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UNIVERSITE DE LYON
INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON
Daniel Barenboïm, une trajectoire
musicale au risque de l’action
internationale
Marie PLOQUIN
Mémoire de séminaire
Acteurs non institutionnels dans les relations internationales
2015 - 2016
Sous la direction de : Mme Samadia Sadouni
Composition du jury :
Mme Brigitte Vassort-Rousset, professeure de sciences
politiques à l’Université Lyon 3
Soutenu le 5 septembre 2016
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Déclaration anti-plagiat
1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un
travail personnel.
2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un
auteur autre que moi est reprise de manière littérale).
3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement
référencées selon les règles bibliographiques préconisées.
NOM : PLOQUIN PRENOM : Marie
DATE : 22 août 2016
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Daniel Barenboïm, une trajectoire
musicale au risque de l’action
internationale
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Daniel Barenboïm, une trajectoire musicale au risque de l’action internationale
Marie Ploquin
Introduction ..................................................................................................................... 8
I- Daniel Barenboïm, un acteur à l’identité complexe ......................................... 16
1) Une identité plurielle ......................................................................................... 16
A/ Des origines familiales au citoyen cosmopolite ............................................... 16
B/ La musique comme art de vivre ........................................................................ 20
2) La rencontre déterminante avec Edward Saïd................................................... 23
A/ La formation d’un couple… ............................................................................. 24
B/… qui devient acteur .......................................................................................... 30
3) Weimar ou la concrétisation de l’amitié et de la réflexion avec Saïd ............... 33
A/ La mise en place d’un atelier inédit… .............................................................. 33
B/ …qui donne corps à la pensée du « couple » .................................................... 34
C/ Un lieu, un projet et un programme symboliques ............................................. 36
II- Le West-Eastern Divan Orchestra, concrétisation de la pensée de Barenboïm ...................................................................................................................... 39
1) La pérennisation du projet : de l’atelier à l’orchestre. ...................................... 38
A/ L’Andalousie accueille le WEDO ..................................................................... 39
B/ …non sans provoquer des réactions contrastées ............................................... 41
C/ La construction d’un récit ................................................................................. 43
2) Le WEDO, modèle micro-sociétal .................................................................... 46
A/ Quand la musique transcende les frontières ..................................................... 46
B/ Le WEDO, « république utopique » « en avance sur les sociétés du Moyen-
Orient » ? ............................................................................................................... 48
C/ Un projet visible et reconnu .............................................................................. 50
3) Le WEDO ou les limites d’une utopie .............................................................. 53
A/ Quand la musique reste soumise aux règles des relations internationales........ 53
B/ Ambiguïtés et limites d’un projet humaniste .................................................... 54
III- Du pupitre musical à la tribune politique .......................................................... 59
1) Une « nouvelle interprétation du conflit israélo-palestinien » ? ....................... 59
A/ Une lecture du conflit qui privilégie la dimension humaine............................. 60
B/ Le souhait d’une acceptation réciproque .......................................................... 62
C/ L’affirmation du rôle des acteurs non institutionnels ........................................ 64
2) Un artiste engagé et qui prend des risques ........................................................ 66
A/ Daniel Barenboïm, une figure controversée en Israël ...................................... 66
B/ Portée et limites d’une démarche musicale confrontée aux relations
internationales ........................................................................................................ 72
3) « Laisser la politique aux diplomates et aux militaires » ? ............................... 76
A/ La reconnaissance onusienne ou l’opportunité d’une nouvelle tribune .......... 777
B/ Une démarche qui illustre le possible rôle des acteurs non institutionnels ....... 82
Conclusion ...................................................................................................................... 86
Bibliographie ................................................................................................................. 89
Annexes .......................................................................................................................... 92
Résumé ......................................................................................................................... 106
Table des matières ................................................................................................................. 107
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Remerciements
Je remercie ma directrice de mémoire, Mme Samadia Sadouni, pour ses
conseils avisés. Je remercie également Mohamed Hiber et Gerald Karni, musiciens
du West-Eastern Divan Orchestra, d’avoir répondu à mes questions, ainsi que
Valentin Bertron et Laurent Comte pour m’avoir donné leur contact.
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Introduction
Ce travail vise à analyser le parcours et la démarche de Daniel Barenboïm,
pianiste et chef d’orchestre de renommée internationale. Né en Argentine en 1942,
cet enfant prodige du piano s’installa en Israël à l’âge de dix ans avec ses parents,
juifs d’origine russe. Il acquit au début des années 2000 les nationalités espagnole
et palestinienne. Daniel Barenboïm présente une trajectoire singulière qui le
distingue de la plupart des artistes de stature similaire. Sa rencontre en 1993 avec
le défunt penseur palestinien Edward Saïd, avec qui il lia une profonde amitié,
constitua un événement déterminant pour son parcours. Ils créèrent ensemble en
1999 le West-Eastern Divan Orchestra – nous utiliserons les expressions « Divan »
et « WEDO » pour nous y référer. Cet orchestre symphonique, dont la devise
officielle est « Égaux en musique », rassemble des musiciens venant des territoires
palestiniens, d’Israël, et des États arabes voisins, et vise à promouvoir le dialogue
entre des populations présentées comme indubitablement ennemies. Ce projet
représente un tournant dans la trajectoire de Barenboïm qui devint alors ce que l’on
peut appeler un artiste engagé, s’exprimant régulièrement sur le conflit israélo-
palestinien.
Il s’agira d’analyser à la fois le propos et les actions de Barenboïm. Celui-
ci construit en effet un discours, voire une philosophie autour du rôle et de la place
de la musique dans nos sociétés contemporaines et dans les relations
internationales. Le propos du chef d’orchestre n’est pourtant pas exempt
d’ambiguïtés. Si Barenboïm ne cesse de répéter qu’il est un musicien et non un
politicien, ses prises de position et ses actions le situent de facto dans le champ
politique. Étudier le parcours de Barenboim permet d’aborder un certain nombre de
questionnements autour de l’artiste engagé et de son autonomie vis-à-vis du champ
politique, de l’autorité que peut conférer la célébrité, et de la relation entre musique
et paix.
Barenboïm peut être considéré comme un véritable acteur des relations
internationales car il répond aux critères qui caractérisent cette dénomination. Il
possède une identité – multiple, comme nous le verrons –, qui contribue à
déterminer sa pensée. Il développe un propos – sur la musique et sur le conflit
israélo-palestinien en particulier –, qu’il décidera de mettre en pratique. Son action,
qui s’appuie sur un réseau développé au fur et à mesure de son parcours, consiste
principalement à créer et à développer des structures qui véhiculent sa pensée. Le
West-Eastern Divan Orchestra constitue le premier projet de Barenboïm comportant
davantage qu’une dimension seulement artistique. C’est à partir de cet orchestre
qu’il créera de nouveaux espaces où s’exprimeront de nouveaux acteurs. Barenboïm
peut enfin être défini comme un acteur de la scène internationale en tant qu’il
provoque régulièrement des réactions d’autres acteurs, ce qui confirme par là même
son influence.
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L’étude du propos et des actions de Barenboïm implique qu’il faille
analyser les différentes sources de discours produites à son égard. Nous nous
inscrirons à cette fin dans une démarche sociologique, en nous appuyant sur
plusieurs sources.
Tout d’abord, il s’agira d’analyser le propos énoncé par Barenboïm lui-
même, sur sa personne, sa pensée et ses projets. Le chef d’orchestre ayant écrit
divers ouvrages, nous disposons d’une source primaire et d’un accès à sa propre
terminologie. Le présent travail s’appuie sur trois de ses livres écrits : l’ouvrage
autobiographique A life in music1 (Une vie en musique), un ouvrage présentant ses
réflexions autour de la musique, Everything is connected2 (La musique éveille le
temps), et La musique est un tout3, qui s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage
précédent. Nous avons également consulté l’ouvrage que Barenboïm co-écrivit
avec le penseur palestinien – décédé en 2003 – Edward Saïd, Parallèles et
paradoxes4, qui regroupe leurs échanges sur des sujets aussi bien musicaux que
politiques, voire liant parfois les deux.
Les projets de Barenboïm qui seront abordés disposent pour la plupart de
sites Internet qui sont autant de sources digne d’intérêt en ce qu’elles reflètent le
propos de Barenboïm et fournissent des photographies, des témoignages, et des
précisions sur certains événements. Ils permettent également de connaître les
acteurs impliqués dans ces projets comme des mécènes et des membres clés des
conseils d’administration. Trois sites Internet ont été particulièrement sollicités :
celui du West-Eastern Divan Orchestra5, celui de la Fondation Barenboïm-Saïd6 et
celui de l’Académie Barenboïm-Saïd7.
Nous n’avons pas trouvé de publication de travaux universitaires sur
Barenboïm, ni de biographie. En revanche, de nombreux articles de presse furent
écrits à son sujet si bien que les médias constituent une source importante de
données utiles, fournissant des détails sur certains événements, tout en amenant à
réfléchir sur la manière de couvrir les sujets traités. On retrouve souvent en effet,
dans les médias occidentaux du moins, les mêmes termes d’ « humaniste » ou de
« messager de la paix » pour qualifier Barenboïm. Les nombreux articles consultés
sont la plupart du temps davantage descriptifs – généralement élogieux –
qu’analytiques. Si nous avons majoritairement consulté les médias européens et
états-uniens, nous avons également eu accès à quelques articles israéliens – du
journal Haaretz notamment8 – ainsi qu’à quelques articles de journaux arabes.
1 Daniel BARENBOIM, Michael LEWIN, Phillip HUSCHER et Daniel BARENBOIM, A life in music, 1st Arcade
ed., New York, Arcade Pub. : Distributed by AOL Time Warner Book Group, 2003. 2 Daniel BARENBOIM et Elena CHEAH, Everything is connected: the power of music, London, Weidenfeld
& Nicolson, 2008. 3 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout : éthique et esthétique, Saint-Amand-
Montrond (Cher), Fayard, 2014. 4 Edward W. SAID, Daniel BARENBOIM, Ara GUZELIMIAN et Philippe BABO, Parallèles et paradoxes :
explorations musicales et politiques ; entretiens, Paris, Serpent à Plumes, Collection essais,
documents, 2003. 5 http://www.west-eastern-divan.org/ 6 http://www.barenboim-said.org/en/inicio/index.html 7 http://www.barenboim-said.com/ 8 L’un des quatre principaux quotidiens en Israël, politiquement situé à gauche (c’est-à-dire notamment en
faveur du retrait des territoires occupés et de la défense des droits des Palestiniens) donc relativement
en accord avec la position de Barenboïm.
http://www.west-eastern-divan.org/http://www.barenboim-said.org/en/inicio/index.htmlhttp://www.barenboim-said.com/
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Il existe en revanche davantage de travaux universitaires sur le West-
Eastern Divan Orchestra. Notre réflexion fut en particulier enrichie par la lecture
de deux articles : The Divan Orchestra : Mutual Middle-Range Transformation9
écrit par Frédéric Ramel, et Whose utopia : perspectives on the West-Eastern Divan
Orchestra10, écrit par Rachel Beckles Willson.
Les forums consultés sur Internet n’ont que rarement apporté des analyses
critiques et objectives : ils ont toutefois permis de mesurer les réactions, parfois
vives, que certaines actions de Barenboïm provoquèrent.
Plusieurs reportages réalisés sur Barenboïm et le West-Eastern Divan
Orchestra ont fourni une matière intéressante, en donnant accès aux propos
d’acteurs politiques ou artistiques qu’il aurait été difficile d’approcher dans le cadre
de ce travail. Ainsi, le réalisateur Paul Smaczny produisit plusieurs vidéos autour
de Barenboïm. Son reportage « Les voies de la musique – Musique pour la paix :
Daniel Barenboïm et le West-Eastern Divan Orchestra », diffusé sur Arte en 2005,
constitue une source particulièrement pertinente.
Nous avons en revanche directement contacté quatre musiciens du Divan
Orchestra afin d’étudier le discours de membres de l’orchestre, premiers acteurs
concernés par le projet du Divan, en particulier pour analyser la manière dont ils
percevaient le message de Barenboïm, dont ils en adoptaient la démarche et la
retransmettaient à leur tour.
Les quatre musiciens contactés nous répondirent, après de nombreuses
relances, mais deux d’entre eux seulement fournirent finalement les réponses à nos
questions11. Les musiciens étaient en effet très occupés, souvent en tournée, ce qui
les rendait difficilement disponibles. Pour les mêmes raisons, les réponses que nous
obtînmes furent écrites et assez brèves car l’entretien téléphonique était difficile à
réaliser. Nous ne pûmes, de ce fait, pas approfondir certaines questions autant que
souhaité. Pour autant, les réponses obtenues permirent de prendre la mesure de
l’état d’esprit semblant régner au sein du Divan. Il est par ailleurs possible de
trouver des interviews d’autres musiciens de l’orchestre dans différents reportages
et sur le site officiel du West-Eastern Divan Orchestra12.
9 Dans Brigitte VASSORT-ROUSSET (dir.), Building sustainable couples in international relations: a strategy
towards peaceful cooperation, Houndmills, Basingstoke, Hampshire ; New York, NY, Palgrave
Macmillan, 2014. 10 Rachel BECKLES WILLSON, « Whose Utopia? Perspectives on the West-Eastern Divan Orchestra », Music
and Politics, 1 décembre 2009, III, no 2, doi:10.3998/mp.9460447.0003.201. 11 Mohamed Hiber et Gerald Karni, via Internet, dont je reçus les réponses définitives le 15 août 2016. 12 http://www.west-eastern-divan.org/category/musician-spotlight/. Également contacté, un grand soliste
qui joua avec le Divan Orchestra et dont l’avis en tant que personnalité d’envergure internationale mais
extérieure à l’orchestre aurait pu apporter un autre éclairage, ne donna pas suite à notre démarche.
http://www.west-eastern-divan.org/category/musician-spotlight/
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Il convient ici ce préciser les quelques concepts sur lesquels s’appuie notre
travail. Celui-ci s’inscrivant dans une démarche biographique problématisée, il
s’appuiera principalement sur des concepts appartenant au champ de la sociologie,
notamment de la sociologie politique de l’international, ainsi que sur des notions de
sciences politiques. Nous aurons principalement recours à deux notions : le
cosmopolitisme et l’approche constructiviste de la mondialisation.
LE COSMOPOLITISME
La notion de cosmopolitisme permet d’appréhender l’identité et le rôle de
Daniel Barenboïm. Si ce concept peut paraître galvaudé tant il est utilisé par des
courants philosophiques, sociologiques ou politiques, il nous a paru toutefois
pertinent dans le cadre de notre travail. Nous nous appuierons sur les deux
approches développées par Daniele Archibugi dans La démocratie
cosmopolitique13 et par Ulrich Beck dans Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?14.
La notion de cosmopolitisme s’inscrit dans un héritage très ancien. On en
prête en effet la paternité au philosophe cynique Diogène et aux stoïciens Zénon et
Chrysippe. Elle n’a cessé depuis de provoquer des débats entre philosophes.
L’approche philosophique du cosmopolitisme fournit le concept de
« citoyen du monde », que nous utiliserons pour qualifier Daniel Barenboïm.
Diogène s’identifia lui-même comme tel pour ne pas avoir à se définir selon une
seule origine, déterminée par des critères territoriaux et politiques. Nous nous
placerons, comme Daniele Archibugi, dans cette perspective, sans oublier toutefois
que la notion de « citoyen du monde » a évolué depuis. Aujourd’hui, sont qualifiées
de « citoyens du monde » les personnes considérant que les habitants de la Terre
forment un seul et même peuple et doivent à ce titre tous jouir des mêmes droits et
remplir les mêmes devoirs. Les intérêts de ce peuple dépassent les considérations
et clivages nationaux. En conséquence, toutes les discriminations, notamment celles
qui sont fondées sur la nationalité, le sexe ou la religion, sont à proscrire. En cela,
le citoyen du monde est souvent qualifié d’humaniste. Dans notre définition du
citoyen du monde, nous considèrerons que ce dépassement n’implique pas pour
autant de gommer les particularités, notamment culturelles, des différentes
populations. Nous le verrons, Barenboïm ne nie en aucun cas ses différentes
origines, lesquelles constituent au contraire une source de réflexion et participent
de son identité.
Dans sa présentation de La démocratie cosmopolitique, Louis Lourme
établit trois âges principaux du cosmopolitisme. Le premier est l’âge antique, durant
lequel les stoïciens caractérisent l’homme par sa rationalité et par sa capacité à
reconnaître qu’il appartient à un ordre supérieur, la cité-monde (« cosmos »
signifiant « monde » et « polis » signifiant « cité »). Il devient ainsi un citoyen du
monde (« cosmopolites », soit un cosmopolite) capable de penser au-delà de son
appartenance nationale. Cette cité-monde doit permettre de mieux agir dans les
autres cités, seuls les principes fonctionnant pour la cité-monde devant être
13 Daniele ARCHIBUGI et Louis LOURME, La démocratie cosmopolitique : sur la voie d’une démocratie
mondiale, Paris, les Éd. du Cerf, 2009. 14 Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme?, Paris, Aubier, 2006.
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appliqués aux autres cités.
Par la suite, à la Renaissance et pendant la période moderne, la vision du
monde, restée théorique pendant l’Antiquité, évolua. Comme le relève Louis
Lourme15, les nouvelles découvertes, territoriales comme culturelles, rendirent la
pensée d’un monde commun difficile. Kant apporta alors une dimension juridique
au cosmopolitisme avec son ouvrage Projet de paix perpétuelle, énonçant la
nécessité d’appliquer le droit aussi bien aux niveaux national et international que
mondial. Les frontières nationales restèrent un référent – ainsi que le rappelle Louis
Lourme, Kant décrit une fédération d’État libres et non un État mondial –, mais le
développement des moyens de communication permit de développer la conscience
d’une appartenance à un même monde.
La période contemporaine fut particulièrement éprouvante pour le
cosmopolitisme du fait des crises et guerres mondiales. On sait que les juifs étaient
souvent décrits comme de dangereux cosmopolites par la propagande nazie. Mais
cette confrontation avec les formes les plus aigües de violence permit au courant
cosmopolitique de se renforcer. La volonté de ne plus vivre de pareilles tragédies
alimenta l’« émergence […] d’une société civile mondiale [qui contraint] les
institutions internationales […] à se démocratiser [… et] à mener une
cosmopolitique »16, c’est-à-dire une politique à l’échelle mondiale. Le
cosmopolitisme devient ainsi une manière d’interpréter la mondialisation.
Nous pouvons inscrire Barenboïm dans un cosmopolitisme héritier des
trois périodes évoquées. S’agissant des deux premières, il s’inscrit dans une volonté
de dépasser les frontières nationales sans les renier pour autant. Concernant la
troisième, Barenboïm souhaite voir davantage d’acteurs non institutionnels prendre
la parole sur l’ « espace public planétaire »17 et croit au rôle de la société civile dans
l’évolution des relations internationales. En cela, il peut contribuer au
développement d’une « forme d’opinion publique mondiale »18. Il ne s’inscrit
toutefois ni dans un cosmopolitisme juridique, ni dans un cosmopolitisme politique
qui concerne davantage les acteurs politiques.
La démarche de Barenboïm relève donc plutôt d’un cosmopolitisme moral
et identitaire. La notion de cosmopolitisme moral s’entend ici selon la définition
donnée par Stéphane Chauvier dans Éthique des relations internationales19 : il
s’agit de ne pas effectuer de prioritarisme moral national : les peuples doivent être
solidaires et les mêmes obligations morales doivent s’appliquer à tous. Le
cosmopolitisme identitaire renvoie à une question de conduite et d’état d’esprit
consistant à se sentir chez soi dans différents environnements. Barenboïm n’est ni
un homme d’État, ni un membre d’institutions internationales – bien qu’il ait
développé des liens avec les Nations unies. Par ailleurs, son parcours s’inscrit dans
une région particulière, le Moyen-Orient, même si sa carrière musicale l’amène à
beaucoup voyager.
15 Daniele ARCHIBUGI et Louis LOURME, La démocratie cosmopolitique, op. cit. cf. note 2 p. 10 16 Ibid. p. 17 17 Expression de Jürgen Habermas. 18 Daniele ARCHIBUGI et Louis LOURME, La démocratie cosmopolitique, op. cit. p. 17 19 Stéphane CHAUVIER, « Le cosmopolitisme institutionnel », dans Jean-Baptiste JEANGENE VILMER et
Ryoa CHUNG (dir.), Éthique des relations internationales : problématiques contemporaines, 1re
édition., Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 114
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L’importance que nous accorderons à l’identité de Barenboïm, considérant
qu’elle explique davantage ses actions que les intérêts qu’il pourrait en tirer, nous
conduit à faire appel également au poststructuralisme, courant remettant également
en cause les théories réalistes et libéralistes des relations internationales en
considérant la réflexion sur le sujet et son identité comme importante. Dans Éthique
des relations internationales, Ariel Colonomos décrit le poststructuralisme comme
présentant un « cosmopolitisme rénové qui discute la place de l’individu dans et
par-delà les frontières du langage, de la culture et de la politique […et tente] de
faire le lien entre l’identité et le monde, entre la profonde singularité et
l’universalité »20.
Nous nous appuierons également sur les apports d’Ulrich Beck dans
Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?. Sa définition du cosmopolitisme (entendue
comme une philosophie) comme d’un sens du monde sans frontières offrant « la
possibilité de créer sa propre vie, de vivre ensemble dans un ‘mélange culturel’ »
nous permettra d’appréhender la pensée de Barenboïm et le message que transmet
le Divan Orchestra. Notons que pour Ulrich Beck, le cosmopolitisme représente
aujourd’hui plus qu’un simple débat d’idées – comme il l’était au XVIIIème – car il
est devenu une réalité pratique.
Le changement de paradigme dans les sciences sociales que contribue à
provoquer Ulrich Beck constitue une démarche précieuse pour notre travail. Il veut
dépasser le nationalisme méthodologique qui consiste à fonder, consciemment ou
non, toutes les réflexions sur l’« État-Nation ». Pour l’auteur en effet, les frontières
et les distinctions propres aux États-Nations s’estompent. L’optique cosmopolitique
– en tant que méthodologie des sciences sociales – devient alors nécessaire et nous
servira d’appui pour notre travail. Des différents principes constituant cette optique,
nous en retiendrons un en particulier : le principe de mélange et d’associations.
Ainsi, pour Ulrich Beck, le cosmopolitisme ne vise pas à rejeter les autres formes
d’appartenance et d’organisation concrètes et/ou virtuelles des sociétés mais à
composer avec celles-ci et à redéfinir leur pertinence. Il s’agit de rejeter une vision
d’identités exclusives les unes des autres pour adopter une vision d’identités
cumulatives. C’est une démarche dans laquelle nous pouvons placer Barenboïm,
aussi bien dans sa manière de se définir que dans celle dont il use pour mettre en
place ses projets. Habermas esquissa également cette idée d’une double
appartenance de l’individu, qui est à la fois citoyen d’un État-Nation et citoyen du
monde21.
L’action de Barenboïm s’inscrit dans un cosmopolitisme institutionnalisé
dont Ulrich Beck montre l’existence par la coopération entre acteurs étatiques et
non étatiques aux niveaux local et global et par le rôle des différents groupes et
réseaux de la société civile (organisations régionales et internationales, lobbies,
Églises, ONG, associations…). Le projet même du WEDO s’inscrit dans un
cosmopolitisme empirique en impliquant une diversité d’acteurs et en dépassant,
20 Ariel COLONOMOS, « Éthique et théories des relations internationales », dans Jean-Baptiste JEANGENE
VILMER et Ryoa CHUNG (dir.), Éthique des relations internationales : problématiques
contemporaines, 1re édition., Paris, Presses universitaires de France, 2013, pp. 49-50 21 Jürgen HABERMAS, Après l’État-Nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000, p.
118, cité dans Klaus-Gerd GIESEN, « L’éthique libérale de la mondialisation », dans Jean-Baptiste
JEANGENE VILMER et Ryoa CHUNG (dir.), Éthique des relations internationales : problématiques
contemporaines, 1re édition., Paris, Presses universitaires de France, 2013, p. 103
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sans les supprimer, les référents nationaux.
APPROCHE CONSTRUCTIVISTE DE LA MONDIALISATION
Il est possible d’identifier trois piliers dans l’étude des relations
internationales : le réalisme, le libéralisme et le constructivisme. Le
constructivisme se développe au début des années 1990 et s’inspire des thèses
sociologiques de la « construction sociale de la réalité ». Il s’est beaucoup diffusé
depuis. Son propos général est de considérer que les intérêts sont construits par des
idées, qu’il s’agit dès lors d’analyser. On distingue plusieurs courants dans le
constructivisme et nous pouvons inscrire Barenboïm dans un constructivisme
idéaliste.
L’approche constructiviste de l’étude des relations internationales confère
de l’importance aux individus et considère qu’ils forment une société mondiale. Le
système international, pluriel, ne se réduit plus au seul jeu des acteurs étatiques. Les
acteurs non étatiques contribuent à déterminer les actions de ces derniers. Les États
deviennent des entités sociales en interaction avec les individus. Il s’agit donc
d’affirmer la co-constitution des agents et des structures. Chaque propos et chaque
action est à contextualiser et en cela la perspective historique peut se révéler
pertinente. Les interactions entre les États représentent des formes de représentation
et d’intersubjectivité et les individus peuvent influer celles-ci. C’est en cela qu’un
acteur tel que Barenboïm peut jouer un rôle. En participant de la mise en place de
nouvelles structures, il peut contribuer à repenser les questions de souveraineté et
de sécurité. Pour le constructivisme, les structures internationales n’existent pas en-
dehors des idées des agents sociaux. Elles sont sociales, intersubjectives, et
répondent à un processus continu et variable.
La mondialisation a ainsi provoqué une transformation significative de la
scène internationale en entraînant une multiplication et une diversification des
acteurs. Ces changements poussent à dépasser l’approche réaliste classique des
relations internationales qui, parce que stato-centrée, n’est plus pertinente pour
comprendre les relations internationales qui ne s’effectuent justement plus
seulement entre États-Nations, contrairement à ce qu’indique le terme
« internationales ». L’essor et le développement des nouvelles techniques
d’information et de communication favorisent les interactions entre les différents
acteurs et participent de la complexification des échanges sur la scène
internationale.
Par ailleurs, non seulement les États ne sont plus les seuls acteurs de la
scène internationale, mais, comme le considère notamment le courant
constructiviste, la volonté de maximisation de leur puissance et la poursuite de leurs
intérêts ne constituent plus les seuls facteurs explicatifs de leurs stratégies et de
leurs actions. La question de l’identité devient pertinente pour comprendre des
actions que le seul intérêt n’explique pas toujours.
Aux acteurs institutionnels (États et organisations internationales
principalement) s’ajoutent à présent des acteurs dits non institutionnels. Cette
catégorie est très hétérogène. Elle inclut notamment les ONG, les Églises, les firmes
multinationales, les médias, les réseaux criminels, les flux migratoires, mais aussi
certains artistes, intellectuels, sportifs. Tout artiste ne devient pas acteur des
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relations internationales. Nous verrons comment, d’individu détenteur de droits,
d’informations et de connaissances, Barenboïm est devenu un acteur de la scène
internationale.
Cette importance accordée aux individus entraîne une nouvelle réflexion
autour de la citoyenneté, définie notamment comme citoyenneté internationale,
puisque nous parlons de citoyens du monde. C’est en tant que citoyen et non comme
acteur politique voire en politicien, que Barenboïm revendique le droit et même le
devoir d’agir et de défendre ses positions. Selon lui, le citoyen peut s’approprier un
espace sur la scène internationale car l’essence même du citoyen est de prendre part
à la vie publique.
Les organisations internationales jouent un rôle important en contribuant
à dynamiser, à encourager et à légitimer le développement et l’action de nouveaux
acteurs non institutionnels. Nous verrons comment les instances de l’ONU
associeront Barenboïm, les deux acteurs se rendant « utiles » l’un à l’autre.
Le développement d’acteurs non institutionnels ne signifie pas que ces
acteurs n’entretiennent aucune relation avec des États ou des organisations
internationales. Nous verrons qu’en plus de ses liens avec l’ONU, Daniel
Barenboïm s’appuie sur un réseau diversifié incluent des soutiens étatiques, en
particulier espagnols et allemands. D’autres États constitueront au contraire des
sources de difficultés comme Israël ou l’Iran. La scène internationale est constituée
d’une multitude d’espaces enchevêtrés et chaque acteur peut être rattaché à un
ensemble de groupes et de sous-groupes. En plus de ses contacts avec des acteurs
politiques, Barenboïm interagit avec les médias, avec des mécènes, et bien sûr avec
d’autres artistes. Ce réseau contribue à le définir, complémentairement à ses
nationalités et à son domaine d’activité.
Nous situant dans une approche constructiviste, nous considérerons que
les structures institutionnelles et les acteurs, institutionnels ou non institutionnels,
entretiennent une relation de co-constitution. L’acteur n’est pas simplement
déterminé par les structures : il contribue lui-même à l’évolution de ces structures,
en acceptant ou en rejetant leurs normes. Nous tiendrons également compte des
discours que Barenboïm tient sur lui-même et sur ces projets, comme de ceux que
les autres acteurs expriment à son égard. Barenboïm ne prétendant pas dans ses
ouvrages fournir un travail universitaire, sa terminologie n’en présente pas la
précision. Analyser le discours d’un acteur permet de comprendre ses intérêts mais
aussi la manière dont il définit son identité. Alors que dans l’approche réaliste et
néo-réaliste, les valeurs ne sont pas considérées comme pertinentes pour l’analyse
des relations internationales, nous estimons, comme l’approche néo-libéraliste et
constructiviste, qu’il faut prendre le discours au sérieux car d’une part il représente
une certaine représentation de l’acteur étudié, d’autre part il peut amener d’autres
acteurs à agir. Pour l’approche constructiviste, « parler c’est faire ». Cela requiert
une approche critique vis-à-vis de ce discours en tant qu’il comporte une dimension
performative : si le discours est créé par des actions, il crée aussi lui-même ce qu’il
décrit.
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Daniel Barenboïm peut être considéré comme un acteur non institutionnel
des relations internationales. Mais son profil atypique le situant en-dehors des
cadres classiques de la politique internationale nous amène à nous demander quelles
sont ses spécificités.
En quoi Daniel Barenboïm représente-t-il un acteur singulier de la scène
internationale ?
Il s’agira dans un premier temps d’étudier l’identité plurielle de Daniel
Barenboïm. Nous verrons comment la rencontre avec Edward Saïd fut décisive pour
lui et contribua à le faire évoluer du musicien de renommée internationale à l’acteur
des relations internationales. Nous nous appuierons pour cela sur les différents
ouvrages qu’il écrivit ainsi que sur la pensée d’Ulrich Beck sur la notion de
cosmopolitisme. Le travail de Frédéric Ramel22 constituera également un appui
dans l’étude de la formation du « couple » – notion que nous préciserons plus tard
– Barenboïm-Saïd.
Nous aborderons ensuite la question du West-Eastern Divan Orchestra,
projet central dans le parcours de Daniel Barenboïm. Cet orchestre lui permit de
mettre en pratique ses réflexions autour de la musique et du rôle qu’elle doit jouer
selon lui. Il lui permit également d’associer sa passion pour la musique à ses
réflexions sur le conflit israélo-palestinien, développées aux côtés d’Edward Saïd.
La mise en place de ce projet constitua une première étape pour développer par la
suite d’autres projets illustrant une démarche s’opposant au nationalisme
méthodologique en cela qu’elle considère que la société n’est pas subordonnée à
l’État mais peut aussi l’influencer. Nous nous appuierons ici sur les témoignages de
musiciens du Divan Orchestra ainsi que sur le travail de Rachel Beckles Wilsson23
visant à pointer les limites de l’orchestre.
Dans un troisième et dernier temps, nous aborderons le rapport de Daniel
Barenboïm à la sphère politique, étudiant d’une part son propos sur le conflit
israélo-palestinien, d’autre part ses interactions avec différents acteurs politiques et
ses confrontations au contexte géopolitique. La trajectoire de Barenboïm présente
une approche en rupture avec les principes traditionnels de la science politique. Ses
écrits constitueront à nouveau une source pour notre réflexion, ainsi que les
nombreux articles écrits dans les médias relatant ses relations avec d’autres acteurs
des relations internationales.
22 Frédéric RAMEL, « The Divan Orchestra : Mutual Middle-Range Transformation », dans Brigitte
VASSORT-ROUSSET (dir.), Building sustainable couples in international relations, op. cit. 23 Rachel BECKLES WILLSON, « Whose Utopia? », op. cit.
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I- Daniel Barenboïm, un acteur à l’identité complexe
1) Une identité plurielle
A/ Des origines familiales au citoyen cosmopolite
a) Naissance d’un juif d’origine russe à Buenos Aires
Daniel Barenboïm naquit le 15 novembre 1942 à Buenos Aires de parents
juifs d’origine russe. Ses grands-parents émigrèrent en Argentine afin de fuir les
violents pogroms qui avaient lieu en Russie au début du XXème siècle. Sa grand-
mère maternelle fut dès sa jeunesse une fervente sioniste. Elle emmena ses enfants
en Palestine en 1929 et transforma sa maison à Buenos Aires en lieu de rencontre
et de discussion pour les sionistes. Barenboïm grandit dans un environnement où se
développait le rêve de la création d’un État d’Israël fondé sur un socialisme sioniste
– socialisme entendu au sens occidental et non soviétique.
Il apprit le piano aux côtés de son père Enrique Barenboïm et côtoya de
nombreux musiciens qui prirent la mesure de son talent. On le considéra comme un
« enfant prodige ». Sa rencontre avec le compositeur et chef d’orchestre russe Igor
Markevitch – quand il avait neuf ans – ainsi qu’avec le chef d’orchestre roumain
Sergiu Celibidache – à l’âge de sept-huit ans – l’influencèrent grandement dans son
parcours musical. Markevitch discerna en Barenboïm davantage un futur chef
d’orchestre qu’un pianiste – même s’il reconnaissait ses qualités dans ce domaine.
L’enseignement de son père, préconisant à son fils de jouer le piano en imaginant
le son de tout l’orchestre y fut sans doute pour quelque chose. Jouer en public releva
toujours du naturel et du plaisir pour Barenboïm, et ce dès le plus jeune âge : il
donna en effet son premier concert officiel à Buenos Aires à l’âge de sept ans.
La passion et le talent de Daniel Barenboïm pour la musique ne
l’empêchèrent pas d’accéder à une éducation complète et de pratiquer les mêmes
activités que les autres enfants de son âge. Il restera fidèle au choix de ses parents
de ne pas isoler la musique puisqu’il écrira plus tard que l’apprentissage de celle-ci
s’enrichit de la culture acquise en parallèle.
La création de l’État hébreu en 1948 poussa ses parents et en particulier sa
mère – davantage portée sur le sionisme – à aller vivre en « Terre Sainte ». Ses
parents souhaitaient également que leur fils grandisse en appartenant à une
communauté qui ne se définisse plus comme une minorité en diaspora. Barenboïm
quitta ainsi l’Argentine en 1952 pour aller vivre en Israël avec ses parents et ses
grands-parents maternels.
Même s’il considère lui-même qu’il ne grandit pas vraiment en Argentine,
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ayant quitté le pays à neuf ans, il réalisa plus tard à quel point il fut influencé par
son pays natal. La façon de penser, le mode de vie – la caractéristique latine de
savoir profiter de la vie, dit-il –, la gastronomie, la mentalité et la langue de ce pays
sont constitutifs de son identité. De plus, il fut élevé par des parents pour leur part
totalement éduqués en Argentine. Ces racines argentines le rapprochèrent de la
culture européenne, le pays ayant été grandement influencé par l’Espagne. Ses liens
avec ce pays seront par ailleurs concrétisés en 2002 lorsqu’il se verra délivrer la
nationalité espagnole.
b) L’installation en Israël
Le long voyage jusqu’en Israël fut d’abord l’occasion pour le jeune
Barenboïm de découvrir le continent européen. Il résida en effet une grande partie
de l’été 1952 à Salzbourg, en Autriche. Cette étape marqua profondément le jeune
pianiste, qui passera plus tard la majorité de sa carrière en Europe. Elle constitua
une nouvelle source d’enrichissement de son identité. Cet été 1952 sera marquant
d’un point de vue musical, d’abord parce que la ville de Salzbourg renvoie au
compositeur W.A. Mozart – que le jeune pianiste affectait particulièrement24 –, mais
également parce que Barenboïm put assister aux cours de direction d’orchestre
d’Igor Markevitch qui l’y avait invité lors d’une rencontre à Buenos Aires. Le séjour
européen entraîna par ailleurs une prise de conscience de ce que fut la Shoah et
rapprocha Barenboïm de ses origines juives.
L’Israël de 1952 regroupait des juifs d’Europe, des pays arabes,
d’Amérique du Nord et du Sud. Barenboïm se rappellera l’effervescence qui
entourait le moment historique que constituait le fait que les juifs vivaient ensemble
pour la première fois depuis deux mille ans sans devoir assimiler des traditions non
juives. La culture européenne étant toutefois très présente, Barenboïm s’en
imprégna. La découverte d’Israël, qu’il décrit comme étant à l’époque une société
basée sur l’idéalisme, conquit le musicien qui rejeta alors tout attachement à la
culture latine. Barenboïm fut porté par le dynamisme qui caractérisait alors Israël,
pays en état de construction permanente : construction de soi, d’une société, d’une
vie, et d’un pays. Le sentiment de sécurité25 – émotionnelle et physique – portait
une pensée indépendante et une attitude confiante.
Barenboïm dut s’adapter rapidement car il arriva en pleine année scolaire
dans un pays dont il ne parlait pas la langue ni ne connaissait l’alphabet. Il semble
avoir passé une enfance heureuse à Tel Aviv, partageant son temps entre le piano,
l’école, et les rues où les enfants écoulaient leur temps libre. Israël chassa
l’Argentine de son esprit et devint alors sa véritable patrie. Il développa rapidement
une conscience de sa judéité qui se différenciait de celle ressentie en diaspora. Elle
ne se définissait ainsi plus dans la différence. Les extrémistes religieux existaient
déjà en Israël, mais l’État était laïc – même si l’on étudiait la Bible comme une part
de l’Histoire juive.
C’est à l’âge de vingt-sept ans environ que Barenboïm estima que l’attitude
24 Le jeune Barenboïm parvint à assister sans billet à La flûte enchantée, opéra de Mozart donné dans le
cadre du Festival de Salzbourg. 25 Barenboïm relate qu’à l’époque, il semblait étrange d’avoir une police puisqu’il n’y avait que des juifs.
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du gouvernement israélien envers les Palestiniens était inacceptable. Lorsqu’il se
maria en Israël en mai 1967 avec la célèbre violoncelliste Jacqueline Du Pré, la
Guerre des Six Jours de juin 196726 était sur le point d’éclater. Des personnalités
artistiques et politiques assistèrent à son mariage, tel le fondateur de l’État d’Israël,
David Ben Gourion27. Une déclaration28 de la Première Ministre israélienne Golda
Meir suite au Septembre Noir en 197029 constitua un élément déterminant dans sa
pensée. Il réalisa que, contrairement à l’opinion communément partagée, la
Palestine n’était pas une « terre vide » et que beaucoup de Palestiniens avaient été
forcés à partir. L’idéal socialiste lui sembla lointain et il s’offusqua du mépris porté
aux Palestiniens. Barenboïm se sentira dès lors profondément et personnellement
concerné par le conflit israélo-palestinien, au point qu’il deviendra citoyen
d’honneur palestinien en 2008.
Rapidement, ses concerts l’entraînèrent à beaucoup voyager et à cultiver
ses multiples attachements et son identité plurielle. Après avoir dirigé l’Orchestre
de Paris de 1975 à 1989, il vécut aux États-Unis où il dirigea l’Orchestre
Symphonique de Chicago de 1991 à 2006. Il retourna ensuite sur le continent
européen pour devenir le directeur artistique de la Scala de Milan de 2011 à 2016.
Il est également, depuis 1992, le directeur musical de l’Opéra d’État Unter den
Linden à Berlin et de son orchestre la Staatskapelle, dont il fut nommé chef à vie en
2000. Actuellement, il réside principalement dans la capitale allemande.
c) Barenboïm, symbole d’une réconciliation israélo-palestinienne tant espérée ?
Le 13 janvier 2008, Barenboim reçu publiquement un passeport
palestinien des mains des autorités palestiniennes à l’issue d’un récital donné à
Ramallah. L’ambassadeur palestinien aux Nations unies lui avait proposé ce
passeport devant l’ambassadeur israélien à l’ONU, alors qu’il allait diriger le West-
Eastern Divan Orchestra pour un concert en l’honneur du départ du Secrétaire
général Kofi Annan en 2006. L’acceptation de cette offre provoqua de vives
réactions en Israël, en particulier au sein du parti Shass, un parti ultra-orthodoxe.
Son président, Yaacov Mergui, demanda à ce que lui soit retirée immédiatement sa
nationalité israélienne, s’exprimant en ces termes : « C’est une honte pour l’État
26 Entre le 5 et le 10 juin 1967, l’armée israélienne défait les armées égyptiennes, syriennes et jordaniennes
et prend contrôle de la Bande de Gaza et de la péninsule du Sinaï, le plateau du Golan, la Cisjordanie et
Jérusalem-Est. Cette attaque se veut une réponse au blocus du détroit de Tiran aux navires israéliens par
l’Egypte. Aujourd’hui, Israël s’est retiré du Sinaï et de la Bande de Gaza mais le Golan et Jérusalem-
Est sont toujours annexés, et une partie de la Cisjordanie occupée. 27 Premier ministre israélien de 1948 à 1953 puis de 1955 à 1963. 28 Il se rappelle dans un article qu’il écrivit, paru dans Le Monde du 23 juillet 2008 (disponible au lien
suivant : http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/07/23/qu-israeliens-et-palestiniens-aient-le-
courage-d-affronter-le-passe_1076351_3246.html ) qu’elle s’exprima ainsi : « Qu’est-ce qu’on a à nous
parler des Palestiniens ? C’est nous le peuple palestinien ! » Dernière consultation le 14/08/16 29 Le 12 septembre 1970, le Roi Hussein de Jordanie déclenche des opérations militaires contre les
combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) suite à plusieurs tentatives
palestiniennes de le renverser, avec l’aide dans une certaine mesure de l’armée syrienne. Les principales
victimes furent des civils palestiniens tués par milliers. Les combats se poursuivent jusqu’en juillet 1971
où Yasser Arafat (le chef de l’OLP) et ses combattants sont expulsés par la force et trouvent refuge au
Liban.
http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/07/23/qu-israeliens-et-palestiniens-aient-le-courage-d-affronter-le-passe_1076351_3246.htmlhttp://www.lemonde.fr/culture/article/2008/07/23/qu-israeliens-et-palestiniens-aient-le-courage-d-affronter-le-passe_1076351_3246.html
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d’Israël. Je suis sûr que pour les citoyens israéliens, Barenboïm a perdu le droit
moral d’être un Israélien »30.
Barenboïm s’estima honoré de cette l’offre qui représentait pour lui la
preuve que la coexistence entre Palestiniens et Israéliens était envisageable. Il
devenait ainsi le symbole d’une réconciliation possible31.
d) Barenboïm, un acteur transnational
Barenboïm semble une parfaite illustration du citoyen du monde : un
citoyen mobile à l’identité plurielle. Il s’exprime dans pas moins de six langues
(espagnole, hébraïque, anglaise, française, italienne et allemande) et dispose des
quatre nationalités évoquées précédemment (argentine, israélienne, espagnole et
palestinienne). Il s’enrichit de différentes cultures qui constituent autant de sources
de réflexion. Son parcours transnational porte une pensée qui se veut elle aussi
internationale. Nous pouvons citer le propos de Denis-Constant Martin dans À la
quête des OPNI (objets politiques non identifiés). Comment traiter l’invention du
politique ?32, article dans lequel il met en relation la définition et la perception
qu’entretient un individu vis-à-vis de son identité avec sa conception du politique.
Ainsi, les multiples appartenances culturelles de Barenboïm peuvent expliquer sa
vision d’une politique transnationale détachée de tout nationalisme exacerbé.
Barenboïm se perçoit comme un citoyen du monde et en cela il défend une politique
– en particulier au sujet du conflit israélo-palestinien (cf. infra) – qui s’accorde avec
des valeurs universelles. Pour Denis-Constant Martin, « nul individu ne saurait se
contenter d’une identité et d’une seule ; il en cumule toujours plusieurs, qui peuvent
se combiner ou rester relativement distinctes, qu’il active ou met sous le boisseau
selon les situations, selon ses aspirations et ses stratégies pour les satisfaire »33.
Barenboïm use à bon escient de ses différents passeports pour porter ses projets en
Europe et au Moyen-Orient.
Les différents cercles d’identité – pour reprendre le terme de Denis-
Constant Martin dans le même article – de Barenboïm conditionnent, à des degrés
divers, la pensée de ce dernier. Par exemple, son enfance entourée de sionistes
socialistes et idéalistes contribua sans doute à son attachement aux valeurs
fondamentales d’Israël et à sa critique des politiques actuelles des gouvernements
israéliens à l’égard des Palestiniens. Ainsi, la famille, les amitiés, les langues, les
communautés ethniques ou religieuses et les activités pratiquées sont autant
d’éléments constitutifs de l’identité. Chacun de ces éléments instille
« l’attachement à certaines valeurs, [favorise] l’acquisition de modèles
30 Cité dans : Celmar ETIENNE, « Horizons et coups de cœur (ou de gueule): Barenboïm: Un symbole
concret d’harmonie », http://marcelthiriet.blogspot.fr/2009/02/barenboim-un-symbole-concret-
dharmonie_22.html, Dernière consultation le 5/08/16 31 Barenboïm s’exprime à ce sujet dans un entretien réalisé par Jean Daniel et Jacques Drillon pour le
Nouvel Observateur, n°2259, 21/02/2008, cf. lien suivant : http://www.france-palestine.org/Daniel-
Barenboim-Pourquoi-je-suis Dernière consultation le 14/08/16 32 Denis-Constant MARTIN, « À la quête des OPNI (objets politiques non identifiés). Comment traiter
l’invention du politique ? », pp. 805-806, Revue française de science politique, 1989, vol. 39, no 6, pp.
793-815. 33 Denis MARTIN et FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES (dir.), Sur la piste des OPNI (objets
politiques non identifiés), Paris, Karthala, Recherches internationales, 2002, p. 91
http://marcelthiriet.blogspot.fr/2009/02/barenboim-un-symbole-concret-dharmonie_22.htmlhttp://marcelthiriet.blogspot.fr/2009/02/barenboim-un-symbole-concret-dharmonie_22.htmlhttp://www.france-palestine.org/Daniel-Barenboim-Pourquoi-je-suishttp://www.france-palestine.org/Daniel-Barenboim-Pourquoi-je-suis
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d’interprétation du politique […] ; certains constituent en même temps des lieux de
sociabilité où s’échangent connaissances, sentiments, hypothèses explicatives »34.
En ce qui concerne Daniel Barenboïm, la musique et les ensembles musicaux
constituent des espaces où peuvent se transmettre des valeurs et des idéaux,
participant à la construction d’une identité.
B/ La musique comme art de vivre
La musique représente chez Barenboïm un élément constitutif primordial
de son identité. Son premier ouvrage, Une vie en musique35, met en évidence
l’omniprésence de la musique dans sa vie : « J’ai souvent observé que la musique
reste avec moi, même dans des situations qui ne sont ni directement ni indirectement
connectées à elle. Et je n’ai jamais ressenti le besoin de mettre la musique de côté.
[…]. La musique est mon fidèle compagnon »36. Sa passion pour la musique ne se
retrouve pas uniquement dans le domaine professionnel – particulièrement
productif chez le pianiste. Il ne se contente pas d’avoir de la musique dans sa vie,
mais vit sa vie en musique – d’où le titre de l’ouvrage évoqué (cf. supra). La
dimension globale que revêt pour lui la musique se traduit dans le titre d’autres
ouvrages encore, tels que La musique éveille le temps ou La musique est un tout. Le
chef d’orchestre développera tout au long de son parcours une vision de la musique
comme art de vivre et comme art de vivre-ensemble.
Barenboïm émet un double et amer constat : la musique est, dans nos
sociétés actuelles, à la fois partout et nulle part. Partout car on l’utilise comme fond
sonore dans nombre de lieux (transports, salles d’attente, ascenseurs…) et pour
nombre d’activités (sport, travail, divertissement…). Le développement
technologique permet un accès permanent à la musique et les jeunes générations
sont particulièrement concernées. Ceci a pour conséquence que nous entendons la
musique sans vraiment l’écouter, ce qui est inconcevable pour Barenboïm. Il note
que l’ « industrie discographique a engendré une espèce d’auditeurs généralement
distraits, qui ont la possibilité d’écouter de la musique en tout lieu et à tout moment,
même quand ils sont occupés à autre chose »37. Pour le pianiste, une œuvre
musicale requiert une concentration et une disposition totales de celui qui l’écoute.
Omniprésente dans la vie quotidienne, la musique est paradoxalement
également absente car délaissée par le système éducatif. Barenboïm exige une
écoute attentive de la musique mais ne souhaite pas pour autant qu’elle constitue
l’unique apanage de savants isolés dans leur tour d’ivoire. L’importance que
Barenboïm confère à la musique justifie au contraire qu’elle devienne une
composante essentielle de l’éducation collective. La musique tient une place aussi
importante que la littérature et les mathématiques par exemple, deux matières avec
34 Denis-Constant MARTIN, « À la quête des OPNI (objets politiques non identifiés). Comment traiter
l’invention du politique ? », p. 806, Revue française de science politique, 1989, vol. 39, no 6, pp.
793‑ 815. 35 Daniel BARENBOIM et Michael LEWIN, Une vie en musique, Paris, P. Belfond, 1992. 36 Daniel BARENBOIM, Michael LEWIN, Phillip HUSCHER et Daniel BARENBOIM, A life in music, 1st Arcade
ed., New York, Arcade Pub. : Distributed by AOL Time Warner Book Group, 2003, p. IX 37 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout, op. cit, p. 30
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lesquelles elle entretient par ailleurs des liens étroits. Le pianiste préconise de ne
pas dissocier la musique de notre univers intellectuel car elle constitue une source
d’enrichissement et de réflexion, et même une véritable école de la vie38.
Barenboïm souhaite dépasser la seule dimension esthétique de la musique,
aussi essentielle soit-elle. Le musique offre davantage que l’évasion et le plaisir :
elle « est infiniment plus grande et plus riche que ce que notre société veut qu’elle
soit : elle n’est pas seulement belle, émouvante, réconfortante ou passionnée, même
si, à l’occasion, elle peut être tout cela. La musique est une partie essentielle de la
dimension physique de l’esprit humain »39. Elle devient un art de vivre, incluant
l’art de l’équilibre : « en musique, la négation de soi n’est pas un acte noble, [pas
plus] que l’arrogance [conduisant] à placer son propre ego et ses propres idées au-
dessus du contenu musical d’une œuvre. Comme bien d’autres circonstances de la
vie, il faut trouver un équilibre »40. La musique demande aussi un équilibre
permanent entre l’émotionnel et l’intellectuel – entre le cœur, l’estomac, et le
cerveau.
La musique est aussi l’art du dépassement. Elle permet de ressentir des
émotions fortes et parfois opposées sur une courte durée. Elle devient alors une
source d’inspiration nous guidant hors des cadres traditionnels de pensée et de
ressenti. A travers elle, il est possible de dire ce que les mots – limités dans leurs
associations – ne peuvent ou ne doivent exprimer41 : elle comprend alors une
dimension cathartique. Par ce qu’elle nous demande et ce qu’elle nous procure, la
musique nous donne accès à un imaginaire qui peut nous entraîner vers une pensée
plus visionnaire. Platon ne disait-il pas que « la musique donne une âme à nos
cœurs, des ailes à la pensée et un essor à l’imagination »42 ?
D’un art de vivre, la musique dépasse la seule métaphore pour devenir un
modèle de vivre-ensemble. Pour Barenboïm, parce qu’elle associe étroitement
utopie et pragmatisme, la musique permet d’imaginer un modèle social alternatif
témoignant de la manière dont le monde pourrait et devrait fonctionner. Ce modèle
social peut devenir un modèle politique car Barenboïm considère que les nations
pourraient s’inspirer des leçons de la musique pour interagir plus facilement. En
effet, il estime que l’une des leçons les plus importantes de la musique consiste dans
l’acceptation de l’individualité et de la liberté de l’autre. La musique exige une
écoute totale de soi-même mais aussi des autres. Lorsque l’on joue à plusieurs, elle
nécessite de laisser chacun s’exprimer. Lorsque l’on joue seul, il s’agit de trouver
un juste équilibre entre les différentes voix : l’une ne peut écraser l’autre. Les
différents éléments sont chacun indispensables mais aussi interdépendants et
doivent savoir coexister mais aussi s’effacer pour atteindre un objectif supérieur.
C’est typiquement le travail qu’effectue un orchestre où chaque musicien compte
mais doit savoir former un tout avec les autres. On retrouve cette même idée dans
38 Barenboïm n’est bien entendu pas le seul musicien à tenir ce propos. A titre d’exemple, se référer à une
interview du chef d’orchestre Riccardo Muti : http://www.lexpress.fr/culture/musique/riccardo-muti-la-
musique-c-est-une-ecole-de-la-vie-en-societe_1069416.html Dernière consultation le 10/08/16 39 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout : éthique et esthétique, Saint-Amand-
Montrond (Cher), Fayard, 2014, p. 39 40 Idem, p. 13 41 Barenboïm s’exprime ainsi : « Je n’ai jamais été capable de m’exprimer aussi pleinement avec des mots
qu’en musique », dans Daniel BARENBOIM et Elena CHEAH, Everything is connected, op. cit. 42 PLATON, poème « La musique »
http://www.lexpress.fr/culture/musique/riccardo-muti-la-musique-c-est-une-ecole-de-la-vie-en-societe_1069416.htmlhttp://www.lexpress.fr/culture/musique/riccardo-muti-la-musique-c-est-une-ecole-de-la-vie-en-societe_1069416.html
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le contrepoint, véritable essence de la musique pour Barenboïm. Le contrepoint
consiste à faire dialoguer un thème avec un autre énoncé simultanément, ou bien à
commenter le premier thème avec d’autres éléments, toujours simultanément. Si un
élément est déconnecté des autres, la cohérence et la dimension complexe de
l’œuvre dans son ensemble disparaissent. L’image du contrepoint peut être utilisée
pour décrire un modèle de société harmonieuse où chaque voix compte mais
n’écrase pas les autres.
En musique, la liberté ne va pas sans la responsabilité d’en faire bon usage.
Ainsi, pour le pianiste, on « parle souvent de liberté quand on disserte sur les
différentes façons d’interpréter la musique : comme dans la vie, la liberté doit ici
aller de pair avec la responsabilité d’en faire un usage honnête et moral »43.
En musique comme en politique il existe une hiérarchie des voix. La musique nous
enseigne que les voix secondaires ne sont pas moins importantes que les voix
principales. De même qu’une majorité dans un pays ne doit pas écraser une minorité
(ni l’inverse), la première voix en musique ne saurait écraser la seconde. Il
s’effectue un échange permanent d’énergie entre les différentes voix permettant
l’énonciation d’éléments subversifs par les voix secondaires.
La musique enseigne aussi l’exigence, non seulement technique mais
également éthique. Elle requiert une exigence envers soi-même et vis-à-vis du texte
musical et n’accepte ni compromission, ni triche, ni hypocrisie. L’investissement
du musicien dans une œuvre doit être total et sincère. Pour cela, le musicien doit
constamment se poser des questions afin d’éviter le superflu, l’inapproprié ou la
manipulation. On perçoit chez Barenboïm une critique implicite des acteurs
politiques, caractérisés par un usage permanent du compromis.
La musique enseigne également la patience. Elle demande au musicien, et au chef
d’orchestre en particulier, de savoir « entendre au loin »44, c’est-à-dire de renoncer
à ce qui peut paraître indispensable dans l’immédiat, pour penser au long terme.
Barenboïm effectue un parallèle entre l’homme politique Willy Brandt, qu’il
considérait comme un visionnaire, et le chef d’orchestre : « Willy Brandt acceptait
de prendre des mesures apparemment impopulaires pour atteindre des objectifs de
long terme. Un bon chef d’orchestre doit lui aussi savoir prendre ses décisions
musicales sans viser un succès rapide et populaire auprès du public et des
musiciens, mais dans le cadre d’une stratégie à long terme »45. Il relève que cette
vision sur le long terme devrait guider Israël dans sa politique concernant les
Palestiniens, considérant que ce qui semble en ce moment indispensable à l’État
hébreu finira par contribuer à sa perte.
Ainsi, la musique nous permet d’entretenir un double rapport au monde,
paradoxe que relève Barenboïm dans La musique est un tout : « la musique nous
donne la possibilité d’oublier la laideur du monde mais [elle] nous rend également
capables de comprendre le monde et ses atrocités, et de les transcender »46. On
43 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout : éthique et esthétique, Saint-Amand-
Montrond (Cher), Fayard, 2014, p. 21 44 En allemand « fernhören », expression du chef d’orchestre Furtwängler que Barenboïm cite dans : Ibid.
p. 88 45 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout, op. cit, p. 71 46 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout, op. cit, p. 82
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23
décrit souvent la musique comme un langage universel métaphysique, que chacun
peut utiliser et comprendre. Ce langage permet de passer outre les différences
identitaires – nationalité, culture, religion, époque – parfois crispées et sources de
conflit47, et « d’exprimer le potentiel d’une humanité qui sait dépasser ses propres
limites. [Ce langage] a la capacité de mettre en relation les êtres humains, sans
distinction de sexe, de race ou de nationalité »48. La musique en tant qu’instrument
de compréhension entre les hommes revêt donc une dimension politique. La
démarche de Barenboïm à ce sujet intéressa des acteurs politiques tels que Richard
von Weizigsäcker, Président fédéral allemand de 1984 à 1994 : « J’ai vu à plusieurs
reprises comment, par la musique et grâce au média qu’est la musique, il a cherché
à surmonter des problèmes d’ordre politique »49.
Cette approche ambitieuse de la musique que défend le chef d’orchestre
comprend des limites qu’il a l’honnêteté de reconnaître : « aucune sonate, aucune
symphonie, aucun opéra ne peut combler l’abîme entre deux peuples50 qui ne sont
pas prêts à faire le nécessaire pour se rapprocher l’un de l’autre »51. Mais en nous
enseignant « qu’il n’existe rien qui ne contienne son parallèle ou son contraire, [et]
même si elle est incapable de régler le moindre problème, [la musique] peut nous
apprendre à réfléchir »52. Elle constitue ainsi pour le pianiste une source
d’inspiration pour devenir un citoyen actif.
2) La rencontre déterminante avec Edward
Saïd
47 Cela ne signifie pas que la musique n’est pas utilisée parfois pour célébrer une identité particulière, les
hymnes nationaux constituent une illustration de musique portant un message non universelle. 48 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout, op. cit, p. 35 49 Les voies de la musique avec Daniel Barenboïm, Musique et Politique, Smaczny, 2005, Arte, disponible
sur YouTube : https://www.YouTube.com/watch?v=-8Ovg1v7F98 50 Barenboïm fait ici allusion précisément aux peuples palestinien et israélien. 51 Daniel BARENBOIM et Laurent CANTAGREL, La musique est un tout, op. cit, pp. 90-91 52 « La musique, prélude à la paix, par Daniel Barenboïm », Le Monde.fr, 18 août
2006,http://www.lemonde.fr/idees/article/2006/08/18/la-musique-prelude-a-la-paix-par-daniel-
barenboim_804495_3232.html Dernière consultation le 03/08/16
https://www.youtube.com/watch?v=-8Ovg1v7F98
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Edward Saïd et Daniel Barenboïm se rencontrèrent par hasard en 1993 à
Londres, alors qu’ils logeaient dans le même hôtel. Daniel Barenboïm se trouvait
dans la capitale anglaise pour enregistrer les concertos pour piano de Mozart avec
l’English Chamber Orchestra, et Edward Saïd donnait un cours magistral à la BBC53
– Representation of the Intellectual. Saïd se présenta à Barenboïm dont il avait
acheté une place pour son prochain récital à Londres54, et dont il venait d’acheter le
récent ouvrage55. Barenboïm connaissait également Saïd – « Je savais bien sûr qui
il était »56. Dès cette première rencontre, les deux hommes lièrent une amitié
profonde et échangèrent autour de sujets variés, entre deux enregistrements pour
l’un, et deux conférences pour l’autre. Edward Saïd résuma ainsi leur première
rencontre lors d’une interview57 donnée à la National Public Radio (États-Unis) en
2002, à laquelle participait également Daniel Barenboïm : « Nous passâmes le plus
grand temps du weekend à discuter et parler, et à aller à un restaurant libanais qui
était à côté et, nous devînmes rapidement des amis ». Daniel Barenboïm déclara
quant à lui qu’il « [savait] combien [Saïd] était cultivé et intelligent, et en plus de
cela [il] le [trouvait] extrêmement charmant et d’une plaisante compagnie […].
[Ils passèrent] alors autant de temps que possible ensemble à ce moment-là, et […]
depuis ce moment-là ».
Cette interview met en lumière le respect mutuel que se portaient les deux
hommes. Chacun jouissait d’une reconnaissance internationale dans son domaine,
Barenboïm en tant que pianiste et chef d’orchestre, Edward Saïd en tant que penseur
défendant la cause palestinienne, critique littéraire, et écrivain de L’orientalisme58.
Leur amitié se construisit sur une admiration réciproque et se développa autour
d’intérêts communs. Pendant environ dix ans, ils formèrent un tandem singulier
porteur de réflexion et de projets.
A/ La formation d’un couple…
L’utilisation du terme « couple » s’appuie sur l’ouvrage collectif Building
sustainable couples in international relations59 dirigé par Brigitte Vassort-Rousset.
Cet ouvrage « applique la métaphore domestique des « couples » à la coopération
53 Six épisodes d’environ trente minutes, disponibles à ce lien :
http://www.bbc.co.uk/programmes/p00gmx4c Lors de ma dernière consultation, le 4/08/16, les vidéos
n’étaient pas disponibles en ligne. Elles restent en revanche accessibles après téléchargement sur le
même site internet. 54 Barenboïm jouait le surlendemain le premier concerto de Bartok sous la direction de Pierre Boulez. 55 Une vie en musique, Barenboïm, Belfond, 1992, 242p. (ISBN 978-2714428837) 56 Barenboïm and Said, ‘Parallels and Paradoxes’, A unique intellectual collaboration between scholar,
musician, December 28, 2002, Weekend Edition Saturday, NPR: 57 Barenboïm and Said, ‘Parallels and Paradoxes’, A unique intellectual collaboration between scholar,
musician, December 28, 2002, Weekend Edition Saturday, NPR:
http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575 Dernière consultation le 02/08/16 58 Edward W SAID, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 1980. 59 Brigitte VASSORT-ROUSSET (dir.), Building sustainable couples in international relations, op. cit.
http://www.bbc.co.uk/programmes/p00gmx4chttp://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575
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pacifique entre deux acteurs internationaux à différents niveaux, et vise à
déterminer les rôles clés […] dans la construction d’une telle relation et ses
aboutissements en politique étrangère dans une période de déficit aigu de confiance
dans les affaires internationales »60. La question centrale parcourant l’ouvrage peut
se résumer ainsi : « sous quelles conditions des couples internationaux réussissent
ou échouent à promouvoir une coopération pacifique ? »61. Ces couples peuvent
être constitués non seulement d’État s ou de gouvernements, mais aussi d’autres
acteurs de la « société internationale »62, dans notre cas, un artiste et un intellectuel.
De même que l’ouvrage cité, nous nous inscrivons dans un dépassement d’une
approche réaliste classique des relations internationales. Ainsi, le concept d’amitié
devient pertinent63. Nous identifions par conséquent le tandem Barenboïm-Saïd
comme un couple, et nous nous attacherons dans un second temps à étudier
comment ce couple devint un acteur des relations internationales.
La notion de couple introduit une dimension humaine : Barenboïm et Saïd
ne sont pas des alliés mais des amis, ce qui implique d’autres règles. Nous ne nous
situons pas ici dans le cas d’un couple étatique tel le couple franco-allemand. Dans
un cadre étatique, le couple cherche à augmenter sa puissance et à satisfaire ses
intérêts grâce à l’autre mais revêt également une dimension subjective, ce qui le
distingue de l’alliance stratégique. L’étude du couple dans les relations
internationales au niveau étatique demande, comme le rappelle Frédéric Ramel,
d’inclure en plus des facteurs psychologiques l’étude du contexte international et
des « propriétés régionales qui influencent la coopération bilatérale »64. Bien que
nous situant au niveau individuel, nous prendrons également en compte le contexte
international et régional pour analyser le couple Barenboïm-Saïd. Nous y ajouterons
la prise en compte du contexte personnel des deux hommes.
a) Une passion commune pour la musique classique65 occidentale
C’est d’abord autour d’une même passion pour la musique66 – celle dite
60 Ibid. p. 1 61 Idem 62 Idem 63 Brigitte Vassort-Rousset cite les travaux de Roshchin, Berenskoetter, Vion et Oelsner dans Brigitte
VASSORT-ROUSSET (dir.), Building sustainable couples in international relations, op. cit. p. 2 64« The Divan Orchestra: Mutual Middle-Range Transformation », Frédéric RAMEL, dans Brigitte VASSORT-
ROUSSET (dir.), Building sustainable couples in international relations, op. cit. p. 210 65 L’adjectif « classique » sera entendu dans son sens courant et ne renvoie pas à une période précise de
l’histoire de la musique, le répertoire de Barenboïm - et de Saïd - s’étendant de J.-S. Bach (musique dite
baroque) à Dutilleux (musique dite contemporaine). 66 Pour plus de détails sur les liens de Saïd à la musique, cf. Sonia DAYAN-HERZBRUN, « Edward Said, ou
la musique comme élaboration », Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. Mis à jour le
30/05/2011, http://revues.mshparisnord.org/filigrane, URL complète en biblio.
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savante occidentale – que se construisit l’amitié entre les deux hommes. Edward
Saïd, davantage connu pour ses réflexions politiques sur le conflit israélo-
palestinien – et plus largement sur le Moyen-Orient – et ses critiques littéraires,
jouait également du piano67 et écrivait des critiques musicales68. Il déclara dans une
interview en 200269 : « Pour être honnête avec vous, principalement, c’est le fait
que nous soyons tous les deux passionnés par la musique. Je veux dire, Daniel,
après tout, est l’un des plus grands musiciens du XXème et XXIème siècle et je suis un
admirateur de son jeu au piano et de sa direction ».
En plus d’être tous deux musiciens, ils partageaient également une même
vision de la musique : bien qu’inscrite dans le contexte précis de son écriture, elle
peut transcender celui-ci pour atteindre des personnes d’époques et de lieux
différents. Les deux hommes reconnaissaient dans l’universalité du langage musical
un moyen de dépasser les identités nationales. Ils considéraient la musique savante
occidentale comme particulièrement porteuse d’idéaux universels70.
Pour les deux amis, la musique offre une dialectique intéressante entre
l’individuel et le collectif, aussi bien dans sa pratique que dans son écoute. En effet,
la musique constitue un espace complexe où se mêlent d’une part le ressenti
émotionnel et spirituel individuel – intime et autonome –, d’autre part le ressenti et
les valeurs collectifs. Cet espace permet aux individus d’échanger leur expérience
du monde et de réfléchir à leur identité. Comme l’exprime Joëlle Caullier dans son
article « L’individuel et le collectif dans l’art », « l’art se révèle ainsi capable de
valoriser l’intimité et la solitude de l’être tout en le reliant, par le partage
d’expériences fondatrices, à la communauté des hommes, à leurs rêves, à leurs
projets et à leurs actions collectifs ». La musique revêt ainsi la « capacité [d’] unir
individu et collectif dans l’expérience enrichie d’un monde partagé, rêvé tout
autant que vécu »71.
Enfin, les deux amis estiment que l’écoute de la musique doit être active
et regrettent une utilisation courante de la musique comme simple bruit de fond. Le
spectateur d’un concert se doit d’être un agent actif se laissant plonger totalement
dans l’écoute d’une œuvre musicale.
b) Deux identités complexes
Ni Daniel Barenboïm ni Edward Saïd ne possèdent une seule nationalité :
67 Il y fut initié par sa mère à qui il était profondément attaché et à qui il dédia Musical Elaborations 68 Il fut ainsi le critique musical de The Nation pendant plusieurs années, ainsi que du New Yorker, du New
York Times et du Washington Post, et écrivit des ouvrages sur la musique tels que Music at the
limits, New York, Columbia University Press, 2008, 344p. 69 Barenboïm and Said, ‘Parallels and Paradoxes’, A unique intellectual collaboration between scholar,
musician, December 28, 2002, Weekend Edition Saturday, NPR:
http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575 Dernière consultation le 02/08/16 70 Barenboïm et Saïd se réfèrent sans cesse à la musique savante occidentale qui semble pour eux dominer
les autres styles de musique, bien qu’ils ne l’aient jamais exprimé en ces termes. Edward Saïd se serait
même profondément ennuyé étant adolescent à un concert de la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum,
icône du monde arabe. 71 Joëlle CAULLIER, « L’individuel et le collectif dans l’art », Filigrane. Musique, esthétique, sciences,
société. Mis à jour le 08/12/2011 http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=241
http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575
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Edward Saïd détenait la double nationalité palestinienne et américaine, et Daniel
Barenboïm possède les quatre passeports déjà évoqués (cf. supra). L’un comme
l’autre voyagèrent beaucoup et présentent des identités complexes. Nous avons déjà
rappelé brièvement le parcours de Barenboïm (cf. supra).
Edward Saïd naquit à Jérusalem en 1935 – en Palestine mandataire à
l’époque – d’un père palestinien qui était également citoyen américain, et d’une
mère née à Nazareth dans une famille libanaise. Pendant son enfance et son
adolescence, il vécut entre Jérusalem et Le Caire. Puis, à l’âge de quinze ans, ses
parents l’inscrivirent dans une école préparatoire privée au Massachussetts. Il obtint
par la suite sa licence à l’université de Princeton, puis sa maîtrise et son doctorat à
Harvard. Il rejoignit ensuite l’université Columbia en 1963 où il enseigna jusqu’à
son décès en 2003.
Les deux hommes sont polyglottes : Edward Saïd parlait arabe, anglais et
français, et lisait l’espagnol, l’allemand, l’italien et le latin ; Daniel Barenboïm parle
espagnol, hébreu, anglais, français, allemand et italien.
Étudier le parcours et les actions de Daniel Barenboïm et d’Edward Saïd
permet de réfléchir à l’idée de dépassement d’une identité nationale – identité
délimitée, d’un point de vue territorial par exemple – pour développer une identité
complexe et transnationale. Les deux hommes pourraient être considérés comme
une préfiguration du citoyen de demain, assumant ses appartenances multiples,
mobile et connecté.
Les deux amis semblaient étrangers partout, Barenboïm dans le cadre de
ses nombreux voyages dans sa vie professionnelle, Saïd dans sa posture d’exilé d’un
peuple sans État. Saïd grandit dans un cadre particulier : sa famille était
palestinienne en Egypte, protestante dans un pays majoritairement musulman et
dont la minorité chrétienne est copte, et possédait par ailleurs des passeports
américains. Tout au long de sa vie, il se dira « exilé permanent »72, comme Adorno
dont il se disait le dernier disciple. Barenboïm partageait cette perception, comme
le démontre son propos lors d’une interview à Pilas en 201073 : « Quand nous avons
commencé à travailler ensemble avec Edward Saïd, nous avons été très conscients
du fait que nous étions comme en exil ».
Mais les deux hommes avaient en commun de refuser une logique
identitaire compartimentée. Ainsi, Scott Simon demanda à Barenboïm, dans une
interview sur NPR en 200274, s’il pouvait se pencher sur l’une de ses personnalités.
Barenboïm refusa, ne souhaitant pas effectuer de catégorisation entre ses différentes
nationalités et identités. Celles-ci forment un tout et sont cumulatives. Nous
pouvons les inscrire ici dans la pensée qu’Ulrich Beck développe dans Qu’est-ce
que le cosmopolitisme ?75. L’auteur émet une critique des nationalismes du XXIème
siècle qu’il décrit comme introvertis et ne comprenant pas comment la
72 À ce sujet, se référer à son ouvrage : Edward W. SAID, Out of place: a memoir, 1. Vintage Books ed. [of
the] 1. ed., New York, Vintage Books, 2000. Saïd est par ailleurs considéré comme l’un des piliers si ce
n’est le fondateur des études postcoloniales qui développent les concepts d’exil, de migration, de
déplacement, d’errance et de déterritorialisation. 73 Lieu de résidence du West-Eastern Divan Orchestra créé par Barenboïm et Saïd, cf. infra 74 Barenboïm and Said, ‘Parallels and Paradoxes’, A unique intellectual collaboration between scholar,
musician, December 28, 2002, Weekend Edition Saturday, NPR :
http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575 Dernière consultation le 02/08/16 75 Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme?, op. cit.
http://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=892575
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mondialisation abolit et recompose les distinctions. Il propose de changer de
posture vis-à-vis du nationalisme qui est perçu comme excluant. Ainsi, il souhaite
remplacer la logique du « ou bien - ou bien » par celle du « et - et ». Pour l’exprimer
autrement, il s’agit de remplacer une vision des identités exclusives les unes des
autres par une vision des identités cumulatives. Barenboïm et Saïd partageaient
cette approche d’une identité multiple ne se réduisant pas à la nationalité. Ils
rejetaient comme Ulrich Beck une approche par catégories exclusives – approche
prédominante en sociologie classique. Tout comme leur identité, leur action
s’inscrira elle dans une volonté de lutter contre un repli identitaire et
communautaire.
Les deux hommes tournèrent leur posture d’étrangers en un atout. Pour
Saïd, l’exil, certes déstabilisant, dépassait l’angoisse qu’il pouvait créer pour
devenir une source de créativité. Dans cette même interview, Scott Simon, après
avoir évoqué les vies mobiles des deux hommes, demanda aux deux hommes s’il
était possible que l’une des choses qu’ils partageaient était de savoir ce que cela
faisait de se sentir étranger. La réponse d’Edward Saïd fut la suivante :
« Je ne pense pas que le fait d’être un étranger soit aussi
confinant qu’il n’y paraisse parfois. Cela signifie juste que vous
pouvez vous sentir chez vous dans plusieurs environnements
plutôt que dans un seul exclusivement. Et, je pense que Daniel en
particulier, a cette extraordinaire habilité. […] Il est très