sautait aux yeux de tout lemonde.LizetClarkeJamisonétaientpersuadésqueleursfiançaillesétaientimminentes.

Kate n’avait reçu aucune nouvelle d’Andy depuis qu’elle lui avait annoncé le retour de Joe. Ellesavaitqu’ilétaitparti travailleràNewYork,danslecabinet juridiquedesonpère.Elleespéraitqu’ils’étaitremisduchagrinqu’elleluiavaitcausé.Peut-êtreluipardonnerait-ilunjour.Elleavaitperdusonmeilleuramietsacompagnieluimanquait.Maislavieenavaitdécidéainsi.

Elle agita lamain en direction de Joe qui se dirigeait vers le train en boitillant, puis elle prit lechemindutravailets’efforçadelechasserdesespenséespourseconcentrersurleshommesdontelles’occupait.

Joenel’appelapascesoir-là.Iltéléphonatôtlelendemainmatin.

—Commentc’est,là-bas?Voulut-ellesavoir.

—Trèsintéressant,répondit-ild’untonsibyllin.Jeteraconteraitoutàmonretour.

IlpartaitenréunionetKatedevaitsepréparerpourallertravailler.

—Jeterappellecesoir,promis.

Iltintsapromesse.IlavaitpassésajournéeenréunionaveclespersonnesqueCharlesLindberghluiavait présentées. Pour le plus grand bonheur de Kate, il rentra à Boston le week-end suivant. Lesnouvellesqu’ilapportaitlastupéfièrent.

Les hommes qu’il avait rencontrés désiraient créer une entreprise avec lui — une entrepriseaéronautique quimettrait au point et fabriquerait des avions ultra-sophistiqués. Ils avaient acheté desterrains au début de la guerre, restauré une ancienne usine et possédaient même un petit aérodrome.L’entreprise était située dans le New Jersey; placé à sa tête, Joe dessinerait les nouveaux modèlesd’appareilsetlestesterait.Celareprésenteraituntravailphénoménalaudébutmais,àlongterme,lorsquel’entrepriseserait lancée, Joesecontenteraitdediriger lesopérations.Les investisseurs finançaient leprojet;Joeenseraitlatêtepensante.

—C’est une proposition de rêve, Kate, dit-il tandis qu’un sourire béat éclairait son visage. Jedétiendraicinquantepourcentde l’affaireet si l’entrepriseestun jourcotéeenBourse, je recevrai lamoitiédesactions.C’estuneoffrealléchante.

—Etbeaucoupdetravailenperspective.

Maisleprojetsemblaitavoirétéspécialementconçupourlui.

Lorsque Joe l’exposa à Clarke ce soir-là, ce dernier parut très impressionné. Les noms desinvestisseursluiétaientfamiliers;ils’agissaitd’hommesd’affaireshonnêtesetdignesdeconfiance.PourJoe,leurpropositionétaituneaubaineànepasmanquer.

—Quandcommences-tu?demanda-t-ilavecintérêt.

—Onm’attenddansleNewJerseylundiprochain.C’estunerégionagréable,àmoinsd’uneheuredeNew York, qui plus est. Les premiers temps, je travaillerai surtout dans l’usine. Il faudra égalementréorganiserleterraind’aviation.

Soncerveaubouillonnaitdéjà.Clarkel’encourageaaveclemêmeenthousiasmequeKate.Iln’auraitpurêvermieux.Alorsqu’ilétaitentraindeleféliciter,lamèredeKateprittoutàcouplaparole:

—Celasignifie-t-ilquevousallezbientôtvousmarier,touslesdeux?

Unsilencetendus’abattitsoudainsurlapièce.Joejetauncoupd’oeilendirectiondeKate.

—Jenesaispas,éludacelle-cienrougissant.

LapatiencedeLizavaitatteintseslimites;pourelle,lemomentétaitvenudeconnaîtrelesvéritablesintentionsdeJoeàl’égarddesafille.Manifestementembarrassé,celui-cirestasilencieux.

—Pourquoi ne laisses-tu pas Joe répondre à ma question? Insista Liz. Il semble que vous venezd’obtenirunposteimportantquivouspermettraitd’envisagerl’aveniravecsérénité,n’est-cepas?QuelssontaujustevosprojetsencequiconcerneKate?

Ilsseconnaissaientets’aimaientdepuiscinqans;ilétaitgrandtempsdeclarifierlasituation.

—Jenesaispas,madameJamison.Kateetmoin’enavonspasencoreparlé,réponditJoeenévitantleregarddelamèreetdelafille.

Malgrécequ’iléprouvaitpourKate,ilavaitladésagréableimpressiond’êtretombédansunpiège.ElizabethJamisonletraitaitcommeunsalegaminirresponsableetildétestaitça.

—Eh bien, je vous suggère d’y réfléchir ensemble.Votre disparition a bien failli la tuer; j’estimequ’ellemériteunpeudereconnaissancepoursaloyautéetsoncourage.Ellevousaattendulongtemps,Joe.

UneboufféedecolèreetdeculpabilitémêléesenvahitJoe.

Luttantcontrel’enviedeprendresesjambesàsoncou,ilréponditd’untonposé:

—Je sais. Je nem’étais pas rendu compte que lemariage revêtait une telle importance pour elle,ajouta-t-ilsincèrement.

Katen’avaitjamaisrienditàcesujet;ilsseretrouvaienttouteslesnuits,grisésparleurpassion,etvivaientl’instantprésentsanssesoucierdel’avenir.Sousleregardstupéfaitdesonmari,Lizrepritd’untonferme:

—SiKaten’attachepasd’importanceaumariage,Joe,elleatort.

Réfléchissez-y,touslesdeux.Lemomentseraitparfaitementchoisipourannoncervosfiançailles.

Bienqu’ilcomprîtsonpointdevue,Joen’appréciaitpasd’êtreainsibousculé.IlaimaitKate,celanefaisaitaucundoute,maisilnesesentaitpasprêtàaccéderàlademandedesesparents.Personneneleforceraitàabandonnerunpeudesaliberté.

—Sivousn’yvoyezpasd’inconvénient,madameJamison,jepréféreraisattendreencoreunpeuavantde fixer la date de nos fiançailles. Lorsquemon projet professionnel aura pris forme, j’aurai quelquechose de concret à offrir à votre fille. Nous pourrons alors nous installer à NewYork, afin de nousrapprocherduNewJersey.

Ilavaitdéjàréfléchiàtoutça.Maisilnesesentaitpasencoreprêtpourlemariage,ilnel’avaitpascachéàKate.Lalueurdepaniquequibrillaitdanssesyeuxn’échappapasàlajeunefemme.Lesermondesamèreluidonnaitenviedefuiràtoutesjambes.Joen’étaitpasunhommequ’oncontraignaitouqu’onmettaitencage.

—C’estunesagedécision,intervintClarkeenesquissantungestediscretàl’intentiondesafemme.

Laconversationprenaitdesalluresd’Inquisitionetilétaittempsdepasseràunautresujet.Elleavaitexprimé son opinion, ils en avaient tous pris bonne note. Joe avait raison: il n’y avait pas d’urgence;mieuxvalaitqu’ils’investissed’aborddanssontravail.

LorsqueKaterejoignitJoedanssachambreunpeuplustard,ellenecachapassacontrariété.

—Jen’arrivepasàcroirequ’ellet’aitditça!Excuse-la,jet’enprie.

Monpèreauraitdûlafairetairebienavant.Elles’estmontréeterriblementincorrecte.

—Calme-toi,ma douce, fit Joe,magnanime.Tes parents t’aiment, ils veulent simplement s’assurerquejesauraiterendreheureuse,quejesuisquelqu’undesérieux.Jecomprendsleurréaction,mêmesijen’avaispasréaliséàquelpoint tonavenir lespréoccupait.Est-ceunsujetd’inquiétudepourtoiaussi?demanda-t-ilenl’embrassant.

—Pasdutout.Jetetrouvemêmebeaucouptropgentilavecmamère.Jel’aitrouvéeodieuseetjesuisvraimentdésolée.

LacontrariétédeKatelesoulagea.

—Il n’y a pas de quoi. Mes intentions sont on ne peut plus honorables, mademoiselle Jamison.Toutefois,sivousn’yvoyezpasd’inconvénient,j’aimeraisprofiterunpeudevousenattendant.

Commeilladébarrassaitdesachemisedenuit,Katepouffa.Acetinstant-là,lemariageétaitlecadetdeleurssoucis.Elleétaitheureused’êtreaveclui,toutsimplement,etneluidemandaitquesonamour.

Dans la chambre de ses parents, l’ambiance était beaucoupmoins romantique. Son père venait derabrouervertementsamèrepoursoncomportementdurantledîner.

—Jenevoispaspourquoi tu temetsdansunétatpareil, répliquaLizd’un tonaccusateur. Il fallaitbienquequelqu’unlemetteaupieddumur,ettut’yrefusais.

—Lepauvregarçonrevientàpeinedel’enfer,bonsang!Laisse-luiletempsdesoufflerunpeu,Liz.Cen’estpasbiendelepousserainsidanssesretranchements.

ElizabethJamisonnedésarmapas.

—Cen’estplusunenfant,Clarke.Joeatrente-cinqans,ilestrentrédepuisdeuxmoisetillavoittouslesjours.Ilauraiteumillefoisl’occasiondelademanderenmariage,maisilnel’apasfait,conclut-elled’unairentendu.

—Ilveutd’abordconcrétisersonprojetprofessionnel,c’esttoutàfaitcompréhensibleettrèssagedesapart.

—Commej’aimeraispouvoirpartagertonoptimisme!Situveuxmonavis,Joenesongeraplusdutoutaumariageunefoisqu’ilauraremislespiedsdansunavion!Cesfichusappareilspassentavanttout,pourlui.JeneveuxpasqueKatepassesavieàl’attendrevainement.

—Je te parie tout ce que tu veux qu’ils serontmariés l’an prochain, peut-êtremême avant, lançaClarked’untonassuré.

Lizlefoudroyaduregard,commesic’étaitsafaute.MaiscelafaisaitlongtempsqueClarkeneprêtaitplusattentionàsesaccèsdecolère.

—Voilàunpariquej’adoreraisperdre,commenta-t-elletandisquesonmarilafixaitensouriant.

Elle ressemblaitàune lionneprêteà toutpourdéfendresaprogénitureet ilnepouvait s’empêcherd’éprouverde l’admirationpour elle.Kate et Joe, en revanche, avaientprobablementbeaucoupmoinsapprécié sa diatribe. Le pauvre Joe avait paru terriblementmal à l’aise quand elle l’avait attaqué etClarkes’étaitsentipleindecompassionpourlui.

—Pourquoirefuses-tudeluifaireconfiance,Liz?demanda-t-ilens’allongeantauprèsd’elle.

—Parcequejesaisqueleshommescommeluinesemarientjamais.Ous’ilssemarient,ilsfinissenttoujourspartoutgâcher.Ilsnesaventpascequ’estvéritablementlemariage.Poureux,cen’estriendeplusqu’unpasse-temps,quelquechosequ’ilspratiquentquandilsnes’amusentpasavecleursjoujouxouleursamis.Cenesontpasdemauvaisbougres,non,maislesfemmesnecomptentpasvraimentpoureux.J’appréciebeaucoupJoe,jesaisquec’estungarçoncorrectetqu’ilaimeKate,maisjecrainsqu’ilnesoitpascapabledeprendresoind’elle.Ilvaconsacrertoutesavieàsesavionsetseradésormaispayépourvivresapassion.Sisonentrepriseestcouronnéedesuccès,ilnel’épouserajamais.

—Je ne suis pas d’accord avec toi, rétorqua fermement le père de Kate. En tout cas, il aura lesmoyensfinanciersd’assumersoncouple.

D’aprèscequej’aicompris,ilrisquemêmedegagnerbeaucoupd’argent.Jecroisquetufaiserreur,Liz.Joeestintelligent,ilsauras’occuperàlafoisdesafemmeetdesacarrière.Ilm’arrivesouventdepenserqu’ilestungéniedel’aviation,tusais.Iln’auraqu’àredescendredetempsentempsdesonnuagepourfairelebonheurdeKate.Cesdeux-làs’aimentàlafolie,c’esttoutcequicompte.

—Ilarrive,hélas,quecelanesuffisepas,observa-t-elletristement.

Mais j’espère me tromper. Ils reviennent de loin, tous les deux, et ils méritent d’être heureux àprésent.JeveuxjustequeKatesoitheureuseauprèsd’unhommequil’aime,dansunejoliemaisonpleined’enfants.

—Elleauratoutça,crois-moi.Ilestfoud’elle,assuraClarke.

—J’espère, soupira Liz en se blottissant contre son époux. Elle aurait aimé que Kate fût aussiheureusequ’elle.

Etait-cetropdemander?Alavérité,leshommescommeClarkeJamisonnecouraientpaslesrues.

Dans une chambre voisine, Kate reposait entre les bras de Joe, repue de plaisir. Gagnée par lesommeil,elleselovacontrelui.

—Jet’aime,murmura-t-elle.

Unsourireflottasurleslèvresdesoncompagnon.

—Je t’aime aussi, chérie… et j’aime tamère aussi. Kate gloussa; quelquesminutes plus tard, ilsdormaientprofondément,commeLizetClarke.Uncoupled’amants,uncouplemarié.Quelsétaient lesplusheureux,cesoir-là?

Chapitre11

En partant pour le New Jersey, Joe promit à Kate de la faire venir le week-end suivant soninstallation. Il pensaitmettre deux semaines avant de trouver un toit; il lui fallut en fait unmois pourtrouverunappartement.Ilyavaitunhôteltoutprèsdechezluioùilavaitséjournéenarrivant;Kateauraitpuyréserverunechambremaisàlavérité,iln’avaitpasdetempsàluiconsacrer.Iltravaillaitjouretnuit,ycomprisleweek-end,etdormaitparfoissurlecanapédanssonbureau.

Joerecrutaitlepersonnel,supervisaitlemontagedel’usineetredessinaitleterraind’aviation.Ilnes’accordait pas un instant de répit et, déjà, l’industrie aéronautique commençait à s’intéresser à sonprojet. L’unité qu’il était en train de monter symbolisait l’innovation et plusieurs articles avaient étépubliés dans les rubriques économiques et financières des quotidiens. Il parvenait tout juste à appelerKatelesoir.Sixsemainess’étaientécouléesdepuissondépartlorsqu’illafitenfinvenirpourunweek-end.La jeune femme lui trouvaunemine épouvantable.Mais lorsqu’il lui expliqua tout ce qu’il avaitaccomplidepuissonarrivée,elle futstupéfaite.C’étaituneopérationdegrandeenvergure,absolumentpassionnanteet,devantsonintérêt,Joepritplaisiràluienexposerlesmoindresdétails.

Cefutunmerveilleuxweek-endpourtouslesdeux.Ilspassèrentbeaucoupdetempsàl’usine,maisJoetrouvatoutefoisunmomentpourl’emmenervolerdansunavionflambantneufqu’ilavaitlui-mêmedessiné.DeretouràBoston,elles’empressadetoutraconteràsonpère.Cedernierbrûlaitd’enviededécouvriràsontourlesinstallationsdeJoe.Danslemondedesaffaires,oncommençaitàréaliserqueJoeétaitsurlepointd’entrerdanslalégendeavecsesidéesnovatrices.

Deuxsemainesplustard,ilvintpasserThanksgivingaveceux.Ildevaitréglerquelquesproblèmesautravail etdut repartirdès levendredimatin. Jamaisencore iln’avait assuméde telles responsabilités;touteuneindustriereposaitsursesépaules.C’étaitunlourdfardeau.Mêmes’ils’ensortaitplutôtbien,iln’avaitplusletempsdesedétendreettrouvaitàpeineunmomentpourappelerKatelesoirvenu.Noëlarriva.Malgré l’enthousiasme sincère qu’elle ressentait pour le projet de Joe, Kate commençait à selanguirdelui.

Ellel’avaitvudeuxfoisenl’espacedetroismoisetsesentaitseuleàBoston,loindelui.Unevaguedeculpabilitél’assaillaitàchaquefoisqu’elleluienparlait,maisc’étaitplusfortqu’elle.

Kateseralliabientôtàl’opiniondesamère:ilétaittempspoureuxdesemarier.Aumoinsseraient-ilsréunis,aulieud’êtreséparésparplusieurscentainesdekilomètres.Lorsqu’elleconfialefonddesespenséesàJoe,iltombadesnues.

—Tu voudrais te marier tout de suite? Je passe à peu près cinq heures par jour chez moi, tut’ennuieraisàmourir.Etilestencoretroptôtpourquej’aillem’installeràNewYork.

—OnpourraitvivredansleNewJersey.L’essentiel,c’estquenoussoyonsensemble,arguaKate.

Elleenavaitassezdevivrechezsesparentsetellenevoyaitpasl’utilitédeprendreunappartementàBoston s’ils semariaient rapidement. La plupart de ses amies étaientmariées, à présent, et plusieursd’entre elles étaient déjàmamans. L’idée de fonder une famille la séduisait de plus en plus. Pour lemoment,elleavaitl’impressiondevivreentreparenthèses,enattendantqu’ilaitterminédemontersonaffaire.MaisJoes’étaitatteléàunprojetgigantesquedontilcommençaitseulementàréaliserl’ampleur.Entravaillantcentvingtheuresparsemainependanttroismois,ilavaittoutjusteeuletempsdeposerles

basesdesonentreprise.

—Ce serait idiot de semariermaintenant, expliqua-t-il àKate le soir du réveillon deNoël, alorsqu’ilvenaitdelarejoindredanssachambre.Laisse-moiletempsd’avancerunpeuplusdansmonprojet;ensuite,nousprendronsunappartementàNewYorketnousnousmarierons.Promis.

Unanauparavant,ilsubissaitencored’horriblestorturesdanslesgeôlesallemandesetvoilàqu’ilsetrouvaitàprésentcatapultéàlatêted’unvasteempire.C’étaitunénormebouleversementpourlui.

Les choses étaient claires dans son esprit: il ne voulait pas épouser Kate tant qu’il n’aurait pasdavantagedetempsàluiconsacrer.Ceneseraitpashonnêtedesapart.

Il réussit à rester trois jours entiers àBostonetpassaunNoëlde rêvedans la familledeKate. Ill’emmenafaireunebaladeenavionetilsparessèrenttouteunejournéeaulit,dansunechambred’hôtel.

Quandildutrepartir,Kateavaitmeilleurmoral.Ilavaitraison:ilétaitplussaged’attendrequeleschosesprennentformeavantdesemarier.Jusqu’àcemoment-là,elleessaieraitdetravaillerunpeu.LaCroix-Rougerecrutaitmoinsdebénévoles,aussidécida-t-elledechercherailleurs.Elletrouvaleposteidéalentoutdébutd’année.

Elleavaitpasséleréveillondujourdel’andansleNewJersey,avecJoe.Ilsavaientbeaucoupdechance, tous les deux: un an plus tôt, elle le pleurait encore, presque certaine de ne plus le revoir.Al’époque,elleauraittoutdonnépourvivrecequ’elleétaitentraindevivre,mêmesiellelevoyaittroprarementàsongoût.Ilsavaientàprésenttoutelaviedevanteux,etunavenirradieuxlesattendaitunefoisqu’ilsseraientmariés.

Lemoisdejanviers’avéradifficilepourchacund’eux.Kateavaitdûs’adapteràsonnouveautravaildansunegaleried’art,pendantqueJoeentamaitunlongbrasdeferaveclessyndicats.Lemoisdefévrierfutencorepirepourlui.IlenoubliacomplètementlejourdelaSaint-Valentin.Ilsn’avaientpasobtenul’ultime autorisation pour construire leur piste d’atterrissage. C’était un point essentiel pour eux et ilenchaîna les réunions, trois jours durant, avec les hommes politiques et les responsables bornés deplusieurs lobbies.LaSaint-Valentin lui revint à l’esprit lorsqueKate l’appeladeux joursplus tard, enlarmes.Celafaisaitsixsemainesqu’ilsnes’étaientpasvus,etJoe,désireuxderattrapersonoubli,luiproposadevenirpasserleweek-endaveclui.

Commed’habitude,ilspartagèrentdemerveilleuxmoments.Katel’aidaàrangersonbureau;lesoir,Joel’emmenadîneraurestaurantpuisdormitavecelleàl’hôtel.Ravie,Kateluiproposadevenirtouslesweek-endsetJoeaccepta.

Elle luimanquait terriblement,mais il devaitmalgré tout travailler dix-huit heures par jour,mêmependant leweek-end. Il avait parfois l’impression d’être pris dans une spirale infernale: il se sentaitcoupablevis-à-visdeKateetenmêmetemps,ilétaitobligéd’investirchaqueminutedesontempsdansl’entreprise qu’il dirigeait. Plus il songeait à Kate, moins les choses avançaient. Joe s’arrachait lescheveux. Finalement, il la fit venir une semaine, juste pour le plaisir d’être avec elle. A sa grandesurprise,Kateluifutd’uneaideprécieuse.Ilssecroisaientencoupdeventpendantlajournée,maiselleavait l’air enchantée. Ils dormaient ensemble la nuit et prenaient leur petit déjeuner à la cafétéria, lematin.Lesautresrepas,Joelesavalaitsurlepouce,danssonbureauouentredeuxrendez-vous.

Débordé,ilsesentaittirailléentremilleetunepriorités.Letempspassaitbientropviteàsongoût.

Lerythmecommençaseulementàralentiraumoisdemai.Katedémissionnaalorsdesonposteàla

galeried’artetpartittravailleravecJoependantl’été.Toutsedéroulacommedansunrêveet,mêmesielle gardait un pied-à-terre à l’hôtel pour sauver les apparences, elle emménagea en réalité dansl’appartementdeJoe.

Ellen’avait jamais étéplusheureuse.La situation convenait également à Joe.Seuls lesparentsdeKatevoyaientd’unmauvaisœilsonséjourprolongédansleNewJersey,maiselleavaitvingt-troisans,etelleséjournaitàl’hôtel.Dumoinslecroyaient-ils.

Joeétaitrentrédepuisunan;ilsneparlaientpasdesefiancer.Ilsétaientbientropoccupésàfaireavancersonprojet.IlparvintàselibérerunesemaineetpartitàCapeCodaveclesJamison.Clarkeétaitdécidéàavoiruneconversationsérieuseavec lui.Lesermond’Elizabethdataitd’unan;plus le tempspassait,plussonamertumegrandissait:elleétaitfurieusecontreKateetJoe.

Elle commençait à les soupçonner de vivre sous le même toit et désapprouvait totalement leurconduite.Quesepasserait-ilsiKatetombaitenceinte?Accepterait-ilseulementdel’épouser,alors?Sonressentiments’accentuaitchaquefoisqu’elleposaitlesyeuxsurJoe.

Desoncôté,cedernieravaitplusquejamaisl’impressionden’êtrequ’unsalegarnementquandilsetrouvait face à Elizabeth. Même lorsqu’elle ne disait rien, il se sentait assailli par une bouffée deculpabilitéqui luidonnaitenviedeprendre la fuite.TirailléeentreJoeet sesparents,Kate trouvait lasituationdeplusenpluspesante.

ClarkeconfiasesinquiétudesàJoeaucoursd’unesortiequ’ilsfirententrehommes,unaprès-midi.JoeavaitdébarquéduNewJerseydansunmagnifiqueappareilconçuetassembléparsonentreprise.Enunan,sacarrièreavaitprisunessorprodigieux.Ilcommençaitàgagnerdessommesconsidérables.Encontrepartie,iln’avaitplusunesecondeàlui.Clarkes’inquiétaitsincèrementpourlejeunecouple.

Àl’insud’Elizabeth,JoeemmenaClarkedanssonnouvelavion.

Elle était entrée dans une colère noire en apprenant queKate volait souvent avec Joe.Malgré saréputation de pilote hors pair et ses exploits de guerre, elle vivait dans l’angoisse permanente d’unaccident.Pourcouronner le tout,Kateavait laissééchapperqueJoe luidonnaitdescoursdepilotage.Elle se débrouillait très bienmais n’avait pas encore eu le temps de passer son brevet de pilote. Letravailqu’elleaccomplissaitpourJoeneluilaissaitpasuninstantderépit.

Clarkefuttrèsimpressionnéparlesperformancesdunouvelavion.Avantderentrer,ilss’arrêtèrentdansunbarpourboireunebière.C’étaitunechaudejournéed’été.

Joesesentaitd’humeurlégère.Desoncôté,Clarkeavaitd’autrespréoccupations—lebonheurdesafilleetceluidesonépouse—etils’apprêtaitàprodiguerquelquesconseilspaternelsàJoe.

—Tutravaillestrop,fiston,commença-t-il.Àlavitesseoùtuvas,turisquesdefairedeserreursqueturegretterasparlasuite.

Joedevinaaussitôtqu’il faisaitallusionàKate.Pourtant, toutallaitbienentreeux.C’était justesamèrequicontinuaitàsetourmenterparcequ’ilsn’avaienttoujourspasfixéunedatedemariage.

—Les choses vont bientôt se calmer, Clarke, l’entreprise est encore jeune, assura-t-il d’un tonconfiant.

—Tul’esaussi,maisçanedurerapas.C’estmaintenantquetudevraisenprofiter.

—C’estcequejefais.J’adoremonboulot.

Cela sautait aux yeux. Il aimait Kate aussi, Clarke n’en doutait pas un instant. Dans l’espoir dedébloquerlasituation,cedernierdécidadeviolerlapromessequ’ilavaitfaiteàElizabeth,desannéesplustôt.

Elleluiavaitfaitjurerdenejamaisparlerdusuicidedesonex-marietdenepasdévoilerqueKateétaitsafilleadoptiveauxgensquineconnaissaientriendudrame.EllenevoulaitpasquelesuicidedeJohnBarrettplaneau-dessusde la têtedesa fillepour le restantdesavie.C’étaitpourtant la réalité,qu’elleleveuilleounon.EtJoeétaitendroitdesavoir.LadisparitiontragiquedeJohnavaitjouéunrôleimportant dans la construction de Kate; c’était un élément essentiel qui permettrait à Joe de mieuxcomprendrequielleétaitvraiment—etpeut-êtredeluiouvrircomplètementsoncœur.

—IlyaunechoseausujetdeKatequej’aimeraisteconfier,déclara-t-ild’untonposé.

Ils venaient de terminer leur deuxièmeverre debière etClarke avait commandédugin.Liz seraitfurieusecontreeuxs’ilsrentraientivresmaispourlemoment,c’étaitlecadetdesessoucis.L’alcoolluidonneraitlecouragedetoutraconteràJoe.

—C’esttrèsmystérieux,toutça,plaisantacedernierenlegratifiantd’unsourireamusé.

IlappréciaitbeaucoupClarkeets’étaittoujourssentiplusàl’aiseencompagniedeshommes.Kateétaitlaseulefemmeavecquiilsesentaitbien,calmeetdétendu,mêmesielleluifaisaitpeurdetempsentemps.Surtoutquandellesemettaitencolère,cequi,Dieumerci,n’arrivaitpassouvent.Eneffet,ilnesupportaitaucuneattaque,aucunecritique.Ilneluienavaitjamaisparlé,craignantdes’exposerencorepluss’illuiexpliquaitpourquoielleleterrifiait,danscesmoments-là.Aforcedel’accablerdereprochesetdecritiques,deletraiterdebonàrien,lescousinsquil’avaientrecueilliaprèsledécèsdesesparentsavaientlaminésonegoetilavaitmisdesannéesàsereconstruire.Aussi,àchaquefoisquecettesituationsereprésentait,iln’avaitqu’uneenvie:prendresesjambesàsoncou.C’étaitprécisémentcesentimentdepaniquequ’éveillaitenluilamèredeKateenlepoussantdanssesretranchements.

—C’est un secret, en effet, confirma Clarke. Un secret très sombre. Avant tout, Joe, tu dois mepromettredenejamaisparlerdenotreconversationàLizouàKate;jesuistrèssérieux,ajouta-t-ild’unairsolennel.

Ils entamaient leurdeuxièmegin. Joe souriait; l’alcool l’aidait à sortirde sacoquille. Il se sentaitmoinstimide,plusprèsdesgens.IlappréciaitdeplusenplusClarke;c’étaitunhommebonethonnête.

Tousdeuxs’étaientvouéunrespectmutueldèsledébut.

—Alors,quelestcesombresecret?

—Jenesuispassonvraipère,déclaraClarketoutdego.

En treizeans,c’était lapremière foisqu’ilprononçaitcesmots. Il rencontra le regarddeJoe.Sonsourireavaitdisparu.

—Pardon?Jenecomprendspas,excusez-moi.

L’inquiétudeassombritsestraits.C’étaitcommesiuneombremenaçantes’approchaitd’eux.

—Liz a étémariée avantmoi. Pendant presque trente ans.Cela ne fait que quatorze ans que noussommesmarietfemme.Uneéternité,parfois,ironisa-t-il.

Joeritdeboncœur.ClarkeaimaitLiz,c’étaitévident.Commentl’aurait-ilsupportée,autrement?

—Sonmariétaitundemesamis;Johnétaitunhommedoux,gentilethonnête,issud’unefamilletrèsrespectable.J’avaisfaitsaconnaissanceparl’intermédiairedesonfrèreavecquij’avaisfaitmesétudes.John a tout perdu aumoment du krach de 1929; pas seulement sa fortune personnelle,mais aussi toutl’argentqu’ilavaitinvestipourlecomptedesesclientsainsiqu’unepartiedelafortunedeLiz.

—Heureusement, la famille deLiz avait veillé jalousement sur son patrimoine et ils s’en sortirentmieuxqueJohn.Luiavaittoutperdu.

Clarke racontait l’histoire avecune réticencemanifeste; tout à coup,unevaguedepeur submergeaJoe.

—Çaabienfailliletuersurlecoup,àl’époque.Lekrachboursieraanéantil’hommeleplusdroitquej’aiejamaisconnu.Ilasurvécupendantdeuxans,terrédansunepiècesombre,toutenhautdechezlui.Ilatentédesenoyerdansl’alcool,maisçan’apasmarché.Ilafiniparsetireruneballedanslatêteen1931.Kateavaithuitans.

—Elleétaitlàquandils’estsuicidé?demandaJoe,horrifié.

Soncompagnonsecoualatête.

—Non,Dieumerci.C’estLizqui l’a trouvé.Kateétaità l’école, jecrois. Iln’yavaitplusaucunetracedesonpèreàsonretour.Maiselleasucommentils’étaitdonnélamort.JeconnaissaisJohnetLizdepuis des années, j’avais vu naître Kate, il m’a paru normal de les soutenir dans cette douloureuseépreuve. Jen’avaisaucunearrièrepensée. J’avaisperduma femmequelquesannéesplus tôt.Au fildutemps,dessentimentsplusprofondssontnésentreLizetmoi;pourêtrefranc,jecroisquejesuisd’abordtombésouslecharmedeKate.

Après la mort de son père, c’était une fillette terrorisée et inconsolable. J’ai épousé Liz l’annéesuivanteetadoptéKatel’annéed’après,lorsqu’elleaeudixans.Ilm’afalluencoredeuxanspourl’aiderà sortir de la coquille où elle s’était réfugiée après le suicidede John.Elle s’estméfiéedeshommespendantdesannées,moiycompris.Lizadorait sa fille,maisellen’a jamaisvraiment sucomment s’yprendreavecelle.

—ElleétaitencoresouslechocdeladisparitiondeJohn.Justeaprèsnotremariage,Lizesttombéemalade;c’étaitunemauvaisegrippe,riendedramatique,maisKateacomplètementperdulespédales,lapauvre enfant. Elle était terrifiée à l’idée de perdre sa mère. Je ne crois pas que Liz ait saisi sonangoisse,àl’époque.Kateamisdesannéesavantdedevenirlafemmequ’elleestaujourd’hui.

Forte,pleined’assurance,drôle,intelligente,pétillante.Lafemmequetuaimesestrestéelongtempsune petite fille au cœur brisé. Je crois qu’elle a vécu pendant des années dans l’angoisse que jel’abandonneàmontour,commesonpère l’avait faitavantmoi.Lepauvre, iln’apaseu lecouragederepartir de zéro, alors même que la fortune de Liz était restée quasiment intacte. Le krach l’acomplètementdétruit.Ensetuant,ilabienfaillituersafille.

—Pourquoime racontez-vous cela?S’enquit Joed’un ton soupçonneux, encore sous le chocde cequ’ilvenaitd’apprendre.

—Parcequec’estunépisode importantde laviedeKate.Elleadoraitsonpèreet lui, lavénérait.Ensuite, ellem’a aimé,moi.Etmaintenant, c’est toi qu’elle aime, de tout son cœur.Elle t’a crumortpendantdeuxans;cequiauraitétédramatiquepourn’importequelle jeune femmefutencorebienpirepourelle.Tadisparitionarouvertd’anciennesblessures,jelelisaistouslesjoursdanssonregard.Cette

nouvelleperteauraitpu l’anéantir, si ellen’avaitpasétéaussi résistante.Puis,miraculeusement, tuesrevenu.Lavieaétédouceavecelle,cettefois.Situl’aimes,situveuxprendresoind’elle,ilfautquetuprennesconsciencedecettepartd’ombrequiexisteenelle,decepetitmorceaudecœurbrisé.Chaquefoisquetulaquitteras,quetularepousserasouquetuladélaisseras,turéveillerasenellelesfantômesquilahantentdepuisl’enfance.Kateressembleàunejeunebicheblessée;ilfautêtredouxavecelle.

—Situlacouvresdetendresse,elletelerendraaucentuple.

Imagineunoiseauavecuneailebrisée,unoiseauquicachebiensonjeucartoutlemondeadmiresonvolgracieux.Prendsbiensoindecetteaileabîmée,Joe…Kateestleplusbeloiseauquej’aiejamaisvuetellevoleraplusloinquequiconquepourtoi.Maissurtout,nel’effraiepas.Jetefaisconfiance.

Joeobservaunlongmomentdesilence.LerécitdeClarke tournaitdanssa tête.C’étaitunegrossedose de réalité à absorber en cette chaude journée d’été, après plusieurs verres de gin. Clarke avaitraison,biensûr:c’étaitunepartimportantedeKate,toutunpandesaviequil’éclairaitsurunefouledechoses.Ilavaitdéjàperçucetteangoisseàfleurdepeaudèsqu’ils’éloignaitd’elle.Ellenel’exprimaitjamaisàhautevoixmaisàchaquefoisqu’ildevaitlaquitter,unelueurdepaniquedansaitdanslesyeuxbleusdelajeunefemme.

Cettelueurl’avaiteffrayé,parfois,luiquiavaittoujourseupeurdesefaireenchaîner.

—Qu’essayez-vousdemedire,aujuste,Clarke?demanda-t-ilenfin.

—Je crois que tu devrais l’épouser, Joe, répondit ce dernier sans ambages. Pas pour les raisonsavancées par Liz qui rêve d’une grande cérémonie, d’une belle robe blanche et d’une image derespectabilité.Toutceque jesouhaitepourKate,personnellement,c’estunfoyeraimantetchaleureux.Elleleméritebien,Joe.Ensedonnantlamort,sonpèreluiadérobéquelquechosequ’aucundenousneserajamaiscapabledeluirendre.Misàparttoi,peut-être.

Toi seul pourras compenser ce vide et la rendre heureuse pour le restant de ses jours. J’aimeraisqu’ellesesenteensécurité,qu’ellesachequetunedisparaîtraspasdujouraulendemain.

«Etmoi, dans tout ça, qu’est-ce que je deviens? » cria une voix à l’intérieur de Joe.Lemariagereprésentaitcequ’ilredoutaitleplus.

C’était une laisse. Une cage. Un piège. Il avait beau aimer Kate de tout son cœur, le mariageconstituaitpourluiuneénormemenace.

CommentClarkeaurait-ilpulesoupçonner?

—Jenesuispassûrd’enêtrecapable,répondit-ilfranchement,aidéparl’alcoolquicoulaitdanssesveines.

—Pourquoi?

—J’auraisl’impressiondetomberdansunpiège.Mesparentsm’ontabandonnéàleurmanière,euxaussi. Ils sontmorts dans un accident etm’ont laissé à des gens quime détestaient. J’ai étémaltraitédurant toutemonenfanceetàprésent, lorsque jepensemariage, familleouengagement, jen’aiqu’uneenvie:m’enfuiràtoutevitesse.

—Kateserauneépousemodèle,Joe,insistaClarke.Jelaconnaisbien.C’estunegentillefille,etellet’aimepar-dessustout.

—C’estbiençaquimefaitpeur,fitobserverJoe.Jeneveuxpasqu’onm’aimeautant.

ClarkeplongeasonregarddansceluideJoeetfutsurprisd’ydécelerunelueurdepanique.

—Jenesuispassûrdepouvoirluidonnertoutl’amourqu’elleréclame.Comprenez-moi,Clarke,jeneveuxniladécevoirnil’abandonner.Simplement,jemesentiraiscoupablesijeneréussissaispasàlarendreheureuse.

—Nous échouons tous à unmoment ou à un autre et nos erreurs nous aident à avancer.Vous avezbeaucoup à apprendre l’un de l’autre, même si le processus est parfois douloureux. L’amour guéritpresquetouteslesblessures.Lizapanséunbonnombredesmiennes,tusais.Tufinirasparteretrouvertoutseulsitunelaissespersonnetedonnerdel’amour,Joe.Tupaierastrèschertaliberté.

—Peut-être,admitJoed’untonlaconique,lesyeuxbaisséssursonverre.

—Vous avez besoin l’un de l’autre. En plus de ta solidité, Kate a besoin de savoir que tu nel’abandonneras pas et que tu l’aimes suffisamment pour avoir envie de l’épouser. De ton côté, tu aségalementbesoindesaforceetdesachaleur.Lasolitudedonnelachairdepoule;jesuispasséparlàaprèsledécèsdemafemme.Lavieesttriste,quandonestseul.Situluiouvreslaportedetoncœur,neserait-cequ’untoutpetitpeu,Katechassera tamélancolie.Elle teferasortirde tesgondsde tempsentemps,maisellenetebriserapaslecœur.Elleteferapeurparfois,maisjamaistuneplieras;tuesbienplus fort que tu ne le crois. Tu n’es plus un gamin, Joe, personne ne te fera de mal. Tes cousinsappartiennentaupassé;tuasgrandi,cenesontplusquedesfantômes.Neleslaissepasdirigertavie.

—Pourquoipas?Çaaplutôtbienmarchéjusque-là,non?Jetrouvequejem’ensuisassezbiensorti,observa-t-ilavecunsourirecynique.

—Justement.TuserasencoreplusheureuxsituacceptesdepartagertavieavecKate.Tutemordraslesdoigtssitulaperds,unjour.Méfie-toi:lesfemmessontbizarres,parfois.Ellesontlafâcheusemaniedepartiraumomentoùons’yattendlemoins.

—MaisKate ne te quittera pas, sauf si tu l’y contrains.Elle t’aime beaucoup trop.Attrape-la tantqu’ilestencoretemps.Pourvotrebonheuràtouslesdeux.Fais-moiconfiance,fiston.Laisse-luiletempsdegrandirunpeu,ettuaurasàtescôtésunefemmemerveilleuse.Pourlemoment,ellevitencoredanslapeurquetul’abandonnes.

—Çapourraitarriver,déclaraJoeensoutenantleregarddeClarke.

—J’espèrequeçan’arriverapas.Danslepiredescas,j’espèrequetuserassuffisammentintelligentpour donner une deuxième chance à votre couple. Ce que vous partagez tous les deux est infinimentprécieux.Vous resterez liés à vie,Kate et toi, quoi qu’il advienne,même si tu pars à l’autre bout dumonde.Cequivousunitesttropfort,tropintense.Jelevoisdanssesyeuxetdanslestiens.Voussortireztouslesdeuxperdantssitut’envas.Votreamournes’éteindrajamais,Joe.Quevoussoyezensembleounon.

LesparolesdeClarkesonnèrentcommeunecondamnationauxoreillesdeJoeetpourtant,par-delàsespeursetsesangoisses,ilsavaitquec’étaitlavérité.

—J’yréfléchirai,déclara-t-ilsimplement.

Clarkehochalatête.Ilavaitparléavecsoncœur,paramourpourKateetJoe.

—Elledoitencoregrandirunpeu,soispatientavecelle,Joe,répéta-t-ilavantdeconclure:surtout,neluidispasque je t’ai parléde sonpère aujourd’hui. J’ai l’impressionqu’elle ahontede cequi s’est

passé.Ellet’enparlerasûrementunjour.

—Jesuisheureuxquevousm’ayezmisaucourant,Clarke.

Même si, à la vérité, cela compliquait un peu les choses. Lui aussi traînait derrière lui un passédouloureux.Pourquoidevrait-ilassumerenpluslesblessuresdeKate?Enmêmetemps,Clarkeavaitvujuste sur un point: Joe n’avait encore jamais aimé quelqu’un comme il aimait Kate, et il admettaitvolontiersqueleuramourétaitundonprécieux.Ironiedusort,iléprouvaitenpermanencelebesoindepartir,debougerlibrement,sanscontrainte,alorsqueKates’attachaitdésespérémentauxdétailsconcretsdelaviequotidienne.

C’était une lutte acharnée entre deux êtres amoureux, mus par des aspirations diamétralementopposées.S’ilsacceptaientdelâcherprisechacundeleurcôté,ilsconnaîtraientunbonheurabsolu.Maisenseraient-ilscapables?Entoutcas,ilsmettraientuncertaintempsavantdetrouverunterraind’entente.Clarke en était conscient, lui aussi. Seraient-ils suffisamment patients? Il ne lui restait plus qu’à prierpourqu’ilslesoient.L’enjeuétaittropimportant.

Joeprit levolantpourrentrer. Ilavaitbu luiaussi,maisClarke luiconfiaqu’ilétaitcomplètementivre.Lizleremarquaaussitôtmaisellenefitaucuncommentaire.Clarkelapritdanssesbraset,augrandsoulagementdeJoe,ellegloussaavantdedisparaîtredanslacuisineoùelleleurpréparadeuxtassesdecafébrûlant.Enacceptantlasienne,Clarkedéclaraavecunclind’œilàl’adressedeJoequ’ildétestaitécourter une bonne cuite. Leur amitié s’était encore consolidée cet après-midi.Quoi qu’il advînt, JoeconserveraittoujourssonaffectionpourClarke.

Aprèsledîner,KateetJoeallèrentsepromenersurlaplage.IlsavaientprévuderegagnerleNewJerseylelendemain.Joel’enlaçaetpritseslèvresdansuntendrebaiser.

Cequ’ilavaitappriscetaprès-midi-làlepoussaitàmodifiersubtilementsoncomportement.Toutencontinuantàfuir lesengagements, ilavaitenviede laprotégernonseulementdumondeextérieur,maisaussidesespropresangoisses.Ilpercevaitenellel’enfantsolitairedontlepères’étaitdonnélamort.Derrière lafaçaderadieuseetpétulante, ilvoyaitàprésent l’oiseauà l’ailebriséedont luiavaitparléClarke. A certains égards, son amour pour elle s’en trouvait renforcé. Elle avait repris des forces etvolait hautdans le ciel, auxyeuxdes autres,mais tout au fondd’elle se trouvait encore lapetite filleeffarouchée.Toutcommeilcachaitencorelepetitgarçonsolitairequ’ilavaitétéjadis.Ledestinlesavaitréunis, inexorablement. Il se souvenait encore à quel point elle l’avait ébloui lors de leur premièrerencontre.

—Tuasréussiàsaoulermonpère,aujourd’hui,lança-t-elled’untonrieurcommeilsmarchaientmaindanslamain.

—Onapasséunbonmoment,touslesdeux.

—Tantmieux.

Ilsedemandasoudainavecangoissesielleressembleraitàsamère,unjour.Malgrésescraintes,lasagessedeClarkeimprégnaitencoresonesprit.Sesparolesl’avaientbeaucouptouché.

—Jecroisqu’ondevraitsemarier,undecesjours,lançaJoed’untondésinvolte.

Kates’arrêtanet.

—Tuesencoresousl’empiredelaboisson?

—C’estpossible.Sérieusement,Kate,tunecroispas?Jesuissûrqueçamarcherait.

Il ne semblait pas totalement convaincu mais pour la première fois en trente-cinq ans, il avaitréellementenvied’essayer.

—D’oùtevientcetteidée?Monpèret’aurait-ilfaitsubiruninterrogatoire,parhasard?

—Non.Ilm’asimplementditquejefiniraiparteperdresijenemedécidepas.J’aibienpeurqu’ilaitraison.

—Tunemeperdraspas,Joe,murmuraKatealorsqu’ilss’asseyaientsurlesable.Jet’aimebeaucouptroppourtequitter.Netesenspasobligédem’épouser.

Joelapritdanssesbrasetelleselaissaallercontrelui,gagnéeparuneboufféedemélancolie.Ellesavaitàquelpointsalibertéluitenaitàcœur.

—Etsij’avaisenviequetudeviennesmafemme?Qu’endirais-tu?

—Ce serait formidable, admit-elle en le gratifiant d’un sourire rayonnant. Absolument, totalementformidable.Tuenessûr?ajouta-t-elleavecunsoupçond’incrédulitédanslavoix.

—Presque,répondit-ilfranchement.

Clarke voyait en eux quelque chose que Joe percevait aussi, quand il était assez courageux pourouvrirlesyeux.Unamourprofondetindestructible,inestimable.

—Maisjecroisqu’ilnousfaudraattendreencoreunpeu,reprit-il,pluscirconspect.Sixmois,unantoutauplus. J’aibesoind’unpeude tempspourm’habituerà l’idée.N’enparlonsàpersonnepour lemoment,d’accord?

—D’accord,approuvaKate.

Ilsdemeurèrentunlongmomentsilencieux.Puisilsselevèrentetrentrèrentàlamaison,maindanslamain.

Chapitre12

De retour dans le New Jersey, ils continuèrent à travailler côte à côte. Les choses changèrentimperceptiblemententreeux,àpartirdumomentoùilsdécidèrentdesemarier.Kategagnaenassuranceetensérénité,tandisqueJoeseplaisaitàcaressercetteidée.Ilsparlèrentdelacérémonie,deleurfuturemaison,deleurvoyagedenoces.Maisaufildutemps,cegenredeconversationcommençaàagacerJoe.L’idéeétaitcertesséduisante,maisellelerendaitnerveux.

Enoutre,iln’avaitpasletempsd’organiserunmariagepourlemoment.Sonentrepriseétaitenpleinessor,ilsenvisageaientmêmedeconstruireprochainementunedeuxièmeunitédeproduction.

Lorsquel’automnearriva,Joenepensaitplusdutoutàsemarier.

Leur emploi du temps fut tellement chargé qu’ils ne purent aller fêter Thanksgiving à Boston. Ilsréussirenttoutefoisàselibérerpendantunesemaine,pourpasserlesfêtesdeNoëlaveclesparentsdeKate.Lizétaitfurieusequ’ilsn’aienttoujourspasannoncéleursfiançailles,etpersonnen’osaaborderladélicate question d’un futur mariage. Tant qu’elle vivait avec Joe, Kate ne voyait pas l’utilité deprécipiterleschoses.Ilétaittropdébordépoursongeràautrechosequ’àsontravail.Ettropeffrayéparledébutdepromessequ’illuiavaitfaite.Katenel’ignoraitpas:àpeinel’avait-ildemandéeenmariagequ’ilavaitcommencéàserétracter.

Elleattenditleprintempspoursouleverdenouveaulaquestion.

Onétaiten1947;letempspassaitvite.Joeavait-ilvraimentl’intentiondel’épouser?Ellevenaitdefêtersesvingt-quatreans,Joeenavaittrente-six.Enl’espacedequelquesmois,ilétaitdevenulafigurelaplus importantedumondede l’aviation.L’entreprisequ’il avait crééeun an et demiplus tôt s’étaittransforméeenmined’or.

Lors d’un séjour à Boston, il emmena le père de Kate faire un tour dans un de ses plus récentsappareils.Lajeunefemmecontinuaitàfairecroireàsesparentsqu’ellevivaitàl’hôtelmaissonpère,bienquediscret, s’inquiétait sérieusementpourelle. Joepartageait son tempsentre les réunionset lesvols d’essai. Chargée des relations publiques de l’entreprise,Kate gagnait un gros salaire.Mais ellen’avaitpasbesoind’argent,lesJamisonenpossédaientplusqu’assezpourelle.C’étaitunmariqu’illuifallait.ClarkeavaitàprésentlacertitudequeJoen’avaitrienretenudelaconversationqu’ilsavaienteuel’étéprécédent.QuantàLiz,elleinsistaitauprèsdesafillepourqu’ellereviennevivrechezeux.L’étéarriva.CelafaisaitplusieursmoisqueJoen’avaitpasparlédemariage.

Deux ans s’étaient écoulés depuis son retour au pays et cela faisait tout juste un an qu’il l’avaitdemandéeenmariage,lorsqueKateluiposalaquestionsansménagement.Elleavaitbesoindesavoir.

—Allons-nousnousmarierunjour,Joe?Oubienas-turemiséceprojetauxoubliettes?

Joereconnutqu’ilavaitdélibérémentévitéd’aborderlaquestion.

L’idée lui avait plu quand il en avait parlé avec Clarke mais en réalité, le passage à l’acte luisemblait tout à fait inutile.D’autre part, il ne voulait pas avoir d’enfant. Il y avait réfléchi àmaintesreprises,avantdeconclurequecen’étaitpascequ’ilattendaitdelavie.

Géreraumieuxsonentreprise,piloter sesavions, retrouverKate tous les soirs,voilà toutcequ’ildésirait. Lemariage et les enfants ne l’intéressaient pas; pire: la simple idée de regagner unemaison

pleinedecrisetdecouchessales l’horrifiait. Ilavaitdétestésonenfanceetn’avait,decefait,aucuneenviedereplongerdanscetunivers,fût-ceavecsespropresenfants.

—Dois-je comprendreque tuneveuxpas en entendreparlerdu tout,même sinousnousmarions?InsistaKate,abasourdie.

Ellesavaitdéjàquel’idéenel’enthousiasmaitguère,maisc’étaitlapremièrefoisqu’illeformulaitaussiclairement.Demanièreaussicatégorique.

—Jecroisquetuasbiencompris,eneffet,répondit-ilavecfranchise.Enfait,j’ensuiscertain:jeneveuxpasd’enfant.

C’étaitcetteconclusionquil’avaitfaitrevenirsurleurprojetdemariage.

—Seigneur…murmuraKateens’adossantàsachaise.

Ils se trouvaient dans l’appartement chichement meublé de Joe. A part ce logement, sa chambred’hôtel et lamaisonde sesparents,Katen’avaitpasd’endroit à elle.Lesparolesde Joe lui faisaientl’effetd’unedouchefroide.

—J’aitoujoursvouluavoirdesenfants.

Ceseraitunimmensesacrificepourelle,maisenmêmetemps,ellesavaitqu’ellenereculeraitdevantrienpourresterauprèsdelui.

Ellel’aimaitetn’avaitaucuneenviedeleperdre.Elleavaittropsouffertpendantleursdeuxannéesdeséparation.Celanesereproduiraitpas.Etpuis,iln’étaitpasimpossiblequeJoechangeâtd’avis,unefoisqu’ilsseraientmariés.C’étaitunrisquequ’elleétaitprêteàprendre.

—Qu’enpenses-tu,Joe?reprit-elle,perduedanssespensées.

—Dequoi?fit-ilenluijetantunregardembarrassé.

—Jeveuxparlerdenotremariage.Tul’aségalementrayédetesprojets?

—Je n’en sais rien, répondit-il d’un ton vague.Est-ce vraiment nécessaire?Pourquoi semarier sinousn’avonspasl’intentiond’avoirdesenfants?

Ils’étaitréfugiédanssacoquille.Unelueurdepaniquebrillaitdanssesyeux.

—Tuparlessérieusement?

Kateledévisageaavecstupeur,commesielleavaitdevantelleunparfaitinconnu.N’était-cepascequ’il était devenu, sans même qu’elle s’en aperçoive? En insistant l’année précédente pour que leurdécisionrestâtsecrète,ils’étaitréservélalibertédechangerd’avissanscauserderemous.Katetombaitdesnues.

—Si nous reparlions de tout ça un autre jour? Je doisme lever tôt demainmatin, conclut-il sanschercheràcachersonimpatience.

Le piège était en train de se refermer sur lui en même temps qu’une vague de culpabilité lesubmergeait.Joedétestaitcesentimentquiranimaitinvariablementlesdémonsdupassé—l’époqueoùsescousinsletraitaientenchœurdeminableetdevaurien.

—Nousparlonsdenotreavenir,Joe,denotreviedecouple,insistaKate.Celamesembleimportant.

Letoncontrariédesavoixlehérissa.Ileutl’impressiondeseretrouverfaceàsamère.

—Devons-nousvraimentréglerlaquestioncesoir?

Ilsétaientaussiénervésl’unquel’autre.Sentantqu’ilétaitentraindeluiéchapper,elles’efforçaitdele retenir, et Joe, de plus en plus oppressé par la peur qu’elle dégageait, brûlait d’envie de s’enfuir.C’étaitunedansemacabre,incontrôlable.

—Cen’estpeut-êtrepaslapeine,eneffet,constata-t-elletristement.Tuasdéjàtoutdit.Tuneveuxpasd’enfantsettunevoispasl’utilitédetemarier.C’estunsacrérevirement,tunetrouvespas?

—J’aiuneentrepriseàgérer,Kate.Pourêtrehonnête, jenecroispasavoirsuffisammentd’énergiepourm’occuperenplusd’unefemmeetd’unenfant.

Ilsétaienttousdeuxécrasésparlamêmeangoissemais,chezJoe,ellesemanifestaitparuneattitudedeplusenplusfroideetdistantealorsqueKate,enproieàunterriblesentimentd’abandon,cherchaitàleretenirpartouslesmoyens.

—Qu’essaies-tudemedire,exactement?murmura-t-elle,lesyeuxpleinsdelarmes.

Ilétaitentraind’anéantirtoussesespoirs,sesrêveslesplusfous.

Ellel’avaitsuividansleNewJerseypourqu’ilsviventensemble,espérantsecrètementqu’ilauraitainsienviedefonderunvraifoyer.

Maisc’étaitde son travailqu’il était amoureux.Etdesesavions.Cesmauditsavions! Iln’yavaitaucuneautrefemmedanssavie.Lesavionstenaientàeuxseulslerôled’amantes,d’enfantsetd’épouses.

—Jecroisavoirétéassezclair,répondit-ilfinalement.

Personnellement,cettesituationmeconvienttoutàfait.Jen’aipasbesoindememarier,Kate.Jenepeuxpas,jeneveuxpasmemarier.

J’aibesoindemesentirlibre.Noussommesensemble,n’est-cepas?

Àquoiserviraitunboutdepapierridicule,peux-tumeledire?

Qu’est-cequecelasignifie,aufond?

—Çasignifiequetum’aimesetquetumefaisconfiance,quetuveuxprendresoindemoietquetupasseraslerestantdetesjoursavecmoi,Joe.Çasignifiequetucroisenmoietquejecroisentoi,quenoussommesfiersl’undel’autreetquenousn’avonspaspeurdeledireauxautres.J’estimequenousnousdevonsbiença,touslesdeux.

LesparolesdeKateleglacèrentdeterreur.Ileutl’impressionqu’elleessayaitdeleclouerausol…ousurunecroix.

Elleluiendemandaittropetilétaitrésoluàseprotégerdesesexigences,coûtequecoûte.Mêmesicelasignifiaitlafindeleurhistoire.

—Nous ne nous devons rien,Kate.Onvit ensemble au jour le jour et quandon en aura assez, onpasseraàautrechose.Pasdepromesse,pasdegarantie,voilàcommentçafonctionne!

Illuicriaitauvisage,àprésent,c’étaitsafaçonàluideprendresesdistances.Ilsedérobait,terrifiéàl’idéedeperdresaliberté.AuxyeuxdeKate,ill’abandonnait,commesonpèrel’avaitfaitdesannéesplustôt.Maiscettefois,ellesebattraitjusqu’aubout.

—C’estarrivéquand?demanda-t-elled’unevoixtremblante,luttantcontreledésespoirquimenaçait

delasubmerger.Quandas-tudécidédeneplustemarier?Pourquoin’ai-jerienvuvenir?

Pourquoinem’as-turiendit,Joe?

Dessanglotsluinouaientlagorge,ellesuffoquait.

—Pourquoimefais-tuça,Joe?

Ilserralesdentsalorsquesavoixplaintiveluitransperçaitlecœur.

—Pourquoin’essaies-tupasdeprofiterdelavie,toutsimplement?

—Parcequejet’aime,gémitKate.

En proie à un profond abattement, Joe baissa les yeux. Il n’était même plus sûr de l’aimer.Parviendrait-ilunjouràeffacerletraumatismequ’elleavaitsubiquandsonpères’étaitdonnélamort?

Ilendoutaitfortement.Désespérée,Kateétaitentraindelepousserdanssesderniersretranchements.C’étaitellequi lechassait, sansmêmes’en rendrecompte. Ils ressemblaientàdeuxenfants terrorisés,incapablesdelâcherprise.Kateavaitpeurd’êtreabandonnée,Joedeperdresachèreliberté.

—Allonsnouscoucher,Kate.Jesuisfatigué,dit-ild’untonlas.

—Moiaussi,jesuisfatiguée.

Jamaisencoreellenes’étaitsentieaussiseule.Elleallaprendreunedoucheetrestalongtempssousle jet d’eau chaude, en état de choc, les joues baignées de larmes. Joe dormait déjà quand elle lerejoignit.Allongéeàcôtéde lui,elle lecontempla longuement.Quiétait-ilvraiment?Elleeffleurasescheveux d’une légère caresse, redoutant une nouvelle attaque. Il murmura quelques mots dans sonsommeil et se retourna.Malgré cequ’il lui avait jeté auvisage, il l’aimait et elle l’aimait aussi.Ellel’aimaitaupointderenonceràtoussesrêves.Hélas,ellenepouvaitrienfairedeplus.Ilpréféraitfuirplutôtqued’écoutersoncœur.Alorsqu’ellenedésiraitqu’unechose:resterauprèsdelui.

Elle avait pris sa décision sous la douche. Elle le quitterait avant qu’ils se détruisent. Il nel’épouseraitjamais.Ilétaittempsdepartir.

Samèreavaitvujustedepuisledébut.

ElleannonçasadécisionàJoelelendemainmatin,alorsqu’ilsprenaientleurpetitdéjeuner.

—Jetequitte,Joe.

Leurs regards plongèrent l’un dans l’autre. L’incompréhension se peignit sur le visage de Joe. Ilsouffraitencoredetoutcequ’ilss’étaientditlaveille.

—Pourquoi,Kate?

—Ilm’estimpossiblederesteraprèsnotreconversationd’hier.Jet’aime.Detoutmoncœur.Jet’aiattendudeux longues années, je n’arrivais pas à croireque tu étaismort. Je savaisque jenepourraisaimerpersonned’autrequetoietj’ensuisencoreincapable.Pasdelamêmemanière,entoutcas.Maisjeveuxunmarietdesenfants,unvraifoyer.Hélas,tunepartagespaslesmêmesdésirsquemoi.

Deslarmesembuaientsonregardtandisqu’elles’efforçaitderestercalme,malgrélapaniquequiluinouait l’estomacet lecouteauqui s’enfonçait cruellementdans soncœur.Elleauraitvouluqu’il retiretoutcequ’ilavaitditlaveille,maisilneprononçapasunmot.

Il termina son petit déjeuner, puis leva les yeux sur elle. C’était un de ces terriblesmoments qui

restentàjamaisgravésdanslamémoire,avecchaquemot,chaqueimagevécus.

—Jet’aime,Kate,maisjemedoisd’êtrefrancavectoi.Jecroisquejen’aijamaisréellementdésirémemarier.Jeneveuxêtreliéàpersonne,saufpeut-êtreàmesavions.Jeneveuxpasmesentirenchaîné,jeneveuxpasavoirl’impressiond’apparteniràquelqu’un.

Ilyadelaplacepourtoiici,situveuxcontinueràtravailleravecmoi.

Maisc’esttoutcequejepeuxt’offrir.Moietmesavions.Jelesaimesansdouteautantquejet’aime,toi.Plus,certainsjours.

—Jenepourraijamaist’aimerdavantage,j’aitroppeur.Ilfautmeprendrecommejesuis,Kate.Jenedésirepasavoird’enfants;iln’yaurajamaisdeplacepoureuxdansmavie.

À l’instant où il prononçait ces paroles, une pensée terrifiante traversa son esprit: il n’avait pasbesoin deKate non plus. Son entreprise et ses avions lui étaient nécessaires pour vivre;Kate passaitaprès.

—Letravailnem’intéressepas,Joe,répliquacettedernière.Jeveuxdesenfants,jeteveux,toi.Jet’aime,maisjesuisobligéedetequitter.Ilyalongtempsquej’auraisdûteposercesquestions.

Elleavaitfaitpreuved’unetellenaïvetéenpatientanttoutcetemps!Àprésent,ellegoûtaitaveceffroilamêmesensationdepertequelorsquesonpèreétaitmort.

—J’ignorais ce que j’éprouvais vraiment quand nous avons lancé le projet, fit observer Joe.Maintenant,toutestclairdansmatête.Faiscommebontesemble,Kate.

—Jepars,dit-ellesimplementenrencontrantsonregard.

—Ettontravail?

Il n’arrivait pas à croire qu’elle allait abandonner sans l’ombre d’un regret une entreprise aussiflorissante.C’étaittoutcequ’ilavaitàluioffrir.Pourquoirefusait-elledepartagerçaaveclui?

—Cen’estpasmonentreprise,Joe,c’estlatienne.

—Tuveuxdesactions?

UnsouriresansjoieflottasurleslèvresdeKate.

—Non,jeveuxunmari.Mamèreavaitraison,finalement.Lemariageestquelquechosed’important.Pourmoi,entoutcas.

—Jecomprends.

Ilseleva,saisitsonattaché-caseetenveloppalajeunefemmed’unlongregard.

—Jesuisdésolé,Kate.

Aprèstoutcequ’ilsavaientpartagépendantseptans,ildevaitlalaisserpartir.Jamaispersonneneleforcerait à se marier. Aux yeux du monde extérieur, il était devenu un personnage important etrespectable,maisaufonddelui,ilrestaitlepetitgarçonterroriséetintrovertiqu’ilavaitété,biendesannéesplustôt.

—Moiaussi,jesuisdésolée,Joe,murmuraKate.

Joevenaitdeporterladernièreestocadeàleurhistoired’amour.

Combien de fois avait-il pris des décisions regrettables pour leur vie de couple, sans même laconsulter?C’étaitplusfortquelui,iln’avaitpaslechoix.

Ilnel’embrassapas,neprononçapasunseulmot.SousleregarddeKate,pétrifiée,ilsedirigeaverslaporteetquittalapiècesansseretourner.

Chapitre13

Les parents deKate devinèrent aussitôt qu’elle était rentrée pour de bon. La jeune femme ne leurfournitaucuneexplication.Elleétaittropanéantiepourleurracontercequis’étaitpassé.Joenecherchapasà la joindre.Tous les jours,Kateespérait recevoiruncoupde téléphone. Il finiraitparouvrir lesyeux,elleluimanquerait tellementqu’ilallait l’appelerpourlasupplierdel’épouseretdeluifaireunbébé.

Hélas,iln’enfutrien.Auboutdequelquessemaines,ellereçutunpetitcoliscontenantlesaffairesqu’elleavaitoubliéeschezlui.

Aucune lettre, aucun mot ne l’accompagnait. Son chagrin faisait peine à voir; ses parents eurentpourtant ladélicatessedenepas luiposerdequestions.Katepassa trois longsmoisd’hiveràBoston,déambulantdanslefroidcommeuneâmeenpeine, lesyeuxrougisparleslarmes.LapériodedeNoëlaccentuaencoresadouleur.EllefaillitappelerJoemillefois,maisuneétincelledelucidité laretenaittoujoursà temps.Jamaisellenepourraitcontinueràvivrecommeuneconcubine.Presquemalgréelle,elle avait besoin de se sentir intégrée à la société. Elle partit skier quelques jours entre Noël et leréveillondunouvelan.Joenesemanifestapasuneseulefois.C’étaitcommesiunepartied’elles’étaitéteintequandelle l’avaitquitté,etellen’arrivait toujourspasà imaginer l’avenirsanslui. Il lefallait,pourtant.Elleavaitprisunedécisioncourageusequ’elledevaitassumer jusqu’aubout.De toute façon,ellen’avaitpaslechoix.

Ellefitl’effortdevoird’anciensamis,maiss’aperçutvitequ’ellen’avaitplusrienàvoiraveceux.SonexistenceavaitétépendanttroplongtempscentréesurJoe.Désemparée,maisrésolueàrepartirdezéro, elle décida en janvier d’aller s’installer à New York. Le conservateur de l’aile égyptienne duMetropolitanMuseumcherchaitunassistant.Mettantenavantsesétudesd’histoiredel’art,ellepostulaetfutembauchée.Asagrandesurprise,leposteluipluténormément.Elletrouvaunappartementenfévrier;ilneluirestaitplusqu’àtournerlapage.Maislaviesemblaitterne,déprimanteetincroyablementvidesans Joe. Il ne se passait pas un instant sans qu’elle pensât à lui. Nuit et jour. Son nom apparaissaitrégulièrement dans les journaux. Sept années plus tôt, la presse saluait ses performances de pilote; àprésent,c’étaientsesappareilsrévolutionnairesquiintéressaientlemondeentier.Quandiln’étaitpasentraindeconcevoirunnouvelavion,ilvolait.

En juin, il remporta un prix au Meeting aérien de Paris. Malgré le chagrin qui continuait à lasubmerger,Kate se réjouit pour lui. Quant à elle, à vingt-cinq ans, elle était belle comme un ange etmenaitunevieencoreplusmonotonequecelledesamère.

Ellerefusait touteslesinvitations;commeàl’époqueoùsonavionavaitétéabattu,ellepassaitsesjournéesàpenseràlui.Illuimanquaittant!ElleévitamêmedeserendreàCapeCodcetété-là,craignantderéveillerdedouloureuxsouvenirs.ToutluirappelaitJoe.

Il faisait partie d’elle, qu’elle le veuille ou non. Il la poursuivrait toute sa vie. Lematin, elle seréveillaitavec l’horrible impressionquequelqu’unétaitmort,et il lui fallaitquelques instantspoursesouvenir.Oui,c’étaitbiença:elleétaitmorte.

Celafaisaitpresqueunanqu’ellehabitaitNewYorkquandelledécidadeprendreunchienpourluitenircompagnie.Audébut,l’idéeluisemblapathétique,maisellecédaàsonenvie.Unjour,alorsqu’elleétaitdescendueluiacheterdelanourritureàl’épicerie,elleeutl’immensesurprisederencontrerAndy.

Celafaisaitplusdetroisansqu’ellenel’avaitpasvuetelle le trouvatrèsbeau, trèsélégantdanssoncostumeanthraciteetsonimperméableBurberry’s.Enlevoyantfairesescourses,ellesupposaqu’ilétaitmarié.

—Kate,commentvas-tu?demanda-t-ilenlagratifiantd’unsourirechaleureux.

Ilavaitmisdutempsàseremettreduchagrinqu’elleluiavaitcausé;ilavaitmêmeétéobligédejetertouteslesphotosd’ellepouréviterdesemorfondre.Maisc’étaitfini,maintenant.

—Jevaisbien,ettoi?

Andyluiavaitmanqué.Ilavaitétésonmeilleurami,etpersonnenel’avaitremplacédepuis.

—Trèsbien.Quefais-tuici?S’enquit-il,apparemmentheureuxdelavoir.

—J’habiteàNewYork.J’aitrouvédutravailauMetropolitan.C’estintéressant.

—Tantmieux. Je lispartout lenomde Joe, ces temps-ci.C’estun fabuleuxempirequ’il abâti là.Vousavezdesenfants?

Kateneputs’empêcherderire.Ainsi,Andylescroyaitmariés.

—Non,j’aiunchiot,répondit-elleendésignantlesboîtesquis’empilaientdanssonchariot.Jenesuispasmariée.

L’étonnements’inscrivitsurlevisaged’Andy.

—Joenet’apasépousée?

—Non,ilestdéjàmarié…àseschersavions.Jecroisquecefutunesagedécisionpourlui.

—Ettoi,Kate?demandaAndyaveccettespontanéitéqu’elleavaittoujoursappréciée.Commentas-tuprissadécision?

—Pastrèsbien.C’estmoiquisuispartie.J’essaiedem’habituer.

C’étaitilyaunan,environ.

Quatorzemois,deuxsemainesettroisjours,rectifia-t-elleensonforintérieur.

—Ettoi,Andy?Tuesmarié?Tuasdesenfants?

—Desmaîtresses.Plein.Aucunrisquedechagrind’amour.

Iln’avaitpaschangé.Kateritdeboncœur.

—Profites-en.Jepeuxtoujoursprospecterpourtoi.Ilyabeaucoupdejoliesfillesquitravaillentaumusée.

—Toi,entreautres.Tuessuperbe,Kate.

Elles’étaitfaitcouperlescheveuxaucarré,pourchangerunpeu.

Manucures,rendez-vouschezlecoiffeur,entretienduchien,voilààquoielleoccupaitsontempslibredepuispeu.

—Merci.

—Quedirais-tud’alleraucinéma,undecesjours?

—Excellenteidée,approuva-t-ellecommeilssedirigeaientlentementverslacaisse.

Lepanierd’Andycontenaitunpaquetdecornflakesetunebouteilledesoda.Iltenaitàlamainunebouteilledescotchqu’ilvenaitd’acheterchezlecaviste.Lerégimetypiqueducélibataire.

—Tudevraispeut-êtreprendredulaitetdupainavectoutça,tunecroispas?suggéra-t-elled’untontaquin.

Unsourireamuséétiraleslèvresd’Andy.Katen’avaitpaschangénonplus.

—Saufsitumangestescornflakesavecduscotch,reprit-elle.Aufond,jedevraispeut-êtreessayer.

—Non,jeleboisplutôtculsec.

—Quefais-tuaveclesoda?

—Jem’enserspournettoyerlamoquette.

Ilsretrouvaientavecplaisirletonespiègledeleursconversationsd’avant,lorsqu’ilsétaientencoreétudiants.Toujoursaussiattentionné,Andyinsistapourréglersesachats.

—Tutravaillestoujoursavectonpère?demandaKateensortantdumagasin.

—Oui,çasepassemêmetrèsbien.Ilmeconfietouteslesprocéduresdedivorce…ildétesteça.

—Commec’estréjouissant!Aumoins,jen’auraipasconnuça.

—Tuaspeut-êtreévitépireencore,Kate.LeshommescommeJoenesontpasfacilesàvivre.Ilssonttropbrillants,tropcréatifs.Tuétaistellementamoureusequetunet’enrendaispascompte.

Elleenétaitconsciente,aucontraire,maiscelafaisaitpartieducharmeirrésistibledeJoe.Malgrélaprofondeamitiéqui la liait àAndy, ilne l’avait jamaisautant fascinéeque Joe. Joe ressemblait àuneétoilescintillantdemillefeux…àlafoisinsaisissableetterriblementattirante.

—Serais-tuentraindemesuggérerdechercherplutôtunabruti,laprochainefois?

—Simplementquelqu’undeplushumain,réponditAndyenretrouvantsonsérieux.Joeestquelqu’undecompliqué.Tuméritesmieux,Kate.

Lagentillesseetlacompréhensiond’Andyluiréchauffèrentlecœur.Pourquoiunhommecommeluin’était-ilpasencoremarié?

—Jet’appellerai,déclara-t-illorsqueleurscheminsseséparèrent.

Oùpuis-jetrouvertonnuméro?

—Dansl’annuaire.Tupeuxaussim’appeleraumusée.

Deux joursplus tard,elleacceptason invitationaucinéma.Puis ilsallèrentpatinerauRockefellerCenteretuneautrefoisill’emmenadîneraurestaurant.Troissemainesplustard,lorsqu’ellerentrachezellepourNoël, ils s’étaientvuspresque tous les jours.Elleneparlapasde luiàsesparents,depeursurtoutdedonneràsamèredefauxespoirs.Maislorsqu’ill’appelapourluisouhaiterunjoyeuxNoëlle25 aumatin, elle fut heureuse de l’entendre. C’était un peu comme au bon vieux temps, sauf qu’ellel’appréciait davantagedésormais.Elle aimait sa désinvolture, sa gentillesse et sa simplicité. Il n’étaitpeut-

être pas aussi fascinant que Joe,mais il prenait soin d’elle. Tout comme elle n’avait pas réussi à

chasserJoedesonesprit,Andynel’avaitjamaisoubliée.

—Tumemanques,luiavoua-t-ilautéléphone.Quandrentres-tu?

—Dansdeuxoutroisjours,répondit-ellevaguement.

Cette année encore, elle avait espéré recevoir un coup de téléphone de Joe pour Noël. En vain.Apparemment, il l’avait complètement rayée de sa vie. Tenaillée par l’envie de l’appeler, elle s’étaitravisée. Ce n’était pas une bonne idée de raviver tout ce qu’ils avaient vécu ensemble… etirrémédiablementperdu.

—Depuisquandrevois-tuAndy?demandasamèreavecintérêtdèsqu’elleeutraccroché.

—Jel’airencontréparhasardilyaquelquessemaines,alorsquejefaisaismescourses.

—Ilestmarié?

—Oui,etpèredehuitenfants,plaisanta-t-elle.

—J’aitoujourspenséqu’ilétaitl’hommequ’iltefallait.

—Je sais,maman.Nous sommes amis, c’est tout. C’estmieux ainsi, crois-moi. Comme ça, on nerisquepasdesouffrir.

Ellel’avaitprofondémentblessétroisansplustôtetportaitencoresesproprescicatrices,toujoursàfleurdepeau.Elledoutaitdelesvoirdisparaîtreunjour.Joefaisaitpartiedecesgensqu’onn’oubliejamais. Ils avaient vécu tant de choses ensemble…En fait, il avait accompagné le tiers de sa courteexistence.

Elle rentra àNewYork deux jours plus tard et récupéra avec plaisir son petit chien qu’elle avaitconfiéàunevoisine.Andynetardapasàl’appeler.

—C’esttonradarquit’aprévenudemonarrivée?Letaquina-telle.

—Non,jetefaissuivre,répondit-ilsurlemêmeton.

Ils allèrent au cinéma ce soir-là et passèrent ensemble le réveillon du jour de l’an.D’un communaccord, ilsdécidèrentd’aller fêter lanouvelleannéeensablant leChampagneauMorocco.Cefutunesoiréetrèschic,très«adulte»,commelefitremarquerKateenriant.

—Maisjesuisadulte,fitobserverAndyd’untonamusé.

Ilétaitdevenutrèsélégant,etKateneputs’empêcherdelecompareràJoe.LebeauJoe,excentriqueetparfoistellementréservé.Toutenlui,l’avaitséduite.Andyétaitpluslisse,plusdoux.

Plusaccessible,aussi.

—J’ai sauté l’âge adulte, confia Kate après sa deuxième flûte de Champagne. Je suis passéedirectementautroisièmeâge.J’aiparfoisl’impressiond’êtreplusvieillequemamère.

—Çapasseraavecletemps.Ilguérittout,déclaraAndyd’untondocte.

—Combiendetempst’a-t-ilfallupourm’oublier?demanda-t-elle,légèrementéméchée.

—Apeuprèsdixminutes.

En réalité, il avaitmisdeuxans avantd’allermieux, et il ne l’avait jamais complètementoubliée.Sinon,queferait-ilavecellecesoir-là?

Unedemi-douzainedejoliesjeunesfemmesauraienttoutdonnépoursetrouveràlaplacedeKate.

—Pourquoi?Tucroyaisqueçam’avaitprispluslongtemps?

—Non,jeneleméritaispas,reconnutKate,gagnéeparunesoudainemélancolie.Jemesuismontréeodieuseavectoi.

OùsetrouvaitJoeencemoment?Quefaisait-il…Avecquifêtait-illepassageàlanouvelleannée?Toutescesquestions-làtorturaient,malgréelle.

—Cen’étaitpastafaute,Kate.Tuétaisfollementamoureusedeluietilrentraitaupays,commeparmiracle,aprèsavoirdisparupendantdeuxlonguesannées.Jenefaisaispaslepoids.

Heureusementquenousnenousétionspasmariésentre-temps.

—C’auraitétéaffreux,concéda-t-elle.

—N’est-cepas?Alorsestimons-nousheureux.Ilfallaitquetut’endébarrassespourdebon.

—Etsijen’yparvienspas?murmura-t-elled’unairpenaud.

Illaissaéchapperunpetitrire.

—Tuyarriveras,net’inquiètepas.Maispasensombrantdansl’alcool.Tuastropbu,Kate.

—Non!protesta-t-elle,offusquée.

—Si,si,maistuesadorablecommeça.Nousdevrionspeut-êtredansertantquetutiensdebout.

Ilspassèrentunedélicieusesoirée.Lelendemainmatin,Kateseréveillaavecuneterriblemigraine.Andypassa à l’improviste avecdes croissants, de l’aspirine et du jus d’orange.Kate prépara le petitdéjeuner,lunettesdesoleilsurlenez.

—C’étaitlemomentd’apportertonscotchettescornflakes,commenta-t-elled’unevoixplaintive.

—Poivrote!PlaisantaAndyenjouantavecsonchiot.

—C’estça,leschagrinsd’amour.

Elle brûla les croissants, renversa le jus d’orange et creva lesœufs au plat en le servant,mais ilmangeatoutettrouvamêmelemoyendelaremercier.

—Jesuisunecuisinièreexécrable,avoua-t-elleavecunemouepenaude.

—Est-cepourcetteraisonqu’ilt’aquittée?

C’étaitlapremièrefoisqu’Andyl’interrogeaitausujetdesarupture.

—C’estmoiqui l’aiquitté,corrigea-t-elle,heureusedepouvoir sedissimulerderrière ses lunettesnoires. Ilnevoulaitni semarierniavoird’enfants. Je te l’aidéjàdit,n’est-cepas? Ilestmariéàsesavions.

—Entoutcas,ilmèneunebellecarrière,fitobserverAndy.

Onpouvait admirer beaucoupde choses, chez Joe: son talent depilote, son ambition, songénie…maiscertainementpassonattitudeenverslesfemmes.Commentavait-ilpuêtrestupideaupointdenepasprendreKatepourépouse?D’unautrecôté,Andynepouvaitqueseréjouirdesonerreur.

—Ettoi,pourquoies-tutoujourscélibataire?demandaKateenôtantseslunettesavantdeselaisser

tombersurlecanapé.

—Jenesaispas.Parpeur,parmanquedematurité.Parcequej’étaistropoccupé…etquejen’aipasrencontrélafemmeidéale.

Depuistoi.J’aifaitunegrossedéprimeetensuite,j’aidécidédem’amuser.J’aitoutmontemps.Toiaussi.Nesoispaspressée.Jevoistropdedemandesdedivorceatterrirsurmonbureau.

—Cen’estpasl’avisdemamère,figure-toi.Lapauvreestpaniquéedemevoirtoujoursseuleàmonâge.

—Jeleseraisaussi,àsaplace.Cen’estquandmêmepasfaciledesedébarrasserdetoi…Justeunconseil,sijepeuxmepermettre:nepréparesurtoutpasàmangeràtesprétendants.Ilsdécouvrirontbienassez vite le pot aux roses. Franchement, j’avais oublié que tu cuisinais aussi mal… Sinon, j’auraispréparémoi-mêmelepetitdéjeuner.

—Cessedeteplaindre:tuastoutmangé.

—Laprochainefois,ceserascotchetcornflakes.

L’après-midi,ilsfirentunelonguepromenadedansCentralPark.

Une fine couverturedeneige recouvrait le sol.L’air glacé leur fouetta levisage etKate se sentaitbeaucoupmieux lorsqu’ils regagnèrentsonappartement. Ilsavaientemmené lechien.L’ambianceentreeuxétaitcompliceetdétendue.Commeaubonvieuxtemps.Lesoir,ilsdécidèrentd’alleraucinéma.Lacompagnied’Andyluiréchauffalecœur.Cen’étaitpasunegrandehistoired’amour,maisplutôtunebelleettendreamitié.

Ilssevirentdeplusenplusaucoursdessixsemainesquisuivirent.

Dînersaurestaurant,cinéma,soiréesentreamis,toutétaitprétexteàseretrouver.

Andy vint à plusieurs reprises déjeuner avec elle au musée. Ils prirent l’habitude de faire leurscoursesensembletouslessamedis.

Kate découvrit le plaisir de partager desmoments simples avec quelqu’un. Trop absorbé par sontravail,Joen’avaitjamaiseuletempsd’accomplircespetiteschosesavecelle.

LejourdelaSaint-Valentin,Andysonnaàsaportelesbraschargésdevingt-quatrerosesrougesetd’uneénormeboîtedebonbonsenformedecœur.

—GrandDieu,qu’ai-jefaitpourméritertoutça?demanda-t-elled’unairravi.

Joeavaithantésespenséestoutelajournéeetellen’avaitcessédes’exhorteràtournerlapage,unefois pour toutes.Mêmeaprès tout ce temps, il lui était impossiblede le chasser complètement de sonesprit. Comment arrivait-il à se passer d’elle? Après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, pourquoin’avaient-ils pas été capables de trouver une solution à leurs problèmes? Autant de questions quirevenaientlatourmenterrégulièrement.Enfoncésdansleurspropresangoisses,ilsn’avaientpasréussiàsecomprendre.Danslavraievie,lescontesdeféesneconnaissaientpastoujoursunefinheureuse,hélas.

—Qu’est-cequec’estquecetairtouttriste?S’enquitAndyenlaconsidérantavecattention.

—J’aipassélajournéeàm’apitoyersurmonsort.

—Quelennui!Prendsunchocolat…oumange lesfleurs,commetuvoudras.Etdépêche-toid’aller

t’habiller:jet’inviteàdîner.

—Ettesautresamies?

Ellesesentaitsouventcoupabledelemonopoliserainsialorsqu’elleaimaitencoreJoe.Cen’étaitpashonnêteenverslui.D’unautrecôté,elleappréciaitdeplusenplussacompagnie.Andyluiapportaitdesmomentsdedétenteetdebonnehumeurquiluifaisaientunbienfou.

—Ellesnousrejoignenttoutesaurestaurant.Tuverras,tuvaslesadorer.Iln’yenauraquequatorze!

—Oùm’emmènes-tu?

—C’estunesurprise.N’hésitepasàtemettresurtontrenteetun.

Etpromets-moiderestersobre,cettefois.

—C’étaitpourfêter lanouvelleannée, idiot!Detoutefaçon, j’aiparfaitement ledroitdemenoyerdansl’alcool.

—Non,justement,çanesertàrien.Enoutre,ilaimeplussesavionsquetoi.Nel’oubliepas.

—Jem’yefforce.

Même ce « détail » ne comptait plus pour elle depuis quelque temps. Avait-elle pris la bonnedécisionen lequittant?Après tout, lemariageet lesenfantsnerevêtaientpasune telle importance.Lesacrificeenvalaitpeut-être lapeine,s’il luipermettaitdevivreprèsdelui.Enpleineconfusion,Kates’abstintdeconfiersestourmentsàAndy.

Cedernierattenditqu’elleaillesechanger.Aubasdel’immeublestationnaitunesplendidecalèche,romantique à souhait. Dans un cliquetis de sabots, le cheval les conduisit au restaurant sous l’œilbienveillantdespassantsetdeschauffeursdetaxi.Al’intérieur,Kateétaitconfortablementinstalléesousuneépaissecouverturedelaine.

Lacalèche s’engageadans la52eRueet s’immobilisadevant leClub21.KategratifiaAndyd’unsourirerayonnant.

—Tumegâtestrop.

—C’estquetulemérites,répondit-ilenl’entraînantàl’intérieurdurestaurant.

Les têtesseretournèrentsur leurpassage; ils formaientun trèsbeaucouple.Quelquesminutesplustard, ils s’installaient à une table tranquille, aupremier étage.Ledîner se déroula dansune ambiancedétendue; ils goûtèrent desmets délicieux. Au dessert, Andy commanda pour Kate un petit gâteau enformede cœur.Lorsqu’elleplanta sa cuillèrededans, elleheurtaquelque chosededur. Intriguée, ellerepoussalesmiettesetdécouvritunécrin.

—Qu’est-cequec’est?

—Ouvre,tuverrasbien.C’estsûrementquelquechosedebon…

Entoutcas,çam’al’airtrèsappétissant.

Lecœurbattant,Katelevalesyeuxsurlui.Ilsouriait.

—Toutvabien,Kate,murmura-t-ilavecdouceur,n’aiepaspeur…

Çavaaller.

—Etsitutetrompes?demanda-t-elle,gagnéeparlapanique.

Ilsavaientbeaucoupsouffert,chacundeleurcôté,etellen’avaitaucuneenviedeselancerdansuneaventurequ’ilsregretteraientparlasuite.

—Non,Kate,nousferonsensortequetoutaillebien,tuverras.

C’estànousd’yveiller.

Elleavaittantrêvédecemoment…maisdanssesrêves,sonprincecharmantnes’appelaitpasAndy.C’était peut-être ça, la vraie vie. Les vœux ne se réalisaient qu’à moitié. Andy n’était peut-être pasl’hommedesesrêves,maisellesesentaitbienaveclui…

Elleouvritdélicatementl’écrinetretintsonsouffle.C’étaitunebaguedefiançaillesdechezTiffany,unmagnifiquediamantquibrillaitdemillefeux.D’ungesteadroit,Andyglissal’anneauàsonannulairegauche.

—Acceptes-tudedevenirmafemme,Kate?Jenetelaisseraipasm’échapper,cettefois.Ceseraunebonnechosepournousdeuxet,aufait…jet’aime.

—Aufait?Quelgenrededemandeenmariagees-tuentraindemefaire?

—Unevraiedemande.Allons-y,fonçons.Nousseronsheureux,tuverras.

—Mamèreatoujourspenséquetuétaisl’hommequ’ilmefallait.

—Lamiennet’atraitéedetouslesnomsquandtum’aslaissétomber,répliqua-t-ilenriantavantdel’embrasser.

Katesavouraladouceurdeseslèvressurlessiennes.ElleaimaitAndy,pasdelamêmefaçonqueJoe,certes,maisellel’aimait.Ilsauraientuneviesimpleetagréable,ensemble.Aufond,onnepouvaitpastoutavoir.Ungrandamour,delapassionetdesrêvesenplus.C’étaitpeut-êtremieuxdesecontenterd’unamourordinaireetd’oubliersesrêves.

TellesétaientlespenséesdeKatetandisqu’Andyl’embrassait.

—Tamèreavaitraison,déclara-t-elleunmomentplustard,j’aiétéodieuseavectoi.Jesuisdésolée.

—J’espèrebien.Jeveilleraiàtefairepurgertapeineauquotidien,tumedoisbiença.

—Marchéconclu.JeteserviraitonboldecornflakesarrosésdescotchtouslesjoursqueDieufait.

—J’enauraibienbesoin,sic’esttoiquiprépareslepetitdéjeuner.

Dois-jecomprendrequetuacceptesdem’épouser?ajouta-t-ild’untonpleind’espoir.

—Jesuisbienobligée,réponditKate,labaguemeplaîtterriblement.

Lediamantétincelaitàsondoigt.Unsourireamuséauxlèvres,Andyl’embrassadenouveau.

—Jet’aime,Kate.Jem’enveuxpresquededireça,maisjesuisheureuxqueçan’aitpasmarchéavecJoe.

Unevivedouleur transperça lecœurde la jeune femme.Elledevrait apprendreàvivreaveccetteréalité,etAndyl’aideraitpeut-être.Ellel’espérait.

—Jet’aimeaussi,Andy,murmura-t-elle.

Unsourireespiègleéclairasoudainsonvisage.

—Quandnousmarions-nous?

—Enjuin,déclara-t-ild’untondécidé.

Kate l’enlaça en riant, submergée par une vague d’allégresse. Elle avait pris la bonne décision.PousséeparAndy.

—J’aihâtedevoirlatêtedemamèrequandjevaisluiannoncerlanouvelle!s’écria-t-elleenriantdeplusbelle.

Andylevalesyeuxauciel.

—J’aihâtedevoirlatêtedelamienne!

Chapitre14

Kateannonçalanouvelleàsesparentslelendemain.Commeprévu,ilsfurentenchantés.Samèrefutencore plus excitée en apprenant que le mariage aurait lieu en juin. Son rêve le plus cher allait seconcrétiser.Enfin.

Pendantlesquatremoisquisuivirent,Kateetsamères’occupèrentd’organiserlacérémoniedanslesmoindresdétails.Kateavaitdécidédes’entourerdetroisdemoisellesd’honneur:BeverlyetDiana,sesamiesdeRadcliffe,etuneautreamied’enfance.Elle leuravaitchoiside jolies robesenorganzableupâle.SamèrelarejoignitàNewYorkpourl’aideràchoisirsarobedemariée.Simpleetélégante,ellemettaitenvaleurlabeauténaturelledeKate.Samèrefonditenlarmeslorsdupremieressayage.

Organiséespourlaplupartparl’entouragedesparentsd’Andy,lesréceptionss’enchaînèrentpendantquatremois,etplusieurssoiréeseurent lieuàBoston toutau longdumoisdemai.C’étaitunvéritabletourbillond’émotions et d’excitation.Kate etAndy avaient décidé de partager leur lunedemiel entreParisetVenise.Griséeparl’ambianceromantique,lajeunefemmesefélicitaitcentfoisparjourd’avoirprislabonnedécision.

Tout au fond d’elle pourtant, une part secrète avait espéré recevoir des nouvelles de Joe aprèsl’annoncedesesfiançailles.

Enapprenantqu’elleallaitsemarier,peut-êtresemanifesterait-ilpourl’empêcherdecommettreuneerreur.

Lorsque la raison reprenait le dessus, elle maudissait sa propre faiblesse. Mais Joe continuait às’immiscerdanssespenséesetdanssoncœur,lorsqu’elleallaitsecoucher,tardlesoir,oulematin,justeavantqu’elleneselève.Sonamourpourluiétaitrestéintact,malgrélepasqu’elles’apprêtaitàfranchirauxcôtésd’Andy.

Lemariagesedéroulacommedansunrêve;KateressemblaitàRitaHayworth,danssalonguerobedesatindesoieivoire.Uneimmensetraîneendentelleflottaitderrièreelle.Andylaregardas’approcherdel’autel,protégéeparunlongvoileentulle.Lorsqu’ellelerejoignit,illutdanssesyeuxuneexpressiondetendresseetdetristessemêléesquilebouleversaprofondément.

—Toutirabien,Kate…jet’aime…murmura-t-ilalorsquedeuxlarmesglissaientlentementsurlesjouesdesacompagne.

Kate avait pensé à Joe toute lamatinée, avec l’horrible sensationde rompreune seconde fois.Enmêmetemps,ellesavaitqu’elleseraitheureuseavecAndy;c’étaitunhommeadorable,etilss’aimaient.

Paspassionnément,maisavec tendresseetcompréhension.Malgrécequ’ellecontinuaitàéprouverpourJoe,elleavaitfaitlebonchoixets’efforceraitdefairedeleurmariageuneréussite.

LaréceptioneutlieuauPlazaetlesjeunesmariéspassèrentlanuitdansunesomptueusesuiteavecvuesurCentralPark.Epuisésaprèscettejournéericheenémotions,ilss’endormirentpresqueaussitôtetnefirentl’amourquelelendemainmatin.

Andynevoulaitsurtoutpaslabrusquer;ilsavaientlaviedevanteux.Ilsn’avaientjamaisfaitl’amourensembleavantleurmariageetAndyignoraitsisonépouseétaitencorevierge.KateneluiparlaitjamaisdesaliaisonavecJoeetilrépugnaitàl’interrogersurlesdétailsdeleurlonguehistoire.Latimiditéetla

retenuequ’ellemanifestalorsqu’ilss’étreignirentfurentpourluiunsigned’inexpérience.Enréalité,Kateéprouvauncertainmalaiseàseretrouverdanslemêmelitqu’Andy,sonfidèleami.Maisauboutd’uncertaintempsetavecdelabonnevolonté,ellefinitparsedétendre.Andysemontratendre,attentionnéetimaginatif; il était surtout follement amoureux d’elle. Lorsqu’ils quittèrent l’hôtel pour se rendre àl’aéroportcematin-là,ilsressemblaientdavantageàdesamisd’enfancequ’àuncoupledejeunesmariés.Kateappréciaitl’affectueusecomplicitéquilesunissait.EllevouaituneconfianceaveugleàAndy.

Samèresavaitqu’ellen’étaitpaspassionnémentéprisedelui,maisceconstatnel’inquiétaitguère.Lors d’un essayage, elle avait confié à Kate que la passion était toujours dangereuse. Par définitionincontrôlable,elledévorait,consumait,engloutissaitetfinissait inévitablementpardétruire.Kateseraitbeaucoupplusheureuseauprèsdesonmeilleurami.

Leurvoyagedenocesfutidyllique.AParis,ilss’offrirentderomantiquestête-à-têtechezMaxim’s,déjeunèrentsurlepoucedansdecharmantsbistrotsdelaRiveGauche,visitèrentleLouvre,dévalisèrentlesmagasinsetfirentdelonguespromenadessurlesquais.C’étaitlasaisonidéalepourvisiterParis.Letemps était chaud et ensoleillé.Kate vivait sur un nuage de bonheur.Andy s’avérait un amant doux etexpérimenté,capabledelamettreàl’aiseinstantanément.

Lorsqu’ilspartirentfinalementpourVenise,elleavaitl’impressiond’êtremariéedepuisdesannées.SiAndysoupçonnalavéritéausujetdesavirginitéperdue,ilneluiposajamaisdequestion.Ilsavaitquec’étaitencoreunsujetsensible.Maiselleluiappartenait,désormais.

Ellen’étaitplusàJoe.

LeurséjouràVenisefutencoreplusromantiquequeParis.Ilssedélectèrentdelacuisineitalienne,découvrirentlavilleàbordd’unegondoleets’embrassèrenttendrementsouslepontdesSoupirs.

Aprèsuneescaled’unenuitàParis,ilsregagnèrentNewYork.

Leur lune de miel avait duré trois semaines — trois semaines de bonheur parfait. Ils revinrentheureux,détendus,plussoudésquejamais.

Andyretournatravaillerlelendemaindeleurarrivée.Pendantqu’ilprenaitunedouche,Kateselevapourpréparerlepetitdéjeuner.Etquandillarejoignitàlacuisineunmomentplustard,iltrouvasurlatableunboldecornflakesetunebouteilledescotch.

—Chérie,tun’aspasoublié!s’exclama-t-ilenl’attirantdanssesbrasd’ungestethéâtral.

Sousleregardéberluédelajeunefemme,ilfourradanssaboucheunepoignéedecornflakesqu’ilfitpasseravecunegouléedescotch.

—Mon père va croire que tu m’as transformé en ivrogne si je pars au bureau avec une haleineempestantl’alcool.Noussommesenréuniontoutelajournée.

Kate éclata de rire. Après son départ, elle entreprit de ranger l’appartement. Elle avait donné sadémissionunmoisavantsonmariage.Andynevoulaitpasqu’ellecontinueàtravailler.Silespréparatifsdu mariage l’avaient tenue occupée jusqu’au grand jour, elle se trouva vite désœuvrée. Pour tenterd’oubliersonennui,elleentraînaitAndyaulitdèsqu’ilrentraitdutravailpuisproposaitd’allerdîneraurestaurant.Lesjournéessesuccédèrent,deplusenplusmonotones.

—Va faire les magasins, visite les musées, amuse-toi, déjeune avec tes amies, suggéra Andylorsqu’elleluifitpartdesondésœuvrement.

Hélas,toutessesamiestravaillaientouhabitaientendehorsdelavilleavecleursenfants.

L’appartementd’Andyleurconvenaitparfaitement.Avecsesdeuxchambresàcoucher,ilseraitassezgrandpouraccueillirunbébéentempsvoulu.

TroissemainesaprèsleurretouràNewYork,Katedéclaraqu’elleavaitunenouvelleàluiannoncer.Ilsétaiententraindedîner.Unsouriretimideflottaitsurleslèvresdelajeunefemme.Andycrutd’abordqu’elle voulait lui parler de sa journée — peut-être avait-elle déjeuné avec sa mère ou une amied’enfance.IltombadesnuesquandKateluiannonçaqu’elleétaitenceinte.Ilsétaientmariésdepuissixsemaines.Selonelle,c’étaitarrivélanuitdeleurmariage…lapremièrefoisqu’ilsavaientfaitl’amour.

—Tuesallévoirlemédecin?s’enquitAndy,àlafoisravietinquiet.

Il insistapourdébarrasser la table à saplace et l’invita à s’allonger confortablement.Kateneputs’empêcherderire.

—Non,jen’ysuispasencoreallée,maisjesuissûredemoi.

Elleavaitéprouvélesmêmessensationslorsqu’elleétaittombéeenceintedeJoe,cinqansplustôt.

—Pour l’amourduciel,Andy, reprit-elled’un tonmutin, jene suispasmalade! Jeme sensmêmeparfaitementbien!

Cesoir-là,illuifitl’amouravecunedouceurinfinieparpeurdeleurfairemal,àelleouaubébé.Ilinsista pour qu’elle prenne rendez-vous chez le docteur au plus vite et ne cacha pas sa déceptionlorsqu’elleluidéfenditd’annoncerlanouvelleàleursparents.

—Pourquoiattendre,Kate?

Pour sa part, Andy avait envie de crier la bonne nouvelle sur tous les toits. Il était encore plusheureuxqu’elle,etsonbonheurlatouchaprofondément.Elledésiraitunenfantplusquetoutaumonde

—n’était-cepasprécisémentpourcette raisonqu’elleavaitquittéJoe?Enmêmetemps,malgré lebonheurqu’elleétaitentraindevivreetl’amourqu’elleéprouvaitpourAndy,ilyavaittoujourscevideenelle—unvidequ’elleétaitincapabledecombler,malgrétoussesefforts.Avecunpeudechance,lebébéparviendraitàeffacerdéfinitivementcetroubéantqueJoeavaitlaisséenelle.

—Etsijeleperds?Ceseraitencoreplusaffreuxsinousavionsdéjàrépandulanouvelleautourdenous.

L’étonnementsepeignitsurlevisagedeJoe.

—Pourquoileperdrais-tu?Quelquechosenevapas?

—Maisnon,net’inquiètepas!J’aimeraissimplementattendreunpeu,c’esttout.Lestroispremiersmoissonttoujourslesplusdélicats,expliqua-t-ellealorsquelesouvenirdesafaussecoucheluirevenaitàl’esprit.

Kateallaconsulterlemédecinquelquesjoursplustard.Cedernierlatrouvaenpleineforme.Elleluiparla en toute confidentialitéde sa fausse couche. Il regrettaqu’il n’y ait eu aucuncontrôlemédical àl’époque,maisattribual’incidentauchocqu’elleavaitsubi.Puisilluiconseilladebiensereposer,desenourrircorrectementetdenerienentreprendredetropremuant—d’éviterparexemplel’équitationetlesautàlacorde,expliqua-t-ilavechumour.Kateritdeboncœur.Illuiprescrivitdesvitamines,luiremitunelistederecommandationsetluidonnarendez-vouspourlemoissuivant.L’accouchementétaitprévu

pourledébutdumoisdemars.

EllelongeaCentralParkpourrentrerchezelle,auxanges.Elleavaitunmariadorableetaimant,elleattendaitunbébé.Ses rêves lespluschersétaienten trainde se réaliser.Elle savait àprésentqu’elleavaitprislabonnedécisionenépousantAndy.Ilsmèneraientuneviedouceetheureuse,enfamille.

Ilsannoncèrentlabonnenouvelleàsesparentsaumoisd’août,lorsqu’ilslesrejoignirentàCapeCodpourunesemaine.Samèreexultaetsonpèrenecachapassoncontentement.

—Je t’avaisbienditquec’était l’hommequ’il lui fallait, fitobserverElizabethaprès ledépartdeKateetAndy.

—Pourquoi?Parcequ’illuiafaitunenfant?lataquinaClarke.

Joeavaitoccupéuneplacespécialedanssoncœur,maisilreconnaissaitvolontiersqu’AndyétaitlemariidéalpourKate.Leurbonheurfaisaitplaisiràvoir.

—Non, parce que c’est un garçon bien. Le bébé va cimenter leur couple; il apportera un nouveléquilibreàKate,tuverras.

—Ilvasurtoutluidonnerdupainsurlaplanche!plaisantasonmari.

D’unautrecôté,Katen’avaitriend’autreàfaire.Avingt-sixans,elleétaitplusqueprêteàfonderunefamille.Laplupartdesesamiesd’enfanceavaientdéjàdeuxoutroisenfants.L’après-guerreavaitconnuunboomdesmariagesetdesnaissances.Encomparaison,Kateavaitprisquelquesannéesderetard.

Sagrossessesedérouladans lesmeilleuresconditions.LorsqueNoëlarriva,Andydécrétaqu’elleressemblaitàunballondirigeable.

Enceintedepresqueseptmois,elle-mêmesetrouvaiténorme.

Pourtant,seulsonventres’étaitarrondi; lerestedesasilhouetterestait finetélancé.Ellemarchaittouslesjours,dormaitbeaucoup,senourrissaitbien;bref,elleseportaitcommeuncharme.Ilsn’eurentqu’unepetite frayeur le soirdu réveillondu jourde l’an. Ilsavaientpassé la soiréeauMoroccoavecquelquesamisetenrentrantchezeuxàdeuxheuresdumatin,Katecommençaàavoirdescontractions.

Laculpabilité lasubmergea:elleavaitbeaucoupdanséetbuplusieursverresdeChampagne.Andyappelalemédecinquileurdemandadeveniràl’hôpitalsur-le-champ.Aprèsl’avoirexaminée,ildécidade la garder en observation pour la nuit, afin de s’assurer qu’elle n’entrerait pas en phase de travail.DevantlaminepaniquéedeKate,Andyinsistapourresterauprèsd’elle.Uneinfirmièreapportaunlitdecampqu’ilsinstallèrentàcôtédulitdeKate.

—Commenttesens-tu?demanda-t-illorsqu’ilsfurentseuls.

—J’aipeur,avoua-t-elle.Quesepassera-t-ilsij’accoucheavantterme?

—C’estunefaussealerte,net’inquiètepas.Tuenasunpeutropfait,voilàtout…Situveuxmonavis,c’estlafauteauderniermambo.

Ellegloussa.

—Onapasséunebonnesoirée,hein?

—Apparemment,cen’estpasl’avisdubébé.Oupeut-êtrequesi,justement.

—Ets’ilarrivaitquelquechose…sionleperdait?

Elleroulasurlecôtéetcherchasonregard.Redevenugrave,Andytenditlebrasverselleetpritsamain.

—Arrêtedet’inquiétersanscesse,tuveux?Pourquoivis-tudansl’angoissepermanentedeperdrelebébé?

Cettequestionlapritaudépourvu.Auprixd’uneffort,ellesoutintsonregardcouleurchocolat.Avecsescheveuxenbataille,ilétaittrèsbeau,allongésurl’étroitlitdecamp.

—J’imagine que toutes les femmes enceintes vivent avec cette peur, répondit-elle finalement endétournantlesyeux.

—Kate?

Ilyeutunlongsilence.

—Oui?

—As-tudéjàétéenceinte?

C’était unequestionqu’elle redoutait, enmême tempsqu’elle répugnait à luimentir.Le silence seprolongea.

—Oui.

Elleposasurluiunregarddésolé,craignantdeluicauserdelapeine.

—C’estbiencequejepensais.Ques’est-ilpassé?

—J’aiétérenverséeparunvélosurlecampusdeRadcliffeetj’aiperdulebébé,raconta-t-elled’unevoixblanche.

—Jemesouviensdecetaccidentdevélo,fitAndy,songeur.Decombiendemoisétais-tuenceinte?

—Dedeuxmoisetdemi,environ.J’avaisdécidédegarderlebébé.

Jen’avaispasditàJoequej’étaisenceinte,jeneluienaiparléquebienplustard,quandilestrentréenpermission.Mesparentsn’ontjamaisriensu.

C’étaitdel’histoireanciennedésormais;ilcompatissaitsimplementàladouleurqu’elleavaitvécueàl’époque.Kateétaitsafemme,àprésent.Unsourirejouasurseslèvreslorsquesonregardseposasursonventrerondcommeunballon.

—Toutsepasserabiencettefois,Kate.Tuverras.Notrebébéseramagnifique.

Il se pencha vers elle et l’embrassa. Une fois de plus, Kate prit conscience de l’intensité de sonbonheur.Elleavaitunechanceinouïed’êtrel’époused’Andy.D’iciquelquetemps,lesouvenirdeJoelalaisseraitdéfinitivementtranquille,c’étaitcertain.

Ils quittèrent l’hôpital le lendemain matin, main dans la main, et elle se reposa pendant toute lasemaine.Sa grossesse se poursuivit sans autre incident.Undimanchematin,Kate réveillaAndy.Celafaisait deux heures qu’elle surveillait ses contractions, de plus en plus rapprochées. Au bout d’unmoment,ellelesecoualégèrement.

—Mmm…oui…?C’estl’heuredemescornflakesauscotch?

—Mieuxqueça,répondit-elledansunsourire,étonnammentcalme.C’estl’heuredubébé.

—Maintenant?

Ilseredressabrusquement.Devantsonairéberlué,Kateéclataderire.

—Tucroisquej’ailetempsdem’habiller?balbutia-t-il.

—Jeteleconseillevivement,situneveuxpasdéclencheruneémeute.Cecidit,tuesmignoncommetout.

Ilétaitnusouslesdraps.

—D’accord,d’accord.Jemedépêche.Tuasappeléledocteur?

—Pasencore.

Unsourireauxlèvres,aussiimpassiblequelaJoconde,elleleregardas’affairerfébrilementdanslapièce.Unedemi-heureplustard,elleétaitprêteàpartir.Elleavaitpris le tempsdesedoucher,s’étaithabillée et coiffée. Légèrement hirsute, Andy la couvrait de mille attentions. Un bras glissé sur sesépaules, il portait sa valise dans l’autre main. En arrivant à l’hôpital, Kate suivit une infirmière quil’examinaaussitôt.Leschosesseprésentaientbien.Andyfutpriéd’allerrejoindrelesautrespèresquiarpentaientlasalled’attente,cigaretteauxlèvres.

—Combiendetempscelava-t-ilprendre?demanda-t-ild’untonanxieux.

—Cen’estpaspour toutdesuite,monsieurScott, répondit-elleavantderefermer laportederrièrelui.

ElleretournaauprèsdeKate;lesdouleursdevenaientplusintensesetelleauraitaiméqu’Andyrestâtauprèsd’elle,maislerèglementdel’hôpitalinterdisaitlaprésenceduconjointensalledetravail.Unevaguedepeurlasubmergea.

Trois heures plus tard, le travail se poursuivait, toujours aussi lentement. Dans la salle d’attente,Andyétaitdeplusennerveux.

Ilsétaientarrivésà9heuresdumatin;àmidi,iln’avaittoujoursaucunenouvelledeKate.Lorsqu’iltentaitdequestionnerlepersonnel,onluidonnaitdevaguesréponses.L’attentesetransformaencalvaire.

Il était 16 heures lorsque Kate fut conduite en salle d’accouchement. Secouée de sanglots, ellesouffrait lemartyrependantquel’inquiétuded’Andyallaitcrescendo.Pourquoiétait-cesi long?Entre-temps,certainspèreétaientpartisetd’autreslesavaientremplacés.SiseulementilavaiteudesnouvellesdeKate…Lajournées’étiraàn’enplusfinir.C’étaitungrosbébé,leschosesprogressaientlentement.

A19heures,lesmédecinsenvisagèrentdepratiquerunecésarienne;auboutd’unelonguediscussion,ils décidèrent d’attendre encore un peu.Deux heures plus tard,ReedClarke Scott vit enfin le jour. Ilpesaitprèsdecinqkilos;unetouffedecheveuxnoirscommeceuxdesonpèrecouronnaitsatête,maisAndydécrétaqu’ilressemblaitàsamèrecommedeuxgouttesd’eau.Kateluiparutplusbellequejamaisdanssachemisedenuitrose,installéecontreunepiled’oreillers,tenantdanssesbrasleurbébéendormi.

—Ilestsuperbe,murmura-t-ilenproieàuneviveémotion.

L’interminableattenteavaitfaillilerendrefou.Kate,elle,semblaitcalmeetradieuse.Andyluiprittendrementlamain.Ellesesentaitàlafoisépuiséeetsereine.Samèreavaiteuraison.Elleavaitfaitlebonchoix,elleenétaitpersuadéeàprésent.

Kateetlebébérestèrentcinqjoursàl’hôpital.Andylesramenaensuitechezeuxoùlesaccueillitune

nurse qu’ils avaient embauchée pour un mois. Il avait acheté une multitude de bouquets qu’il avaitdisposés auxquatre coinsde l’appartement. Il prit lebébédans sesbraspendantqueKate s’installaitdanslachambre.Lemédecinluiavaitrecommandédesereposerpendanttroissemaines,commetouteslesnouvellesmères.Lebébédormaitdansunberceauplacéàcôtéde leur lit.Dèsqu’il se réveillait,Kateleprenaitdanssesbrasetl’allaitaitsousleregardémerveilléd’Andy.

—Tuessibelle,Kate.

«Touteslesbonneschosesseméritent»,songeait-ilsouvent.Ilavaiteuraisond’attendreKate.Rond,rose,beaucommeunange,lebébél’emplissaitdejoieetdetendresse.

A vingt-sept ans, Kate se sentait tout à fait prête à se consacrer à son enfant. Calme, mûre, elles’occupaitmerveilleusementbiende lui.Elleprenaitunplaisir intenseàveilleretàsoignersonbébé.Elle avait attendu cemoment toute sa vie.Andy partageait son sentiment. Jamais encore ils n’avaientconnuuntelbonheur.

Chapitre15

Reedavaitdeuxmoisetdemi lorsqu’Andyrentradubureauunsoirdemai,visiblementexcité.Onl’avaitdésignépourfairepartied’unecommissionchargéed’entendrelestémoignagesdescriminelsdeguerre en Allemagne. Les procès avaient débuté depuis plusieurs mois, mais les autorités judiciairescontinuaientàrecruterdesavocatsspécialisésdansdifférentsdomainespourparticiperàcettemission.Fortd’uneexpériencejuridiquediversifiée,Andysesentaithonoréd’avoirétéchoisi.

—Pourrai-jeveniravectoi?demandaKateavecenthousiasme.

—Jene pense pas, chérie.Lamission en elle-mêmepromet d’être passionnante,mais nous seronslogésdansdesbaraquementsmilitairestrèsrudimentaires.

—Combiendetempsresteras-tulà-bas?demandasoudainKate,intriguée.

—C’estlepointdélicat,commença-t-ilsuruntond’excuse.

Ilyavaitsoigneusement réfléchiavantd’accepter.On luiavaitdemandéuneréponse immédiate,etbienqu’ilrépugnâtàl’idéedequitterKateetReed,ilétaitconscientqu’ils’agissaitlàd’uneoccasionunique—exceptionnelle.Kateapprouveraitsadécision,iln’enavaitpasdoutéuninstant.

—Jeseraiabsenttroisouquatremois,reprit-ild’unairdésolé.

Kateémituncridesurprise.

—Hé!C’esttrèslong,Andy.

Ilhochalatête.

—Je leur aidemandé si jepourrais éventuellement couper le séjour endeuxpourpasserquelquesjoursauprèsdemafamille,maisc’estimpossible.Nousseronstousbloquéslà-bas,loindenosépouses.Iln’yapassuffisammentdelogementsdisponibles.

Ilseraitintégréauservicejuridiquedel’arméependanttroisouquatremois.Pourluiquin’avaitpualler se battre pendant la guerre, c’était l’occasion de se rattraper en servant son pays d’une autremanière.

—Jesuisdésolé,moncœur.Onpourratoujourspartirenvacancesàmonretour,ajouta-t-ilenpensantdéjààunvoyageenCalifornie.

—Tuasraison.D’accord.Bon,ilnemeresteplusqu’àm’occuperpendanttonabsence.

—Notrepetitprinceveilleraàcequetunet’ennuiespas,net’enfaispas,fitAndydansunsourire.Tupréféreraispeut-êtreallert’installercheztesparents?

Katesecoualatête.

—Mamèreseraitravied’avoirReedàdemeure,maisjenelasupporteraispaslongtemps.Non,nousresteronsàlamaison,Reedetmoi,fidèlesauposte.Aufait,n’oubliepasd’emporterduscotchpourtescornflakes.

—Merci,Kate,murmuraAndyenl’embrassant.Tuesformidable.

—Ai-jelechoix?Jedevraispeut-êtrefairelatête…?

Unsourireespièglejouasurseslèvres.Andyallaitluimanquer,maiselleétaitheureusepourlui.

—Tupourraisfairelatête,eneffet,maisjepréfèredeloinquetuleprennesainsi.J’aivraimenttrèsenviedeparticiperàcettemission.

C’estundéfipassionnant.

—Jesais,fitKate,conscientedel’importanceduprojet.Quanddois-tupartir?

Ilesquissaunegrimace.

—Dansquatresemaines.

Kateluijetaunoreillerauvisage.

—Idiot,va!Tuseraspartitoutl’été.

Etdavantage.Sondépartétaitfixéau1erjuilletetilnedevaitpasespérerêtrederetouravantlafindumoisd’octobre.Venusdesquatrecoinsdupays,lesavocatsrecrutéspourcettemissionserendraientenAllemagneenavionmilitaire.

Durantlessemainesquisuivirent,KateaidaAndyàclassersespapiersetàfairesesbagages.Plusletempspassaitetpluselle redoutait sondépart.Elleallait se sentir terriblement seule sans lui, avec lebébépouruniquecompagnie.Nuldoutequecesquatremoiss’avéreraientlespluslongsdesonexistence.

Deux jours plus tard, pour leur premier anniversaire de mariage, Andy lui offrit un somptueuxbraceletendiamantsdechezCartier.

Katen’encrutpassesyeux.Encomparaison,lamontredechezTiffanyqu’elleavaitchoisiepourluisemblaittoutàcoupridicule.

—Andy,tumegâtestrop,vraiment!s’écria-t-elle,àlafoisravieetstupéfaite.

SajoiefitplaisiràAndy.Ilaimaitlacouvrirdecadeaux.C’étaitunemanièredelaremercierd’êtrelà, auprès de lui. Kate était une merveilleuse épouse, une mère formidable et une compagneirremplaçable.Ilaimaitparleretrireavecelle,ilaimaitaussiluifairel’amour.Ilsétaientsanscontestelesmeilleursamisdumonde.

—C’estpourteremercierd’êtreaussicompréhensive,entoutescirconstances.

—Quedirais-tudepartirplussouvent?Plaisanta-t-elleenlegratifiantd’unsouriremutin.

IlspassèrentunemerveilleusesoiréeauStorkClubpourcélébrer leuranniversairedemariage.Le1erjuillet,KateaccompagnaAndyàl’aéroportavecReed.Ilsétaientcinqavocatsàs’embarquersurlevolmilitaireàdestinationdel’Allemagne;lesautresvenaientdeplusieursgrandesvillesdupays.

Andyl’embrassaetl’étreignitlonguementavantd’embarquer.

Cette séparation les attristait tous les deux. Il essaierait de l’appelermais ignorait encore s’il enauraitlapossibilité.

—Jet’écrirai,promit-il.

Aurait-illetempsdetenirsapromesse?Kateendoutait.Lesquatremoisàvenirpromettaientd’êtretrèslongssanslui.Illuimanquerait.IlembrassaleurbébépuisKateunedernièrefoisetseprécipitaverslaported’embarquement.Ilétaitleplusjeunedugrouped’avocatsnew-yorkais.Commeellesedirigeaitlentement vers la sortie, les autres épouses lui adressèrent des sourires chaleureux. Reed avait alors

quatremois; il aurait fait d’énormes progrès quandAndy le reverrait. Pour combler ce vide,Kate luiavaitpromisdeprendredenombreusesphotos.

Kate passa le 4 juillet àNewYork; il régnait sur la ville une chaleur caniculaire.Heureusement,l’appartementétait équipéde l’air conditionnéet ellepassait lesheures lespluschaudesà l’intérieur,avec son fils, préférant se rendre auparc tôt lematinet ressortir en find’après-midi, lorsque l’air serafraîchissait.Lasolitudeluipesaiténormément.Commeprévu,elleselanguissaitd’Andy.

Un jour, elle décida d’aller au zoo avec Reed. L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’elle reprittranquillement le chemin de leur appartement, poussantReed devant elle. Elle longea l’hôtel Plaza etdescendit laCinquièmeAvenuepour regarder lesvitrines.Ellevenait de traverser la ruequandon labousculaviolemment.Déséquilibrée,elles’assuraqueReedn’avaitrienetlevalesyeuxversceluiquiavaitfaillilarenverser.Joesetenaitdevantelle.

Kateledévisagead’unairinterdit.Jamaisellen’avaitimaginélecroiserunjourparhasard,dansuneruedeNewYork…

—Bonjour,Kate.

C’étaitcommes’ilss’étaientquittéslematinmême.Rienn’avaitchangé.Joeétaitexactementcommedanssonsouvenir.Saufquelacontrariétéetladéceptionnedurcissaientplussestraitscommelejourdeleurrupture.Aucuneparolecruellenesortitdesabouche.

Non, il n’y avait que ce visage séduisant et ces yeux incroyablement bleus qui la fixaient avecintensité,commes’il l’avaitattenduetoutce temps, trois longuesannées…cequin’était,biensûr,quepurechimère.MaislecharmeopéraittoujourssurKate.

Lesfeuxpassèrentauvert,desklaxonsretentirentautourd’eux.

D’ungesteautoritaire,Joelapritparlebrasetl’entraînajusqu’autrottoird’enface.Ill’aidaàfairemonterlapoussette.Unsourirenaquitsurseslèvreslorsqu’ilbaissalesyeuxsurlebébé.

—C’estqui,ça?s’enquit-ild’untonamusétandisqueReedbabillaitjoyeusement,visiblementsouslecharmedel’inconnu.

—C’estmonfils,Reed,réponditKateavecfierté.Ilaquatremois.

—C’est un beau petit garçon, observa Joe, songeur. Il te ressemble, Kate. J’ignorais que tu étaismariée…àmoinsquetunelesoispas?

Danslabouched’uneautrepersonne,laquestionauraitpupasserpouruneinsulte,maisc’étaittoutJoe.

Pour lui, une femme pouvait très bien avoir un enfant sans être mariée. C’était son esprit avant-gardiste…ourétrograde,selonlepointdevue.

—Jesuismariéedepuisunpeuplusd’unan.

—Tun’aspasperdutontemps,ondirait,observa-t-ild’untonespiègle.

Au fond, celane le surprenait guère.Katene lui avait jamais caché sondésir d’êtremère.C’étaitd’ailleursenpartiepourcetteraisonqu’ellel’avaitquitté.Celafaisaittroisansqu’ilnel’avaitpasvue,maisellen’avaitpaschangé.Enfait,elleétaitencoreplusjoliequedanssonsouvenir.

Lamaturitéluiseyaitadmirablementbien,àluiaussi,songeaKateenl’observant.Atrente-neufans,il

avait toujours son air d’adolescent, surtout avec lamèchede cheveuxblondsqui lui retombait sur lesyeux.IllarepoussadansungestequeKateavaittoujourstrouvécharmant.Combiendefoisl’avait-ellerevuenpensée,cegeste,alorsqu’ellepleurait toutes les larmesdesoncorps, recroquevilléesoussesdraps? À présent qu’il se tenait devant elle, une étrange sensation, de tristesse et d’abandon mêlés,l’habitait.

Elleauraitaiméresterdemarbre,ous’apercevoirqu’elleétaitdevenueinsensibleàsoncharme,maisnon…enlevoyant,elleéprouvait toujourslemêmepetitpincementaucœur.Elleavaitcruàl’époquequecepetitpincementétaitsynonymedegrandamour.

Elle ne l’avait jamais ressenti avec Andy. Avec lui, tout était toujours calme et tranquille, sansremous.FaceàJoeaucontraire,elleperdaitlecontrôledesesémotions.Iln’étaitqu’unpersonnagedupassé,chercha-t-elleàseconvaincre.

Maisunpersonnage très important.Lamêmeondeélectriquepassaentreeux lorsqu’ilplongeasonregarddanslesien.Ilyavaitdoncdeschosesimmuables,encemonde…

—Quiestl’heureuxélu?s’enquit-ild’untondésinvolte.

Ilnesemblaitpaspressédepartir.

—AndyScott,monvieilamideHarvard.

—Tamèrel’avaittoujoursconsidérécommelemariidéal.Elledoitêtreauxanges,ajouta-t-ilavecunepointed’ironiedanslavoix.

—Eneffet,admitKate,gagnéeparuneétrangetorpeur.

Conscientedudangergrandissant,elles’exhortaàprendrecongé.

Hélas,elleétaitcommepétrifiée,captivéeparlesondesavoix,envoûtéeparsonparfum.

—ElleestcomplètementgâteuseavecReed.

—C’estunbeaubébé.L’entreprisemarchebien,aufait.

Modeste,laformuleluiarrachaunsourire.L’entreprisedeJoeétaitunedesplusimportantesdupays;audired’Andy,ilbrassaitdessommesd’argentconsidérables.Elleavaitlurécemmentdanslejournalqu’ils’apprêtaitàcréersaproprecompagnieaérienne,baptiséeAllWorld.

—J’ailubeaucoupd’articlesàtonsujet,Joe.Est-cequetupilotestoujoursautant?

—Dèsquej’arriveàmelibérer.Pasassezsouvent,àmongoût.Jecontinueàtesterlesappareilsquejeconçois,maiscesontdesvolsparticuliers.Noussommesentraindemonterunecompagnieaériennequiproposeradesdestinationsinternationales.JesuisalléàParisavecCharlesilyaquelquessemaines.Apart ça, la plupart du temps je suis coincé derrièremon bureau.Nous avons un immeuble en ville,maintenant.

Ils ressemblaient àdeuxamisde longuedatequi échangeaient lesdernièresnouvelles après s’êtreperdusdevue.Saufquec’étaitunleurre.Ilsétaientplusquedesimplesamis.

—NousavonségalementunbureauàNewYork,unàChicagoetunàLosAngeles.JesuissouventsurlacôteOuest,maisc’estàNewYorkquejetravaillelaplupartdutemps,expliquaJoe.

—Tuesdevenuquelqu’und’important,Joe.

Katesesouvintdel’époqueoùiln’avaitrien;commeellel’avaitaimé,alors!Acertainségards,illuisemblait différent, à présent. Il dégageait une impression de pouvoir et en même temps, lorsqu’il laregardait, elle retrouvait lemêmehomme timide,pleinde contradictions; celuiquidétournait lesyeuxavantdeplantersonregarddanslesiencommepourpercerlessecretsdesonâme.

Impossibled’échapperàl’intensitédesonregard.

—Veux-tuquejeteraccompagnequelquepart,Kate?Ilfaitencorechaudpourlebébé.

—Enfait,nousétionssortispourprendreunpeul’air.J’habiteàquelquesruesd’ici.Çamefaitdubiendemarcherunpeu.

—Viens.

Avantqu’elleait le tempsderéagir, il lapritpar lebraset l’entraînaàsasuiteenpoussantd’unemainlapoussettedeReed.

Une voiture stationnait de l’autre côté de la rue. Quelques instants plus tard, Kate se retrouva àl’arrièreduvéhicule,tenantReeddanslesbras.Lechauffeuravaitpliélapoussettedanslecoffre;Joepritplaceàcôtéd’elle.

—Oùhabites-tu?

Elleluidonnasonadressequ’ilcommuniquaaussitôtauchauffeur.

—J’habiteàcôtédecheztoi,fit-ilobserver.Toutenhautd’unimmeuble,çamedonnel’impressiondevoler.Parle-moiunpeudetoi;quefais-tucetété?

—Jenesaispas…nous…je…

Une immense confusion régnait en elle. Comme d’habitude, Joe l’entraînait dans un tourbillond’émotionsaussiintensesqu’incontrôlables.Troisannéesavaientpasséetrienn’avaitchangé.

Ellesesentaittoujoursaussivulnérablefaceàlui.Lemêmecourantquasimagnétiquelapoussaitverslui.

—Nousn’avonspasvraimentfaitdeprojets,répondit-elle,faisantuneffortpourseressaisir.

Ilétaitcommeunedroguequ’ellegoûtaitdenouveauavecdélice.

Cettefoispourtant,elledevaittrouverlaforcederésister.Elleétaitmariée,àprésent.

—J’avais prévu de me rendre en Europe la semaine prochaine, reprit Joe alors que la voitureremontait lentement la rue.Mais je viens juste d’annulermon voyage. J’ai trop de travail avec notrefuturecompagnieaérienne.Nousrencontronslesmêmesproblèmesqu’audébut,aveclessyndicats.

Joeluiparlaitdechosesqu’elleconnaissaitbien,commepourluisignifieradroitementqu’elleavaitété à lui avantd’être àAndy.Tout à coup, il se tournavers elle et esquissa le sourirequi l’avait faitfondredèsleurpremièrerencontre.C’étaittoutàfaitinconscientdesapart,instinctif,commel’attirancequ’iléprouvaitpourKatealorsqu’elleétaitassisetoutàcôtédelui.

—Quedirais-tudevenirfaireunebaladeenavionavecAndy,undecesjours?Tucroisqueçaluiplairait?

Sans aucundoute.Mais certainement pas avec Joe. Plus que quiconque, il savait ce que Joe avaitreprésentépourKate.Elleneluiavaitjamaisriencachédesonattachementpourlui.Ilsavaitàquelpoint

elleavaitsouffertdedevoir lequitter.Siellen’avaitpaseu lecrandeprendrecettedécision,elleneseraitjamaisdevenuesafemme.Andysavaitqu’ilnefaisaitpaslepoidsfaceaucharismedupilote.Kateetluiavaientpartagéquelquechosed’intense,demagique;ilnesesentaitpasdetailleàluttercontreça.

Priseaudépourvu,Katechoisitdeluidirelavérité…etleregrettapresqueaussitôt.

—IlestenAllemagneencemoment.Ilaétéchoisipourparticiperauxprocèsdesgrandscriminelsdeguerre.

—Trèsimpressionnant.Ildoitêtreexcellentdanssapartie,observaJoetandisquesesyeux,rivésàceuxdeKate,posaientd’autresquestions—desquestionsdangereusesauxquellesellenedésiraitpasrépondre.

—C’estunexcellentavocat,eneffet,reconnut-ellenonsansfierté.

Aumêmeinstant,lavoitures’arrêtadevantsonimmeubleetelledescenditpromptement.Lechauffeursortit la poussette du coffre et elle y installa Reed sous le regard attentif de Joe. Comme avant, ilobservait tout;rienneluiéchappait,mêmecequ’elleauraitpréféréluicacher.Kateleconnaissait toutaussibien.Unisparuneforceirrésistible,ilsformaientlesdeuxmoitiésd’untout.Cettefois-ci,pourtant,Kateétaitfermementrésolueàluttercontrecetteattirance.Joeétaitsortidesavieetiln’yentreraitplus.Lebonheurdesoncoupleendépendait.D’ungestedistant,elleluitenditlamainetleremerciapoliment,feignantd’ignorerlessentimentsquil’assaillaient.

—Tusaisoùmetrouver,déclara-t-ilavecunsoupçond’arrogance.

Passe-moiuncoupdefil,undecesjours.Jet’emmèneraifaireunebaladeenavion.

—Merci,Joe.

Vêtued’une jupe,d’uncorsageetde sandalesencuir, elleparaissait très jeune.Sasilhouetteétaitrestéeparfaite.Ilsesouvenaitparfaitementdelamoindredesescourbes.Troisannéesn’avaientpassuffiàémousserlessouvenirs…nilessentiments.

—Merciencoredem’avoir raccompagnée,dit-elleavantdesedirigervers l’entréede l’immeubleaveclapoussette.

Joe la suivit des yeux. Elle ne se retourna pas, priant en silence pour que leurs chemins ne serecroisentjamais.Ellepénétradanssonappartementlesoufflecourt.Elleauraitvoulusejustifierauprèsdequelqu’un, expliquerqu’ellene ressentaitplus rienpour Joe,qu’elle se réjouissaitplusque jamaisd’avoirépouséAndyetd’êtrel’heureusemamandupetitReed.Elleavaitbesoindeconvaincrelemondeentierqu’elleétaitdéfinitivementguérie,queJoenesignifiaitplusrienpourelle.

Toutaufondd’elle,hélas,elleconnaissait lavérité.Rienn’avaitchangéentreeux.Depuisdixans,l’attirancequ’ilséprouvaientl’unpourl’autreétaitintacte.

Chapitre16

LelendemaindesarencontreavecJoe,Kateseréveillaenproieàunprofondmalaise.Sonsommeilavaitétépeupléderêvesmouvementés.LorsqueReedsemitàpleurer,elleselevaavecladésagréableimpressiond’avoirtrahiAndy.Unmomentplustard,alorsqueReeds’étaitrendormietqu’ellebuvaitunetasse de café, elle prit le temps de réfléchir à ce qui s’était passé.Elle n’avait rien fait demal.Elles’étaitcomportéedemanièretrèscorrecteavecJoe,enprenantsoindechassertouteambiguïté.Elleneluiavaitpasditqu’ellel’appellerait.Malgrétout,unsentimentdeculpabilitélatenaillait,commesilehasardn’avaitpasététotalementfortuit…

commesielleavaitdélibérémentprovoquéleurrencontre.C’étaitidiotetpourtantcettesensationdemalaisene la lâchapasde la journée.Dans la soirée,alorsqu’ellevenaitd’écrireune longue lettreàAndy,lasonneriedutéléphoneretentit.Elledécrocha,s’attendantàentendresamère.Maislavoixquis’élevaàl’autreboutdufilluifitchavirerlecœur.Lesintonationsgravesetveloutéesqu’elleavaitrêvéd’entendrependantdesannéeslabouleversaienttoujoursautant.

—Salut,Kate.

Lasoiréeétaitdéjàbienentamée.Alafoislasetdétendu,Joel’appelaitdubureau.

—Bonsoir,Joe.

Kateattendit,curieusedeconnaîtrelaraisondesonappel.

—J’ai pensé que tu devais t’ennuyer, sansAndy, reprit-il.Que dirais-tu de déjeuner avecmoi, ensouvenirdubonvieuxtemps?

Il s’exprimait avec douceur, presque humblement. Son invitation semblait tout à fait désintéressée.MaisKatedoutaitdesaproprevolonté.

—Jenesaispas…

—J’aitoujoursrêvédetemontrernotresiègesocialnew-yorkais,enchaînaJoecommes’ilnel’avaitpas entendue.L’immeuble est à couper le souffle, c’est un des plus beaux du pays. Tu étais là dès ledébut,Kate,jepensaisquecelateplairaitdevoircequel’entrepriseestdevenueaprès…aprèsquetu…

—Celameplairaitbeaucoup,eneffet,maisjenecroispasquecesoitunebonneidée.

—Pourquoi?

Son ton déçu lui alla droit au cœur.Lemot « danger » clignotait devant ses yeux.Elle poussa unsoupir.

—Jenesaispas,Joe.

Ellesesentaitencoreterriblementprochedelui,siprochequ’elleeutsoudainenviederemonterletemps.Unflotdesouvenirsaffluaàsonesprit.

LadisparitiondeJoependantdeuxlonguesannées—unvéritablecalvaire;sonretourd’Allemagne,inespéré,etcetinstantbénioùelleavaitposélesyeuxsurlui.

—L’eauacoulésouslespontsdepuisquej’aiquittéleNewJersey.

—C’est exactement ceque je suis en trainde tedire. J’aimerais que tuvoies à quoi ressemble lebarragequej’aiconstruitdepuis;c’estunepurebeauté.

—Tuesdésespérant,répliquaKated’untonrieur.

—Tutrouves?Pourquoinepouvons-nouspasêtreamis,Kate?

«Parcequejet’aimeencore»,eut-elleenviederépondre,dutacautac.Etsitoutcelan’étaitquepure illusion? Peut-être était-ce simplement le souvenir de ce qu’ils avaient vécu ensemble qui laséduisait.L’amour, le vrai, elle le vivait au quotidien avecAndy. Joe s’inscrivait dans une espèce dechimère,derêveintemporel—ilétaitlehérosd’uncontedeféesenfantindontlafinheureuseluiavaittoujours échappé. Joe représentait une menace sournoise. Ils le savaient pertinemment, l’un commel’autre.

—Jet’enprie,Kate,acceptededéjeuneravecmoi…Jemetiendraitranquille,promis.

—Jen’endoutepasuninstant,répliqua-t-elleavecfermeté.

Simplement,jenevoispaspourquoinousdevrionsnousinfligerça.

—Parcequenousnousapprécions,cen’estpasnouveau.Dequoias-tupeur,jenecomprendspas?Tuasunmari,unbébé,tumènesunevieheureuse.Toutcequej’ai,moi,cesontdesavions.

Sontonfaussementpathétiqueluiarrachaunriremoqueur.

—Neme sers pas ce couplet, Joe! Ce qu’il te faut justement, ce sont tes chers avions! Tu les astoujoursaimésplusquemoi.C’estd’ailleurspourcelaquejet’aiquitté,simessouvenirssontbons.

—Onauraitputrouveruncompromis,observa-t-ilavecunesincéritétouchante.

Pourquoiluidisait-ilcelamaintenant?C’étaittroptard.Beaucouptroptard.

—J’aipourtant essayéde te le faire comprendre,murmura tristementKate,mais tunevoulais rienentendre.

—Jen’étaisqu’unidiotetpuisj’avaisunepeurbleuedem’engager.Jesuisbeaucoupplusintelligent,maintenant.Pluscourageuxetplusvieuxaussi.Jesaiscequej’aiperduquandtum’asquitté.J’étaistropfieràl’époquepourreconnaîtreàquelpointtum’étaischère.Sanstoi,lavien’aplusdesens,Kate.

C’était exactement cequ’elle avait rêvéd’entendrequand elle vivait auprèsde lui, désespérémentamoureuse.Quellecruellefacétiedusort!Joevenaitdeprononcerlesparolesquil’auraientrenduefolledejoie…quelquesannéesplustôt.

—Jesuismariée,Joe,dit-elleàmi-voix.

—Jesais. Jene tedemandepasde toutbouleverserpourmoi.Tuas tavie, j’ensuisconscient. Jeveuxjustequenousdéjeunionsensemble.Unsandwich,surlepouce.Tupeuxaumoinsm’accorderça.J’aimeraisvraimenttemontrerlefruitdemesefforts.

Sontonétaitempreintdefierté;enmêmetemps,ildonnaitl’impressionden’avoirpersonned’autreavecquipartager sa satisfaction.C’était sa faute,bienentendu.Avait-ilconnud’autres femmesdepuisqu’elleétaitpartie?Probablement,maisaucunen’avaitréussià leretenir longtemps.Sesavionsetsonentreprisecontinuaientà l’accaparerentièrement.Lemondede l’aéronautique l’avaitdepuis longtempsconsacrémeilleurconcepteurd’avions.Joeétaitungéniedanssondomaine.

—Tu veux bien,Kate? Je suis sûr que tu t’ennuies àmourir sansAndy. Trouve une baby-sitter etdéjeuneavecmoi.Tupeuxmêmeamenertonbébé.

Kate étouffaun soupir.Elle avait l’impressiond’avoir affaire àun enfantbuté.Buté et diablementpersuasif.FairegarderReedneluiposeraitaucunproblème.Elleavaitdéjàfaitappelàplusieursbaby-sittersquandAndyetelledécidaientdesortirpourlasoirée.

—D’accord,c’estoui.

—Tuesmerveilleuse,Kate.Merci.

Pourquoiétait-ce tellement importantqu’ellevoie lesbureauxdesonentreprise?sedemandaKate,troublée.Déjà,Joeproposait:

—Quedirais-tudedemainmidi?

Elleréfléchitlonguementavantdemurmurer:

—D’accord.

Autantsedébarrasserauplusvitedecerendez-vous.Ceseraitpourellel’occasiondeprouverquetout était fini entre eux, définitivement. Qu’elle n’éprouvait plus rien pour lui. Un peu comme unalcoolique savoure sa victoire lorsqu’il parvient à passer devant un bar sans s’y arrêter. Malgré lecharmeravageurdeJoe,ellesesentaitassezfortepoursurmontercetteépreuve.

Il luiproposadevenir lachercher,maisKatedéclinasonoffre.Elle leretrouveraitdirectementauGiovanni’s,àmidietdemi.

Lelendemain,Katepoussalaportedurestaurantà12h30précises,élégammentvêtued’untailleuren linblanc et coifféed’ungrandchapeaudepaille. Joe l’attendait. Il l’embrassa sur la joue, sous leregard curieux de plusieurs convives. A force d’apparaître dans les journaux, Joe était devenu unpersonnagepublicque lesgens reconnaissaient facilement.Heureusement,Katen’étaitpasconnue;auxyeuxdesautresclients,ellen’étaitqu’unebellejeunefemme.

—Tuastoujourseuledondememettreenvaleur,déclaraJoecommeilss’installaientàunetabled’angle,àl’abridesregardsindiscrets.

—Tun’aspasbesoindemoipourça,répondit-elledansunsourire.

Kateétaitheureusededéjeunerdehors;c’était lapremièrefoisqu’ellesortaitenmilieude journéedepuislanaissancedeReed.

Andyparti,elles’occupaitexclusivementdesonfils.Ellel’adorait,biensûr,maisellen’avaitpaseudediscussionavecunadultedepuis ledépartd’Andy.Toussesamisd’enfancehabitaientàBoston;detoute façon, elle avait perdu de vue la plupart d’entre eux quand elle vivait avec Joe. Aveuglée parl’amour,totalementabsorbéeparleprojetprofessionneldesoncompagnon,elles’étaitpeuàpeucoupéedu reste dumonde. Ensuite,Andy et le bébé avaientmonopolisé toute son attention.A la vérité, ellen’avaitniletempsnil’enviedesefairedenouveauxamis.

Ils abordèrent une multitude de sujets au cours du déjeuner. Joe lui parla de l’entreprise, de sesderniersmodèlesd’avions,desessoucis.Ilsdiscutèrentensuitedesacompagnieaérienne.Ilmenaitdefrontunequantité impressionnantedeprojetspassionnants.Encomparaison,Katemenaitunevieplutôtmonotoneauprèsdesonmarietdesonbébé.Heureuse,certes,maissommetoutetrèscalme.

—As-tul’intentiondereprendreletravail,Kate?demanda-t-ilsoudain.

Toutaulongdurepas,Joes’étaitcomportéenparfaitgentleman.

Asagrandesurprise,Katesesentaitparfaitementàl’aiseensacompagnie.

—Jenecroispas,non.Jepréfèreresteràlamaisonpourm’occuperdeReed.

Toutefois,elleyavait songé.MaisAndyavait refuséd’enentendreparleretelle s’étaitpliéeà savolonté.SontravailauMetropolitanMuseumluiavaitbeaucoupplu,maisl’ambitionprofessionnellenelarongeaitpas.

—C’estunadorablebébé,maisçadoitêtreennuyeux,àlalongue,des’occupersanscessedelui,fîtJoe.

Sonfranc-parlerprovoqual’hilaritédeKate.

—Parfois,oui,jel’admets.Maisc’estsurtouttrèsagréable.

—Jesuiscontentdevoirquetuesheureuse,Kate,dit-ilenlaconsidérantavecintensité.

Katehochalentementlatête.Ellenevoulaitpasaborderdesujetstropintimesaveclui,depeurderéveiller lepassé.Enoutre,elleavaitdécidédenepasparlerd’Andy,parrespectpourlui.Iln’auraitprobablementpasappréciéqu’elledéjeuneencompagniedeJoe,maisc’étaitpourelleunemanièredeseprouverquetoutétaitfinientreeux.C’étaitunrendez-vouspurementamical.Ilsn’avaientparléquedusujetpréféréde Joe: l’aviation;unsujetqueKateavait apprisàconnaîtreet àaimerquand ils étaientensemble. Joe avait toujourspris en compte ses avis, qu’il estimait souvent judicieux.LaprésencedeKateàsesdébutsl’avaitgalvanisé.Depuisleurséparation,l’entreprises’étaitbeaucoupdéveloppéeetKateétaitcurieused’ensavoirplusquecequ’elleavaitludanslesjournaux.

Aprèsledéjeuner,ilsprirentlavoituredeJoe.Kateretintsonsouffleenapercevantl’immeublequiabritait les bureaux new-yorkais. Dans cet impressionnant gratte-ciel évoluaient des centainesd’employés qui travaillaient soit à la conception de nouveaux appareils, soit à la bonnemarche de lacompagnieaérienne.

—MonDieu,Joe,quiauraitcruqueçaprendraitdetellesproportions?

Enmoinsdecinqans,ilavaitbâtiunvéritableempire.

—C’estd’autantplusétonnantquandonsaitquejadisjen’étaisqu’ungossequitraînaitautourd’unpetitaérodrome,sansriend’autrequ’unepassionviscéralepourlesavions.C’estça,l’Amérique,Kate.Jeluiensuisprofondémentreconnaissant,conclut-ilavecunehumilitéquilabouleversa.

—Tupeuxl’être…

Elles’exclamad’admirationendécouvrantsonbureau.Situéaudernierétagedel’immeuble,iloffraitunevueimprenablesurNewYork.Onavaiteffectivementl’impressiondeplanerau-dessusdelaville.La pièce était décorée d’élégants objets d’art anglais. Accrochés auxmurs lambrissés, Kate reconnutplusieurstableauxdemaître.

Apparemment, Joe s’était constitué une belle collection d’œuvres d’art, guidé par un goûtirréprochable.C’étaitdécidémentunhommeexceptionnel.Kateauraitpupartagertoutcelaaveclui…àcondition d’accepter ses exigences: pas de mariage et pas d’enfant. Malgré tout l’amour qu’elle luiportait, elle n’aurait pas supporté longtemps une telle situation. Elle préférait de loin la petite vie

tranquillequ’ellemenaitavecAndyetReed.L’argentnecomptaitpas,pourelle.

L’amour,lemariage,lafamilleconstituaientlesvraispivotsdesonexistence.Elleavaittoutobtenu,maispasavecJoe.Onnepouvaitpastoutavoir,danslavie…

Elle le suivit dans la salle de réunion où il la présenta à plusieurs personnes. Hazel, sa fidèlesecrétairedepuislacréationdel’entreprise,accueillitKateavecunplaisirsincère.

—Quellejoiedevousrevoir!s’écria-t-elled’untonenjoué.Joem’aditquevousaviezeuunbébé.Onnediraitpas,àvousvoircommeça!

Katelaremercia,puisellesuivitJoedanssonbureauoùilss’assirentunmoment.Letempspassaitvite.Elle avait promis à la baby-sitter d’être de retour à 15h30 et l’heure approchait déjà.Reednetarderaitpasàréclameràboire.

—Mercid’avoiracceptémoninvitation,déclaraJoelorsqu’elleluifitpartdesondésirderentrer.

—Pourêtrefranche,jevoulaisnousprouveràtouslesdeuxquenouspouvionsêtreamis.

—Ai-jeréussil’examendepassage?S’enquit-ilaveccandeur.

UnsourireétiraleslèvresdeKate.

—Cen’étaitpastoilecandidat,Joe,c’étaitmoi,répondit-elleavecsincérité.

—Si tuveuxmonavis,nousavons réussi le testavec les félicitationsdu jury,décréta-t-ild’unairsatisfait.

—Jel’espère.

Joe la trouvait plus jolie que jamais, coiffée de son élégant chapeau de paille. Des paillettesétincelaientdanssesyeuxbleus.

Toutenellelefascinait…commeavant.

Elleétaittoujoursaussipétillante,radieuseetravissante.Elleincarnaitàsesyeuxlafemmeidéale.Hélas,elleluiavaitdemandéplusqu’iln’étaitcapabled’offrir.

Ellese levaetposaunbaisersursa joue;fermantbrièvement lespaupières, il respirasonparfum.L’espaced’uninstant,lepasséresurgitentreeux,douloureusementfamilier.Leparfum,lecontactdeleurspeaux,l’étreintedeJoe.Unflotdesouvenirslessubmergeatandisquedesimagesréapparaissaientavecprécisionduplusprofonddeleurcœuretdeleurâme.

—Renouvelonsl’expérience,suggéraJoeenlareconduisantaurez-de-chaussée.

Savoitureétaitgaréedevantl’immeuble;lechauffeurattendaitKate.

—Volontiers,murmura-t-elle.

Ilrefermalaportedelalimousineetelleluiadressaunpetitsignetandisquelavoitures’éloignait.Joerestaunlongmomentsurletrottoir,leregardfixésurlalimousine.Puisilregagnasonbureauetsemitàdessinerdesavionsavecfrénésie.

Unesemaineplustard,parunechaudesoiréed’été,letéléphonesonnadansl’appartementdeKate.Elle regardait la télévisionpendantqueReeddormait.C’était Joe.Kate avait été à la fois surprise etsoulagée d’avoir réussi aussi facilement l’épreuve du déjeuner. Elle en concevait même une certainefierté. Ils avaient passé un moment détendu et sympathique, avec un léger goût doux-amer, mais

parfaitementindolore.

Et elle était rentrée chez elle le cœur léger, heureuse de retrouver son bébé. Une lettre d’Andyl’attendait,poursaplusgrandejoie.Joefaisaitdésormaispartiedupassé.

—Bonsoir,Kate.Jenetedérangepas?

Joeétaitchezlui.IlpensaitàKate.Mûparuneimpulsion,ilavaitdécidédel’appeler.

—Non,jeregardaislatélévision,répondit-elle.

—Çatediraitdepartagerunhamburgeravecmoi?Jem’ennuie,avoua-t-il.

Katepartitd’unéclatderire.

—Ceseraitavecplaisir,maisjen’aipersonnepourgarderReed.

—Amène-le.

Elleritdeplusbelle.

—Impossible,ildort.Sijeleréveille,ilrisquedepleurerpendantdesheures.Jenecroispasquetuapprécierais.

—Tuasraison.As-tudéjàdîné?

—Plusoumoins. J’aimangéuneglacedans l’après-midi.Enfait, jen’aipasvraiment faim, il faittropchaud.

—Jepourraispeut-êtret’apporterunhamburger,qu’endis-tu?

—Ici…chezmoi?

—Ehbien,oui.

L’idéelapritdecourt.CeseraitétrangedefairevenirJoechezelle,dansl’appartementoùellevivaitavecsonmari…D’unautrecôté,ilsétaientamis,àprésent.EllenesesentaitplusendangerenprésencedeJoe.

—Tuessûrdevouloirça?

—Pourquoipas?Ilfautbiensenourrir,malgrélachaleur!

Katefinitparaccepter.Ilarrivaunquartd’heureplustardetsortitd’unsacenpapierdeuxénormescheeseburgersdégoulinantsdefromageetdeketchup,justecommeilslesaimaient.Ilss’installèrentdanslacuisine.CelafaisaitdesannéesqueKaten’enavaitpasmangéetelledévorasansmanières,mordantàpleinesdentsdanssonsandwichetléchantsesdoigtsmaculésdesauce.

—Tumangescommeuncochon,lançaJoeenl’observantd’unairamusé.

Ellegloussa.

—Jesais.J’adore.

Elle lui tendit des serviettes en papier. Lorsqu’ils eurent terminé, ils nettoyèrent la table et Katesuggéra de terminer le repas par une coupe de glace. C’était comme au bon vieux temps, quand JoehabitaitchezsesparentsàBostonpuisquandilsvivaientensembledansleNewJersey.

Bienqu’ellefûtheureuseavecAndy,cesmomentsluiavaientmanqué.Joeavaittoujoursressembléà

unmerveilleuxoiseauquiseposaitgracieusementàunendroitetyrestaitquelquetempsavantdeprendredenouveausonenvol.Sacompagniel’emplissaitdejoie.

Elle avait oublié à quel point ils s’entendaient bien. Il aimait l’écouter et riait volontiers de sesbêtises.Ilssefaisaientmutuellementdubien.

Rassasiés, ils s’installèrentdevant la télévision.Joe retiraseschaussuresetKateéclatade rireenapercevantdestrousdansseschaussettes.

—Tun’aspaspeurdebrisertonimagedenababavecdeschaussettesdanscetétat?

—Personnenelesreprisepourmoi,selamenta-t-ild’unairfaussementdépité.

—Parcequetuenasdécidéainsi,nel’oubliepas.Tun’asqu’àdemanderàHazel,plaisantaKate.

—Jenel’aipasvraimentdécidé,objectaJoeauboutd’unmoment.Simplement,jen’aipasenviedememarierpourunehistoiredechaussettestrouées.Ceseraitunpeucherpayer.

—Ahbon,pourquoi?

—Tumeconnais,Kate.J’aipeurd’êtreenchaîné.J’aipeurdepasseràcôtédequelquechose,peurqu’onexigetropdemoi.Jeneparlepasd’argentmaisbiendemoi.D’unepartiedemonêtrequejen’aipasenviededonner.

Cette idée l’avait toujours terrifié; c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il n’avait pas voulul’épouser.Maisiln’avaitpluspeurdeKate,àprésent.Sansqu’ilpuisseexpliquerpourquoi,illuifaisaitconfiance.Combiend’annéesluiavait-ilfalluavantd’enarriverlà?

—Personnenepourrateprendrecequeturefusesdelivrer,fitobserverKate.

—Peut-être,maiscertainespersonness’obstinentàessayer.Enfait,j’aipeurdemeperdreenroute.

C’étaitcequis’étaitpasséavecKate.Ellel’ignoraitpeut-être,maiselleavaitemportéavecelleungrand morceau de son être. A présent, il aurait aimé le récupérer. Et récupérer Kate, par la mêmeoccasion.

—Tuestropgrandpourteperdre,Joe.Tuesgranddanstouslessensduterme.Tuesexceptionnel,conclut-elled’untonvibrantdesincérité.

—J’aiparfoisl’impressiond’êtreinvisible,confiaJoe.J’auraisenviedeledevenir,entoutcas.

—Onnesevoitjamaiscommeonestréellement.Encequiteconcerne,tupeuxêtrefierducheminquetuasparcouru,assuraKate,savourantchaqueinstantdeleurconversation.

—Ilyapourtantun tasdechosesdont jenesuispas fier,avoua-t-ild’unairpenaudqui la touchaprofondément.

IlyavaitenJoedeuxfacettestotalementopposées;unefacettequ’elleavaittoujoursaiméeetqu’elleaimeraittoujours;uneautrequ’elleavaitdétestée,cellequil’avaittantfaitsouffrirquandelleétaitpartie.

—Parexemple,jenesuispasfierdelamanièredontjet’aitraitée,reprit-ilàlagrandestupeurdeKate.Jemesuisconduitcommeungoujat,justeavantquetudécidesdepartir.Aveugléparmonambitionprofessionnelle,jet’aifaittrimer,j’aiexploitétescompétencessansvergogne…Jenepensaisplusqu’àmapetitepersonne.Maistumefaisaispeur,Kate!Tonamourétaittellementfortqu’ilm’oppressaitetmeculpabilisaitenmêmetemps.Jemesentaisà lafoispiégéet indignedetantd’amour.J’avaisenviede

prendremesjambesàmoncouetd’allermecacherloin,àl’autreboutdumonde.Tuaseuraisondemequitter,Kate.J’aifailliencrever,maisjenet’enveuxpas.J’aieumillefoisenviedet’appeler,maisj’aiprissurmoietj’airésisté.Tuaseuraisondepartir,iln’yavaitplusrienàespérer.J’étaisincapabledetedonnercedont tuavaisbesoin.Jen’étaispasconscientde lachanceque j’avais.J’aimisdu tempsavantdefairelepointetdem’enrendrecompte.

Kateétaitpartiedepuislongtempslorsqu’ilavaitouvertlesyeux.

—C’est gentil de le reconnaître, commentaKate,maisde toute façon çan’aurait pasmarché entrenous.Jelesais,àprésent.

—Pourquoi?fitJoeenfronçantlessourcils,piquédanssacuriosité.

—Parcequecequejevoulaisvraiment,c’étaitça,répondit-elleenbalayantlapièced’ungestedelamain.

—Unmari,unbébé,unevieordinaire,équilibrée.Tunepourraispastecontenterdeça,Joe;iltefautlepouvoir,laréussite,l’exaltation,lesavions.Tuseraisprêtàtoutsacrifierpouravoirtoutça,mêmelesgensquit’entourent.Jen’aipaslesmêmesaspirations.

Tousmessouhaitsontétéexaucés,commetupeuxlevoir.

—Onauraitpuavoirtoutça,toietmoi,etplusencoresituavaiseulapatienced’attendre.

—Cen’estpascequetudisaisàl’époque.

—Cen’étaitpaslebonmomentpourmoi,Kate.J’étaisentraindecréermonentreprise,jen’avaispasletempsdepenseràautrechose.

Kateleconnaissaitmieuxqu’ilneseconnaissaitlui-même:sonaversionpourlemariage,lesenfantset touteautre formed’engagementdurableétaitplusprofondequ’ilne leprétendait. Joeétait terrifiéàl’idéededevoirouvrirsoncœur.

—As-tuvraimentchangé?demanda-t-elled’untondubitatif.

Brûles-tud’enviedetemarieretd’éleveruneflopéedebambinsdansunegrandemaison?

Ellemarquaunepausetandisqu’unsourirejouaitsurseslèvres.

—Jenelecroispas.Jecroisaucontrairequetuavaisraison:tudétesteraisça,affirma-t-elleavecassurance.

—Çadépend…maistuasraisonsurunpoint:jenecherchepas.

J’aitrouvélafemmeidéaleilyabienlongtempsetjel’ailaisséefiler,commeunidiot.

Sesparoleslamirentmalàl’aise.Àquoibonrevenirsurlepassé?

Lemalétaitfait,ellen’avaitpasenviedes’engagersurunterraindangereux.Àl’évidence,Joenel’entendaitpasdecetteoreille.

—Je lepensesincèrement,Kate, jemesuisconduitcommeunparfait idiot; j’avaisenvieque tu lesaches.

—Oh, je le savais déjà, répliqua-t-elle d’un ton moqueur, mais j’ignorais que tu en avais prisconscience!

Ilyeutuncourtsilence.LorsqueKaterepritlaparole,elleavaitretrouvésonsérieux.

—Jesuisheureusedeconnaîtretessentiments,Joe.C’estledestinquidécide,detoutefaçon.

—Maisnon!Ledestinnedécide riendu tout, c’estnousqui choisissonsnotrevie; il arrivequ’onpasseàcôtédepleindechosesparcequ’onapeurouqu’onesttropstupideoutoutsimplementaveugle.Ilfautdudiscernementetducouragepourfairelesbonschoix,Kate,et,crois-moi,cen’estpasdonnéàtoutlemonde.Parfois,ilfautdutempsavantd’ouvrirlesyeuxetquandonyarriveenfin,ilesttroptard.Maisilesttoujourstempsderéparerseserreurs.Onnepeutpaslaisserfairesansréagir,sousprétextequeledestinenadécidéainsi.Iln’yaquelesidiotsquipensentça.

—Onnepeutpasrevenirenarrière,intervintKate,désireusedecoupercourtàcetteconversationquicommençaitàluiéchapper.

—Nousnenoussommespaslaisséassezdetemps,insistaJoeenplongeantsonregarddansceluideKate,dumêmebleuquelesien.

Ils se ressemblaient tellement sur certains points… et s’opposaient radicalement sur d’autres. Leparfaitéquilibre,quandtoutfonctionnait.

—J’aiattendudeuxansavantdememarier,Joe,fit-elleobserverd’untonmélancolique.Tuauraiseutoutletempsderevenirsurtadécision,maistunel’aspasfait.

—J’étaisfurieux.Terrifié.Débordé.Jen’aipasprisletempsd’yréfléchir.Maprisedeconscienceesttrèsrécente.

LecœurdeKatefitunbonddanssapoitrine.Iln’yavaitaucuneambiguïtédansleregarddeJoe:ildésiraitretrouvercequ’ilsavaientpartagé.MaisKaten’étaitpluslibre.Pourquois’obstinait-ilàvouloircequ’ilnepouvaitpasavoir?

—Jemèneuneviepassionnante, jedirigeuneentreprise florissante,mais sans toi, toutmesembleinsipide.

—Jet’enprie,Joe,neparlonspasdeça.C’estinutile.

—Illefaut,pourtant,dit-ilendardantsurelleunregardpénétrant.Jet’aime,Kate.

Sans lui laisser le tempsde réagir, il l’enlaçaetprit ses lèvres.Kateeut l’impressionde sombrerdansunautremonde,deflotterdans l’espace,submergéeparunevagued’allégresse.Elle retombasurterrequelquesinstantsplustard,lorsqu’elletrouvalaforcedes’écarter.

—Joe,ilfautquetupartes,àprésent.

—Pasencore,non.Kate,m’aimes-tuencore?demanda-t-ild’untonpressant.

—J’aimemonmari,répondit-elleenévitantdecroisersonregard.

—Cen’étaitpasmaquestion,insista-t-il.

Auboutd’unmoment,Katetrouvalaforcedeleregarder.

—Jet’aidemandésitum’aimaisencore.

—Jen’aijamaiscessédet’aimer,avoua-t-elle.Maisc’esttroptard,maintenant.Jesuismariée,Joe.

Une expression tourmentée assombrissait ses traits. Pourquoi en étaient-ils arrivés là? Elle avaitpourtantcruqu’ilspourraientêtreamis.

—Commentpeux-tum’aimeretvivreauprèsd’unautre?

—Jenesavaispasquetum’aimais,Joe,turefusaisobstinémentdem’épouser,alors…

Savoixsebrisa.Combiendefoisavait-elleretournéleproblèmedanssatête?Centfois?Mille?Plusencore…Etmaintenant,ilétaittroptard.

—Alorstuasjetétondévolusurlepremiervenu?

—Tuesinjuste.J’aiattendudeuxansavantdememarier.

—Ilm’aurafalluplusdetempspourfairelepoint,tuvois.

Onauraitditunpetitgarçonavecsonairpenaud,etKatesesentitfaiblir.Plusriennecomptaitquecequ’elleavaitéprouvélorsqu’ill’avaitembrassée,cequ’ellelisaitdanssonregard,cequesoncœurluicriait.Elleétaitencoreamoureusedelui,ellenecesseraitjamaisdel’aimer.Commentluttercontredessentimentsaussipuissants?

—JenepeuxpasfaireçaàAndy,déclara-t-ellefinalement.C’estmonmari.Nousavonsunenfant.Nerevenonspassurcequis’estpassé,c’estinutile.Lerésultatestlà:jesuispartieettun’asrienfaitpourmeretenir.J’aiattenduunsignedetoipendantdeuxans,deuxlonguesannées,maistuétaistropoccupéàfairejoujouavectesavionspourpenseràmoi.Tuavaisbientroppeurdetomberdanslepiègeàtontour.Jet’aimetoujours,Joe,c’estvrai.Jenecesseraijamaisdet’aimer,maisnousavonslaissépassernotrechance.Jesuislafemmed’Andy,àprésent,etjecomptebienrespectermonengagementsitunelefaispaspournous.

Elleselevaetposasurluiunregardimplorant.

—Va-t’en,Joe,jet’enprie.Andyneméritepasquejeluifasseça.

Tun’aspasledroitdenousfairesouffrirainsi.

—Tuesentraindemepunirparcequejen’aipasvoulut’épouserquandtuledésirais,déclaraJoeenselevantàsontour.

Illadominaitdetoutesahauteuretl’enveloppad’unregardpleinderegret.

—Jemepunismoi-mêmeparcequejesuismariéeàunhommequimériteuneépouseloyale,pasunefemmequiselanguitd’unautreensecret.Cen’estpasbien,Joe.Nousdevonsfaireuneffortpourtournerlapage.Dieusaitquej’aiessayédet’oublier.Envain.

Maisjenedésespèrepasd’yparvenirunjour,coûtequecoûte.Jenepourraipaspasserlerestantdemesjoursauprèsd’unhommealorsquej’enaimeunautre.

—Tun’asqu’àlequitter.

—Maisjel’aime!Etnousvenonsjusted’avoirunbébé.

—Jeteveuxauprèsdemoi,Kate,martelaJoedutondeceluiquiesthabituéàobtenircequ’ildésire.

—Pourquoi?Parcequejesuismariéeàunautrequetoi?Ilfallaitysongeravant,Joe!Jenesuisniunjouet,niunavion,niuneentrepriseque tupeuxachetercommeça,suruncoupde tête!Je t’aiattendupendant deux ans alors que tout le monde te croyait mort en Allemagne. Je n’étais qu’une gamine, àl’époque,etjenepensaisdéjàqu’àtoi,incapabledecroirequetunereviendraispas.J’aiattendudeuxautresannéesquetumefassesunsigne,quandtum’asfroidementdéclaréquetunedésiraispastemarier.

Alorspourquoiuntelrevirement?Pourquoimaintenant?

Ellepleurait.Joesecoualatête.

—Jenesaispas.Tufaispartiedemoi,Kate,jenepourraipasvivrelerestantdemesjoursloindetoi.Nousavonspartagédeschosesincroyables,touslesdeux.Ons’estaiméspendantneufans,bonsang!

—Etalors?Coupa-t-elledurement.Tuauraisdûypenseravant.

C’esttroptard,maintenant.

—C’estabsurde,enfin.Tun’espasamoureused’Andy.As-tuvraimentl’intentiondepassertoutetavieauprèsdelui?

—Oui!

Aumêmeinstant,Reedsemitàpleurer.

—Va-t’en,Joe,implora-t-elled’unevoixétranglée.Jedoisnourrirmonbébé.

—N’es-tupascenséeêtrecalmeetreposéepourallaiter?

—Si,maisc’estunpeutard.

Ilfitunpasdanssadirectionetessuyadélicatementseslarmes.

—Arrête,Joe,jet’enprie…

Sessanglotsredoublèrentetill’attiradanssesbraspourlabercerdoucement.

Commelesortsemontraitcruel!Malgré tout l’amourqu’elleportaitàJoe,malgré ledésirbrûlantqu’elleavaitdevivreauprèsdelui,ellenepouvaitdécemmentpasquitterAndyenemmenantReed.

Enoutre,elleaimaitsonmari—différemment,certes,maisellel’aimaitmalgrétout.

—Jesuisdésolé…jen’auraispasdûvenircesoir,murmuraJoe.

—Cen’estpastafaute,articulaKateens’essuyantlesyeux.J’avaisenviedetevoir,moiaussi.Touts’étaitbienpassé,l’autrejour,j’avaisprisplaisiràparleravectoi…Oh,Joe…qu’allons-nousfaire?

demanda-t-elleenseblottissantcontrelui.

Ilsétaienttouslesdeuxperdus,etenmêmetempstellementamoureux.

—Jenesaispas,noustrouveronsbienunesolution.

Il la serra dans ses bras et l’embrassa. Kate ferma les yeux; elle avait enfin retrouvé sa place.Quelques instants plus tard, elle alla chercher Reed, qu’elle installa entre eux, sur le canapé. Joeconsidéralonguementlebébéjouffluavantdeleverlesyeuxsurelle.

—Toutsepasserabien,Kate.Onpourraitessayerdesevoirdetempsentemps.

—Etselanguirl’undel’autredèsquenousseronsséparés?Cen’estpasunevie,Joe.

—Nousdevronspourtantnousencontenterpourlemoment.

Kate s’en sentait incapable. Plus ils se verraient, plus ils auraient dumal à se contenter de brefsmomentsvolés.Leuramourétaittropintensepourpasserausecondplan.LevisagedeKatereflétaitsonagitationintérieure.Joeposasurelleunregardinterrogateur.

—Veux-tuquejem’enaille,Kate,oupréfères-tuquej’attendependantquetuallaitestonbébé?

Katen’écoutaquelavoixdesoncœur.

—Attends-moi.

EllepritReeddanssesbrasetdisparutdanslapiècevoisine.

Lorsqu’elle revintausalonunmomentplus tard, Joes’était endormisur lecanapé.Kate se sentaitpluscalmeàprésentqu’elles’étaitoccupéedeReed.Repu,cedernierdormaitàpoingsfermésdanssonberceau.

Kate observa Joe un long moment. Elle effleura ses cheveux puis caressa doucement son visage,retrouvant avecbonheur tout cequ’elle avait chéri pendantde longues années.Le lienqui lesunissaitdepuisleurpremièrerencontreexistaittoujours,qu’elleleveuilleounon.Elles’allongeaàcôtédeluietcontinuaàlecaresserjusqu’àcequ’ilouvrelesyeux,unlongmomentplustard.

—Jet’aime,Kate,murmura-t-il.

Ellesourit.

—Non,tunem’aimespas.Jet’interdisdem’aimer…

Il prit ses lèvres dans un baiser langoureux. C’était une situation impossible, avec un hommeimpossible.

—Ilfautquetut’enailles,chuchota-t-ellecontreseslèvres.

Ilhochalatêtemaisn’esquissapaslemoindregestepourselever.

Aulieudeça, il l’embrassadenouveau,avecardeuret tendresse; il l’embrassa jusqu’àcequ’elleperdelecontrôledesesémotions.Ellenevoulaitplusqu’ils’enaille.Ellevoulaitresterauprèsdeluipour toujours; ses pensées s’emmêlaient… Elle ne voulait pas blesser Andy, ni leur fils… Enmêmetemps,ellesesentait incapabledeluttercontrel’incroyableattirancequilespoussait l’unversl’autre,depuistoujours.Joelasoulevadanssesbrasetladéposadoucementsursonlit.Elleauraitdûréagir,luiordonnerdepartir sur-le-champ.Au lieudequoi, elle se laissadéshabiller, savourant lesgestesqu’ilavaittantdefoisrépétés.Puisilsedéshabillaàsontour.Ilsfirentl’amouravecpassion,guidésparledésirqu’ilsavaientaccumulédurantcestroisannéesdeséparation.Rassasiés,ilssombrèrentensembledansunsommeilprofond,lovésl’uncontrel’autre.

Chapitre17

Lelendemainmatin,Kateseréveillaensouriant,heureusedesentirAndyàcôtéd’elle.Elleroulasurlecôtéetretintsonsouffle.

Joe.Cen’étaitdoncniun rêveniuncauchemar.Laveille, ilsavaientatteint leparoxysmede leuramour,balayantàgrandscoupsdepassionlestroisannéesdeséparation.Qu’allaient-ilsfaire,àprésent?

Il fallait qu’ils cessent de se voir, qu’ils cherchent à s’oublier pour de bon. Joe s’agita dans sonsommeil. Reed dormait encore à poings fermés. Elle contempla son compagnon, tiraillée par dessentimentscontradictoires.

Joeseréveillaquelquesminutesplustard.Ilsouritenposantlesyeuxsurelle.

—Serais-jeentrainderêver?Ousuis-jeauparadisparcequejesuismorthiersoir?

Toutétaitsimple,pourlui.Célibataire,ilnerisquaitpasdedétruirelavied’autrespersonnes,àpartlasienneetcelledeKate.

—Tonbonheurestécœurant,lançacelle-cid’untonaccusateurenseblottissantcontrelui.

Ilsrestèrentunlongmomentenlacés,bavardantavecanimation,sanssesoucierderiend’autrequeduplaisirqu’ilséprouvaientàêtreensemble.Cemomentdelajournéeavaittoujoursétéleurpréféré.

—Tun’asaucuneconscience,Joe.

—Aucune,admit-il.

Unsourireauxlèvres,ilembrassasescheveux.Celafaisaitdesannéesqu’ilnes’étaitpassentiaussiheureux.Leresteimportaitpeu.

—Lebébévabien?C’estnormalqu’ildormetoutcetemps?

Kateesquissaunsourire.

—Ilvatrèsbien.Ildortbeaucoup,lematin,c’esttoutàfaitnormal,net’inquiètepas.

Joeréclamases lèvreset ilsprofitèrentdecemomentdecalmepourfairedenouveau l’amour. Ilsétaiententraindevivreunrêveéveillé.C’étaitcommes’ilsnes’étaientjamaisquittés,àladifférencequ’elleétaitàprésentmariéeetmamand’unpetitgarçon.Cequ’elleéchangeaitavecJoe, lesétreintesenflammées, les conversations animées, jamais elle ne l’avait partagé avec un autre.La profondeur etl’intensitédeleurssentimentsleuréchappaient.C’étaituneespèced’attirancequasiprimitive.Alafoisdifférents et uniques, ils ne formaient plus qu’un seul être quand ils se retrouvaient. Les mots necomptaientplus; iln’yavaitplusdepromesses,plusd’explications,plusd’excuses…Seulcomptait lelienpuissant,indestructiblequilesenchaînaitl’unàl’autre.

Reed se réveilla enfinenpoussantuncriperçant.Kate l’allaitapendantque Joeallait sedoucher.Ellepréparaensuitelepetitdéjeuner.Assisàlatabledelacuisine,JoeritdeboncœurquandReedluiadressadegracieuxsourires,installédanssontransat.

Unpeuplustard,avecuneréticenceévidente,ilselevapourpartir.Ilauraitvolontierspassélerestedelajournéeaveceux,maisilavaituneréunion,cematin-là.

—Peux-tutelibérerpourledéjeuner?demanda-t-ilenenfilantsaveste.

—Oùallons-nouscommeça,Joe?

Kate fixa sur lui un regard assombri par l’inquiétude. Il était encore temps de tout arrêter. Katechériraittoutesavielemomentd’exceptionqu’ilsvenaientdepartager.Ilspouvaients’entenirlàavantdetoutdétruireautourd’eux.

Elleavaitbeaucoupplusàperdrequelui.C’étaitàelledeprendreunedécisionradicale,elleenétaitconsciente,maisenmêmetemps,l’idéedeperdreJoeunenouvellefoisluiétaitinsupportable.Toutaufonddesoncœur,ellesavaitqu’ilétaitdéjàtroptard.

—Nous écoutons nos sentiments,Kate.C’est lemieux qu’on puisse faire pour lemoment. Pour lereste,ilseratoujourstempsd’aviser.

Joe avait toujours délibérément ignoré les obstacles qui se dressaient devant lui, sauf quand ils’agissaitdeconcevoirunnouvelavion.

—C’estrisqué,observaKateenlissantlesreversdesaveste.

Elleaimaittoutenlui:sonallure,sastature,sestraitsciselés,lafossettequicreusaitsonmenton,sacarruretrèsmasculine,sesyeuxquilasuivaientpartout,seslonguesjambesmusclées.Ilagissaitsurellecommeunaimant;ilétaitl’hommedesesrêves,depuisqu’elleavaitdix-septans.Commentluttercontreça?Desoncôté,Joepartageaitlesmêmessentiments.Katel’avaitenvoûtédèsl’instantoùilavaitposélesyeuxsurelle.Ellel’avaitattirécommelalumièreattirelepapillondenuit.

—Lavieestrisquée,Kate,déclara-t-ilposément.

Ilinclinalégèrementlatêteetl’embrassa.

—C’est pour cette raison que nous y sommes tant attachés. Les bonnes choses ont un prix.Personnellement,jen’aijamaiseupeurdepayerleprixfortpourcequejeveux,oucequejecrois.

Ilmarquaunepause.Kateneputs’empêcherdesongeràAndyetàsonfils.Avait-elleledroitdelessacrifieraunomdesonproprebonheur?

—Alors,Kate,viendras-tumerejoindreàl’heuredudéjeuner?

Aprèsunecourtehésitation,ellehochalatête.Elleavaitenviedepasserleplusdetempspossibleauprèsdelui.C’étaitplusfortqu’elle.

—J’appelleraiunebaby-sitter.Oùveux-tuquejeteretrouve?

JoeproposalePavillon,undesrestaurantspréférésdeKate.Ilyseraitàmidi.Aprèssondépart,Kates’occupadeReed.

Puiselles’installasurlecanapépourluidonnerlesein.Ilyavaitdesphotosd’Andyetellepartoutdanslapièce.Unportraitprislejourdeleurmariage,l’annéeprécédente,pendaitaumur.

Bizarrement,Andy semblait appartenir à un rêve flou. Elle l’aimait, pourtant; il était toujours sonmari.MaisilressemblaitàunéterneladolescentcomparéàJoe.Plusfortqueletempsetl’éloignement,leuramourbalayait toutsursonpassage.Àcet instant,Katesesentaitprêteàprendre tous les risquespourlevivreintensément.

Elleappelalababy-sitteraprèsavoircouchéReed.Amidi,ellerejoignitJoeauPavillon,vêtued’une

robeensoievertd’eauagrémentéed’unebrocheenémeraudequesamère luiavaitoffertedesannéesplus tôt.Sescheveuxauburncontrastaientdivinementavec lapâleétoffede larobe.Eblouissante,à lafois fragile et distinguée, elle traversa la salle de restaurant d’un pas léger. Joe la suivit des yeux,hypnotiséparsoncharmesensuel.Ileutsoudainl’impressiond’avoirrajeunidedixans.D’uncommunaccord,ilsavaientdécidéqu’ilétaitmoinsrisquédes’afficherpubliquementplutôtqued’essayerdesecacher.

—Excusez-moi,neseriez-vouspasJoeAllbright?murmura-t-elleenseglissantàcôtédelui.

Joe sourit. Il aimait sa beauté naturelle, son espièglerie, son parfum et sa démarche gracieuse. Ilsformaientuncouplesaisissant,touslesdeux.

—Quedirais-tud’unebaladeenavion,ceweek-end?demanda-t-ilaucoursdudéjeuner.

Celafaisaittroisansqu’ellen’étaitpasmontéeenavionetsesescapadesaériennesluimanquaient.Illuiparlad’unjolipetitappareilqu’onvenaittoutjustedeluilivrer.

—Tuvasl’adorer,Kate,conclut-ilavecunsouriredepetitgarçonravi.

—J’accepteavecjoie.

Kateétaitlibrecommel’airpendantlestroismoisetdemiàvenir.

Quoiqu’iladvienneparlasuite,cetempsleurappartenait.Apartirdecetinstant,ellecessadelutterets’enremitentièrementaudestin.

Ilsrestèrentlongtempsàtable,àdiscuteretplaisanter.

Finalement, Joe retourna travailleretKate rentrachezelleavec l’intentiond’allerpromenerReed.Unelettred’Andyl’attendait.Avechumourettendresse,il luiracontaitsesjournées.Kateluimanquaitterriblement.Cesquelqueslignesluifirentl’effetd’uncoupdepoignard.Assisesurlecanapé,lalettreserréecontresoncœur,ellefonditenlarmes.Jamaisencoreellen’avaitéprouvéunetelleculpabilitéetpourtant,ellenepouvaitrienyfaire.Malgrétoutcequ’elleéprouvaitpourAndy,elleavaitbesoindeJoepourvivre.

Elle avait eu le tempsde se ressaisir lorsque cedernier rentradubureau ce soir-là, fatiguéde sajournée.Kateluipréparaunscotchavantdeseservirunverredevin.Reedétaitdéjàcouché.

—J’aireçuunelettred’Andyaujourd’hui,Joe.J’aihontedemoi.

Notreliaisonluibriseraitlecœursijamaisilvenaitàladécouvrir.Ilvoudraitsansdoutedivorcer,conclut-elled’unairdésolé.

—Tantmieux.Commeça,jepourraistedemanderenmariage,déclaraJoesansambages.

Ilyavaitsongétoutelajournée;sadécisionétaitpresqueprise.

—Tudisçaparcequejenesuispaslibre,répliquaKatedansunsourire.Sijel’étais,tuprendraistesjambesàtoncou!

—Mets-moiaudéfi.

—Jenepeuxpas.

—Danscecas,neparlonsplusdetoutçaetprofitonsplutôtdutempsquinousestoffert,fitJoed’untonserein.

Lemoisquisuivitlesemportadansuntourbillond’émotionsetd’activitésvariées.Ilsserejoignaientpourdéjeunerplusieurs foispar semaine,dînaientensemble tous les soirs, chezKateouau restaurant,faisaient de grandes balades en avion leweek-end, allaient au cinéma, parlaient des heures durant etfaisaientl’amour,ravisderetrouverleurpetitunivers.Joepritl’habitudedejoueravecReedenrentrantdubureauet il bondit de joie lorsque lebébéperça sapremièredent. Ils formaientunebelle famille,comme si Andy n’existait pas. Seule lamère de ce dernier rappelait àKate l’existence de sonmari,lorsqu’ellepassaitvoirReedtouslesmardisaprès-midi.

Kate veillait alors soigneusement à faire disparaître toute trace de la présence de Joe. Quand ilssortaient, ils gardaient leurs distances, s’efforçant de se comporter en simples amis. Inséparables, ilsavaienttoutefoisladélicieuseimpressiond’êtremarietfemme.

Presquetouslesjours,KateprenaitsaplumepourécrireàAndy.

Malgrésesefforts,letondeseslettresdemeuraitdistantetguindé.

Avecunpeudechance,Andyneremarqueraitrien.ElleluidécrivaitminutieusementlesprogrèsdeReed, restant délibérément évasive sur ses propres occupations. C’était mieux ainsi. Ce qu’Andy luiracontaitdesprocèsencourslapassionnait.Maisilluiconfiaitaussiqu’elleluimanquait,qu’ill’aimaitcommeunfouetqu’ilavaithâtederentrerauprèsd’elleetdeleurfils.Chaquelettreluilacéraitlecœur.

Qu’allaient-ilsdevenir?

Kate avait promis à ses parents d’aller passer une semaine àCapeCod avec eux aumois d’août.L’idée de quitter Joe, fût-ce quelques jours, lui était intolérable. Le temps passait à une vitesseprodigieuse,Andydevaitrentrerdansdeuxmois.D’unautrecôté,ellenepouvaitannulersonséjoursanséveiller la curiosité de ses parents. Elle n’osait imaginer leur réaction s’ils découvraient la vérité enpassantchezelleàl’improviste.JoevivaitavecKatedepuislafindumoisdejuillet.Illuisembladoncplus sage de rejoindre ses parents, comme convenu. Elle détestait cette situation demensonges et desecrets,maisc’étaitl’uniquefaçond’éviterlescandale.

Cinq joursaprèssonarrivéeeut lieu le traditionnelbarbecueorganisépar lesvoisins.KateconfiaReedàunebaby-sitterets’yrenditencompagniedesesparents.D’humeurjoyeuse,ellesepréparaitdéjààretrouverJoedeuxjoursplustard.Lasemaineluiparaissaitinterminable.

Elle était en train de boire unverre sur la terrasse, aumilieu des dunes, lorsque, pivotant sur sestalons,ellel’aperçut.Lastupeursepeignitsursonvisage.JoeavaitdécidédeluifaireunesurpriseenrendantvisiteàsesamisdeCapeCod.

Toutnaturellement,illesavaitaccompagnésaubarbecueannuel.

Leurshôtesluiréservèrentunaccueilchaleureux.Ilssesouvenaienttrèsbiendel’avoirvuquelquesannéesplustôt…JoeAllbrightn’étaitpasdeceuxqu’onoubliefacilement.Ilavançaitlentementsurlaterrasse,serrantlesmainstendues,saluantlesautresconvives,lorsquelamèredeKatelevit.

—Qu’est-cequ’ilfabriqueici?demanda-t-elleàKate.

—Je n’en ai aucune idée, répondit-elle en se détournant précipitamment pour échapper au regardinquisiteurdesamère.

PourquoiJoeavait-ilprislerisquedevenirici?Etait-ilnécessairedetenterlediable?

—Savais-tuqu’ildevaitvenir?

L’interrogatoire avait commencé. Du coin de l’œil, elle vit son père s’approcher de Joe pour luiserrerlamain.Detouteévidence,ilétaitheureuxdelevoir.AuxyeuxdeClarke,leuridylleappartenaitaupassé;mariéeetmèred’unpetitgarçon,elleavaitenfintournélapage.Jamaisiln’auraitimaginéqu’ilpuisseenêtreautrement.

—Commentaurais-jepulesavoir,maman?IladesamisàCapeCod.Cen’estpaslapremièrefoisqu’ilvient,n’est-cepas?

—Je trouve cela bizarre, c’est tout. Cela fait trois ans qu’il n’a pas mis les pieds ici. Peut-êtrevoulait-iltevoir.

—J’endoute.

KatetournaitledosàJoe,maisellesentitphysiquementqu’ilserapprochait.Samèrelesfixaitavecintensité.Ilnefallaitsurtoutpasqu’ilssetrahissent…Unventd’angoissesoufflasurelle.Parviendrait-elleàmaîtrisersesémotions?

Joes’immobilisaàleurhauteur.Ilsaluapolimentsamèrequiluiserralamaindemauvaisegrâce,endardantsurluiunregardglacial.

—Bonsoir,Joe.

Illuiadressaunsourirechaleureux.

—Bonsoir,madameJamison.C’estunplaisirdevousrevoir.

Commeellene répondait pas, il se tournaversKate.Leurs regards se rencontrèrent.Auprixd’uneffortsurhumain,celle-ciparvintàresterparfaitementimpassible.

—Bonsoir,Joe.

—Jesuiscontentdetevoir,Kate,enchaîna-t-ild’untonneutre.

J’aientendudirequetuétaisl’heureusemamand’unpetitgarçon.

Félicitations.

—Merci,fit-ellefroidementavantdes’éloignerendirectiond’ungrouped’amis.

Rassuréeparsonattitudedistante,samèreoublieraitsansdoutelessoupçonsquil’avaientassaillieenapercevantJoe.KateconfiasescraintesàJoeunpeuplustard,quandellelerejoignitsurlaplage.Ilsétaient en train de faire griller des hot-dogs et les siens étaient déjà tout carbonisés. Elle était tropoccupéeàparleràsoncompagnon.

—Tu es complètement fou d’être venu! Imagine leur réaction s’ils découvrent ce qui se passe,murmura-t-elled’untonréprobateur.

—Tumemanquaistrop.J’avaisfollementenviedetevoir,avouaJoeavecuneferveurtouchante.

—Jerentredansdeuxjours,réponditKateàvoixbasse,luttantcontrel’enviedeseblottircontrelui.

Elle aurait aimé leprendredans sesbras, se serrer contre lui et embrasser ses lèvres.Au lieudequoi,elleosaitàpeineleregarder.

—Tonhot-dogressembleàunmorceaudecharbon,chuchotaJoe.

Elle pouffa. Leurs regards s’unirent brièvement. Lorsqu’elle se retourna, elle vit que samère les

observait.

—Ellemedéteste,commentaJoeenluitendantuneassiette.

Aunomdeleurliaisonpassée,ilneleurétaitpasdéfendudeseparler,maissamère,quifusillaitJoeduregard,désapprouvaitclairementleurcomportement.

Après le départ de ses parents — Elizabeth souffrait d’un affreux mal de tête —, Kate alla sepromenersurlaplageavecJoe,commeilsl’avaientfaitbiendesannéesplustôt.Commentoubliertoutcetempspasséensemble?PourlamèredeKate,toutescesannéesn’avaientreprésentéqu’unepertedetemps.La jeunefemmene l’entendaitpasainsi.Pourelle,aucontraire,cesannéesavaientété lesplusbellesdesavie.

Ilsprirentplaisiràmarcherdanslesablefrais,guidésparleclairdelune.Lorsqu’ilsfurenthorsdevue, ils s’allongèrent et s’étreignirent avec fougue, échangeant des baisers passionnés. Ils rentrèrentlentementensetenantparlamainets’écartèrentbienavantd’arriveràproximitédelamaison.Katepritcongé de ses voisins avant Joe.Quand elle rentra chez elle, ses parents étaient déjà couchés etReeddormaitprofondément.Ellen’eutmêmepasbesoindel’allaiter.

Allongéedanssonlit,Katedonnalibrecoursàsespensées.Ellevivaitunrêvemerveilleuxdepuisqu’elle avait retrouvé Joe. Ils avaient réalisé chacun de leur côté leur souhait le plus cher, elle endevenant maman et lui en montant une entreprise florissante. C’était comme les pièces d’un puzzledéfectueux.S’ilstentaientdelesassembler,d’autrespersonnessouffriraient.Existait-ilunesolution?

Reedseréveillatôtetelleallalechercherdanssonlit,puisdescenditàlacuisineenessayantdenepasfairedebruit.Danssesbras,lebébéroucoulaitetbabillaitjoyeusement.Katerefermadoucementlaporte de la cuisine. Lorsqu’elle se retourna, elle découvrit sa mère attablée devant une tasse de thé,plongéedanslalecturedujournal.

Sansleverlesyeux,cettedernièrelançad’untonaccusateur:

—Tusavaisqu’ilviendraithiersoir,n’est-cepas?

KateinstallaReeddanssontransat.

—Non,répondit-ellesincèrement.Jen’étaispasaucourant.

Samèredaignaenfinlaregarder.

—Ilyaquelquechoseentrevous,Kate,jelesens.L’attirancequevouséprouvezl’unpourl’autreestpresque palpable, c’est incroyable. C’est un élan primitif, presque animal qui vous pousse l’un versl’autre.Commesivousétiezinséparables.

—Jeluiaiàpeineparlé,hiersoir,protestaKateentendantunpetitmorceaudebananeàsonfils.

—Tu n’as pas besoin de lui parler, Kate, le lien qui vous unit se passe demots. Cet homme estdangereux.Nelelaissepast’approcher.Ilrisqueraitdedétruirelaviequetut’esconstruite.

Elizabethmarquaunepause,ignorantqu’elleparlaitdanslevide.

Ilétaitdéjàtroptard.

—Ilestvenuaubarbecuehierparcequ’ilsavaitquetuyserais,j’ensuispersuadée.Quelleaudace!Cecidit,venantdelui,plusriennemesurprend,lâcha-t-elled’untoncontrarié.

—Moinonplus,renchéritClarkeenpénétrantdanslapièce.

Ilembrassasonpetit-filsetjetauncoupd’oeilendirectiondesonépouse.Detouteévidence,Kateetellevenaientdesedisputer.Ilignoraitl’objetdeleurquerelleetneserisquapasàlesquestionner.

—Çam’afaitplaisirdevoirJoe,hier.J’ai luplusieursarticlesconcernantsacompagnieaérienne;c’estunsuccèscolossal.Ilm’aditqu’ilss’apprêtaientàouvrirdesbureauxenEurope.Quiauraitcruàunetelleréussite,ilyaencorecinqansdecela?conclut-ild’untonadmiratif.

Elizabethposasatassevidedansl’évier.

—J’aitrouvéçatrèsimpolidesapartdeveniraubarbecue,rétorqua-t-ellesèchement.

Clarkehaussaunsourcilsurpris.

—Pourquoi?

—IlsavaitqueKateseraitlà.Elleestmariée,Clarke,iln’apasàlapoursuivrejusqu’àCapeCodouailleurs.Illesaitpertinemment.Ilestvenuuniquementpourfairepressionsurelle.

—Nedispasdebêtises,Liz.L’eauacoulésouslesponts.KateestmariéeetjeneseraispasétonnéqueJoefréquentequelqu’undesoncôté.Ilestmarié,Kate?

—Jenecroispas,papa.Enfin,jenesaispas.

—Jevousaivusentraindeparlerensemble,surlaplage,insistasamèred’untonréprobateur.

—Iln’yapasdemalàça,intervintsonpère.C’estuntypebien.

—Sic’étaitlecas,ilauraitépousétafille!Lapauvrel’aattendudeuxlonguesannéesetquandilestenfinrentré,iln’arientrouvédemieuxquedel’exploiterdeuxautresannées.Etauboutducompte:rien!ripostaElizabeth.Dieumerci,Kateaouvertlesyeuxàtemps.

Queldommagequ’Andyn’aitpasétélàhiersoir.

—Queldommage,eneffet,renchéritKate.

Maisl’expressiondesonregardneplutpasàsamère.Ilyavaitquelquechosed’obscur,dedistantdans ses prunelles, comme si elle cachait un secret. Et Joe y était pour quelque chose, elle en étaitpersuadée.

—Nefaispaslabêtisedelelaissert’approcher,Kate.Iltemanipuleradenouveau,etAndyenauralecœurbrisé.Joenesemarierajamais,n’oubliepasça.

Elizabethavait toujoursété formelleàce sujet, à juste titre.Maismaintenant, c’étaitdifférent: Joevoulait l’épouser… du moins le prétendait-il. Il ne s’engageait pas, puisqu’elle était mariée pour lemoment.Unpeuplustard,Kateallas’asseoirsousleporcheensoleilléavecReeddanslesbras.Dansleciel limpide, un avion effectuait des loopings audacieux.Kate devina aussitôt de qui il s’agissait.Unsourireflottasurseslèvres.Joen’étaitdécidémentqu’ungrandenfant!

Sonpèrelarejoignit.Illevalesyeuxverslecieletsouritàsontour.

—Jolipetitengin,commenta-t-il.

—C’estsadernièrecréation.

Lesmotsavaientglissédesabouche.Sonpèrebaissalesyeuxsurelle.

—Commentlesais-tu,Kate?demanda-t-ild’untonempreintd’inquiétude.

—Ilmel’adithiersoir.

Ils’assitprèsd’elleetluitapotadoucementlamain.

—Jesuisdésoléqueçan’aitpas fonctionnéentrevous.Lavieestparfoiscruelle.Mais tamèrearaison:ceneseraitpasraisonnabledelerevoir.

L’expressionmélancoliquedeKateluichaviralecœur.

—Net’inquiètepas,papa,iln’yaplusrienentreJoeetmoi.

Elle détestait devoir lui mentir, mais elle n’avait pas le choix. Ce qu’elle faisait avec Joe étaitdangereux et condamnable, elle en était parfaitement consciente. Pourtant, lui seul pouvait la rendreheureuse.Elleignoraitencorecequisepasseraitauretourd’Andy,maisilleurrestaitdeuxmoispouryréfléchiretprofiterpleinementl’undel’autre.

Au-dessusdeleurtête,lepetitappareilcontinuaitàesquisserdepérilleusesacrobaties.Toutàcoup,ilplongeaàpicetKateportalamainàsabouche.Sonexpressionterrifiéen’échappapasàsonpèrequil’observaitducoinde l’œil.C’étaitpirequ’ilne l’avaitcru.Safemmeavaitpeut-êtreraison,quelquechosesetramaitdansleurdos.IlseretintdequestionnerKate.Ellen’étaitplusuneenfant,aprèstout.

Elle rentra à NewYork le lendemain. A peine avait-elle franchi le seuil de l’appartement que letéléphonesonna.C’étaitJoe.Elleletançapourlepiquéquil’avaitglacéedeterreur.Al’autreboutdufil,iléclataderire.

—IlestbienplusdangereuxdetraverserlarueenpleinNewYork,Kate,tulesaisbien!Est-cequetesparentst’ontpasséesurlegrilaprèsmonapparition?

—Mamère,seulement.Ellesentqu’ilsepassequelquechose.

—Quelleperspicacité!Tuleurasparlé?

—Non!Ilsseraientcatastrophés.Quandjeréfléchisunpeuàlasituation,jelesuisaussi,murmura-t-elled’unevoixétranglée…

Elle y avait songé tout au long du trajet de retour. Un sentiment de culpabilité indescriptible latenaillait.Andyétaitblanccommeneige,danstoutecettehistoire.Adesmilliersdekilomètresdechezlui,ilnesedoutaitpasunseulinstantdecequipouvaitbiensepasser.Ill’avaitépouséeunanplustôtetluiavaitdonnél’enfantdontellerêvaitdepuissilongtemps.Pourtant…Pourtantc’étaitJoequicontinuaitàdominersoncœuretsespensées.Joequ’ellen’avaitjamaiscesséd’aimer.

—Puis-jetoutdemêmepassercesoir,Kate?

Sontonmalassuréluialladroitaucœur.Malgrélaculpabilitéquilarongeait,ellefutincapablededirenon.Ilarrivaunedemi-heureplus tardet ilsse jetèrentsur le lit. Intense, irrésistible, ledésir leshappadansuntourbillondesensualité.Cettesemainedeséparationleuravaitsembléuneéternité.

LemoisdeseptembrepassaàunevitesseprodigieuseàpartirduLaborDay.JoepartitquelquesjoursenCaliforniepoursontravail,puisils’envolapourleNevadaoùildevaitfaireunvold’essai.

IlproposaàKatedel’accompagner,maiscelle-cijugeaplusprudentderesteràNewYork,aucasoùAndychercheraitàlajoindre.

Septembretouchaàsafin.KateetJoevivaientensembledepuisdeuxmois,commeuncouplemarié.Joesesentaittellementàl’aisequ’ildécrochaspontanémentletéléphone,unsoirqu’ilssetrouvaientausalon.Kateeuttoutjusteletempsdeluiarracherlecombiné.Déjà,lavoixdesamères’élevaitàl’autreboutdufil.Ilsavaientévitélacatastrophedejustesse.

Ellevolait à ses côtés tous lesweek-ends, l’accompagnaitdans sesvisites à l’usineet luidonnaitvolontierssonavislorsqu’illeluidemandait.Aubureau,lepersonnellaconsidéraitpresquecommesafemme.Aussiétonnantquecelapuisseparaître,ilsn’avaientjamaiscroiséquelqu’undel’entouragedeKateau restaurant, aucinéma, audétourd’une rue.Lesvacancesd’étéavaient jouéen leur faveur. Ilsmenaientunevieàlafoistrépidanteetéquilibrée,commedansleursrêveslesplusfous.Àlami-octobre,AndyappelaKatepourluiannoncersonretourimminent.Àl’autreboutdufil,lajeunefemmel’écouta,effondrée.Illaremerciapoursacompréhensionetsonsoutien;seslettresluiavaientréchauffélecœur,ilavaithâtedelesretrouver,Reedetelle.Lesphotosqu’elleluiavaitenvoyéesétaientmagnifiques;selonlui,ReedressemblaitdeplusenplusàKate,sil’onexceptaitsacouleurdecheveux.Lesprocèsauxquelsilavaitparticipés’étaientparfaitementdéroulés.Ilpensaitbouclerrapidementlesaffairesrestantespourpouvoirrentrerdansdeuxsemaines.

Lesoirmême,KateetJoeparlèrentlonguement,assisautourdelatabledelacuisine.

—Qu’allons-nousfaire?demandaKated’untonplaintif.

Unegrande confusion régnait en elle.Quelqu’un souffrirait forcément aubout du compte, peut-êtresouffriraient-ilstouslestrois—mêmesonfils.L’heuredesdécisionsétaitarrivée.Ilneleurrestaitquequelquesjourspourmettreleschosesàplatetfairelesbonschoix.

—Jeveuxt’épouser,Kate,déclaraJoed’untonposé.Ilfaudrad’abordquetudemandesledivorce.TupourrastoujoursterendreàRenoetyrestersixsemainesd’affiléepouraccélérerlaprocédure.

Nouspourrionsêtremariésd’icilafindel’année.

C’étaittoutcequeKateavaittoujoursdésiré,maispourréalisersonrêve,elledevraitd’abordbriserlecœurd’Andy.Andyquineméritaitpascecoupfatal…

Auborddelanausée,KaterencontraleregarddeJoe.

—Quevais-jedireàAndy?

Leurs parents respectifs allaient tomber des nues. Andy était àmille lieues de soupçonner ce quil’attendait.Ceseraitunchocterrible.

—La vérité, répondit simplement Joe. Quel autre choix avons-nous, Kate? Veux-tu que nous nousséparionsdenouveau?C’estcequetuveux?

Soitilsseséparaient,soitilscontinuaientàentreteniruneliaisonsecrète,maisKatesavaitqu’ellenesupporteraitpaslongtempslatromperieetlemensongequibaignaientforcémentcegenred’idylle.

Quant à Joe, il désirait l’épouser pour vivre à ses côtés au quotidien; il se réjouissait même depouvoirs’occuperdeReedàpleintemps.

—Jesuisdésolépour lui, sincèrement, reprit-ild’un tongrave,mais ilestendroitdeconnaître lavérité.

—Tu as vraiment envie dem’épouser, cette fois, Joe? s’enquitKate, échaudée par sa douloureuseexpérience.

Lesparolesimplacablesdesamèrerésonnaientdanssatête.Joerestaitattachéàsalibertéetàsesavions. Mais il était également fou amoureux d’elle. Il approchait de la quarantaine. Elle le croyaitsincère mais elle désirait entendre une dernière fois sa réponse avant de demander le divorce. LeurséparationaffecteraitdoublementAndy:ildevraitsepasserd’elleetdesonfils.

—Jesuistrèssérieux,Kate,réponditJoe.Notreheureestarrivée.

PourKate, l’heureavaitdéjà sonnéquatreansplus tôt—voircinq.Sesparentsauraientété raviss’ilss’étaientmariésavantoupendant laguerre.Joeavaitmisplusde tempsqu’elleàsavoircequ’ilvoulaitréellement,maisilyétaitenfinparvenu.Àprésent,c’étaitàKatedefairelenécessairepourqueleurcoupleexistepleinement,auxyeuxdetous.

—Jeluiparleraidèsqu’ilrentrera,affirma-t-elled’untonrésigné:Elletrouvaunebaby-sitteretilspassèrentleweek-enddansleConnecticut,dansunecharmanteaubergeenpleinecampagne.

C’étaitlerefugeidéalpoureux.Lesgenslereconnaissaient;auxparfaitsinconnus,Joelaprésentaitcommesafemme.Kateneréagitpastoutdesuitelorsquelaréceptionnistel’appelaparlenomdefamilledeJoe.Elles’appelaitKateScottdepuisplusd’unanetavaiteuunmalfouàs’habitueràsonnouveaupatronyme.Bientôt,illuifaudraitenchangerdenouveau.Elleavaitparfoisl’impressiondesetrouversurunmanègelancéàpleinevitesse.C’étaitàlafoisgrisantetinfinimentperturbant.

Laveilleduretourd’Andy,Joedéménageatoutessesaffaires,maisilrestaavecKatejusqu’aumatin.Reed faisait sesdents etpleura toute lanuit.Le lendemain,Kate se levaépuisée, lesnerfs àvif.Ellen’avaitplusqu’uneenvie:réglerleschosesauplusvite.ElleparleraitàAndylesoirmême;ceseraitunmomentdouloureuxetéprouvant,maiselles’yétaitsoigneusementpréparée.

Durant quatremois, elle avait vécu avec Joe dans une sorte de bulle, loin de ses amis et de sesproches.Aucund’euxnesemblaitsedouterdecequisetramait.Dansquelquessemaines,tousauraientapprislanouvelle.Dèsqu’elleauraitparléàAndy,elleiraitvoirsesparents.Uneautrescènedifficileenperspective.Elleavaittoutrépétémentalement,soutenueparJoe.Ledestinlesavaitdenouveauréunis.Ilsétaientfaitsl’unpourl’autre,c’étaitécrit.

Pourquoi n’en avaient-ils pas pris conscience avant? Ils se seraient épargné soucis, souffrance etchagrin.Maislavieenavaitdécidéautrement.Enmêmetemps,Kateétaitheureused’avoireuReed.Joes’occupait volontiers du bébé et se réjouissait à l’idée de l’élever,mais il n’était pas encore sûr devouloird’autresenfantsavecKate.Ilsenavaientparléàplusieursreprises,etilsemblaitencorehésitant.

Pourlemoment,Reedleursuffisait.

Joe partit au bureau à 9 heures. À midi, Kate devait aller chercher Andy à l’aéroport. Ils firentl’amouravantdesesépareretKatepromitdel’appelerlelendemain.Joel’embrassaunedernièrefoispuis,aprèsavoirenvoyéunbaiserdeloinàReed,ilramassasesaffaires.

—Ne t’inquiète pas, ma chérie, tout se passera bien. Dis-toi qu’il est préférable de rompremaintenant, au bout d’un an de mariage, plutôt que de faire traîner les choses. Tu lui rends presqueservice,tusais.Ilseremariera,jenemefaispasdesoucipourlui,etiltrouveradenouveaulebonheur.

LesparolesdeJoeneluiapportèrentaucunréconfort.Iltenaitlebeaurôle.LeschosesneseraientpassisimplesquandelleseretrouveraitfaceàAndy.

Kateprituntaxià11heurespourserendreàIdlewild.Reedl’accompagnait.Elleportaitunerobenoiretoutesimpleassortieàunbibidelamêmecouleur.Commepourserendreàunenterrement.Ilétait

clairquelajournéeseraitdifficile.

Al’aéroport,ellevérifialepanneaudesarrivées.Levold’Andyétaitàl’heure.SerrantReedcontreelle,ellesedirigeaverslaported’arrivée,lecœurlourd.

Andyfutl’undespremiersàfairesonapparition.Ilavaitl’airépuisé,maisunlargesourirefenditsonvisagedèsqu’ilaperçut sa femmeet son fils. IlembrassaKateavecune telle fouguequesonchapeautombaparterre.

—Tum’astellementmanqué,Kate!

Puis il pritReed dans ses bras, stupéfait de le trouver aussi changé. Il avait presque huitmois, àprésent.Huitmoisethuitpetitesdentsbienblanches.Dèsqu’onleposaitparterre,ilcherchaitaussitôtàseredresser.QuandAndyleprit,ilsetournaverssamèreenpleurant.

—Ilnesaitmêmeplusquijesuis,selamentaAndy.

Il enlaçaKatepar lesépauleset l’entraînavers la sortie. Il avait l’étrange impressiond’êtrepartidepuisdixans.Reednelereconnaissaitplus,etKatesemblaitdistante,presquemalàl’aise.Elledéclaraêtreheureusedelerevoir,maisonauraitditqu’ellevenaitdeperdrequelqu’un.EllelequestionnasursonséjourenAllemagne.

Lorsqu’ilvoulutluiprendrelamain,ellesedéroba,feignantdechercherquelquechosedanssonsac.

De retour à l’appartement, Kate prépara le repas. Elle coucha Reed dès qu’ils eurent terminé demanger,désireused’enfinirauplusvite.Lamascaradeavaitassezduré.Andyméritaitlerespect.

—Quelquechosenevapas,Kate?demanda-t-illorsqu’ilsfurentseuls.

Ellesemblaitplusmûre,plusgravedanssarobenoire.Ils’étaitpasséquelquechoseensonabsence,illesentait.L’atmosphèreétaitchargéed’électricité.Kateévitaitdélibérémentsoncontact,sonregard.

—Ilfautquenousparlions,déclara-t-elle.

Ilsserendirentausalonetprirentplacesurlecanapé.Andys’assitàcôtéd’ellemaisc’étaitJoequiemplissaitsespensées.

Elle s’apprêtait à commettre la chose laplus terriblequ’elle ait jamais faite.Elle allait quitter unhomme qui l’aimait sincèrement et prendre avec elle l’enfant qu’il lui avait donné. C’était à la foisdramatique et irrémédiable. Elle avait commis l’erreur de l’épouser, persuadée que leur amours’épanouirait au fil du temps, pleine de bonnes intentions. Elle lui était malgré tout très attachée; ilsavaientvécudebonsmoments,ensemble.MaissonamourpourJoetranscendaittouteautreconsidération.

—Qu’ya-t-il,Kate?demandaAndyavecuncalmeétonnant.

Il avaitbeaucoupmûri, enquatremois. Il avaitvuet entendudesatrocitésqui lui avaientglacé lesang.Lesresponsabilitésquipesaientsursesépaulesl’avaientaidéàgrandir.Deretourchezlui, ilsetrouvaitconfrontéàpireencore.IllelisaitdanslesyeuxdeKate.

—Andy,j’aifaituneénormebêtise,commençaKateenprenantsoindegardersesdistances.

—Jecroisqu’ilseraitpréférabledenepasenparler,intervintsonmarid’untonabrupt.

Kateleconsidéraavecstupéfaction.

—Si, au contraire. Il faut absolument que nous en parlions. Il s’est passé quelque chose en ton

absence.

Avantqu’ellepuisseendiredavantage,Andylaréduisitausilenced’ungesteautoritaire.

Danssesyeuxbrillaitunelueurqu’ellen’avaitencorejamaisvue—unmélanged’assuranceetdedignitédontellenel’auraitpascrucapable.Acetinstant,ellesentitlasituationluiéchapper.

—Quoiqu’ilaitpusepasser,Kate,jeneveuxpaslesavoir.Nemedisrien,c’estsansimportance.Cequicompte, c’estnotrecoupleetnotre fils. Inutiled’endiredavantage, jene t’écouteraipas. Ilnenousresteplusqu’àfermerlaparenthèseetreprendrenotrevielàoùnousl’avonslaissée.

Frappéedestupeur,Katemitquelquesinstantsavantdeseressaisir.

—Non,Andy,nousnepouvonspas…

Savoixsebrisatandisqu’unflotdelarmesluimontaitauxyeux.Ildevaitabsolumentl’écouter.EllevoulaitdivorcerpourépouserJoe.

Ellenevoulaitplusvivreaveclui.Joevoulaitqu’elledeviennesafemme.Ellerefusaitdeleperdre,aprèstoutescesannées.

Malheureusement, Andy avait voix au chapitre et elle ne pourrait obtenir le divorce sans sonconsentement.Devinantqueleurmariageétaitenpéril,ilavaittoutcalculé,toutprévupourl’empêcherdepartir.LessentimentsdeKateneluiimportaientguère;pourlui,c’étaituneaffaireclassée.

—Oh si, Kate, nous le pouvons, objecta-t-il d’un ton qui la fit frémir. Garde pour toi ce que tut’apprêtaisàm’avouer.Noussommesmariés,nousavonsunenfant.Nousluidonneronsbientôtdesfrèresetdessœurs.Etnousmèneronstousunevieheureuseetagréable.Iln’yariend’autreàajouter,est-ceclair? Je n’aurais sans doute pas dû m’absenter aussi longtemps, mais il s’agissait d’une missionimportante,etjeneregrettepasd’yavoirprispart.

—Tuestoujoursmafemme,Kate,etnousallonsreprendrenotreviedecouplecommes’ilnes’étaitrienpassé.

Sontonfroidetimplacablelastupéfia.Ellenel’avaitencorejamaisvuaussidéterminé.

—Jet’enprie,Andy…balbutia-t-elle,levisagebaignédelarmes.

C’estimpossible…jenepeuxpasfaireça…

C’était Joe qu’elle aimait, pas Andy. Le piège était en train de se refermer sur elle; Andy ne lalibéreraitpas,quoiqu’elledise.Laseulesolutionseraitdes’enfuiravecJoe,sachantqu’ellenepourraitpasprendreReedsiAndyrefusaitledivorce.C’étaitcommes’illajetaitenprison.Elleavaitvoululuifairepartdesadécisionavantdeconsulterunavocat,maisellesavaitdéjàqu’ellenepourraitpasexigerledivorcesansmotifsérieux.Katenedisposaitd’aucunearmecontrelui:elleétaitpiedsetpoingsliés,tantqu’ilrefusaitdeluidonnersonaccord.

—Ilfautquetum’écoutes,implora-t-elle.Tunevoudraspasdemoidanscetétat-là…

Ellesanglotaitsoussonregarddur.

—Noussommesmariés,Kate,iln’yariend’autreàajouter.Dansquelquetemps,tumeremercierasd’avoiragiainsi, tuverras.Tuétaissur lepointdecommettreuneregrettableerreur,maisjeferai toutpourt’enempêcher.Aprésent,jevaisallerprendreunedoucheetmereposerunpeu.Veux-tuquenousallionsdîneraurestaurant,cesoir?

Elleposasurluiunregardabattu.Ellen’avaitpasenviedesortiraveclui;ellen’étaitplussafemme,maissaprisonnière.

Devant sonsilence, ilquitta lapièceetalla s’enfermerdans leurchambre. Il tremblaitde tout soncorpsensedirigeantverslasalledebains.MaisKaten’ensutrien.Pourlapremièrefoisdepuisqu’ellele connaissait, elle éprouva de la haine pour lui. Elle rêvait de rejoindre Joe, mais elle ne pouvaitabandonnersonfils.Andyl’avaitbiencompris;ill’avaitproprementpiégée.

Dèsqu’elleentenditl’eaucoulerdanslasalledebains,elleappelaJoe.Ilétaitenréunion,maisellesignalaàHazelquec’étaiturgent.

Quelquesinstantsplustard,lavoixdeJoesefitentendredanslecombiné.

—Qu’ya-t-il,Kate?Ças’estmalpassé?s’enquit-ilaussitôtd’untoninquiet.

—C’estencorepire:ilrefusedem’écouteretilrefusededivorcer.

CequisignifiequejenepourraipasprendreReedavecmoi.

—Ilbluffe,Kate.Ilapeurquetulequittes.Nebaissepaslesbras,jet’enprie.

—Tunecomprendspas,Joe.Jenel’aijamaisvucommeça,aussidéterminé.Pourlui,l’affaireestclassée.Pointàlaligne.Jen’aipaspuplacerunmot.

Ellen’avaitmêmepaseuletempsdeluiparlerdeJoe;Andynevoulaitrienentendre.

—Tun’asqu’àpartiravecReed,sansluidemandersonavis,fitJoed’untonbrusque.Ilnepeutpasteforceràrestercontretongré.

—S’il porte l’affaire devant les tribunaux, il peutm’obliger à regagner le domicile conjugal avecnotrefils.

Unventdepaniquesoufflaitsurelle.Leregardimplacableetdéterminéd’Andyl’avaitterrifiée.

—Iln’enferarien.Vouspouvezvenirhabiterchezmoi,touslesdeux.

Le scandale serait encore plus important. Non, il fallait absolument qu’elle trouve un moyen deconvaincreAndydeluirendresaliberté.C’étaitlaseulesolution.

—Jeluiparleraicesoir,déclara-t-elleavantderaccrocher.

AndysortitdeladoucheetJoeretournaàsaréunion.Elleappelaunebaby-sitteretacceptad’allerdîneraurestaurantavecsonmari.

L’atmosphèredemeuratendueetfroidetoutaulongdurepas.Kates’efforçamalgrétoutdeluifaireentendreraison.Envain.

—Ecoute-moi,Andy,jet’enprie…Jenepeuxpasresterauprèsdetoi.Notrecouplenefonctionnerapassijesuismalheureuse.

IlluiapparutsoudainplussagedenepasmentionnerJoesiellevoulaitremporterlabataille.C’étaitcomptersansladéterminationfarouched’Andy.

—Kate,toutallaitbienentrenousquandjesuisparti.Toutrepartiracommeavant,fais-moiconfiance.Tunesaispascequetufais,jenetelaisseraipasdétruirenotrevie.

—Leschosesnesontpluspareilles,insistaKate,lagorgeserrée.

Tuespartipendantquatremois.

Une vague de désespoir l’envahit, tandis qu’elle se débattait avec ses explications. Elle avaitl’étrangesentimentqu’Andysavaitcequis’étaitpassé,etavecqui.Malgrétout,ilrefusaitobstinémentdeluirendresaliberté.Chaquefoisqu’elleouvraitlabouche,elleseheurtaitàunmurd’incompréhension.Andynevoulaitriensavoir.Ilsn’échangèrentpasunmotdansletaxiquilesramenachezeux.

Lelendemain,ellefitgarderReedetpassavoirJoeàsonbureau.

Terrifiée,elleavaitbesoindesonsoutienetdesesconseils.PendantsonséjourenAllemagne,Andysemblait s’être transformé en un autre homme, imperturbable et invincible. Au bord des larmes, elles’assitenfacedeJoe,visiblementcontrarié.

—Ilnepeutpas tegarderprisonnière,Kate.Pour l’amourduciel, tun’esplusuneenfant!Fais tesvalisesetpars.

—Sansmonfils?

—Tulerécupérerasaprès.Tun’asqu’àpoursuivreAndyenjustice,bonsang!

—Que dirai-je au tribunal? Que je l’ai trompé? Je n’ai aucune raison valable pour demander ledivorce. Lui, en revanche, pourra toujours dire que j’ai abandonné notre enfant et je ne reverrai plusjamaisReed.

—Ilsdécréterontquejesuisincapabled’élevercorrectementmonfilsàcausedemaliaisonavectoi,Joe.Tantqu’Andycampesursespositions,jesuiscoincée.

—Dois-jecomprendrequetuvasresteraveclui?

—Ai-jevraimentlechoix?

Sesyeuxbleumarinetrahissaientl’intensitédesondésespoir.

—Jenepeuxrienfaired’autre,pour lemoment. Il finirapeut-êtreparse rendreà l’évidencemaisdansl’immédiat,ilneveutrienentendre.

—C’estcomplètementfou,Kate,fitobserverJoeencontournantsonbureau.

Secouéedesanglots,elleseblottitdanssesbras.

—Jen’auraisjamaisdûtequitter,ilyatroisans,hoqueta-t-elle.

Andynelalaisseraitpaspartir;elleperdraitainsisonultimechancedevivreauprèsdeJoe,l’hommedeses rêves.Carmalgré tout l’amourqu’elle luiportait,pour rienaumondeellen’abandonnerait sonfils.

—Toutestmafaute,murmuraJoe.C’estmoiquin’auraispasdûtelaisserpartir.Direquej’aioséprétendrequemapassionpourlesavionspasseraittoujoursavanttoi…

Ilsesouvenaitmotpourmotdeleurconversation.Troisansplustard,ilavaitprisconsciencedeseserreurs.Troptard,malheureusement.

—Veux-tuqueje luiparle,Kate?Ilprendraitpeut-êtrepeursi j’intervenais?Etsinousluioffrionsunesommed’argentenéchangedesonconsentement?

JoeétaitprêtàtoutpourvivreavecKate,maiscettedernièresecoualatêteavecvéhémence.

—Iln’apasbesoind’argent,Joe.Ilengagnesuffisamment.Cen’estpasunequestionmatérielle,c’estunequestiondesentiments.

D’amour.

—Posséderquelqu’unnesignifiepasforcémentqu’onl’aime,Kate.C’estpourtant toutcequivouslie,Andyettoi.TuluiappartiensàcausedeReed.C’esttoutcequiteretientauprèsdelui.

Oui,mais c’était un lien puissant. Joe avait consulté un avocat lematinmême: en abandonnant ledomicileconjugal,ellerisquaitfortdeperdredéfinitivementlagardedesonfils.

—Jesuispriseaupiège,Joe.Iln’yaaucuneissue,murmuraKated’unevoixbrisée.

Elleavaitpassécesquatrederniersmoisàculpabiliser,àcompatirdetoutcœurauchagrind’Andylorsqu’elle lui annoncerait la nouvelle,mais enun clin d’œil la situation s’était inversée.Leur avenirreposaitsoudainentrelesmainsdesonmariquisemblaitfermementdécidéàanéantirtousleursespoirs,sansaucunscrupule.

—Soispatiente.Vousnepourrezpasvivreainsiindéfiniment.Tuestropjeune,etluiaussi.Ilfinirapar abandonner la partie, fais-moi confiance. Il en aura assez de vivre avec une ombre, à la longue,déclaraJoeavectoutel’assurancedontilsesentaitcapable.

Ilss’embrassèrentlonguementpuisKaterentrachezelle,lamortdansl’âme.QuandAndylarejoignitcesoir-là,elletentadenouveaudeluiexpliquersaposition.Sanssuccès.

Cette fois-ci, sonmasque d’impassibilité se brisa et d’un geste rageur, il jeta une bonbonnière enporcelainecontre lemur.C’étaituncadeaudemariaged’unedesesamieset lorsqu’ellevit leséclatsnacréséparpillésausol,Kateéclataensanglots.Jamaisellen’auraitimaginéqu’Andyperdraitainsilecontrôledesesnerfs.Sonrêveviraitaucauchemar.

—Pourquoimefais-tuça,Andy?sanglota-t-elletandisqu’ilprenaitplaceàl’autreboutducanapé.

Uneexpressionconfusevoilaitsonvisage.

—Pourprotégernotrefamille,puisquetuesprêteàlasacrifier.

Dansquelquetemps,tumeremercierasd’avoiragiainsi,répéta-t-ild’unevoixsourde.

AndyavaittoutdesuitedevinéqueKateavaitrevuJoe.C’étaitécritsursonvisage.Ilnesesouvenaitque trop bien de leurs années à l’université, à l’époque où, follement amoureuse du jeune pilote, elleguettaitseslettresavecunregardbrillantd’excitation.ElleavaiteulemêmeregardquandelleluiavaitannoncéqueJoen’étaitpasmort,qu’ilrentreraitbientôtaupaysetqu’ellepréféraitdecefaitrompreleurrelation.Illeconnaissaitbien,ceregard!

Un seul hommeaumonde était capabled’éveiller en ellede telles émotions. Il n’avait pasbesoind’explications,ilsavaitqueJoeétaitderetourdanssavie.

Illesavaitavecunetellecertitudequ’ilserenditaubureaudeJoelelendemain.D’unpasassuré,ilsedirigeaverslebureaudesasecrétaireetdemandaàvoirJoeAllbright.Non,iln’avaitpasderendez-vous,répondit-ilquandellel’interrogea,maisJoeaccepteraitdelerecevoir,ilenétaitconvaincu.

Ilnes’étaitpastrompé.Moinsdedeuxminutesplustard,lasecrétairel’introduisitdansunspacieuxbureauornéd’objetsd’artetdetableauxdemaître.Joeneselevapaspourl’accueillir.Assisderrièresonbureau,illeregardacommeunanimaltraqué.Ilsnes’étaientvusqu’uneseulefois,biendesannées

plustôt.Maisilsconnaissaientpertinemmentlaraisondeleurnouvelleconfrontation.

—Bonjour,Joe,commençaAndyd’untonposé.

FaceàJoe,ilavaitdécidédejouerlacartedeladésinvolture.Joeétaitplusâgéquelui,plusbrillant,pluscharismatique,plusriche…

Surtout,Joeétaitl’hommequeKaten’avaitjamaiscesséd’aimer.Ileûtétéunadversaireredoutablepourn’importequelautrehomme.

Maiscettefois,Andycontrôlaitlasituation.IlavaitReed.EtKate.

—Excellenteinitiative,Andy,observaJoeavecunsouriresarcastique.

Aucund’euxnetrahissaitlamoindreémotion.Ilsétaientpourtantfurieux,etsesentaientmanipulés,poussésdansleursderniersretranchements.Ilsseseraientvolontiersentretués.Aulieudequoi,JoefitsigneàAndydes’asseoir.

—Puis-jevousoffrirquelquechoseàboire?

Aprèsunebrèvehésitation,Andyacceptaunverredescotch.Ilbuvaitrarementavantl’heuredudînermaisen l’occurrence, l’alcool l’aideraitpeut-êtreàconserver sonsang-froid. Joeversaune rasadedewhiskysurunlitdeglaceettenditleverreàAndyavantdeserasseoir.

—Ai-jebesoindevousdemanderlaraisondevotrevisite?

—Jecroisquec’estinutile.Nouslaconnaissonstouslesdeux.Cenefutd’ailleurspasuneinitiativetrès élégante de votre part, ajouta-t-il avec une assurance qu’il était loin d’éprouver. Elle estmariée,maintenant,Joe.Nousavonsunenfant.Ellen’iranullepart.

—Cen’estpasainsiquevousretrouverezvotreépouse,Andy.Onnepeutpasforcerl’amourd’unefemmeenlaretenantprisonnière.

Pourquoi ne l’enchaînez-vous pas à un mur? C’est peut-être moins délicat, mais c’est tout aussiefficace.

Joe n’avait pas peur d’Andy; il n’éprouvait aucune haine pour lui. Il connaissait l’étendue de sonpouvoir et se savait capable de réduire son adversaire en poussière. Plus rien ne l’impressionnait àprésentqu’ilavaitbâtiunempiregigantesque.Al’apogéedesaréussite,ilsesentaitprêtàabattredesmontagnes.Kate était à lui, qu’Andy le veuille ounon.Son cœur lui appartenait depuis leur premièrerencontre.

Jamais elle n’avait aiméAndy comme elle l’aimait lui. Jamais ils ne vivraient desmoments aussiintensesqueceuxqu’ilsavaientpartagéstouslesdeux.JoeposasurAndyunregardlourddecompassion.

—Netournonspasautourdupot,voulez-vous?Quedésirez-vous,exactement?

Acet instant,niJoeniKatenesoupçonnait jusqu’oùiraitAndypoursauversoncouple.Ilyeutunsilence.PuisAndypritlaparole.

—J’aimeraisquevouscompreniezquiestKate,enréalité;quiestlafemmequevouspoursuivezavectantdeferveur.Jenecroispasquevouslaconnaissezvraiment,Joe.

Andysetutetavalaunegrandegorgéedescotch.UnsourireamuséjouasurleslèvresdeJoe.

—Vouscroyezsincèrementquejenelaconnaispas,auboutdedixans?Jenevoudraissurtoutpas

vousoffusquer,maisKateacertainementdûvousraconterquenousavonsvécuensemblependantdeuxans.

Andyhochavaguementlatête.

—Etques’est-ilpasséaprèscesdeuxannéesde…viecommune?fit-ild’untonempreintd’ironie.D’après ce que j’ai cru comprendre, vous n’étiez pas particulièrement pressé de l’épouser. Alorspourquoiuntelrevirement,toutàcoup?

—Parce que jeme suis conduit comme un idiot, nous le savons tous les trois. J’étais en train demontermonentreprise,j’avaisénormémentdechosesàgérerenmêmetemps.Jenemesentaispasprêtpourlemariage.C’étaitilyatroisans.Jen’avaispasbeaucoupdetempsàluiconsacrer,àl’époque.Leschosesontchangédepuis.

—Est-celàl’uniqueraisondevosréticences,Joe?N’yavait-ilrienenKatequivousinquiétaitplusparticulièrement? Ne se montrait-elle pas trop exigeante à votre égard, n’aviez-vous pas parfoisl’impressiond’êtreprisaupiège?Nevousarrivait-ilpasdevouloirvousenfuirloin,trèsloin…?

JoeignoraitqueKateavaittoutracontéàAndyquandilss’étaientretrouvés.Lesparolesdecelui-ciéveillèrentenluidedésagréablessouvenirs.Ilavaiteffectivementressentitoutcela.Cen’étaitpascetteKate-làqu’ildésiraitépouser,c’étaitcellequ’elleétaitdevenue.

Cellequicomprenaitobjectivementcequis’étaitpassé.

—Ellen’apaschangé,Joe.L’angoisselarongeàchaquefoisquejequittelamaison.Ellem’appellepartout.Sijesorsdéjeuner,elledemandeàmasecrétairelenumérodurestaurant.Elleafaillimerendrefouquandelleétaitenceinte.J’étaisobligéderentrerdéjeuneravecelletouslesmidis.Est-cevraimentcequevousvoulez?

Serez-vousdisponibleàcepoint,Joe?Vousdevezêtreincroyablementrichepourvouspermettredepouvoirluiconsacrertoutcetemps.Vousdevrezresteràsescôtésjouretnuit.Commentferez-vousentrevosdéplacementsetvosobligations?EllenevoudrapaslaisserReed,etelleveutd’autresenfants.Ellelesaura,faites-luiconfiance,mêmesielledoitavoirrecoursàlarusepourça.JeconnaisbienKate.Ellem’aeucommeça,avecReed.

Personnellement,çam’étaitégal:jevoulaisunenfant.Maisvous,commentréagirez-vous?

AndyavaitsoigneusementanalysétouteslesangoissesintérieuresdeJoe,dontKateluiavaitparléaudébutdeleurmariage,danslebutdelesutilisercontrelui.Lesmensongess’accumulaient,etJoeavaitdéjàmorduàl’hameçon.

Illevitdanssonregard,mêmesicederniersesentitobligédeprendreladéfensedeKate.Lapeurplanaitdanslapièce,pesante,presquepalpable.

—Ellen’estpasamoureusedevous,affirmaJoe.Elleseradifférenteavecmoi.

Danssavoixperçaitunsoupçond’incertitude.Andyterminasonverred’untraitavantdes’engouffrerdanslabrèche,têtebaissée.

—Vouscroyez?Etait-elledifférentequandvousétiezdansleNewJersey?

Il était aucourantde tous leurs sujetsdediscorde,de toutes les faiblessesqui avaientdétruit leurcouple;Katevivait alorsdans l’angoissepermanented’être abandonnée, tandisque Joeétait terrifié àl’idéededevoirrenonceràsaliberté.

Kate lui avait tout raconté, quelque temps après leurmariage, et il se servait de ses confidencescommed’unearme.Pourunejustecause,àsesyeux.

—C’étaitilyatroisans,répétaJoed’untonmoinsferme.Ellen’étaitencorequ’unegamine.

Joesentitunfrissond’angoisseluiparcourirledos.EtsiAndydisaitvrai?Letableauqu’ilétaitentraindebrosserétaittoutcequ’ildétestait,quellequefûtl’intensitédesessentiments.

—C’esttoujourslecas,répliquaAndyavecsuffisance.

Ilauraitvolontiersavaléunautreverredescotch.L’alcool l’avaitconfortédanssadécisiondenereculerdevantrienpoursauversoncouple. Ilétaitsur labonnevoie.L’inquiétudevoilait leregarddeJoe.

Ilavaitréveillésesvieuxdémons.

—Elleresteratoujoursuneenfant,Joe.Voussavezcequiluiestarrivéquandelleétaitpetite,n’est-cepas?Jesuisaucourant,moiaussi.

LastupeursepeignitsurlevisagedeJoeenmêmetempsqu’uneboufféedesatisfactionenvahissaitAndy.Enfacedelui, lechampiondonnaitdéjàquelquessignesdefaiblesse.Ilétaitprêtàtoutpourlemettreautapis;cettefois,Kateresteraitauprèsdelui.S’ilfaisaitpreuved’assezdefinesse,Joeneluiparleraitmêmepasdesavisite.

C’étaitcommeuncrimeparfait, le seulmoyenen toutcasdenepasperdreKate.Rattrapépar sespropresangoisses,Joen’auraitplusqu’uneenvie:partir.S’enfuirloinetneplusrevenir.

—Ellevousaparlédesonpère?demandaJoed’untonincrédule.

Depuis dix ans qu’ils se connaissaient, Kate ne lui avait jamais raconté l’épreuve qu’elle avaittraverséequandelleétaitenfant.Toutcequ’ilsavaitàcesujet,illedevaitàClarke.Unefoisdeplus,Andyn’hésitapasàmentireffrontément.Katene luiavait riendità luinonplus,c’étaitClarkequi luiavaitrelatél’épisodepeudetempsavantleurmariage.

—Ellem’atoutracontéquandnousétionsétudiants.Nousétionstrèsproches.

Joesecontentadehocherlatête,souslechoc.Déjà,Andyreprenait:

—Vous rendez-vous compte de ce qu’elle a enduré?C’est pour cette raison qu’elle est terrifiée àl’idéedeperdre lesgensqu’elle aime.Ellenepourrait pasvivre sansnous.Kate serait incapablederesterunejournéetouteseule.C’estlafemmelaplusdépendantedesautresquej’aiejamaisrencontrée.Vousne direz pas le contraire, j’en suis sûr.Ellem’écrivait deux fois par jour pendant que j’étais enAllemagne,vousimaginez?

Autre mensonge éhonté: Kate ne lui avait écrit que de courtes missives dans lesquelles ellen’évoquaitqueleurfils.Andys’enétaitétonné,maisquepouvait-ilfaire,séparéd’ellepardesmilliersdekilomètres?

—Katen’aaucuneconfianceenelle;elleestcontinuellementangoisséeetn’arrivepasàtrouverunéquilibredurable.Jesupposequ’ellenevousapasparlédesatentativedesuicide,aprèsvotrerupture…

Enprononçantcettephrase,Andysutqu’ilvenaitdeporterlecoupfatal.Lorsqu’ilss’étaientrevus,Kate lui avait confié que Joe s’était senti terriblement coupable, que leur rupture avait été unedouloureuseépreuvepourluiaussi.

—Pardon?articulacedernier,abasourdi.

—C’est bien ce que je pensais. C’était aux alentours de Noël, je crois. Nous ne nous étions pasencorerevus.Elleestrestéelongtempsàl’hôpitalpsychiatrique.

Désespéré,Andyn’avaitaucunscrupuleàdébitersontissudemensonges.IlétaitconvaincuqueKatepasseraitlerestantdesavieàsescôtéss’ilparvenaitàéloignerJoe.Ilneconnaissaitpassafemme.

Ilauraitfallulatuerpouranéantirl’amourqu’elleportaitàJoe.

—Je ne vous crois pas, murmura Joe d’un air hébété. Kate a été internée dans un hôpitalpsychiatrique?

Andyhochagravementlatête,feignantd’êtreaussiaffectéquelui.Laflècheempoisonnéequ’ilvenaitdetireratteignitsacible.LeveninserépanditlentementdanslesveinesdeJoe.Laseulepenséequ’elleait pu attenter à ses jours à cause de lui, lui était insupportable. S’il ne reprenait pas rapidement lecontrôledesesémotions,ilredeviendraitlevilainpetitgarçonqu’onl’avaitaccuséd’êtrequandilétaitenfantou,pire encore, se transformerait enhommeméprisable.Conformément auxespérancesd’Andy,sonextrêmefragilité,enfouietoutaufonddelui,luidéfenditdeprendreuntelrisque.

—Queferez-vousausujetdesenfants?repritAndy,décidéàfrappersansrelâche.Ellem’aencoredithierqu’elleenvoulaitdeuxautres.

—Hier?Vousavezsûrementmalcompris.J’aiététrèsclairavecelle,surcepoint.

—Kate aussi. Elle ressemble beaucoup à samère, en réalité, soulignaAndy qui connaissait aussil’aversiondeJoepourElizabethJamison.

—Etnousn’avonspasencoreabordélesujetquimetientleplusàcœur:monfils.Voussentez-vousvraimentprêtàl’éleverauquotidien,àjoueraubaseballaveclui,àvousleverlanuitquandilferauncauchemar,àresteràsonchevetquandilseramalade?

Bizarrement,jevousvoismaldanscerôle-là.

Joe accusa lentement le dernier coup porté parAndy.Kate ne lui avait pas du tout tenu lemêmediscours. Elle lui avait affirmé qu’elle serait heureuse avec un seul enfant et qu’elle engageraitrapidementunenurseafindepouvoirlesuivredanssesdéplacements.Lesparolesd’Andytournoyaientdans sa tête.Undouloureux sentiment de culpabilité s’abattit sur lui lorsqu’il songea à la tentativedesuicidequ’elleavaitfaiteparsafaute.C’étaitplusqu’ilnepouvaitensupporter.

—Alors,Joe,quedécidons-nous?Jeneveuxpasperdremafemme,nilamèredemonfils.Jeneveuxpasqu’ellesesentedélaisséequandvousdevrezvousabsenter—sanscompterqu’ellepourraitencorefaire une bêtise. Kate est extrêmement fragile, derrière ses grands airs. Après tout, il y a déjà eu unprécédentdanslafamille.Iln’estpasimpossiblequ’ellesuivelestracesdesonpère,unjour.

IlsemontraitdélibérémentcrueletmesquinenversKate,assuréqu’ellen’ensaurait jamaisrien.Iljouait en virtuose toute la gamme des angoisses de Joe. Saisi de terreur, ce dernier était incapabled’émettrelemoindreson.IlsesouvinttoutàcoupdeClarkecomparantKateàunbeloiseauaffligéd’uneailebrisée.Commentaurait-ilpusavoirqu’Andyluimentaitsurtoutelaligne?QueKaten’avaitjamaissongéunseulinstantàmettrefinàsesjours,malgrél’intensitédesonchagrin?

Le stratagème d’Andy fonctionnait àmerveille. Troublé par ces terrifiantes révélations, Joe ne sesentaitplusdetailleàassumeruneviedecouplemarié,malgrésessentimentspourKate.

—Alors,Joe,quedites-vousdetoutça?insistaAndyd’unairfaussementinnocent.

Incapabledeperceràjourl’odieuxcomplot—lecomplotd’unhommeaccabléparlechagrin—,Joeréprimaunesoudaineenviedepleurer.

—Jepensequevousavezraison,répondit-ilenseressaisissant.Jenesauraipaslarendreheureuse,pasaveclaviequejemène.

Imaginez qu’elle tente de se suicider alors que je suis parti en déplacement, acheva-t-il dans unmurmure.

—Ceneseraitpasimpossible,fitAndyd’untonsongeur.

IlrencontraleregarddeJoeetn’ylutqu’unepeurimmense,incontrôlable.

—Jenepeuxpasluifaireça.Vous,aumoins,vouspouvezgarderunœilsurelle.N’avez-vouspaseupeurdelalaisserseulequandvousêtespartienEurope?S’enquitsoudainJoe,intrigué.

MaisAndys’empressaderépondre:

—Mesparentsetlessiensm’avaientpromisdel’entourer.Etpuis,ellecontinueàvoirsonpsychiatredeuxfoisparsemaine,mentit-ilencore.

Joetombadesnues.

—Unpsychiatre?Kateconsulteunpsychiatre?

Andyacquiesçad’unsignedetête.

—Ainsi,ellenevousenapasparlé.C’estunedeschosesdontellegardejalousementlesecret.

—Elleenaplusd’un,ondirait.

Joemarquaunepause,bouleverséparcequ’ilvenaitd’apprendre.

Pasunesecondeilnesongeaàmettreendoutelaparoled’Andy.Auboutd’unmoment,ilrepritd’untonabattu:

—Jenesaispasquoiluidire.

Il l’aimait plus que tout au monde et il savait qu’elle l’aimait en retour, mais ce serait presquecriminelde sapartdevouloirpartager savieavecelle aprèscequ’ilvenaitd’entendrede labouched’Andy.

Ilnepouvaitcourircerisque-là.

Joen’avaitplusqu’uneenvie,àprésent:sedébarrasserd’Andypourseretrouverseul.Jamaisencoreilnes’étaitsentiaussimalheureux,mêmeaprèsledépartdeKate,troisansplustôt.Sonrêvelepluschervenaitdevolerenéclats.Katenedeviendraitpassafemme.Andy,lerivalqu’ilavaitététellementsûrd’évincer rapidement, resterait son mari… et c’était mieux ainsi, pour tout le monde. En signe dereddition,ilselevaetserralamaind’Andyd’unairsombre.

—Mercid’êtrevenu.Vousavezfaitcequ’ilfallaitpourKate.

Ill’aimaitbeaucouptroppourmettresavieendanger.Etpuis,ilyavaittoutescesvieillesterreursqu’Andyavaitraniméesenlui.

Commentpourraient-ilsêtreheureuxavecuntelfardeausurlesépaules?

—Vousaussi,déclaraAndyensedirigeantverslaporte.

Aprèssondépart,Joeallaserasseoiràsonbureauetsetournaverslabaievitrée.Lavilles’étendaità ses pieds.Kate occupait toutes ses pensées, tandis que les larmes roulaient le long de ses joues. Ill’avaitperdue,unefoisencore.

Katenesutjamaisriendeleurentrevue.Andyrentraenfind’après-midi,commed’habitude.Ilneditrien,maislepetitairtriomphantqu’ilarboraitl’irritaprofondément.Songeôlier,quiavaitjadisétésonmari, semblait satisfaitde lui.Elle ledétestaencoredavantage.L’amourqu’elleavaitpéniblement faitjaillirétaitàjamaiséteint.

Deux jours plus tard, Joe l’invita à déjeuner. Ils se retrouvèrent dans un petit restaurant qu’ilsconnaissaientdéjà.Aucund’euxnetouchaàsonassiette.Avecdesmotssimplesetdirects,illuidéclaraqu’ilavaitbeaucoupréfléchi:ilnesesentaitpasledroitdedétruiresonmariage,surtoutsachantqu’ellecourrait le risquede perdre son enfant.Kate lut la culpabilité dans ses yeuxbleus. Joe souffrait, plusencorequ’ellen’auraitpul’imaginer.DepuissarencontreavecAndy,iln’avaitpascessédesongeràlatentativedesuicidequ’elleavaitfaiteàcausedelui.Cetteidéelerongeaitjouretnuit.Atelpointqu’ilpréféraitlaquitter.

Cefutunmomentparticulièrementdouloureuxpourtouslesdeux.Katepleurapendant tout le trajetdansletaxiquilaramenachezelle.SelonJoe,ilsfiniraientpartournerlapage,paroublierlechagrinquiles accablait, par s’oublier l’un l’autre. Il resta prudent, craignant qu’elle essaie de nouveau de sesuicider.

Allongéesursonlit,ellepleuratoutesleslarmesdesoncorps,inconsolable.Ellenereverraitplusjamais Joe.A cet instant, elle souhaita êtremorte.Mais jamais l’idée demettre fin à ses jours ne luieffleural’esprit.

Desoncôté,fidèleàseshabitudes,Joepritlafuite.Auxcommandesd’undesesavions,ilpartitenCalifornielesoirmême.

Enrentrantdubureauenfind’après-midi,AndydécouvritlevisageravagédeKate.Lemalétaitfait.Ilavaitremportélabataille…quelqu’enfûtleprix.

Chapitre18

LesrelationsentreKateetAndydemeurèrenttenduespendantplusieursmois.Ilsseparlaientàpeine.Accabléepar lechagrin,Katemaigrissaitàvued’œil. Ilsn’avaientpas fait l’amourdepuissonretourd’Allemagne.ElleparlaàJoeplusieurs foisau téléphone,maiscommeil l’avaitprédit, le tempset ladistancelesséparèrentpeuàpeu,malgrélaforcedeleurssentiments.Lepland’Andyavaitfonctionnéàmerveille.Pourtant,mêmes’ilavaitréussiàlaretenirauprèsdelui,contresongré,ilnepourraitjamaisdétruire ce qu’au plus profond de son être elle éprouvait pour Joe. En fait, il la perdit à jamais dèsl’instantoùildécidadel’obligeràrester,enseservantdeReedcommed’unmoyendepression.Ellen’avaitplusaucunsentimentpourlui,pasmêmedelacompassion.Ouplutôtsi,elleledétestait,etellel’auraithaïencoreplussielleavaitsucequ’ilavaitracontéàJoepoursedébarrasserdelui.

Lasituations’amélioralégèrementaprèslepremieranniversairedeReed,aumoisdemars.Quatremoiss’étaientécoulésdepuisleretourd’Andy.Quatremoisextrêmementéprouvants.

Latensionquirégnaitdansleurcouplen’avaitpaséchappéauxparentsdeKatemaiscettefois,cesderniersn’osèrentpasintervenir.

Comme les étésprécédents, ils se rendirent àCapeCod;Kate etAndydormirent chacundansunechambre.

SiAndyavaitpulaforceràrestersafemme,ilnepouvaitpasl’obligeràpartagersonlit.Leurvieétaitdevenueunenfer, leurmariagen’étaitplusqu’unefaçadedénuéedesensetKateressemblaitàunfantôme,errantcommeuneâmeenpeinedanslagrandemaisonduborddemer.

Pour lapremièrefois,ellerefusad’assisteraubarbecuedesvoisins.Enrentrant,sonpèreobservad’untonanodinqueJoeAllbrightn’étaitpasvenucetteannée.Andyjetauncoupd’oeilendirectiondeKate.Clarkesurpritleregardlourddehainequ’ilséchangèrent.Interdit,ils’abstintdetoutcommentaire.

DeretouràNewYork,KateappelaJoepourprendredesesnouvelles.Hazelluiréponditqu’ilétaitenCaliforniepourtesterdenouveauxappareils.Kateluidemandadeluitransmettretoutesonaffectionlorsqu’ellel’auraitautéléphone.Joeluienvoyaitdetempsentempsdescartespostalessibyllines.Celafaisaituneéternitéqu’ilsnes’étaientpasparlé.

Un soir, à l’approche de Thanksgiving, Andy considéra Kate avec attention. Le cauchemar duraitdepuisplusd’unan.

—Crois-tu que nous pourrions devenir amis, Kate? Nos conversations me manquent. Pourquoin’essayons-nouspasaumoinsd’entretenirdesrapportsd’amitié?

Aumomentoùilprononçaitcesmots,ilvitdansleregarddeKatequec’étaitsansespoir.Ilsavouraitunevictoirebienamère.Kateneluiappartenaitplusdepuislongtemps.Ilétaitdevenusonennemi.

—Jenesaispas,répondit-ellefranchement.

Joecontinuaitàoccupertoutessespensées,alorsmêmequ’ilétaitsortidesavie.AprèsavoirperduKatepourlasecondefois,celui-cis’étaitréfugiédanssapassionpourlesavions.Ilsétaienttoutcequiluirestait.Iln’yavaiteuaucuneautrefemmedepuisKate.

Ilspassèrentleweek-enddeThanksgivingchezlesparentsd’Andy.

Peuàpeu,sesentantglisserdansunabîmed’ennui,Kateseremitàcommuniqueravecsonmari.Maisleursrapportsnedépassèrentpaslestadedudialogueanodin.Ilsn’avaientpascouchéensembledepuisdix-huitmoisetKates’étaitinstalléedansladeuxièmechambreavecReed.Ilspassèrentleréveillondujourdel’anavecquelquesamis.Katebutplusquedecoutume,etilsallèrentjusqu’àdanserensemble.Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,Andyl’entenditrireàgorgedéployée.GriséeparleChampagne,elle flirtagentimentavec lui sur lechemindu retour.Cela faisaitunanetdemiqu’ilsnes’étaientpasautantamusés.Lebonvieuxtempslesrattrapatoutàcoup.Unefoisseuls,ill’aidaàôtersonmanteau.Labretelledesarobeglissa,révélantdespartiesdesoncorpsqu’iln’avaitpasvuesdepuistroplongtemps.Aussiéméchéqu’elle,Andypritseslèvresdansunbaiseravidetandisquesesmainssepromenaientsursoncorps.Asagrandesurprise,Kates’abandonnaàsescaresses.

—Kate…?murmura-t-ild’untoninterrogateur.

Ilnevoulaitsurtoutpasprofiterdesonivressepassagère.D’unautrecôté,latentationétaitgrande,pour tous les deux. Ils étaient jeunes et fougueux et venaient de passer une année douloureusementsolitaire.

Kate le suivit dans la chambre qu’ils ne partageaient plus. Bambin de vingt-deux mois, Reed setrouvaitdansunpetit litàcôtéd’elle,dans lapiècevoisine. Ildormaitprofondément lorsque lababy-sitterpritcongé,cesoir-là.

—Veux-tupasserlanuitavecmoi,Kate?demandaAndyd’untonprudent.

Pourtouteréponse,Kateenlevasarobeetseglissadanslelitd’Andy.Iln’yavaitplusdesentimentsentreeux.Telsdeuxnaufragésdanslatourmente,ilsétaientprêtsàs’accrocheràn’importequoipournepassombrer.Mêmel’unàl’autre.

Katenegardaqu’unsouvenirtrèsfloudeleurnuitd’amour.Elleseréveilladanslelitd’Andyetsehâtaderegagnerlesien,enprenantsoindenepasfairedebruit.Lorsqu’Andyouvritlesyeuxaumatindujourdel’an,Katen’étaitplusàsescôtés.

Ilsse levèrent tousdeuxavecunemigraineatroceetéchangèrentàpeinequelquesmots.Kateétaitprofondémentcontrariée.

Quatorzemoisplus tôt,elles’était jurédeneplus jamaispartager le litd’Andy.Elleavait tenusapromessejusqu’àlasoiréedelaveille.

Maisellesesentaittellementseule…etleChampagneavaitlibéréleflotdedésirqu’ellerefoulaitdepuistroplongtemps.

Evitantdélibérémentdecommentercemomentd’égarement,ilsreprirentchacunleurviesolitaire.Alafindumoisdejanvier,Katedécouvritaveceffroiqu’elleétaitenceinte.Cetenfantconsolideraitencoreleurunionforcée.Detoutefaçon, la jeunefemmeavaitrenoncédepuis longtempsàsa liberté.Andylaposséderaitàvie,contresongré.

En apprenant la nouvelle, ce dernier caressa un instant l’espoir de se rapprocher de Kate. Aucontraire, le bébé creusa encore le fossé qui les séparait déjà. En proie à de violentes nausées, ellepassait leplusclairde son tempsau lit,ne se levantquebrièvementdans l’après-midipouremmenerReedauparc.Sessoucisdesantén’étaientqu’unsymptômedesonmal-être.

Lesoirvenu,ilsdînaientensilence;seullebabildeReedégayaitunpeul’atmosphèreélectrique.Lacommunications’étaitencoredégradéeentreeux.Enjuin,KatelutdanslejournalqueJoes’étaitfiancé.Lorsqu’ellevoulutl’appelerpourleféliciter,onluiréponditqu’ilétaitàParis.Detouteévidence,Joeavaitfiniparl’oublier.Avingt-neufans,Kateavaitl’horribleimpressionquesavienevalaitplusd’êtrevécue.Mariéeàunhommequ’ellen’aimaitpas,elleattendaitunenfantqu’ellenedésiraitpasetvenaitdeperdredéfinitivementleseulhommequ’elleaitjamaisaimé.

L’accouchementétaitprévupour lemoisdeseptembre.Katen’étaitplusque l’ombred’elle-même.SonfilsetsessouvenirsdeJoeconstituaientsesseulesjoies.

Le termede l’accouchementapprochaitàgrandspas.Unsoir,alorsqu’elle lisaitdanssachambre,Andylarejoignit.Reeddormaitàpoingsfermésdanslepetitlitvoisin.Ilavaitdeuxansetdemi;c’étaitunadorablegarçonnet,aimantetpleindevie.

Elleregardasonmarid’unairabsent.Andyétaitdevenuunparfaitétranger.Commentimaginer,àlesvoirsidistants,qu’ilsavaientétésiprochesl’undel’autreautrefois?Enhuitmois,ilsn’avaienteuaucuncontact physique. Leur première année de mariage avait été la seule période heureuse qu’ils avaientpartagée,justeavantledépartd’Andypourl’Allemagne.

—Commenttesens-tu?demanda-t-ilens’asseyantsurlelitàcôtéd’elle.

—Enorme,répondit-elleenseforçantàsourire.

—J’aiprisunedécision,Kate:jepartiraiaprèslanaissancedubébé.

Il y songeait depuis plusieurs semaines et avait trouvé un appartement l’après-midi même. Il nesupportaitplusdevivreainsi;uneexistencedénuéede rêvesetdeprojets. Ilnepouvaitpas lagarderindéfinimentcommeunoiseauencage,c’étaitabsurde.Kates’étaitenvoléedepuislongtemps.Commentavait-ilpucroirelaretenirauprèsdeluidecettemanière?KateappartenaitàJoe;c’étaitainsi,pourlavie.

—Pourquoias-tudécidédepartir?demanda-t-elled’unevoixétrangementcalme.

—Pourquoirester?Tuavaisraison;j’aicommisunegrosseerreur.

Je regrette que tu sois tombée enceinte le soir du réveillon. Un deuxième enfant risque de tecompliquerlavie.

—C’estledestin,jesuppose.Toujourslui.

Le destin qui rapprochait ou séparait les êtres, qui les poussait dans une direction, puis dans uneautre,pastoujoursaumomentsouhaité.Lehasard.

—Reedseraheureuxdeneplusêtretoutseul,reprit-ellesurlemêmeton.

—J’auraisdût’écouter,ilyadeuxans,murmuraAndyauboutdequelquesinstants.

Ellehochalatête.Cesdeuxannéesl’avaientdéfinitivementéloignéedeJoe.Etait-ilmarié,àprésent?Lesjournauxn’avaientmentionnéquesesfiançailles,quelquesmoisplustôt.Ellen’avaitpasl’intentionde s’immiscer dans sa vie; leur heure était passée. Andy avait brisé ses rêves; ils appartenaientdésormaisàcellequis’apprêtaitàépouserJoe.

—Tuassansdouteeuraisond’essayer,concédaKatedansunélandegénérosité.

—Valeretrouver,Kate.

Elleleconsidérad’unairperplexeetcroisaavecsoulagementleregarddel’amid’autrefois.

—Je n’ai jamais bien compris ce que vous partagiez, tous les deux,mais c’est quelque chose depuissant,d’exceptionnel,quevousméritezdevivrepleinement,sic’estcequevoussouhaitez.Valuidirequetueslibre.Ilaledroitdesavoir.

Andy avait payé cher le tissu de mensonges qu’il avait servi à Joe, deux ans plus tôt. Outre laculpabilité qui pesait lourdement sur ses épaules, la froideur et le mépris de sa femme l’avaientprofondémentaffecté.Comment réparer lesdégâtsqu’ilavaitcausés,aveuglépar l’orgueil, terroriséàl’idéedelaperdre?Iln’avaitnilaforcenilecouraged’avouersafauteàKate.Maisilnedoutaitpasuninstant que Joe accueillerait Kate à bras ouverts, malgré les horreurs qu’il avait entendues sur elle.Intenseetunique,leuramourétaitplusfortquetout.

—Joeestfiancé,déclaratristementKate.

—Etalors?

Andyesquissaunpâlesourire.

—Nousétionsmariésquandilestrevenu,n’est-cepas?S’ilt’aime,ilnereculeradevantrien.

—Tucroisqueçamarchecommeça?

Pourlapremièrefoisdepuisbienlongtemps,ellegratifiaAndyd’unvraisourire.Pendantdeuxans,ellen’avaitvuenluiqu’ungeôlier.Àprésentqu’ilavaitdécidédeluirendresaliberté, ilspourraientpeut-êtreredeveniramis.Katepoussaunsoupir.

—Nous jouons demalchance, si tu veuxmon avis, reprit-elle d’un ton désolé.Nous avons laissépassernotreheure.

—Nedispasça,Kate.Çafaitdeuxansquetunevisplus.Joecontinueàhantertespensées,jouretnuit.

—Jesais,murmura-t-elle.C’est fou,hein?Àcroirequ’ilm’aenvoûtéeà l’instantoù j’aiposé lesyeuxsurlui.Pendanttoutescesannées,lecharmenes’estjamaisrompu.

—Alorscourslerejoindre.Réaliseenfintonrêve.

Trois ans plus tôt, il avait eu l’impression de réaliser le sien, mais le rêve qu’il poursuivaitappartenaitàunautre.Pourlavie.

—Merci,chuchotaKate.

Andysepenchaverselleetl’embrassasurlajoue.

—Essaiedetereposer,dit-ilavantdedisparaître.

Incapabledetrouverlesommeil,Katesongealonguementàleurconversation.Elleétaitétonnéedenerien ressentir, aucune tristesse, aucun soulagement. Depuis deux ans, elle vivait dans une espèced’insensibilitégénérale.Lesparolesd’Andyrésonnèrentdanssonesprit.«Réalisetonrêve…courslerejoindre…valeretrouver…»

Unsourireauxlèvres,ellesetournasurlecôtéets’endormit.Sonrêvecontinuaitàluiéchapper;Joeétaitfiancé,mariépeut-être,etellenesesentaitpasledroitdebouleversersavie.Finalement,ellelesauraitperdustouslesdeux,AndyetJoe.Ilétaittroptardpourretournerauprèsdelui.C’étaitledernier

cadeauqu’elleluioffrirait,laliberté.

Andylaconduisitàl’hôpitallemomentvenu.Elledonnanaissanceàunepetitefillequ’ilsbaptisèrentStéphanie.Deuxsemainesplustard,Andydéménagea.Toutsepassasansaccroc,trèsnaturellement.

Unmoisplustard,KatepartitpourRenoavecsesdeuxenfantsetunenurse.Elleyrestasixsemaineset regagna NewYork le 15 décembre. Divorcée. Libre. Officiellement, elle avait été mariée à Andypendanttroisansetdemi;danslesfaits,leurmariagen’avaitduréqu’uneannée.Elleappritparundesesamisqu’Andyfréquentaitquelqu’und’autre.Lanouvelle la réjouit; ilsavaientsouffertdesolitude troplongtemps.

Elleluisouhaitaitbeaucoupdebonheur;peut-êtreseremarierait-ilpourfonderunenouvellefamille.IlrendaitvisiteàReedetStéphanietouslesmercredisaprès-midietunweek-endsurdeux.

Tout s’était réglé en un clin d’œil, comme s’ils n’avaient jamais étémariés. Les parents deKatesouffraient de leur séparation beaucoup plus que les principaux intéressés. Tenus à l’écart de leurshistoiresdecouple,ilsn’avaientnicomprisniacceptécequis’étaitpassé.

UnesemaineaprèssonretourdeReno,elleemmenaReedacheterunsapindeNoël.Pourlapremièrefoisdepuisdesannées,ellesesentaitenfinelle-même.IlsfredonnèrentdeschantsdeNoëlencheminets’arrêtèrentaupremierstand,justeauboutdelarue.

Reedchoisitunsapinimmense.Excitécommeunepuce,lepetitgarçonbattaitdesmainspendantqueKateindiquaitsonadresseauvendeur.Ducoindel’œil,ellevitunesilhouettesortird’untaxi.Ils’étaitmisàneigeretl’hommeluitournaitledos,vêtud’ungrosmanteauetcoifféd’unchapeaudefeutre.Avantmêmequ’ilseretourne,ellesutquec’étaitJoe.L’instantd’après,ilpivotasursestalonsetl’aperçut.Ilsefigea.Unsourireapparutlentementsurseslèvres.Celafaisaitdeuxansqu’ilsnes’étaientpasvusetplusieursmoisqu’ilsnes’étaientpasparlé.

Ilsedirigeaverselle.Presquemalgréelle,Kateluirenditsonsourire.Ledestin,encorelui.Ilyavaittoujours eu cette incroyablemagie entre eux; combien de fois leurs chemins s’étaient-ils croisés puisséparés?Etsoudain,Joefaisaitsonapparition,commeparenchantement.ACapeCod,surlebateau,aubaldesdébutantes.

Douzeannéess’étaientécouléesdepuisleurpremièrerencontre.Achaquefois,leurrêverenaissaitdesescendres.

—Bonjour,Kate.

Comme elle, il était venu acheter un sapin de Noël. Kate ne savait même plus où il habitait. EnCalifornie,ouàNewYork…ailleurs,peut-être.Lecœurlourd,elles’étaitefforcéedefaireunecroixsurlui.Maisuneforceirrésistible,quasisurnaturelle,enavaitdécidéautrement.

—Bonjour,Joe.

Le sourire deKate s’élargit.C’était si bon de le revoir. Il n’avait pas changé. Son cœur se serradouloureusementtandisqu’elleleregardait,incapablededétournerlesyeux.

—Commentvas-tu,cestemps-ci?

Joebrûlaitd’enviedesavoircequ’elledevenait,maisunefouleagitéesepressaitautourd’eux.Reedsetenaitàcôtédesamère;àprésent,ilétaitenâgedecomprendrecequisedisait.

Kate laissa échapper un rire nerveux. Les paroles d’Andy dansaient joyeusement dans son esprit

confus.Valeretrouver.Dis-luiquetueslibre.Ilsetenaitlà,devantelle.Elleinspiraprofondément.

—Trèsbien.Jesuisdivorcée,annonça-t-elletoutdego.

UneexpressionàlafoisétonnéeetravieéclairalevisagedeJoe.

—Depuisquand?

—NoussommesrentrésdeRenolasemainedernière.J’avaisemmenélesenfantsavecmoi.

—Lesenfants?répétaJoe,deplusenplussurpris.

—Reed a une petite sœur, Stéphanie. Elle a trois mois. J’ai bu trop de Champagne le soir duréveillon,ajouta-t-elleavecunemouepenaudequifitsourireJoe.Ettoi,quedeviens-tu?

—Moiaussi,j’aitropbulesoirduréveillon,maisjen’aigardéaucunepreuvedudélit.Jemesuisfiancé aumois de juin. Nous traversons une période un peu difficile en cemoment: elle détestemesavions.

—Alorsçanemarcherapas,décrétaKate.

Ellesesentaitrevivrerienqu’enleregardant.Ilssavaientl’unetl’autrequerienn’avaitchangé.Lamagieopéraittoujours,commeaupremierjour.Cequ’ilspartageaientétaitrare,infinimentprécieux.

—Crois-tuqueçapourraitmarcherentrenous,Kate?demanda-t-ilens’approchantd’elle.

Ils avaient traversé de douloureuses épreuves, tous les deux. Leur tour était peut-être passé,maiscomment le savoir avec certitude s’ils ne tentaient pas leur chance, une dernière fois?Tandis qu’il lacontemplait, submergé par l’émotion, toutes les horreurs qu’Andy lui avait confiées au sujet de Kates’envolèrentenfumée.

—Jenesaispas.Qu’est-cequetuenpenses?

Elleétaitprêteàfoncer,têtebaissée,maisellenevoulaitpasledire.Pastoutdesuite,entoutcas.Ilsse contemplèrent longuement, unis par le même désir de vivre enfin leur amour. De gros floconstourbillonnaientautourd’eux.

—Onrentreàlamaison,maman,intervintReedenlatirantparlamanched’ungesteimpatient.

—Uneminute,monchéri,réponditKateenluicaressantdoucementlajoue.

—Ettoi,qu’enpenses-tu?repritJoeenlafixantdesonregardbleu.

LesyeuxdeKates’arrondirentdesurprise.

—Tuveuxmaréponsetoutdesuite?Maintenant?

—Nousavonsattendudouzeans,Kate.

—C’estvrai.Sijedevaistedonneruneréponsetoutdesuite,ceserait…oui,allons-y…accordons-nousaumoinscettechance!

Elleretintsonsouffle.Ets’ilprenaitpeur?Etsisonempressementlefaisaitfuirdenouveau?Maiscettefois,Joen’avaitaucuneenviedepartir.Ilsoutintsonregard,fermementcampésursespieds.

—Tuas raison.Onest sansdoutecomplètement fous.Dieuseul sait sinousnousengageonssur labonnevoie.Jusqu’àprésent,lescirconstancesonttoujoursjouéennotredéfaveur.Notretourestpeut-êtrearrivé,quisait?

LevisagedeKates’assombritsoudain.

—Ettafiancée?

—Accorde-moiunepetiteheure.Jevaisluidirequelacommandeestannulée,elleaéchouéauvold’essai,plaisanta-t-ilsanslaquitterdesyeux.

—Etpourlesenfants?

C’était une étrange conversation à tenir au beaumilieu des sapins deNoël,mais ils étaient ainsi,semblablesàdeuxéclairsilluminantleurciel.

—Tu en as déjà deux, n’est-ce pas? Sommes-nous vraiment obligés de régler la question tout desuite?Pourêtrefranc,jen’yaipasencoreréfléchi.Tucomprends,jenesavaispasquej’allaistecroiserici.Onpourraitpeut-êtreserevoirpourendiscuteràtêtereposée,qu’enpenses-tu?

Illataquinaitetellevitdanssesyeuxqu’ilétaitheureux,qu’iln’avaitpluspeur.Pourlemoment,entoutcas.

—Çadevraitpouvoirsefaire,eneffet,réponditKateenriant.

La vie n’était jamais avare de surprises. Au moment où ils s’y attendaient le moins, leurs rêvesrevenaientlestransporterdansuneautredimension.C’étaitcequiseproduisaitdepuisleurrencontre.

—Tuhabitestoujoursàlamêmeadresse?

Kateacquiesçad’unsignedetête.

—Jet’appellecesoir.Promets-moisimplementdenepastemarierentre-temps.

—Neretournepasauprèsd’Andy,nedisparaispasdanslanature.

Restetranquillementcheztoienattendantmoncoupdefil,d’accord?fit-ilenl’enveloppantd’unlongregard.

Kateneputs’empêcherdesourire.

—Jevaisessayer.

—Parfait.

Illapritdanssesbrassousl’œilintriguédeReedquin’avaitencorejamaisvucemonsieur.

—Bienvenuecheztoi,Kate.

Laviedelajeunefemmeressemblaitàundésertaridedepuisqu’ilss’étaientséparés.QuantàcelledeJoe,elleétaitentièrementconsacréeauxavionsetautravail;récemment,uneautrefemmeavaittentédes’yimmiscer…unefemmequinesupportaitpasdeprendreunascenseuretquidétestaitencoreplusl’idéedevoleràsescôtés.UnefemmeauxantipodesdeKate.

Apparemment, le destin avait décidé de semontrer clément en leur offrant une dernière chance. Ilfallaitlasaisirauvol,sansperdreuninstant.Joenelalaisseraitpaspasser,cettefois.

—Jet’appelleraidansdeuxheuresetjepasseraitevoircesoir.J’aiencoreunepetitechoseàrégler.

Katedevinadequoiils’agissait.Ildevaitrompresesfiançailles.

L’idéenelatroublamêmepas.EllevoulaitJoe.Coûtequecoûte.

Ilsavaientgravil’Everestpourseretrouverausommetetellenelaisseraitpersonneluigâchersonbonheur.Joeétaitl’hommedesesrêves.Elleavaitméritéledroitdevivreauprèsdelui.

Ill’appeladeuxheuresplustardetpassaà20heures,unefoisquelesenfantsfurentcouchés.Dévoréspar lemêmedésir, ils fermèrent derrière eux la porte de la chambre à coucher et firent l’amour avecl’aviditédedeuxaffamés.Leurrêveétaitenfinàportéedelamain.

Aucund’euxn’étaitsûrqu’ilseconcrétiseraitpleinementmais ilsétaientprêtsàprendrelerisque.Biendescaressesplus tard, ils s’endormirentblottis l’uncontre l’autre,heureuxd’avoir retrouvé leurportd’attache.

Lelendemainmatin,JoejouaavecReedpendantqu’elleallaitaitStéphanie.Puisilsentreprirentdedécorer le sapin. Joe passaNoël avec eux et deux jours plus tard, ils se rendirent tous les deux à lamairiedeNewYork.Seuls,maindans lamain,sansamini témoin,sansfauxespoirs.Kateappelasesparentsàleurretour.Lanouvelleleurfit l’effetd’unedouchefroide, tant touts’étaitpassérapidement;maisaufond,cen’étaitguèreunesurprise.ElizabethJamisonrappelaàsonmariqu’elleavaitfinalementperdusonpari.JoeavaitépouséKate.

—J’aidumalàlecroire,déclara-t-elle,encoresouslechoc,lorsqu’ilseurentraccroché.

KateetJoepartageaientsonsentiment.Larouteavaitétélongueetsinueuse,parseméed’obstacles.

—Alors,heureuse?SusurraJoecommeelleselovaitcontrelui,unpeuplustarddanslasoirée.

—Parfaitement,répondit-elleavecunsourirebéat.

Elles’appelaitdésormaisMmeJoeAllbright.Enfin!

Quandellesefutendormie,ilrestalongtempsàlacontempler.

Kate l’avait toujours fascinéetàprésent,elleétaità lui. Ilsvivaientunbonheurabsolu. Ilétait sapassion,elleétaitsonrêve.Leurcontedeféesavaittrouvésafinheureuse.

Chapitre19

LespremiersjoursdumariagedeJoeetKatefurentplacéssouslesignedubonheuridyllique.Toutsepassaitcommedansleursrêves.

Ils avaient embauché une nurse qui s’occupait des enfants afin queKate puisse passer le plus detempspossible avec Joe.Elle allait régulièrement le voir à sonbureau et lui donnait son avis sur lesprojetsencours.Ilspartaientsepromenerenaviontouslesweek-endsetquandilrentraitdutravaillesoir, ilprenait le tempsde joueravecReedetStéphanie.Elle l’accompagnaenCalifornieaumoisdejanvieretfuttrèsimpressionnéeparlesitequ’ilavaitmontélà-bas.

EllelesuivitmêmedansleNevadaoùelleassistaàquelques-unsdesesvolsexpérimentaux.Quandileutterminé,ill’emmenafaireuntourenavionetenprofitapourl’initierauxacrobatiesaériennes.

Kateadoraitsongraind’audaceetdefolie.Ilétaitàelle,enfin.

—Touslesjours,jemefélicitedenepasavoirépouséMary,déclara-t-ild’untonespiègleaprèsunvolparticulièrementmouvementéau-dessusdudésert.

Il avait ravi Kate avec une série de loopings et d’acrobaties en tous genres. C’était encore plusexcitant que les montagnes russes, avait-elle déclaré un jour, aux anges. Elle ne se lassait pas del’accompagnerdanssesvols.Ellen’avaitjamaispeuràsescôtés,malgrélesrisquesqu’ilprenait.

—Pourtant,jesuissûrequ’ellecuisinemieuxquemoi,répliquaKateensortantducockpit.

—C’estvrai…maiselleauraitvomipartoutaprèsunvolcommecelui-ci!

Katel’avaitsauvédejustessed’unsortbienpirequelamort;toutefois,aufonddelui,ilsavaitqu’iln’auraitpascommisunetelleerreur.Asesyeux,Kateincarnaitlafemmeidéale.Elleaimaitlesavionsetlesbaladesqu’ils faisaient tous lesdeuxet surtout, elle l’aimait, lui, pour cequ’il était.Enplus, elleajoutaitunpeudepimentdanssaviequiluiparaissaitbienmonotonequandellen’étaitpaslà.

Espiègle, intelligente et pétillante, elle savait aussi être sérieuse quand les circonstancesl’imposaient.Parfaitementcomplémentaires,ilsavaienttoutpourêtreheureux.Etilsformaientuncoupled’unetellebeautéquelesgensseretournaientsurleurpassage.

L’assurancetranquilledeJoecontrebalançaitmerveilleusementlecharmeinsolentdeKate.

Unmois après leurmariage, elle emménagea chez Joe avec ses enfants et son chien.La nurse lessuivit également; l’appartement était suffisamment spacieux pour les accueillir tous. Peu à peu, elleapportaquelques touchesfémininesà ladécoration,quigagnaenchaleur. Ilsparlèrentmêmed’acheterunemaison.

Iln’yavaitaucunsujettabouentreeux.Unjour,alorsquelesparolesd’Andycontinuaientàlehanter,Joeévoquasatentativedesuicide.Levisageempreintdegravité,illuiprésentatoutessesexcusespourlemalqu’illuiavaitfaitalors.Kateleconsidérad’unairperplexe.

—Dequoiparles-tu,aujuste?

—Net’inquiètepas,Kate.Jesaistout,dit-ilavecunegrandedouceur.

Maisilneluiditpasd’oùiltenaitsesinformations.Ilneluiavaitjamaisparlédelavisited’Andyà

sonbureau,deuxansplustôt.Aquoibonressasserlepassé?

—Toutquoi?InsistaKate,sincèrementintriguée.

Joepoussaunsoupir.

—Quetuastentédemettrefinàtesjoursaprèsnotrepremièrerupture,débita-t-ild’untrait.

—Qu’est-ce que tu racontes? J’étais amoureuse de toi, certes, folle de chagrin aussi,mais pas aupointdeperdrecomplètementlatête…Commentas-tupuimaginerçaunseulinstant?

Sonregardinterloquéletroubla.

—Dois-jecomprendrequetun’asjamaisessayédetesuicider,Kate?murmura-t-il,partagéentrelesoulagementetunecolèrenaissante.

—Absolument!C’estlachoselaplusignoblequej’aiejamaisentendue!Jet’aime,Joe,déclara-t-elleavecferveur,maispasaupointdebasculerdanslafolie.C’estunacteterrifiant…

Elleétaitbienplacéepourenparler.LevisagedeJoes’assombritdangereusement.

—As-tujamaisconsultéunpsychiatre?

Katesecoualatêted’unairinterdit.

—Non.Tucroisquejedevrais?

—Lesalaud!Explosa-t-ilenselevantd’unbondpourarpenterlapièced’unpasrageur.

—Dequiparles-tu,Joe?Jenecomprendspas.

Touts’éclairaitdansl’espritdeJoe,tandisqu’uneondederageserépandaitdanssesveines.

—Jeparledelasalepetiteordurequiteservaitdemariavantmoi!Jen’osemêmepast’avouercequ’ilafait,nicequej’aicru,pauvreidiotquejesuis!

Un sentiment de culpabilité accompagnait sa fureur. Comment avait-il pu être stupide au pointd’avalercesbalivernes?Àsadécharge,Andyavaitmenésonplandemaindemaîtreenranimanttoutessesvieillesangoisses.Terrifié, il avait aussitôtmorduà l’hameçon.Sacrédulité leuravait coûtédeuxans.

Kateledévisagead’unairstupéfait.

—Andyt’aracontéquej’avaisessayédemesuicider?Ettul’ascru?

—Onnesavaitplustropoùonenétait,àl’époque.Tuvenaisdeluiannoncerquetuvoulaisdivorcer;ilrefusaitdeterendretaliberté.

—Tu étais passée me voir au bureau pour m’exposer la situation et le lendemain, ce fut au tourd’Andydemerendrevisite.J’aihontedel’avouer,maisilm’amenéenbateaududébutjusqu’àlafin.Ilm’aracontéquetuétaistrèsfragile,quetumanquaisterriblementd’assurance,aupointd’avoirtentédetesuiciderjusteaprèsnotrerupture.Ilm’abrosséuntableausinoirquej’aipaniqué…J’avaispeurdetepousserdenouveauaupiresijen’étaispasàlahauteur.Ilm’aditquetuvoyaisunpsychiatreplusieursfois par semaine.Dansma tête, l’angoisse et la culpabilité dansaient la sarabande. Je ne pouvais pasprendrelerisquedemettreunefoisencoretavieendanger.

Andyavaitinsistésursapeurviscéraled’êtreabandonnéeetsondésird’avoird’autresenfants.Tout

cequifaisaitpeuràJoe.

—Pourquoinem’as-turiendit?demandaKate,souslechoc.

—J’avais peurde te fragiliser davantage. Je vois clair dans son jeu,maintenant.Quelle ordure! Ils’estservidemesangoissespourparveniràsesfins.Ilsavaitquejemesentiraishorriblementcoupableenapprenantquetuavaisessayédetesuicideretquejepaniqueraisàl’idéequetupuissesrecommencer.

CommentAndyavait-ilpu leur faireça?UneboufféedehaineenvahitKate. Ilavaitutilisé toutcequ’elleluiavaitconfiépourmanipulerJoeetlefairefuir.Jamaiselleneluipardonnerait.Parsafaute,leurbeaurêveavaitbienfaillipartirenfumée.C’étaitunmiraclequ’ilssesoientretrouvés.

—Ilparlaitavecunetellesincérité!J’étaissibouleverséquejen’aimêmepascherchéàmettresesparolesenquestion.Laculpabilitém’apoursuivipendantdesmoisaprèscetteentrevue.

—Commenta-t-ilpufaireunechosepareille?répétaKateensecouantlatête.

Elleeutsoudainlacertitudequ’Andyavaitdûluiraconterautrechose,afind’ajouterdelacrédibilitéàsesprétenduesrévélations.

C’étaitsonseulsecretvis-à-visdeJoe…maissansdouteleconnaissait-il,àprésent.Figée,ellelevalesyeuxsurlui.L’amourquiéclairaitsonregardluidonnalecouragedeposerladouloureusequestion.Ellenepouvaitriencacheràcethomme.

—T’a-t-ilparlédemonpère?demanda-t-elleàmi-voix.

—Clarkem’avaittoutracontéavantquejetedemandeenmariage,quandnousétionsàCapeCod.Ilavait jugébondememettreaucourant, réponditJoeen luiprenantdoucement lamain.Jesuisdésolé,Kate.Çaadûêtreterriblepourtoi.

Deslarmesembuèrentleregarddelajeunefemme.

—Oui…cettejournéeresteraàjamaisgravéedansmamémoire…

Jemesouviensdetoutavecuneclartéétonnante.Enrevanche,aussibizarrequecelapuisseêtre,jenegardequ’unvaguesouvenirdemonpère.J’avaishuitansquandilestmortmais ils’étaitcoupédumonde deux ans plus tôt, expliqua-t-elle d’une voix teintée de tristesse. Ma mère aussi a beaucoupsouffert,bienqu’elleneparlejamaisdelui.

—Pourtant, j’aurais aimé qu’elle l’évoque de temps en temps. Je le connais si peu. Clarke m’atoujoursditquec’étaitunhommebien.

—Jen’endoutepasuninstant.

Illutdanssesyeuxunedouleurimmense.Cedrameconstituaitlecœuretlefondementdetouteslespeursquilaminaient.Lapeurdeperdreunêtrecher,desouffriretd’êtreabandonnée.Ensedonnantlamortpardésespoir,sonpèreavaitàjamaisbouleversésonéquilibre.Heureusement,elleavaitrencontréJoe.Enlacomblantdebonheur,ilavaitapaisésontumulteintérieur.Auprèsdelui,enfin,ellesesentaitsereine.

—Jesuiscontentequetusoisaucourant,conclut-ellesimplement.

Unpeuplus tarddans la soirée, ils reparlèrentduplanmachiavéliqued’Andy.Kateétait à la foishorrifiéeetfollederage.

Jamaisellenel’auraitcrucapabled’unetelletrahison.Unjouroul’autre,ellelemettraitdevantsesresponsabilités.Maisfinalement,malgrésatentativeàlafoisbrillanteetméprisable,ilavaitperdu.

Kateremerciaitsouventlecieldes’êtremontrésiclémentaveceux.

Auprintemps, Joepassaplus de temps enCalifornie.Face à l’essor de sa compagnie aérienne, ildevenait urgent d’agrandir le site de Los Angeles. Pendant l’été, Kate, les enfants et la nurse lerejoignirentlà-

bas;ilss’installèrenttouslescinqauBeverlyHillsHotel.CenouveautraindevieenchantaKate,quipartageaitsontempsentrelelèche-vitrines,lesenfantsetlapiscineoùdéfilaientlesplusgrandesstarsd’Hollywood.

Joetravaillaitcommeundamné;iln’étaitjamaisderetouràl’hôtelavantminuitetrepartaitaubureauà6heuresdumatin.Danslecadredesonexpansion,ilétaitentrainderemaniertoutlesecteurPacifiqueetdésiraitcréerdenouvelleslignesjusqu’alorsinexploitées.

C’étaitunevasteentreprisequiimpliquaitlacréationdenombreusesescalesàl’étrangerainsiqu’unesolide logistique. AllWorld était en train de se hisser parmi les premières compagnies aériennes dumonde.

Aumoisdeseptembre,ilpartittravailleràHongKongetauJapon.

Ils convinrent tousdeuxqu’elle ne le suivrait pas; elle nevoulait pas laisser les enfants sans leurmèreplusieurssemainesd’affilée,aussiregagna-t-elleNewYorkavecReed,Stéphanieetlanurse.Joel’appelaittouslessoirs,oùqu’ilfût,etluiracontaitsajournéedanslesmoindresdétails.Ilabattaituntravailcolossal,gérantàdistancesesbureauxdeNewYork,enmêmetempsqu’ilpartaitàlaconquêtedel’Orient,continuaitàdessinerdenouveauxavions,dirigeaitunecompagnieaérienneetsechargeaitaussisouvent que possible des vols d’essai.Malgré la compétence des personnes qui l’entouraient, il avaitbeaucoup de mal à déléguer. Débordé, il ne cessait de se plaindre: avec ses multiples activitésprofessionnelles,iln’avaitplusletempsdepilotersesavions.Nidevoirsafemme.

Lorsqu’ilrevintàNewYorkaudébutdumoisd’octobre,aprèsquatresemainesd’absence,Kateluifitremarquerqu’ilssevoyaienttroprarement.

—Jen’ypeuxrien,Kate,sedéfendit-ilaussitôt.Jen’aipasledond’ubiquité,hélas.

IlvenaitdepasserdeuxsemainesàTokyo,àsignerdescontratsetàétablirdesitinéraires,puisavaitmenédepéniblesnégociationsaveclesAnglaisàHongKongavantderegagnerLosAngelesoùilétaitrestécinqjours.Sansraisonapparente,undesesmeilleurspilotesd’essais’étaitécraséjusteavantsondépart,dansunavionqueJoeavaittestélui-même.Ils’étaitrenduàRenosur-le-champpourinspecterlacarlingue et présenter ses condoléances à la veuve du pilote. Finalement, il était rentré àNewYork,exténué.

—Pourquoin’essaies-tupasdegérertesaffairesd’ici?suggéraKate.

—Commentm’yprendrais-je,tupeuxmeledire?répliquaJoed’unevoixoùperçaitl’exaspération.

Ilétaitàboutdenerfs,depuisquelquetemps.Surmené,ilpassaitsontempsàcourird’unendroitàl’autre,toujoursentredeuxavions.

Desoncôté,Kates’ennuyaitferme,seuleàNewYork.LesabsencesprolongéesdeJoecommençaientàluipeser.Ill’aimait,certes,maiselleauraitvouluqu’ilpassedavantagedetempsauprèsd’elle.

—Commentveux-tuquejeresteassisderrièreunbureaualorsquemonpersonnelestdisséminéauxquatrecoinsdumonde?Tun’asqu’à trouveruneoccupation.Propose tonaideà laCroix-Rouge, joueaveclesenfants…

Kates’abstintdetoutcommentaire.Desonpointdevue,leconstatétaitàlafoissimpleetinquiétant:àtrenteans,elleavaitunmaridontelleétaitfollementamoureuseetqu’ellevoyaitàpeine,entredeuxportes.

Elleserendaitseuleauxinvitationsàdîner,passaitsesweek-endsavecsesenfants,secouchaitdansungrand lit froid et ne cessait d’excuser sonmari pour ses absences répétées.LeTout-NewYork lésréclamait, lecoupleAllbrightétait trèssollicitédepuisquelque temps;enhuitpetitesannées, Joeétaitdevenu le personnage le plus important du monde de l’aviation, et il n’avait que quarante-deux ans.Autodidacte accompli, on l’admirait autant pour ses talents de pilote que pour ses qualités d’hommed’affaires.Toutcequ’il touchait se transformaitenor.Hélas, l’argentqu’ilgagnaitne réconfortaitpasKate quand elle se sentait seule la nuit. Joe lui manquait terriblement. Ses absences à répétitionréveillaientenelledevieuxfantômes.Absorbéparsontravail,Joeneperçutpaslessignauxd’alarmequ’elles’efforçaitdeluitransmettre.LesreprochesdeKatel’agaçaient,lepoussaientàrentrerdanssacoquille,augranddamdelajeunefemme,terroriséeàl’idéedeleperdredenouveau.

—Pourquoineviens-tupasavecmoi?luidemanda-t-ilalorsqu’ilvenaitdeluiannoncersonintentionderepartiràTokyo.Jesuissûrqueçateplairait.

SonderniervoyageàTokyoremontaitàplusieursannées,quandsesparentsl’yavaientemmenéeenvacances.

—Tupourraisfairelesmagasins,visiterlesmuséesetlestemples,reprit-il,désireuxdetrouveruncompromisquilessatisferaittouslesdeux.

—Jenepeuxpaslaisserlesenfantsseulsplusieurssemainesd’affilée,Joe.Ilsn’ontquetroisetunans.

—Emmène-les.

LesyeuxdeKates’agrandirentd’effroi.

—ATokyo?

—Ilsontdesenfants, là-bas, tusais.Si, je t’assure,Kate.J’enaimêmeaperçuun,unefois.Crois-moi.

MaisKatedéclinasaproposition.C’étaitunedestinationtroplointaine,àsesyeux.Etsijamaislesenfants tombaientmalades?De toute façon,àquoibonentreprendreun telvoyage?Ilspasseraient leurtempsdansunechambred’hôtelàattendreJoe,retenuparsesobligationsprofessionnelles.

PourThanksgiving,JoeétaitenEurope,etKateserenditchezsesparentsaveclesenfants.Lejourdelafête,ilappeladeLondresetconversalonguementavecClarkeetLiz.Sonpèredésiraittoutsavoirdesesactivités.Unpeuplustarddanslasoirée,samèreluifituneremarquequilatroublaplusqu’ellenevoulutbienl’admettre.

—Luiarrive-t-ilparfoisdeseposerunpeu,Kate?Attaqua-t-elled’untonouvertementréprobateur.

Bienqu’ileûtenfinconsentiàépousersafille,ElizabethJamisonn’appréciaittoujourspasJoe.

—Iln’estpassouventàlamaison,c’estvrai,concédaKate,maisilestentraindebâtirunempire

gigantesque.Leschosesserontpluscalmesdansunoudeuxans.

—Enes-tusûre?Ilfutuntempsoùilnejuraitqueparsesavions.

Maintenant,c’estsonentreprise,enplusdesesavions.Ettoi,quelleplacetiens-tu,danstoutça?

Quelquesheures,quelquesjournéesvoléesentredeuxvoyages,voilàtoutcequ’elleobtenaitdeJoe,cesdernierstemps.Tropfatiguépourparler,tropénervépourtrouverlesommeil,ilpartaittravaillerà4heures dumatin.Cela faisait deuxmois qu’ils n’avaient pas fait l’amour. Il en rêvait pourtant, oui! IlrêvaitdelonguesnuitssensuellesetdegrassesmatinéescoquinesdanslesbrasdeKate;hélas,letempsluimanquaitcruellement.Tiraillédetouscôtés,Joecontinuaitd’avancervaillamment,coûtequecoûte.

—Quandvas-tutedécideràouvrir lesyeux,Kate?Tonmarin’est jamaislàpourtoi, iln’apasdetempsàteconsacrer…Quefait-ilquandilestàl’autreboutdumonde,lesais-tuseulement?L’idéequ’ilpuisseavoirunemaîtressenet’ajamaiseffleurée?Aprèstout,c’estunhommecommelesautres!

Les paroles de sa mère lui firent l’effet d’une gifle. Elle y avait déjà songé, certes, mais avaitrapidementrejetécetteidéesaugrenue.Joen’étaitpasd’unenaturevolage.Sapassionpourlesavionsetsontravaill’accaparaiententièrement.L’idéedebâtirunempiredesespropresmainsluiprocuraitunesensationdegriserieextraordinaire.

C’étaittoutcequicomptaitpourlui.Kateétaitprêteàparierqu’ilnel’avaitpastrompéeuneseulefoisaucoursdecesdouzederniersmois.

Pourlereste,samèreavaitraison.Joen’étaitjamaislà.Etquand,enfin,ilpassaitquelquesjoursàNewYork,c’étaitpourréglerdesproblèmesentousgenres.Toujourspenduautéléphone,ilétaitenligneaveclaCalifornie,l’Europe,Tokyo,laMaison-BlancheouencoreCharlesLindbergh.Katepassaitaprèstout le reste.C’étaitainsi.Siellevoulaitcontinueràvivreauprèsde lui,mêmeàdistance,elledevaitaccepterlasituationsansmotdire.

Il ne pouvait pas se partager plus qu’il ne le faisait déjà,Kate s’efforçait de le comprendre.Ellel’aimaitetadmiraitsaréussite.Ellerespectaitsontravailetpartageaitsonexcitationquandilselançaitdansunnouveauprojet.Malgrétout,saprésenceluimanquaitdeplusenplus.Parfoismême,rattrapéeparsesvieuxdémons,unebouled’angoissel’étreignait;Joen’était-ilpasentraindel’abandonner?

Profitant d’un après-midi où il se trouvait à la maison, elle tenta de lui exposer calmement sondésarroi.Unesemaines’étaitécouléedepuisThanksgiving,etJoeregardaitunmatchdefootàlatélé.Ilétait rentré tôt dans lamatinée aprèsunenuit blanche.C’était la première fois depuis longtempsqu’ils’accordaitunvraimomentdedétente.

—Je t’en prie, Kate, ne recommence pas, protesta-t-il lorsqu’elle eut terminé. Je viens juste derentrer… Je sais, je suis parti pendant trois semaines et j’ai raté le dîner de Thanksgiving chez tesparents,maisj’avaisuneaffaireurgenteàrégler:lesAnglaisparlaientd’annulertoutesmesdestinations!

—Personnenepouvaitmenerlesnégociationsàtaplace,pourunefois?

Plusleprojetavançait,plusJoeavaitdumalàdéléguersesresponsabilités.Ilconnaissaitmieuxquepersonne les règles du jeu et avait l’art de trouver une solution à chaque problème. Il ne pouvait sepermettredemettresonempireenpérilendéléguantàlamauvaisepersonne.

—Je suis comme je suis, Kate. Si tu as besoin de quelqu’un qui reste en permanence collé à tesbasques,tun’asqu’àprendreunautrechien!lança-t-ilenreposantsonverredebièred’ungestebrusque.

Au bord des larmes, Kate soutint son regard courroucé. Elle aurait tant aimé qu’il comprenne cequ’elleessayaitdeluidire.MaisJoerefusaitdel’écouter.

—Tunecomprendsdoncpas,Joe?Toutceque jeveux,c’estêtreauprèsde toi. Je t’aime.Jesuisconscientedutravailquetuaccomplis,maisj’avouequej’aiparfoisdumalàsupportertonabsence.

Acesmots,uneboufféedeculpabilitéassaillitJoe.Laculpabilité…

lemonstretapidansl’obscurité.Toutcequ’ilredoutait.

—Pourquoi,Kate?Ilfautquetucomprennesquejenetravaillepasseulementpourmoi,maispourtoiaussi.Monprojetmepassionne;lemondeabesoind’entreprisescommecelle-ci.J’enaiassezdedevoirsupporter tesreprocheschaquefoisquejerentreà lamaison.Pourquoineprofites-tupasdenosraresmomentsdedétente?

La spirale infernale qui avait détruit leur couple quelques années plus tôt planait de nouveau au-dessusd’eux.Malgrél’amourquilesunissait,ilsn’arrivaienttoujourspasàsecomprendre.

Vaincue,Katen’insistapas.LesprojetsdeJoeétaientgrandioses,elleétaitforcéedelereconnaître.

La mort dans l’âme, elle se plia donc aux exigences que leur imposaient ses obligationsprofessionnelles.Elleredoutaittropqu’ilfinisseparluiéchapper…

Au mois de décembre, elle vit à peine Joe. Il était reparti à Hong Kong où il devait rencontrerquelquesbanquiers;lesdiscussionss’avérèrentplusdifficilesqueprévu.IldevaitensuitefaireunehalteenCalifornieoùlesproblèmessemultipliaientàl’usine.Lemoteurd’undesesderniersappareilsétaitdéfectueux.Levold’essaiavaitcoûtélavieàunautredesespilotes.Ilavaitlacertitude,cettefois,qu’ils’agissaitd’undéfautdeconception.Malgrétout,ilpromitàKated’êtrerentrépourleréveillondeNoël,mêmes’ildevaitretournerenCalifornieaprèslesfêtesdefind’année.

Aumatindu24décembre, lasonneriedu téléphoneretentit.Kateétaiten traindedécorer lesapinavecReed,surexcité.ElleavaitparléàHazeljusteaprèslepetitdéjeuner;d’aprèslasecrétairedeJoe,cedernierdevaitdéjàêtredansunavionàdestinationdeNewYork.

C’étaitentoutcascequ’ilavaitprévuquandill’avaitappeléelaveille.

Kate alla décrocher en fredonnant. Aux grésillements qui perturbaient la ligne, elle devina qu’ils’agissait d’un appel longue distance. La standardiste établit la communication. A l’autre bout du filretentitlavoixdeJoe,difficilementaudible.

—Allô?Oùes-tu?demanda-t-elleaussitôt,saisied’unesourdeappréhension.

—JesuisencoreauJapon.

Acesmots,Katesentitsoncœurchavirer.

—Pourquoi?

—J’airatémonavion.

Les explications de Joe lui parvinrent par bribes tandis qu’elle s’efforçait de refouler ses larmes,agrippéeaucombiné.

—Encored’autresréunions…situationesttrèstendueici…

Unlongsilencesuivitsesparoles.

—Jesuisdésolé,chérie…seraiàlamaisondansquelquesjours…

Kate?…Kate?Tuestoujourslà?Est-cequetum’entends?

—Oui, je t’entends,répondit-elleenfinens’essuyantlesyeux.Tumemanques…Quandcomptes-turentrer?

—Probablementdansdeuxjours.

Cequisignifiaitpasavantquatreoucinqjours;lesestimationsdeJoeétaienttoujoursplusoptimistesquelaréalité.Quandsedéciderait-ilenfinàleverunpeulepied?

—Noust’attendons,Joe,dit-elleens’efforçantdedissimulersadéception.

—JoyeuxNoël…Embrasselesenfants…

Savoixétaitdeplusenpluslointaine.

—Jet’aime!cria-t-ellesoudaindanslecombiné.JoyeuxNoël!…Jet’aime,Joe!

Mais la ligneétaitdéjàcoupée.Terrasséeparunevaguede tristesse,ellese laissa tombersurunechaiseetfonditenlarmes,sousleregardintriguédesonfils.

—Nesoispastriste,maman,dit-ilenvenants’asseoirsursesgenoux.

Kateleserratendrementdanssesbras.Ellen’étaitpasencolèrecontreJoe,maiséprouvaitplutôtuneimmense déception teintée d’amertume. Ce n’était probablement pas sa faute, mais ce contretemps lachagrinaitprofondément.Ainsi,ilnefêteraitpasNoëlaveceux,enfamille.Toutàcoup,ellesesouvintdecequ’elleavaitressentienapprenantquesonappareilavaitétéabattu,pendantlaguerre.Ellel’avaitcrumortetlaterres’étaitarrêtéedetourner.

Cettefois-ci,ellesavaitqu’il rentrerait,mêmesic’étaitavecquelques joursderetard. Iln’yavaitpasdequoidramatiser,conclut-elleens’efforçantdeseressaisir.ElleposaReedparterreets’essuyalesyeux.Tantpis,ilsfêteraientNoëlunesecondefoisauretourdeJoe.

Leréveillonsedérouladansleplusgrandcalme.Elleaidalesenfantsàdéballerleurscadeauxpuisouvritlessiens.Sesparentsavaientenvoyéleursprésents,ainsiquequelques-unsdeleursamis.

Joen’auraitprobablementpaseuletempsdefairedescoursesdeNoëlmaiscelaluiimportaitpeu.Elledésiraitseulementlevoir,leplusvitepossible.

Lelendemain,AndyvintchercherReedpourpasserquelquesheuresaveclui.

Deboutsurlepasdelaporte,ilarboraituneexpressionpresquesolennelle.Ellevenaitd’apprendrequ’ilallaitbientôtseremarieretseréjouissaitpourlui.Peut-êtreavait-ilenfintrouvélafemmequ’illuifallait.Mêmesileschosesn’étaientpastoujoursfacilesavecJoe,Katesefélicitaittouslesjoursd’êtremariée à l’hommequ’elle aimait de tout son cœur, pour lemeilleur et pour le pire.Elle souhaitait lemêmesortàAndy.

—Bonjour,Kate,dit-il,visiblementmalàl’aise.

Depuisledivorce,ilssemontraientcourtoisl’unenversl’autremaisilsn’avaientjamaisretrouvélacomplicitéquilesunissaitjadis.

LorsqueKateluiavaitdemandédesexplicationssurlesmensongesqu’ilavaitdébitésàJoe,ils’étaitconfonduenexcuses.Ilavaitcommisunacteméprisablequ’ilavaitlonguementregrettéparlasuite.

Katesavaitqu’ilcontinuaitàrendrevisiteàsesparentsquandilallaitàBoston.Ellen’yvoyaitaucuninconvénient;aprèstout,ilétaitlepèredesesdeuxenfantsetsesparentsl’appréciaientdepuistoujours.C’étaitsamèrequiluiavaitannoncésonremariage;ilfréquentaitsafutureépousedepuisunan.

—JoyeuxNoël,lançagaiementKateavantdel’inviteràentrer.

Commeilrestaitsurleseuil,hésitant,elleajoutad’untonneutre:

—Entre,jet’enprie.Joen’estpaslà;ilestendéplacement.

—LejourdeNoël?fitAndy,incrédule.Désolé,Kate,çanedoitpasêtrefacilepourtoi.

—Cen’estpastrèsamusant,eneffet,maiscen’estpassafaute:ilestcoincéauJapon,réponditKated’untonfaussementdétaché.

—C’estunhommetrèsoccupé,observaAndyàl’instantoùReedfaisaitsonapparition.

Alavuedesonpère,legarçonnetpoussauncridejoie.Stéphanielesuivaitd’unpasmalassuré.

—Onm’aditquetuallaistemarier,reprit-ellequandReedallacherchersonmanteau.

—Pasavant lemoisde juin. Jepréfèreprendremon temps, ajouta-t-il en lagratifiantd’un sourireentendu.

Lemessageétaitclair:ilnesouhaitaitpascommettredeuxfoislamêmeerreur.

—J’espèrequetuserasheureux.Tuleméritesbien.

A cet instant, Reed les rejoignit, chaudement emmitouflé dans son manteau. Bonnet et gantscomplétaientsatenue.Ilpritlamaindesonpère.

—Toiaussi.JoyeuxNoël,Kate.

Lepèreetlefilsdisparurent,maindanslamain,etKateallajoueravecStéphaniedanssachambre.Cefutun25décembreteintédemélancolie.ElletentaàplusieursreprisesdejoindreJoeàsonhôtelmaisneréussitpasàobtenirlacommunication.

Sansdouterencontrait-illesmêmesdifficultésdesoncôté,oupeut-êtreétait-ilretenuenréunion,carletéléphonerestamuettoutelajournée.Katecherchaàsepersuaderquecelan’avaitpasd’importance.IlsfêteraientNoëlenfamille l’annéeprochaine.Lavieétaitainsifaite.Malgrésesbonnesrésolutions,ellefaillits’effondrerlorsquesesparentsl’appelèrentpourluisouhaiterunjoyeuxNoël.

Elle n’eut aucune nouvelle de Joe pendant deux jours. Lorsqu’il l’appela enfin, ce fut pour luiannoncer qu’il quittait Tokyo le lendemain et qu’il s’arrêterait àLosAngeles avant de poursuivre surNewYork.

—Tu avais dit que tu irais plus tard, souligna Kate en s’efforçant vainement de masquer sonamertume.

—Jesuisobligéd’yfaireunehaltetoutdesuite,expliquaJoe.Lessyndicatssontenpleineagitation.Ilyaaussiunejeuneveuvequiaperdusonmariàcaused’undemesappareils;jeluidoisaumoinsunevisitedecondoléances,mesemble-t-il.

Joeavaittoujoursdebonnesraisonspourbouleversersonemploidutemps.Cettefoispourtant,elledutsefaireviolencepournepasdonnerlibrecoursàsarancœur.Ellefiguraittoujoursaubasdesalistedepriorités.

Quandas-tul’intentionderentrer?demanda-t-elled’untonlas.

Jeseraiàlamaisonpourle31décembre.

Peut-être… si un imprévu ne venait pas contrecarrer ses projets à la dernière minute. Kate avaitdécidédenepluscomptersurlui.Ilsavaientprojetéd’allerdînerpuisdanseravecdesamis,cesoir-là,etelleattendaitcettesortieavecimpatience.Maiss’ilnerentraitpasàtemps,elleresteraitàlamaisonaveclesenfants.Ellen’avaitaucuneenviedefairebonnefigurealorsquesonmoralétaitauplusbas.

Joe tintsapromesseetprit l’avionpourNewYorklaveilledu jourde l’an.Unetempêtedeneiges’abattit sur la ville juste après son départ de Los Angeles et l’atterrissage fut retardé à cause desconditionsmétéorologiquesdésastreuses.Ilétait21heureslorsqu’ilfranchitleseuildel’appartement,auborddel’épuisement.Ilavaitprislescommandesdel’avion,necomptantquesurlui-mêmepourarriversainetsaufdanscetenfer.Kateavaitenlevésarobedesoiréeetétaitalléesecoucheravecunlivre.Ellen’entendit pas la porte d’entrée. Tout à coup, il fit son apparition dans la chambre. Le regard dont ill’enveloppalachavira.

—Est-cequej’habiteencoreici,Kate?demanda-t-ild’untonpenaud.

—Peut-être,répondit-elleensouriantmalgréelle.

Joevints’asseoiràcôtéd’elle.

—Tuasl’airenforme,ajouta-t-elleenledévisageant.

—Jesuisvraimentdésolé,chérie;j’aigâchétesfêtesdefind’année.J’avaisvraimentl’intentionderentrer,tusais.Pardonne-moi,Kate,jet’enprie.Jesuisunvraigoujat.Veux-tuquenoussortions?

Sansmotdire,Kateselevaetallafermerlaporte.Joeavaitdéjàretirésavesteets’attaquaitàsonnœuddecravate.Elles’approchadeluietentrepritdedéboutonnersachemise.

—Dois-jem’habiller?demanda-t-il,prêtàtoutpourluifaireplaisir.

—Non,répondit-elleenbaissantlafermetureàglissièredesonpantalon.

Joesourit.

—Mmm,çaal’airtrèssérieux,toutça,murmura-t-ilensepenchantpourl’embrasser.

—Çal’est…c’estleprixquetudoispayerpourm’avoirfaitfauxbondàNoël.

Malgrélafatigue,lescaressesdeKateéveillèrentinstantanémentsondésir.

—Situm’enavaisparléplustôt, jemeseraisdébrouillépourrentrerbienavant,susurra-t-ilenseglissantdanslelitàcôtéd’elle.

—Jesuistoujoursàtadisposition,Joe,chuchota-t-elleenembrassantlesendroitslesplussensiblesdesoncorps.

Ungémissementdeplaisirs’échappadeseslèvres.

—Laprochainefois,rappelle-le-moi…murmura-t-iltandisqu’unevaguededésirlessubmergeait.

Cefutunréveillonidyllique.

Chapitre20

Audébut de l’année 1954,Kate et Joe fêtèrent leur premier anniversaire demariage. Il voyageaittoujoursautant,tandisqueKaterestaitàlamaisonaveclesenfants.Ellecommençaàtravaillercommebénévole pour des œuvres caritatives. Au printemps, Joe lui demanda de chercher une maison enCalifornie.Ilpassaitbeaucoupdetempslà-bas,ceseraitpluspratiquepourtoutlemonded’yavoirunpied-à-terre.Poursonplusgrandplaisir,Katesechargeraitdeladécoration.

Ilsfirentl’acquisitiond’unemagnifiquedemeureàBelAir.Kateengageaundécorateurprofessionnelquil’aideraitdanssatâche.Aumêmemoment,JoepartitenEuropeoùilpassaitdeplusenplusdetempspourmettreaupointdenouvelleslignesàdestinationdel’Italieetdel’Espagne.Quandiln’étaitpasàRomeouàMadrid,ilsetrouvaitàParisouàLondres.IlcontinuaitàserendreàLosAngelesunefoisparmois,maispartaitmoinssouventenAsie.Katesesentaitcependantdeplusenplusseule.Oùqu’ellesetrouvât,Joen’yétaitpas.

ElleallalerejoindreàLondres,MadridetRome,etilspassèrentunemerveilleusesemaineàParis.Maisellesesentaitàchaquefoiscoupabledelaisserlesenfantsavecleurnurse.LaviedeJoes’étaittransforméeenunecourseeffrénéecontrelamontre.

Desoncôté,Kateavait l’impressiondepassersontempsàfairelanavetteentresesenfantsetsonmari.

Heureusement,elleprenaitunréelplaisiràdécorer leurmaisondeLosAngeles.C’étaitdevenuunsujetdeplaisanterieentreeux:dèsqu’ellepartaitlà-bas,Joes’envolaitpourl’Europeet,lorsqu’ilfaisaitescaleàLosAngeles,elleétaitàNewYorkaveclesenfants.

Aumoisdeseptembre,ilspurentenfinemménager.Joefutséduitparlerésultat.Alafoiséléganteetraffinée,lamaisondégageaituneextraordinaireimpressiondechaleuretd’intimité.Ilaimaits’yréfugierlorsqu’ilsetrouvaitàLosAngeles.Ilnetarissaitpasd’élogessurlestalentsdedécoratricedeKateetluisuggéramêmepouroccupersontempslibredeproposersesservicesàquelques-unsdeleursamis.Maiscelle-cipréféraitresterdisponible,afindepouvoirlerejoindredèsquel’occasionseprésentait.C’étaitleseulmoyendepréserverleurviedecouple,sidécousue.

Exceptionnellement,Joepassaunegrandepartiedumoisd’octobrechezeux,àNewYork.Pourunefois,leschosesétaientcalmessurtouslesfrontsetildevaitassisteràunesériederéunionsimportantesàNewYorketdansleNewJersey.Katesavourachacunedessoiréesqu’ilpassaàlamaison,mêmesiellevoyaitbienquel’enviedebougerletaraudait.Touslesweek-endsilpartaitfairedelonguesbaladesenavionet,undimanche, ilss’envolèrent tous lesdeuxpourBostonoùils rendirentvisiteauxparentsdeKate.Pendantletrajetduretour,illalaissapiloterunmoment,poursonplusgrandbonheur.

Ilavaitreprislescommandeslorsqu’elleabordalesujetquiluitenaitàcœurdepuislongtemps.Lemomentluiparutidéal:Joeétaitd’excellentehumeuretparfaitementdétendu.Rassemblantsoncourage,Katesejetaàl’eau:ellevoulaitunenfantdelui.

—Maintenant?s’écria-t-il,horrifié.

—Nefaispascettetête-là,jet’enprie!Etrestebienconcentrésurtesmanettes.

—Tuasdéjàdeuxenfants,Kate;ilst’accaparentsuffisammentcommeça.

Stéphanievenaitde fêter sondeuxièmeanniversaireetReedavaitquatreans.Commeprévu,Andys’étaitremariéenjuinetsafemmeattendaitdéjàunbébé,cequineréjouissaitguèreReed.

—Noussommesmariésdepuisunanetdemi,Joe.Ceseraitbiend’avoirunbébéànous,non?

L’expressionde Joemontrait clairementqu’ilnepartageaitpas sonavis.A l’exceptiondeReedetStéphanie,lesenfantsnel’avaientjamaisattiré.ReedluivouaituneadmirationsansbornesetJoeadoraitlepetitgarçon.

—Nousn’avonspasbesoind’unautreenfant,Kate.Notrevieestsuffisammentmouvementéecommeça.

—Maistun’enaspasvraiment,toi,insistaKated’untonimplorant.

Celafaisaitdixansqu’ellerêvaitdeportersonenfant,etonzeansetdemiqu’elleavaitfaitsafaussecouche,àRadcliffe.

—Çanememanquepas,répliqua-t-ilsansambages.ReedetStéphaniesontunpeumesenfants.

—Cen’estpaspareil,fitobserverKate,envahieparuneboufféededéception.

—Pourmoi,si.Jenelesaimeraispasdavantages’ilsétaientmespropresenfants.

Ils’enoccupaitmerveilleusementbienetferaitunpèreformidable.AuxyeuxdeKate,cebébéseraitlesymbolesuprêmedeleuramour.

—En plus, je suis trop vieux pour avoir un enfant maintenant. J’ai quarante-trois ans, Kate.J’approcheraidelasoixantainequandilsentrerontàl’université.

—Mon père était plus âgé que toi quand je suis née. Et Clarke est encore plus vieux, ce qui nel’empêchepasd’êtredynamique.

—Iln’apaseulamêmeviequemoi.Monenfantmeverraitàpeine,argua-t-il,mettantenavantcequeKateluireprochaitsouvent.Pourquoinetrouves-tupasuneautreoccupation?

Ilsapprochaientdel’aéroport.DevantlaminepeinéedeKate,ilenchaîna:

—Ilyatoujoursquelquechosequiclocheavectoi,Kate.Quandtunemereprochespasmesabsencesrépétées, tu me réclames un enfant… Pourquoi n’es-tu jamais satisfaite de ce que tu as? Pourquoiréclames-tutoujoursplus?

SesparolescontrarièrentprofondémentKate.Joesemontraittrèsinjuste.C’étaittoujoursellequisepliaitàsesvolontés, jamais lecontraire.Habituéàceque leurvie tourneautourde lui, iln’accordaitaucuneimportanceauxdésirsetauxaspirationsdeKate.

C’étaitluid’abord,luiavanttout.

Pendanttoutletrajetenvoiture,elles’enfermadansunmutismeboudeur.Joeconnaissaitlaraisondesonsilence.Pourtant,ils’étaittoujoursmontrétrèsclairsurcepoint:ilnedésiraitpasd’enfant;lebaby-boomavaitrepeuplélemonde,ilneressentaitpasl’utilitédemettreunbébéaumonde.Unpeuplustard,quandReedsejetaàsoncoupourlesaccueillir,ilgratifiaKated’uneœilladeentendue.Ilsavaientdéjàdeuxenfants,pourquoisecompliquerlavieavecunautre?Desonpointdevue,lesujetétaitclos.

Cetteannée-là,ils’arrangeapourpasserThanksgivingetlesfêtesdeNoëlenfamille.Ilsserendirentà plusieurs réceptions, emmenèrent les enfants faire du patin à glace et firent tous ensemble de

magnifiquesbonshommesdeneigedansCentralPark.ANoël,iloffritàKateunesomptueuserivièredediamants ainsi qu’une paire de boucles d’oreilles assortie. Ils étaientmariés depuis deux ans et il nes’était jamais senti plus épanoui. Tous leurs rêves s’étaient concrétisés. Lorsqu’ils dansèrent pour leréveillondujourdel’an,étroitementenlacés,etqueJoel’embrassaauxdouzecoupsdeminuit,Katefutsubmergéed’allégresse.

Lelendemainaprès-midi,pendantquelesdeuxenfantsfaisaientlasieste,Kateentrepritderangerlesdécorationsdusapin.Assisdevantunmatchdefootballàlatélévision,Joeseremettaitdoucementdesexcèsdu réveillon. Il avait passédemerveilleuxmoments en compagniedeKate et des enfants.Dansdeux jours, il s’envoleraitpour l’Europeoù il resteraitquatre semaines;puis il se rendraitenAsieaumoisdefévrieretKateavaitdéjàprévudelerejoindreenCaliforniequandilrentrerait.

Elleluiapportaunsandwichetrestaunpeuauprèsdelui,àriredesesplaisanteries.Toutàcoup,Joelavitblêmir.

—Quelquechosenevapas?demanda-t-ild’untoninquiet.

—Non…non,çava,balbutia-t-elleens’asseyantàcôtédelui.

Victime d’une intoxication alimentaire quelques jours plus tôt, elle souffrait encore de fréquentesnausées.C’étaitprobablementlecontrecoup,déclara-t-elleàJoe.

—Repose-toiunpeu.Tun’aspasarrêtédelajournée.

Lanurseétait encongéetKateavait jouéavec lesenfants toute lamatinée, avantde s’attaquerausapindeNoël.

—Jevaisbien,jet’assure,déclara-t-ellequelquesinstantsplustardenselevantd’unbond.

Illuirestaitencoreunefouledechosesàfaire,ellen’avaitpasuneminuteàperdre…Joesetournaverselleàl’instantoùelleglissaitparterrecommeunepoupéedechiffon.Ellevenaitdes’évanouir.

En un éclair, il s’agenouilla auprès d’elle et vérifia son pouls. Il était penché au-dessus d’ellelorsqu’elleouvritlentementlesyeuxengémissant.Désorientée,ellecroisaleregardpaniquédeJoe.

—Kate,quesepasse-t-il?Commenttesens-tu?

—Jenesaispas,articula-t-elleàmi-voix.J’aieuuneespècedevertige,jecrois.

L’undes amis pilotes de Joevenait de perdre sa femmed’une tumeur au cerveau.Cette pensée leglaça,tandisqu’ill’aidaitàs’allongersurlecanapé.

—Jet’emmèneàl’hôpital,déclara-t-il.

—Cen’estrien, j’ensuissûre.Detoutefaçon,onnepeutpaslaisser lesenfants toutseuls.Jevaisappelerlemédecin.

—Resteallongée,luiordonnaJoe.

Elleobéitets’endormitrapidementsousleregardinquietdeJoe.

Elleluiavaitfaitunepeurbleue,ens’évanouissantcommeça.Jamaisencoreilnel’avaitvueaussipâle.Ilétaittoujoursauprèsd’ellelorsqu’elleseréveilla.Sesjouesavaientreprisdescouleursetelleparaissait reposée. Ignorant les protestations de Joe, elle prépara le dîner mais mangea du bout deslèvres.Illuifitpromettred’allervoirledocteurdèslelendemain,songeantdéjààappelerledirecteurde

l’hôpitalpresbytériendeColumbiaqui faisaitpartiedesesvieillesconnaissances.S’il s’agissaitd’unproblèmegrave,iltenaitàs’entourerdesmeilleursspécialistes.

Ilparaissaitsiinquietenallantsecoucher,cesoir-là,queKaten’eutpaslecœurdelelaisserdanscetétat.Aumomentoùils’apprêtaitàéteindrelalumière,ellesetournaversluietl’embrassa.

Terroriséàl’idéedelaperdre,Joelaserradanssesbras.

—Net’inquiètepas,monamour,jevaisbien…Jenevoulaispastemettreencolère,commença-t-elled’unevoixhésitante.

—Pourquoi serais-je en colère? Ce n’est pas ta faute si tu esmalade, Kate, la rassura-t-il tandisqu’elles’adossaitauxoreillers.

—Jenesuispasmalade…jesuisenceinte.

Elleeutl’impressiondeluiavoirassénéuncoupdebâton.

—Comment?fit-il,abasourdi.

—Nousattendonsunbébé.

—Depuiscombiendetempslesais-tu?

—Jel’aiapprisjusteavantNoël.Lebébédevraitvoirlejouraumoisd’août.

—Tul’asfaitexprès!ExplosaJoeenselevantd’unbond.

Fouderage,ilarpentalapièced’unpasfébrile,jetantquelquesobjetsaupassage,claquantd’uncoupseclaportedelasalledebains.C’étaitexactementlaréactionqu’elleavaitcrainte.

—Non,Joe,jenel’aipasfaitexprès,protesta-t-elledansunmurmure.

—Tuparles!Tum’avaisassuréquetuprenaistesprécautions.

Elle utilisait desmoyens contraceptifs depuis sa fausse couche. La seule parenthèse avait été sonmariageavecAndy.

—J’aifaitattention,Joe.C’estunaccident,çaarrivedetempsentemps.

—Pourquoimaintenant?Jet’avaispourtantditquejenevoulaispasd’enfant,quandonaabordélesujetilyaquelquetemps.Tusaiscequejecrois,Kate?Jecroisquetuasjetétondiaphragmelesoirmêmedenotrediscussion!Tutefichescomplètementdemonavis,n’est-cepas?

Joesuffoquaitderage.Àsongranddésarroi,Katesentitleslarmesluimonterauxyeux.

—C’estfaux,Joe.Jeterépètequ’ils’agitd’unaccident,jen’ypeuxrien.Ilyapire,danslavie.

—C’esttoiquiledis!riposta-t-ilensentantlepiègeserefermersurlui.Bonsang,Kate,jeneveuxpascetenfant!Débrouille-toipourt’endébarrasser.

Frappéedestupeur,Katesecoualatête.

—Joe,tunelepensespassérieusement,j’espère?

—Jesuistrèssérieux,aucontraire.Jerefusededevenirpèreàmonâge.Tun’asqu’àtefaireavorter,conclut-ilenlafoudroyantduregard.

Sesparolesluidéchirèrentlecœur.

—Maisenfin,Joe,noussommesmariés…c’estnotrebébé…çanechangerapasgrand-choseànotreexistence.J’engageraiuneautrenursepourpouvoirvoyageravectoi.

Joeselaissatombersurlelit,l’airbuté.

—Jem’enmoque,jeneveuxpasdecetenfant,c’esttout.

—Jenemeferaipasavorter,répliquaKated’untonétonnammentposé.J’aiperduunbébéilyabienlongtemps,jegarderaicelui-ci.

Lesouvenirdesafaussecoucheluitraversal’esprit,accompagnéparunevaguedechagrinindicible.Illuiavaitfalludesmoispourseremettredecedouloureuxépisode.

—Jetepréviens,Kate,turisquesdemettrenotrecoupleenpérilsitugardescebébé.Noussommesconstammententraindecourir,etc’estbientoiquimereprochesenpermanencedenejamaisêtreàlamaison,non?Ceseraencorepireavecl’arrivéed’unnouvelenfant.

Sic’estvraimentcequetuvoulais,tuauraisdûchoisirunautremari,oubienresteravecAndy.Cetypefaitungosseàchaquefoisqu’ilposelesyeuxsurunefemme,lança-t-il,ironique.

—C’esttoiquejeveuxcommeépoux,Joe,protestaKate,blesséeparsessarcasmes.Tutemontresinjuste.Cen’estpasmafaute,jet’assure.

Sansmotdire,Joeluitournaledosetéteignitlalumière.Quandelleseréveillalelendemainmatin,ilétaitdéjàparti.Saréactionl’emplissaitd’effroi.Désirait-ilvraimentqu’ellesefasseavorter?Ilréponditspontanémentàsaquestionlesoirmême,alorsqu’ilsétaiententraindedîner.

—J’airepenséàcequetum’asdithiersoir,Kate,ausujetde…tusais,detagrossesse…

Lesyeuxbaisséssursonassiette,ilsemblaitcherchersesmots.

L’espaced’uninstant,Katecrutqu’ilétaitrevenusursadécisionetqu’ils’apprêtaitàluiprésenterdesexcuses.

—Plusj’yréfléchis,plusjesuisconvaincuqueceneseraitpasunebonnechosepournousd’avoirunautreenfant,reprit-ilfinalement.

Jesaisqueçatefaitdelapeine,Kate,maisjepensesincèrementquetudevraistefaireavorter.Ceseraitmieuxpournousetpourlesautresenfants.Ilssontdéjàsuffisammentcontrariésàl’idéequ’Andyetsanouvelleépouseaientunbébébientôt.Sinousnousymettonsànotretour,ilsaurontl’impressionquepersonnenelesaimeetdeviendrontjalouxetinstables.

Kateréprimaunrirenerveux.C’étaitapparemmentleseulprétextequ’ilavaittrouvépourtenterdeluifaireentendreraison,etc’étaitparfaitementridicule!

—Ilsneseraientpaslesseulsàavoirplusieursfrèresetsœurs,enfin!objecta-t-elle.

Ellenereviendraitpassursadécisiondegarderlebébémaisellenevoulaitpasnonplusdétruireleurcouple.

Si Joeavait retrouvéun semblantdecalmedepuis l’annoncede lanouvelle, iln’endemeuraitpasmoinstrèscontrarié.

—Leursparentsnesontpasdivorcés,Kate.

—Joe…jenemeferaipasavorter,déclara-t-elleavecfermeté.Jet’aimeetjeveuxportertonenfant.

Ildemeurasilencieuxpendantlerestedurepasetallas’enfermerdanssonbureaujusquetarddanslasoirée.Lelendemain,ils’envolapourl’Europeoùildevaitresterquatresemaines.Ilneluiditmêmepasaurevoiravantdepartir,enclaquantlaportederrièrelui.

Unesemaineentières’écoulaavantqu’ilsedécidâtàl’appeler.

Katesavaitqu’ilressassaitlanouvelleetpréféraitlelaissertranquille.

IlsetrouvaitàMadridquandilluitéléphona.D’untonneutre,ils’enquitdesasantéetdecelledesenfantsavantdeluiraconterbrièvementcequ’ilfaisait.Leurconversationneduraquequelquesminutes.Enunmois,ilnel’appelaquetroisfois.Asonretour,ilnepasseraitquedeuxjoursàNewYorkavantderepartirpourHongKongetleJapon.Cettefois-ci,ilresteraitabsenttroissemainesd’affilée.Lacoursecontrelamontreavaitrecommencé.

IldébarquaàNewYorkle1erfévrier.Lesenfantsétaientdéjàcouchéslorsqu’ilrentra.Kateétaitentrain de regarder la télévision au salon. Elle sursauta en entendant la porte d’entrée s’ouvrir. Il mitplusieursminutesavantdefairesonapparition.Iln’avaitmêmepasprislapeinedelaprévenirdesonarrivée.

—Commentvas-tu,Kate?demanda-t-ild’untondénuéd’émotionquiluitransperçalecœur.

Elle avait l’horrible impression de retrouver l’atmosphère glaciale qui régnait entre Andy et ellequandcelui-ciluiavaitrefuséledivorce.Leurcoupleallait-ilsurvivreàcetteépreuve?

—Bien,merci.Ettoi?demanda-t-elled’unevoixmalassuréetandisqu’ilprenaitplaceenfaced’elle.

—Jesuismortdefatigue.

—Touts’estbienpassé?

Celafaisaitunesemainequ’ilsnes’étaientpasparlé.Kateétaitheureusedelerevoir;sielleavaitcédéàsonenvie,elleseseraitjetéeàsoncou.

—Globalement,oui.Ettoi?

Encroisantsonregardentendu,ellelaissaéchapperunsoupir.Lemessageétaitclair.

—J’aigardélebébé,sic’estcequetuveuxsavoir,répondit-elleendétournantlesyeux.Jet’avaisfaitpartdemadécision,Joe.

—Jesais.

Ilselevasoudainetparcourutenquelquesenjambéesladistancequilesséparait.S’asseyantàcôtéd’elle,ilglissaunbrassursesépaulesetl’attiracontrelui.

—Jenesaisvraimentpaspourquoitutienstantàcebébé,Kate,murmura-t-il.

Àsongrandsoulagement,lacolèreavaitcédélepasàlarésignation.

—Parcequejet’aime,espèced’idiot,répliqua-t-elled’unevoixétrangléeenseblottissantdanssesbras.

Comme il lui avait manqué! Pendant quatre semaines, elle avait vécu dans l’angoisse permanented’unenouvelleséparation.

—Jet’aimeaussi,Kate.Jen’approuvepastadécision,maissic’estcequetuveuxvraiment,jem’enaccommoderai.Simplement,nemedemandenidechangersescouches,nidelebercertoutelanuitquand

ilhurlera.Jenesuisqu’unvieuxbonhomme,Kate,j’aibesoindesommeil.

Illacontemplaavecundrôledesourire.Katetombadesnues.

Ainsi,malgrélaviolencedesaréaction,ilacceptaitsadécision…Dieuqu’ellel’aimait!

—Arrêtededirequetuesvieux,Joe.

—C’estpourtantlavérité.

Il ne lui dit pas qu’il était allé réfléchir calmement dans une église, à Rome. Il n’avait rien d’unhommepieuxmais,quandilenétaitressorti,sadécisionétaitprise:Katepourraitgarderlebébé,siellelesouhaitaittant,etilcontinueraitàl’aimercommeavant.

—Unedernièrepetitechose,reprit-ild’untonmi-figue,mi-raisin:promets-moideneplust’évanouiràmespieds.J’aibienfailliavoiruneattaque,l’autrejour.Tutesensmieux,maintenant?

—Çava,oui,réponditKate.

Elleétait tellementsoulagéequ’ellen’osapas luiparlerdesadernièrevisitechez lemédecin.Cedernier pensait qu’elle attendait des jumeaux. Joe avait déjà eu dumal à accepter l’idée d’un enfant,commentréagirait-ilàl’idéed’êtrepèredeuxfoisenmêmetemps?

IlsserendirentàlacuisineetKateluiracontaavecanimationtoutcequis’étaitpasséensonabsence.Malgrésafatigue,Joel’écoutaavecplaisir.Ilaimaitsavitalité,sonregardpétillant,soncharmeetlessensationsqu’elle éveillait en lui.Mêmequand il était aubordde l’épuisement,Kate réussissait à luicommuniquersaforceetsonenthousiasme.C’étaitcequil’avaitattiréàl’instantoùilavaitposélesyeuxsurelle,cequilepoussaitverselleirrésistiblement,depuistoutescesannées.

Attablés dans la cuisine, ils parlèrent longuement. Quand ils allèrent se coucher, leur sujet dediscorden’étaitplusqu’unlointainsouvenir.Ilsétaientheureuxdeseretrouverenfin,aprèscettelongueabsence.Joes’habituaitlentementàl’idéed’êtrebientôtpère.

Dèsqu’ilsfurentaulit,illapritdanssesbras.Ilaimaitlecontactdesapeausatinéesurlasienne.Ileffleura sonventred’unecaresseaérienneet retint son souffle en sentantun léger renflement.Kate luitournait le dos. Elle ne vit pas le sourire attendri qui étira ses lèvres tandis qu’il sombrait dans lesommeil.

Chapitre21

JoepassaunegrandepartiedumoisdefévrierenAsie;autermedesonpériple,Kateallal’accueilliràLosAngeles.Ilétaitenpleineforme:levoyages’étaitbienpassé,desdécisionsconcrètesavaientétéprises.IlfutsurprisdeconstaterqueKateavaitdéjàprisdupoids.

—Tuasgrossi,lança-t-ild’untontaquinenl’examinantdelatêteauxpieds.

—Mercibeaucoup!

Sabonnehumeurétaitcontagieuse,elleétaitheureusedelerevoir.Lemédecinpenchaitdeplusenpluspourunegrossessegémellaire,maisKates’abstintd’enparleràJoe.C’étaitlapremièrefoisqu’illavoyaitenceinte,etsonétatlemettaitmalàl’aise.Ilcraignaitmêmedeluifairemalenluifaisantl’amour.Ilnevoulaitniqu’elleconduiseniqu’elledanseetdécrétaqu’elledevraitéviterdesebaigner.Katesemoquagentimentdelui.

—Toutvabien, Joe. Jenevaisquandmêmepaspasser les sixprochainsmois au lit pour te faireplaisir!

—Pourquoipas?

Malgrésesappréhensions,ilsfirentl’amourplussouventquedecoutume.

LeurséjouràLosAngelesfutcommeunesecondelunedemiel.

Malgrélebébé,oupeut-êtregrâceàlui,Joesesentaitétonnammentproched’elle.

Aleurretour,ilpassadeuxsemainesàNewYorkpuisilrepartit.

Kates’occupadesenfantsetenprofitapourvoirdesamis.Elleavaithâted’accoucher.Letermeétaitfixéàlafindumoisd’août,etpeut-êtreplustôts’ils’agissaitdejumeaux.Ilétaitpossiblequ’ellesoitobligéedepasserlesdeuxderniersmoisdesagrossesseaulit.Pourlemoment,malgrésaprisedepoidsimportante,lemédecinn’avaitentendulesbattementsqued’unseulcœur.

Le bébé d’Andy vint au monde au mois de mars. Kate leur envoya un cadeau de naissanceaccompagnéd’unecartedefélicitations.Ilsemblaitheureuxquandilvenaitchercherlesenfants.C’étaitcommesileurmariagen’avaitjamaisété,commes’ilsavaienttoujoursétéamis,etc’étaitmieuxainsi.

Parunaprès-mididumoisd’avril,Andyl’appelapourlaprévenirqu’ilétaitretenuautravailetqu’ilnepourraitpasvenirchercherReed.Ilavaitprévudel’emmenerpasserleweek-enddansleurmaisonduConnecticut.Safemmes’ytrouvaitdéjàaveclebébé;ilsétaienttouslesdeuxmalades.JoeétaitpartiàParis.

—Tu pourrais lemettre dans le train,Kate, suggéraAndy. Julie irait le chercher àGreenwich. Jerisquederentrertard,cesoir.

Kateproposadeleconduire.Letrajetneprenaitqu’uneheure,c’étaitunebellejournéeetellen’avaitriend’autreàfaire.

—Tuessûrequeçanetedérangepas?demandaAndy.Çam’ennuiedet’imposerça,franchement.

—Non,aucontraire,çavam’occuper,assura-t-elle.

Enceintedecinqmois,ellesesentaitenpleineforme.

Reedpoussauncridejoiequandelleluiannonçalechangementdeprogramme.EllelaissaStéphanieaveclanurseetsemitenroutepourGreenwichunpeuavant18heures.Ellecomptaitêtrederetourvers20heures.IlétaitminuitàParisetJoel’avaitdéjàappelée.

Malgrélacirculation,ilsarrivèrentchezAndyà19h15.Julietenaitsonbébédanslesbras;toutesdeux étaient très enrhumées.Le nourrisson ressemblait beaucoup àAndy; en l’observant de plus près,KateluitrouvadessimilitudesavecReed.Julieluiproposaderesterdîner,maiselledéclinal’invitation;ellesouhaitaitrentrerauplusvite.

Les deux femmes plaisantèrent sur sa silhouette imposante. Chaque jour qui passait confirmait lessoupçonsdudocteur:elleétaitpratiquementsûred’attendredesjumeaux.

—Ceserapeut-êtreunéléphanteau!lança-t-elleenriantavantd’embrasserReed.

Elleregagnasavoiture,s’installaauvolantetallumalaradio.Unebrisetièdeluifouettaitlevisageparlavitrebaissée.Ilétait19h45lorsqu’elles’engageasurlanationale.Àminuit,lanurseappelaAndyàGreenwich.Katen’étaittoujourspasrentrée.

Ce fut Julie qui lui répondit.Lanurse avait d’abord cruqueKate s’était arrêtée chezdes amis enchemin.

Mais àminuit, gagnée par un étrange pressentiment, elle s’était résolue à appeler les Scott. Juliemanifestasonétonnement.Kateneluiavaitpasfaitpartdesesprojetspourlasoirée.EllesetournaversAndy,encoreàmoitiéendormi,pourluidemanders’ilensavaitdavantage.Ilsecoualatêteenouvrantpéniblementlesyeux.

—Peut-êtreavait-elleprévudedînerchezdesamisàNewYork.

Joen’estpaslà,elleenprofitepoursortirunpeu.

—Ellen’étaitpasvraimenthabilléepourundînerentreamis,objectaJulieenseremémorantlatenuedeKate:unejupeencotonetuneampletunique,desimplessandalesauxpieds.

—Elleestpeut-êtrealléeaucinéma,suggéraalorsAndyavantdeserendormir.

Juliedemandaà lanursede la rappelersiKatenerentrait toujourspas.Elles’entendaitbienavecl’ex-femmedesonmarietredoutaitqu’illuisoitarrivéquelquechose.

Lanurserappelaà7heureslelendemainmatin.Cettefois,Andycommençaàs’inquiéter.

—Çaneluiressemblepas,déclara-t-ilàl’adressedeJulieaprèsavoirraccroché.

Reedétaitentraindeprendresonpetitdéjeunerdanslacuisine;ilpréféraitnerienluidirepourlemoment.

—Jevaisappelerlecentredepolicequis’occupedelasurveillanceautoroutière.Ilsmedironts’ilyaeuunaccidentsurleMerritthiersoir.

Kateétaitunebonneconductrice,maispersonnen’étaitàl’abrid’unaccident.Auboutdecequiluiparutuneéternité, lapolicedécrochaenfin le téléphone.Il fitunedescriptionprécisedeKateetdesavoiture,unbreakChevrolet.L’officierdepolice lemitenattente.Auboutdufil,Andyse rongeait lessangs.

—IlyaeuunecollisionfrontaleprèsdeNorwalkhiersoir,à20h15,déclarafinalementl’officier.Entre un break Chevrolet et une berline Buick. Le conducteur de la Buick est mort sur le coup, laconductrice de laChevrolet était inconsciente quandon l’a transportée à l’hôpital à 22heures.Elle atrente-deux ans, je n’ai aucun autre signalement. Les équipes de secours ontmis deux heures pour ladésincarcérer.

C’étaittoutcequ’ilsavait.AndymitJulieaucourant,pendantqu’ilcomposaitlenumérodel’hôpitalmentionnéparl’officierdepolice.

Sesmainstremblaientviolemment.

L’infirmièreenchefdesurgences lui répondit.Kateétait toujoursdans le coma; sonétat était jugécritique. Ilsavaientappeléchezelledans lanuit,maispersonnen’avait répondu.Lanursen’avaitpasentenduletéléphone.L’airsombre,AndyraccrochaetlevalesyeuxsurJulie.

—Sonétatestcritique.Ellesouffred’untraumatismecrânienetd’unefractureàlajambe.

—Etlebébé?murmuraJulie,souslechoc.

—Jenesaispas.Ilsn’enontpasparlé.

Ils’habillapourserendreàl’hôpital.

—Nedevrais-tupasprévenirJoe?demandasafemme.

—Attendonsunpeudevoircequ’ilenest.

Unedemi-heureplustard,AndypénétraitdanslachambredeKate.Ilfutbouleverséenapprochantdulit.Unvolumineuxpansementluientouraitlatête,sajambedroiteétaitplâtréeetilremarquaaussitôtquesonventreétaitredevenuplat,sousledrapimmaculé.Elleavaitperdulebébé.Leslarmesauxyeux,ilallaseposteràcôtédulitetluipritdoucementlamain.Unflotdesouvenirsheureuxaffluasoudainàsonesprit.Ilsavaientconnudebonsmoments,touslesdeux.

Ellen’avaittoujourspasreprisconsciencequandilquittalachambre.Lechirurgienluiavouaqu’ilsréservaientleurpronosticpourlemoment.Kateétaitentrelavieetlamort.

Andy patienta plusieurs heures dans la salle d’attente. Comme le jour de la naissance de Reed,lorsqu’ilavaitattendutoutelajournée,rongéparl’inquiétude.Saufquecettefois-ci,laviedeKateétaitenjeu.Ensortantdesachambre,ilavaitappelélanursepourluidemanderdeprévenirJoe.

—Jenesaispasoùilest,monsieurScott,avaitbalbutiélajeunefemmeavantd’éclaterensanglots.

—MmeAllbrightasûrementlenomdesonhôtel,maisjen’arrivepasàmettrelamaindessus.C’estluiquil’appelle,d’habitude.C’estpluspratiqueainsi.

—Savez-vousaumoinsdansquelleville ilse trouve?demandaAndy,partagéentre l’abattementetl’irritation.

Commentpouvait-onvivrecommeça?Àl’autreboutdufil,lessanglotsdelanurseredoublèrent.

—N-non…AParis,jecrois.Ill’aappeléehier.

—Pensez-vousqu’ilrappelleraaujourd’hui?

—Peut-être.Ilpeutsepasserplusieursjourssansqu’ellereçoiveuncoupdetéléphonedesapart.

LarancœursubmergeaAndy.Kateméritaitmieuxqueça;elleavaitbesoind’unhommequiprenne

soind’elle,pasd’unreprésentantambulantquisillonnaitlemondepourvendresacompagnieaérienneetsesavions.

Andyordonnaàlanursederesterauprèsdutéléphone.SiJoeappelait,ellelemettraitaucourantdecequi s’étaitpassé.Andyavait songéàappeler sonbureau,mais ilne trouveraitpersonnependant leweek-end.SiJoenesemanifestaitpasrapidement,Katemourraitpeut-êtreavantsonretour.

—Est-ceque…lebébéestenbonnesanté?demandalajeunefemmed’unevoixentrecoupée.

Andyhésita.Cen’étaitpasàluiderépondreàcettequestion.

—Jenesaispas,dit-ilsimplement,lamortdansl’âme.

Ilappelaensuite lesparentsdeKate.Catastrophés,cesdernierssemirentaussitôtenroute.Puis iltéléphonaàJuliepourluidemanderd’allerrécupérerStéphanieàNewYork.

—Commentva-t-elle?S’enquitsafemmed’untonanxieux.

—Pasbiendutout,réponditfranchementAndy.

IlretournaauchevetdeKateoùilrestajusqu’à18heures.Puisilappelalanurse.ElleétaittoujourssansnouvellesdeJoe.

Toute lanuit, il se relayaavecJuliepourappeler l’hôpital.L’étatdeKateétait stationnaire. Ilsnedirentrienauxenfants.Reedsentaitquequelquechosen’allaitpas,maisiljouadehorstoutl’après-midi.

Andy lui expliquaque samère était partiepourquelques jours. Il passerait la semaineaveceuxàGreenwich.

Katerestadanslecomapendanttoutleweek-end.Desoncôté,Joenedonnaaucunsignedevie.Fousd’inquiétude,ClarkeetElizabethétaientarrivésauchevetdeleurfille.Sonétatn’évoluaitpas;elleétaitallongée,toujoursentrelavieetlamort.Lorsqu’Andyretournaàl’hôpitalledimanchesoir,illestrouvaauprèsdeKate,effondrés.Savienetenaitplusqu’àunfil.Joenes’étaittoujourspasmanifesté.ElizabethJamisonfondaitenlarmesdèsqu’elleentendaitsonnom.

Andyappelasonbureaulelendemain,àlapremièreheure.Ilavaitprévenusoncabinetqu’iln’iraitpas travailler. La secrétaire de Joe l’informa que ce dernier avait quitté la France pour se rendre enEspagne.Elleauraitsansdoutedesesnouvellesdanslajournée.

Andy lamitaucourantde l’accident;bouleversée,Hazelassuraqu’elle feraitsonpossiblepour lejoindrerapidement.

Elle rappela Andy à 17 heures. Joe avait modifié son planning et laissé un message à Madrid.Personnenesavaitoùilsetrouvait.Ellelesoupçonnaitdes’êtrerendudirectementàLondres,maisrienn’était sûr, avec lui.Elle avait donc laissé unmessage à son intentiondans tous les hôtels où il avaitcoutumedeséjournerenEurope.

JoeappelaHazellemardiaprès-midi.Ilavaitpasséleweek-endsurlevoilierd’unami,danslesuddelaFrance,décidantdes’accorderexceptionnellementunjourderepos.Dumêmecoup,iln’avaitpujoindre Kate de tout le week-end. Il était minuit lorsqu’il arriva à Londres. Un message de Hazell’attendaitàlaréceptionetillarappelaaussitôt.

—Quesepasse-t-il?demanda-t-il,ignoranttotalementqu’onremuaitcieletterredepuisquatrejourspourletrouver.

—C’estausujetdevotrefemme,déclaraHazel.

Elleluiracontal’accident.Kateavaitététransportéed’urgencedansunhôpitalduConnecticut.Ellen’avaitpasreprisconscience.

Sonétatétaitjugécritique.C’étaitAndyScottquil’avaitprévenue.

—Quefaisait-elledansleConnecticut?demandaJoe.

C’étaitunequestionabsurde,maissoncerveaun’avaitpasencoreassimilélanouvelle.

—ElleétaitalléeaccompagnerReedchezsonpère,vendredisoir.

L’accidents’estproduitauretour;elleétaitseuledanslavoiture.

Joepritenfinconsciencedelagravitédelasituation.

—Jerentretoutdesuite.

MaisilnetrouveraitaucunvolàdestinationdeNewYorkàcetteheuredelanuit.Pourunefois,iln’avaitprisquedesavionsdeligneetn’avaitaucunappareilàsadisposition.

—JeprendrailepremiervolpourNewYork,rectifia-t-ilaussitôt.

Avez-vouslenumérodel’hôpital,Hazel?

Lorsqu’elleeut raccroché, ilcomposaaussitôt lenuméroqu’elle luiavait indiqué.Unmomentplustard,ilreposalecombiné,leregardperdudanslevide.Iln’arrivaitpasàcroirecequ’onvenaitdeluiannoncer.Kateétaitentrelavieetlamort,elleavaitperdulesbébés.

L’infirmière luiavaitexpliquéqueKateattendaitdes jumeaux.AssisdanssachambreduClaridge,Joedonnalibrecoursàsonchagrin.

Quedeviendrait-ilsiellel’abandonnait?

Chapitre22

Joe pénétra dans l’enceinte duGreenwichHospital lemercredi, à 18 heures. Cinq jours s’étaientécoulés depuis l’accident. Kate était toujours sous perfusion et respirateur. Elle n’avait pas reprisconscience, mais les médecins avaient constaté une légère amélioration de son état. L’œdème lié autraumatismecrânienétaitenvoiederésorption,cequiétaitunsigneencourageant.Sesparentsavaientregagnéleurchambred’hôtelpoursereposer.AndysetenaitauchevetdeKatelorsqueJoeentradanslachambre.Postésdepart etd’autredu lit, lesdeuxhommeséchangèrentun long regard. Joe sut toutdesuitecequ’Andypensaitdelui.

—Commentva-t-elle?demanda-t-ileneffleurantlamaindeKate.

Elleétaitd’unepâleurcadavérique.Pourtant,Andyavaitnotéunmieuxenfind’après-midi.Iln’étaitpas allé travailler de toute la semaine. Il ne se sentait pas le droit de laisser Kate toute seule. Julies’occupaitdestroisenfantsavecl’aidedelanursequiétaitvenuedeNewYork,dèsqueJoeavaitétéaverti.

—Sonétatn’aquasimentpasévolué,répondit-ild’unevoixblanche.

Joeremarquasonventreredevenuplatetcetteimagelebouleversa.Kateseraiteffondréequandelledécouvriraitça.Ils’étaithabituéàl’idéed’êtrepère,maisàprésent,seuleKatecomptait.

—Mercid’êtrerestéàsonchevet,dit-ilpolimentàAndy.

Cedernierramassasavesteetsedirigeaverslaportesansdireunmot.AssiseauprèsdeKate,uneinfirmièreobservaitlascèned’unairintrigué.Elleneconnaissaitriendesrapportsqu’ilsentretenaientaveclajeuneaccidentéemaisàl’évidence,ilssedétestaient.

Surlepointdequitterlachambre,Andys’immobilisaetpivotasursestalons.

—Oùdiableétiez-vouspassé?Çafaitquatrejoursqu’onestsansnouvellesdevous!lança-t-ilàJoed’untonaccusateur.

Andy n’arrivait pas à comprendre qu’un hommemarié à une femme enceinte, déjà mère de deuxenfants, puisse disparaître dans la nature sans donner de ses nouvelles. C’était tout simplementinconcevable,pourlui.

—J’étaispartifairedelavoile,réponditJoeleplusnaturellementdumonde.Jesuisrentrédèsquej’aiapprislanouvelle.

Ilsesentaitcoupablemalgrétoutdel’avoirlaisséeseuleàl’hôpitalpendantcinqlonguesjournées.D’unautrecôté,iln’avaitpasàsejustifierauprèsd’AndyScott.Unequestionsurgittoutàcoupdanssonesprit.

—Sesparentssontaucourant?

—Ilssontici;ilsontprisunechambredansunhôtelvoisin.

—Mercipourtoutcequevousavezfait,fitJoe,soudainpressédelevoirpartir.

—Appelez-moisivousavezbesoindequoiquecesoit.

Aprèsledépartd’Andy,Joes’assitauchevetdeKate.

L’infirmière se leva et alla s’affairer autour du lavabo afin de le laisser seul avec sa femme.UnepeineimmenseassombritleregarddeJoe.Queferait-ilsanselle?

Leur relation paraissait peut-être étrange aux yeux des autres, mais il était éperdument amoureuxd’elle.Depuis le premier jour de leur rencontre, il n’avait cessé de l’aimer. Elle était son amie, sonmentor, sa joie de vivre, sa conscience, parfois…Elle était la femme de sa vie, la seule et l’unique.L’irremplaçable.

—Jet’enprie,Kate,nem’abandonnepas…Reviens,monamour,jet’ensupplie…

Ilrestaassisàsonchevetpendantplusieursheures,serrantsamaindanslasienne,levisagebaignédelarmes.

Unmédecinvintexaminersespansementsetàminuitl’infirmièreapportaunlitd’appoint.JoeavaitdécidédepasserlanuitauprèsdeKate.Ilnevoulaitpluslaquitter.Incapabledetrouverlesommeil,ilse tourna vers elle et la contempla. Lemiracle se produisit à 4 heures dumatin. Joe venait juste des’assoupir. En l’entendant gémir, il s’assit brusquement dans son lit et la vit bouger légèrement.Vivecommel’éclair,l’infirmières’approchad’elleetexaminasespupilles.

—Quesepasse-t-il?demandaJoed’untonpressant.

Le stéthoscope l’empêcha d’entendre sa question. Kate gémit de nouveau; paupières fermées, elletournalatêteverslui,commesi,dufonddel’abîme,ellesavaitqu’ilétaitlà.

—Chérie,c’estmoi…jesuislà,prèsdetoi…ouvrelesyeux,jet’enprie.

Kate n’eut aucune réaction. Déçu, Joe retourna se coucher avec l’étrange impression qu’onl’observait.C’étaitcommesiKates’étaitglisséenlui;l’idéequ’ellepuissemourird’uninstantàl’autrel’emplissait d’effroi. Ils s’aimaient tant, tous les deux, même s’ils ne partageaient pas les mêmesaspirations.Kate désirait constamment rester près de lui alors que Joe, épris de liberté, éprouvait enpermanence le besoin de survoler le monde aux commandes de ses avions. Une nouvelle vague deculpabilitél’assaillitquandilsongeaàl’accident.Del’autrecôtédel’Atlantique,iln’avaitabsolumentrienressentiquandlechocs’étaitproduit.Enfait,ilavaitpassétroisjournéesderêvesurlebateaud’undesesamisanglais,anciencompagnondeguerre.IlavaitbeaucouppenséàKatedurantceweek-end,etaussiaubébéquiverraitbientôtlejour.

Aprèsunenuitblanche,Joeselevaà6heuresdumatinetfitunetoiletterapide.Ilvenaitdes’asseoirauchevetdeKatequandelles’agitalégèrementetouvritenfinlesyeux.Sonregardplongeadanslesien;Joeeneutlesoufflecoupé.

—Voilàquiestmieux,murmura-t-ild’unevoixenrouéeparl’émotion.Bienvenue,Kate.

Elle poussa un petit soupir avant de refermer les yeux. Joe était impatient d’annoncer la bonnenouvelleàl’infirmière.Avantleretourdecelle-ci,Katerouvritlesyeuxet,auprixd’uneffortsurhumain,articulasespremiersmotsd’unevoixàpeineaudible.

—Ques’est-ilpassé…?

Joedutsepenchertoutprèsd’ellepourl’entendre.

—Tuaseuunaccident,répondit-ildansunmurmure.

—CommentvaReed?

Ellesesouvenaitd’êtrepartieenvoitureavecluimaisleresteluiéchappaittotalement.

—Ilvabien,net’inquiètepas,réponditJoeenpriantpourqu’elleneluiparlepasdubébé.Repose-toi,chérie.Jesuislà,prèsdetoi.

Toutsepasserabien,tuverras.

Ellefronçalessourcils,commesiquelquechosel’intriguait.

—Qu’est-cequetufaislà?…Tuétaisparti…

—Jesuisrentréetjevaisveillersurtoi.

—Pourquoi?

Ellenesemblaitpasconscientedelagravitédesesblessures,cequin’étaitpasplusmal.Soudain,samainglissaverssonventre;ilvoulutarrêtersongestemaisellefutplusrapidequelui.Lesyeuxagrandisd’effroi,ellelefixasansmotdire.Degrosseslarmesroulèrentlelongdesesjoues.

—Nepleurepas,Kate, je t’enprie,murmura-t-il enportant samainà ses lèvrespour l’embrassertendrement.

—Oùestnotrebébé?

Elle posa la question d’une voix étranglée avant d’émettre une longue plainte rauque, comme unanimalblessé.Désespérée,elles’accrochaàJoequilaserradanssesbrasavecprécaution.D’instinct,Kateavaitdevinélavéritéetilsesentitimpuissantdevantl’immensitédesonchagrin.

L’infirmière ne tarda pas à faire son apparition, accompagnée du médecin. Kate avait reprisconscience, c’était une excellente nouvelle,mais elle n’était pas encore complètement tirée d’affaire,soulignacedernier.Elleavaitpassécinqjoursdansuncomaprofondà lasuited’unchocviolentà latête.Lafracturedesajambedroiteétaitimportanteetelleavaiteuunefortehémorragieenperdantlesjumeaux.Lapériodedeconvalescencedureraitprobablementplusieursmois.Lemédecincraignaitaussiqu’ellenepuisseplusavoird’enfant.MaisJoes’enmoquait;seulelasantédeKatecomptaitàsesyeux.

On fut obligé de lui administrer une forte dose de sédatifs quandon lui confirmaque les jumeauxn’avaientpassurvécuàl’accident.

JoeprofitadesonsommeilpouralleràNewYork;ilvoulaitpasserrapidementaubureauavantderassembler quelques affaires. À 17 heures, il était de retour à l’hôpital de Greenwich. Il croisa lesparentsdeKatequis’apprêtaientàpartir.ElizabethJamisonrefusatoutbonnementdeluiparler.LesyeuxdeClarkebrillaientlorsqu’ils’adressaàJoe.

—Tuauraisdûêtrelà,Joe,dit-ilsimplementavantdequitterlachambre.

Cesquelquesmotsluifirentl’effetd’uncoupdepoignardenpleincœur.Ilcomprenaitledésarroidesesparents.D’unautrecôté,ilnepouvaitpasresterenpermanenceauprèsd’elle.IlétaitpartienEuropepourtravailler,aprèstout,mêmes’ils’étaitaccordétroispetitsjoursdedétentedanslesuddelaFrance.De toute façon, qu’aurait-il fait de plus s’il avait été àNewYork? Il ne pouvait tout demêmepas laprotégervingt-quatreheuressurvingt-quatre!Leconducteurqui l’avaitpercutéeétaitenétatd’ébriété.Mêmes’ilavaitpris levolantàsaplace, l’accidentn’auraitpuêtreévité. Iln’étaitquesonmari,bonsang,pasDieutout-puissant!

Alafindelasemaine,Joedemandasontransfertdansunhôpitalnew-yorkais.Ceseraitpluspratique

pour lui, et les visites de ses amis remonteraient un peu le moral de Kate. Mais celle-ci, en pleinedépression,refusatouteslesvisites.ElleconfiaàJoequ’elleauraitpréférémourirdansl’accident.

Ilpassaleweek-endàsonchevetetilsparlèrentàReedautéléphone.Aprèsavoirraccroché,Katefonditenlarmes.Elleétaitinconsolable.CefutpresqueavecsoulagementqueJoepartitàLosAngeleslasemainesuivante.Ilnesavaitquefairepourlaréconforter.

Ilrestaabsenttroisjoursetpritsoindel’appelerrégulièrement,cettefois-ci.

Katesortitdel’hôpitalàlafindumoisd’avril.Onluiavaitposéunplâtrepluspetitetellemarchaitavecdesbéquilles.Ellesouffraitencoredemigrainespassagères,maisàpartça, toutétait rentrédansl’ordre.Onlalibéradesonplâtredébutmai.Elleavaitperdubeaucoupdepoidsmaisretrouvapeuàpeusonapparencenormale.

Pourtant, la femme que Joe retrouvait tous les soirs après le travail n’était plus celle qu’il avaitépousée.

Lalumièrequ’elleirradiaitjadiss’étaitéteinte.Enliséedansuneprofondedépression,fatiguée,ellerefusait de sortir et passait le plus clair de son temps enfermée à la maison, en pleurs. Elle necommuniquaitplusavecJoe,nes’intéressaitplusàsesprojets.Lavoirainsilerendaitfou.

En juin, Reed et Stéphanie allèrent passer un mois chez Andy et Julie. Kate s’enfonça encoredavantagedanssondésespoirenapprenantqueJulieétaitenceinted’undeuxièmeenfant.

—C’estpeut-êtremieuxcommeça,fitobserverJoemaladroitement,onesttropvieuxpouravoirdesenfants,Kate.Onauraplusdetempsàseconsacrerettupourrasm’accompagnerpartoutoùj’irai.

MaisKaterefusachacunedesesinvitations.Deuxmoisdurant,Joedéployadestrésorsd’ingéniositépour tenterde lui remonter lemoral.Envain.Alors ilprit la fuite. Ilnesupportaitplussacolère,sonamertumeetsa tristesse.Tout lemondesemblait le tenirresponsabledecequis’étaitpassé,c’étaitunfardeautroplourdàporter.Levieuxdémondelaculpabilités’étaitremisàsapoursuite.

Commed’habitudedanscecas-là,ilsejetaàcorpsperdudansletravail;àlasuitedesesabsencesprolongées, l’entreprise commençait à montrer quelques signes de faiblesse. C’était l’occasion rêvéepourprendrelafuite.Ilssedisputaientautéléphonechaquefoisqu’ill’appelait.Joeavaitl’impressiondevivreuncauchemar.IlétaitentraindeperdreKate,sanssavoirquoifairepourlaretenir.

Ilvoyageasanscessependantlestroismoisquisuivirent.Alafindel’été,ilsn’étaientplusquedeuxétrangers.

KatepartitàCapeCodaveclesenfantsetsesparentset,cettefois,Joenelesaccompagnapas.LamèredeKate enprofiterait pour lui casserdu sucre sur ledos,mais il s’enmoquait.Cela faisait desannéesqu’elleledétestait.Iln’avaitplusrienàluiprouver,niàelle,nimêmeàKate.Ilavaitfaittoutcequi était en son pouvoir pour la rendre heureuse.Hélas, ses tentatives s’étaient toutes soldées par unéchec.Lacauseétaitperdued’avance.

IlavaitprévudepasserdeuxsemainesàNewYorkaumoisdeseptembre,espérantdetoutsoncœurqueKate iraitmieux d’ici là,mais lorsqu’il lui annonça qu’il devrait ensuite repartir au Japon,Kateexplosa.

—Encore?Peux-tumedirepourquoitun’esjamaisàlamaison?lança-t-elled’untonhystériquequiluifitpresqueregretterd’êtrerentré.

—J’étaisauprèsdetoiquandtuaseubesoindemoi,Kate.Jesuischefd’entreprise,jesuisobligédemedéplacer.C’estavecgrandplaisirquejet’inviteàmesuivre,conclut-ild’untonlas.

—Jen’enaipasenvie,répondit-ellesèchement.Quandcomptes-turentrer?

Pourlapremièrefois,JoecrutpresqueéprouverdelahainepourKate.Cettepenséeleterrifia,maiselleneluilaissaitpasd’autrechoix.Ellen’étaitpluslamêmedepuisl’accident.Terrasséeparunepeineinfinie,Katenesereconnaissaitpasnonplus.ElleavaitbesoindeJoe,desachaleur,desonréconfort,maisellenesavaitpluscommentattirersonattention.

Chaquefoisqu’elletentaitdefaireungesteverslui,sonchagrinetsarancœurprenaientledessusetlefaisaientbattreenretraite.Ellel’aimaittoujours,désespérément,etsedétestaitchaquejourdavantagepour le mal qu’elle infligeait à leur couple. La soirée de l’accident défilait en boucle dans sa tête.Pourquoi - mais pourquoi - avait-elle proposé de conduire Reed ce jour-là? Sans cet accident, lesjumeaux seraient nés à l’heure qu’il était. Joe s’étaitmontré très clair avec elle: après cemalheureuxépisode,iln’avaitpasl’intentiond’avoird’autreenfant.Muréedanssadouleur,elleneparvenaitplusàéchangerquede l’amertumeetde la colère avec lui. Ils étaientdevenusdeuxétrangers, deuxennemiscontraintsàvivresouslemêmetoit.Devantcetristeconstat,Joes’arrangeaitpourpartirleplussouventpossible.

Aumoisd’octobre,ilnepassaquequatrejourschezlui.Plusils’absentait,pluslemoraldeKatesedégradait.Aiguillonnéeparsamère,ellecommençaàsedemandersiJoel’aimaittoujours.Aulieudelecouvrird’attentionspourregagnersesfaveurs,elleluifermalaportedesoncœur.Ellesesentaittrahie,manipulée,malaimée.Auboutd’uncertaintemps,Joenecherchaplusàl’approcher.Ilsn’avaientpasfaitl’amourdepuisl’accident,sixmoisplustôt.

—Jen’enpeuxplus,Kate,luiavoua-t-ilunjouravecbeaucoupdedouceur.

Il était rentré pour leweek-end et songeait déjà à repartir, incapable de supporter plus longtempsl’acrimonie,lesreprochesetlaculpabilité.

—Jenepeuxpascontinueràsubirtoutçachaquefoisquejerentre.Ilfauttournerlapage,Kate.

—Jesaisquetuastraverséuneépreuvedouloureuse,maisj’aipeurquenotrecouplenesurvivepasàlarancœurquicouveentoi.

Tuasdéjàdeuxbeauxenfants,pourquoin’enprofites-tupaspleinement?J’aimeraisquetuviennesàLosAngelesavecmoi,Kate,çafaitdesmoisquetun’aspasmislespiedsdehors,insista-t-ilgentiment.

—Jen’aipasenviedesortir,répliqua-t-elled’untoncinglant.

Cettefois,Joes’emporta.

—Tun’aspasenviedesortir,c’estça?Tupréfèresrestericiàt’apitoyersurtonsort,n’est-cepas?Maisenfin,Kate,grandisunpeu!

Jenepeuxpascontinueràteporteràboutdebras,désolé.Jenepeuxpasnonplusressuscitercesdeux bébés et ce n’est peut-être pas plusmal, si tu veuxmon avis. Dieu en a décidé ainsi, nous n’ysommespourrien!

—C’estcequetuvoulaisdepuisledépart,hein?Tuvoulaisquejemefasseavorterpournepasêtreobligéderentreràlamaisonplusd’unefoisparmois,c’estça,n’est-cepas?Tun’aspasdeleçonàmedonner,Joe,pasdeleçon,tuentends?Tun’esjamaislà,detoutefaçon!Ilt’afallucinqjourspourrentrer

quandtoutlemondemecroyaitsurlepointdemourir.Dequeldroitmedemandes-tudegrandir,dequeldroit?Tut’amusescommeunfouauxcommandesdetesfichusavionspendantquemoi,jeresteplantéeàlamaisonaveclesenfants.Situveuxmonavis,c’esttoiquiauraisbesoindegrandirunpeu!

Sansdireunmot,Joequittal’appartementenclaquantlaporte.

IlpritunechambreauPlazapourlanuit,pendantqueKate,folledechagrin,pleuraittoutesleslarmesdesoncorps.Ellevenaitdeluilancerauvisagetoutcequ’elleavaitsoigneusementrefouléjusqu’alors,consciente de l’injustice de ses accusations. Elle avait l’horrible impression d’être tombée dans ungouffresansfondsixmoisplustôtetsedébattaitcommeunbeaudiablepourtenterderemonteràl’airlibre. En vain. Personne ne pouvait l’aider, c’était à elle de trouver la voie, mais elle s’en sentaitincapable.

Le lendemain, Joe passa à l’appartement pour rassembler quelques affaires avant de partir à LosAngeles.Enproieàuneangoisseindicible,elleleregardafairesonsacsilencieusement.

—Jet’appellerai,Kate,déclara-t-ilsimplementavantdepartir.

Quedired’autre?Leurcoupleétaiten traindevolerenéclats. IlcommençaitàcroirequeKate ledétestaitréellement.Pourlapremièrefoisdesavie,ilsesentaitseuletdéprimé.

IlpassaunmoisàLosAngelesetdirigeal’entreprisedelà-bas.

Thanksgivingapprochaitlorsqu’ilsedécidaenfinàrentrerchezlui.Apeineavait-ilouvertlaportedel’appartementqueReedsejetaitdanssesbras.

—Joe!Tuesrentré!s’écrialegarçonnetd’unairravi.

UnsourireéclairalevisagedeJoe.

—Tum’asmanqué,champion.

Kate aussi lui avaitmanqué, plus qu’il ne l’avait imaginé en partant. C’était d’ailleurs pour cetteraisonqu’ilétaitrentré.

—Oùesttamaman?

—Elleestalléeaucinémaavecdesamis.Ellesortbeaucoupencemoment.

Reedavaitcinqans.Joefaisaitfiguredemodèlepourlui.Ildétestaitlevoirpartir;samèrepassaitalorssontempsàpleurer,enferméedanssachambre.Agéedetroisans,Stéphanieétaitdéjàcouchée.

En rentrantducinéma,Kateeut la surprisede trouver Joe.Elleparaissaitplus sereineet il lapritdoucement dans ses bras, craignant malgré tout qu’elle ne le repousse. Ils s’étaient à peine parlé autéléphoneenunmois.

—Tum’asmanqué,avoua-t-ild’untonvibrantdesincérité.

—Toiaussi,tum’asmanqué,murmuraKateens’accrochantàlui.

Etellefonditenlarmes.Ellesemblaitpourtantenmeilleureforme,commesiellerevenaitlentementdel’enferqu’elleavaittraversé.

—Tumemanquaisdéjàavantquejem’enaille,repritJoe.

—Jenesaispascequim’apris…C’estpeut-êtrelechocquej’aireçuàlatête,conclut-elledansundemi-sourire.

Kate se sentait mieux et l’ambiance s’en trouva nettement améliorée. D’un commun accord, ilsconvinrentdepasser leweek-enddeThanksgivingchezeux,préférantéviteruneconfrontationpénibleaveclesparentsdeKate.Malheureusement,lesortendécidaautrement.Quelquesjoursavantlafête,ilreçut un télégramme du Japon: l’entreprise rencontrait de gros problèmes là-bas, sa présence étaitsouhaitéeauplusvite.Joen’avaitpaslechoix:ildevaitserendreàTokyoafinderéglerrapidementleslitigesencours.

Lamortdansl’âme,ilannonçalanouvelleàKatequiaccusalechoctantbienquemal.

—TunepeuxpasleurdirequetuviendrasaprèsThanksgiving?

demanda-t-elle,auborddeslarmes.C’estimportantpournous,Joe.

—Mesaffairessonttoutaussiimportantes,Kate,réponditJoeens’efforçantdegardersoncalme.

—J’aibesoindetaprésence,Joe.Jenesuispasencoretoutàfaitsortied’affaire,tusais.Jet’enprie,nemelaissepastouteseule.

C’étaitlasuppliqued’uneenfantterrifiée,uneenfantdontlepères’étaitsuicidé,maisc’étaitaussilasuppliqued’unefemmequivenaitdeperdredeuxbébésqu’elleavaitdésirésavecferveur.Joeenétaitconscient,maisilespéraitqu’elleréagiraitenadulte,cettefois-ci.

—Veux-tuveniravecmoi?

Katesecoualatête.

—JenepeuxpaslaisserlesenfantspourThanksgiving,Joe.

Qu’iraient-ilss’imaginer?

—Quenousavonsbesoindeprendrel’airtouslesdeux.Tun’asqu’àlesenvoyerchezlesScott.

Katenecédapas.Elleavaitenviedepasserlafêteici,enfamille,avecluietlesenfants.Elletentade le faire changer d’avis, mais ses efforts demeurèrent vains. Chacun continua de camper sur sespositions.Joepromitd’êtrederetourunesemaineplustard,maiscelanesuffitpasàconsolerKate.Lematindesondépart,elleressemblaitàunefilletteégarée,assisedanssonlit,enpleurs.

—Jet’enprie,Kate,nerecommencepas.Jen’aipasenviedepartir,crois-moi,maisjen’aipaslechoix.Tun’aspasledroitdemeculpabilisercommeça.S’ilteplaît,soisraisonnable…notrebonheurendépend.

Ellehochala têteentredeuxsanglotset l’embrassa,malgrélesentimentd’abandonqui la tenaillaitdouloureusement.Commelesautresannées,ellepassaThanksgivingchezsesparents,àBoston.

Finalement, le voyage au Japon de Joe se prolongea d’une semaine.Lorsqu’il rentra àNewYork,Katesemontraglaciale.

ElizabethJamisonavaitprofitédel’absencedeJoepourl’accabler.

Selonelle,Joenes’occupaitpasassezd’elle,pire:ilsemoquaitéperdumentdesessentiments.Elleneluiavaitpaspardonnédenepasavoirétélàaumomentdel’accident.Enréalité,ellen’avaitjamaisapprécié Joe; depuis le début, elle le sentait incapable de faire le bonheur de sa fille. Forte de sesconvictions,Elizabethnereculaitdevantrienpourdétruire leurcoupledéjàfragilisé.Etellefaisaitdubontravail:endeuxpetitessemaines,elleavaitdenouveauréussiàmonterKatecontresonépoux.

Joenes’excusapas,ilenavaitassezdedevoirsejustifiersanscesse.Feignantd’ignorerl’ambiancetendue,iljouaaveclesenfantsetleurlutunehistoireavantdelesmettreaulit.IlespéraitqueKateauraitletempsdeseressaisir.Sesalléesetvenuespermanenteslachagrinaient,ilenétaitconscient,surtoutsisamèreavaitrecommencéàluiminerlemoralavecsesattaquesperfides.

Lorsqu’ilssecouchèrent,illuiracontasonvoyageleplusnaturellementdumonde.Malgrélafatiguequil’habitait,illuiparlalonguement,plusdésireuxquejamaisdedétendrel’atmosphère.

Lasituations’amélioralégèrementpendantlesjoursquisuivirent.

Joepassaplusdedeuxsemainesd’affiléeàNewYork;ilallaacheterunsapindeNoëlavecReedetStéphanieetilsledécorèrenttousensemble.Pourlapremièrefoisdepuisbienlongtemps,ilvitKaterireetplaisantercommeavant.Aprèsuneannéeparticulièrementdifficile,salumièreintérieures’étaitenfinrallumée,pourleplusgrandbonheurdeJoe.

TroisjoursavantNoël,ilreçutuncoupdetéléphonedeLosAngeles.Plusieursréunionsimportantesavaientétéprogrammées;oncomptaitsursaprésence.Pourunefois,Joenecraignitpasd’annoncerlanouvelleàKate.Ilneresteraitqu’unejournéelà-basetseraitderetourpourleréveillondeNoël.Katesemontratrèscompréhensive;ilsfirentl’amourlematindesondépart.

Toutsedéroulacommeill’avaitprévuàLosAngeles.ANewYorkenrevanche,depuislematindesondépartiln’avaitcessédeneiger;aufildesheures,lasituationsedégrada.Unetempêtedeneigesansprécédents’abattit sur laville le jourduréveillon.LevoldeJoefutannuléquelquesminutesavant ledécollage.Ilétaitcoincé.

De retour dans leurmaison deBelAir, il appelaKate. La nouvelle ne l’étonna pas;Central Parkdisparaissaitsoussoixantecentimètresdeneige.Letempssemblaitsuspenduau-dessusdelaville.

—Net’inquiètepas,chéri,jecomprends,dit-elleavecsincérité.

Joenepouvaitmêmepasprendrelescommandesd’undesesavions;Katenevoulaitpasqu’ilrisquesavie inutilement.Enoutre, ilauraitdûatterriràChicagoouàMinneapolispuisprendrele trainpourrejoindreNewYork,cequireprésentaitunepertedetempsconsidérable.Elleexpliqualasituationauxenfants et ils passèrent un bonNoël tous les trois.Rétrospectivement,Kate songea qu’en trois ans demariage, JoeavaitmanquédeuxNoëls sur trois.Lorsqu’elleappela sesparentspour leur souhaiterunjoyeuxNoël,samèresemontratrèsironique.Katepassaitsontempsàexcuserlesabsencesrépétéesdesonmari.Enfait,ellesedemandaitpresques’iln’évitaitpasdélibérémentlesfêtesdefamille,carelleslui rappelaientdessouvenirspéniblesdesonenfance.Quelleque fût la raison, sesabsencespeinaientprofondémentKate,mêmesielleessayaitdeprendreleschosesavecphilosophie.Reedétaitleseulàn’yvoiraucuninconvénient.Pourlegarçonnet,Joeétaitunvraihéros.

Finalement,JoeprofitadesonséjourforcépourréglerquelquesaffairesencoursetnerentraàNewYorkquele31décembre.Ilsétaientcenséssortiravecdesamis,maislorsqu’ellevitsestraitstirés,ellepréféraannuleretilsallèrentdirectementsecoucher.Ellenesesentaitpaslecœurdeluifaireenfilerunsmoking.Ainsiallaitlavie,auxcôtésdeJoe.Ilfallaits’adapteràsesdéplacementscontinuelsetàseschangementsdeprogrammeimpromptus.Kateavaitcessédeseplaindremaisaufondd’elle,leschosesn’étaientpastoujoursfaciles.

Ilsfêtèrentleuranniversairedemariage,puistoutrecommença.

Joe s’absentaquasiment tout lemoisde janvier,unebonnepartiede février, tout lemoisdemars,

trois semaines en avril et tout lemois demai. En juin, Kate calcula qu’ils n’avaient passé que troissemaines ensemble en l’espace de six mois. Joe la fuyait-il délibérément? Ses absences étaient tropfréquentes, troplongues, leurviedecoupledevenait impossible.QuandelleouvraitsoncœuràJoe, iln’entendait que reproches et critiques et ce sentiment de culpabilité qu’il détestait tant l’assaillait denouveau,lepoussaitàpartirloin,toujourspluslongtemps.Tokyo,HongKong,Madrid,Paris,Londres,Rome, Milan, les voyages s’enchaînaient à un rythme effréné. Pourquoi Kate ne comprenait-elle pasqu’ilsfaisaientpartiedesontravail,qu’ilaimaitcettesensationgrisantedeliberté?Ellel’accompagnaàplusieurs reprises dans ses déplacements cette année-là, mais s’ennuya vite, seule dans une chambred’hôtel,àattendreleretourdeJoedevantunrepassolitaire.Déçue,elledécidaderesterchezelleavecsesenfants.

Àtrente-troisans,elleétaitmariéeàunhommequ’ellenevoyaitjamais.Joeavaitquarante-cinqans,ilétaitàl’apogéedesacarrièreetvingtannéesdumêmerégimelesattendaientavantqu’ilsretrouventuncalme relatif. Vingt ans, une éternité… Il avait exploré de nouveaux horizons dans le domaine del’aviation,expérimentédenouveaux itinérairesetcontinuaitàconcevoirdesappareilsextraordinaires.Toutcelaaudétrimentdeleurviedecouple.

L’étincelles’étaitéteinte.Kateavaitcessédeseplaindre,ellelevoyaitàpeine,commentaurait-ilpul’écouter?

—J’aienviedepasserdutempsavectoi,Joe,déclara-t-elletristementunjourdumoisdejuin,alorsqu’ilétaitdepassageàNewYorkentredeuxvoyages.

Une rengaine tristement familière aux oreilles de Joe. Plus absorbé que jamais par ses activitésprofessionnelles, il s’apprêtait à s’envoler pour Londres le lendemain. Il s’abstint de lui dire qu’ilrisquaitdevoyagerdavantageaucoursdesmoisàvenir.Iln’avaitplusenviedesebattre.

Katel’accompagnaitdemoinsenmoinsetilcomprenaitsadécision.Lesenfantsétaientencorepetits—Reedavaitsixans,Stéphaniequatre—,ilsavaientbesoindeleurmère.Lorsqu’ilsongeaitàl’avenir,il prenait conscience qu’ils seraient encore séparés desmilliers de fois, pendant une bonne quinzained’années,vingtpeut-être.Malgrélessentimentsqu’ilsseportaient,lavieenavaitdécidéainsi.Personnen’ypouvaitrien.

Enjuillet,KatevintlevoirenCalifornieaveclesenfants.EllelesemmenaàDisneylandetJoeleurfit faire un grand tour en avion, dans un tout nouvel appareil. Aumilieu de leur séjour, il dut partirprécipitammentàHongKongpourréglerunproblèmeurgent.Puisils’envoladirectementpourLondres,pendantqueKateemmenaitlesenfantsàCapeCod.JoeprévintKatequ’iln’iraitpaslarejoindre;ilnesupportait plus les sarcasmes incessants de samère.Cet été-là,Kate revint àNewYork plus tôt qued’habitude;sonpèreétaittombégravementmalade.

Ilsdurentattendrelami-septembreavantdeseretrouver.Cettefois-ci,JoeavaitprévudepassertroissemainesàNewYork.DèsqueKateposalesyeuxsurlui,elledevinaqu’ils’étaitpasséquelquechosependantsonabsence.Audébut,ellecrutqu’ilyavaituneautrefemme,maisauboutd’unesemaine,ellecompritqu’ils’agissaitd’autrechose.Quelquechosedebienplusgrave.Joen’enpouvaitplus.

Ilsesentaitincapabledegéreràlafoissacarrièreetsaviedecouple.Lafuitesemblaitlameilleuresolution.Leprixdel’amourétaittropélevé.

Son ascension fulgurante l’avait entraînédansun tourbillon incontrôlable; les appareils qu’il avaitconçusinondaientlemarchéinternationaldel’aéronautique;lacompagnieaériennequ’ilavaitcrééeonze

ansplustôtremportaitunsuccèssansprécédent.Joeavaitdonnénaissanceàunmonstretentaculairequiavait dévoré leur couple. Il se trouvait à présent face à un douloureux dilemme: soit il choisissait deprivilégiersacarrière,soitilseconsacraitàsaviedecouple.Katedevinatoutceladanssesyeux.Unfrissonluiparcourutledos.Ill’aimaitencore,pourtant,ellelesavaitaussi.

Mais Joe ne supportait plus de devoir s’expliquer, se justifier, s’excuser de ne pas être là pourThanksgiving,Noël,leuranniversairedemariage,lesvacancesàCapeCodettoutescesfêtesdontilsemoquaitéperdument.C’étaitpourcetteraisonqu’instinctivement,iln’avaitpasvouluavoird’enfants.Ilnepouvaitpastoutavoir,ilvenaitdes’enrendrecompte,etsurtout,ilnepouvaitpasdonneràKatetoutcequ’elleréclamait…cequ’elleméritait.

Ilyavaitréfléchitoutl’étéetsadécisionfutfermeetdéfinitiveàl’instantoùilposalesyeuxsurelle,enrentrantàNewYork.

Finalement,samèreavaiteuraisondepuisledébut.Sonpremieramourresteraitàjamaislesavions;ilsétaientplusfacilesàgérer,plussûrspourlui.Jamaisilsneleferaientsouffrir.Laviequ’ilavaitvoulupartageravecKaten’avaitétéqu’unbeaurêveimpossible.Lesangoissesquiletaraudaientavaientfiniparétoufferleuramour.

Ilmitdesjoursavantdetrouverlecouragedeluiannoncersadécision.LaveilledesondépartpourLondres,ilcontemplalonguementKate,allongéeàcôtédelui.Ilnereviendraitpas.Aunomdel’amour,ilsutquelemomentétaitvenudereprendresalibertéetdeluiredonnerlasienne.

—Kate.

Ellesetournaverslui,saisied’unterriblepressentiment.Depuistroissemaines,cequ’ellelisaitdansleregarddeJoel’emplissaitd’angoisse.Elleavaittoutfaitpourquesonséjoursepassebien,elles’étaitfaitetoutepetite,discrèteetdocile.Leurdernièredisputeremontaitàplusieursmois.Maisilnes’agissaitni d’amour ni de querelle. Il s’agissait de Joe. Joe qui n’avait plus rien à lui offrir; il l’avait aiméependantseizeans.Àprésent,ildésiraitvivrepourlui,sansêtreobligédejonglerenpermanenceentresontravailetlesangoissesdeKate.

Ensilence,ellerencontrasonregard.Elleressemblaitàunebicheauxabois.

Joepritunegrandeboufféed’air.

—Jetequitte,Kate.

Ilavaitparlésibasqu’ellecrutavoirmalentendu.Lesyeuxagrandisdestupeur,elleledévisagea.Elle savait que Joe avait quelque chose à lui annoncer,mais elle avait cru qu’il s’agissait d’un longvoyagequil’éloigneraitànouveaud’elle.Pasuninstantellen’avaitimaginéça.

—Que…queviens-tudedire?

Elleavaitmalentendu,c’étaitimpossible.Gagnéeparunesourdeangoisse,elleretintsonsouffle.

—Jetequitte,répéta-t-ilendétournantlesyeux.Jen’enpeuxplus,Kate.

Enprononçantcesmots,ilseforçaàcroisersonregard.Unetristesseinfinielesubmergea.Elleavaitlamêmeexpressionquelejouroùelleavaitdécouvertqu’elleavaitperdulesbébés,àl’hôpital.

Ilsavaitd’instinctqu’elleavaiteulemêmeregardquandsonpères’étaitsuicidé,alorsqu’ellen’étaitqu’une enfant. C’était un regard de désespoir profond, le regard de quelqu’un qu’on abandonnelâchement.Unenouvellevaguedeculpabilités’abattitsurlui.

Commeàchaquefois,ileutencoreplusenviedefuir.

—Pourquoi?

Savoixsebrisa.Elleavaitl’impressionqu’onluilacéraitlecœuràgrandscoupsdecouteau.

—Pourquoi,Joe?Tuasrencontréquelqu’und’autre?

Elleconnaissait la réponseavantmêmed’avoir formulé laquestion. Ils’agissaitd’unmalaisebienplusintense.Joenevoulaitpluscequ’elleluioffrait,duplusprofonddesoncœur.C’étaitaussisimplequeça,pourluitoutaumoins.

—Iln’yapersonned’autre,Kate.Notrecouplen’existemêmeplus.Tuavaisraison.Jenesuisjamaislà.Ettunepeuxpasm’accompagnerpartout.

En réalité, il désirait reprendre sa liberté, ne plus vivre que pour lui. Il avait choisi de délaisserl’amouraubénéficedesontravail.Sadécisionétaitprise.

—Leproblème est là, vraiment?Notre couple serait-il sauvé si je réussissais à te suivre dans tesdéplacements? Articula Kate, songeant déjà aux multiples arrangements qu’elle devrait prendre pourpartagerlagardedesenfantsavecAndy.

MaisJoesecouatristementlatête.Ilsedevaitd’êtrehonnêteavecelle,c’étaitlamoindredeschoses.

—Non,Kate, il ne s’agit pas de ça. Le problème vient demoi. Tamère avait raison, tu vois. Jel’avais pressenti aussi. Les avions passeront toujours avant le reste. C’est pour cela qu’elle ne m’ajamaisfaitconfiance.Ellemeconnaissaitmieuxquemoi-même,ajouta-t-ilavecunepointed’ironiedansla voix. Pendant tout ce temps, je me suis caché, j’ai dissimulé tout au fond de moi ma véritablepersonnalité. Jenousai trompés, tous lesdeux. Jene serai jamais l’hommequ’il te faut.Tuesencorejeune,Kate,tureferastaviesansproblème.Moi,jeneveuxplusdetoutça.

—Tun’espassérieux,n’est-cepas?Tucroisvraimentquejevaist’oublieretrefairemaviecommeça,d’uncoupdebaguettemagique?Jet’aime,Joe.Jet’aimedepuisl’âgededix-septans.Tunepeuxpasmelaissercommeça…conclut-elleavantdefondreenlarmes.

—Ainsivalavie,Kate.Ilfautsavoirfairelepoint,prendreencomptecequ’ondésireetcequ’onneveutpas.Jenesuispasfaitpourêtremarié,Kate,etj’enaiassezdemesentircoupableenpermanence.

Joe savait avec certitudequ’il ne se remarierait jamais. Il avait fait une erreur en l’épousant.Elleétaitsigénéreuse,siaimante…etenmêmetempssiexigeante.Aprésent,iln’aspiraitplusqu’àuneseulechose: prendre les commandes d’un avion et survoler le monde, sans contraintes. Cela lui paraissaitpuériletincroyablementégoïstelorsqu’illeformulaitàvoixhaute,maisc’étaitainsi.Iln’ypouvaitrien.

—Jememoquequetunesois jamais là,protestaKate.Jem’occuperaidesenfants, je trouveraiuntravail. Je t’enprie, Joe, tun’aspas ledroitdenous faireça…lesenfants t’adorent…jeveuxêtre tafemme,mêmesitudoiscontinueràvoyager.

Avecunepatienceinfinie,Joeluiexpliquaquecen’étaitpluscequ’ilsouhaitait,lui.Plusquetoutaumonde,ilsouhaitaitreprendresaliberté.Lalibertédebâtirsonempire,dedessinersesavions,lalibertédeneplusl’aimer.Illuiavaitdonnéquatreannéesdesavie.

C’étaitsuffisant,pourlui.

Kate écouta ses explications, pétrifiée. Quand il eut terminé, elle se remit à pleurer. Elle l’avait

perdu,depuislongtempsdéjà.Ils’étaitéclipsésurlapointedespiedssansmêmequ’elles’enaperçoive.

Qu’allait-elle devenir, sans Joe? Elle aurait préféré mourir sur-le-champ. Jamais elle ne pourraitvivreloindelui.Etpourtant, il luifaudraitpuiserlaforce,toutaufondd’elle,decontinueràavancer,seule.C’étaitunpeucommesionluiavaitannoncéladisparitiondeJoe.Ilavaitoptépourlagloireetletravail,audétrimentdel’amour.

Unchoixdifficilementacceptable,auxyeuxdeKate.

—Tupeuxrestericiaveclesenfantsaussilongtempsquetuvoudras.Jeparsm’installerenCaliforniejusqu’àlafindel’année.

HazelavaitacceptédelesuivrepourquelquesmoisdansleursbureauxdeLosAngeles.Sespetits-enfantshabitaientàNewYork,maisl’idéedechangerd’airl’avaitaussitôtséduite.LastupeursepeignitsurlevisagedeKate.

—Parcequetuasdéjàtoutorganisé?Quandas-tupristadécision?

—Ilya longtemps, jecrois.Pendant l’été.EnrentrantàNewYork, ilm’estapparuque lemomentétaitvenudetemettreaucourant.Aquoibonprolongercettemascarade?Ilyadéjàlongtempsquejesuisparti,Kate.

Que s’était-il passé? Qu’avait-elle fait pour mériter un tel châtiment? Elle l’avait aimé, toutsimplement.Peut-êtretrop,aupointdel’étouffer.Ellel’avaitattiréirrésistiblement,commeunpapillondenuit tournoieautourd’unebougiemaisfinalement,préférantl’airlibreàlachaleur, ilavaitprissonenvol.

AllongéeàcôtédeJoe,ellepleuratoutelanuitenluicaressantdoucementlescheveuxpendantqu’ildormait.Illaquittait.C’étaitsamanièreàluideseprotéger,indifférentàlapeinequ’illuicausait.

Jamaisencoreonnes’étaitmontréaussicruelavecelle;mêmelesuicidedesonpèrenel’avaitpasautantaffectée.

Aux premières lueurs de l’aube, elle se leva, s’aspergea le visage d’eau fraîche et retourna secoucher.Ellen’avaitpasfermél’œildelanuit.Joeseréveillaàsoncôté,commetantd’autresmatins.Maiscettefois,ilselevasansunmot.

Avant de partir, il lui dit au revoir d’un ton distant. Il n’avait pas changé d’avis; il partait pourtoujours,Katelesavaitauplusprofonddesonâme.

—Jet’aime,Joe…

L’espaced’uninstant,ilentrevitlajeunefillequ’ilavaitrencontréejadis,danssarobedesoiréeensatinbleupâle, auréoléede sesmagnifiques cheveux auburn. Il se souvint de sesyeux, ce soir-là; lesmêmesyeuxlefixaientavecintensité,saufqu’ilsétaientemplisd’unedouleurinfinie.

—Jet’aimeraitoutemavie,murmura-t-elled’unevoixenrouéeparl’émotion.

Elle ne le reverrait jamais plus. Il avait délibérément évité de lui faire l’amour pendant tout sonséjouràNewYorkpournepasluidonnerdefauxespoirs.Enlacongédiant,Joelarenvoyaitàsaproprevie,afindepouvoirreprendrelecoursdelasienne.

—Prends bien soin de toi, dit-il doucement en l’enveloppant d’un long regard. J’avais raison, tusais…

Katelefixaavecattention,commepourgraverchacundesestraitsdanssamémoire,pourconserverà jamais ce visage qu’elle chérissait tant, ces yeux, ces pommettes hautes, ce menton creusé d’unefossette.

—C’étaitunrêveimpossible,ajouta-t-ildansunmurmure.Depuistoujours.

Les yeux deKate étincelèrent comme deux saphirs.Dieu qu’elle était belle, alors qu’unemain deglaceluiétreignaitlecœur…

—Lebonheurestànotreportée,Joe.Nouspourrionsencorel’attraper.

—Jen’enveuxpas,répliqua-t-il,désireuxd’échapperauplusviteàlaculpabilitéquiletiraillait.

Sansunmot,Kateleregardas’éloigner.L’instantd’après,laporteserefermadoucementsurlui.

Chapitre23

Joe passa sixmois en Californie, puis partit à Londres pour cinqmois. Kate refusa l’exorbitantepensionalimentairequ’illuiproposait.

Elleavaitlargementdequoivivre;l’argentdeJoenel’intéressaitpas.

Elle avait passé seize années de son existence à vouloir vivre auprès de lui; Joe ne lui avaitofficiellementaccordéquequatreansdeviecommune,c’était toutcequ’ilavaitpuluioffrir. Ils’étaitmontrétrèsclairàcesujet.

Avecsesexigencesetsontrop-pleind’amour,Katel’avaitpropulsédanslespiresmomentsdesonenfance.Confronté à ses reproches incessants, il entendait parfois lavoixde soncousinqui le tançaitcruellement:iln’étaitqu’unbonàrienquinesavaitquelesdécevoir.

Engrandissant,Joeavait trouvérefugedanssapassionpour lesavions;enbâtissantsonempire, ilavait pris confiance en lui.Mais le chagrinqu’il lisait dans les yeuxdeKate à chacunde ses retoursébranlaitdangereusementsacarapace.Menacéjusqu’autréfondsdesonêtre,ilavaitpréférélasolitudeaucompromis.

Katemitplusieursmoisavantdecomprendrecequis’étaitpassé.

Ils étaient séparés depuis presque un an. Il refusait de la voirmais l’appelait régulièrement pourprendredesesnouvellesets’assurerquelesenfantsseportaientbien.Lespremiersmois,Kateavaiterrécommeuneâmeenpeinedanslamaisonqu’elleavaitlouée.

Elledevaitapprendreàvivresanslui.L’entreprises’avéraitaussidifficilequesionl’avaitprivéed’oxygène.

Elle réfléchit beaucoup aux causes de leur rupture et s’efforça d’analyser sonpropre rôle dans cetristedénouement.Sanss’enrendrecomptesurlemoment,elleavaiteffrayéJoe.Ilavaiteupeurdesonamourillimité,àlafoisgénéreuxetexigeant.Pluselletentaitdelecapturer,plusilavaitenviedefuir.Sansdouteauraient-ilssouffertdavantages’iln’avaitpasmisuntermebrutalàceballetmacabre.

Toutdesuiteaprèssondépart,Kateavaitcédéàlapaniquedevantlegouffredesolitudequimenaçaitdel’engloutir.Ellesesouvintdeladisparitiontragiquedesonpère,desannéesplustôt,etreçutunautrechoc lorsque Clarkemourut au printemps. Samère se réfugia de nouveau dans un cocon hermétique,oublianttoutdumondeextérieur.Enproieàunsentimentdesolitudeindicible,Katepleuraitdelonguesheuresavantdes’endormir,terrasséeparlafatigue.Maisletempspassaetelleémergealentementdesondésespoir.

JoeavaitsuggérédedéposerlademandededivorceàReno,afind’accélérerlaprocédure,maisKateladéposaàNewYork.Justepours’accrocheràluiunpeupluslongtemps.Enréalité,ilneluirestaitdeJoequelenom.

Elle n’aurait su dire précisément à quelmoment le changement s’opéra en elle. Ce ne fut pas undéclic, mais plutôt un long chemin sinueux qui montait en direction de la maturité et d’une certainesagesse.Ellegravissaitlamontagnelentement,gagnantchaquejourunpeuplusdeforce.

Toutes les choses qui la terrifiaient jusqu’alors lui parurent soudain totalement inoffensives. Elleavaittantsouffertquelesentimentd’abandonquilaglaçaitdeterreurautrefoissetransformaenfantôme

défraîchi qu’elle apprit à dominer seule, sans l’aide de quiconque. Elle avait vécu dans l’angoissepermanentedeperdreJoe.

Sonpirecauchemars’étaitconcrétisé,etelleétaitencorelà,bienvivante.

Sesenfantsfurentlespremiersàconstaterlechangement,bienavantqu’ellen’enprenneconscienceelle-même.Elle riait plus souvent, pleuraitmoins facilement. Ils partirent tous les trois envacances àParis.Lasolitudene lui faisaitpluspeur.Elle fitde longuespromenadessur lesgrandsboulevardsetdanslespetitesruesdelacapitale.Joeoccupaitsouventsespensées;celafaisaitpresqueunanqu’ellenel’avaitpasvu.

Quandill’appelaàsonretourpourprendredesnouvelles,ilperçutdanssavoixuneintonationqu’ilneconnaissaitpas.C’étaitunpetitquelquechosed’indéfinissableetdefugitif.

—Tuasl’airheureuse,fit-ilremarquer.

Malgrélui,unequestionletaraudait:Kateavait-ellerencontréquelqu’un?Ill’espéraitetleredoutaitenmêmetemps.Desoncôté,ilavaitrepoussétouteslesfemmesquiavaienttentédeleséduire.Iln’avaitpas envie de s’impliquer dans une nouvelle aventure.La solitude lui convenait àmerveille.Enmêmetemps,Kateluimanquaitterriblement.Maisc’étaitlàleprixdesaliberté.

Àl’autreboutdufil,Katelaissaéchapperunpetitrire.

—Jecroisquejelesuis,vraiment.Dieuseulsaitpourquoi!Mamèrevafinirparmerendredingue,ellesesenttellementseulesansClarke.Stéphanies’esttailladéelescheveuxlasemainedernière.

QuantàReed,ils’estcassélesdeuxdentsdedevantenjouantaubase-ballavecunpetitcopain!

—Laviedetouslesjours,ensomme!répliquaJoed’untonrieur.

Ilavaitpresqueoubliécequ’étaitlaviedefamille.Maispastoutàfait…

Al’instardeKate, il sesouvenait tous lesmatinsde lasensationdeplénitudequ’iléprouvaitàseréveillerauprèsd’elle.Celafaisaitunanqu’iln’avaitpastouchéunefemme.Kateacceptaitdetempsentempsdesinvitationsàdîner,maisellen’eutjamaisenvied’allerplusloinavecunhomme.Aucund’euxn’arrivaitàlachevilledeJoe.Lesoirvenu,elleétaitheureusedesecoucherseule.Elleavaitsesenfants,ses amis. L’expérience et les épreuves l’avaient aidée à surmonter ses angoisses. Elle comprenait àprésentcellesdeJoeetauraitvoulus’excuserdel’avoirainsieffrayé.Aquoibon,aufond?Celan’avaitplusd’importance.

Unmoisplustard,alorsqu’elleétaitentraind’écriresonjournalintime,Joel’appelapourluiparlerd’undétaildeleurprocédurededivorce.Clarkeluiavaitléguélamoitiédesafortuneetellecontinuaitàrefuserl’argentqueluiproposaitJoe.Cederniervoulaitluisignalerqu’ellerecevraitbientôtdespapiersàsignerconcernantlapartiefinancièredeleurdivorce.Kateleremerciad’avoirappelé.

Pendantunefractiondeseconde,unepointedemélancolieteintasavoix.

—Tereverrai-jeunjour?demanda-t-elleàbrûle-pour-point.

Elleavaitenviedelevoir,deletoucher,desentirsonparfum,saprésenceauprèsd’elle.Enmêmetemps, aussi étrange que cela puisse paraître, elle s’était résignée à ne jamais le revoir. Elle n’enmourrait pas, elle le savait désormais,mais elle avait encore la sensation d’avoir perdu unmorceaud’elle,unorganevital.Lecœur,peut-être…

—Tucroisvraimentquenousdevrionsnousrevoir,Kate?

demanda-t-ild’untonhésitant.

Pendantplusd’unan,elleavait représentéunemenacepour lui. Ilcraignaitde retomberamoureuxd’elle en la voyant et de relancer ainsi lamachine infernale qui les avait tant fait souffrir. C’était unrisquequ’ilnevoulaitpascourir.LecharmedeKateopéreraittoujourssurlui,illesavaitd’avance.

—Personnellement,jenepensepasquecesoitunebonneidée,reprit-ilavantqu’elleaiteuletempsderépondre.

—Tuasraison,convintKate.

Cettefois,iln’yavaitnitristessenidésespoirdanssavoix.Nicritiquenireproche,rienquipuisseéveillersaculpabilité.Ellesemblaitaucontrairesereine.

Ils continuèrent à bavarder tranquillement, évoquant ensemble la toute nouvelle filiale de lacompagnieaérienne,puisledernierappareilqu’ilvenaitdeconcevoir.Quandilseurentraccroché,Joeeut comme une révélation. Kate avait grandi. Elle avait tourné une page importante de sa vie. Enaffrontant la solitude, elle avait trouvé un équilibre et une certaine formede liberté.Elle s’était enfindébarrasséede sesdémonsetvivaitdésormais enpaixavecellemême. Joene reviendraitpas, elle lesavaitpertinemment.Elleavaitfaitunecroixsursonbeaurêve.

Ileutdumalàtrouverlesommeil,cettenuit-là.Katehantaitsespensées.Aumatin,ilsongeaàReedetStéphanie.Ils’étaitmontréinjusteenverseux,enrefusantdelesvoir;cen’étaitpasleurfautesisonmariageavecleurmèren’avaitpasfonctionné.Pasuneseulefois,Kateneluiavaitfaitdereprocheàcesujet.Elleétaitsortiedugouffreseule,sansl’aidedepersonne.Amoinsqu’unautrehommeaitsurgidanssavie…Incapabledelachasserdesespensées,illarappelaenfind’après-midi.Lesdocumentsqu’ildevaitluienvoyerreposaientencoresursonbureau.Ilavaitoubliédelesremettreàsasecrétaire.

Lesbattementsdesoncœurs’accéléraientchaquefoisqu’ill’appelait.Unjourpeut-être,unhommedécrocheraitàlaplacedeKate.

—Oh…bonsoir…excuse-moi,jeprenaisunbain,balbutia-t-elle,légèrementessoufflée.

Cesquelquesmotsravivèrentenluidesimagesqu’ils’étaitefforcéderefoulerpendanttouscesmoisdeséparation.

Il ne voulait plus penser à elle de cette manière. C’était de l’histoire ancienne, à présent. Laculpabilitéetlapeines’effaçaientlentement.

—J’aioubliédemettrelesdocumentsaucourrierhier,déclaraJoeenessayantdenepasl’imaginernueàcôtédutéléphone.

Était-elleenveloppéedansuneserviette,ouavait-elleeuletempsd’enfilersonpeignoir?Ilsetournaverslafenêtre,maisl’imagedeKaterefusades’effacer.

—Jepasseraitelesdéposer,ajouta-t-ilsuruneimpulsion.

Àl’autreboutdufil,unsourireétiraleslèvresdeKate.

—Voudras-tumonterquelquesinstantsquandtupasseras?

Unlongsilencesuivitsaquestion.Joeentenditunepetitevoixintérieureluicrierderaccrocheretdeprendresesjambesàsoncou…Iln’avaitjamaisréussiàrésisteraucharmedeKate.Ilnevoulaitplus

d’elledanssavie,ilavaitététrèsclairsurcepointetpourtant,elles’ytrouvaitencore.Ilsétaientencoremariés…Kateétaitsafemme.

—Je…euh…crois-tuquecesoitunebonneidée?Desevoir,jeveuxdire.

—Pourquoipas?Jesauraimetenir,net’inquiètepas.Ettoi?

—Jepensequeçadevraitaller,répondit-ild’untonneutre.

Katenes’enoffusquapas.Joeneluifaisaitpluspeur.Ill’avaitquittée,quepouvait-illuiarriverdepire?Ellel’avaitperduetelleétaittoujoursvivante.Vivanteetsereine.

CetteséparationforcéeluiavaitouvertlesyeuxsurlavéritablepersonnalitédeJoe.Mêmesiellenedevaitjamaislerevoir,leschosesétaientclairesdanssonesprit:elleaimaitJoedetoutsoncœur,aucunhommeneleremplacerait jamais.Elle l’aimaitéperdumentetpourtant,elle l’avaitfaitfuir.Aulieudel’anéantir,ceconstat l’avait rendueplusforte.Joepercevaitcechangementaux intonationsdesavoix.Elle n’était plus l’épouse éplorée qu’il avait quittée,mais une amie de longue date qu’il avait chérietendrement.

Ilfutsoudainassailliparl’envieirrésistibledelavoir.

—Quandveux-tupasser?demanda-t-elled’untonaffable.

—Quandpourrai-jevoirlesenfants?

—IlssontchezAndycettesemaine.Sinousnenousécharponspas, tupourraspeut-êtrerevenir lesvoiruneautrefois,suggéra-telleenriant.

—Ceseraitavecgrandplaisir.

Ilsesentitbrusquementjeuneetidiot;neserait-ilpasplussagedeluifaireporterlesdocumentsparcoursier?Al’autreboutdufil,Katerepritavecunedésinvolturerassurante:

—Ondit5heures?

—5heures…?répétaJoe,gagnéparunventdepanique.

Denouveau,lerireespiègledeKateapaisasescraintes.

—5heures,17heures,jet’attendstoutàl’heure,idiot!Tum’asl’airbiendistrait!Toutvabien,n’est-cepas?

—Trèsbien,merci.D’accordpour5heures;jeneresteraipaslongtemps.

—Jelaisserailaporteouverteettun’aurasmêmepasbesoindet’asseoir,letaquina-t-elle.

Ellesentaitqu’ilavaitpeur,bienqu’elleignorâtdequoi.LavulnérabilitédeJoe,sescraintesetsesangoisseslerendaientencoreplusattirant.Elleavaittantapprisgrâceàlui.Elleregrettaitsimplementdene pas pouvoir partager avec lui tout ce qu’elle savait à présent. Elle n’aurait jamais cette chance,malheureusement.

—Àtoutàl’heure,lançaJoeavantderaccrocher.

Kateesquissaunsourireenreposantlecombiné.N’était-ilpasabsurded’aimerunhommedontelleseraitbientôtdivorcée?Celan’avaitaucunsens,maisleurviecommuneavaittoujoursétéainsi.

Elleavaitdûattendred’avoirtrente-quatreanspoursesentirenfinadulte.Ellen’étaitencorequ’une

enfantapeuréequandJoel’avaitépousée.Naïvement,elleavaitimaginéqu’ilseraitcapabled’effacerlestraumatismes qu’elle avait subis dans sa petite enfance. Joe n’en avait pas été capable, hélas.De soncôté,ellen’avaitpassupansersesblessures,tropapitoyéesursontristesort.

Tels deux enfants perdus dans la nuit, ils avaient avancé à tâtons jusqu’à ce que Joe finisse pars’enfuir.Malgrétout,l’amourqueluiportaitKateétaitrestéintact.L’introspectionàlaquelleelles’étaitlivréel’avaitsimplementdélivréedesespropresdémons.

Joearrivaà17heurestapantes,uneenveloppesouslebras.

D’abordmalàl’aise,ilnetardapasàsedétendre.Kategardadélibérémentsesdistances.Assisausalon, ilsparlèrentdesenfants,deson travail,duprochainavionqu’ilprojetaitdeconcevoir.Auboutd’uneheure,Kateluiproposaquelquechoseàboire.Joesourit.Lesimplefaitdelevoirlabouleversaitprofondément.Elleauraittantvoululeserrerdanssesbrasetluidirecombienellel’aimait!Aulieudequoi,ellerestasagementassiseenfacedelui,pleined’admirationetd’amourpourcebeloiseauqu’ellenepouvaitquecaresserdu regard.Sielle s’aventuraità tendre lamainvers lui, il s’envoleraità tire-d’aile.Ill’avaitlaisséeapprocheràplusieursreprises,maisellel’avaitblessé.Désormais,ellen’auraitplusqueledroitdel’aimerensilence,c’étaitdéjàbiensuffisant.

Il était presque 20 heures quand Joe prit congé. Kate avait signé tous les papiers. À sa grandesurprise,illarappelalelendemainetl’invitaàdéjeunerd’untonhésitant.Ellel’avaittourmentétoutelanuit.Laveille,ilavaitretrouvélafemmequ’ilavaittoujoursaimée;l’auradechaleuretdesérénitéquil’enveloppait l’avait fasciné.Sespeurs s’étaient envoléesd’uncoupet il sedemandait àprésent s’ilspourraientresteramis.

—Tum’invitesàdéjeuner?répéta-t-elle,incrédule.

Ellehésitauninstantavantd’accepter.Ellen’avaitplusrienàperdre,detoutefaçon.Deuxjoursplustard,ilsdéjeunèrentauPlaza.

IlsparlèrentlibrementdeleurmariageetdesonéchecetKateenprofitapourprésentersesexcusesàJoe.Elleregrettaitlapeineetlapeurqu’elleluiavaitcausées.

—Jemesuisconduitecommeune idiote, Joe. J’étais incapabledecomprendrecequin’allaitpas.Plusjecherchaisàteretenir,plustum’échappais.J’aimisdutempsavantd’ouvrirlesyeux.Jeregrettedenepasavoirréagiàtemps.

—J’aifaitdeserreurs,moiaussi,reconnutJoe.Pourtant,jet’aimais.

LecœurdeKatechaviralorsqu’ilutilisaleverbeaimeràl’imparfait.Qu’avait-elleimaginé?Iln’yavaitqu’ellepourcontinueràaimerunhommequil’avaitquittée.

Ilss’arrêtèrentchezelleaprèsledéjeuneretJoerevitlesenfantspourlapremièrefoisdepuisqu’ilétaitparti.ReedetStéphaniel’accueillirentavecdescrisdejoie.Ilspassèrentunexcellentaprès-miditouslesquatre.Kateréfléchitlonguementaprèssondépart.Elletentadesepersuaderqu’ellesauraitsecontenterdesonamitié.Detoutefaçon,ellen’avaitriend’autreàattendredeJoe.Enrentrantchezlui,Joeformulalamêmepensée.Ilétaitplusprudentpoureuxdesecantonneràdessentimentsd’amitié.

Aucoursdesdeuxmoisquisuivirent,ilssevirentrégulièrement.

Ils allaientdînerau restaurantde tempsen tempsetKate l’invitait tous lesdimanches soir àvenirpartager leur repas. Quand il partait à l’étranger, elle pensait à lui sans rancœur ni mélancolie. Que

partageaient-ils,exactement?

Aucund’euxn’auraitsuleformulerclairement,maisilssesentaientheureux,bienàl’abriderrièrelafaçadedel’amitié.

Parundimancheaprès-midipluvieux,alorsquelesenfantspassaientleweek-endchezAndy,Joeluirenditvisiteàl’improviste.Illuiapportaitunlivredontilsavaientparlélasemaineprécédente.

Kateluiproposaunetassedethé.

Toutsepassatrèsnaturellement.Katevenaitdeservirlethé.

Lorsqu’elleseredressa,elleseretrouvafaceàJoe;quelquescentimètresàpeinelesséparaient.Sansunmot,ill’attiradoucementdanssesbras.

—Meprendrais-tupourunfou,Kate,sijetedisaisquejesuistoujoursamoureuxdetoi?

Kateretintsonsouffle.

—Pourunfouàlier,oui,murmura-t-elleenseblottissantcontrelui.J’aiétésiinjusteavectoi.

—Etmoi,jemesuisconduitcommeungamin.J’étaismortdepeur,Kate.

—Moiaussi,confessa-t-elleàmi-voix.

Ellel’enlaçatendrement.

—Nousavonsvraimentfaitn’importequoi,n’est-cepas?Siseulementj’avaissutoutcequejesaismaintenant…Jen’aijamaiscessédet’aimer,Joe,conclut-elledansunsoupir.

—Moinonplus.

Enresserrantsonétreinte,ilsentitlasoiedesescheveuxcontresajoue.

—J’étais incapable de gérermes émotions, continua-t-il. La culpabilitém’accablait sans cesse, jen’avaisqu’uneenvie:m’enfuiràl’autreboutdumondepourtenterdeluiéchapper.

Ilmarquaunepauseavantdedemander:

—Crois-tuquenousayonsapprisquelquechose,Kate?

Laréponseétaitoui,illevoyaitenKateetlesentaitenlui.Ilsavaientsurmontéleurspeurs,chacundeleurcôté.

—Jet’aimecommetues,Joe,murmuraKateensouriant.Quetusoislàphysiquementounon.Jen’aipluspeurderesterseule.

Commej’auraisaiméquetoutsepassedifféremment,ajouta-t-elled’untonempreintderegret.

Aulieuderépondre,Joepritseslèvresdansunbaiserpassionné.

Puisill’enlaçaetl’entraînadanslachambre.Là,ils’immobilisaetlacontemplalonguement,soudainhésitant.Leurbaiseravaitravivétantdesouvenirs…

—Jenesaispassic’estbien…onasûrementperdulatête,touslesdeux…etjenesuispassûrdesurvivreàunautreéchec…mais j’ai lacurieuse impressionquecettefoissera labonne,murmura-t-ild’unevoixrauque.

—Jenepensaispasque tum’accorderaisdenouveau ta confiance, avouaKate en le fixantde ses

grandsyeux.

—Jel’ignoraisaussi,répondit-ilavantdereprendreseslèvres.

Ilssesentaientenfinensécurité,pleinsd’amouretdeconfiance.

Ilsavaientfailliseperdre,définitivement,maisledestinlesavaitànouveauréunis.

Ilspassèrentleweek-endensemble.Enrentrantàlamaison,lesenfantsfurentravisdeletrouveràlamaison. A partir de là, les choses se mirent tout naturellement en place. Joe emménagea chez Katependant quelque temps, puis ils décidèrent d’acheter une maison. Il continua à voyager beaucoup,s’absentant parfois plusieurs semaines d’affilée, mais Kate n’y accordait plus d’importance. Ilsdiscutaient longuement au téléphone, tout simplement heureux de ce qu’ils partageaient. Cette fois, lemiracleseproduisit.Ilseurentdesdisputes;semblablesàunfeud’artifice,elleséclataientviolemment,embrasaientlecieletretombaientaussivite.Ilsétaientheureuxensemble,commejamaisilsnel’avaientété,etilss’étaientempressésd’annulerleurdemandededivorce.

Aprèsleursretrouvailles,ilsvécurentdix-septannéesdebonheursansnuage.Ilsavaienteuraisondes’accorderunedernièrechance.

Lorsque les enfants quittèrent la maison, ils eurent plus de temps à se consacrer. Kate voyageadavantageavecJoe,maiselleaimaitaussiresterchezelle.Iln’yavaitplusdedémonsdanssavie.

Houleusesetéprouvantes, leurspremièresannéesdeviecommuneavaient,malgré tout,porté leursfruits.Ilsavaientapprisàseconnaîtrepourmieuxs’apprivoiser.

Beloiseaudigneetfier,JoerevenaitdeseslointainshorizonspourseposerquelquetempsauprèsdeKate.Enfincomblée,elleneluidemandaitriendeplus.Avecletemps,ilsavaientpanséleursblessures.

C’étaitundonprécieux,unamourexceptionnelqu’ilsavaientreçutouslesdeux,uncadeaubéniqueleuraveuglementn’avaitpasréussiàabîmer.Latempêteavaitsouffléfort,maislamaisonqu’ilsavaientconstruiteavaitvaillammentrésistéauxassautsduvent.JoeetKatesecomprenaientparfaitement.Peudecouplesparvenaientàcedegrédecomplicitéaucoursdeleurviecommune.Ilss’étaienttrouvés,perdus,retrouvésetperdusdenouveaudesdizainesdefois.

Parmiracle,unedernièrechances’étaitprésentéeàeux.Unedernièrechancequ’ilsavaientattrapéeauvol,conscientsqu’iln’yenauraitpasd’autre.Ilsavaientétéàdeuxdoigtsdetoutperdre,maislaroueavaittournéunedernièrefois-etcettefois-cis’étaitavéréelabonne.Pourtouslesdeux.Ilsavaientnonseulement trouvé l’amour,maisaussi lapaix intérieure.Cette fois-ci, lemiracleavaiteu lieu.Pourdebon.