Dame de Lyon

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DAME DE LYON

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OUVRAGES DU MEME AUTEUR

CLAUDE LUNANT : I. Le Joueur de balle.

II. Le Valet de gloire. III. La Tête brûlée. IV. Les Revenants dans la boutique.

HISTOIRES CHAROLLAISES : I. Le Meunier.

II. La Paroissienne. III. La Foire.

IMAGERIES : Le Curé d'Ars par un paysan de son temps. Mandrin par un de sa bande. Fesse-Mathieu le soldat inconnu. Guérillas 1808. Le Pacifiste sanguinaire. Marie Bourgogne. Petite Châtelaine. Les Coquines. Le Chat du second. La Belle Auberge. Les Malandrins du Beaujolais.

LES PROVINCIAUX : I. Quatre Gibus. II. Le Jubilé.

III. Aux Seins d'or. IV. Dernières ombrelles. V. Pantalons rouges.

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JOSEPH JOLINON

DAME DE LYON

ÉDITIONS DE LA PAIX

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TOUS DROITS RESERVES Copyright 1951 by Editions de la Paix

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AVANT-PROPOS

En abordant une œuvre qui marque un tournant dans l'art déjà répandu de Joseph Jolinon, le lecteur ne sera pas indifférent à l'opinion du critique qui l'a suivi durant toute sa carrière de romancier. Il y portera même un intérêt singulier lorsqu'il saura qu'elle émane de celui dont Jean Paulhan évoquait, voici quelques années, la haute figure en lui consacrant un essai remarqua- ble intitulé : « F. F. ou Le Critique. »

Félix Fénéon a bien mérité cette appella- tion générique. Critique d'art, il découvrit : Seurat, Gauguin, Cézanne, Cross, Van Gogh, Bonnard, Vuillard, Matisse, Rouault. Critique littéraire, il distingua d'avance : Rimbaud, Verlaine, Marcel Schwob, Jarry, Laforgue.

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Directeur de La Revue Blanche (1895 à 1905), il fit connaître Gide, Proust, Apolli- naire, Claudel, Péguy.

Directeur des Editions de La Sirène (1919 à 1923), il publia Crommelynk, Joyce, Synge, Max Jacob, Cendrars, Cocteau... et Joseph Jolinon.

Voici dans quelles circonstances il rencon- tra notre auteur :

A cette époque Jolinon, débutant dans la carrière des lettres, soumettait aux principa- les maisons d'édition son premier volume : Le Jeune Athlète, écrit en 1914. (Ce volume devint par la suite : Le Joueur de Balle).

Six éditeurs le refusèrent, pour la même raison, comme s'ils s'étaient donné le mot :

— « Cet ouvrage constitue un paradoxe insoutenable. Il s'adresse à la fois aux let- trés et aux sportifs. Or, les lettrés se mo- quent des sports et les sportifs se moquent des lettrés. » C'est en désespoir de cause que Jolinon présenta son livre à La Sirène. Fé- néon l'accepta d'emblée. Il y voyait « un sujet neuf ». « Vous semblez avoir tant à dire, écrivait-il au jeune auteur, et vous le dites d'une manière si curieusement per- sonnelle ».

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Ce fut là le point de départ d'une fidèle amitié.

Lorsque beaucoup plus tard Jolinon com- mença d'écrire Dame de Lyon, Fénéon, bien que déjà retiré du monde, désire connaître ces textes d'avance. Il offre à l'auteur d'en corriger les épreuves. A cette occasion, il échange avec lui et d'autres amis de nom- breuses lettres. En voici quelques extraits :

— F. F. à J. Jolinon.

Je trouve dé-li-cieux ces quatre premiers chapitres et de la plus intacte nouveauté. Si, comme il est probable, le reste est de cette qualité, Dame de Lyon est un chef-d'œuvre. Pour l'amour des belles histoires et du beau langage, souffrez que je vous embrasse.

— F. F. à J. Jolinon.

Je suis épris de votre héroïne et lui sou- haite d'heureuses aventures. Il me plaît que vous écriviez si bien.

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— F. F. à J. Jolinon.

Ce sujet et cette sorte de personnages étaient nouveaux dans votre œuvre...

Vous l'avez traité et les avez fait vivre avec une force de vérité sans seconde. Je pense qu'Alice Debeaudemont prendra place dans une galerie de dames où sont déjà Phè- dre, Manon Lescaut, la duchesse de Sanse- verina, Emma Bovary et quelques autres.

Dans la description, subtile à l'infini de son jeu mental, jamais ombre de pédantisme.

J. J. je suis émerveillé. Aucun de vos livres n'a autant de plénitude. Et je vois que le style que vous avez inventé est apte à tout dire.

— F. F. à R. F .....

J'admire qu'au sortir de ses histoires rusti- ques ou guerrières, il (Jolinon) ait traité avec cette maîtrise un thème d'une toute autre sorte : le cœur et les sens d'une dame de Lyon en qui celles de toutes les autres villes du globe sauront se reconnaître à plus d'un trait.

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Laissez-moi vous dire — si toutefois vous n'avez pas encore eu le loisir de lire cette œuvre — qu'il y a là le plus propice prétexte à un « succès de librairie » de bon aloi, pour peu que les circonstances permettent à l'édi- teur de mettre en relief, par ses artifices, l'effort et la réussite de l'écrivain.

Je ne crois pas me laisser abuser par ma sympathie pour Joseph Jolinon : elle est d'origine toute littéraire et, d'ailleurs, vous savez qu'à suivre trois cents pages le crayon du correcteur à la main, ce n'est pas la com- plaisance qui risque de — se développer, mais la méchante humeur.

Il n'y aura, lecteurs, d'autre artifice que celui de vous transmettre ces propos d'un de nos plus authentiques critiques. Nous som- mes certains qu'aujourd'hui encore ses pré- visions ne seront point démenties.

L'EDITEUR.

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Songez que ce que les sots méprisent, sous le nom de commérage, est au contraire la seule histoire qui, dans ce siècle d'affec- tation, peigne bien un pays.

STENDHAL.

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A

L'INSTANT même où maître Debeaudemont, les yeux baissés dans le recueillement de

l a communion, sortait de l'église d'Ainay, le jour naissant lui montra sur son pardessus, à côté de la première boutonnière, une tache de graisse dont il eut extrêmement honte.

« Tout se passe comme si je m'étais souvenu à la sainte table d'un péché omis en confession. »

Il ne savait quelle crainte obscure, nouvelle à ses yeux, l'empêchait d'aborder de face, en ce moment du moins, un cas de conscience aussi trou- blant. Poursuivant sa marche sans perdre des yeux cette tache, il n'aperçut pas une charrette de lai- tier arrêtée de travers, et en heurta le brancard. Au bruit des récipients vides, le garçon laitier, qui parlait avec un gamin, reconnaissant l'avocat, grommela :

— Vise-moi ce conneau.

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Mais si, parmi la multitude d'expressions vul- gaires qui, depuis la guerre, avaient gagné le monde et le Palais, il n'en était guère dont le sens échap- pât encore aux oreilles averties et néanmoins pro- tégées de M Debeaudemont, il n'en existait au- cune dont il pût jamais croire, admettre, ou seu- lement supposer qu'elle s'adressât à lui. Ces mots s'appliquaient évidemment au gamin. Levant les yeux et tournant ostensiblement la tête vers le gar- çon laitier, de manière à bien lui montrer ce qu'il y avait de choquant dans ce terme d'amitié em- ployé entre gens de la rue, M Debeaudemont lui adressa un noble regard de compassion mêlé de quelque reproche, suivi d'un sourire à la fois pa- ternel et plein d'autorité.

Il allait d'un pas dégagé, longeant, pour la pre- mière fois de l'année en raison du beau temps, les quais de la Saône, excité par l'air pur, charmé des teintes mauves de Fourvière, distraitement chari- table au peuple du matin, considérant avec la même bienveillance les mariniers et les équevilles, les maraîchers et les poubelles, séparé vraiment de ce monde-là par une membrane, et continuant son monologue :

« Ineffable matinée ! Pourquoi, mon Dieu sont- elles si rares ? Comme on voudrait marcher long- temps dehors ! Je devrais écouter mon fils, m'exercer, faire du gymnase. Cinquante-trois ans

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bientôt. L'artério-sclérose des sédentaires. L'âge du démon de midi pourtant. »

Un sourire désabusé parcourut son visage aux fines rides et disparut par enchantement dans sa barbe, à cette supposition insoutenable : être pos- sédé de quelque démon, lui, Debeaudemont !... Il ignorait les passions et s'en félicitait. Il jouissait du privilège peu commun d'évoquer sa jeunesse sans nul regret. A part une « amourette » qui l'avait instruit, disait-il volontiers, des expériences nécessaires à l'accomplissement du sacrement de mariage, ses années d'études à la Faculté lui appa- raissaient comme six étapes égales, couronnées de diplômes régulièrement acquis. Son seul échec, à la seconde partie du doctorat, était précisément dû à cette liaison passagère, dont il ne gardait que le souvenir d'une forme féminine, d'ailleurs assez gracieuse, répondant au nom de Germaine, image d'élégance nocturne disparue depuis longtemps.

— Morte probablement, murmura-t-il à haute voix.

Puis avec cette fausse désinvolture de bonne compagnie qui, pour sortir d'un embarras de con- versation et détourner l'attention, use d'un prétexte quelconque, et accroît parfois le malaise :

— Pourquoi ai-je pris mon parapluie ?

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De ce parapluie flottant que M Debeaudemont portait d'ordinaire accroché au bras comme un attribut, les stagiaires disaient qu'il complétait sa silhouette. Il ne la complétait pas seulement, il traduisait son caractère, exprimait sa vraie phy- sionomie. En harmonie avec ses vêtements tou- jours gris, d'une coupe exacte et immuable, avec ses faux-cols rigides, ses bottines montantes et ses chaussettes tricotées à la main, avec sa coiffure, le melon, il le situait dans son temps, l'individua- lisait dans son milieu.

M Debeaudemont qui, depuis son mariage, n'avait pas une fois perdu ni même égaré son pa- rapluie, descendait d'une génération de notaires du quartier Saint-Jean. Comme ce quartier, il res- tait le même. C'était le désagrément de Madame, née Frontigny, de la branche des financiers, appa- rentée à ce que Lyon compte encore de bourgeoi- sie ancienne restée pure de mésalliance. Elle s'en ouvrait modestement les dimanches, à la vue du faux-col et du chapeau, qu'elle ironisait de ce mot :

— Tu es unique. dont il triomphait sans peine : — La mode en reviendra plus vite que tu ne

penses, mon amie, au train qu'elle court mainte- nant. Souviens-toi de la triste aventure de vos beaux cheveux coupés.

En dépit de maintes disputes amicales, M De- beaudemont n'avait jamais autorisé le moindre

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coup de ciseau à « la parure » de sa femme. Il en discourait avec esprit :

— Cette richesse mobilière suit la loi. Elle est entrée dans la communauté à la date du contrat de mariage. Tu n'en peux disposer seule. Qu'il te suffise de patienter. Les cheveux longs refloriront.

Ils avaient reflori en effet. Alors, M Debeaude- mont, au retour d'une soirée chez les Rosheim :

— Tu vois. Cela t'a valu beaucoup de succès. N'avais-je pas raison ? Reconnais-le.

Autant de points marqués au jeu changeant des robes :

— Vous êtes les victimes des marchands. Hier, faute de tissus, la jupe juste était belle. Aujour- d'hui, surabondance de tissus, et la robe longue est belle. Et j'imagine que ces gens, qui insultent à votre intelligence, vous méprisent infiniment.

Les mille charmants détails qui distraient les femmes oisives étaient par lui « exécutés » :

— Vous me faites songer aux nègres, avec leurs boules de verre.

L'assurance de M Debeaudemont — en dehors des audiences où il devait affronter le bâtonnier Bacquart — était définitive. Il suffisait pour s'en convaincre de le suivre des yeux, même dans la rue. Développant sa taille au-dessus de la moyenne, distingué par sa minceur, doué de la souplesse particulière aux intellectuels d'hier, totalement dépourvus de muscles, jouissant toutefois d'une

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paire d'épaules assez nettement dessinée pour se passer d'épaulettes, selon le mot de son tailleur, il vous exprimait du regard : si je ne figure pas le bel homme par excellence, c'est uniquement par- ti-pris du mauvais genre. Et comme il personni- fiait à son insu le pouvoir marital et la dignité de l'avocat, toute comparaison de cet ordre lui sem- blait avantageuse. « Un tel, sans doute, mais... » Il sous-entendait : « Tandis que moi... » Encore n'y songeait-il qu'en passant. Bref, la certitude à la fois belle et risible, heureuse et misérable, d'un homme à jamais fermé au doute.

« Cinquante-trois ans dans deux mois. L'âge du suprême effort. L'âge du sommet de carrière. Tu viens d'être élu au Conseil de l'Ordre et te voilà distrait p ar les lumières, du matin. Et tu prolonges ta promenade quand le volumineux dossier Mont- massin-Delorme requiert tes soins dès ce matin. Ennuyeuse affaire. Pourquoi Montmassin, avant de mourir, m'a-t-il chargé des intérêts de cette femme ! Assurer la défense d'une maîtresse clan- destine ! « J'ai confiance en toi », m'a-t-il dit. Quelle existence menait-il ? Un ami qu'on a toute sa vie considéré comme un exemple du devoir. Que diront les gens mal informés ? Mieux vaudrait transiger. Impossible, en raison de Bacquart, ce taureau. Une joute, après tout, sensationnelle, pi- quante, scandaleuse à souhait. Roulant sur deux millions. Si j'avais seulement l'esprit tranquille !

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Tant de tracas, pas de bonne à la maison, une rem- plaçante malpropre, et qui ne cesse de pleurni- cher. Où diable Alice l'a-t-elle trouvée ? Une œu- vre de charité, allègue-t-elle. Encore convient-il d'être servi. »

M Debeaudemont ne précisait pas autrement, soit qu'il en fût gêné, soit qu'il en fût incapable, les secrètes raisons de son souci, mais comparant cette insolite tache de graisse au soin décidément fort pénible d'avoir à défendre une concubine : « Devrais-je y voir un signe ? » Et il songeait mal- gré lui aux honoraires promis, aux difficultés croissantes de son train de vie, à celle notamment de changer bientôt de voiture : « Delessale a la 8 Ballot, et Fontaine une Buick. »

Ce moderne souci de chic automobile associé à l'usage de vêtements surannés achevait de peindre, si l'on peut dire, M Debeaudemont. Il n'était cer- tes pas de ceux dont le caractère s'aigrit à la pen- sée de s'en tenir aux modèles de grande série, ce- pendant il en souffrait physiquement, comme d'en- tendre un juron, d'être forcé de prendre le train, ou de recevoir un client pauvre.

Le monologue dérivait, à l'allure d'une fuite : « Arfeuille sort aussi en huit cylindres, me di-

sait Jacques hier soir. Oh, j'ai fort bien compris à son intonation... Cet enfant m'inquiète. Qu'il est donc désordonné ! Sa mère le gâte. La pauvre ! Elle a, il est vrai, peu de distractions. Nous ne

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sortons pas assez. On va nous croire gênés. Nous le sommes. Deux cent mille francs placés aux em- prunts russes. Ah, si j'avais su... Quatre cent mille à la banque Finot, en faillite. La banque de l'Ar- chevêché... Comme je comprends Bacquart ! Evi- demment les honoraires doivent être doubles du côté des Montmassin. Mais, fichtre, cela n'empêche pas une transaction. »

A peine arrivait-il au pont Tilsitt, le sortilège du matin disparaissait à ses yeux. Il avait pris son parapluie par le milieu. Son pas s'allongea et son front se rida. Parce qu'il allait bientôt rentrer.

Mieux que la gravité du Palais de justice et la sévère austérité de la paroisse d'Ainay, le pavé de ce quartier, ce pâté de maisons, la rue du Plat, sa rue, ce proche voisinage de pierres et de gens, de portes et de fenêtres, qui arrêtait familièrement ses regards depuis près de trente ans, soutenaient et fortifiaient sa personnalité.

Franchissant de son pas le plus quotidien la vaste porte cochère du n° 217, évitant machinale- ment les ordures de la cour intérieure et en respi- rant les relents d'une narine habituée, en s'indi- gnant comme toujours depuis cinq ans de « la pé- tarade éhontée de la motocyclette du locataire du réduit du rez-de-chaussée », en déplorant à nouveau « que les vieilles remises qui connurent de si beaux

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équipages servissent maintenant d'ateliers de ré- paration », M Debeaudemont, après avoir gravi deux étages, ouvrit sa porte et s'arrêta, noué de surprise.

Ce n'était pas de voir succéder à la saleté de l'escalier l'opulence de l'appartement, contraste à coup sûr frappant au regard d'un étranger, ni d'apercevoir, par la porte entre bâillée du cabinet, à travers les rideaux transparents, les quais vapo- reux et la colline ensoleillée, tableau de nuances d'une grande rareté. Non, M Debeaudemont avait vu, ou cru voir tant cela s'était fait vite, son fils entièrement nu, accroupi sur les tapis, se redres- ser tel un ressort, enfiler de travers une porte et disparaître, à la suite d'une bête noire, d'un res- sort à peine plus vif, qui ne pouvait être qu'un chat. M Debeaudemont quitta son pardessus, comme s 'il devait par là recouvrer tous ses moyens, alla vers la porte, essaya de la pousser, rencontra de la résistance, frappa impérieusement, appela Jacques, entehdit un remuement d'étoffe, puis la voix de son fils, tranquille et froide ;

— Qu'est-ce que c'est ? Comment : qu'est-ce que c'est ! Mais c'est

moi, parbleu ! La porte s'ouvrit, Jacques parut en pyjama de

couleurs vives dont son père avait horreur, et at- tendit, l'œil bas. Encore essoufflé par l'exercice, il exécutait des mouvements respiratoires. Son

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silence exprimait une certaine soumission, une in- solence courtoise et enfin de l'indifférence, le tout si facilement visible sur son visage mobile, que son père, désarmé à l'idée flatteuse de pouvoir lire ainsi, constamment, croyait-il, toutes ses pensées, condescendit à sourire, et, désignant côté cour, les fenêtres supérieures de la maison d'en face :

— Attention aux commérages. Tu pourrais gar- der tes pantalons.

Désignant une porte voisine : — Et ta mère, y songes-tu ? Puis vivement : — Et ce chat, d'où sort-il ? — Oh ! répondit Jacques avec l'empressement

que lui donnait la conviction inespérée d'éviter une scène, il s'est amené ce matin à la distribution du lait. Je voulais le prendre et le chasser.

Ils échangèrent un regard neutre. Et comme la femme de ménage, portant le petit déjeuner, pas- sait de la cuisine à la salle à manger, pendant que Jacques se demandait pourquoi son père oubliait de la nommer au même titre que sa mère parmi les personnes dont sa nudité risquait d'offenser la pudeur :

— Où est le courrier, madame ? L'avez-vous monté ? demandait M Debeaudemont. Hâtez-vous d'y courir. J'attends.

Rappelant Jacques : — Ta mère est-elle levée ?

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— Je... ne crois pas... Je ne l'ai pas entendue. Suivit un silence curieux, suggestif, très fugitif.

Jacques avait craint de dire à son père qu'il était allé depuis longtemps saluer sa « petite maman ». M Debeaudemont avait craint de trahir son désir de voir sa femme, ou du moins de prendre de ses nouvelles.

Il déjeunait avec soin d'une tasse de lait pur, d'une mince tartine de pain beurré, d'un soupçon de café « infinitésimal », car il redoutait ce breu- vage comme tous les excitants.

Bien que son indulgence envers Jacques fût peu naturelle et résultât, tout à fait à l'improviste, d'un élan vaniteux de contentement de soi-même, il s'en félicitait cependant comme d'une inspiration vertueuse : « Elle fait de moi, un père très... à la page. Parmi les nouveautés suspectes de la vie actuelle, certaines sont tolérables. » Et cette pen- sée, pareillement nouvelle, augmentait son conten- tement, bien qu'elle ne lui fût venue que par sur- prise.

Ayant reçu le courrier, il passa dans son cabinet où bientôt protégé, gagné, reconquis par l'univers le plus intime, celui des gros livres et des dossiers, assis à son bureau de chêne massif ornementé de sculptures, enfoncé dans un fauteuil monumental qui, dépassant de beaucoup sa tête, semblait ébau- cher au-dessus de lui une architecture de coupole

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en miniature, environné de portraits de famille en grande tenue militaire, comme cela se voit chez beaucoup de Français de sa génération, il retrouva un certain calme.

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II

A LORS madame Debeaudemont, qui avait dé-

jeuné, s'était habillée, se tenait prête à sor- tir, entr'ouvrit délicatement sa porte, tendit

l'oreille, glissa vers la cuisine, dit à la femme de ménage d'une voix chantante et douce :

— Je n'ai pas eu l'occasion de parler de votre affaire. Toutefois, comptez sur moi et montrez- vous courageuse.

Puis elle sortit d'une façon qu'elle aurait voulu naturelle et qui ne l'était vraiment pas.

Elle éprouvait à la fois, pour sa confusion, un plaisir et une peine, mais le plaisir l'emportait. La peine lui venait de sa compassion pour cette femme, qui souffrait mille sévices d'un mari alcoo- lique, trépané de guerre, duquel elle était séparée de corps, et se désespérait des lenteurs d'une re- prise d'instance, concernant la garde des enfants. Madame Debeaudemont voulait en parler à son

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mari. Elle hésitait, empêchée par une crainte inexplicable.

« Un avocat inconnu me causerait moins d'ap- préhension, pourquoi cela ? »

Le plaisir lui était venu dès le réveil, à l'appa- rition du beau temps, de se lever de bonne heure et de soigner sa toilette, de déjeuner seule et de répondre enfin à l"invitation de son ancienne com- pagne, Madeleine Laroche, de retour du Maroc, qu'elle n'avait pas revue depuis près de vingt ans.

On sortait de l'un de ces hivers interminable- ment brumeux qui rendent les Lyonnais maus- sades et les bornent aux soins immédiats, où rien ne paraît gratuit, où l'activité n'est qu'un effort afin de se distraire de la ténébreuse affaire de vivre. La libéralité du printemps lui semblait sur- naturelle.

Elle descendait si franchement, se donnait du mouvement si gentïment, se sentait si disposée à profiter des courts instants d'une radieuse matinée, qu'elle ne laissait pas d'éprouver, là aussi, tant les distractions lui manquaient, un secret sentiment de contrariété, comme lorsqu'on se dit : « Non, c'est trop beau. » Mais, chose curieuse, loin d'en être retenue, elle s'en trouvait excitée. Elle avait aussi l'impression de se dégager d'un ensemble d'obliga- tions pesantes, d'accomplir une sorte d'escapade. Le pire était que cette notion de faute légère contri- buait à sa joie.

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Ainsi allait-elle, en manteau de fourrure, coiffée d'un chapeau ajusté, réussi, rajeunissant, le visage calme et sérieux, droite sans raideur, les chevilles fermes, les mains invisiblement entre-croisées dans ses manches qui faisaient office de manchon, por- tant serré sous le bras, comme l'abbé Morjier son bréviaire, avait-elle coutume de dire, un large sac- à-main qu'elle appelait son nécessaire-indispensa- ble, qui ne contenait en effet ni peigne ni miroir, ni lime ni ciseaux, ni poudre ni parfum, mais seu- lement un mouchoir, une clef, un petit carnet, un crayon et de la menue monnaie.

Une couturière exigeante eût estimé que son manteau ne lui allait pas très bien, il ne lui ôtait rien de sa grâce. Elle avait quarante ans et n'en disconvenait pas, mais elle en portait trente. L'al- lure qu'elle devait à sa taille élancée lui permet- tait cette plénitude des formes qui n'alourdit pas la ligne, mais au contraire l'enrichit. La vie reti- rée, j'allais dire confinée, qu'elle partageait avec tant d'autres, en cette ville abondante jadis en recluseries, n'altérait pas l'agrément de ses traits reposés, altérait à peine son teint dont la pâleur restait chaude. Elle rayonnait d'un charme per- manent, qui lui venait de sa contrainte et de sa timidité.

Désengourdie, égayée de comparer la souplesse de son esprit à celle de ses articulations, elle mo- nologuait à son tour toutes ses pensées.

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Joseph JOLINON Grand Prix du Roman de l'Académie Française

Le fin analyste, l'observateur caustique et lucide auquel l'on doit Dame de Lyon, se révèle plus pénétrant, plus cinglant encore dans La Porte aux Pies, dont le thème dra- matique se développe au long d'épisodes où la verve n'est jamais absente.

« La Porte aux Pies », c'est, dans la cam- pagne lyonnaise, un nid de repos et de calme auquel une société pharisienne confie — pour mieux les oublier — ceux de ses membres qui portent les tares d'une hérédité trop lourde.

Pour expier la seule faute de sa vie, pour affirmer aussi une indépendance chèrement méritée, Alice se fait bénévolement l'infirmière des petits enfants sans mémoire. Elle ignore que ce geste sert les plans de Jean, son mari, qui, ne pouvant la reconquérir, rêve pour elle d'une mort légale.

Du ridicule ou de l'odieux, on ne sait ce qui l'emporte chez cet homme veule, habile à tour- ner au gré de son égoïsme, les principes sans grandeur qui ont modelé sa vie. Qu'elle nous paraît donc persuasive et humaine, malgré ses erreurs, la femme vibrante et passionnée qui, en lutte avec un ordre de choses périmé, remporte une douloureuse, mais apaisante victoire.

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