Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

9
Terrain Numéro 8 (1987) Rituels contemporains ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Daniel Fabre Le rite et ses raisons ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ............................................................................................................................................................................................................................................................................................... Référence électronique Daniel Fabre, « Le rite et ses raisons », Terrain [En ligne], 8 | 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007. URL : http:// terrain.revues.org/3148 DOI : en cours d'attribution Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme http://terrain.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/3148 Document généré automatiquement le 18 avril 2011. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. © Terrain

Transcript of Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Page 1: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

TerrainNuméro 8  (1987)Rituels contemporains

...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

Daniel Fabre

Le rite et ses raisons...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

...............................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électroniqueDaniel Fabre, « Le rite et ses raisons »,  Terrain [En ligne], 8 | 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007. URL : http://terrain.revues.org/3148DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’hommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur :http://terrain.revues.org/3148Document généré automatiquement le 18 avril 2011. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'éditionpapier.© Terrain

Page 2: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 2

Terrain, 8 | 1987

Daniel Fabre

Le rite et ses raisonsPagination originale : p. 3-7

1 A celui qui s'étonne et interroge sur le pourquoi de comportements sociaux étranges à ses yeuxon répondra volontiers : "c'est une coutume", "c'est une tradition" mais jamais, ou presque"c'est un rite" et Roberto Da Matta note dans le Brésil actuel la même absence1. Rite, le mot aconservé l'aura de son ancien usage canonique, le seul connu des dictionnaires du XVIIe siècle ;sa définition implicite renvoie donc, aujourd'hui encore, à l'idée d'un ensemble de gestes, deparoles et d'objets ordonnancé par une autorité qui en détient la signification puisqu'elle ena formulé le code. Or c'est bien l'impossibilité d'exprimer le sens que suppose la réponsebanale, celle qui invoque la "coutume" ou la "tradition" pour dire les façons collectives donton veut désigner l'inexplicable nécessité. Mais, en revanche, on sait bien que le baptême ou lacommunion sont – tant qu'ils se déroulent dans l'enceinte de l'église – des "rites" au sens pleinpuisque des spécialistes en garantissent l'étiquette et la glose.

2 Loin de ces nuances du parler de chaque jour s'est imposé un usage qui, dans la presseprincipalement, qualifie toute manifestation collective, un tant soit peu réglée, de rite ou derituel, présupposant une définition. Le mot et la notion sont donc entrés – depuis quand ? –dans le langage de ceux qui parlent et écrivent du social au jour le jour ; le déroulement descourses hippiques, une tournée ministérielle en province, la remise des césars – pour prendredes exemples tout récemment entendus ou lus – ont désormais acquis l'évidence de rites2.Nul ne peut prétendre que l'ethnologie échappe à ces différents "sens communs" ; elle s'ennourrit et les alimente en retour car la question du rite, toujours résurgente, occupe pour ladiscipline une position fondatrice. Mais cette profusion sémantique introduit, dès que l'on enprend conscience, une exigence stimulante : aborder les rituels contemporains en France, c'estaussi tenter de repenser le rite comme catégorie ou, du moins, illustrer le bénéfice que l'on peuttirer de la mise en œuvre critique d'une telle notion. En quoi nous permet-elle de comprendredes aspects inaperçus et pourtant essentiels de nos vies sociales ? Les contributions qui suivent,

Page 3: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 3

Terrain, 8 | 1987

les recherches qui les fondent et d'autres qui les ont récemment accompagnées, délimitentassez bien aujourd'hui non une nouvelle définition du rite ou un usage plus ou moins élargiqui naîtraient de l'observation et de l'analyse du présent mais plutôt une série de débats donton pressent qu'ils touchent au cœur du projet anthropologique.

D'un sens à l'autre3 Peut-on encore parler de rite dans les sociétés contemporaines ? En important cette catégorie

l'ethnologie n'introduit-elle pas une analyse illusoire – celle qui s'efforce de comprendre le ritecomme cristallisation d'un système symbolique et cognitif ? Pour certains, en effet, il y a làune manière de "réenchanter" le monde en construisant des réseaux sémantiques là où il suffitde débusquer les emblèmes d'un ordre social et de sa reproduction.

4 Le débat, abondant et d'excellente qualité, sur la chasse en France a fort bien illustré ladivergence de ces positions. D'une part la sociographie des acteurs invite à définir la chassemoderne comme "un nouvel usage de l'espace rural" et à distinguer des styles sociaux –"bourgeois" et "populaire" – de la pratique. Comme la chasse n'a plus de raison utilitaireelle manifeste une raison sociale : dans la diversité de ses manières elle n'est jamais que letruchement symbolique d'une domination3. D'autre part, l'approche ethnographique des "faitset dits" de chasse met à jour la prégnance de représentations qui intègrent, en un système derelations homologues, le savoir sur la proie – sanglier ou cerf selon les lieux –, l'organisationde la poursuite, le découpage et le partage du gibier, la passion du chasseur, son origine etsa transmission. Le tout est unifié autour du flux sauvage qu'il faut capter et répartir entreles hommes. On peut – comme le propose C. Fabre-Vassas – appeler "rite" la séquence desmoments où ce système ordonne et hiérarchise les manières des chasseurs, impose ce qui doitêtre fait et autorise des actes et des dires dont le groupe admet qu'ils sont sensés car conformesà la logique implicite du sens qui régit ce temps de l'existence sociale4.

5 Emblématique de l'identité sociale d'un côté et systématique de la pratique et de la penséesymboliques de l'autre, les deux mêmes tendances se partagent aujourd'hui l'approche du faitet du spectacle sportif, avec, d'une part, les analyses qui font du reflet des oppositions socialesle point focal de leur explication et de l'autre celles qui s'efforcent de donner corps à uneinterprétation susceptible de restituer la logique des significations pour les acteurs saisis parune ethnographie très ouverte5. Le face à face de ces deux projets renvoie à un débat d'uneimportance considérable. En faisant des rites – et de toutes les pratiques symboliques dansnotre société – des biens que l'on capitalise en vertu de leur valeur différentielle, en ne retenantdonc que les rapports de sens qui signifient des rapports de force on renvoie l'interprétationethnologique aux temps et aux rivages lointains des sociétés autres. Tout se passe donc commesi une instauration décisive – celle du capitalisme, de l'État ou de la consommation de masse...– avait radicalement métamorphosé la pensée et le social réduisant tous les rites à une seulede leurs fonctions – par ailleurs indéniable : l'institution des limites discriminantes incluant,éventuellement, leur contestation parodique et provisoire6. Le jeu obéit à une règle unique :en lui s'affirment et s'identifient des groupes saisis dans le mouvement de leurs relations alorsmême que bien des travaux ethnologiques donnent au rite – et à toute pratique symbolique —un autre statut que celui d'une "expression" ou d'un "reflet" sans pour cela dénier le social etsa diversité antagonique puisqu'ils se trouvent tout autant pensés et agis symboliquement.

La fabrique du sens6 Il n'est de rite qui n'accueille tant soit peu de texte, suscitant autour de lui un fonds de discours

qui commente, justifie ou reprend ce qui est agi. Aussi comprend-on la place qui fut faite aumythe et plus largement au récit et au dire lorsque l'ethnologie entreprit l'élucidation de grandsrituels. Cette relation est tout aussi présente dans nos sociétés : l'invention d'un rite supposela naissance jumelle du discours qui le fonde. D. Blanc ne nous montre-t-il pas ici même

Page 4: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 4

Terrain, 8 | 1987

normaliens et normaliennes développant autour de leur initiation à la fois une mythologie etune chronique qui lui font écho ? Par ailleurs tout pouvoir sait d'expérience que le contrôled'un rite – par exemple le cœur d'une fête publique – s'appuie toujours sur un prétendu savoirde l'origine qui devient vrai et contraignant d'être, lui aussi, régulièrement proféré par lesordonnateurs7 ; et n'est-ce point là la forme même du rite chrétien inséparable de sa référencenarrative ?

7 S'écartant de cette autorité primordiale du texte, l'ethnologie du rite a beaucoup gagné à insistersur les dimensions concrètes de ce moment. Quand il découvre son modèle des "rites depassage" A. Van Gennep souligne le fait que ceux-ci sont représentés et compris comme des"passages matériels". La traversée – d'un gué, d'un seuil ou d'une frontière – est la référencedes rites qui, tout en soulignant les discontinuités dans la vie individuelle et sociale, se donnentles moyens de les surmonter, de les conjurer. R. Hertz pour sa part marque qu'à travers le riteune société prend sans doute "conscience d'elle-même" mais "d'une manière indirecte, aprèss'être en quelque sorte réfléchie dans le monde immatériel"8. Comme il met en jeu le corps,qui est tout ensemble son outil et sa matière, le rite se donne à nous un peu "comme une danse"avec sa part de flou gestuel, de savoir faire incorporé, de trajet improvisé9. Et puis l'attentionà ce qui véritablement est fait ne manque pas de saisir les pratiques, les éléments et les objetsque le rite prélève dans le faire quotidien, banal ou spécialisé : au-delà de ce qui marque ladifférence du temps, de l'espace et du geste rituels ils posent un rapport et proposent un horizonde sens, élargi à d'autres gestes, savoirs et croyances. Si l'on a pu illustrer, par exemple, le rôlede certains objets domestiques – et leur transfiguration – dans le rituel nuptial, Y. Verdier encernant les médiatrices qui, à Minot, "font la coutume" a donné toute leur ampleur aux relationsconcrètes entre les gestes et les acteurs du rite et du métier, retrouvant par là le langage  :celui qui nomme – et relie par la nomination –, celui qui narre et répète, disant le rituel et sesaccrocs, la coutume et les destins10.

8 Poussé jusqu'en ses ultimes conséquences ce parti-pris des choses, des gestes et des actestransforme notre approche du rituel. Influencée par la constante présence d'une glose, marquéepar la tradition des premières disciplines interprétatives nées du commentaire des textes sacrés,l'ethnologie fut longtemps imprégnée – et sans doute l'est-elle encore – d'une idéologie dusens dont les mots du plus commun usage recèlent le principe. L'analyste devrait "révéler","mettre en lumière" ce qui a été celé ou brouillé, "déchiffrer" ou "décoder" ce qui a été crypté,remontant ainsi au sens "premier", celui qui aurait été transparent à ses propres acteurs etdicible par eux-mêmes ou bien celui que formuleraient encore les rares "savants" indigènes quidétiendraient le code11. Autant d'illusions qui voient dans un discours détenu par la société –une fraction de celle-ci, un temps de son histoire – le lieu où le sens serait livré totalement, dansla transparence d'une parole. Alors que par le faire et le dire rituels est opérée la concrétionparticulière d'un vaste réseau de relations symboliques12 dont la configuration doit échapper àceux qui l'agissent : l'efficacité du rite étant, peut-être, au prix de cette méconnaissance13.

Invention, changement, histoire9 Saisir le rite dans son présent conduit à lui conférer une dimension historique : alors qu'il est

une façon de marquer, de maîtriser, de comprendre et de produire le temps social que devient-il dans le flux de l'histoire ? La répétition qui tient à l'essence du phénomène s'accommodefort bien d'un mouvement incessant d'émergence, de résurgence et, surtout, de métamorphose.Le champ du rituel n'est jamais figé. Toute l'histoire contemporaine est scandée d'innovationset de disparitions plus ou moins parallèles : la grève ouvrière, le suffrage direct, le spectaclesportif... ont engendré leurs rites tandis que la loi refoulait, en France, une large part descérémonies religieuses qui, auparavant, prenaient place dans l'espace public14. De ce point devue – auquel s'adjoint le thème de la diffusion sociale des modèles rituels – il est aisé de lirela liaison historique, fut-elle complexe et hypothétique, des causes et des effets15.

Page 5: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 5

Terrain, 8 | 1987

10 Cependant, les recherches ethnologiques, en scrutant des espaces plus limités, commencent àmettre en évidence des rapports plus subtils entre rite et histoire. Alors même que l'effacementd'une institution, ou plutôt sa transformation, formelle et fonctionnelle, se réalise, les ritesqui la prennent pour cadre se trouvent à la fois exaltés et infléchis. Ainsi la famille nonseulement accueille et promeut des inventions rituelles – anniversaires, fête des mères – maisencore conquiert de plus en plus, par le biais du rite, l'espace de l'école qui lui fut longtempsantagoniste16.

11 D'autre part, alors même que de vastes ensembles rituels semblent abolis – ainsi la séquencequi marquait la progression de l'âge et l'entrée dans la vie adulte – d'autres les continuent et lesremplacent au sein des nouvelles institutions par le biais de nouveaux savoirs. Ainsi, tout cequi touche à l'écriture, à son apprentissage enfantin et à ses usages a redoublé puis peu à peuremplacé pour les filles la préhension initiatique des premières règles – elles ont, un temps,"marqué" des alphabets qui scandaient ce passage – et, pour les garçons, la quête arboricoledes nids : ils se sont mis à apprendre une langue scolaire qui ne put que s'identifier au parlermagique des oiseaux17. Autres façons de fonder sur les pratiques les plus banales la différencedes sexes et de leurs rôles. De même, si l'on a pu montrer, pour l'ancienne société paysanne, laplace d'une castration symbolique dans l'achèvement du sexe, il est possible de saisir dans laprofusion et la mise en scène des chirurgies infantiles – amygdales, végétations, appendicite– inégalement distribuées dans l'espace régional et social, le lieu d'une substitution ; et n'enfut-il pas de même ces dernières décennies pour la "totale" qui fut pensée et traitée pour lesfemmes comme un rite d'entrée dans la vieillesse18.

12 Bien sûr ces glissements ne sont pas sans conséquence sur la forme et les effets du rituel,ils n'ont pas simplement valeur métaphorique. Par exemple, si l'apparition de la photographiedans les rituels de noce eut pour première visée la mise en scène de l'ordre du cortège saisià plat dans un instantané, la part de l'image a récemment connu une progression si nette que"l'album de mariage" est devenu essentiel. Il ouvre la possibilité d'une répétition différée,destinée aux absents et aux descendants. Il met en scène non seulement la séquence nuptialemais la rencontre qui l'a précédée, transfigurée, bien sûr, à la manière des romans roses. Lesmariés deviennent à la fois les acteurs de leur destin et d'une histoire d'amour pour kiosquesde gare et feuilletons télévisés : ils se reconnaissent au bord d'un bassin où nagent des cygnes,ils s'embrassent sous l'arc d'une ruine, nimbés d'un halo qui les sanctifie et les éternise. Parl'image le rite conquiert un nouveau temps et se donne un nouveau support commémoratif :aussi n'est-il pas étonnant de voir aujourd'hui dans les journaux d'annonces gratuites, des robesde mariée vendues d'occasion ; elles n'ont plus valeur de "relique", l'album de noce occupedésormais cette place19.

13 La saisie dans le temps historique permet donc, dans doute, de percevoir des enchaînementset des effets de contexte mais, par dessus tout, elle nous conduit jusqu'au cœur de la fabriquesociale du sens  : en désignant le rite invisible, en révélant, comme dans une expériencechimique, ses éléments de pertinence.

Et le sacré ?14 De son ancien usage, il est vrai si proche encore, le mot rite a conservé, en français, une

très forte connotation religieuse. Faut-il la prendre en compte ou, au contraire, l'éliminer pourrendre "un sens plus pur" aux mots de l'ethnologue ?

15 Les chercheurs anglo-saxons d'aujourd'hui, multiplient, à la suite de Victor Turner, les termesqui effacent l'acception originelle. Abordant la modernité, mais aussi quantité de phénomènessociaux "traditionnels", ils parlent de "social drama", de "cultural performance" et, définissantexplicitement la catégorie des "rituels séculiers", ils donnent à l'analogie avec le théâtre uneplace centrale dans leur analyse et leur vocabulaire ; toute société reconnaîtrait qu'à chaquemoment de son histoire, certaines réalisations collectives la "représentent" plus que toutesautres, la tâche de l'anthropologue serait de "lire par dessus l'épaule" des acteurs l'intrigue, ses

Page 6: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 6

Terrain, 8 | 1987

usages et ses significations20. En France, et ailleurs en Europe, c'est plutôt la part du religieuxqui est méthodiquement explorée mais selon deux voies différentes bien que presque toujoursconfondues dans le débat actuel.

16 Pour les uns le fait moderne majeur est un "transfert de sacralité"  : la religion, exclue desa position centrale, aurait pénétré les nouveaux moments de haute intensité collective. Lecérémonial politique serait comme une "grande messe" communielle ordonnancée par unleader qui inaugure une nouvelle fois le temps, qui réinstaure l'histoire ; le spectacle sportifavec ses fidèles, ses prêtres, ses croyances et sa périodicité régulière reconstituerait exactementun programme liturgique ; les rassemblements de jeunes "fans" autour de la musique mettraientplutôt en œuvre la transe mystique, la communion passant par le corps possédé au sein duquelserait descendue "l'idole" elle-même que l'on vénère comme un saint21. L'histoire récente duchristianisme est parfois convoquée à titre de preuve : en redéfinissant les lieux, les moments etles formes où se manifeste son propre sacré n'est-il pas lui-même emporté par cet épanchementqui, pour les uns, installe l'expérience sacrale dans la vie quotidienne et, pour les autres, ladisperse au point de la dissoudre22 ?

17 Ces analogies, si souvent illustrées, ne peuvent, lorsqu'on les pèse scrupuleusement, qu'aboutirà des incertitudes. C. Bromberger montre, par exemple, que la lecture liturgique du footballne peut que se heurter à deux absences gênantes : comment définir le corps des croyancesqui donnent à tout rite sa cohérence foncière ? Où se trouve l'exégèse qui, dans nos sociétés,institue le rite comme tel dans la conscience de ceux qui l'accomplissent  ? Sans prendreparti dans le débat en cours nous avancerons simplement une remarque. En choisissant unedéfinition à la fois stricte et détaillée de ce qu'est un "rituel religieux" toutes ces analyses seréfèrent certes aux usages consacrés de l'anthropologie mais plus encore, sans aucun doute,à une représentation commune du Christianisme. Or il se trouve que la question du rite et,plus largement des systèmes symboliques chrétiens n'a été que rarement abordée de frontpar l'ethnologie trop souvent cantonnée dans les marges exotiques d'une prétendue religionpopulaire23. N'y a-t-il pas là le risque majeur d'une construction a priori alors qu'en toute rigueurc'est une sorte d'objet commun – conjoignant le champ des rites chrétiens et celui des nouveauxrites dont on laisse entendre qu'ils en reprennent dans le détail les modes de sacralité – qu'ilconviendrait de mettre en place ? La biographie de tel meneur de supporters marseillais dont C.Bromberger nous rapporte l'essentiel suggère en effet des condensations et des déplacementstroublants et remarquables.

18 Pour d'autres la référence au religieux n'implique pas cette élaboration de typologies fines ausein desquelles la plus ou moins grande sacralité d'un rite serait mesurée dans son rapport directaux formes rituelles de la religion dominante ou de la religion en général. La réflexion se donneun autre objet : les temps forts de la vie collective où la société "prend conscience de soi et sepose" (E. Durkheim) ; cette conscience étant comme diffractée dans chacune des consciencesparticulières des acteurs (C. Lévi-Strauss). On peut donc penser comme religieuse ou sacréetoute pratique rituelle du moment où s'y rencontrent et s'y combinent "la durée individuelleet le temps collectif, l'histoire individuelle et l'histoire des autres". La question du rite permetdonc de mettre en scène les propriétés générales du social en plaçant au cœur de la réflexionles relations qui président à la production du sens : "le rapport de soi à soi et le rapport de soià autrui" (M. Augé). La discussion se déplace alors vers la possibilité de rendre compte en cestermes de configurations particulières et de leur émergence historique24.

19 Le rite, nous l'avons vu, est une des plus communes cibles du soupçon  : notion vague,importation exotique, étiquette illusoire, on n'hésite pas à voir dans l'usage du mot une façonnaïve qu'aurait l'ethnologie de s'annexer les territoires de l'actuel et du moderne. Il est vrai quece reproche n'est pas toujours infondé : trop de recherches se contentent encore d'entrevoiret de nommer sans tirer bénéfice de la connaissance que le concept de rite entraîne avec soisi l'on veut bien considérer tous les débats qui le travaillent. Car, dans sa complexité, le rite

Page 7: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 7

Terrain, 8 | 1987

est un élément du prisme qui permet d'accommoder notre regard et de construire notre savoir.Au beau milieu de son grand livre, La musique et la transe, Gilbert Rouget glisse, sans enavoir l'air, une "lettre sur l'opéra" qu'un "jeune ethnomusicologue du Bénin séjournant à Paris"aurait écrite à l'un de ses amis25 : «Quelle aventure ! J'ai été hier à l'Opéra. J'ai cru devenir fou !Personne ne m'avait prévenu, je ne m'y attendais donc pas : quelle n'a pas été ma surprise deme trouver en pleine cérémonie de possession ! Tu te serais cru à Porto-Novo, place Nèguè,pour la fête annuelle de Saktapa...» Et, nouveau persan, il développe les deux versants d'uneanalogie qui éclaire aussi bien l'incarnation lyrique que le théâtre de la transe. Les définitionsreçues de l'un et de l'autre se défont et se recomposent sous nos yeux, un espace neuf de lavariation et de la transformation est ouvert, quelques grandes hypothèses de l'anthropologie –sur l'universel et le particulier, le constant et le différent – surgissent et l'on vient pour finirse heurter à la résistance de ceux qui refusent de voir donner à ce qu'ils font un sens qui leuréchappe : «J'espère trouver des Parisiens qui me fassent part de leur opinion sur tout cela. Jete dirai ce qu'il en est sorti, cela l'intéressera. Mais je ne le prendrai pas nécessairement pourargent comptant, tu peux le croire. Pourquoi leur qualité d'indigènes les mettrait-elle ipso-facto en mesure de mieux comprendre que nous ce qui se passe chez eux ?»

Notes

1Roberto Da Matta, Carnavals, bandits et héros, les ambiguïtés de la société brésilienne, trad.de Danielle Birck, Paris, Le Seuil, 1983, p. 51.2Serge Daney rendant compte dans Libération – lundi 9 mars 1987, p. 27 – de la dernièrecérémonie des césars bâtit son article selon la liste des propriétés de ce "rite"  : "familial...mondain... télévisuel... rassembleur... humain... national".3On se reportera aux articles et aux références donnés par Michel Bozon, Jean-ClaudeChamboredon et Jean-Louis Fabiani dans "Chasse et cueillette", Etudes Rurales", juil.-déc.1982.4Ces relations ont été mises en évidences par Claudine Fabre-Vassas pour le Languedoc ("Lepartage du ferum, un rite de chasse au sanglier", Etudes rurales 1982, op. cit., pp. 377-400),puis par Bertrand Hell (Entre chien et loup, faits et dits de chasse dans la France de l'Est,M.P.E.-M.S.H. 1985 avec une discussion introductive sur les explications sociologiques) etOdile Vincent (thèse de doctorat de 3e cycle sur la chasse dans les Ardennes, université de ParisX-Nanterre 1985 et article ci-après). Alain Testart a proposé d'intégrer ces travaux dans unethéorie générale de "l'idéologie du sang" qui nécessiterait un débat plus ample (cf. L'Homme1987, 2).5Dont témoigne ci-après C. Bromberger ; pour une stigmatisation rapide de "l'ethnnologisme"voir J.-P. Callède, "La sociabilité sportive. Intégration sociale et expression identitaire",Ethnologie Française, t. 25, n° 4, 1985, pp. 327-344.6On trouvera des réflexions stimulantes sur ce point dans Les rites de passage aujourd'hui,actes du colloque de Neuchâtel 1981, ss. la dir. de Pierre Centlivres et Jacques Hainard,Lausanne, L'Age d'homme, 1986 ; voir en particulier P. Bourdieu, "Les rites comme actesd'institution" (pp. 206-215) et F. Sabelli, "Le rite d'institution, résistance et domination" (pp.216-225). La place centrale de la "fonction d'identité" fut évidente lors de la récente rencontrefranco-allemande de Bad-Homburg dont G. Althabe rend compte dans ce numéro en insistantavant tout sur l'aspect dynamique de ces ritualisations identitaires.7On peut prendre l'exemple des cérémonies municipales organisées en Flandre autour desgéants (cf. M.-F. Gueusquin-Barbichon, infra) ou mieux encore celui des cérémonials civiquesqui reposent, dans leur conception, sur l'illusion d'une pleine maîtrise des symboles puisqueleur sens est souvent pensé comme strictement commémoratif.8On trouvera de pertinents commentaires sur ces textes fondateurs dans Les rites de passageaujourd'hui, op. cit., sous les plumes de N. Belmont (p. 12 en part.) et I. Chiva (pp.226-235). Un bon exemple de ce franchissement où l'on matérialise une étape invisible

Page 8: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 8

Terrain, 8 | 1987

est sans aucun doute le passage maritime de la ligne (voir H. Henningsen, Crossing theEquator. Sailor's Baptism and other Initiation Rites, Munksgaard, Copenhague, 1961). J. Pitt-Rivers a développé avec humour cette analyse à propos du "passager" sur une ligne aériennetransnationale  : "La revanche du rituel dans l'Europe contemporaine", Annuaire de la V°section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Sciences religieuses, T.XCIII, 1984-1985, pp.41-60 et Les Temps Modernes, mars 1987.9Dimensions mises en relief par P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, éd. de Minuit, 1980,pp. 111-165.10Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979 et notre commentaire,D. Fabre, "Passeuse aux gués du destin", Critique, n° 402, 1980, pp. 1075-1099.11Voir à ce sujet C. Fabre-Vassas et D. Fabre, "L'ethnologie du symbolique en France"in Ethnologies en miroir, colloque de Bad-Hamburg, M.P.E.-M.S.H., 1987 ; nos réflexionsrejoignent celles de J. Jamin à propos de la méthode de M. Griaule, "Objets trouvés des paradisperdus : à propos de la Mission Dakar-Djibouti" in Collections passion, Musée d'Ethnographiede Neuchâtel, 1982, en particulier pp. 88-89, et de V. Turner dans son très pertinent "TheWorld of the Dogon" in Dramas, Fields and Metaphors, Symbolic action in Human society,Cornell, U.P., Ithaca and London, 1974, pp. 156-165.12Sur quelques-uns des principes mis en œuvre par cette arborescence voir C. Fabre-Vassaset D. Fabre art. cit. et, pour une définition opératoire du "système de sens" : F. Héritier-Augé,"Le sperme et le sang", Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 32, oct. 1985, L'humeur et sonchangement, en part. pp. 115-116.13J. Contreras et J. Favret-Saada avancent cette hypothèse dans "La thérapie sans le savoir",Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 31, printemps 1985, Les Actes, pp. 223-238.14Pour prendre un seul exemple – la grève comme productrice de rituels – voir M. Perrot,Jeunesse de la grève, Paris, Le Seuil, 1985. Sur le refoulement des cérémonies religieusespubliques voir G. Cholvy et Y.M. Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine,Toulouse, Privat, 2 vols.15Sur cette historicité voir, par exemple, I. Chiva et al. "Les rituels de parenté", AnnalesE.S.C., T.33, 1978.16D. Blanc, "L'école, les rituels et la lettre", Ethnologie Française, T. XVI-4, 1986 : 407-412.17L'alphabet de la "marquette" est commenté par Y. Verdier op. cit. et la langue des oiseauxpar D. Fabre, "La voie des oiseaux sur quelques récits d'apprentissage", L'Homme, n° 99,1986 : 7-40.18Sur ces blessures symboliques voir Cl. Fabre-Vassas, "La cure de la hernie" in Le corps,nature, culture et sumaturel, Paris, C.T.H.S., 1985 : 277-288 ; sur les chirurgies d'enfance,D. Fabre, "De quel amour blessés", art. à paraître ; sur l'hystérectomie G. Charuty, "Le mald'amour", L'Homme 1987-3.19Sur la photographie de mariage : M. Segalen, "Robe blanche et photo de noce", Autrementn° 7, 1976, et, pour l'album de noce en particulier, C. Gallini, "Un cerimoniale fotografico" inSchema, n° 8, II fattore religione, dicembre 1981 : 13-22, dont nous évoquons l'analyse.20Les positions de V. Turner sont exposées dans Dramas, Fields and Metaphors, op. cit. ; ontrouvera des exemples d'études dans S. Moore et B.G. Myerhoff éds., Symbol and Politics inCommunal Ideology, Cornell U.P., Ithaca and London, 1975 et id. Secular Ritual, Amsterdam,1977 ; J.J. Mac Aloon ed., Rite, Drama, Festival, Spectacle, Rehearsals Toward a Theory ofCultural Performance, ISHI, Oxford, 1984.21G. Althabe, infra, note le transfert du religieux au politique ; on trouvera dans J.-Cl. Schmittéd. Les saints et les autres, Paris, Beauchesne, 1983, deux études de J. Berlioz sur la tournéede Patti Smith en Italie (pp. 251-276), et de M. C. Pouchelle sur la dévotion à Claude François(pp. 277-299).22La moderne "querelle des rites" est excellemment caractérisée par F.A. Isambert, Le sensdu sacré, fête et religion populaire, Paris, Les Editions de Minuit, 1982, qui contient, en outre,bien des réflexions importantes sur l'usage du "sacré" dans les sciences sociales.

Page 9: Daniel Fabre Le Rite Et Ses Raisons

Le rite et ses raisons 9

Terrain, 8 | 1987

23Pour une approche anthropologique du système symbolique chrétien voir J.-P. Albert,L'odeur de sainteté, la mythologie chrétienne des aromates, thèse de 3e cycle EHESS, 1986,à paraître.24Les références principales sont E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse,Paris, P.U.F. plusieurs rééditions ; Cl. Lévi-Strauss, "Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss"in Sociologie et Anthropologie, Paris, P.U.F., plusieurs rééditions ; M. Augé, La traversée duLuxembourg, Paris, Hachette, 1985, en part. pp. 108-136. Un débat avec R. Chartier est publiédans Esprit, avril 1987 sur l'interprétation du sport contemporain.25G. Rouget, La musique et la transe, Paris, Gallimard, 1980, en part. pp. 337-348.

Pour citer cet article

Référence électroniqueDaniel Fabre, « Le rite et ses raisons »,  Terrain [En ligne], 8 | 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007.URL : http://terrain.revues.org/3148

Fabre D., 1987, « Le rite et ses raisons », Terrain, n° 8, pp. 3-7.

À propos de l'auteur

Daniel FabreCentre d'anthropologie des sociétés rurales, CNRS-EHESS, Toulouse

Droits d'auteur

Propriété intellectuelle

Index thématique : rituelsLicence portant sur le document : Propriété intellectuelle