Cumont, F. 'Une Figurine Grecque d'Envoûtement' CRAI 57.6 (1913) 412-21

11
Franz Cumont Une figurine grecque d'envoûtement In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 57e année, N. 6, 1913. pp. 412- 421. Citer ce document / Cite this document : Cumont Franz. Une figurine grecque d'envoûtement. In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, 57e année, N. 6, 1913. pp. 412-421. doi : 10.3406/crai.1913.73257 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1913_num_57_6_73257

Transcript of Cumont, F. 'Une Figurine Grecque d'Envoûtement' CRAI 57.6 (1913) 412-21

  • Franz Cumont

    Une figurine grecque d'envotementIn: Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 57e anne, N. 6, 1913. pp. 412-421.

    Citer ce document / Cite this document :

    Cumont Franz. Une figurine grecque d'envotement. In: Comptes-rendus des sances de l'Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres, 57e anne, N. 6, 1913. pp. 412-421.

    doi : 10.3406/crai.1913.73257

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1913_num_57_6_73257

  • 412

    COMMUNICATION

    UNE FIGURINE GRECQUE D? ENVOTEMENT, PAR M. FRANZ CUMONT, ASSOCI TRANGER DE 1/ ACADMIE.

    J'ai eu l'occasion d'acqurir rcemment, Paris, un objet curieux, apport par un marchand grec, et qui, selon les indications de celui-ci, aurait t dcouvert Athnes en creusant les fondations d'un immeuble prs de la Banque Nationale, dans la rue d'ole.

    Fig. 1. Petit sarcophage de plomb.

    Comme le montre notre gravure, l'apparence extrieure de cette trouvaille est mdiocre : une petite bote autrefois rectangulaire, aujourd'hui un peu contourne (long. 0 m 115 ; larg. 0m 055; haut. 0m 035) est forme d'une feuille de

  • UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT 413

    plomb d'un millimtre d'paisseur, coupe et replie de faon que les parois des deux extrmits viennent s'appliquer contre les deux bords latraux. Le couvercle plat est d'une excution aussi sommaire. Aucune trace de soudure

    Fig. 2. Figurine d'envotement trouve Athnes.

  • 414 UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT

    ni de dcoration. Mais dans cette bote trs simple tait couche une statuette galement de plomb (h.0m H) : un jeune homme entirement nu, la jambe droite tendue, la gauche lgrement replie et les mains attaches derrire

    Fig. 3. . Figurine d'envotement trouve Athnes.

  • UNE FIGURINE GRECQUE d'eNVOLTEMENT 415

    le dos. La tte est un peu incline sur l'paule droite, et la chevelure boucle est entoure d'une bandelette. Le travail de cette figurine, une fonte pleine, obtenue probablement en surmoulant un original de bronze, devait tre soign : on s'en aperoit encore malgr l'oxydation pulvrulente qui a profondment corrod le mtal, dfigur le visage, et fait disparatre l'extrmit des pieds, moins que ceux-ci n'aient t intentionnellement mutils. Le type de cette statuette permettrait de la faire remonter jusqu'au IVe sicle, mais elle peut tre notablement postrieure.

    Ds que je vis cette singulire poupe de plomb, je supposai immdiatement qu'elle avait d servir un envotement. Nous possdons en effet un certain nombre de figures analogues, dont notre confrre M. Clermont-Ganneau a t le premier reconnatre la destination. Dans les fouilles de Tell Sandahannah, prs d'Eleuthropolis en Palestine, le Dr Bliss recueillit, en 1898, seize petites figurines d'hommes et de femmes dcoupes en silhouettes dans des lames de plomb . Les personnages, qui sont tous nus, sauf une exception, offrent cette particularit d'avoir les mains et ls pieds chargs de liens et d'entraves savamment compliqus : tantt les mains sont lies en avant sur la poitrine, tantt derrire le dos. Les liens qui les garottent sont forms de gros fils de plomb, de fer et de bronze. En mme temps que ces images nigmatiques, on avait dcouvert des tablettes portant des excrations magiques. M. Clermont-Ganneau devina qu'on avait voulu reprsenter les personnes contre lesquelles taient diriges les incantations1.

    1. Clermont-Ganneau, V envotement dans V antiquit et les tablettes de Tell Sandahannah, dans son Recueil d'archol. orientale, t. IV, p. 156 ss. Cf. Thiersch, Jahrhuch archaol. Instit.,XXlU, 1908, p. 400. La date n'est pas postrieure au dernier tiers du 1er sicle avant J.-C. Les inscriptions ont t publies par Wnsch, dans Bliss and Macalister, Excavations in Palestine during the years 1898-1900 (Londres, 1902), p. 155 ss. Les figurines ont t reproduites en partie par Hubert, dans Saglio-Pottier, Dict. des a,nt.x s. v. Magia, p. 1518.

  • 416 UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT

    Cette interprtation s'est vue confirme par des dcouvertes subsquentes. En 1902, M. Wnsch publiait une- statuette de plomb trouve en Attique, comme la ntre, et dont le caractre magique ne fait aucun doute1. Elle reprsente un jeune homme dont la tte a t coupe violemment l'aide d'un couteau2, et dont les bras, ramens derrire le dos, et les jambes, replies sur les cuisses, sont attachs par des liens de plomb, qui entourent aussi le torse. De plus, la poitrine et le ventre sont percs de deux clous de bronze.

    Plus rcemment, M. Nogara a fait connatre3 deux autres statuettes qui se trouvaient dposes dans un tombeau trusque du vne-vie sicle, bien qu'elles datent au plus tt de la seconde moiti du ive et plus probablement du me. Ces deux statuettes, l'une d'homme et l'autre de femme, qui, comme les prcdentes, sont en plomb, se rapprochent encore davantage de la ntre. Les personnages ne sont plus chargs de liens vritables. Ceux-ci sont simplement indiqus par l'artiste, qui nous montre ces deux victimes de malfices, nues, les mains croises derrire le dos. Leurs noms ont t tracs la pointe sur leurs corps. L'ulora- tion qui a rong Tpiderme de notre phbe, l'a si profondment altr qu'on ne saurait dire si des lettres y taient pareillement graves.

    Dans le commentaire rudit qu'il a consacr cette trouvaille d'trurie, M. Mariani cite4 plusieurs figurines analogues, et il se demande avec raison si un certain nombre

    1. Wnsch, Eine antike Rachepnppe, dans le Philologns, LX, 1902, p. 26- 31.

    2. Il est possible que les pieds de notre figurine aient de mme t mutils dessein (cf. supra).

    3. Nogara, Statuette etrusche di piomho trovate recentemente a Sovana, dans YAusonia, IV, 1909, p. 30-39: cf. Mariani, ibid., p. 40-47.

    4. L. c, p. 42. Il publie notamment une statuette de plomb du Museo Nazionale de Rome. Elle porte un nom grav sur la poitrine et un clou de fer piqu dans l'paule gauche.

  • UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT 41?

    de prtendues reprsentations de Prisonniers barbares ou d' Amours captifs n'auraient pas en ralit servi des oprations magiques. C'est peut-tre le cas, notamment, pour une statuette en plomb trouve Athnes ce serait la troisime d provenance attique que M. Perdrizet a publie en 1899 l. On y voit un enfant, les deux mains ramenes sur les fesses, et qui offre la particularit curieuse de regarder non devant mais derrire lui, la tte tant place rebours par rapport au corps, comme si l'envo- teur lui avait tordu le cou 2.

    On l'aura remarqu, toutes les statuettes que nous venons d'numrer sont en une mme matire, le plomb3. Le plomb, mtal lourd et froid, tait mis en relation avec les morts et les dieux infrieurs. On notait ce propos que les cadavres avaient le teint plomb. De plus, les astrologues attribuaient le plomb Saturne, plante malfaisante. Pour ce double motif, on l'employait de prfrence toute autre substance pour les malfices et les excrations 4.

    Toutes ces statuettes ont au moins les mains lies. Ensorceler se dit frquemment chez les anciens, xaaSev, ligare, et les sorciers modernes prtendaient de mme pouvoir provoquer une ligature , notamment au moment d'un mariage. L'opration magique prive celui qui en est l'objet

    1. Paul Perdrizet, Mlusine, 1899, p. 195; cf. Salomon Reinach, Rpertoire, t. III, p. 262, n 3.

    2. M. Perdrizet explique diffremment cette statuette et une autre similaire de bronze, provenant de Cphalonie. Il y voit des amulettes contre la Pauxavia. Elles la conjuraient par le rire ml d'effroi que faisait natre leur monstruosit.

    3. On sait d'ailleurs que les magiciens opraient aussi sur des poupes de laine, de cire ou d'argile. Les premires ont naturellement disparu, mais on en a retrouv huit de terre cuite Pouzzoles ; cf. Audollent, Defixionnm tabellae, n" 200-207, et deux de bronze en Crte Rettimo (Mariani). Celle dont parle Sophronios [infra) aurait aussi t de bronze.

    4. Wnsch, Defixionum tahellae Atticae, 1897, p. m, et Sethianische Verfluchungstafeln, p. 72; Audollent, Defixionnm tabellae, Paris, 1904, p. xlvii. Cf. Catal. codd. astrologorum graecorum, III (Mediolanenses), p. 44, 29; 45, 8.

  • 418 UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT

    de la libert de ses mouvements ; il est paralys par le sort qui lui est jet nous en verrons tantt un exemple ou, d'une faon plus gnrale, il est le prisonnier des dmons auxquels on l'a livr. Les formules de dvotion disent parfois explicitement : Je lie les mains et les pieds d'un tel1. Nos figurines troitement ligotes montrent un jeune homme rduit l'tat misrable o la puissance de l'envotement le mettra en ralit.

    Pourquoi les victimes des magiciens sont-eljes reprsentes nues? Non pas, comme on l'a dit, parce qu'elles sont dsormais prives de tout2, mais, je pense, parce qu'en magie le vtement est une protection, qu'il peut cacher une amulette prservatrice, et qu'il importe d'agir directement sur le corps pour tre certain que l'effet attendu se produise.

    Si l'on connat un certain nombre de figurines d'envotement analogues celle qui nous occupe, c'est la premire fois qu'on en dcouvre une enferme dans une bote de plomb, et cette circonstance spciale fait le principal intrt de la dcouverte d'Athnes. Quelle est la signification de ce rite magique? On serait tent de rapprocher cette trouvaille d'une histoire prodigieuse rapporte par un crivain ecclsiastique3. Dans le recueil de miracles que Sophro- nios, patriarche de Jrusalem (629-638), rdigea pour l'dification des fidles et la plus grande gloire des martyrs SS. Cyr et Jean, il fait ce curieux rcit4. Un certain Tho-

    1. KaTa8w ;to8? yepa (Wiinsch, Defix. t&h. AU., 86). '; outo Xsx- Ttop xataBSsTat toi; uoal xai Ta yspa xa xfj xeaX7), outw; xaxaSraax xi uxXir) xa ta; yspa; xat xf,v xeaXrjv. x. t. X. (Audollent, Defix. tabell., n 241, 1. 15). Cf. infra, p. 419.

    2. Mariani, l.c. : La nuditk dlie persone rappresenlate da spiegarsi non tanto corne inerente al carattere di vitlima, quanto a quello di per- sona vilipesa, spogliata, ridotta, povera, priva d'ogni ornamento.

    3. Ce texte intressant a d'abord t signal mon attention par Mgr Duchesne. Je me suis aperu, depuis, qu'il n'avait pas chapp l'rudition de M. Wnsch (Philologns, l. c).

    4. Migne, Patr. Gr., t. LXXXVII, col. 3542 ss. Des extraits sont reproduits par Audollent, Defix. tabellae, p. cxxn.

  • UNE FIGURINE GRECQUE d'eNVOLTEMENT 419

    phile d'Alexandrie avait t ensorcel : un magicien par ses incantations perverses lui avait li les mains et les pieds {yiixxc. v.

  • 420 UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT

    la premire de clous, on a immobilis les membres du second, mais si quelqu'un parvenait retirer les clous, le charme serait aussitt rompu. Il faut donc, pour que le mal soit incurable, que la statuette soit soustraite toute atteinte : on l'enfermera dans une cassette scelle au plomb, et l'on prononcera sans doute les formules qui doivent rendre les sceaux incassables ou vouer aux puissances infernales celui qui les briserait. Puis, pour plus de sret, on jettera le coffret au fond de la mer, afin que le sortilge ne puisse jamais tre dli , comme le dit Sophro- nios 1 .

    Est-ce aussi dans ce but que notre effigie athnienne a t dpose dans une bote? C'est fort invraisemblable. Nul vestige ici de soudure ou de fermeture ; le couvercle peut s'enlever sans difficult. De plus, il et t impossible de dlier cette figure, coule d'un seul jet, autrement qu'en la brisant. Il faut chercher une explication diffrente. Cette bote, o le personnage repose, est une bire. Des sarcophages de plomb forms d'une caisse rectangulaire munie d'un couvercle plat, dont les bords recourbs pousent l'extrmit suprieure de la cuve, ont t retrouvs en grand nombre2. Le Muse du Louvre en possde un rapport de Phnicie par Renan et un fragment d'un second. L'usage du mtal, au lieu de la terre cuite ou de la pierre, pour les cercueils parat tre originaire de la Syrie3, et ce point ne serait pas sans intrt pour fixer la provenance orientale de la superstition qui nous occupe 4.

    (8w &; ox 2. Je me borne renvoyer Renan, Mission de Phnicie, p. 427 et pi. lx,

    nl; Perrot, Hist. de l'art, t. III, p. 177. J'en ai cit d'autres Collection Raoul Warocqn, note au n 214.

    3. Coll. Warocqn, l. c. 4. La pratique de l'envotement, qui serait arrive en Grce de Syrie,

    tait dj connue dans l'ancienne Egypte. M. Jean Capart a bien voulu m'indiquer des textes qui l'y montrent en usage depuis le nouvel Empire (Chabas, Le papyrus magique Harris, Chalon, 1860, p. 169, 172) jusqu' l'poque alexandrine (Budge, Hieratic papyrus of Nesi Amsu about B. C.

  • UNE FIGURINE GRECQUE D'ENVOTEMENT 421

    On ne connat pas d'autre figurine d'envotement qu'on ait retrouve couche dans un cercueil. Mais M. Richard Wnsch veut bien me signaler une dcouverte analogue faite Kertch et qui est encore indite 1 : une cassette de plomb, dont le fond porte l'image, grave d'une pointe lgre, d'un homme ligot. Dans la cassette tait place une tablette avec les noms de six personnes maudites.

    Les statuettes publies par M. Nogara n'avaient pas chacune leur petit sarcophage fait leur taille, mais on les avait dposes dans un vieux tombeau trusque (p. 416), et l'on n'ignore pas que les formules d'excration furent souvent de mme glisses dans des spultures. C'tait un autre moyen d'arriver au mme rsultat, c'est--dire de vouer la mort l'ennemi dont on voulait se dbarrasser. On reconstitue sans peine la srie des conjurations et des oprations qui doivent assurer sa perte. De mme que son effigie a les mains lies par l'envoteur, lui aussi aura les membres raidis par la maladie et la mort ; de mme qu'elle tait dpose dans un sarcophage, lui aussi sera mis en bire ; de mme que le cercueil tait enfoui dans le sol, lui aussi sera enterr. Tous ces actes procdent logiquement de cette sympathie que la magie suppose exister entre l'tre maudit et le simulacre sur lequel on agit.

    305, Westminster, 1891, p. 119). Cf. Erman, Die aegyptische Religion, 2" d., 1909, p. 178 : Es gibt Zauberbcher die Entsetzen verbreten. Wenn man nach ihren Angaben Gtter- und Menschenfiguren aus Wachs verfertigt und dise in die Wohnung des Gegners hineinschmuggelt, so lhmen sie dort die Hand der Menschen . Sur les figures de cire destines aux oprations magiques, cf. Sphinx, XV, fasc. II, mai 1911, p. 85 sq.

    1. Zu dem Sarg kenne ich nur eine Parallle, ein Ineditum, das ich dem- nchst verffentlichen will. Das Stadtmuseum in Stettin besitzt ein Blei- kastchen, auf dessen innerem Boden, schwach erkennbar, eine gefesselte menschliche Figur gezeichnet ist. In dem Kstchen lag eine Bleitafel mit dem Namen von sechs Verfluchten, den Schriftzgen nach IV Jahrh. v. Chr. Herkunftsort : Kertsch.

    InformationsAutres contributions de Franz Cumont

    Pagination412413414415416417418419420421

    IllustrationsFig. 1. Petit sarcophage de plombFig. 2. Figurine d'envotement trouve AthnesFig. 3. Figurine d'envotement trouve Athnes