Daney Le Travelling de Kapo Trafic 4
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J'aime lesfilms qui me font rver, mais je n'aime pas
qu'on rve ma place.
Georges Franju
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Fondateur Serge Daney
Comit Raymond Bellour, Jean-Claude Biette,
Sylvie Pierre, Patrice Rollet
Secrtaire de rdaction Catherine Boulgue
Maquette Paul-Raymond Cohen
Revue publie avec le concours du Centre National des Lettres
En couverture L'Etoile cache de Ritwik Ghatak (photo Marie Fouque).
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TKAPC 4
Le travelling de Kapo par Serge Daney 5
Je vois seulement maintenant
( propos de quelques notes de Franz Kafka sur le cinma)
par Hans Zischler 20
Qu'advient-il des choses l'cran ? par Stanley Cavell 30
Mmo la Universal par Orson Welles
(Introduction par Jonathan Rosenbaum) 39
Los Angeles Triptych par John Dorr 53
Boulevards du crpuscule Journal de mixage par Edgardo Cozarinsky 58
L'trange vie de YKM. par Thomas Harlan 63
Le monde d'Ozu ou l'empire de la dcence par Sylvie Pierre 68
A perte de vue (sur l'histoire du cinma) par Jean-Louis Leutrat 88
Critique en mauvaise posture par Herv Gauville 101
Le film qu'on accompagne par Raymond Bellour 109A pied d'uure par Jean-Claude Biette 131
Notre frre Charlie par Henri Michaux 138
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@ Chaque auteur pour sa contribution, 1992.
@ P.O.L diteur, 1992, pour l'ensemble.
ISBN 2-86744-315-6
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Le travelling
de Kapo*par Serge Daney
u nombredesfilms queje n'aijamaisvus, il n'ya pas seulementOctobre,
LejourselveouBambi,ilyal'obscurKapo.Filmsurlescampsdeconcentration, tourn en 1960 par l'Italien de gauche Gillo Pontecorvo,Kapo ne fit pas date dans l'histoire du cinma. Suis-je le seul, ne l'ayantjamais vu,
nel'avoirjamais oubli? Carje n'ai pas vu Kapo et en mme temps je l'ai vu. Je
l'ai vu parce que quelqu'un avec des mots me l'a montr. Ce film, dont le titre,
tel un mot de passe, accompagna mavie de cinma,je ne le connais qu'travers un
court texte la critique qu'en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans les Cahiers du
cinma. C'tait le numro 120, l'article s'appelait De l'abjection, Rivette avait
trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais jamais avoir prononc le mot abjec-tion de ma vie.
Dans son article, Rivette ne racontait pas le film, il se contentait, en une phrase,
de dcrire un plan. La phrase, qui se grava dans ma mmoire, disait ceci Voyez
cependant, dans Kapo, le plan o Riva se suicide, en se jetant sur les barbels
lectrifis l'homme qui dcide, ce moment, de faire un travelling avant pour
recadrer le cadavre en contre-plonge, en prenant soin d'inscrire exactement la main
leve dans un angle de son cadrage final, cet homme n'a droit qu'au plus profond
mpris. Ainsi, un simple mouvement de camra pouvait-il tre le mouvement ne
pas faire. Celui qu'il fallait l'vidence tre abject pour faire. A peine eus-je
lu ces lignes que je sus que leur auteur avait absolument raison.
Abrupt et lumineux, le texte de Rivette me permettait de mettre desmots sur ce
visage-l de l'abjection. Ma rvolte avait trouv desmots pour se dire. Mais ily avait
plus. Il y avait que la rvolte s'accompagnait d'un sentiment moins clair et sans
doute moins pur la reconnaissance soulage d'acqurir ma premire certitude de
futur critique. Au fil des annes, en effet, le travelling de Kapo futmon dogme
Ce texte est le premier chapitre achev d'un livre de Serge Daney sur son exprience du cinma,
commenc l'automne 1990, et qu'il destinait ce numro de la revue.
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portatif, l'axiome qui ne se discutait pas, le point-limite de tout dbat. Avec
quiconque ne ressentirait pas immdiatement l'abjection du travelling de Kapo , je
n'aurais, dfinitivement, rien voir, rien partager.
Ce genre de refus tait d'ailleurs dans l'air du temps. Au vu du style rageur et
excd de l'article de Rivette, je sentais que de furieux dbats avaient dj eu lieu
et il me paraissait logique que le cinma soit la caisse de rsonance privilgie de
toute polmique. La guerre d'Algrie finissait qui, faute d'avoir t filme, avait
souponn par avance toute reprsentation de l'Histoire. N'importe qui semblait
comprendre qu'il puisse y avoir mme et surtout au cinma des figures tabou, des
facilits criminelles et des montages interdits. La formule clbre de Godard voyant
dans les travellings une affaire de morale tait mes yeux un de ces truismes sur
lesquels on ne reviendrait pas. Pas moi, en tout cas.
Cet article avait t publi dans les Cahiers du cinma, trois ans avant la fin de
leur priode jaune. Eus-je le sentiment qu'il n'aurait pu tre publi dans aucune
autre revue de cinma, qu'il appartenait au fonds Cahiers comme moi, plus tard, je
leur appartiendrais? Toujours est-il que j'avais trouv ma famille, moi qui en avais
si peu. Ainsi donc, ce n'tait pas seulement par mimtisme snob que j'achetais les
Cahiers depuis deux ans et que j'en partageais le commentaire bahi avec un
camarade Claude D. du lyce Voltaire. Ainsi, ce n'tait pas purelubie si, audbut
de chaque mois,j'allais coller mon nez la vitrine d'une modeste librairie de l'avenue
de la Rpublique. Il suffisait que, sous la bande jaune, la photo noir et blanc de la
couverture des Cahiers ait chang pour que le cur me batte. Maisje ne voulais pas
que ce soit le libraire qui me dise si le numro tait paru ou non. Je voulais le
dcouvrir par moi-mme etl'acheter froidement, la voix blanche, comme s'il se ft agi
d'un cahier de brouillon. Quant l'ide de m'abonner, elle ne m'effleura jamais
j'aimais cette attente exaspre. Que ce soit pour les acheter, puis pour y crire et
enfin pour les fabriquer, je pouvais bien rester la porte des Cahiers puisque, de
toute faon, les Cahiers c'tait chez moi.
Nous tions une poigne, au lyce Voltaire, tre entrs subrepticement en
cinphilie. Cela peut se dater 1959. Le mot cinphiletait encore guilleret mais
dj avec la connotation maladive et l'aura rance qui le discrditeraient peu peu.
Quant moi, je dus mpriser d'emble ceux qui, trop normalement constitus, se
gaussaientdj des rats de cinmathqueque nous allions devenir pour quelques
annes, coupables de vivre le cinma comme passion et leur vie par procuration. A
l'aube des annes 60, le cin-monde tait encore un monde enchant. D'un ct, il
possdait tous les charmes d'une contre-culture parallle. De l'autre, il avait cet
avantage d'tre dj constitu, avec une histoire lourde, des valeurs reconnues, lescoquilles du Sadoul cette Bible insuffisante une langue de bois et des mythes
tenaces, des batailles d'ides et des revues en guerre. Les guerres taient presque
finies et nous arrivions certes un peu tard, mais pas assez pour ne pas nourrir le
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projet tacite de nous rapproprier toute cette histoire qui n'avait pas encore l'ge dusicle.
Etre cinphile, c'tait simplement ingurgiter, paralllement celui du lyce, un
autre programme scolaire, calqu sur le premier, avec les Cahiers jaunes comme fil
rouge et quelques passeurs
adultes qui, avec la discrtion des conspirateurs, noussignifiaientqu'il y avaitbien l un monde dcouvriret peut-tre rien de moins que
le monde habiter. Henri Agel professeur de lettres au lyce Voltaire fut un de
ces passeurs singuliers. Pour s'viter autant qu' nous la corve des cours de latin,
il mettait aux voix le choix suivant ou passer une heure sur un texte de Tite-Live
ouvoir des films. La classe, qui votait pour le cinma, sortait rgulirement pensive
et pige du vtuste cin-club. Par sadisme et sans doute parce qu'il en possdait les
copies, Agel projetait des petits films propres srieusement dniaiser les adoles-
cents. C'tait Le Sang des btes de Franju et surtout, Nuit etBrouillard de Resnais.
C'tait donc par le cinma que je sus que la condition humaine et la boucherie
industrielle n'taient pas incompatibles et que le pire venaitjuste d'avoir lieu.
Je suppose aujourd'hui qu'Agel, pour qui Mals'crivait avec une majuscule, aimait
guetter sur le visage des adolescents de la classe de seconde B les effets de cette
singulire rvlation, car c'en tait une. Il devait y avoir une part de voyeurisme
dans cette faon brutale de transmettre, par le cinma, ce savoir macabre et
imparable dont nous tions la premire gnration hriter absolument. Chrtien
gure proslyte, militant plutt litaire, Agel montrait, lui aussi. Il avait ce talent.
Il montrait parce qu'il lefallait. Etparce quela culture cinmatographique au lyce,pour laquelle il militait, passait aussi par ce tri silencieux entre ceux qui n'oublie-
raient plus Nuit et Brouillard et les autres. Je ne faisais pas partie des autres .
Unefois, deux fois, trois fois, selon les caprices d'Agelet les cours de latin sacrifis,
je regardai les clbres empilements de cadavres, les cheveux, les lunettes et les
dents. J'entendis le commentaire dsol de Jean Cayrol dans la voix de Michel
Bouquet et la musique de Hanns Eisler qui semblait s'en vouloir d'exister. Etrangebaptme des images comprendre en mme temps que lescamps taient vrais et que
lefilm taitjuste. Et que le cinma lui seul ? tait capable de camper aux limites
d'une humanit dnature. Je sentais que les distances mises par Resnais entre le
sujet film, le sujet filmant et le sujet spectateur taient, en 1959 comme en 1955,
les seules possibles. Nuit et Brouillard, un beaufilm? Non, un film juste. C'est
Kapo qui voulait tre un beau film et qui ne l'tait pas. Et c'est moi qui ne ferais
jamais bien la diffrence entre le juste et le beau. D'o l'ennui, pas mme distin-
gu, qui fut toujours le mien devant les belles images.
Capt par le cinma, je n'avais pas eu besoin en plus d'tre sduit. Pas besoin
non plus qu'on me parle bb. Enfant, je n'ai vu aucun film de Walt Disney. De
mme que j'tais directement all l'cole communale, j'tais fier de m'tre vu
pargner la maternelle criarde des sances enfantines. Pire le dessin anim serait
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toujours pour moi autre chose que le cinma. Pire encore le dessin anim serait
toujoursun peu l'ennemi. Aucune belle image, afortiori dessine, ne me tiendrait
quitte de l'motion crainte et tremblement devant les choses enregistres. Et tout
cela qui estsi simple et qu'il me fallut des annes pour formulersimplement, devait
commencer sortir des limbes devant les images de Resnais et le texte de Rivette.N en 1944, deux jours avant le dbarquement alli, j'avais l'ge de dcouvrir en
mme temps mon cinma et mon histoire. Drle d'histoire que longtempsje ne crus
que partager avec d'autres avant de raliser bien tard que c'tait bel et bien la
mienne.
Que sait un enfant ? Et cet enfant Serge D. qui voulait tout savoir saufce qui le
regardait en propre ? Sur quel fond d'absence au monde la prsence aux images du
monde sera-t-elle plus tard requise? Je connais peu d'expressions plus belles que
celle de Jean Louis Schefer quand, dans L'Homme ordinaire du cinma, il parle des
films qui ont regard notre enfance. Car une chose est d'apprendre regarder les
films en professionnel pour vrifier d'ailleurs quecesont euxqui nous regardent
de moins en moins et une autre est de vivre avec ceux qui nous ont regards
grandir et qui nous ont vus, otages prcoces de notre biographie venir, dj
emptrs dans lesrets de notre histoire.Psychose, Ladolce vit, LeTombeau hindou,
Rio Bravo, Pickpocket, Autopsie d'un meurtre, Le Hros sacrilge ou, justement, Nuit
etBrouillard ne sontpas pourmoi desfilms comme lesautres. A la questionbrutale
est-ce que a te regarde ?, ils me rpondent tous oui.
Les corps de Nuit et Brouillard et, deux ans plus tard, ceux des premiers plans
d'Hiroshima mon amour sont de ces choses qui m'ont regard plus que je ne les
ai vues. Eisenstein a tent de produire de telles images mais Hitchcock, lui, y est
parvenu. Comment ce n'est qu'un exemple oublier la premire rencontre avec
Psychose ? Nous tions entrs en fraude au Paramount Opra et le film nous
terrorisait le plus normalement du monde. Et puis, vers la fin, il y a une scne sur
laquelle ma perception glisse, un montage la six quatre deux d'o n'mergentque des accessoires grotesques une robe de chambre cubiste, une perruque qui
tombe, un couteau brandi. A l'effroi vcu en commun succde alors le calme d'une
solitude rsigne le cerveau fonctionne comme un appareil de projection bis qui
laisserait filer l'image, laissant le film et le monde continuer sans lui. Je n'imagine
pas d'amour du cinma qui ne s'arc-boute sur le prsent vol de ce continuezsans
moi-l.
Cettat, qui ne l'a vcu ? Ces souvenirs-crans, qui ne les a connus ? Des images
non identifies s'inscrivent sur la rtine, des vnements inconnus ont fatalement
lieu, des mots profrs deviennentle chiffre secret d'un impossible savoir sur soi. Ces
moments de pas vu pas pris sont la scne primitive de l'amateur de cinma, celle
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o il n'tait pas alors qu'il ne s'agissait que de lui. Au sens o Paulhan parle de la
littrature comme d'une exprience du monde quand nous ne sommes pas l et
Lacan de ce qui manque sa place . Le cinphile ? Celui qui carquille en vain les
yeux mais qui ne dira personne qu'il n'a rienpu voir. Celui qui se prpare une vie
de regardeur professionnel. Histoire de faire son retard, de se refaire et de se
faire. Le plus lentement possible.
C'est ainsi que ma vie eut son point zro, seconde naissance vcue comme telle et
immdiatement commmore. La date est connue, et c'est toujours 1959. C'est
concidence ? l'anne du clbre Tu n'as rien vu Hiroshima de Duras. Nous
sortons d'Hiroshima mon amour, ma mre et moi, sidrs l'un et l'autre nous
n'tions pas les seuls parce que nous n'avions jamais pens que le cinma tait
capable de cela. Et sur le quai du mtro, je ralise enfin que face la question
fastidieuse laquelleje ne sais plus quoi rpondre Qu'est-ce que tu vas faire dans
la vie ? je dispose depuis quelques minutes d'une rponse. Plus tard , d'une
faon ou d'une autre, ce serait le cinma. Aussi n'ai-jejamais t avare de dtails sur
cette cin-naissance moi-mme. Hiroshima, le quai du mtro, ma mre, feu le
studio des Agriculteurs et ses fauteuils club seront plus d'une fois voqus comme le
dcor lgendaire de la bonne origine, celle qu'on se choisit.
Resnais est, je le vois bien, le nom qui relie cette scne primitive en deux ans et
trois actes. C'est parce que Nuit et Brouillard avait t possible que Kapo naissaitprim et que Rivette pouvait crire son article. Pourtant, avant d'tre le prototype
ducinaste moderne , Resnais fut pour moi un passeur de plus. S'il rvolutionnait,
comme on disait alors, le langage cinmatographique , c'est qu'il se contentait de
prendre son sujet au srieux et qu'il avait eu l'intuition, presque la chance, de
reconnatre ce sujet au milieu de tous les autres rien de moins que l'espce humaine
telle qu'elle tait sortie des camps nazis et du trauma atomique abme et dfigure.
Aussi y eut-il toujours quelque chose d'trange dans la faon dont je devins par la
suite le spectateurun peu ennuy des autres films de Resnais. Il me semblait que
ses tentatives de revitaliser un monde, dont lui seul avait enregistr temps la
maladie, taient voues ne produire que du malaise.
Ce n'est donc pas avec Resnais queje ferai le voyage ducinma moderne et son
devenir, plutt avec Rossellini. Pas avec Resnais que les leons de choses et de
morale seront apprises par cur et dclines, toujours avec Godard. Pourquoi?
D'abord, parce que Godard et Rossellini ont parl, crit, rflchi voix haute et que,
l'inverse, l'image de Resnais-statue du Commandeur, transi dans ses anoraks et
demandant juste titre mais en vain qu'on le croie quand il dclarait ne pastre
un intellectuel, finit par m'agacer. Me suis-je ainsi veng du rle que deux de ses
films avaient jou en lever de rideau de ma vie ? Resnais tait le cinaste qui
m'avait enlev l'enfance ou qui, plutt, avait fait de moi et pour trois dcennies, un
enfant srieux. Et c'tait justement celui avec lequel, adulte, je n'changerais jamais
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rien. Je me souviens qu'au terme d'un entretien c'tait pourla sortie de La vie est
un roman je crus bon de lui parler du choc d'Hiroshima monamour dans ma vie,
ce dont il me remercia avec un air pinc et lointain, comme sij'avais dit du bien de
son dernier impermable. Je fus vex mais j'avais tort les films qui ont regard
notre enfance ne sont pas partageables, mme avec leur auteur.
Maintenantquecette histoire est boucle et quej'aieu plusquemapart du rien
qu'ily avait voir Hiroshima,je me pose fatalement la question pouvait-il entre
autrement? Y avait-il, face aux camps, une autre justesse possible que celle de
l'anti-spectacle de Nuit et Brouillard ? Une amie voquait rcemment le documen-
taire de George Stevens, ralis la fin de la guerre, enterr, exhum, puis
rcemment montr la tlvision franaise. Premier film qui ait enregistr l'ouver-
ture des camps en couleurs et queses couleurs mmes font basculer sans abjection
aucune dans l'art. Pourquoi? La diffrence entre les couleurs et le noir et blanc?
Entre l'Amrique etl'Europe ? Entre Stevens et Resnais ?Ce qui estmagnifique dans
le film de Stevens, c'est qu'il s'agit encore d'un rcit de voyage la progression au
quotidien d'un petit groupe de soldats filmeurs et de cinastes flneurs travers
l'Europe dtruite, de Saint-L ras Auschwitz que nuln'a prvu et qui bouleverse
l'quipe. Et puis, me dit mon amie, les empilements de cadavres y ont une beaut
trange qui fait penser la grande peinture de ce sicle. Comme toujours, Sylvie P.
avait raison.
Ce queje comprends aujourd'hui, c'est que la beaut du film de Stevens est moins
le fait de la justesse de la distance trouve que de l'innocence du regard port. La
justesse est le fardeau de celui qui vient aprs; l'innocence, la grce terrible
accorde au premier venu. Au premier qui excute simplement lesgestes du cinma.
Il me faudrait le milieu des annes 70 pour reconnatre dans le Salo de Pasolini ou
mme leHitler de Syberberg l'autre sens du mot innocent . Moins le non-coupable
que celui qui, filmant le Mal, ne pense pas mal. En 1959, j'tais dj pris, petit
juste raidi dans sa dcouverte, dans le partage de la culpabilit de tous. Mais en
1945, il suffisait peut-tre d'tre amricain et d'assister, comme George Stevens ou
le caporal Samuel Fuller Falkenau, l'ouverture des vraies portes de la nuit,
camra la main. Il fallait tre amricain c'est--dire croire l'innocence foncire
du spectacle pour faire dfiler la population allemande devant les tombes ouvertes,
pour lui montrer ce ct de quoi elle avait vcu, si bien et si mal. Il fallait que ce
soitdix ansavant queResnais ne semette sa table de montage et quinze ans avant
que Pontecorvo n'y ajoute ce petit mouvement de trop qui nous rvolta, Rivette et
moi. La ncrophilie tait donc le prix de ce retardet la doublure rotique du
regard juste , celui de l'Europe coupable, celui de Resnais et par voie de
consquence, le mien.
Telle fut l'entame de mon histoire. L'espace ouvert par la phrase de Rivette tait
bien le mien, comme tait dj mienne la famille intellectuelle des Cahiers du
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cinma. Mais cet espace tait, je devais m'en rendre compte, moins un vaste champ
qu'une porte troite. Avec, du ct noble, cette jouissance de la distancejuste et son
envers de ncrophilie sublime ou sublime. Et du ct non noble, la possibilit d'une
jouissance tout autre et in-sublimable. C'est Godard qui, me montrant quelques
cassettes de porno concentrationnaire serres dans un coin de sa vidothque de
Rolle, s'tonna un jour qu' l'encontre de tels films aucun discours n'ait t tenu ni
aucune interdiction prononce. Comme si la bassesse d'intentions de leursfabricants
et la trivialit des fantasmes de leurs consommateurs les protgeaient enquelque
sorte de la censure et de l'indignation. Preuve que du ct de la sous-culture,
perdurait la sourde revendication d'un entrelacement obligatoire entre les bourreaux
et les victimes. L'existence de ces films ne m'avait effectivement jamais troubl.
J'avais envers eux comme envers tout cinma ouvertement pornographique la
tolrance presque polie que l'on porte l'expression du fantasme lorsque celui-ci est
si nu qu'il ne revendique que la triste monotonie de sa ncessaire rptition.C'est l'autre pornographie celle, artistique, de Kapo, comme plus tard celle de
Portier de nuit et autres produits rtro des annes 70 qui toujours me rvolte-
rait. Al'esthtisation consensuelle de l'aprs-coup,je prfrerais le retour obstin des
non-images de Nuit et Brouillard, voire le dferlement pulsionnel d'un quelconque
Louve chez les S.S. queje ne verrais pas. Ces films-l avaient au moins l'honntet
de prendre acte d'une mme impossibilit de raconter, d'un mme cran d'arrt dans
le droul de l'Histoire, quand le rcit se fige ou s'emballe vide. Aussi n'est-ce mme
pas d'amnsie ou de refoulement qu'il faudrait parler mais de forclusion. Forclusiondont j'apprendrai plus tard la dfinition lacanienne retour hallucinatoire dans le
rel de ce sur quoi il n'a pas t possible de porter un jugement de ralit .
Autrement dit puisque les cinastes n'ont pas film en son temps la politique de
Vichy, leur devoir, cinquante ans plus tard, n'est pas de se racheter imaginairement
coups d'Ali revoir les enfants mais de tirer le portrait actuel de ce bon peuple de
France qui, de 1940 1942, rafle du Vel' d'Hiv comprise, n'a pas bronch. Le cinma
tant l'art du prsent, ses remords sont sans intrt.
C'est pourquoi le spectateur queje fus devant Nuit et Brouillard et le cinaste qui,
avec ce film, tenta de montrer l'irreprsentable, taient lis par une symtrie
complice. Soit c'est le spectateur qui soudain manque sa place et s'arrte alors
que le film, lui, continue. Soit c'est le film qui, au lieu de continuer , se replie sur
lui-mme et sur une imageprovisoirement dfinitive qui permette au sujet-
spectateur de continuer croire au cinma et au sujet-citoyen vivre sa vie. Arrt
sur le spectateur, arrt sur l'image le cinma est entr dans son ge adulte. La
sphre du visible a cess d'tre tout entire disponible il y a des absences et des
trous, des creuxncessaires et des pleins superflus, des images jamais manquantes
et des regards pour toujours dfaillants. Spectacle et spectateur cessent de se
renvoyer toutes les balles. C'est ainsi qu'ayant choisi le cinma, rput art de
l'image en mouvement, je commenai ma vie de cinphage sous l'gide paradoxale
d'un premier arrt sur l'image.
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Cet arrt me protgea de la stricte ncrophilie et je ne vis aucun des rares films
ou documentaires sur les camps quisuivirent Kapo. L'affaire pour moi tait rgle
par Nuit et Brouillard et l'article de Rivette. Je fus longtemps comme les autorits
franaises qui, aujourd'hui encore, face tout fait divers antismite, diffusent en
catastrophe le film de Resnais comme s'il faisait partie d'un arsenal secret qui, la
rcurrence du Mal, pourrait indfiniment opposer ses vertus d'exorcisme. Mais sije
n'appliquai pas l'axiome du travelling de Kapo aux seuls films que leur sujet
exposait l'abjection, c'est quej'tais tent de l'appliquer tous les films. Ilestdes
choses, avait crit Rivette, qui doivent tre abordes dans la crainte et le tremble-
ment la mort en est une, sans doute et comment, au moment de filmer une chose
aussi mystrieuse, ne pas se sentir un imposteur ? J'tais d'accord.
Et comme rares sont les films o l'on ne meurt pas, peu ou prou, nombreuses
taient lesoccasions de craindre et de trembler. Certains cinastes, eneffet, n'taient
pas des imposteurs. C'est ainsi que, toujours en 1959, la mort de Miyagi dans LesContes de la lune vague me cloua, dchir, sur un sige du studio Bertrand. Car
Mizoguchi avait film la mort comme une fatalit vague dont on voyait bien qu'elle
pouvait et ne pouvait pas ne pas se produire. On se souvient de la scne dans la
campagne japonaise, des voyageurs sont attaqus par des bandits affams et l'un de
ceux-ci transperce Miyagi d'un coup de lance. Mais il le fait presque par inadver-
tance, en titubant, m par un reste de violence ou par un rflexe idiot. Cet
vnement pose si peu pour la camra que celle-ci est deux doigts de passer
ct et je suis persuad que tout spectateur des Contes de la lune vague est alors
effleur par la mme ide folle et quasi superstitieuse si le mouvement de la camra
n'avait pas t aussi lent, l'vnement se serait produit hors champou qui
sait ? ne se serait pas produit du tout.
La faute la camra? En dissociant celle-ci des gesticulations des acteurs,
Mizoguchi procdait exactement l'inverse de Kapo. Au lieu du coup d'oeil enjoli-
veur de plus, un regard qui fait semblant de ne rien voir , qui prfrerait
n'avoir rien vu et qui, de ce fait, montre l'vnement en train de se produire
comme vnement, c'est--dire inluctablement et de biais. Un vnement absurde
et nul, absurde comme tout fait divers qui tourne mal et nul comme la guerre,
calamit que Mizoguchi n'aima jamais. Un vnement qui ne nous concerne pas
assez pour qu'on ne passe pas son chemin, honteux. Car je gage qu' cet instant
prcis, tout spectateur des Contes. sait absolument ce qu'il en est de l'absurdit
de la guerre. Qu'importe que le spectateur soit occidental, le film japonais et la
guerre mdivale il suffit de passer de l'acte de montrer du doigt l'art de
dsigner du regard pour que ce savoir, aussi furtif qu'universel, le seul dont le
cinma soit capable, nous soit donn.
Optant si ttpour le panoramique des Contes. contre le travelling de Kapo, je fais
un choix dont je ne mesurerai la gravit que dix ans plus tard, dans le feu aussi
radical que tardif de la politisation post-soixante-huitarde des Cahiers. Car si
Pontecorvo, futur auteur de La Bataille d'Alger, est un cinaste courageux dont je
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partage en gros les croyances politiques, Mizoguchi ne semble avoir vcu que pour
son art et avoirt, politiquement, unopportuniste. O estla diffrence, alors ?Dans
lacrainte et le tremblement, justement. Mizoguchi a peur de la guerre parce qu'
la diffrence de son cadet Kurosawa, les petits bonshommes s'entre-tranchant des
carotides sur fond de virilit fodale l'accablent. C'est de cette peur, envie de vomir
et de fuir, que vient le panoramique hbt. C'est cette peur qui fait de ce moment
un moment juste, c'est--dire partageable. Pontecorvo, lui, ne tremble ni ne craint
les camps ne le rvoltent qu'idologiquement. C'est pourquoi il s'inscrit en rab
dans la scne sous les espces gougnafires d'un travelling joli.
Le cinma -je m'en rendais compte oscillait le plus souvent entre ces deux ples.
Et chez des cinastes autrement consistants que Pontecorvo, je butai plus d'une fois
sur cette faon contrebandire une sorte de pratique sainte-nitouche et gnralise
du clin d'il de rajouter unebeaut parasite ou une information complice des
scnes qui n'en pouvaient mais. C'est ainsi que le coup de vent qui rabat, tel unlinceul, la blancheur d'un parachute sur un soldat mort du Merrill's Marauders de
Fuller me gna pendant des annes. Moins pourtant que les jupes releves sur le
cadavre d'Anna Magnani, fauche par une rafale dans un pisode de Rome ville
ouverte. Rossellini, lui aussi, frappait au-dessous de la ceinture mais d'une faon
si nouvelle qu'il faudrait des annes pour comprendre vers quel abme elle nous
menait. O finit l'vnement ? O est la cruaut ?O commence l'obscnit et o finit
la pornographie? Je sentais bien qu'il s'agissait l, taraudantes, des questions
inhrentes au cinma d'aprs les camps . Cinma queje me mis, pour moiseul et
parce que j'avais son ge, appeler moderne .
Ce cinma moderne avait une caractristique il tait cruel, et nous en avions une
autre nous acceptions cette cruaut. La cruaut tait du bon ct. C'est elle qui
disait non l' illustration acadmique et qui ruinait le sentimentalisme faux-jeton
d'un humanisme alors trs bavard. La cruaut de Mizoguchi, par exemple,
consistait monter ensemble deux mouvements irrconciliables et produire un
sentiment dchirant de non-assistance personne en danger . Sentiment moderne
par excellence, prcdant de quinze ans seulement les grands travellings impavides
de Week-End. Sentiment archaque aussi car cette cruaut tait aussi vieille que le
cinmalui-mme, comme un indice de ce qui tait fondamentalement moderneen lui,
du dernier plan des Lumires de la ville L'Inconnu de Browning en passant par la
fin de Nana. Comment oublier le lent travelling trembl que lance le jeune Renoir
au-devant de Nana sur son lit, agonisante et vrole ? Comment a-t-on fait s'insur-
geaient les rats de cinmathque que nous tions devenus pour voir en Renoir un
chantre dela viebate, alorsqu'il futl'un des rares cinastes capable, ds ses dbuts,
d'achever un personnage coups de travelling?
En fait, la cruaut tait dans la logique de mon parcours du combattant Cahiers.
Andr Bazin, qui en avait dj fait la thorie, l'avait trouve si troitement lie
l'essence du cinma qu'il en avait presque fait sachose. Bazin, ce saint lac, aimait
Louisiana Story parce qu'on yvoyait un oiseaumang par un crocodile en temps rel
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et en un seul plan preuve par le cinma et montage interdit. Choisir les Cahiers,
c'tait choisir le ralisme et, comme je finirais par le dcouvrir, un certain mpris
pour l'imagination. Au Tuveux regarder ? Eh bien, vois cela de Lacan rpondait
par avance unCela a t enregistr ? Eh bien, je dois regarder . Mme et surtout
quand cela tait pnible, intolrable, ou carrment invisible.
Car ce ralisme tait biface. Si c'est par le ralisme que les modernes montraient
un monde rescap, c'est par un tout autre ralisme plutt une ralistique que
les propagandes filmes des annes 40 avaient collabor au mensonge etprfigur la
mort. C'est pourquoi il taitjuste, malgr tout, d'appeler le premier des deux, n en
Italie, no . Impossible d'aimer l'art du sicle sans voir cet art travaillant la
folie du sicle et travaill par elle. Contrairement au thtre crise et cure
collectives le cinma information et deuil personnels avait intimement voir
avec l'horreur dont il se relevait peine. J'hritais d'un convalescent coupable,
d'un enfant vieilli, d'une hypothse tnue. Nous vieillirions ensemble, mais pasternellement.
Hritier consciencieux, cin-fils modle, avec letravelling deKapo comme grigri
protecteur, je ne laissai pas filer les annes sans une sourde apprhension et si le
grigri perdait son efficace ? Je me souviens, charg de cours exploit de Censier-
Paris-III, avoir photocopi le texte de Rivette, l'avoir distribu mes lves et leur
avoir demand leursentiment. C'taitune poque encore rouge oquelques lvesessayaient de grappiller travers leurs enseignants un peu de la radicalit politique
de 68. Il me sembla que, par gard pour moi, les plus motivs d'entre eux consen-
taient voir dans De l'abjection un document historique intressant mais dj
dat. Je ne leur en tins pas rigueur et si d'aventureje rptais l'exprience avec des
tudiants d'aujourd'hui, je ne m'inquiterais pas de savoir si c'est sur le travelling
qu'ils butent, maisj'aurais cur de savoir s'il existe pour euxun indice quelconque
d'abjection. Pourtout dire,j'aurais peurqu'il n'y enait pas. Signe que non seulement
les travellings n'ont plus rien voir avec la morale, mais que le cinma est trop
affaibli pour hberger une telle question.
C'est que, trente ans aprs les projections rptes deNuit et Brouillard au lyce
Voltaire, les camps de concentration qui m'avaient servi de scne primitive ont
cess d'tre figs dans le respect sacr o les maintenaient Resnais, Cayrol et
beaucoup d'autres. Rendue aux historiens et aux curieux, la question des camps
pouse dsormais leurs travaux, leurs divergences et leurs folies. Le dsir forclos qui
revient de faon hallucinatoire dans le rel est videmment celui qui n'aurait
jamais d revenir. Dsir qu'il n'y ait paseu de chambres gaz, pas de solution finale
et, la limite, pas de camps rvisionnisme, faurissonnisme, ngationnisme, sinistres
et derniers -ismes. Ce n'est pas seulement du travelling de Kapo qu'un tudiant
de cinma hriterait aujourd'hui mais d'une transmission mal assure, d'un tabou
mal lev, brefd'un nouveau tour de piste dans l'histoire nulle de la tribalisation du
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mme et de la phobie de l'autre. L'arrt sur l'image a cess d'oprer, la banalit du
mal peut en animer de nouvelles, lectroniques.
De la France rcente, il sourd dsormais assez de symptmes pour que, faisant
retour sur ce qui lui a t donn de vivre comme Histoire, quelqu'un de ma
gnration ait prendre conscience du paysage dans lequel il a grandi. Paysage
tragique et, en mme temps, confortable. Deux rves politiques l'amricain et le
communiste baliss par Yalta. Derrire nous un point de non-retour moral
symbolis par Auschwitz et le concept nouveau de crime contre l'humanit.
Devant nous cet impensable presque rassurant qu'est l'apocalypse nuclaire. Cela,
qui vient de finir, a dur plus de quarante ans. J'appartiens en fait la premire
gnration pour qui racisme et anti-smitisme taient dfinitivement tombs dans les
poubelles de l'histoire . La premire et la seule ?La seule, en tout cas, qui ne cria
si facilement au loup du fascisme le fascismeu-ne-pass'ra-pas que parce qu'il
semblait chose du pass, nulle et, une fois pour toutes, advenue. Erreur, bien sr.
Erreur qui n'empcha pas de bien vivre ses trente glorieuses , mais comme entre
guillemets. Navet, bien sr, et navet aussi de faire comme si, dans le champ dit
esthtique, la ncrophilie lgante de Resnais tiendrait ternellement distance
toute intrusion indlicate.
Pas de posie aprs Auschwitz , dclara Adorno, puis il revint sur cette formule
demeure clbre. Pas de fiction aprs Resnais , aurais-je pu dire en cho, avant
d'abandonner, moi aussi, cette ide un brin excessive. Protgs par l'onde de choc
produite par la dcouverte des camps, avons-nous donc cru que l'humanit avaitbascul une seule fois, mais on ne l'y reprendrait plus dans le non-humain?
Avons-nous vraiment fait le pari que, pour une fois, lepire serait sr ? Avons-nous
ce point espr que ce qu'on n'appelait pas encore la Shoah tait l'vnement
historique unique grce auquel l'humanit entire sortaitde l'histoire pour la
surplomber un instant et y reconnatre, vitable, le pire visage de son possible
destin? Il semble que oui.
Mais si unique et entier taient encore de trop et si l'humanit n'hritait pas
de la Shoah comme de la mtaphore de ce dont elle fut et reste capable, l'extermina-
tion des Juifs resterait unehistoirejuive, puis par ordre dcroissant de culpabilit,
par mtonymie unehistoire trs allemande, pasmal franaise, arabeseulement par
ricochet, trs peu danoise et presque pas bulgare. C'est la possibilit de la
mtaphore que rpondait, au cinma, l'impratif moderne de prononcer l'arrt sur
l'image et l'embargo sur la fiction. Histoire d'apprendre raconter autrement une
autre histoire dont l'espce humaineserait le seul personnage et la premire
anti-star. Histoire d'accoucher d'un autre cinma, un cinma qui saurait que
rendre trop tt l'vnement la fiction, c'est lui ter son unicit, parce que la fiction
est cette libert qui miette et qui s'ouvre, par avance, l'infini de la variante et
la sduction du mentir-vrai.
En 1989, me promenant pour Libration Phnom Penh et dans la campagne
cambodgienne, j'entrevis quoi ressemblaitun gnocide et mme un auto-
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gnocide rest sans images et presque sans traces. La preuve que le cinma n'tait
plus intimement li l'histoire des hommes, ft-ce sur son versant d'inhumanit, je
la voyais ironiquement dans le fait qu' la diffrence des bourreaux nazis qui avaient
film leurs victimes, les Khmers rouges n'avaient laiss derrire eux que des photos
et des charniers. Or, c'est dans la mesure o un autre gnocide, comme le cambod-
gien, restait la fois sans images et impuni que, par un effet de contagion rtroactif,
la Shoah elle-mme tait rendue au rgne du relatif. Retour de la mtaphore bloque
la mtonymie active, de l'arrt sur l'image la viralit analogique. Cela est all
trs vite ds 1990, la rvolution roumaine inculpait des tueurs indiscutables sous
des chefs aussi frivoles que dtention illgale d'armes feuet gnocide . Tout tait
donc refaire ? Oui, tout, mais cette fois-ci, c'est sans le cinma. D'o le deuil.
Car nous avons, c'est indubitable, cru au cinma. C'est--dire que nous avons tout
fait pour ne pas y croire. C'est toute l'histoire des Cahiers post-68 et de leur
impossible rejet du bazinisme. Bien sr qu'il n'tait pas question de dormir dans le
plan lit ou de dsoler Barthes en confondant le rel et le reprsent. Nous tions
videmment trop savants pour ne pas inscrire la place du spectateur dans la
concatnation signifiante ou pour ne pas reprer l'idologie tenace sous la fausse
neutralit de la technique. Nous tions mme courageux, Pascal B. et moi, lorsque
face un amphithtre bond de gauchistes rigolards, nous hurlions d'une voix
brise qu'un film ne se voyait pas , qu'un film se lisait. Louables efforts pour
tre du ct des non-dupes. Louables et, pour ce qui est de moi, vains. Vient toujours
le moment o il faut, malgr tout, payer son d la caisse de la croyance candideet oser croire ce qu'on voit.
Certes, on n'est pas oblig de croire ce qu'on voit c'est mme dangereux mais
on n'est pas oblig non plus de tenir au cinma. Il faut bien qu'il y ait du risque et
de la vertu bref, de la valeur au fait de montrer quelque chose quelqu'un
capable de regarder ce quelque chose-l. A quoi cela servirait-il d'apprendre lire
le visuel et dcoder lesmessages si ne demeurait, minimale, la plus indracina-
ble des convictions que voir est quand mme suprieur ne pas voir. Et que ce qui
n'est pas vu temps ne le sera plus jamais vraiment. Le cinma est l'art du
prsent. Et si la nostalgie ne lui sied gure, c'est que la mlancolie est sa doublure
instantane.
Je me souviens de la vhmence avec laquelleje tins ce discours pour la premire
et la dernire fois. C'tait Thran, dans une cole de cinma. Face aux journalis-
tes invits, Khemas K. et moi, il y avait des traves de garons aux barbes
naissantes et des traves de sacs noirs sans doute des filles. Les garons gauche
et les filles droite, selon l'apartheid en vigueur l-bas. Les questions les plus
intressantes celles des filles nous parvenaient sous forme de petits papiers
furtifs. Et c'est en les voyant si attentives et si stupidement voiles que je me
laissai aller une colre sans objet qui les visait moins, elles, que tous les gens de
pouvoir pour qui le visible tait d'abord ce qui devait tre lu, c'est--dire souponn
de trahison et rduit l'aide d'un tchador ou d'une police des signes. Enhardi par
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l'tranget du moment et du lieu, je me livrai un prche en faveur du visuel pour
un public voil qui opinait du chef.
Colre tardive. Colre terminale. Car l're du soupon est bel et bien finie. On ne
souponne que l o une certaine ide de la vrit est en jeu. Plus rien de tel
aujourd'hui, sinon chez les intgristes et les bigots, ceux qui cherchent des noises auChrist de Scorsese et la Marie de Godard. Les images ne sont plus du ct de la
vrit dialectique du voir etdu montrer, elles sont entirement passes du ct
de la promotion, de la publicit, c'est--dire du pouvoir. Il est donc trop tard pour ne
pas commencer travailler ce qui reste, savoir la lgende posthume et dore de
ce que fut le cinma. De ce qu'il fut et de ce qu'il aurait pu tre. Notre travail sera
de montrer comment les individus, runis en peuples dans le noir, faisaient brler
leur imaginairepour rchauffer leur rel c'tait le cinma muet. Et comment ils ont
fini par laisser la flamme s'teindre au rythme des conqutes sociales, se contentant
de l'entretenir petitfeu et c'est leparlant, et la tlvision dans un coin de lapice.
Lorsqu'il se fixe ce programme c'tait hier, en 1989 l'historien Godard pourrait
ajouter Enfin seul
Quant moi, je me souviens du moment prcis o je sus que l'axiome travelling
deKapo devrait tre revisit, et rvis le concept maison de cinmamoderne. En
1979, la tlvision franaise diffusa son tour le feuilleton amricain de Marvin
Chomsky, Holocauste. Uneboucle se bouclait, me renvoyant toutes lescases dpart.
Car, si les Amricains avaient permis George Stevens de raliser en 1945 l'ton-
nant documentaire cit plus haut, ils ne l'avaient, pour cause de guerre froide,jamaisdiffus. Incapables de traiter cette histoire qui, aprs tout, n'tait pas la leur, les
entrepreneurs de spectacles amricains l'avaient provisoirement abandonne aux
artistes europens. Mais ils avaient sur elle, comme sur toute histoire, un droit de
premption et tt ou tard, la machine tl-hollywoodienne oserait raconter notre
histoire. Elle le ferait avec tous lesgards du monde mais elle ne pourrait pas ne pas
nous la vendre comme une histoire amricaine de plus. Holocauste serait donc le
malheur qui arrive une famillejuive, qui la spare et qui l'anantit il y aurait des
figurants trop gras, des performances d'acteur, un humanisme tout crin, des scnes
d'action et du mlo. Et l'on compatirait.
C'est donc uniquement sous la forme du docudrame l'amricaine que cette
histoire pourrait sortir des cin-clubs et, via la tlvision, concerner cette version
asservie de Inhumanit entirequ'est le public de la mondovision. Certes, la
simulation-Holocauste ne butait plus sur l'tranget d'une humanit capable de crime
contre elle-mme, mais elle demeurait obstinment incapable de faire resurgir de
cette histoire les tres singuliers que furent un un, chacun avec une histoire, un
visage et un nom, les Juifs extermins. C'est d'ailleurs le dessin celui du Spiegel-
man de Maus qui oserait, plus tard, cet acte salutaire de re-singularisation. Le
dessin, pas le cinma, tant il estvrai que le cinma amricain dteste la singularit.
Avec Holocauste, Marvin Chomsky faisait revenir, modeste et triomphal, notre
ennemi esthtique detoujours le bon gros poster sociologique, avec son casting bien
Extrait de la publication
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tudi de spcimens souffrants et son son et lumire de portraits-robots anims. La
preuve ? C'est vers cette poque que commencrent circuler et indigner les
crits faurissonniens.
Il m'avait donc fallu vingt ans pour passer de mon travelling de Kapo cet
Holocauste irrprochable. J'avais pris mon temps. La question des camps, la
question mme de ma prhistoire, me serait encore et toujours pose, mais plus
vraiment travers le cinma. Or, c'est par le cinma quej'avais compris en quoi cette
histoire me concernait, par quel bout elle me tenait et sous quelle forme un lger
travelling de trop elle m'tait apparue. Il faut tre loyal envers le visage de ce qui,
un jour, nous a transi. Et toute forme est un visage qui nous regarde. C'est
pourquoi, je n'aijamais cru mme si je les ai craints ceux qui, ds le cin-club
du lyce, pourfendaient avec une voix pleine de condescendance ces pauvres fous et
folles de formalistes, coupables de prfrer au contenu des films la jouissance
personnelle de leur forme . Seul celui qui a but assez tt sur la violence formelle
finira par savoir mais il y faut une vie, la sienne en quoi cette violence, aussi, a
un fond . Et le moment viendra toujours assez tt pour lui de mourir guri, ayant
troqu l'nigme des figures singulires de son histoire pour les banalits du cinma-
reflet-de-la-socit et autres questions graves et ncessairement sans rponses. La
forme est dsir, le fond n'est que la toile quand nous n'y sommes plus.
C'est ce que je me disais en regardant, il y a quelques jours, un petit clip tl quientrelaait, langoureusement, des images de chanteurs tout fait clbres et
d'enfants africains tout fait famliques. Les chanteurs riches We are the
children, we are the world ! mlaient leur image celle des affams. En fait, ils
prenaient leur place, les remplaaient, les effaaient. Fondant et enchanant stars et
squelettes dans un clignotement figuratif o deux images essaient de n'en faire
qu'une, le clip excutait avec lgance cette communion lectronique entre Nord et
Sud. Voici donc, me dis-je, le visageactuel de l'abjection et la forme amliorede mon
travelling de Kapo. Ceux dont j'aimerais bien qu'elles dgotent ne serait-ce qu'un
adolescent d'aujourd'hui ou qu'au moins elles lui fassent honte. Pas seulement honte
d'tre nourri et nanti, mais honte d'tre considr comme avoir tre esthtiquement
sduit l o rien ne relve quede la conscience mme mauvaise d'tre un homme
et rien de plus.
Et pourtant, finis-je par me dire, toute mon histoire est l. En 1961, un mouve-
ment de camra esthtisait un cadavre et, trente ans plus tard, un fondu enchan
fait danser les mourants et les repus. Rien n'a chang. Ni moi, jamais incapable de
voir l-dedans le carnavalesque d'une danse de mort la fois mdivale et ultra-
moderne. Ni les conceptions dominantes du chromo bien-pensant de la beaut
consensuelle. La forme, elle, a un peu chang. Dans Kapo, il tait encore possible
d'en vouloir Pontecorvo d'abolir la lgre unedistance qu'il aurait fallu garder.
Le travelling tait immoral pour la bonne raison qu'il nous mettait, lui cinaste et
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