Daniel Robin - La Mort Et Au-Dela

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DANIEL ROBIN LA MORT ET AU-DELA EXPERIENCE DE MORT IMMINENTE ET EVOLUTION SPIRITUELLE

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DANIEL ROBIN

LA MORT ET AU-DELAEXPERIENCE DE MORT IMMINENTE ET EVOLUTION SPIRITUELLE

Editions

- Collection spiritualit -

Les Confins

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A Pierre-Jean, sans qui rien ne serait arriv.

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Quiconque se lance dans lexploration des implications des expriences lapproche de la mort, sapercevra vite que tout cela remonte aux crmonies secrtes de lAntiquit, mme si elles abritent un mouvement rvolutionnaire dont les effets appartiennent lavenir. Kenneth Ring (En route vers Omga)

LHumanit ; lEsprit de la Terre ; la Synthse des individus et des peuples ; la Conciliation paradoxale de lElment et du Tout, de lUnit et de la Multitude : pour que ces choses, dites utopiques, et pourtant biologiquement ncessaires, prennent corps dans le monde, ne suffit-il pas dimaginer que notre pouvoir daimer se dveloppe jusqu embrasser la totalit des hommes et de la Terre ? Pierre Teilhard de Chardin (Le phnomne humain)

Cela nous renvoie linterrogation sur lapparition multiple des expriences lapproche de la mort dans nos socits : lamlioration des techniques de ranimation en est-elle la seule raison ? Elle en est, certes, individuellement, une condition dadvenue. Mais ne pourrait-on pas poser aussi la question dun point de vue global ou systmique : quelle est donc la ncessit pour nos socits de faire ressurgir un tel modle ? Le sacr est-il le rgulateur indispensable des systmes sociaux ? Est-il le seul lien valide, parce que transcendant, propre fonder lindispensable solidarit humaine ? Evelyne-Sarah Mercier (La mort transfigure La N.D.E, du mythe au rite, ou le dvoilement dune voie de transformation)

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PREAMBULE son existence terrestre, un tre humain a peu de chances de percer les mystres de la vie et de la mort, de comprendre pourquoi il est venu dans ce monde, et ce quil doit y faire. En naissant, personne ne nous dit par exemple : - Pour viter les ennuis sur cette terre mon ami, il faut faire en priorit telle chose qui est considre comme bonne... Il faut penser telles et telles choses qui seront trs utiles pour toi... Il faut veiller ce que telle chose, qui est juge bonne pour toi, soit faite... Il ne faut surtout pas faire telle autre chose qui est considre comme mauvaise, et mme nuisible. Tu devras avant tout faire ceci et cela, et ainsi de suite. En naissant, nulle recommandation, nul conseil, ne nous sont donns pour nous prserver des dangers qui nous menacent. Mme lducation que nous recevons de nos parents et de nos matres nest pas dune grande efficacit pour nous prserver des piges qui nous guettent sans cesse tout au long de notre vie. Nous croyons que personne nest en mesure de nous dire pourquoi nous naissons, ce que nous sommes venus faire sur terre et quelle est la signification ultime de la vie. Nous sommes donc contraints de nous dbrouiller seul, de chercher, de fouiller, et dessayer de mettre du sens dans nos actes et nos penses au fur et mesure que nous avanons ici-bas. Ds que nous arrivons dans ce monde, nous ne savons plus rien. Cest comme si nous devions, en quelque sorte, tout rapprendre. Cest comme si nous avions tout oubli aprs un grave accident et que nous ne savions plus qui nous tions. Nous sommes comme ces grands accidents de la route qui ont limpression que leur vie a commenc juste aprs leur accident. Pour eux, cet vnement traumatique marque une rupture dfinitive entre leur ancienne et leur nouvelle existence. Ils ragissent comme sil ny avait rien eu avant. Comme eux, nous naissons amnsiques, faibles, ignorants, crdules, et dmunis. En dpit de ces handicaps multiples, qui en dautres circonstances seraient rdhibitoires, et nous disqualifieraient ds le dpart, (cest--dire des circonstances dans lesquelles nous naurions aucune chance de russir), nous sommes littralement jets-dans-lemonde sans mnagement (pour reprendre une expression du philosophe allemand Martin Heidegger). Cest comme si on poussait dans une mer agite et infeste de requins un homme qui ne sait pas nager. Lorsque nous venons au monde, nous sommes prcipits dans la fosse aux lions telles dinnocentes victimes qui ignorent tout des supplices quelles vont subir. Alors, le premier rflexe est de sinterroger et de se demander : Mais quai-je fait, mon Dieu, pour mriter un tel sort ? Quelle faute ignoble ai-je commise ? Faut-il que je sois trs coupable pour endurer de tels chtiments ? Mais encore une fois personne ne pourra rpondre nos interrogations. Le tableau que nous dressons de notre condition peut paratre noir, mais il ne nous semble pas exagr. En tout cas, il nest pas le produit dun cerveau dpressif, mais plutt le rsultat dune perception lucide de la ralit. Force est de constater que nous naissons seuls, sourds (car nous ne savons pas entendre ce qui est bon pour nous), aveugles (car nous ne savons pas voir la vrit), dsempars, soucieux, et inquiets. Notre condition est derrer dans les tnbres la recherche de la vrit sans jamais savoir si nous la trouverons un jour.

Pendant

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Peut-on imaginer une situation plus difficile que la ntre ? Quel est le sens de notre vie ? Vers quel but lointain et inconnu nous dirigeonsnous ? Peut-tre, et contrairement aux ides ambiantes qui faonnent insidieusement le monde moderne, peut tre que ce but na rien voir avec la recherche du bonheur et du confort tout prix ? Peut-tre que ce but nest pas de jouir au maximum des plaisirs de la vie et de se battre comme des chiens pour occuper les meilleures places dans la socit. Dailleurs, si tel tait le cas, serions-nous capables de trouver ce prtendu bonheur dans lassouvissement perptuel de nos dsirs sans cesse renouvels ? Au contraire, notre mission , si je puis mexprimer ainsi, nest-elle pas avant tout dapprendre et de comprendre ce que nous sommes et o nous allons ? Ne serions-nous pas sur terre lcole de la vie ? Tels des enfants sur les bancs dune classe, notre condition serait celle dlves turbulents et incultes obligs dapprendre les rudes leons de lexistence. On peut penser, par exemple, que les preuves que nous endurons sont destines forger, par le feu, notre me et notre esprit. Grce ce que nous subissons nous serions, malgr nous, fortifis, aguerris, et mieux disposs saisir les vrits fondamentales de lexistence. Notre sort nest-il pas de plier devant ladversit et daccepter den tirer les enseignements ? Il est ais de vrifier que tout dans ce monde est fait pour blesser notre orgueil naturel et ramener nos ambitions de plus faibles proportions. A moins dtre stupide et born, il parat vident que bon nombre des circonstances qui se prsentent nous, nous incitent, et nous offrent surtout loccasion de cultiver des vertus comme lhumilit, la patience, lindulgence, la compassion, la rserve, la pondration, et la prudence (on peut alors se demander pourquoi ces vertus sont si rares chez les humains). Inversement, ces circonstances devraient nous apprendre nous dfaire de larrogance, de la suffisance, de la vantardise, et de lemportement, qui caractrisent bien souvent nos manires dagir. Une autre vidence simpose nous : la vie sur terre est brve. Cette brivet nous oblige apprendre dans des dlais trs courts les leons de la vie. Notre passage ici-bas est transitoire, phmre, tragique, et sous bien des aspects, drisoire. Mais malgr cela, nous devons avancer, lutter, et nous prparer mourir. Curieusement (et cest l un paradoxe difficile comprendre), cest aujourdhui et maintenant, dans lphmre, le prcaire, dans le flot tumultueux de la vie, que nous btissons notre destine future. Tout laisse penser, et nous verrons plus loin pourquoi, que la vraie vie est au-del de notre existence terrestre prsente, mais en mme temps, cest ici et maintenant que nous posons les bases de notre avenir. Ce que nous devrions toujours avoir lesprit (et cest une vrit enseigne par toutes les traditions religieuses), cest que le permanent, le durable, le solide, lessentiel, lauthentique, sont situs au-del de ce monde illusoire. Mais nous sommes aussi immergs dans ce monde, et nous devons comprendre que notre passage sur terre est dune extrme importance. Il ne faudrait donc jamais oublier que la vraie vie nest pas ici, et qu ct de ce qui nous attend aprs la mort, notre vie terrestre ressemble un songe creux. Mais, et ce nest pas le moindre des paradoxes de notre condition dtre humain, cest aussi travers le rve de la vie ordinaire quil nous faut trouver le chemin qui conduit vers lveil. Dans toutes les situations de notre vie, la rfrence et le modle de nos actes, de nos paroles, et de nos penses, ne devraient pas tre recherchs dans ce monde mais dans lautre. Mais, et cest encore une curieuse ironie de notre condition, cest aussi dans ce monde quil nous faut agir, agir vite et bien. Interrogeons-nous : que valent nos vaines proccupations face lternit ? Mais dans le mme temps, songeons quelles ne sont peut-tre pas aussi vaines quelles

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paraissent ? En effet, nos penses, nos paroles, nos attitudes, et nos actes ne nous engagent-ils pas vis vis dune destine posthume, mme si parfois tout ce que nous faisons nous semble vain ? Ce sont l, sans aucun doute, les premires leons (sous forme de questions et de paradoxes) qui nous sont enseignes, mais nous nen saisissons presque jamais limportance. Notre passage ici-bas nest-il pas prvu pour nous prouver, pour tester notre capacit grer des situations difficiles, voir terribles, et garder, malgr tout, la tte froide dans lpreuve ? Certes, les coups peuvent sembler rudes, mais nest-ce pas le prix payer pour progresser ? Les problmes, les malheurs, les souffrances, les obstacles, se rvleraient tre, en dfinitive, dindispensables et efficaces moteurs pour notre lvation. Nest-ce pas dans le feu de lpreuve que nous nous purifions, et le but nest-il pas justement de se purifier ? Le but nest-il pas de nous dbarrasser, ici-mme, cest--dire dans notre condition humaine ordinaire, de nos scories psychiques, de nos dchets mentaux, de nos salets intrieures ? Nest-il pas impratif de nettoyer nos curies dAugias , dliminer tout ce qui encombre inutilement notre me, notre cur, et notre esprit ? Nest-il pas urgent d asscher les purulences comme disent les bouddhistes ? Mais nous purifier ne veut pas dire que nous devenions masochistes. Il est hors de question de sinfliger volontairement des souffrances, de se torturer, de se mutiler, de se flageller mentalement et physiquement. Le dolorisme na jamais t une voie dlvation spirituelle. Purification signifie au contraire acceptation sereine de tous les aspects de la vie, profonde intgration de nos manques et de nos faiblesses, largissement de notre champ de conscience tout ce qui existe, dpassement dans lhumilit de nos limitations intrieures, prise de conscience aigu de ce que nous sommes, et mise en uvre de tous les moyens dont nous disposons pour favoriser notre lvation spirituelle. La purification nest pas une torture destine nous rduire en cendres, cest au contraire une expansion intrieure qui se ralise dans la joie de laccomplissement. Il nest pas impossible, en effet, une fois franchie linstant de notre mort la porte qui souvre sur les dimensions de lau-del, que quelquun (un tre ou une entit mystrieuse par exemple) nous pose cette simple mais dcisive question : - Qu'as-tu fais de ta vie que tu puisses me montrer ? Alors, serons-nous vraiment prts rpondre cette exigeante question ? Quand le temps sera venu pour nous de partir, ce sera aussi lheure de faire le bilan de notre vie. Dans lintervalle entre ce monde et lautre, nous assisterons au panorama complet de notre existence. Nous verrons tout du dbut jusqu la fin. A ce moment-l, il ny aura pas dchappatoire possible. Quand toute notre vie dfilera devant nos yeux merveills et stupfaits, nous naurons plus le loisir dluder les passages peu glorieux, ou de faire limpasse sur les situations dans lesquelles nous navons pas t notre avantage. Tout, absolument tout sera l, expos devant nous, en trois dimensions et en couleur. Nous percevrons aussi les impressions, les sensations, les sentiments et les penses, des diffrents protagonistes des situations dans lesquelles nous avons t impliqus. Notre vie sera mise nue, et nous pourrons enfin contempler ce que nous avons fait pendant toutes ces annes. Nul mensonge, nulle dissimulation ne sera possible, seule la vrit pure, surgissant en pleine lumire, se prsentera nous. Alors nous comprendrons nos erreurs, nos fautes, nos manquements, nos faiblesses, notre inertie, notre troitesse de vue, notre gosme, notre aveuglement foncier, notre incapacit faire le bien, et encore un nombre incalculable de 10

choses dont nous navons pour linstant aucune ide. Voil du moins ce que disent ceux qui ont frl la mort, et qui ont tmoign de ce quils avaient vu en lapprochant. Il savre, en dfinitive, que cette complte rvision de la vie est indispensable pour aborder une nouvelle phase de notre transformation. Sans elle, nous ne pourrions purer notre passif. Mais ce nest encore-l quun dbut. La suite de notre parcours va, en effet, nous rserver dincroyables surprises. Ce qui nous attend l-haut (l-bas ? Mais les notions de haut et de bas auront-elles encore un sens ?), est indescriptible, inimaginable. Ce que nous allons prouver et voir dans notre nouvelle vie dpasse largement tous nos espoirs, ainsi que nos plus sublimes visions de terriens. L-haut, nous comprendrons pourquoi nous avons t emprisonns dans la minuscule prison de notre corps. Nous saurons pourquoi nous avons travers la sombre valle de lexistence terrestre. Libres, nous retrouverons les tres aims, nous prouverons lallgresse des retrouvailles aprs les cruelles sparations. Nous aurons accs la connaissance totale et directe. Nous connatrons lAmour, le vrai Amour, lAmour absolu et inconditionnel, en comparaison duquel nos sentiments humains ne sont que des ombres inconsistantes. Nous serons lumineux, glorieux, tincelants. Nous serons comme des parcelles incandescentes de lindicible Lumire. Nous prendrons conscience, avec tonnement peut tre, que la vie des hommes nest pas absurde, quelle a un sens. Nous dcouvrirons que chacun de nos actes tait important, que chacune de nos paroles et de nos penses sinscrivait dans un ordre au sein duquel nous assumions notre part de responsabilit. Nous verrons le pourquoi de toutes choses, celles qui nous paraissaient grandes et belles, comme celles que nous considrions comme laides et misrables. Nous connatrons les raisons essentielles de notre bref passage ici-bas, et nous comprendrons enfin pourquoi nous avons tant souffert. Il faut croire que la mort sera pour nous une authentique rvlation. Vu du ct de lEsprit la mort nest pas redouter. La mort nest pas si dramatique que cela si nous savons regarder plus loin que les apparences. La mort est, dune certaine faon, banale. Elle est une composante essentielle de la vie, et nous devons en faire une allie. Il ne faut pas en avoir peur. Notre intrt, au contraire, est de nous familiariser le plus possible avec elle. De toute faon, ce que nous considrons au cours de notre vie terrestre comme dinconcevables et impntrables mystres, tout cela deviendra dans lau-del dune clatante vidence. Tous les doutes, toutes les incertitudes disparatront, et seule la Lumire de la vrit clairera notre route. Ce ne sont pas l de vaines lucubrations, des rveries inconsistantes, ou des fantasmes ns dune imagination malade. Non, tout ce qui vient dtre dit est rigoureusement tir de lexprience. Cette exprience cest celle quont vcu des millions dhommes et de femmes travers le monde, et qui est habituellement dsigne par trois lettres : N.D.E Near Death Experience . Ces trois lettres signifient en franais : exprience lapproche de la mort , E.M.I Exprience de Mort Imminente , E.F.M Exprience aux frontires de la Mort , E.M.A Exprience de Mort Approche , et mme E.M.R Exprience de Mort Retour , selon lexpression de lanthropologue Danielle Vermeulen, ou encore E.E.I Exprience dEveil Imminent , et enfin N.L.E Near Life Experience , exprience de vie imminente, car cest bien vers une autre forme de vie que semblent mener ses expriences singulires. En France, par exemple, le sigle E.M.A est utilis par Philippe Labro dans son livre autobiographie intitul La traverse , dans lequel il fait remarquer que E.M.A cest aussi AME lenvers

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La personne qui a vcu cette exprience hors du commun est appele un exprienceur . Lexprience lapproche de la mort fut reconnue comme telle et dcrite avec prcision par le docteur en mdecine et en philosophie, Raymond Moody en 1975 dans son livre Life after life , traduit en franais en 1977 sous le titre La vie aprs la vie . Aujourdhui, le livre de Raymond Moody bnficie dune diffusion lchelle de la plante, et dans son sillage le nombre des tudes qui ont t consacres ces expriences lapproche de la mort ne cessent daugmenter. Sans exagrer, on peut dire que nous assistons lmergence dun phnomne extraordinaire, qui nest pas nouveau (contrairement ce que pensent beaucoup de gens), mais qui semble stendre au monde entier et occuper une place de plus en plus importante dans nos esprits. Quest-ce que cela signifie ? Certains nhsitent pas avancer lide que nat peut tre sous nos yeux un nouveau paradigme, cest--dire une sorte de rfrence thorique suprieure, un modle de pense absolu et inconnu jusquici, qui va comme aspirer, guider, et orienter dans des voies encore inexplores de nombreux secteurs de lactivit humaine. Cette faon danalyser le phnomne des N.D.E est peut-tre vraie, et nous aimerions y croire. Pourtant, et nous avons maintenant le recul ncessaire, nous nous apercevons que les choses ne se passent pas exactement comme certains chercheurs limaginaient. Finalement, le monde ne semble pas trop se proccuper de ces expriences. Il poursuit sa course folle et effrne, happ par la spirale infernale de la production et de la consommation, par les distractions illusoires, lvasion, le rve, largent, la corruption, le sexe, la guerre, le terrorisme, lgosme, et lindiffrence. Il parat maintenant vident que les enseignements spirituels fondamentaux contenus dans ces expriences, enseignements qui auraient pu tre trs utiles pour nous hommes du XXIme sicle, ne semblent pas avoir eu beaucoup dcho. Le constat parat sans appel : en surface rien ne parat avoir boug. En surface disons-nous, car nous avons bon espoir, malgr tout, quen profondeur, quelque mutation imprvue est en train de natre. Tant il est vrai que les profondeurs sont plus longues sbranler que les mouvements de surface. Il faudra srement beaucoup plus de temps que prvu pour que les fondements de notre civilisation subissent les changements radicaux qui sont contenus en germe dans les N.D.E. Si ce que nous souhaitons de tous nos vux nest pas une pure utopie, ces expriences reprsenteraient alors une nouvelle source dinspiration qui provoquerait un choc sans prcdent dans notre faon de concevoir la vie, la mort, la conscience, le temps, lespace, et lunivers. Ce qui a fascin les chercheurs dans les expriences lapproche de la mort, ce sont les similitudes frappantes qui existent entre les rcits des diffrents tmoins. Cette caractristique des N.D.E a permis au docteur Moody de mettre en vidence une sorte de modle idal qui reprsente une exprience complte comportant toutes les phases identifies dans chaque exprience particulire. Depuis les travaux prcurseurs de Moody, ce modle a dailleurs t perfectionn par dautres chercheurs qui ont introduit des lments nouveaux et affin les caractristiques de chaque phase. Nous prsentons dans lAnnexe I de la seconde partie, un rcapitulatif des diffrentes phases dune N.D.E inspir de ces modles. Comme je lindique dans cette Annexe, il est trs rare quun tmoin de N.D.E relate une exprience complte comportant la totalit des phases. Le plus souvent, ce ne sont que quelques-unes dentre elles qui sont rapportes, et dans un ordre qui varie dun exprienceur lautre. Nous tenons prciser que la premire partie de ce livre intitule La rvlation du Point Omga nest pas le rcit autobiographique dune exprience aux frontires de la mort.

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Cest une fiction inspire par la ralit. Pour nous, cette ralit est marque par le sceau dune terrible preuve qui est lorigine vritable de la fiction. Nous devons aussi reconnatre que si nous navions pas vcu ces circonstances particulirement dramatiques nous naurions jamais pu connatre certaines vrits que nous estimons aujourdhui fondamentales. Ces vnements prouvants nous ont dmontr avec certitude que les pires circonstances de la vie peuvent porter en elles un enseignement qui nous concerne directement, et que nous devons essayer de comprendre. Cette partie du livre est une sorte de profession de foi sous le masque dune fiction. On peut dire, si lon veut, que la forme romanesque habille , dune certaine faon, les faits rels et les situations vcues. Cette forme romanesque leur donne une nouvelle apparence, mais sous les costumes et les dguisements , si je puis dire, la ralit vcue est toujours prsente, incontournable. Le rel en est lossature intrieure, son fondement essentiel, permanent et irrductible. La fiction, au contraire, nen est que le revtement extrieur, le moyen le plus appropri, selon nous, pour transmettre les motions et les informations que nous avons jug essentielles. En cela, la forme romanesque est loutil le plus efficace que nous ayons trouv pour toucher le cur du lecteur. Nous devons aussi reconnatre que la fiction se rvle bien commode pour exprimer des ides, des espoirs, des rves, et des visions parfois trs audacieuses. Grce elle, tout cela sincarne et prend forme sous nos yeux. La fiction est aussi le moyen qui donne le pouvoir de se projeter dans lavenir, dimaginer des mondes nouveaux, des mondes que nous souhaitons bien videmment meilleurs, mais qui, peut- tre, nexisteront jamais. En effet, au-del des faits bruts, il y a le champ de la spculation qui soffre nous et grce la fiction, ce champ est vritablement illimit. Avec la fiction tout est possible. Les barrires tombent, limagination senflamme, et lintellect senvole vers des rgions parfois inexplores de la pense. Inutile de dire que nous avons largement abus de cette libert, et que nous avons prouv un vrai plaisir en nous plongeant, avec dlectation, dans lunivers infini des possibles. Pour nous, ralit et fiction ne sont donc pas inconciliables, bien au contraire. Nous nous sommes servis des deux pour construire ce que lon pourrait appeler un roman-vrit , car nous avons compris quelles pouvaient utilement se complter pour atteindre le but souhait. La seconde partie du livre comprend trois annexes qui viennent complter et parfois clairer la premire partie. La premire annexe est un expos, aussi fouill que possible, des diffrentes phases dment rpertories des expriences de mort imminente. Cest la fameuse structure-type qui est aujourdhui admise par tous les chercheurs. La seconde annexe, intitule Le Grand Rve , est le rcit de lexprience vcue par mon fils lhpital alors quil souffrait dune leucmie. Contrairement la premire partie, tout ce qui est dit dans ce texte est rigoureusement rel, cest--dire quil ne comporte aucun lment de fiction. Dautres expriences tranges sont dcrites la suite du GRAND REVE, le tout formant un ensemble de faits dont la signification nest pas encore totalement lucide. Enfin, la troisime annexe est un essai qui tente dtablir une relation entre lexprience de mort imminente et linitiation telle quelle est dcrite dans les socits traditionnelles. Nous pensons que ce rapprochement est particulirement fcond, puisquil permet, par une sorte de jeu de miroir, dclairer lune et lautre de ces expriences. En superposant lexprience de mort imminente et linitiation, nous dcouvrons quil existe entre ces deux types dexpriences une profonde corrlation. La structure de lune concide presque parfaitement avec la structure de lautre. Nous y voyons l le signe, non pas dun hasard merveilleux et gratuit, mais au contraire celui dune analogie lourde de sens. Si les N.D.E ne sont pas des initiations au sens strict du terme, 13

elles peuvent tout au moins nous aider approcher et comprendre les ralits vcues lors dune initiation authentique.

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PREMIERE PARTIE LA REVELATION DU POINT OMEGATEMOIGNAGE-FICTION

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I CEST ARRIVE UN MATIN DE NOVEMBRE

Lundi 5 novembre 2001, il est six heures du matin. La chambre coucher est plonge dans lobscurit. Seuls les chiffres rouges du radiorveil se dtachent sur le fond de la nuit. Fatigu, engourdi par le sommeil, Ren trouve cependant la force dassembler quelques penses. Il rcapitule avec peine toutes les tapes de lpreuve pouvantable quil vient de traverser. Mais ce quil ignore encore, cest que dans linvisible on soccupe activement de son sort. Pour linstant, il a du mal sortir de ses rves. Il se tourne et se retourne dans son lit en tirant les couvertures sur son corps dnud et froid.Six heures et deux minutes. Il faut se lever, il nest plus temps de dormir. Les images phmres des songes se dispersent dans les dernires brumes de la nuit. Elles svanouissent vers les rivages des mondes subtils en ne laissant derrire elles que des traces incertaines. - Lve-toi, Ren ! Eva le pousse lgrement dune main molle et fatigue. - Lve-toi, il est plus de six heures... Ren baille une dernire fois et se dcide enfin quitter son lit. Leau chaude de la douche le fait lentement sortir de sa lthargie. Il reste longtemps sous les fins jets deau du pommeau de la douche. Chaque filet deau vient, commeune petite main aimante et bienfaitrice, caresser son visage chiffonn. - Pourquoi mon fils est-il mort si jeune ? Lancinante question qui agite sans cesse son esprit. Cest elle qui tous les matins hante chaque neurone de son cerveau. Mme aujourdhui, aprs plus dun an, il narrive pas raliser que son fils nest plus l. Labsence, le vide laiss par ltre aim, il narrive pas laccepter, le combler. Cest arriv comme a, de faon si brutale, au beau milieu dune jeunesse prometteuse. Absurde conjonction de circonstances quil ne parvient pas dmler. Cauchemar dont on ne sort pas. Trou bant dans une vie qui se cherche et manque chaque instant de glisser dans labme. -Pourquoi l'tre que j'ai le plus aim sur cette terre, l'tre qui tait mon plus fidle complice, est-il parti ? Bien sr, les rponses ces douloureuses questions ne viennent jamais. Trs vite le chagrin crispe son visage, dforme sa bouche, et mouille ses yeux. Il sanglote comme un enfant, ivre de douleur. Cest comme une bouffe de souffrance qui monte dans sa poitrine, puis envahit toute sa tte. Les spasmes se mlent aux larmes, et la blessure devient insupportable. Cela va durer entre cinq et dix minutes Enfin, peu peu, leau chaude de la douche lave ses larmes et parvient apaiser son esprit. Epuis et meurtri, les yeux rouges, Ren sort de la douche et senroule dans son paisse serviette de bain. - Pourquoi lui..., pourquoi..., mon Dieu ?

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Questions dun pre littralement crucifi. Questions qui, aujourdhui encore, nauront pas de rponses. Sauf si, linimaginable arrivait. Cest un matin gris de novembre, un de ces matins mornes qui ne semble porter aucun espoir, aucune promesse de lumire. Dehors cest la nuit, le froid, le brouillard et le givre. Dedans, cest la mlancolie, lincertitude, le dtachement, et la rsignation. Malgr les preuves quil a vcues, malgr les apparences, malgr ses yeux tristes et vides de toute esprance, malgr les bouffes de chagrin, les moments de nostalgie intense, Ren nest ni dsespr, ni dpressif. Il regarde la vie comme un mendiant lorgne la vitrine dun magasin de luxe : les attraits du monde ne sont plus pour lui. Dsormais, il peroit les charmes de la vie comme hors datteinte. Ils sont imprenables, intouchables, lointains, inaccessibles, sans consistance. Mais alors que cette situation est frustrante pour le mendiant, elle est presque confortable pour Ren. Le monde sloigne de lui, mais il ne cherche pas sen rapprocher. Entre eux il ny a plus que lpaisseur dure et transparente de linluctable, de linsurmontable. Cette paisseur est dure, parce quil ne peut briser ou dfaire la ralit de sa vie aujourdhui, elle est transparente, parce quil observe sans voile ce qui fait la substance des vnements. Il est la fois dans, et hors de tout. La vitre qui le spare du monde est aussi un peu celle qui le sparait de son fils lorsquil tait en chambre strile pour les besoins de son traitement. Il faut savoir, en effet, quune des phases du traitement de la leucmie du jeune adulte exige disoler le patient dans un milieu strile en raison du taux extrmement faible de ses globules blancs, on dit alors que le malade est en aplasie. Dun ct, son fils priv de toute dfense immunitaire vivait seul dans un environnement protg, pur, vierge, presque sacr. Il tait devenu, par ncessit mdicale, inaccessible, intouchable, relgu hors des limites de la vie ordinaire, tel un ermite dans sa cellule. De lautre ct de la vitre, il y avait le monde normal, profane, pollu, impur, souill et sale. Ctait le monde dans lequel vivait Ren et tous ceux qui simaginaient tre en bonne sant. Dune certaine faon, depuis la mort de Pierre-Jean, Ren a russi mentalement traverser le mur de verre qui tait la barrire qui dlimitait leur univers respectif. Il est parvenu franchir la frontire interdite et pntrer dans lunivers de puret et de solitude de son fils. Le bol de caf brlant est vite aval. Ren est press. Il a rendez-vous 7h30 la librairie situe place Bellecour pour rceptionner une importante livraison de livres neufs. Mme pas le temps de grignoter les habituelles crales aux fruits, car entre Brindas et Lyon il y a au moins quarante minutes de trajet. Brindas est un modeste bourg de lOuest lyonnais agripp sur les hauteurs dune colline. Cette situation leve lui donne malgr tout une certaine majest en dpit de linsignifiance architecturale de ses maisons. Distant dune vingtaine de kilomtres de lancienne cit du dieu Lug (Lugdunum, la ville du dieu Lug, est lancien nom Romain du Lyon actuel), le clocher de lglise de Brindas domine les environs et offre la particularit dtre flanqu, au sommet dun de ses cts, dune grosse pendule ronde. Cette banale pendule occupe une place part dans les souvenirs de Ren car elle symbolise un temps rvolu. Chaque fois quil la regarde, elle agit comme une machine remonter le temps. Elle rveille en lui une chane ininterrompue dimages et de souvenirs ayant le pouvoir de le ramener des mois en arrire. Cest en quelque sorte une porte temporelle qui

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le fait pntrer lintrieur dun monde jamais perdu. Elle a la puissance presque magique de raviver les moments bnis o, en compagnie de son fils, il observait cette pendule travers le viseur de son tlescope. Ctait un temps heureux, un autre temps, une autre vie. En regardant la pendule il se souvient qu la tombe de la nuit, lt, Pierre-Jean et lui scrutaient linfini de la vote cleste. Installs sur la piste du petit aroclub de Brindas, ils visaient la pendule du clocher de lglise pour rgler le viseur de leur Clestron (pour les amateurs dastronomie prcisons que le Clestron dont nous parlons est un tlescope de type Newton dun diamtre de 114 mm, et dune focale de 910 mm). Le rglage du viseur est toujours une manipulation dlicate car de la russite de cette opration dpend la qualit des observations astronomiques ultrieures. Cette modeste pendule dglise revt maintenant une importance considrable en raison des souvenirs qui y sont attachs. Les gestes simples, les paroles anodines changes avec son fils, les attitudes, les sourires, les regards, la complicit inbranlable, la joie de partager le temps qui passe, tous ces dtails mergent de sa mmoire et forment une constellation dimages que Ren tente de maintenir vivantes le plus longtemps possible. Eva nest pas encore leve. Roul en boule, son corps chaud est voluptueusement enfoui sous les couvertures. Ren se penche vers elle, et dpose avec tendresse un baiser sur son front, puis il lui glisse mi-voix dans loreille : - A ce soir chrie... - Bonne journe , rpond Eva. A peine a-t-elle prononc ces deux mots dune voix tranante et lasse, quelle replonge avec dlectation dans son irrsistible sommeil, telle une sirne qui se hte de rejoindre son ocan. Ren lui caresse les cheveux et quitte sans bruit la chambre. Depuis le dcs de son fils, Ren partage sa vie avec Eva. Sa nouvelle compagne est une jeune femme de trente- deux ans quil a rencontr un soir chez un couple damis lors dun dner mondain. Il avait accept cette invitation sans grande conviction et stait rendu chez ce couple, quil frquentait dailleurs de faon irrgulire, sans empressement. Aprs lenterrement de Pierre-Jean, tous ses amis, proches ou lointains, voulaient le voir. Ces invitations partaient sans doute dun bon sentiment, mais Ren naspirait qu une seule chose : la solitude et le recueillement. Il ne voulait vivre que dans le souvenir de son fils et ne pas tre distrait par dautres occupations. Ce dner mondain ne lintressait donc pas, mais il accepta cependant linvitation. Peut- tre croyait-il faire plaisir ses amis en allant lencontre de ses inclinations les plus fortes. La vrit tait sans doute plus prosaque. Tout cela ntait dans le fond quune sorte de jeu de politesses dans lequel chacune des parties se sentait oblige de faire un effort pour ne pas dplaire lautre. Ctait aussi une priode de sa vie o il ne mangeait presque pas, et les plaisirs de la table le laissaient indiffrent. Ce qui lexasprait le plus dans ces dners, ce ntait pas, bien videmment, le repas en lui-mme, mais plutt les conversations des invits qui gravitaient autour de largent et de tout ce que lon peut acheter et vendre pour faire de bonnes affaires . Chacun parlait de son train de vie, de ses voyages aux quatre coins du monde, de ce quil avait chez lui, et de ce quil aimerait bien possder sil en avait les moyens . Ds que les convives passrent table, Ren regrettait dj dtre venu tant lambiance lui paraissait insupportable. Cest sans doute pour cette raison quil ne cessa pas de sentretenir avec Eva, en

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seconde partie de soire, aprs le dessert, sans mme faire semblant de sintresser aux autres convives. Quoi quil en soit, lissu de ce mortel dner, sans autre formalit, ils passrent la nuit ensemble. Lattirance physique fut immdiate et aucun deux ne tenta dy rsister. Depuis, Eva sest installe partiellement chez Ren. Par prudence, par peur peut tre de sengager plus avant, ou parce quelle pressent dj que cette relation ne durera pas, Eva a dcid de conserver son appartement situ dans le centre de Lyon. Eva est une femme intelligente, cultive, indpendante, qui travaille dans une grande maison ddition parisienne qui possde des bureaux dans le quartier ultramoderne de la PartDieu. Ren naime pas ce quartier qui cherche imiter, sans lgance, les rcents quartiers daffaires des mgapoles amricaines et europennes. Pour lui, tous ces gratte-ciel construits la hte ne font quenlaidir un peu plus chaque jour la mystrieuse cit du dieu Lug. Pourtant, il doit reconnatre que depuis quil connat Eva, et quil va la prendre en voiture la sortie de son bureau, il redoute moins de circuler dans les rues droites et sans me de la Part-Dieu. Ce nest pas quentre Eva et lui ce soit le grand amour comme lon dit, mais la relation avec cette femme, qui est srement plus physique que sentimentale, a empch Ren dtre irrmdiablement dconnect du monde. Sans Eva, il aurait srement gliss, sans espoir de retour, dans les mandres dun univers dfinitivement fig dans le pass. Quand Ren sort de son garage, la route est peine visible. Un pais brouillard recouvre la colline de Brindas. Sans mme prendre le temps de sassurer que la voie est libre, il slance toute allure sur la dpartementale. Il est 7h, il ne lui reste donc que 30 minutes pour tre lheure son rendez-vous. Ren roule vite. La route est mouille, grasse et glissante. La radio de bord diffuse en sourdine les nouvelles du jour. Dune voix monocorde le prsentateur fait le bilan les vnements mondiaux les plus marquants : attentats terroristes Jrusalem, bombardements intensifs en Afghanistan par laviation amricaine, menace de guerre bactriologique depuis la destruction des tours du World Trade Center New York, spectre de la famine pour les rfugis Afghans, manifestations des intgristes musulmans au Pakistan, progression de lpidmie de sida en Afrique, hausse du chmage, stagnation de la croissance conomique en Europe, etc... Ren coute dabord dune oreille distraite, puis au fur et mesure que le prsentateur droule sa funeste litanie de drames, de meurtres, de misres, et de menaces en tout genre, il ne peut sempcher de bougonner en lui-mme ces quelques rflexions : - Mais o va l'humanit, bon sang...? L'humanit n'est pas encore sortie de la barbarie. Le chemin est encore long avant que tous les hommes de cette terre vivent en paix. Cela prendra au bas mot mille ans, peut-tre mme dix mille ans. En dpit de toute cette technologie dont nous sommes si fiers aujourd'hui, nous ne sommes pas plus volus que l'homme de CroMagnon. Comment tout cela finira-t-il...? Ren nest pas dune nature pessimiste, mais il faut avouer que depuis les attentats de New York (le 11 septembre 2001), lavenir de lhumanit sest brutalement assombri. Cest comme si nous tions entrs dans une nouvelle re de violence et de destruction. La mort peut dsormais frapper nimporte o, et nimporte quand, en plein cur de nos villes, avec une sauvagerie inimaginable. Dans nos vastes cits dites civilises, l o nous imaginions tre le plus en scurit, l o nous pensions tre dfinitivement prservs de la barbarie, cest l, trange paradoxe, que nous risquons peut tre le plus dtre confronts au dchanement dune violence que nous ne comprenons pas. - Le plus redoutable prdateur de l'homme, c'est l'homme. L'homme est un loup pour l'homme !

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Indign et furieux, Ren sexprime maintenant haute voix et lance des invectives contre dinvisibles coupables. - Il faudrait que les peuples de la Terre soient dirigs par des sages ou des saints si nous voulons sortir un jour de ce chaos gnralis. Pendant combien de temps allons-nous encore supporter et accepter sans broncher la tyrannie des despotes, les ides microscopiques de nos soi-disant gants politiques, le joug des profiteurs irresponsables, les scandales des arnaqueurs sans scrupule, et les mensonges des idologues ignares ? Le monde doit changer, l'humanit doit voluer ! Aprs le flot habituel des mauvaises nouvelles, la radio enchane sans transition sur une srie dannonces publicitaires dbiles. Excd, Ren appuie nerveusement sur la touche stop. Seul, dsormais, le ronronnement sourd du moteur est audible. - Bon sang, quel avenir pour l'humanit...? Quel avenir? Cette dernire pense rsonne comme un cho dans son cerveau, et elle saffaiblit peu peu au fil des kilomtres. Depuis la disparition de son fils, Ren prouve des difficults vivre dans un monde quil regarde avec toute la distance dun profond dtachement. Tant de choses lui sont devenues trangres, absurdes, et incomprhensibles. Cest comme sil ne pouvait plus grer et intgrer les contradictions dans lesquelles il se dbat. Il a limpression dsagrable de faire constamment le grand cart entre deux univers incommensurablement distants lun de lautre : son univers intrieur tout entier lafft dun au-del idalis, et la dure ralit du monde extrieur. Il a pos un pied dans une forme de ralit qui nest plus la ralit de la vie ordinaire, mais son autre pied y est, malgr tout, toujours attach. La route descend en pente douce vers le centre de lagglomration lyonnaise. A cette heure matinale peu de vhicules circulent et Ren en profite pour acclrer. Il semble avoir oubli les malheurs du monde car son visage est soudain plus dtendu. Son regard est accroch la route comme si ses penses taient entirement absorbes par le dfilement rgulier des lignes blanches. Peu peu, les maux qui affligent le monde ne sont plus pour lui que des chos lointains, de vagues penses inconsistantes dont la force dcrot au fil des kilomtres. Cest facile en dfinitive : vous arrtez la radio et le monde nexiste plus. Finis la guerre, la menace bactriologique, les attentats, les famines, les pidmies, et le chmage. Fini le vacarme et la fureur du monde, finis lavenir apocalyptique et les menaces en tous genres qui dansent au-dessus de nos ttes. Comme par magie, tout est redevenu calme et paisible. Loin de toute cette vaine agitation vous avez retrouv soudain, sans faire de gros efforts, vos rassurantes habitudes, la douce insouciance de la vie ordinaire, et le confort de la routine. Pourquoi se soucier de ce qui se passe lautre bout du monde alors que tout est si simple ici ? Et puis, navons-nous pas nos propres malheurs ? Ren reprend le fil de ses penses : - Le monde est trop vaste et trop compliqu pour que nous puissions le changer, ou mme l'amliorer un petit peu. Nous sommes si faibles, si impuissants devant l'adversit. Que pouvonsnous esprer ? De quels moyens disposons-nous pour lutter contre la guerre, la misre, l'injustice, la haine, la corruption, les pidmies, le terrorisme ? Que puis-je faire ? Ai-je encore la force de lutter ? Les penses de Ren semblent se briser contre les maux du monde moderne comme le font les vagues phmres de la houle contre des falaises de granit. La lutte est ingale et vaine. Ren avoue son impuissance, et de toute faon il ne veut plus se battre contre ce quil croit tre des moulins vent . Puis comme toujours, les ides gnrales cdent le pas aux penses personnelles. Elles viennent, comme toujours, mcaniquement, se regrouper autour dune seule

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pense dominante. Mais est-ce encore une pense ? Attires plutt par lattraction irrsistible dune obsession si puissante, que toutes les autres penses finissent par tre broyes en son sein : - Pourquoi mon fils est-il mort ? Pourquoi lui ? Des bribes de souvenirs dans lesquels il revoit Pierre-Jean heureux et vivant se bousculent sans ordre dans sa tte. Des flashs mmoriels, illumins par le sourire tendre et doux de son fils, blouissent furtivement sa nuit. Ren murmure quelques phrases de dsillusions puis ses mains glissent le long du volant dans une sorte dattitude de rsignation. Machinalement, il actionne les essuie-glaces qui chassent nergiquement la bruine accroche au pare-brise. Ren est perdu dans ses souvenirs. Il passe dune ide une autre comme sil traversait une rivire en sautant rapidement dune pierre lautre. Peut- tre est-il impatient darriver sur lautre rive avec lespoir dy trouver, enfin, le repos de lesprit. Sous le capot le moteur ronronne comme un chat fidle et soumis. La grosse berline, confortable et sre, avale les kilomtres avec aisance. Ce nest pas que Ren soit un passionn de belles carrosseries et de moteurs puissants, mais tant amen faire de longs trajets dans le cadre de sa profession, il a jug utile dinvestir dans un vhicule de qualit. Du moins est-ce la version quil sert habituellement ses amis pour justifier la coquette somme quil a consenti engloutir dans cette voiture. Une douce chaleur dissipe la bue des vitres, elle fait aussi oublier le froid vif qui rgne lextrieur. Un virage un peu serr oblige Ren lever le pied de lacclrateur. Soudain, dans une longue courbe borde darbres centenaires, prs du lieu-dit baptis La pierre leve , un tracteur surgit devant lui. Nous verrons plus tard que cette appellation de Pierre leve sinscrit dans une logique mystrieuse qui prside aux lois des synchronicits. Lengin agricole qui fait obstacle ne dpasse pas les 20 km/h. Le compteur de la berline indique 70 km/h. Pour viter de percuter larrire de lengin, Ren coupe la ligne blanche continue et se dporte brutalement sur la gauche. Il est alors parfaitement conscient du danger, mais il nest pas question de sarrter au beau milieu de la chausse, ni encore moins de faire marche arrire. A cette heure-ci, pense-til, il a peu de chance de croiser quelquun venant en sens inverse. Donc, il acclre pour doubler le plus vite possible le tracteur avec lespoir quil pourra ensuite se rabattre sans encombre. La manuvre est risque, mais il na pas le choix. Soudain, cabr sur son volant, Ren pousse un violent cri de dtresse. Il voit arriver en sens inverse une camionnette roulant vive allure. Il lche lacclrateur et enfonce de toutes ses forces la pdale des freins. Mais il comprend dj que le choc est invitable. Il sait que cest trop tard pour tenter quoi que ce soit. Il a juste le temps de lire une expression de stupeur sur le visage du conducteur de la camionnette, puis ....

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II LA LUMIERE toute la scne se droule au ralenti. Ren observe lenchanement des vnements comme sil tait devenu un observateur extrieur, tranger en quelque sorte ce qui lui arrivait. Il voit la camionnette grise qui vient en sens inverse se rapprocher lentement de son vhicule. Il voit le chauffeur, un gros monsieur moustachu avec une charpe rouge autour du cou, lcher le volant et lever les bras devant son visage pour se protger. Dans le mme temps, il voit les deux vhicules se dformer sous leffet du choc. Le pare-brise de la berline se scinde en une myriade de petits cristaux qui se dispersent et volent en tous sens dans lhabitacle. Lair bag, dissimul au centre du volant, se gonfle comme un ballon denfant, mais explose immdiatement, sans doute crev par les clats de verre. Un accident de cette violence produit normalement tout un ensemble de bruits caractristiques, comme des couinements de freins, des crissements de pneus sur lasphalte, des froissements de tle, etc... Mais l rien, Ren ne peroit aucun son. Le silence est absolu, anormal, irrel, comme sil navait plus doreilles pour percevoir les bruits extrieurs. Loin dtre paniqu ou paralys par la peur, lesprit de Ren fonctionne au contraire parfaitement. Etrangement, ses penses sont claires, nettes, dpourvues de la moindre parcelle dmotion. Il est mme capable de sinterroger sur la faon dont senchanent les diffrentes phases de laccident. Il nprouve aucune crainte car il pressent, sans quil puisse se lexpliquer, quil y a une sorte de logique implacable dans cette srie dvnements. Aussi absurde que cela paraisse, cette collision accidentelle semble soudain faire partie de lordre normal des choses. Il ny a rien dans cette situation apparemment dramatique qui soit contraire lharmonie naturelle de lunivers. Tout est sa place, comme si les pices dun vaste puzzle venaient semboter les unes dans les autres avec une incroyable prcision. Pas de trouble, pas dangoisse, pas daffolement, tout est bien. Tout nest quharmonie, paix, quitude, tranquillit, repos. Si dans la ralit objective laccident se droule en quelques secondes seulement, pour Ren, le temps semble au contraire suspendu. La dure est dilate, une seconde nest plus tout fait une seconde. Cest autre chose, ce nest plus le temps tel que le conoit le sens commun. Cest un peu comme si le temps saccordait une pause, une parenthse en quelque sorte dans sa marche inexorable. Les sensations quil prouve ne correspondent pas ce quil sattendait ressentir en pareilles circonstances. Aucune douleur, par exemple, ne vient briser la quitude qui sempare peu peu de son esprit. Normalement, il aurait d encaisser le choc et sentir son corps se disloquer. Mais l, rien, pas la moindre sensation qui ressemble une douleur physique, alors quil dcouvre sans saffoler que le volant senfonce lentement dans son abdomen. Si le corps ne semble plus transmettre au cerveau les messages enregistrs par les nerfs, par contre, la conscience est intacte et fonctionne plein rgime. Paradoxalement, loin de succomber au choc de laccident, la conscience est au mieux de sa forme, si lon peut dire. Elle analyse chaque dtail avec un sang-froid surprenant, et toute la scne est contemple avec un regard dune implacable objectivit. Au fur et mesure que laccident

...Puis

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slve dans la hirarchie des degrs de gravit, une pense commence prendre forme dans lesprit de Ren : - Je crois que je vais mourir maintenant, c'est le moment pour moi de partir Loin de gnrer une angoisse, qui on le comprend serait dans des circonstances aussi tragiques tout fait lgitime, cette ide de mort imminente est accepte sans sourciller. Pour lui cest une pense normale, ni plus ni moins dramatique quune quelconque autre pense. Il est persuad que sa dernire heure est arrive, mais il envisage cette ventualit avec le mme calme et la mme srnit que sil projetait simplement de partir en voyage. - Mourir n'est rien, se dit-il. Mourir c'est tout bonnement passer d'un tat d'existence un autre. Mourir n'est qu'un dplacement d'existence. Il n'y a pas de quoi en faire un drame. Mourir signifie quitter l'existence corporelle pour franchir les portes d'un nouveau monde. Mourir c'est abandonner son enveloppe charnelle prissable et retrouver une vraie libert. Mourir, c'est laisser derrire soi la Terre avec son cortge de misres et de servitudes, pour s'lever enfin vers des horizons meilleurs. Une autre vie m'attend. Alors quil tait absorb par ces paisibles penses sur la mort, le corps de Ren est soudain secou par des vibrations de fortes amplitudes. Une onde de choc traverse ses muscles, ses organes et ses os, comme sil tait plac lpicentre dun tremblement de terre. A linstant prcis o les vibrations semblent atteindre un paroxysme intolrable, Ren sent quil sort de son corps par le sommet de son crne. Une fraction de seconde plus tard, le spectacle qui soffre lui a compltement chang. Il surplombe dsormais laccident une vingtaine de mtres de hauteur. Il est juste au-dessus des deux vhicules qui se sont heurts avec une violence inoue. Ren prend vraiment conscience quil nest plus dans son corps. Il constate avec tonnement que son moi pensant nest plus li son corps physique. Par un mcanisme encore mystrieux pour lui, il comprend que sa conscience fonctionne sans avoir besoin dun support physique. Seule, elle observe maintenant toute la scne comme le ferait une camra extrieure. Cette nouvelle situation nest pas faite pour lui dplaire, car il sent natre en lui des possibilits jusque-l insouponnes. - Cette fois je suis bien mort. Mon corps est en bas, broy dans un amas de tles indescriptible. Pauvre corps, misrable corps, dont je me suis enfin dbarrass. Un jet de sang clabousse mon visage. Les os de mes jambes sont briss plusieurs endroits. Ma rate n'est plus qu'une bouillie informe. Quelques-unes de mes ctes se sont plantes dans mes poumons. Pauvre guenille, tu n'es plus qu'une pave inutile. C'est sans regret que je t'abandonne ton sort. Je n'prouve aucune tristesse me dfaire de cet assemblage prissable de cellules. Je suis heureux de ne plus partager le sort de ce vhicule biologique dans lequel j'tais prisonnier. Je suis libre maintenant. Toutes les traditions spirituelles et religieuses de lhumanit enseignent depuis des temps trs anciens, que le principe conscient de ltre humain est dune autre nature que sa partie corporelle. En fait lhomme est triple : corps, me, esprit. Quand lhomme meurt, lme et lesprit se sparent du corps, ce corps prissable qui tait leur demeure temporaire. Lme et lesprit dsertent le corps et chaque composant de ltre humain regagne sa sphre dorigine : le corps se dsagrge et retourne la terre, lme sjourne dans le monde intermdiaire, et lesprit slve jusquau Ciel. Ces enseignements traditionnels ne sont pas de pures spculations thoriques, ils sont, au contraire, lexpression exacte de la ralit humaine et de sa destine.

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Pour Ren, ces anciennes vrits stupidement occultes par nos prjugs modernes, par notre orgueil et notre suffisance, ne sont pas de simples croyances vhicules par des dogmes prims. Il vrifie aujourdhui concrtement, par lui-mme, et avec toutes ses facults conscientes en veil, lexactitude de ces enseignements. Se sont, cet instant, des conditions dexistence radicalement nouvelles quil dcouvre avec merveillement. Hors du corps, la conscience retrouve ses prrogatives originelles. Libre de la chair, la conscience nest plus entrave par la lourdeur de la matire. Elle est libre, lgre, heureuse, semblable un papillon enfin dbarrass de son troite chrysalide. Sma sma, le corps est un tombeau disaient les pythagoriciens, mais quand le corps sarrte de vivre lme-esprit sort du tombeau et aborde une vie nouvelle. Bien que la ralit soit la mme, les couleurs que peroit Ren sont diffrentes. Elles sont toutes devenues plus vives, plus brillantes, mtallises par endroit, et dune luminosit irrelle. Le monde semble mme plus vrai, plus dense quavant. Le ciel nest plus gris, mais il a pris une belle couleur bleue, un bleu profond constell de myriades dtoiles laissant entrevoir linfini. Tout est devenu plus beau, plus authentique, plus charg de vrit et de sens. Ce qui paraissait terne il y a quelques minutes, sest miraculeusement mtamorphos en lumire. Libre de son support corporel la conscience est gratifie dun r-enchantement de la ralit. Le monde est le mme, mais la faon de le percevoir a chang du tout au tout. Ren comprend que ses sens terrestres ne lui faisaient pas voir le monde tel quil est, ils lui cachaient la plus grande part de sa splendeur. Devant son regard bloui, la moindre parcelle de ralit prend tout coup un relief saisissant. Les arbres, les maisons, les pierres, lherbe, la moindre chose, le plus petit objet, les insectes, les myriades dtres vivants qui peuplent la Terre, bref tout ce qui existe ici-bas, est soudain magnifi. Ren ralise que : - Nos sens sont grossiers, ils ne nous fournissent qu'une vision limite des choses. Englus dans notre lourde carapace de chair, nous percevons habituellement le monde travers une espce de filtre, un peu comme si nous portions en permanence d'paisses lunettes de soleil. En fait, tout est beaucoup plus clair, plus vivant, et plus lumineux. Moi-mme je me sens lger, je suis ivre de tant de beaut, et d'harmonie. Je laisse derrire moi avec un profond soulagement, le monde blafard, violent, inconsistant et terne de la ralit terrestre, et j'entre heureux dans une autre dimension de l'existence. Ren se demande comment un tel retournement de situation est possible. De lhorreur il a bascul dans la ferie. Finalement, la mort nest pas cette chose effroyable et monstrueuse dont on nous rebat sans cesse les oreilles. La mort est au contraire la chose la plus merveilleuse qui puisse nous arriver. Vue de lextrieur lentre dans la mort est un spectacle pnible, terrible mme pour les tmoins qui assistent aux derniers instants dun tre cher. Vue de lintrieur la ralit est diffrente, inimaginable pour les parents et amis qui accompagnent lagonisant jusquau bout. La mort nest pas un spectre squelettique arm dune large faux qui dcapite sans la moindre compassion les misrables vivants. Comme le clamait trs justement la thanatologue Elisabeth Kbler-Ross : La mort est un nouveau soleil (Titre de lun de ses ouvrages). De mme Stefan von Jankovich victime dun grave accident de la route, et qui a vu la mort de prs, a crit un livre extraordinaire au titre rvlateur : La mort, ma plus belle exprience . La mort nest donc pas une fin, elle est au contraire un commencement. La mort est une seconde naissance. La mort est une nouvelle naissance de lme-esprit qui a achev son cycle terrestre. Lune des proprits stupfiante de la conscience dsincarne est la facult quelle a de se dplacer instantanment dans lespace en franchissant tous les obstacles. En effet, ds que Ren focalise ses penses sur Eva, il est, comme par magie, instantanment transport dans la chambre de sa compagne. Il la voit, malgr lobscurit qui rgne dans la pice, allonge dans 26

son lit, dormant poings ferms. Il a envie de la toucher, de caresser son visage, mais ds que sa main fait le geste de caresser, elle traverse sans rsistance le corps dEva comme sil ntait quun pur mirage. Brusquement, Eva sursaute et se retourne dans la direction de Ren. Elle pousse un cri, remonte les draps devant ses yeux comme pour se protger dune vision terrifiante, et pose cette question incongrue : - Ren, c'est toi ? Qua-t-elle vu ? Ren ne comprend pas. Il ne peut pas tre dans la chambre de sa compagne puisquil est sur le point de mourir sur la route des kilomtres de l. Que sest-il pass ? Il na pas le temps de comprendre la raction dEva, car il se retrouve immdiatement sur les lieux de laccident. Changement de dcor. Maintenant il survole la scne de laccident comme sil tait bord dun hlicoptre silencieux. Il virevolte en tous sens au-dessus des lieux du drame. Il constate que les ambulances et les voitures de pompiers sont dj sur place. Il rgne une grande agitation autour des vhicules accidents. Les sauveteurs courent dans tous les sens, et forment bientt un cercle autour des victimes prisonnires dun immonde enchevtrement de pices mcaniques, de plastique, de chairs, et de sang. Le tournoiement des gyrophares bleus et rouges renforce limpression de confusion et donne la scne un air de spectacle nocturne genre son et lumire , sauf que l, il ny a pas le son. Les gestes des secouristes sont rapides et prcis. Ils font, avec application, les gestes mdicaux rservs aux cas graves. Les scies circulaires employes pour extraire les victimes des dcombres sont en action. Elles projettent dans lespace de grandes gerbes dtincelles. Le spectacle est magnifique se dit Ren. Mais il dcouvre aussi que la camionnette grise et son vhicule ne sont plus quun tas de tles informes dans lequel les corps sont peine visibles. Il est surpris, malgr tout, de voir sa belle voiture bleue rduite en miette en si peu de temps. - Quelle boucherie ! sexclame Ren. Mais ce n'est plus mon problme maintenant. Je laisse mon corps aux ambulanciers, qu'ils en fassent ce qu'ils veulent. Mon corps ce n'est pas moi. Je ne suis plus dedans. Ma vie sur Terre est termine. Malgr lextrme gravit de la situation, Ren ne semble plus concern par ce qui lui arrive. Il est en dehors de laccident, comme sil tait dans la peau dun badaud qui passait l, par hasard, cet endroit. Il est indiffrent au drame qui se droule sous ses yeux. Pour lui, cet accident cest presque un pass rvolu dont il ne veut plus entendre parler. Il se sent bien, il est paisible, il nprouve aucune douleur physique, aucune angoisse, aucune tristesse, aucun regret, et il na pas envie de changer dtat. Il est lger, vaporeux, et il peut voler comme un oiseau. Il ne demande rien dautre que dtre ainsi, dans cet tat, le plus longtemps possible. Alors quil commence peine goter aux dlices de cette nouvelle forme dexistence, Ren se sent soudain projet dans une sorte de tunnel sombre, comme sil tait irrsistiblement aspir par lil dun cyclone. Impossible de lutter contre la force qui lentrane dans ce puits sans fond. Sur le coup Ren panique. Il cherche par tous les moyens retarder les effets de ce puissant attracteur, mais rien ny fait. Il tombe inexorablement dans un abme aux parois parsemes de points lumineux aussi tincelants que les toiles qui brillent la nuit dans le dsert. Il se dplace une vitesse extraordinaire, inconcevable sur Terre. Il a mme limpression quil dpasse la vitesse de la lumire qui est pourtant de 300 000 kilomtres par seconde. Or sur Terre, la vitesse de la lumire est rpute absolue, cest--dire que rien ne peut la surpasser. Mais pour Ren, la vitesse de la lumire nest rien en comparaison de la sienne, car il file dans le tunnel une allure folle. Cette vitesse est quelque chose dinimaginable. Elle procure une sensation absolument prodigieuse et grisante. Il entend un sifflement qui ressemble au bruit du vent produit par la vitesse. Ce bruit du vent fait revivre 27

soudain en lui des souvenirs de son enfance. Il se revoit petit garon prenant le train avec ses parents pour partir en vacances. Il se souvient lorsquil passait imprudemment sa tte lextrieur de la fentre du compartiment. Le vent sifflait dans ses oreilles comme maintenant. La sensation de vitesse est merveilleuse, enivrante, et la panique initiale cde rapidement la place au plaisir de parcourir lespace une vitesse infinie. Mais Ren a limpression quil nest pas seul dans le tunnel. Il prouve la sensation trange dtre suivi. Il se retourne pour en avoir le cur net. L, tout prs de lui, mais un peu en arrire, il discerne une lumire ayant grossirement la forme dun tre humain. Un visage se dessine au milieu de cette apparition lumineuse qui file la mme vitesse que lui. En examinant plus attentivement les traits du visage, il se souvient que ce sont ceux du chauffeur de la camionnette. Pourtant lexpression a chang. Ce nest plus lhorreur quil lit dans les yeux du gros bonhomme lcharpe rouge, mais une indescriptible flicit. - Le chauffeur est-il mort ? sinterroge Ren. Dans la question se trouve aussi la rponse. Oui le chauffeur est bien dans le mme tat que lui, et il semble mme dcouvrir, avec une joie non dissimule, les premiers stades du voyage dans lau-del. Le brave homme la moustache est tellement fascin par ses nouvelles conditions dexistence, quil ne remarque mme pas la prsence lumineuse de son compagnon de route. Il file comme lui dans le tunnel, mais bientt il dpasse Ren et disparat au loin. Lhomme la moustache nest plus alors quun point lumineux avec une trane blanche derrire lui, une sorte de comte, qui se prcipite dans linfini de lespace. En regardant devant lui, Ren saperoit que le bout du tunnel est clair par une source lumineuse qui ressemble une toile, et vers laquelle il se rapproche. Plus il avance dans le tunnel, plus ltoile grandit. Maintenant, toute son attention est capte par ce mystrieux foyer de lumire. Plus il sen rapproche et plus il est attir par lui. Un sentiment dexaltation, inconnu jusque-l, sempare de lui. Il prouve un bonheur si intense quil en devient presque insoutenable. Tout son tre est tendu vers la source de lumire. Il a limpression de capter de vritables ondes damour , qui semblent provenir de la source lumineuse. Il sent nettement que ces ondes le traversent, et gnrent en lui cette sensation de bien- tre indescriptible. Il sait au plus profond de lui que son but est datteindre tout prix ltoile, comme si un instinct infaillible le guidait vers elle. Plus rien dsormais ne compte en dehors delle. Plus rien ne peut le distraire de cet objectif. Ren approche de la fin du tunnel et ltoile sest transforme en un soleil ardent. La lumire qui se dgage de lastre est indescriptible. Elle est chaude mais ne brle pas, elle est intense mais elle naveugle pas. Cest une superbe lumire blanche et dore qui na aucun quivalent terrestre. Cest une clart fantastique dune nettet inimaginable. Aucun peintre, ni aucun artifice humain daucune sorte, ne pourrait rendre la beaut de cette lumire et sa clart. Ses rayons sont des manations subtiles qui pntrent chaque atome de son tre avec une dlicieuse douceur. La majest et la puissance de cette lumire dpassent tout ce quun tre humain peut concevoir. Elle est la chose la plus merveilleuse quil ait t donne Ren de contempler. Rien dans sa vie ne peut tre compar ce quil ressent en sa prsence. En lui se mlent les motions et les sentiments les plus sublimes quun tre humain puisse prouver, mais avec une intensit dcuple. Peu peu, il senfonce dans des vagues tincelantes qui lenveloppent et le portent vers des espaces inimaginables. Leffervescence intrieure ne cesse de crotre au fur et mesure 28

de sa progression dans ce nouvel univers. Il atteint les sommets de la batitude et de lextase. Une forme de bonheur impossible dcrire sempare soudain de lui. Il est littralement ananti par tant de grces et de dons damour. Il se sent aim pour lui-mme, pour ce quil est, et non pas pour ce quil reprsente ou ce quil possde. Pour la premire fois il se sent vraiment exister, dans le sens plein et absolu du terme exister. Il est reconnu et accept comme il est par la lumire. Mais paradoxalement, il a aussi limpression de ne plus exister, du moins sous son ancienne forme. Cest comme si il ne formait plus quune seule et mme entit avec la lumire. Il devient elle et elle devient lui. Son individualit est la foi dissoute et exalte. Cest une surprenante alchimie qui slabore dans le creuset de sa conscience, o se mlent les expriences apparemment opposes de lanantissement et de la plnitude. Mais elles ne sont opposes que pour nous terriens, alors que dans la lumire elles cohabitent harmonieusement. Il ne reste plus de son tre quune conscience claire qui sest affranchie de toutes les limitations antrieures. Comment dcrire avec des mots une telle transformation ? Cest une tche impossible. Seul celui qui a vcu une telle exprience pourrait comprendre le sens cach des mots, ce quil y a de plus profond dans chaque mot. Il faudrait presque un nouveau dictionnaire pour dfinir les mots amour, lumire, chaleur, beaut, calme, plnitude, vie, tre, conscience, pense, moi, univers, temps, espace, et beaucoup dautres mots que nous employons tous les jours. Seul celui qui a vcu une telle exprience est pleinement conscient des insuffisances du langage humain. Il sait que ce langage humain, quel que soit sa forme, son degr de subtilit et de complexit, est impuissant restituer la richesse et lintensit de ce qui est prouv au cur de la lumire. Ren sait que la lumire nest pas de ce monde, il sait quelle est elle seule un monde tout entier, et aussi la porte qui permet dy accder. Le seul mot capable de faire comprendre, et encore de faon trs approximative, la nature de la substance dont cette lumire est faite, est le mot amour. Amour, que nous crivons avec un A majuscule pour le diffrencier de lamour humain en gnral. De mme, nous faisons la distinction entre la lumire ordinaire, visible par lil humain, et la Lumire, avec un L majuscule, visible par l il de lesprit. Ainsi, nous pouvons dire que la Lumire est Amour. La Lumire est, si lon peut sexprimer ainsi, de lAmour ltat pur, sans mlange, ni aucune trace de non-amour . Ren est tellement imprgn par cet Amour quil semble luimme devenir Amour. LAmour dont il sagit, ici, nest pas comparable celui qui peut lier ensemble deux tres humains. Si nous considrons lamour entre une mre et son enfant, lamour entre un pre et son fils, lamour entre un homme et une femme, lamour entre un frre et sa sur, lamour entre les membres dune mme famille, lamour entre deux amis, lamour entre un matre et son disciple, lamour entre une victime et son sauveur, etc.., et si on pouvait par un procd magique unir en une seule gerbe toutes ces formes de lamour humain, et plus encore, si on multipliait cette somme damour par mille ou mme par dix mille, nous naurions encore quune ple image de lAmour irradi par la Lumire. Mais comment pouvons-nous comprendre cet Amour inconditionnel, nous autres humains qui sommes habituellement si avares de nos sentiments ? La Lumire est la source intarissable dun Amour sans faille, dun Amour absolu. Elle donne sans retenue toute la puissance de son Amour, et vous pouvez tre sr quelle ne regarde pas la dpense. La Lumire nest pas seulement Amour, mais en Elle se trouve aussi la Vie, et quelle Vie ! Cette forme de Vie est suprieure la vie biologique terrestre. Cest l un mystre aussi

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profond que lAmour, car la Vie (avec un V majuscule) dont il sagit, est dune nature bien plus puissante et clatante que ce que nous dsignons habituellement par le mot vie. Cette Vie est peut-tre mme la source ultime de toute vie sur Terre et dans lUnivers. Dans la Lumire la mort est vaincue. Dans la Lumire la vie est amplifie, rgnre, magnifie, et elle est porte son degr le plus lev de perfection et de fcondit. Dans la Lumire seffectue une vritable renaissance de ltre humain. Cest une nouvelle existence dans le monde de lesprit, une libration de ce qui en lhomme est spirituel. Jean dit dans son Evangile (1.4 et 1.5) : En elle tait la vie, et la vie tait la lumire des hommes. La lumire luit dans les tnbres, et les hommes ne lont point reue . Entendons par les hommes ne lont point reue , que les hommes ne sont pas capables de la concevoir, ni de la comprendre. Envelopp par la Lumire, Ren ne pense plus son existence terrestre. Tous les maux, tous les malheurs, toutes les preuves, tous les chagrins, tous les revers de sa vie passe se sont brusquement volatiliss. Tout le ct sombre de son existence terrestre ne parat plus avoir dimportance, toute cette noirceur est devenue insignifiante au regard de sa nouvelle condition. Il baigne dsormais dans une quitude absolue, et le reste semble drisoire. Son seul dsir : vivre ternellement dans cette incomparable flicit. Dans la Lumire nexiste que la conscience, une pure conscience libre de toutes les entraves terrestres, et dans cet tat, la communication seffectue directement de conscience conscience. Dans ce type particulier de communication le support matriel des mots est inexistant. Il ny a pas dcran ou dobstacle entre les penses des interlocuteurs. Les penses circulent librement et elles sont immdiatement comprises. Linformation est transmise de faon instantane, ce qui veut dire que dans la Lumire, les penses sont nettes, claires, non quivoques, nobles, pures, limpides, elles ne sont entaches daucune erreur, ni daucun mensonge. Lorsque nous parlons avec la Lumire (m a i s le mot parler a-t-il encore un sens ici ?) la dissimulation est impossible car Elle sait dj tout de nous. La Lumire est apaisante, rconfortante, douce, chaleureuse. Elle est gaie, et parfois, quand cela est ncessaire, elle possde mme un solide sens de lhumour. Dans la Lumire le temps et lespace nexistent plus. En tout cas, ils nont plus la mme signification que dans notre monde matriel. On ne peut pas dire que les vnements scoulent lentement ou rapidement, ils senchanent simplement les uns aux autres selon des modalits que nous ne pouvons pas concevoir. Les lois qui gouvernent le monde matriel nont plus, dans la Lumire, la moindre efficacit. Ce sont dautres lois qui rgissent les rapports entre les forces de lunivers lumineux. Ces lois nous ne les connaissons pas, et nous sommes incapables de nous reprsenter la ralit quelles faonnent. Bien que pour Ren ces nouvelles conditions dexistence naient rien voir avec celles de lexistence terrestre, elles ne lui semblent pourtant pas totalement trangres. Quelque chose dans sa conscience, une impression comparable un souvenir issu des couches les plus profondes de sa mmoire, lui dit quil connat dj cette fantastique ralit. Cest comme si dans un autre temps il avait connu la Lumire. Dans la Lumire Ren se sent chez lui . Il a limpression que la Lumire est sa vraie patrie , que son origine se trouve l et pas ailleurs. Cest un peu comme si il retrouvait un paradis perdu, quil revenait dans son pays aprs un long exil. Cest un sentiment difficile dfinir, mais nanmoins, il le ressent trs fort. Pour lui il ny a pas de doute, la Lumire est sa demeure naturelle, elle est la matrice initiale o sa conscience a t conue et enfante. Il est un enfant de la Lumire, et mme dans un autre sens, un enfant de Lumire. Entre sa conscience et la Lumire il ny a pas une diffrence de nature, mais de degr. La Lumire est Conscience (avec un C majuscule),

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cest mme la Conscience par excellence, la Conscience totale et absolue. Entre la Lumire et la conscience de Ren, il y a une identit dessence qui rend possible une fusion complte de lune dans lAutre. Dans les conditions qui gouvernent notre existence terrestre nous navons plus le souvenir de notre origine spirituelle. Sur Terre nous souffrons damnsie et nous ignorons tout du temps qui prcde notre naissance. Cest ici quest lincomprhensible mystre de la condition humaine. Qui pourra nous dire, en effet, pourquoi en arrivant dans ce monde nous navons plus conscience de notre vraie nature ? Pourquoi avons-nous bu leau du fleuve Lth, comme lenseigne la tradition grecque, avant de revtir notre habit dtre humain ? Seuls ceux qui ont russi saffranchir des limites de la vie ordinaire connaissent la rponse. Ces tres dexception sont des Eveills ou des Initis de haut rang. Ces tres hors du commun se sont affranchis des illusions de notre monde. Ils sont parvenus, aprs beaucoup defforts, briser les chanes qui les retenaient dans leur prison de chair, et ils ont retrouv le souvenir de leur origine spirituelle. Ces authentiques Initis sont parvenus rejoindre leur propre centre intrieur qui est en connexion avec tous les autres centres de lUnivers. Ils ont atteint le mystrieux Point Omga et ils se sont fondus en lui. Enfin, nous pouvons dire quils sont entrs dans la sublime Colonne de Lumire , qui est lAxe cosmique reliant tous les plans dexistence entre eux. Laxe de leur tre ne faisant plus quun avec lAxe cosmique. Se faisant, ils sont sortis dfinitivement du cycle de lexistence terrestre. Pour nous, ce sont des Matres qui enseignent la voie de la libration, car pour la majorit des hommes lemprisonnement est la rgle. Cependant, nous devons admettre que cette rgle a peut-tre aussi sa raison dtre. Cest une nigme, mais il y a srement l une ncessit. Ce nest pas une maldiction, cest seulement le prix payer pour progresser, au-del de la mort, dans de nouvelles conditions dexistence. La Lumire est Amour et Vie. La Lumire est lAmour et la Vie ports leur plus haut degr de perfection. Cest ainsi que la Lumire offre la conscience humaine la possibilit de slever, de grandir. En Elle Ren redcouvre toute lampleur de sa dimension spirituelle. Dans la Lumire il est comme un petit enfant qui ne peut rien cacher ses parents. Tout son tre est mis nu. Il ne peut ni mentir, ni rien dissimuler. Ren le sait, mais il nest pas troubl. Il nest pas jug par la Lumire, mais Elle lui montre simplement ce quil est, sans fioriture, sans masque, sans dguisement. Elle lui parle, mais il serait peut-tre plus juste de dire quelle transmet directement sa conscience des informations, une multitude dinformations sur ce quil est vraiment. - Voici ce que tu es Ren. Regarde, je te montre ce que tu as dans le cur. Voici de quoi tu es fait. Voici ta vraie nature, voici la vraie substance de ton tre, voici ta vraie personnalit. Observe bien tes faiblesses, tes qualits, et tes dfauts. Observe bien l'ensemble des composants qui font ta personnalit prsente. Regarde comment tout cela est agenc en toi, comment tout cela est organis avec subtilit. Voici, je te montre les manifestations de ton gosme et de ta gnrosit. Voici la beaut de ton tre, son clat, mais voici aussi sa laideur, et sa noirceur. Regarde Ren, et ne baisse pas les yeux car ceci est la vrit de ton tre. Ensuite la Lumire interroge Ren sur la faon dont il a men sa vie : - Qu'as-tu fait de ta vie que tu puisses me montrer ? As-tu suffisamment aim les autres ? Qu'astu fait pour aider ton prochain ? As-tu mis profit ton existence terrestre ? Quels sont les fruits de cette existence que tu as me montrer ?

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Encore une fois, la Lumire questionne, mais elle ne juge pas. Elle montre quelles sont les valeurs essentielles de la vie. Elle enseigne des connaissances fondamentales en se servant, pour illustrer son enseignement, dexemples concrets et vivants tirs de la vie de llve. Et bien sr, tout cela se fait dans le respect absolu de la libert de llve, sans remontrance, ni ironie. La Lumire met laccent sur ce qui compte vraiment dans tout ce que nous faisons, disons, et pensons. Elle fait ressortir ce quil y a au fond du cur de Ren, et Elle lui suggre de faire un petit retour en arrire. Un petit retour en arrire nest peut-tre pas la meilleure expression pour dcrire la rtrospective gnrale laquelle Ren va assister. En fait, cest un vritable spectacle auquel il est convi. Cest toute sa vie qui dfile devant lui, en trois dimensions, en couleur, avec en prime tous les sentiments quil a prouv et ceux prouvs par les protagonistes des situations dans lesquelles il tait impliqu. Tout est l, tal devant lui, le meilleur comme le pire, les dtails oublis, son enfance heureuse, les grands tournants de sa vie, son mariage, son divorce, la mort de son fils, et une multitude dautres faits quil croyait sans importance mais qui prennent maintenant un relief saisissant. Tout semble avoir t soigneusement enregistr en vue de cette fabuleuse rcapitulation, avec en arrire-plan un enseignement magistral sur les mobiles et les consquences de ses actes. Au moment o semble sachever la comdie de son existence terrestre, le rideau souvre sur un autre spectacle, mais cette fois, cest une pice sans costume, sans maquillage, et sans artifice qui se joue devant Ren.

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III REVUE DE VIE

est impossible de dcrire avec des mots tous les vnements qui font la trame dune vie. Il faudrait peut-tre des milliers de volumes pour montrer la richesse et la diversit des expriences qui se sont accumules jour aprs jour tout au long des annes. Une telle entreprise dpasserait de beaucoup les capacits et lnergie dun seul crivain, fut-il de lenvergure dun Balzac et dun Victor Hugo runis. Mais si nous admettons, par exemple, que certaines choses dpassent largement les capacits du gnie humain, cela ne veut pas dire que ces mmes choses soient irralisables par dautres moyens. En fait, et bien que cette ide soit particulirement difficile concevoir et accepter, tout ce que nous faisons, disons, et pensons, est intgralement enregistr. Quelque part dans lunivers, une sorte de machine incroyable enregistre tout. Et si nous disons tout , cest tout sans aucune restriction. Les moindres gestes accomplis chaque jour, les plus petites penses que nous supposions dfinitivement oublies, tous les mots prononcs que nous estimions insignifiants et dont nous ignorions limpact sur autrui, tout cela est fix dans les circuits dune mmoire prodigieuse, des milliards de fois plus puissante que la plus puissante de nos mmoires artificielles. Tout est conserv, inscrit, et consign, dans cette mmoire intgrale, parfaite, et infaillible. Si nous pouvons tirer quelque vanit de nos prouesses technologiques en matire de mmoire artificielle, ces prouesses ne peuvent cependant donner quune faible ide des capacits de cette mystrieuse mmoire. Nos mmoires artificielles sont lies des structures matrielles (bandes magntiques, microprocesseurs, puces de silicium, circuits intgrs, etc...), alors que la mmoire intgrale dont nous parlons nest srement pas de ce monde, et semble lie, au contraire, un ordre de ralit qui sest affranchi de tout support matriel. Cette mmoire nest pas une machine, dans le sens technique et technologique que ce terme a dans le monde moderne, mais elle est, au contraire, tout ce quil y a de plus naturel. Elle reprsente une des plus fantastiques possibilits de la dimension spirituelle de ltre humain. Quon en juge : cette mmoire est en mesure de restituer la totalit dune vie en une fraction de seconde, sans la moindre erreur, et dans nimporte quel sens, cest--dire de montrer soit les vnements survenus depuis la naissance jusqu la mort, soit inversement, du dernier souffle, au cri primal. Bien quaucun tre humain ne soit capable de la concevoir, une telle mmoire existe bien, quelque part, dans ltre humain. Et quand nous disons quelque part, cela ne veut pas dire quelle occupe un espace dtermin et limit dans le corps humain, une zone du cerveau par exemple. Cette mmoire nest pas matrielle, et semble exister en dehors de lespace et du temps. Le problme cest que nous dcouvrons les possibilits infinies de cette mmoire seulement linstant fatidique o nous sommes sur le point de passer dans lautre monde. Cest quand nous arrivons au terme de notre vie que nous sommes invits la revoir et lexaminer en dtail. Cette ultime rcapitulation est pour nous loccasion unique de saisir des vrits que nous ne pourrions assimiler dans les conditions normales de notre vie.

Il

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Ce nest pas simplement la vision de notre existence qui soffre nous, un peu comme si nous tions au cinma, mais cest surtout sa signification qui est perue, et les valeurs dont elle est porteuse. Les vnements vcus ne sont pas des clichs ou des images muettes, mais au contraire, se sont de vritables leons o se juxtapose lesprit dans un contexte qui est universel, et dont les dimensions sont infinies. Cest lors de cette revue de vie que nous prenons conscience de limportance du libre arbitre et de la volont. Cest au moment de cette ultime rcapitulation que nous mesurons pleinement les consquences de nos choix et de nos dcisions. La revue de vie est loccasion de faire le diagnostic de lensemble de notre vie, de faire en quelque sorte un vritable bilan de vie, dans le sens presque mdical du terme. Et cest seulement lissue de cet examen que nous pourrons apprcier ltat de notre sant spirituelle. Lors de cette revue de vie, Ren redcouvre des scnes dans lesquelles Pierre-Jean tait, ou est, prsent (dans la Lumire le pass devient prsent, pour ne plus former quune seule et mme exprience situe au-del du temps). Normalement, son cur devrait tressaillir de joie, ou il devrait, au contraire, seffondrer sous le poids de lmotion. Mais curieusement, Ren reste calme et observe les vnements sans se dfaire de limmense quitude qui lhabite. Bien quil soit la fois spectateur et acteur, impliqu et distant, observateur impartial et participant actif, seule une lgre sensation divresse vient troubler sa profonde quanimit. Le spectacle qui soffre lui est aussi rel que la vie ordinaire terrestre, plus rel peut tre en raison de la lumire trs particulire qui claire toutes les scnes. Le plus incroyable dans ce panorama cest le fait que Ren peroit non seulement ce quil a vcu, mais il ressent aussi toutes les motions prouves par les protagonistes des situations. Limpression est fantastique car sa conscience est capable de saisir un mme vnement sous des angles trs diffrents. Elle est en mesure dapprhender plusieurs points de vue simultanment sans que cela gnre la moindre confusion mentale. Ren ralise alors, avec une stupfaction mle deffroi, les implications de tous ses actes, paroles et penses. Il comprend que tout ce que nous faisons, disons et pensons, a des rpercussions dont personne ici-bas ne souponne lampleur. Tout est important, car tout a des effets sur tout. Rien nest spar ou isol, mais au contraire, tout est li, ou reli , tout. LUnivers ressemble plus une sorte dentit organique o chaque atome est dpendant et profondment uni tous les autres atomes, plutt qu une somme datomes spars et indiffrents les uns aux autres. Le plus surprenant est que les effets de nos actes, paroles, penses, et sentiments, ne se limitent pas seulement aux personnes humaines, mais stendent la nature toute entire. Aussi invraisemblable que cela soit, mme nos motions, penses et paroles, imprgnent et influencent les plantes, les animaux, lair, la terre, la mer, et les nuages. Ren comprend, ds lors, que ce qui est lourd de consquences dans notre faon dtre dans le monde, cest lambiance que nous fabriquons jour aprs jour partir de nos comportements, paroles et penses. Nous produisons, chacun notre manire, selon notre nature et nos penchants, une sorte d atmosphre psycho-spirituelle globale qui conditionne le droulement des processus biologiques et physiques de notre plante. Bien quune telle action paraisse trs mystrieuse, elle nen est pas moins relle. En tout cas, Ren ressent profondment lvidence de cette vrit, et il en tire instantanment toutes les consquences. Encore une fois les mots se rvlent impuissants rendre compte dune exprience de cette nature. Les mots suivent, en effet, un ordre linaire qui est une succession de mots et de phrases qui servent fixer un vcu. Or si ce vcu ne sinscrit ni dans la temporalit, ni dans des tats successifs, mais au contraire participe dune totalit multidimensionnelle, quelle confiance pouvons-nous accorder au langage si nous voulons lutiliser comme moyen de transmission de la

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vrit ? Force est de constater que les mots et les signes ne conviennent pas du tout pour transcrire ce type dexprience, et nous verrons plus tard les difficults auxquelles Ren va se heurter pour tenter dexpliquer son entourage ce quil est en train de vivre. Ren nest pas seul dans ce voyage travers le pass. La Lumire est avec lui, et elle le guide dans lvaluation multidimensionnelle de chaque situation. Les scnes visionnes nont, bien sr, pas toutes la mme valeur. Lune delle, en particulier, a marqu un tournant dcisif dans la vie de Ren. Bien quil nait jamais oubli cet vnement, il resurgit maintenant avec un relief tonnant, et une signification nouvelle. Ctait le jeudi 24 fvrier 2000, Ren est nouveau dans les couloirs de lhpital Lyon-Sud, dans le service des maladies du sang. Il est, ou il tait (de toute faon le temps na plus dimportance), environ 18h. Avant de pntrer dans la chambre de son fils, il devait accomplir une sorte de rituel de purification ayant pour but dliminer tout risque de contamination par des germes apports de lextrieur. Pierre-Jean tait en aplasie totale, cest--dire que le taux de ses globules blancs par millimtre cube tait presque nul. Les globules blancs sont, comme chacun sait, des cellules du sang charges de dfendre lorganisme contre les agents pathognes, ce sont, pour employer une mtaphore militaire, les soldats ou les gardiens du corps humain, dont la mission consiste liminer de faon impitoyable tout intrus indsirable (bactries, virus, etc...). Donc, le rituel en question obligeait dabord le visiteur se laver les mains avec un savon liquide marron. Puis, il prvoyait une tenue spciale, compose dun bonnet qui recouvrait entirement les cheveux, dun masque en toile qui tait fix sur le nez et la bouche, de chaussettes en plastique qui dissimulaient les chaussures, et enfin, dune large blouse verte de chirurgien qui tombait jusquaux pieds. Ds que Ren eut franchi le sas de scurit (zone de protection situe entre la chambre du malade et le couloir), Pierre-Jean lui fit immdiatement savoir quil avait quelque chose lui confier : - Papa, j'ai des choses importantes te dire Cette simple phrase, avec lintonation de la voix de Pierre-Jean, restera jamais grave dans sa mmoire. Avant de pouvoir expliquer son pre ces choses si importantes, ils furent longuement drangs par les infirmires qui sactivaient fbrilement pour mettre en place la nouvelle chimio de Pierre-Jean (il sagissait dune chimiothrapie destine tuer les mauvais globules blancs appels blastes). Vers 20h, le calme revint dans la chambre et il commena le rcit de lexprience quil avait vcu la nuit dernire. Il nest pas possible de relater ici, en dtail, le contenu de cette merveilleuse exprience, il suffit de savoir quelle fut non seulement une tape dcisive dans lvolution de la maladie dont souffrait Pierre-Jean, mais elle fut aussi le moteur dune profonde et irrversible transformation intrieure (voir lAnnexe II, qui est le rcit complet et authentique de cette exprience). Plus tard, lui et son pre baptisrent cette exprience Le Grand Rve , et ce fut aussi le titre de lopuscule quils crivirent ensemble pour tmoigner. Cependant, le plus important dans cette scne ce nest pas simplement le fait de la revivre avec une tonnante sensation de ralit (ce qui en soi est dj trs mouvant), mais lessentiel cest le commentaire de la Lumire qui accompagne la vision. Par une sorte de tlpathie mystrieuse, la Lumire explique Ren que Le Grand Rve a t une exprience cruciale pour son fils. Le Grand Rve lui a permis de vivre les derniers mois de sa vie avec une grande srnit. Elle a chass en lui toute peur de la mort. Cest la Lumire Elle-mme qui a provoqu cette exprience au moment prcis o il en avait le plus besoin. Le Grand Rve a t en quelque sorte offert par la Lumire, parce

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quElle voulait que la dernire tape de la vie de Pierre-Jean soit un exemple pour tous. Grce aux commentaires de la Lumire, Ren comprend immdiatement toutes les implications contenues dans lexprience de son fils. Il en saisit simultanment toutes les retombes et tous les fruits futurs, pour Pierre-Jean, pour lui, et peut tre mme pour tous les hommes de cette Terre. Lexprience du Grand Rve eut lieu dans la nuit du 23 au 24 fvrier 2000, et Pierre-Jean quitta notre monde le 21 aot 2000, 21h45. Ses dernires paroles furent : - Je vous aime. Reprenant au commencement le fil de sa vie, Ren voit sa propre naissance. Il est la fois le bb qui est en train de natre, la maman qui le met au monde et la sage-femme qui laide sortir du ventre de sa mre. Il occupe tour tour la position des trois acteurs de cette scne hallucinante, en mme temps quil prouve une conscience aigu de lextrme importance de lacte de natre ou dapparatre en ce monde. La naissance est le passage dun mode dexistence immatriel un mode dexistence matriel. Cest linstant capital o lon passe dun univers dans un autre, avec tout ce que cela implique comme effort dadaptation et de stress. La naissance marque le retour dans le monde matriel, et cela signifie que ltre qui nat va de nouveau affronter de nombreuses preuves tout au long de sa vie. Il revient sur Terre pour parfaire son apprentissage, pour connatre de nouvelles expriences, et assimiler, sil le peut, de nouvelles leons spirituelles qui lui seront peut-tre profitables. Tout dpendra de lui Aprs sa naissance, suivent en ordre chronologique les scnes o Ren se voit bambin jouant dans le jardin de la minuscule maison familiale Argenteuil prs de Paris. Il voit sa mre et son pre formant un couple de jeunes maris, heureux, radieux, et confiants en lavenir malgr les difficults matrielles. Plus tard, il est sur les bancs de lcole lmentaire, coutant attentivement les leons de ses matres. Les paroles et les visages de ces derniers sont aussi vrais que si tout cela se passait aujourdhui mme. Cest comme si chaque vnement de ce lointain pass avait t brusquement fig dans lternit et restitu tel quel, sans la moindre altration. Ensuite, il dcouvre lenchanement difficile de ses annes dadolescent. Annes tumultueuses, qui furent marques par de profonds remaniements intrieurs. La Lumire semble samuser lorsque sont montres les scnes dans lesquelles Ren se lance avec maladresse la dcouverte du corps