Culture Générale Et Libertés

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    CULTURE GNRALE ET LIBERTS FONDAMENTALES

    Le prsent document a t conu titre priv.

    Sa publication en ligne nest donc pas autorise. Pascal Mbongo

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    Table des matires I. QUEST-CE QUE LA LIBERT : MON CHIEN EST-IL LIBRE ?................................................................................. 3

    II. QUEST-CE QUE LA LIBERT ? HISTOIRE DE LA CONQUTE DES LIBERTS POLITIQUES ................................... 4

    III. QUEST-CE QUE LINDIVIDUALISME ? UNE SOCIT D'INDIVIDUS EST-ELLE POSSIBLE ? ................................ 6

    IV. QUEST-CE QUE LE POUVOIR ? LES FONDEMENTS DE L'AUTORIT................................................................ 9

    V. QUEST-CE QUE LE POUVOIR ? ET SI NOUS AIMIONS TRE DOMINS ? ....................................................... 11

    VI. LA BANALIT DU MAL REVISITE ........................................................................................................... 15

    VII. LETAT DMOCRATIQUE ET LIBRAL .......................................................................................................... 17

    VIII. POPULISME ET DMOCRATIE. ................................................................................................................... 22

    IX. LUNIVERSALISME DES DROITS DE LHOMME EN DBATS. QUEST-CE QUE LA MONDIALISATION ?........... 25

    X. LUNIVERSALISME DES DROITS DE LHOMME EN DBATS. MONDIALISATION OU OCCIDENTALISATION ? . 30

    XI. LUNIVERSALISME DES DROITS DE LHOMME EN DBATS. UNIVERSELS, LES DROITS DE LHOMME ? ........ 33

    XII. LA SOCIT SAISIE PAR LE DROIT ? ............................................................................................................. 39

    XIII. LE DROIT INTERNATIONAL, UNE JUSTICE DES VAINQUEURS ? .................................................................. 45

    XIV. ECONOMIE ET LIBERTS. QU'EST-CE QUE LE CAPITALISME ? .................................................................... 48

    XV. LES SCIENCES ET LES TECHNIQUES MENACENT-ELLES L'HOMME ? ............................................................ 55

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    I. Quest-ce que la libert : mon chien est-il libre ?

    Jean-Franois Dortier Le libre arbitre est sans doute un mythe que les individus se racontent eux-mmes. Mais cela ne veut pas dire que la libert nexiste pas. Il se pourrait mme quelle ne soit pas le propre des humains.

    Loncle Andr avait un chien. Un beau berger allemand affubl du nom de Basile. Dans les annes 1970, quand on habitait un pavillon de banlieue, il tait dusage de mettre le chien en laisse. Et dattacher la laisse la niche. De sorte que Basile a pass sa vie entire dans un espace de cinq ou six mtres carrs sans pouvoir courir, marcher, se promener (sauf en de rares dimanches aprs-midi). Et tout seul. Alors que les chiens descendants des meutes de loups adorent la compagnie. Depuis, la vie des chiens sest humanise. Le mien vit la maison, il peut sortir dans le jardin quand il le veut. Tout (ou presque) lui est permis. Sauf de monter sur le canap (ce quil fait quand mme quand on nest pas l: je le sais puisque lon retrouve ses poils sur le canap notre retour). part cela, Basile Junior (cest son nom) a le droit de vaquer assez librement o bon lui semble dans la maison ou dans le jardin. Peut-on dire que mon chien est libre?

    Daucuns diront quun chien reste un chien. Certes, il peut se promener loisir chez nous, mais sa vie reste rive ses instincts. Basile Junior passe beaucoup de temps dormir, dresse loreille quand son matre arrive, agite sa queue pour montrer son contentement, est fou de joie quand on le promne, etc. Bref, il suit fidlement son instinct de chien. Sa libert intrieure reste assez pauvre. Et mme quand il va en cachette se loger sur le canap, cest parce quil est attir par lodeur irrsist ible de son matre absent (1).

    ce stade de la discussion, on a appliqu notre ami le chien un vieux dbat philosophique sur le libre arbitre. Et ce niveau, les humains et les chiens sont comparables. Cest Voltaire qui le dit (2). Dans un premier sens, on peut dire que la libert correspond labsence de contraintes. Libert de mouvement, de pense, de choisir son mtier, etc.:La libert nest donc autre chose que de pouvoir faire ce que je veux (Voltaire).

    Libert et volution

    Quelques philosophes ont cherch montrer que la libert sinscrit dans la logique de lvolution. Pour le philosophe allemand Hans Jonas (3), les premires formes de libert apparaissent avec les premires formes de vie. Plus prcisment, la libert nat avec la capacit de mouvement. Au cours de lvolution, les organes du mouvement (nageoires, pattes, ailes) et ceux de la perception (yeux, oreilles, nez) ont volu en mme temps. Pour une hutre, rive son rocher, il nest besoin davoir des yeux, un odorat, des oreilles. Il lui suffit douvrir et de fermer sa valve: leau lui amne ses lments nutritifs. Ds que les animaux commencent se dplacer pour trouver de la nourriture, ils doivent tre dots dorganes perceptifs pour voir, sentir, entendre les choses distance. Ce dracinement leur procure une libert de mouvement qui est la premire phase de la libert (4). un stade plus tardif de lvolution apparaissent des organismes dots dun degr suprieur de libert. La slection naturelle a deux faons dagir sur les organismes vivants. Elle peut les munir dorganes et dinstincts prcisment adapts un environnement donn: le castor a des dents adaptes la coupe du bois et linstinct qui le pousse construire des barrages. Mais de nombreuses espces ont t dotes dune capacit dapprentissage qui leur permet dapprendre et dinnover plutt que dadopter des conduites instinctives, figes et strotypes. Les lions apprennent chasser, le singe casser des noix, certains pinsons chanter auprs de leurs congnres. Cette souplesse comportementale autorise lanimal (et lhumain) un espace de libert supplmentaire, puisquils ne sont plus soumis des instincts rigides mais une culture plus souple et mallable. Ltre humain, selon Daniel Dennett, possde de surcrot la capacit rflexive de se distancier de sa culture dappartenance. Cest encore un nouveau stade de la libert, propre aux humains (5).

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    II. Quest-ce que la libert ? Histoire de la conqute des liberts politiques

    La premire tape de la libert passe donc par la libert de mouvement. Cela suppose la mobilit physique. Mais cela passe aussi, chez les humains, par des droits sur la libre circulation. Le droit de circuler librement fut lune des premires conqutes des liberts civiles en Occident. tre libre, cest aller o bon nous semble tout comme penser ce que lon veut, exercer le mtier que lon souhaite. Tout cela nous semble naturel, mais cest oublier quil sest agi dune longue conqute historique en Occident (6).

    Le libralisme politique a conquis lAngleterre et les Provinces-Unies au XVIIe sicle. Ce fut une idologie de combat contre labsolutisme monarchique et les autorits religieuses. John Locke (1632-1704) en a nonc le premier les principes: le but de lorganisation politique nest pas la puissance de ltat mais des individus libres de penser, croire, circuler, organiser leur vie comme ils lentendent ds lors que la libert dautrui nest pas menace. Le libralisme politique est reprsent en France au XIXe sicle par des hommes comme Benjamin Constant (1767-1830), inlassable dnonciateur de la tyrannie et des rgimes despotiques (jacobin ou bonapartiste) et auteur du discours De la libert des Anciens et des Modernes, ou Alexis de Tocqueville (1805-1859).

    Une fois la libert formelle atteinte, il faut passer la libert concrte. Il ne sagit plus davoir le droit, mais davoir le pouvoir concret de faire ce que lon entend. Dans son livre Rationalit et libert en conomie, lconomiste Amartya Sen considre la libert relle comme la capacit effective de lindividu de choisir sa vie (7). Cette libert nest atteinte que si lindividu matrise des ressources ncessaires. Un pauvre nest pas libre dacheter une voiture sil nen a pas les moyens. Le dveloppement conomique et la rpartition des droits sont des conditions de la libert. Edgar Morin soulignera encore que la libert conquise sur la nature est une dpendance par rapport au systme techno-conomique.

    Dans le domaine politique, le philosophe Isaiah Berlin (1909-1997) propose une distinction similaire entre deux concepts de libert (8). La libert ngative correspond au fait de ne pas tre entrav par autrui dans la ralisation de ce que nous souhaitons faire. Labsence de censure de la presse est une libert ngative. La libert positive est le pouvoir de contrler les dcisions publiques ou dy prendre part. La participation au vote dans une dmocratie est une libert positive.

    Libre arbitre ou autonomie de la volont?

    Mais dautres penseurs font valoir que cette vision des choses ne rsolvait pas entirement le problme de la libert. Le chien est libre daller o bon lui semble, mais sa volont elle-mme est dtermine par ses instincts et ses conditionnements (qui le font suivre les odeurs et obir ses pulsions). Il nest pas libre de vouloir manger ou ne pas manger. De ce point de vue, nous sommes comme les chiens. Pour Baruch Spinoza, il existe toujours des motifs intrieurs qui nous poussent agir de telle ou telle faon. Certains sont conscients (comme la faim), dautres restent obscurs et nous sont trangers (la notion dinconscient nexiste pas encore lpoque de Spinoza, mais il en a dj lintuition). De ce point de vue, le libre arbitre ou une action qui naurait pas de cause nest quune illusion. La seule vraie libert nest pas dans labsence de raison dagir, mais dans la dtermination, cest--dire la capacit suivre sa volont. Supposons que je veuille abandonner mes tudes dingnieur (voulues par mes parents) pour me lancer dans la vie dartiste. Une libert non appuye sur une volont claire produit des individus anxieux et angoisss, indtermins. Je vais dabord devoir franchir des obstacles extrieurs (la pression familiale entre autres), peut-tre trouver les moyens financiers ncessaires une cole (cest la libert relle dA. Sen). Je devrai aussi surmonter mes propres faiblesses. Car la voie choisie est incertaine et peu aise. Elle suppose beaucoup de travail, de surmonter les priodes de dcouragement. Et l, on touche un autre aspect de la libert quEmmanuel Kant nomme lautonomie. Lautonomie, ce nest pas labsence de contraintes mais la possibilit de se fixer soi-mme sa propre loi (9). En loccurrence, lautonomie du peintre ou musicien en herbe suppose beaucoup

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    dautodiscipline. Cela cadre mal avec un milieu de bohme o vivent des aspirants artistes. Pour faire face aux failles de sa propre volont, le philosophe John Elster rappelle quil existe quelques recettes. La plus connue est la ruse dUlysse qui consista se faire attacher au mt du bateau pour rsister au chant des sirnes, un chant irrsistible mais mortel. Cest lultime paradoxe de la libert. Elle consiste, pour se dompter, se tenir soi-mme en laisse. Pour librer son esprit et rflchir en paix, saint Augustin suggrait de se mettre lcart des femmes. Aujourdhui, certains lves demandent leurs parents de les inscrire en pension afin de se prmunir contre leur penchant la paresse et la distraction, de sautocontraindre travailler. Cest le paradoxe suprme de la libert: devenir son propre esclave. Pour rsumer, la question: Peut-on tre libre?, beaucoup de philosophes rpondent que le libre arbitre total est une fiction. Mais la libert a un sens ds lors quon la considre sous langle relationnel, cest--dire comme laffranchissement par rapport une contrainte interne ou externe. La libert est toujours une conqute. Comment faire pour se librer de soi et des autres? En se donnant les moyens de raliser sa volont: sassurer dabord de ses choix, tout mettre en uvre pour les raliser, ce qui peut passer par des contraintes librement consenties. Une soumission soi-mme en quelque sorte. Vous avez compris? Bon, je vous quitte. Mon chien tourne en rond et gmit devant la porte. Cest lheure de sortir et il va me harceler jusqu ce que je lui obisse NOTES (1) Nous aimons croire que nous sommes trs diffrents. (2) Voltaire, De la libert, in Dictionnaire philosophique, 1764, rd. Flammarion, coll. GF, 2001. (3) H. Jonas, volution et Libert, Rivages, 2000. (4) Dun autre ct, elle le subordonne dautres contraintes (Edgar Morin sur lanimal). (5) D.C.Dennett, Thorie volutionniste de la libert, Odile Jacob, 2004. (6) J.-F. Dortier, La conqute des liberts en Occident, Sciences Humaines, n86, aot-septembre 1998. (7) A.Sen, Rationalit et libert en conomie, Odile Jacob, 2005. (8) I.Berlin, loge de la libert, Calmann-Lvy, 1988. (9) Comme le dit ltymologie du mot, autonomos venant de auto (soi) et nomos (loi). Daprs E.Kant, Critique de la raison pure, 1781, rd. Puf, 2007. Lire aussi " William James et le libre arbitre " Thomas d'Aquin (1225-1274)

    Il estime que les animaux agissent par instinct, ltre humain daprs un jugement. Celui-ci possde le libre arbitre sinon il ne pourrait se conformer aux prceptes noncs par Dieu, cest--dire discerner le bien du mal. Des philosophes comme rasme ou Ren Descartes admettront la doctrine du libre arbitre comme une caractristique spcifiquement humaine. Les protestants, tel Martin Luther, considrent au contraire que la vie humaine suit un destin implacable: cest la thorie de la prdestination. Baruch Spinoza (1632-1677)

    Rejetant lide de libre arbitre, il estime que la volont ne peut tre appele cause libre, mais seulement cause ncessaire, cest--dire quelle ncessite une cause. En fait, selon Spinoza, les hommes se trompent en ce quils pensent tre libres, parce quils ignorent les causes qui les poussent agir. Emmanuel Kant (1724-1804) Il a surtout insist sur la notion dautonomie, en tant quaptitude humaine respecter des principes moraux dicts par la raison et la volont personnelle. tre libre, cest suivre une voie morale intrieure qui passe par une autodiscipline et le refus de cder ses passions. Jean-Paul Sartre (1905-1980) On retrouve le thme de la libert et de lengagement. Jean-Paul Sartre refuse toute vision naturaliste et dterministe de lhumain qui lenfermerait dans un destin qui le dpasse. Ni Dieu ni nature ne commande lhomme ce quil doit faire. La vie humaine est contingente et dpourvue de sens. Cette contingence, ou facticit, est le fondement de la libert humaine mais aussi de son angoisse. Cette libert est aussi la source de lengagement qui ne peut trouver dautres raisons quen lui-mme.

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    III. Quest-ce que lindividualisme ? Une socit d'individus est-elle possible ?

    Xavier Molnat

    Comment, dans les socits modernes, parvenons-nous faire socit tout en affirmant une

    autonomie personnelle? Les dbats en cours rvlent une grande confusion dans lanalyse des

    rapports entre lindividuel et le social.

    Be yourself (sois toi-mme), nous enjoignait il y a peu une publicit pour un parfum. Deviens ce que tu es, nous commande tout aussi imprativement une marque crocodile.

    Ces slogans expriment combien dans nos socits sest diffuse une conception de lindividu comme tre singulier, dot dune intriorit et qui doit trouver au fond de lui les ressources pour construire son identit et son action. Mais si les socits occidentales contemporaines ont pouss lindividualisme jusqu son extrme logique, elles nen ont pourtant pas le monopole. Michel Foucault avait propos (1), pour y voir plus clair, de distinguer plusieurs dimensions de lindividualisme. Lattitude individualiste, tout dabord, caractrise par la valeur absolue quon attribue lindividu dans sa singularit, et par le degr dindpendance qui lui est accord par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relve. La valorisation de la vie prive, ensuite, cest--dire limportance reconnue aux relations familiales, aux formes de lactivit domestique et au domaine des intrts patrimoniaux.

    Lintensit des rapports soi, enfin, cest--dire des formes dans lesquelles on est

    appel se prendre soi-mme pour objet de connaissance et domaine daction, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut. Ces diffrentes dimensions se rencontrent indpendamment dans lhistoire. Selon M. Foucault, les aristocraties militaires encourageaient lindividu saffirmer dans sa valeur propre, travers des actions qui le singularisent et lui permettent de lemporter sur les autres, sans donner de valeur particulire la vie prive ou aux rapports de soi soi. La bourgeoisie occidentale du XIXe sicle faisait jouer un rle central la vie prive comme marque de russite, diminuant par l la valeur de lindividu et de ses capacits introspectives. Lasctisme chrtien des premiers sicles valorisait le rapport de soi soi mais rejetait les valeurs de la vie prive

    La spcificit des socits modernes est sans doute de combiner ces trois aspects,

    donnant lindividualisme une dimension jusqualors indite. Ce qui na pas manqu de faire natre des angoisses sur la disparition du lien social. Chacun repli sur sa sphre prive ne se proccuperait plus de son voisin. Mme dans lespace public, linvasion des tlphones portables transformerait lindividu en monade ferme la rencontre. La culture psychologique qui infuse les mdias engendrerait un narcissisme qui favoriserait une introspection des ego au dtriment de la volont de changer le monde.

    Un effacement des normes? Depuis vingt ans, nanmoins, certains sociologues ont tenu rappeler les aspects positifs

    de ces transformations. Droits individuels et citoyennet, () consolidation dune intimit et protection des jardins secrets de nos intriorits personnelles, () mouvement de libration des femmes et nouveaux droits des enfants bousculant les cadres de la famille patriarcale, () progression des marges de choix individuelles dans la vie quotidienne (dans la vie sentimentale, les loisirs, les repres moraux, etc.), espace largi donn la rflexivit des personnes (cest--dire au retour sur ce qui sest pass et sur soi, y compris critique)(2) Quils soient positifs ou ngatifs, on peut cependant dceler derrire ces jugements un double prjug contestable: laffirmation de lindividu, cest leffacement des normes (des valeurs, des repres), et donc moins de socit.

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    Si certaines normes comme le mariage ou lappartenance religieuse ont effectivement t relativises, les individus ont toujours un sens assez sr de ce qui se fait ou ne se fait pas. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann la bien montr propos de la pratique des seins nus sur la plage (3). Dans les discours des vacanciers, chacun fait ce quil veut en la matire, il ny a plus dinterdit moral. En ralit, on voit cependant que des normes implicites cadrent cette pratique: seuls les beaux seins (hauts, fermes, jeunes) sont acceptables. Afficher au plein jour une poitrine trop grosse ou trop vieille vous attirera en revanche des regards dsapprobateurs.

    Ensuite, on tend rduire les rgles sociales la contrainte: face un individu qui

    voudrait dsormais faire ce qui lui plat, le social serait ce qui interdit dagir sa guise. Or, comme le souligne le sociologue Alain Ehrenberg, sappuyant en particulier sur les travaux du philosophe Ludwig Wittgenstein, la notion de rgle sociale ressemble plutt quelque chose qui nous dirige une rfrence qu une contrainte (4). Le sport en est un bon exemple: le football comporte des rgles contraignantes (ne pas toucher le ballon avec les mains, ne pas faire tomber les adversaires) et arbitraires (cest--dire non fondes dans la nature), mais sans elles, je ne pourrais pas jouer au football. Autrement dit, la vie sociale nest pas ce qui empche de, mais ce qui rend possible laction humaine, qui lui fait dcouvrir des possibilits proprement humaines.

    Bref, lautonomie individuelle que valorisent les socits occidentales ne consiste pas en

    une invention de soi o lindividu produirait lui tout seul, subjectivement et grce sa capacit rflexive, le lien social dans ses interactions avec dautres sujets. Car ce nest pas parce que les choses semblent plus personnelles aujourdhui quelles sont pour autant plus intrieures et moins sociales. () Lidal dautonomie avive la tension, propre la socit dmocratique, entre la croyance que lon trouve dans notre intriorit psychique, dans notre moi, la source de toutes nos actions et le fait que lindividu agit et pense dans un systme institu. Certes, un individu moderne peut se fixer une rgle lui-mme (Il faut que je travaille moins et que je passe plus de temps avec mes enfants).

    Lautonomie est une rgle Mais, comme le souligne le philosophe Vincent Descombes, il ne peut faire cet acte

    dautodtermination que dans le contexte social dune socit humaine dans laquelle il y a toute sorte de rgles. Cet individu qui se fixe une rgle () est quelquun qui met en uvre des ides quil a prises dans la socit, des ides sociales (5).

    Individu autonome et rgles sociales, loin dtre des antonymes, constituent donc une

    seule et mme ralit: nous vivons dans des socits dautonomie gnralise, caractrise par lancrage dans la vie quotidienne de chacun dun double idal de ralisation de soi (valeurs de choix et de proprit de soi) et dinitiative individuelle (la capacit dcider et agir de soi-mme est le style daction le plus valoris) (6). Les transformations du mode de fonctionnement des institutions le montrent bien. Dans les annes 1960-1970, lcole, la prison, lasile psychiatrique ont t fortement critiqus en raison du pouvoir quasi absolu quils sarrogeaient sur les individus qui en taient captifs. On parlait alors dinstitutions disciplinaires (M. Foucault) ou totales (Erving Goffman). Aujourdhui, tout se passe comme si ces institutions avaient intgr ces critiques et rejet des fonctionnements passifs et normatifs pour faire place linitiative de lindividu. lcole par exemple, le matre mot est lautonomie de llve, qui doit au maximum prendre en charge son activit intellectuelle sans dpendre du professeur (fonctionnements en ateliers, recherche de solutions dans des documents mis disposition) (7). lindividu qui sollicite loctroi du revenu minimum dinsertion (RMI), on demande de construire un projet de retour lemploi qui lengage personnellement. Linstitution ne fournit pas de solution cl en main, elle accompagne le RMIste dans une dmarche quil a lui-mme construite. Mme la prison, dans un pays comme le Canada, fait place linitiative individuelle, en construisant des programmes

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    thrapeutiques individualiss dans lesquels le prisonnier peut simpliquer pour se corriger et esprer retrouver la libert. L encore, pas de contrainte: cest lindividu de se prendre en charge et de savoir sur quels points il veut travailler pour ne plus tre dangereux (8).

    Une socit du travail sur soi Se dessine ainsi ce que les sociologues Didier Vrancken et Claude Macquet ont qualifi

    de socit du travail sur soi (9), o le style daction qui a la plus grande valeur est celui o le patient du changement en est en mme temps lagent (10). Nous voil donc tous somms dtre des entrepreneurs de nous-mmes. Reste que chacun na pas les mmes capacits agir de manire autonome et se transformer. Comme la montr le sociologue Robert Castel (11), les personnes en situation prcaire sont prives des ressources (revenus, formation) qui assurent une indpendance et une scurit minimales. Comment agir de soi-mme, se prendre soi-mme pour objet, construire un projet quand on ne sait pas de quoi demain sera fait?

    On peut galement souligner le cot subjectif de ce nouveau fonctionnement social. Alain

    Ehrenberg a montr comment la dpression sest rpandue au moment mme o samorait le basculement dun modle disciplinaire de gestion des conduites vers de nouvelles normes enjoignant devenir soi-mme et prendre des initiatives. La dpression serait une pathologie de la responsabilit. Elle surgit quand nous narrivons pas tre la hauteur: ne parvenant pas dfinir qui nous sommes, nous ne parvenons plus agir. La dpression et laddiction sont les noms donns limmatrisable quand il ne sagit plus de conqurir sa libert, mais de devenir soi et de prendre linitiative dagir. () Dfaut de projet, dfaut de motivation, dfaut de communication, le dprim est lenvers exact de nos normes de socialisation (12).

    Au final, on voit donc pourquoi il ny a () pas choisir entre lindividu et la socit, les

    deux objets nous tant donns avec le paradoxe qui leur est associ: lindividu est pleinement social et la socit est la rsultante des actions individuelles (13). De mme, rappelle Franois de Singly, lindividualisme nest en rien une perspective asociale ou antitatique. Bien au contraire, il requiert une organisation sociale et tatique telle que lmancipation soit possible, et pour tous (14). Valoriser au plus haut point lindividu nest donc quune manire, parmi dautres, de faire socit.

    NOTES

    (1) M. Foucault, Histoire de la sexualit, t. III, Le Souci de soi, 1984, rd. Gallimard, 1997. (2) P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de lindividualisme. Entre sociologie et philosophie, Textuel, 2005. (3) J.-C. Kaufmann, Corps de femmes, regards dhommes. Sociologie des seins nus, 1995, rd. Pocket, 2001. (4) A. Ehrenberg, Agir de soi-mme, Esprit, juillet 2005. (5) V. Descombes, Individuation et individualisation, Revue europenne des sciences sociales, t. XLI, n127, 2003. (6) A. Ehrenberg, Sciences neurales, sciences sociales: de la totmisation du soi la sociologie de lhomme total, in M. Wieviorka (dir.), Les Sciences sociales en mutation, Sciences Humaines ditions, 2007. (7) B. Lahire, Fabriquer un type dhomme autonome: analyse des dispositifs scolaires, in LEsprit sociologique, La Dcouverte, 2005, nouvelle d. 2007. (8) G. Chantraine, La prison postdisciplinaire, Dviance et socit, vol. XXX, 2006-3. (9) D. Vrancken et C. Macquet, Le Travail sur soi. Vers une psychologisation de la socit?, Belin, 2006. (10) A. Ehrenberg, Agir de soi-mme, op. cit. (11) R. Castel, LInscurit sociale. Quest-ce qutre protg?, Seuil, 2003. (12) A. Ehrenberg, La Fatigue dtre soi. Dpression et socit, Odile Jacob, 2000. (13) F. Dubet, Pour une conception dialogique de lindividu, EspacesTemps.net, 21 juin 2005. (14) F. de Singly, Les disparitions de lindividu singulier en sociologie, in P. Corcuff, J. Ion et Franois de Singly, Politiques de lindividualisme, op. cit

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    IV. Quest-ce que le pouvoir ? Les fondements de l'autorit

    L'autorit est souvent assimile un pouvoir devant lequel on s'incline, par crainte ou par respect, sans que son dtenteur soit contraint d'employer la force. On la considre aussi aujourd'hui sous l'angle des relations entre personnes.

    LES FORMES DU POUVOIR

    Pour les sciences sociales, le pouvoir se caractrise par des processus d'interactions entre les individus au sein de la socit. Le politologue amricain Robert Dahl, dans Qui gouverne ? , a fourni une dfinition devenue aujourd'hui canonique: un individu (seul ou reprsentant d'une organisation, d'un Etat...) exerce un pouvoir sur un autre individu, dans la mesure o il obtient de ce dernier des comportements, des actions, voire des conceptions que celui-ci n'aurait pas eu sans son intervention.

    Le pouvoir ne se confond pas avec la force, quoiqu'il lui soit souvent li. Il suppose surtout la volont d'agir en direction de buts reconnus. Ceux qui dtiennent le pouvoir, les lites politiques par exemple, usent de la puissance, ont besoin d'autorit. Ils recherchent le prestige, l'un des attributs fondamentaux de l'autorit et du pouvoir. Le pouvoir est classiquement associ la domination, qui suppose une emprise exerce par un individu, un groupe ou une institution sur d'autres individus. Plus que la notion de pouvoir, celle de domination voque une relation de commandement, de matrise, et rciproquement d'obissance, de soumission.

    Les formes de pouvoir non hirarchique (l'influence) sont particulirement tudies en sciences humaines. La psychologie sociale distingue de multiples champs et moyens d'influence. La plus rpte est celle qu'exerce l'environnement social (famille, institutions, sociabilits) sur l'individu, par effet de conformisme ou de diffrenciation. Dans les rapports interpersonnels, la sduction, la confiance, la culpabilisation, le chantage, l'appel l'autorit, la gestion de l'information, l'appel la raison, etc., sont quelques-uns des outils utiliss couramment pour influencer les autres.

    LES CARACTRISTIQUES DE L'AUTORIT

    L'autorit peut tre attache la fonction (reprsentant de l'Etat, prlat...), mais elle peut dcouler de la capacit individuelle. Le chef d'une Eglise, le roi ou le pre de famille ont incarn ce pouvoir dans les socits anciennes et modernes. Une abondante littrature s'est penche sur la capacit d'un dtenteur de pouvoir d'entraner l'adhsion de ses subordonns. Nomme leadership par les sciences humaines, cette aptitude fait implicitement rfrence aux mcanismes d'identification positive, voire de projection des subordonns sur le leader. L'autorit est en moyenne aujourd'hui plus partage et plus diffuse dans la socit, les institutions et la famille. Les sciences humaines distinguent quelques caractristiques fondamentales de l'autorit.

    SAVOIR

    Le savoir est une ressource relative selon le type d'autorit. C'est par exemple la capacit d'agir face au danger qui fonde l'autorit et le prestige des chefs militaires. Dans la forme lgale rationnelle d'autorit propre la socit industrielle, la connaissance scientifique et administrative est essentielle. Aujourd'hui, l'alliance de connaissances scientifiques, relationnelles ou autres, constitue la condition d'un bon exercice de l'autorit.

    LGITIMIT

    Schmatiquement, trois formes principales de lgitimit du pouvoir se sont succd historiquement. La lgitimit sacre ou guerrire fondait le pouvoir des rois et chefs des socits traditionnelles. La lgitimit tatique et scientifique s'est substitue ce modle. Un nouveau principe de lgitimit rationnelle ngocie , fonde sur la comptence des individus et leurs ngociations, s'est ajout aux prcdents dans la socit contemporaine.

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    RECONNAISSANCE

    La reconnaissance par les subordonns de la lgitimit du pouvoir et de son exercice est l'une des conditions de l'autorit. Actuellement, la reconnaissance de l'autorit fait problme. Elle ne dcoule plus naturellement du statut ou de la position professionnelle. Elle s'ancre sur la comptence du dtenteur de l'autorit et fait l'objet de ngociations permanentes.

    SOUMISSION

    La soumission l'autorit a t tudie par la psychologie sociale. Une clbre exprience de Stanley Milgram dans les annes 60 a montr que les deux tiers des gens pouvaient administrer des punitions potentiellement mortelles, parce qu'un chercheur en blouse blanche le leur demandait (voir l'article de Gatane Chapelle, p. 34).

    THORICIENS

    Max Weber (1869-1924)

    Dans Economie et socit, le sociologue allemand analyse les types d'autorit et de domination qui sont pour lui des formes de lgitimation du pouvoir :

    - La forme traditionnelle repose sur le respect sacr des coutumes et de ceux qui dtiennent du pouvoir en vertu de la tradition.

    - La forme lgale se fonde sur la validit de la loi, tablie rationnellement par voie lgislative ou bureaucratique.

    - La forme charismatique repose sur le dvouement des partisans pour un chef en raison de ses talents exceptionnels.

    Ces trois types de lgitimit/autorit sont dans la ralit juxtaposs et enchevtrs.

    Kurt Lewin (1890-1947)

    Kurt Lewin a mesur en 1938-1939, avec R. Lippit et R.W. White, l'impact des styles de leadership sur le comportement des enfants, leur productivit, et l'atmosphre du groupe. Ces exprimentations montrent la supriorit du style dmocratique sur le laisser-faire total ou sur le style autoritaire en ce qui concerne l'efficacit des groupes. Les travaux de Lewin sur l'influence sociale, l'autorit et le leadership ont particulirement inspir les thoriciens des organisations.

    Hannah Arendt (1906-1975)

    Pour Hannah Arendt, le pouvoir est une proprit des organisations et l'autorit des individus en dcoule. Elle s'interroge sur les moyens de concilier la dmocratie et la soumission une autorit parce que la forme lgale-rationnelle des Etats modernes s'est avre impuissante face aux totalitarismes. Elle rejoint les rflexions de Rousseau et de Durkheim, pour qui la soumission la loi du plus grand nombre n'est pas une garantie suffisante empcher une minorit d'tendre son emprise et sa domination.

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    V. Quest-ce que le pouvoir ? Et si nous aimions tre domins ?

    Martin Duru

    Et si lhomme ntait pas cet tre assoiff de libert quon nous dpeint souvent mais celui que le pouvoir subjugue au point de sy soumettre de soi-mme? Cest lhypothse impertinente que posait dj La Botie au XVIe sicle

    Si tienne de La Botie stait exprim dans le langage daujourdhui, il se serait probablement exclam: mais ils sont masos ou quoi? Dans le Discours de la servitude volontaire, crit dans le courant du XVIme sicle, il constate avec effarement quun million de millions dhommes vit sous le joug dune tyrannie froce et se complat dans cette situation dasservissement gnralis. Il sagit l dune vritable nigme: comment se fait-il que lhomme, qui est n libre, se retrouve dans les fers et se plie de lui-mme la domination dun pouvoir inique? Selon lami de Montaigne, lorigine de la tyrannie ne rside pas dans la lchet ou dans la crainte du peuple, qui naurait dautre choix que de se soumettre un rgime rpressif permanent. Cest bel et bien la servitude volontaire des hommes qui permet de rendre compte de leur oppression. trange paradoxe: ltat desclavage nest pas subi mais voulu par ceux-l mmes qui le connaissent. En loccurrence, les hommes dsirent tre malmens et spolis par le tyran, et cest une telle disposition qui sert de fondement au pouvoir politique. Celui-ci ne peut se dployer dans toute sa violence que dans la mesure o les individus ont la volont constante de tendre le bton pour se faire battre.

    Lhypothse de La Botie laisse donc entrevoir que le pouvoir, ici apprhend sous la forme extrme de la tyrannie, est lobscur objet du dsir des domins eux-mmes. Le ressort dun tel phnomne doit tre recherch dans le domaine des croyances et des reprsentations dont le pouvoir est le dpositaire. Les hommes sont comme enchants et charms par le tyran et la servitude volontaire est insparable dune telle fascination. Cest limage dune autorit omnipotente et sappliquant lensemble du corps politique qui capte et sduit les gouverns.

    Foule subjugue

    Le processus psychologique luvre relve de lidentification: chaque homme sidentifie au tyran et croit incarner le pouvoir par le biais de cette projection imaginaire. Cest ainsi le fantasme de ne faire quun avec celui qui exerce la domination qui explique la tendance se soumettre de soi-mme un ordre marqu par loppression continuelle. Ce fantasme devra tre savamment entretenu par le tyran, en permanence soucieux de sa popularit et de sa capacit subjuguer les foules. Il sagira pour le pouvoir de maintenir son emprise sur le peuple en le rendant un peu plus maso encore

    Le concept de servitude volontaire situe par consquent lanalyse du pouvoir non du ct des ventuelles pulsions sadiques de ceux qui le possdent, mais du ct de lobissance aveugle de ceux qui sy plient. Une obissance qui semble intriorise et ancre profondment dans le psychisme des individus. Il nest donc pas tonnant que la psychanalyse se soit saisie du problme, en tudiant les mcanismes inconscients de la domination. Dans son article de 1921 intitul Psychologie des foules et analyse du moi, Sigmund Freud prend lexemple de formations collectives organises comme lglise catholique ou larme. Nous sommes en prsence de masses humaines qui sont avides dautorit et ont soif de soumission. Cette aspiration se concentre sur la figure tutlaire du meneur, soit du prdicateur reprsentant le Christ soit du commandant en chef. Ce leader charismatique apparat comme un substitut symbolique du pre et fait office dun idal du moi, cest--dire dun modle auquel chaque individu souhaite se conformer. La logique

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    didentification fonctionne nouveau ici: les hommes se projettent dans la personne investie du pouvoir et sont de ce fait prts le suivre quoi quil en cote. De mme, car ils abandonnent leur narcissisme et portent leur affection sur un mme tre peru comme extraordinaire, les membres de la foule sidentifient les uns aux autres, ce qui cre une communaut fusionnelle. La cohsion des masses tudies par Freud repose in fine sur des liens de nature libidinale: les individus qui les composent aiment leur chef et vivent dans lillusion que celui-ci les aime en retour dun amour gal.

    Un consentement clair?

    Des moyens tels que la manipulation idologique et la propagande doivent permettre de renforcer ces attachements motionnels et de conforter cette conviction, en favorisant lessor dun culte de la personnalit. Le dsir des domins, articul leur besoin didentification, se trouve la racine de lautorit Une servitude volontaire revue et corrige la lumire de linconscient, en somme.

    Mais en suivant cette pente, nest-on pas conduit adopter une vision purement alinante du pouvoir? Chez La Botie, les hommes sont fascins par le tyran, chez Freud, les foules sont hypnotises par le meneur. Une dimension essentielle se voit occulte, au grand dam de ces auteurs: celle de la libert ou de lautonomie des tres qui sont confronts au pouvoir. Or, il est possible denvisager une autre approche o celui-ci ne sappuie pas sur une soumission de type psychologique mais sur un consentement clair des individus qui en font lexprience.

    Revenons la philosophie politique. Toute une tradition a cherch concilier libert et pouvoir en montrant que ce dernier nat dun contrat ou dun pacte, ce qui suppose un choix rflchi de la part des hommes qui le concluent. Le philosophe anglais John Locke est emblmatique du versant libral de cette tradition: dans le Trait du gouvernement civil (1690), il dfend la thse selon laquelle ce sont les individus eux-mmes qui dcident par convention dinstituer la socit civile et le pouvoir politique qui en est le corollaire. Ltat est cr afin darbitrer de manire impartiale les conflits et de garantir les liberts fondamentales, au premier rang desquelles la proprit et la scurit.

    Le droit de rvolte

    Telle est sa mission premire, et elle lui est confie par les hommes qui acceptent dobir aux lois censes protger leurs droits inalinables. Lassujettissement nest donc plus de mise, dans la mesure o le pouvoir ne se soutient que du consentement actif du peuple. De mme, nul dsir nigmatique dtre domin, mais une adhsion rationnelle aux impratifs de la vie en commun et un rapport de confiance aux institutions en place. Et J. Locke de pousser dans ses derniers retranchements une telle conception: si le pouvoir po litique dgnre en absolutisme ou en tyrannie, sil use de ses prrogatives de manire arbitraire au lieu de dfendre les liberts des individus, alors ces derniers ne sont plus tenus dobir. Le peuple possde un droit de rsistance ds lors que le pacte originel a t bris, et ce par les hommes au pouvoir eux-mmes. Il ne sagit pas tant ici de justifier la rbellion violente que de lancer un appel solennel: si les hommes se retrouvent dans une situation doppression manifeste, ils ne doivent pas se rsigner la servitude; il est ncessaire quils se prennent en main afin de renverser le rgime devenu illgitime et de jeter les bases dun nouveau gouvernement. Certes, J. Locke nentre pas dans le dtail des modalits de linsurrection populaire, mais le principe qui sous-tend son propos est clair: seule la volont dtre libre permet de sriger contre la domination politique injustifie et les formes de passivit quelle est susceptible dentraner. La Botie nest pas loin: pour ce dernier, la sortie de lesclavage ne passe pas par un tyrannicide sanglant, mais par le dveloppement du refus de servir. Cest laffirmation dun vritable dsir de libert manant du peuple qui

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    mettra dfinitivement fin lre de la servitude volontaire. Tel un colosse aux pieds dargile, le tyran seffondrera ds lors que les hommes cesseront dtre subjugus par sa figure et de croire en sa toute-puissance.

    Linsoumission de la libert

    Le pouvoir se heurte ici des rsistances qui sont lexpression de lautonomie des gouverns. Une autonomie qui peut tre suspendue dans les cas de fascination pour lautorit, mais qui doit tre suppose et exerce afin que les individus reconnaissent la lgitimit du pouvoir et ne sinclinent pas mcaniquement devant lui. Le postulat de la libert et lide selon laquelle lexistence mme du pouvoir implique la possibilit de telles rsistances se retrouvent dans les analyses dun penseur nettement plus proche de nous, savoir Michel Foucault. Il est vrai que ce dernier rflchit sur la question du pouvoir dans une optique spcifique: il ne sintresse pas en priorit au pouvoir politique, cest--dire aux institutions publiques et aux rgles juridiques par lesquelles ltat organise la vie des citoyens. De manire gnrale, le pouvoir ne doit pas tre conu comme lensemble des mcanismes permettant aux gouvernants dassurer leur domination sur les gouverns. Selon M. Foucault, le pouvoir dfinit essentiellement un type de relation entre les individus; il renvoie un processus concret au terme duquel certains hommes dterminent la conduite dautres hommes. Or, une telle conception pose la problmatique des rapports de force qui sinstaurent dans la mise en uvre du pouvoir. Et dans un article de 1982 baptis Deux essais sur le sujet et le pouvoir, M. Foucault refuse explicitement denvisager ces rapports sous langle de la servitude volontaire. Le dsir dtre esclave et lamour du matre sont des hypothses mystrieuses qui masquent le fonctionnement rel du pouvoir: celui-ci sexerce sur des sujets libres, sur des individus ou des groupes qui sont toujours en mesure dadopter des stratgies de lutte, de refus ou de contournement des actions qui leur sont prescrites. Linsoumission de la libert et les rsistances diverses qui en sont la manifestation constituent le rquisit et le pendant irrductible de toute relation de pouvoir. Il nen rsulte pas une opposition binaire entre la libert et le pouvoir, mais un rapport dynamique marqu par lincitation et la provocation permanentes. De telles analyses ont t relayes de manire concrte par la sociologie des organisations (encadr p.62).

    Ainsi, ce qui se laisse penser, de La Botie M. Foucault, cest que les hommes ne sont jamais totalement dmunis face au pouvoir. la diffrence de la violence pure qui impose une contrainte physique de fait, celui-ci repose sur des croyances et des formes de reconnaissance qui peuvent tout moment tre branles. Quil nous amne agir dune faon dtermine ou quil nous hypnotise, le pouvoir apparat dans toute sa prcarit ds lors que la libert reprend ses droits. La piqre de rappel nest pas simple administrer, mais elle a au moins le mrite dexister: finalement, face au pouvoir, nous ne sommes peut-tre pas obligs dtre masos

    Lire aussi " Au cur des rapports de force "

    Aristote (-384/-322)

    Lhomme est un animal politique qui vit naturellement dans la cit. Fort de cette thse, Aristote propose une typologie des gouvernements, de la monarchie la dmocratie, et sinterroge sur les critres de leur lgitimit morale. Un rgime apparatra comme juste sil sert lintrt commun et promeut lgalit des citoyens. Ces conditions peuvent tre atteintes si la constitution prvoit un systme dalternance entre les gouverns et les gouvernants, ce qui rend possible la participation de tous lexercice du pouvoir.

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    Nicolas Machiavel (1469-1527)

    Dans Le Prince (1513), Machiavel expose les techniques permettant lhomme qui a acquis le pouvoir de maintenir son autorit. Si la ncessit lexige, il doit savoir se faire lion et renard, et employer des moyens comme la violence et la ruse. La conservation du pouvoir est un enjeu primordial qui lgitime le recours au mal et implique ainsi une mancipation de la politique par rapport la morale. Le prince doit galement sattacher les faveurs du peuple en se faisant aimer et craindre de lui.

    Thomas Hobbes (1588-1679)

    Ce philosophe anglais est un thoricien du contrat social comme origine du pouvoir politique. Dans le Lviathan (1651), il forge lide dun tat de nature o les hommes se livrent des conflits incessants et vivent dans linscurit permanente. Pour se sortir de cette guerre de tous contre tous, ils concluent un pacte par lequel ils abandonnent leurs prrogatives naturelles une puissance souveraine. Ltat est donc cr afin dassurer la paix civile, et il peut sarroger tous les droits pour remplir cette fonction.

    Hannah Arendt (1906-1975)

    Slevant contre toute une tradition, Hannah Arendt refuse de penser le pouvoir sous langle de la domination. Selon elle, le pouvoir est une force positive irrductible la violence et qui est lattribut non dun individu isol mais dun groupe. Il nat lorsque des hommes dcident de se rassembler, de se concerter et de prendre des initiatives en commun. Le pouvoir constitue une dynamique collective daction qui sincarne dans lhistoire au travers des mouvements de rvolution ou de contestation des autorits tablies.

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    VI. La banalit du mal revisite

    Jean-Franois Dortier

    Comment des hommes ordinaires peuvent-ils devenir des bourreaux? Simplement en excutant les ordres, expliquait Hannah Arendt. Une srie dtudes rcentes remet en cause ces conclusions. La soumission lautorit nest pas aussi facile induire quon la dit.

    Lexpression banalit du mal provient du sous-titre du livre quHannah Arendt a consacr au procs dAdolf Eichmann, le haut fonctionnaire nazi charg de la logistique de la dportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale (1). Ayant fui vers lArgentine aprs la guerre, A. Eichmann est retrouv par les services secrets israliens en 1960, arrt puis conduit en Isral o son procs souvre en 1962. H. Arendt assistera tout le procs pour le New York Times. Durant ces auditions, A. Eichmann na cess de proclamer quil na fait quexcuter les ordres. Le tmoignage de cet homme, apparemment si ordinaire, qui ne semble obnubil ni par la haine ni par lidologie, va convaincre H. Arendt de sa thse sur la banalit du mal. La monstruosit dun rgime peut parfaitement sappuyer sur le travail ordinaire de fonctionnaires zls se soumettant aux ordres. Pas besoin de haine ou didologie pour expliquer le pire, la soumission suffit.

    Quelque temps plus tard, le psychologue amricain Stanley Milgram entreprend de dmontrer exprimentalement ce que H. Arendt a rvl au procs Eichmann: la soumission lautorit suffit pour transformer un homme ordinaire en bourreau. Cest ainsi quest ralise lexprience la plus clbre de toute lhistoire des sciences humaines (2). Au dbut des annes 1960, S. Milgram recrute des personnes qui croient participer une exprience scientifique. Il leur est demand dadministrer des chocs lectriques des sujets attachs sur une chaise sils ne rpondent pas correctement des questions. Dabord tonns, les bnvoles sexcutent de leurs tches, nhsitant pas envoyer des dcharges lectriques de plus en plus puissantes. Lexprience se rvle donc concluante: on peut commettre des actes violents sans forcment tre pouss par la haine. Il suffit dtre sous lemprise dordres imprieux. Chacun dentre nous pourrait donc devenir un bourreau?

    Des hommes ordinaires

    Quelques annes plus tard, lexprience connue sous le nom de Stanford prison experiment semble confirmer le fait. En 1971, le psychologue Philip Zimbardo monte une exprience o des tudiants sont invits rester quinze jours enferms dans un btiment. Les uns joueront le rle de gardiens, les autres de prisonniers. Mais au bout de quelques jours, des gardiens commencent se livrer des brutalits et humiliations sur leurs prisonniers. Lun deux, rebaptis John Wayne, prend son rle de maton avec un zle plus quexcessif. Au bout dune semaine, lexprience doit tre stoppe! Pour P. Zimbardo, la preuve est faite: porter un uniforme, se voir confier un rle dans un lieu inhabituel suffisent transformer un sympathique tudiant en un impitoyable tortionnaire. Il vient dailleurs de publier un nouveau livre dans lequel il relate lexprience de Stanford, et y voit une explication ce qui sest pass la prison dAbou Ghraib en Irak, o des soldats amricains se sont livrs des actes de torture sur des prisonniers irakiens (3).

    Cette exprience a t explicitement voque par Christopher Browning, dans Des hommes ordinaires, pour expliquer les conduites du 101e bataillon de rserve de la police allemande. Celui-ci, compos dhommes ordinaires, pres de famille, ouvriers et membres de la petite bourgeoisie, excuta 40000 Juifs polonais en 1942 et 1943 (4).

    Tous les faits et analyses semblent donc confirmer la thse de la banalit du mal. Pourtant, ces derniers mois, une srie de publications est venue remettre en cause ce que lon tenait pour vident. Et les certitudes vacillent.

    Dans un article de janvier (5), deux psychologues britanniques, Alexander Haslam de luniversit dExeter et Stephen D. Reicher de luniversit de Saint Andrews rouvrent le dossier, jetant un pav dans la mare. Jusqu rcemment, il y a eu un consensus clair entre psychologues sociaux, historiens et philosophes pour affirmer que tout le monde peut succomber sous la coupe dun groupe et quon ne peut lui rsister. Mais maintenant, tout dun coup, les choses semblent beaucoup moins certaines.

    Les remises en cause sont dabord venues de travaux dhistoriens. Les publications sur A. Eichmann se sont multiplies ces dernires annes. Lhistorien britannique David Cesarani sest livr un rexamen minutieux de sa biographie (Becoming Eichmann: Rethinking the life, crimes, and trial of a desk killer, 2006). Contrairement limage quil a voulu donner de lui-mme lors de son procs, A. Eichman fut un antismite notoire, parfaitement

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    conscient de ce quil faisait. Il a pris des initiatives qui allaient au-del de la simple excution des ordres. Limage du fonctionnaire anonyme ntait quune ligne de dfense. Et H. Arendt est tombe dans le pige. Peut-tre mme a-t-elle accept un peu vite ses conclusions parce quelle permettait de formuler une thse forte et percutante: les systmes monstrueux vivent de la passivit des individus ordinaires.

    De son ct, lhistorien Laurence Rees a rouvert le dossier Auschwitz (6). Il montre que les organisateurs de la solution finale ntaient pas des excutants serviles. Les ordres donns taient souvent assez vagues et il fallait que les responsables de la mise en uvre prissent des initiatives et fissent preuve dengagement pour atteindre les buts fixs. Selon L. Rees, cet engagement est dailleurs ce qui donne force au rgime totalitaire. Il faudrait donc autre chose que de la simple soumission un systme pour aboutir des crimes de masse. Cela ncessite aussi que les excutants des basses besognes croient ce quils font, adhrent leur mission, se mobilisent activement. Lobissance ne suffit pas, lidologie compte (7).

    La morale des bourreaux

    Ainsi que la morale. Oui, la morale! Les excuteurs de gnocides en Allemagne, au Rwanda ntaient pas des psychopathes ou des hordes de sauvages assoiffs de sang, ni des excutants aveugles. Ils agissaient en toute conscience pour ce quils jugeaient tre le bien. Dans lexprience de S. Milgram, il y a fort parier que les sujets devenant bourreaux agissaient avec le sentiment de faire progresser la science. Autrement dit, soulignent A. Haslam et S. Reicher, ils trouvaient leur comportement moralement justifiable.

    Un autre mcanisme intervient dans le passage lacte. Plus les bourreaux se sentent trangers aux victimes, plus est aise leur limination. Les meurtriers de masse nignorent pas la morale commune; ils portent des valeurs, ont le sens du devoir et des interdits comme chacun dentre nous. Simplement, cest qui peut sappliquer cette morale commune qui change. Les limites entre le eux et le nous. Ds lors quun groupe nest plus inclus dans lhumanit commune, tout devient possible. Telle est la thse dveloppe par le psychologue Harald Welzer, dans son livre Les Excuteurs (Gallimard, 2007), qui passe en revue des

    tmoignages de massacre, au Vitnam, en Yougoslavie ou au Rwanda.

    Enfin, le sentiment de menace est un lment important soulign tant par A. Haslam et S.D. Reicher que par H. Welzer. Les gens qui commettent des massacres le font dans des priodes de guerre ou de guerre civile. Ils ont le sentiment que leur monde scroule et que leur communaut est menace. Ils ont parfaitement conscience de vivre une situation exceptionnelle, et quil faut agir selon des normes inhabituelles. Ce sont des hommes certes ordinaires, mais vivant dans un contexte extraordinaire.

    NOTES

    (1) Hannah Arendt, Eichmann Jrusalem. Rapport sur la banalit du mal, 1963, rd. Gallimard, coll Folio

    essais, 1991.

    (2) Stanley Milgram, Soumission lautorit, Calmann-Lvy, 1974.

    (3) Philip Zimbardo, The Lucifer Effect: Understanding how good people turn evil, Random House, 2007. (4) Christopher Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de rserve de la police allemande et la

    Solution finale en Pologne, 1996, rd. Tallandier, 2007.

    (5) Alexander Haslam et Stephen D. Reicher, Questioning the banality of evil, The Psychologist, vol. XXI,

    n 1, janvier 2008.

    (6) Laurence Rees, Auschwitz: The Nazis and the final solution, BBC, 2005.

    (7) Voir Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et lHolocauste,

    1966, rd. Seuil, coll. Points essais, 1998.

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    VII. LEtat dmocratique et libral

    Pascal Mbongo

    Quels sont les principes politiques intellectuels qui fondent la dmocratie reprsentative et que le droit constitutionnel vient formaliser ?

    Comment les Etats dmocratiques et libraux pensent-ils la question de lorganisation des pouvoirs publics ? Ils la pensent partir de la doctrine de la sparation des pouvoirs mais

    il faudra voir que diffrentes conceptions de la sparation des pouvoirs ce sont

    dveloppes. Et cest cette multiplicit de conceptions qui aboutit la distinction entre les rgimes parlementaires et les rgimes prsidentiels.

    Il convient de distinguer les fondements idologiques de la dmocratie librale (= des pays

    relevant du constitutionnalisme) de ses amnagements juridico- politiques.

    A. Les fondements idologiques

    Les dmocraties librales = rgimes dont la matrice intellectuelle est la notion de libert. Ces

    rgimes croisent en ralit deux dfinitions de la libert : La libert autonomie - La libert de

    participation

    1. La libert-autonomie

    Cette premire conception postule lexistence dune sphre de la vie individuelle dans laquelle il ne saurait y avoir dimmixtion extrieure ni de la part des pouvoirs publics ni de la part dautres individus.

    Cette libert autonomie est reconnue, consacre, garantie par tous les textes constitutionnels des dmocraties occidentales sans exception.

    Cette libert autonomie est garantie en France en particulier par larticle 4 de la DDHC la libert consiste pouvoir faire ce qui ne nuit pas autrui .

    Cette libert autonomie se traduit elle-mme dans une valeur commune lensemble des dmocraties librales cette valeur sappelle : le pluralisme.

    On entend par pluralisme : toute conception thique, philosophique, politique ou juridique qui

    repose sur lide selon laquelle il existe une diversit dopinions, de croyances, dintrts et de morales dans la socit et que la dfense ou la promotion de cette diversit est non

    seulement une condition du progrs mais galement une condition de la dmocratie.

    Nota bene : le pluralisme est une chose complexe en effet, le pluralisme suppose dune part la neutralit de lEtat et dautre part la tolrance des citoyens.

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    La neutralit de lEtat en ce sens quil doit sinterdire de simmiscer dans la concurrence des opinions, des valeurs et intrts qui existent. Autrement dit, il doit sinterdire de biaiser le march des opinions, des ides... La tolrance des citoyens renvoient pour sa part

    lautolimitation dont chacun doit faire preuve dinterfrer dans les croyances, prfrences, intrts dautrui.

    Ces deux exigences sont plus simples noncer intellectuellement qu formaliser juridiquement.

    Exemples :

    Lorsque lEtat autorise le mariage homosexuel ne donne-t-il pas raison une des opinions qui existent dans la socit ?

    La tolrance des citoyens est-elle une donne naturelle ou un construit juridique ?

    2. La libert-participation

    Cette autre manire de dfinir la libert consiste dire que la libert cest la facult pour chacun de prendre part la formation des dcisions qui intressent la cit.

    Cette autre conception de la libert est un hritage de Jean Jacques Rousseau puisquici il ya libert dans la mesure o obir une loi la formation de laquelle on a pris part cest sobir soi-mme .

    Cette libert est elle aussi consacre, amnage par les textes constitutionnels des dmocraties librales.

    Cette conception de la libert a t invente et pratique initialement sous lAntiquit grecque nanmoins les grecques ne concevaient pas la libert-participation comme les

    modernes : les dmocraties librales. En effet, chez les grecques la participation des

    individus dans la cit passait essentiellement par des consultations directes dans les

    assembles populaires. Dans les dmocraties librales modernes la participation du

    citoyen la vie de la collectivit passe essentiellement par la voie de llection dorganes qui vont tre considrs comme reprsentant la volont gnrale. Dans cette mesure les dmocraties librales sont galement appeles dmocraties reprsentatives.

    La question que lon peut se poser est de savoir pourquoi au XVIIIe sicle cest le principe de la reprsentation politique qui sest impos comme mode dexercice de la participation politique ?

    Une raison pratique : limpossibilit de rassembler rgulirement les citoyens dans de grands Etats modernes.

    Une raison politique : il sagissait alors dviter que les passions populaires et lignorance populaire ne viennent pervertir la raison publique ; autrement dit lon voulait confier le pouvoir de dcision des lites instruites, cultives donc

    rationnelles mais lgitimes par llection. Montesquieu : le peuple est apte choisir ses gouvernants et il nest pas apte gouverner . Au fond la dmocratie reprsentative est un rgime litiste pour les uns, aristocratique pour les autres

    et oligarchique pour dautres encore.

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    B. Lamnagement juridico-politique de la dmocratie librale

    Deux questions se posent ici :

    par quelles procdures le pluralisme est-il garanti ? par quelle procdures la participation politique est-elle assure ?

    1. Les garanties du pluralisme

    Il existe diffrentes rgles protectrices du pluralisme :

    les rgles relatives la libert des opinions et des croyances :

    Libert de conscience (norme constitutionnelles et CEDH) Libert de religion (norme constitutionnelles et CEDH) Libert dexpression (norme constitutionnelles et CEDH)

    Ces liberts se prtent rgulirement des cas difficiles : affaire des caricatures de Mahomet,

    le dbat sur la libert de conscience des maires en matire de mariage homosexuel,

    lincrimination du ngationnisme

    Les rgles relatives aux liberts de la vie prive et de la vie personnelle

    ex : droit la vie prive, droit au secret des correspondances, droit la vie familiale normale,

    libert daller et venir. Ces liberts elles aussi se prtent des cas difficiles : la prostitution, lavortement, lhomosexualit, lhomoparentalit.

    Les rgles relatives aux liberts conomiques

    Droit de proprit Liberts dentreprendre

    2. Les modalits de la participation politique : les votations populaires

    La participation des citoyens la dcision publique se fait soit travers la dsignation des

    gouvernants soit travers une implication directe dans la formation des actes juridiques

    publics.

    La dsignation des gouvernants se fait par voie dlection ainsi 2 enjeux :

    Quels sont les fonctions de llection ? Quels sont les procdures lectorales ?

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    Les fonctions de llection

    Llection a pour fonction de confrer une lgitimit ceux qui gouvernent.

    Par lgitimit on entend la justification du pouvoir du droit que certains individus ont de

    commander dautres hommes.

    Cette notion a t creus par les philosophes, les sociologues, les juristes. Sagissant des juristes deux enjeux les ont spcialement motivs :

    Pour beaucoup de juristes il existe un glissement de la lgitimit dans les Etats

    dmocratiques. On serait pass dune lgitimit dmocratique une lgitimit dmo-librale.

    Autrement dit la question de lgitimit porte de moins en moins sur la question de

    lorigine du pouvoir mais sur lexercice du pouvoir. Est-ce que le pouvoir est exerc dans le respect des droits fondamentaux ?

    Ce glissement dune lgitimit dmocratique une lgitimit dmo-librale consiste au fond considrer que le pouvoir nest pas lgitime simplement parce quil est lu mais aussi parce quil est exerc dans le respect des droits fondamentaux sous le contrle des juges. Cest ce glissement qui fait dire beaucoup que les dmocraties contemporaines sont des dmocraties dualistes .

    La question avec cette dmocratie dualiste est de savoir si elle nest pas constitutivement conflictuelle autrement dit si les deux lgitimits (celle procdant

    llection et celle procdant du contrle des juges) ne sont pas condamnes entrer en conflit.

    Ce premier enjeu est celui qui travaille les discussions, les dbats sur les juridictions

    constitutionnelles, les juridictions internationales et les juridictions europennes.

    Le deuxime enjeu soulev par la notion de lgitimit en droit tient au fait que ce

    concept est clivant chez les juristes.

    Les juristes hrits de Kelsen ont cet gard une thse originale puisquils considrent que sinterroger sur la lgitimit du pouvoir ne relve pas spcialement de la science du droit moins de considrer que lgitimit et lgalit sont lgitimes.

    Pour les normativistes (kelseniens) la seule question qui se pose dans un ordre

    juridique est de savoir si une rgle de cet ordre juridique est valide au regard dune rgle suprieure ? Lgitimit et Lgalit sont synonymes. Ce point de vue est contest par tous ceux qui sont hostiles au normativisme et qui considrent quun gouvernement lgitime nest pas simplement un gouvernement constitu selon les formes lgales. Pour eux, un gouvernement ou un pouvoir est lgitime pour autant

    quil est cr et quil agit conformment des principes suprieurs de justice et de morale. Ainsi un gouvernement ou un pouvoir lgitime est celui qui ndicte pas

    de lois injustes. Toute la question est de savoir ce quest une loi injuste :

    - est-ce une loi contraire la religion ? (cela pose problme dans les Etats laques car tout le monde nest pas croyant et tous les croyants nont pas les mmes croyances)

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    - est-ce une loi contraire la conscience individuelle ? (cela pose problme car tout le monde na pas la mme conscience individuelle)

    - est-ce une loi contraire la morale ? Laquelle ? collective ou individuelle ?

    Cette question (lgalit et lgitimit) sont-ils synonymes ? a pris une importance particulire

    avec lEtat nazi et lEtat fasciste. En filigrane le dbat est celui-ci : le droit nazi tait-il du droit ou non ? le droit de Vichy tait-il du droit ? Quand est-ce quun fonctionnaire doit dire quil ne peut pas excuter ce que sa hirarchie lui demande de faire ?

    Les procdures lectorales

    Dans une acception large la notion de procdure lectorale va donc dsigner :

    la rglementation du droit de vote (de la capacit voter)

    la rglementation du droit lligibilit (les conditions pour tre candidat une lection politique)

    les rgles du calendrier lectoral

    les rgles relatives la propagande lectorale ( la publicit politique des candidats)

    les rgles relatives aux modes de scrutins

    les rgles relatives aux contentieux des lections (quels sont les juges comptents ? quels sont leurs pouvoirs ?).

    La nature du lien entre les lecteurs et lus

    travers leur vote les lecteurs accorde un mandat leur lu. Quelle est la nature de ce

    mandat ? Cette notion de mandat peut avoir des significations diffrentes en droit

    constitutionnel :

    le mandat politique peut dabord tre impratif = il ya mandat impratif lorsque llu reoit des lecteurs des instructions obligatoires dans ce cas llu est tenu de faire ce que les lecteurs lui ont demands de faire. Ce type de mandat est largement

    prohib dans les dmocraties occidentales, en France cest larticle 27 de la constitution tout mandat impratif est nul or il nempche et paradoxalement que les lus sont souvent en train de se retrancher derrire les volonts de leur

    lecteurs .

    le mandat politique peut tre reprsentatif = il ya mandat reprsentatif lorsque llu nest pas li par les volonts de ses lecteurs. Autrement dit, lorsque les lus ne peuvent pas tre rvoqus durant leur mandat par les lecteurs, lorsque les lus ne

    peuvent pas tre contraints la dmission par les lecteurs. On voit bien que ce

    mandat participe de cette ide selon laquelle il faut purer la dcision publique

    des pressions populaires.

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    VIII. Populisme et Dmocratie.

    Et si le populisme tait constitutif de lhypermodernit ?

    Pascal Mbongo

    Le Monde.fr | 04.11.10 | 17h32

    Lon na jamais autant parl de populisme quaujourdhui : propos de linterdiction du port de la burqa dans lespace public ; propos des propositions daugmentation des salaires ou de nationalisation des banques dans le contexte de la crise conomique ; propos du grand dbat national sur lidentit nationale lanc en 2009 par le Gouvernement... Et cette qualification nest pas circonscrite la France puisquelle a pu tre applique des faits politiques ou des rsultats lectoraux en Italie, aux Pays-Bas, en Sude, au Danemark, aux tats-Unis, en Suisse, etc.

    Sil est entendu que les acteurs et les discours politiques auxquels cette qualification est

    rapporte ne revendiquent pas, au moins sur un plan mthodologique, le principe libral de la modration, lon ne saurait pourtant parler de populisme sans garder lesprit que, comme presque toutes les catgories du lexique politique et spcialement celles prcisment auxquelles se rapportent le label populisme ce mot est pig. De fait, dans presque tous les contextes politiques et tous les champs smantiques dans lesquels cette catgorie est mobilise, la rfrence au populisme brasse des reprsentations ngatives. En France en particulier, il sagit pour une large part dun jugement politico-moral disqualifiant qui sest dvelopp mesure de la prosprit ou de lenracinement du Front national dans lespace politique franais.

    Plus gnralement, ce label tend dsormais dsigner tout acteur politique dont la stratgie

    et/ou le discours mobilise(nt) plusieurs donnes rputes objectives par les adversaires du populisme. La premire donne dont il est convenu de dire quelle caractrise le populisme consiste dans limputation par les populistes diffrentes puissances ou diffrents dtenteurs de pouvoirs sociaux (le pouvoir mdiatique , les puissances dargent , les lites ) dune volont daliner les volonts populaires. A travers cet argument, laccusation de populisme exprime une dfiance lgard dune vision holiste des groupes sociaux et lgard dune rduction de la politique des complots (en loccurrence le complot de certains dtenteurs de pouvoirs sociaux).

    La deuxime donne dont il est convenu de dire quelle caractrise le populisme consiste dans le

    caractre dmagogique des analyses et de loffre politiques des acteurs concerns. Cest travers ce second critre que la qualification de populisme contient un jugement moral. Cette qualification sert reprocher celui ou ceux que lon qualifie de populiste de corrompre moralement le peuple en lui vantant des propositions de politiques publiques (en matire fiscale, en matire de politique dimmigration, en matire de politique conomique, en matire de construction europenne, etc.) dont le populiste est suppos savoir quelles (ses propositions) sont draisonnables ou inapplicables .

    A ces deux critres, certains ajoutent le critre du charisme du chef. Ce critre est ambigu dans la

    mesure o si le charisme suppose en gnral que le leader populiste a des qualits personnelles spcifiques (des qualits esthtiques, des qualits rhtoriques), ces qualits spcifiques ne sont pas unanimement prtes tous les leaders populistes , ni par les observateurs, ni mme par leurs supporters. Ici on est un peu devant lhistoire de luf et de la poule (le charisme prcde-t-il loffre politique ou est-ce loffre politique qui rend charismatique ?) et la psychologie sociale ne tranche pas dfinitivement en faveur de lune des deux hypothses.

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    Il reste que des deux critres du populisme qui viennent dtre exposs, cest, malgr les

    apparences, le second critre qui est la faiblesse structurelle de lopprobre que lon entend jeter sur les populistes . Pour dire les choses autrement, si la qualification de populiste ne drange pas vraiment ceux qui sont ainsi dsigns, ni les citoyens qui leur accordent leurs suffrages (mme si bien sr il peut y avoir des formes de culpabilit ou de honte, comme celles qui ont pu conduire durablement des lecteurs du Front national ne pas rapporter leurs prfrences aux instituts de sondages), cest parce que, fondamentalement, cette qualification est perue comme tant anti-dmocratique par ceux quelle dsigne. Ce qui a pour consquence danesthsier relativement les lecteurs dont les critiques du populisme voudraient esprer un sursaut dmocratique. Pour ainsi dire, peu ou prou, llecteur captif dides rputes populistes se sent comme injuri, comme mpris. Et, tort ou raison, il en infre cette critique est videmment aussi vieille que la dmocratie reprsentative elle-mme que la dmocratie nest pas ce quelle prtend tre.

    De fait, en tant quelle est dabord un systme de croyances et de reprsentations avant dtre un

    systme de normes juridico-politiques, la dmocratie (galit du suffrage, facult de chaque citoyen dtre tour tour gouvernant et gouvern) postule et suggre tout la fois comme sa petite fille que sont les sondages dopinion que la capacit produire une opinion est la porte de tout le monde et que toutes les opinions se valent (lopinion et le vote dun boutiquier valent lopinion et le vote dun philosophe, pour reprendre une opposition dveloppe par Platon lappui de son refus de la dmocratie pure). Or, laccusation de populisme postule pour sa part ncessairement que la capacit produire une opinion nest pas la porte de tout le monde, que toutes les opinions ne se valent pas (lopinion dun expert du rchauffement climatique vaut davantage que celle de M. et Mme tout le monde), que certains objets ou certaines questions sont ou doivent tre en dehors du champ du relativisme dmocratique. Du mme coup, ce que la qualification de populisme rvle peut-tre malgr elle au citoyen bien dispos lgard des discours jugs populistes, cest une contradiction structurelle de la dmocratie reprsentative entre le principe dmocratique dune part et le principe reprsentatif dautre part.

    En effet, si dun ct lidal dmocratique repose sur les deux postulats qui viennent dtre

    rapports, la reprsentation pour sa part prsente une fonction de re-mdiatisation du systme politique qui, dans la meilleure des hypothses, doit prserver les gouvernants des pressions populaires dangereuses ou tyranniques. La critique contemporaine du populisme r-explicite donc lide que la reprsentation ne dcoule pas seulement dune impossibilit matrielle pour de grands tats de pratiquer au quotidien la dmocratie directe mais plus fondamentalement de l'ide que la masse des individus n'est pas en mesure de (bien) grer les affaires publiques, faute dexpertise ou faute de pouvoir renoncer leur qute du bonheur priv. Ce quil faut essayer de comprendre, cest pourquoi cette r-explicitation est souvent faite honteusement par la critique contemporaine du populisme, celle-ci prfrant insister sur lide que ce dernier nest quune inconsquence (ponctuelle) de certains problmes sociaux (la pauvret, la crise de ltat-providence, les migrations internationales, etc.) dont nul ne sait pourtant si et dans quel dlai ils pourront tre dpasss, ni sils ne seront pas suivis par dautres problmes sociaux non moins aigus et complexes.

    On fera volontiers lhypothse que si lanti-populisme nose pas revendiquer la part litiste,

    aristocratique ou professionnaliste de la dmocratie reprsentative, cest pour savoir que, sociologiquement et psychologiquement, la messe est dite. Lhypermodernit dmocratique et la revendication subsquente par le sujet dmocratique dune expertise universelle, puisquil est expert de sa propre vie et que tout intresse sa propre vie saccommode modrment des lgitimits et des instances en surplomb, des paroles autorises , des experts et des intellectuels . De fait, largument tir de lincomptence des gouvernants ou des journalistes na jamais autant t prouv dans lhistoire dmocratique quaujourdhui ; et les productions des travailleurs du savoir , dans lordre de la connaissance humaine et sociale notamment, nont

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    jamais t aussi assimiles quaujourdhui de simples productions littraires. A cette prcision prs que ce nest plus seulement le peuple , celui que se reprsentent les brves de comptoir ou les missions populaires de la tlvision, qui a le monopole de la disqualification comminatoire ( ce sont des conneries ! ) de la parole des gouvernants, des experts ou des journalistes. Les classes cultives ne sont plus les dernires la pratiquer lgard des discours relevant ou non de leurs comptences professionnelles spcifiques, au point que tout le monde est dsormais en situation de se formaliser du populisme dautrui et de se voir reprocher loccasion son propre populisme.

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    IX. Luniversalisme des droits de lhomme en dbats. Quest-ce que la

    mondialisation ?

    Sylvie Brunel

    Depuis le dbut des annes 1990, la mondialisation dsigne une nouvelle phase dans lintgration plantaire des phnomnes conomiques, financiers, cologiques et culturels. Un examen attentif montre que ce phnomne nest ni linaire ni irrversible.

    Avant, les vnements qui se droulaient dans le monde ntaient pas lis entre eux. Depuis, ils sont tous dpendants les uns des autres. La constatation est banale, hormis le fait que celui qui la formule, Polybe, vivait au IIe sicle avant J.-C. ! La mondialisation, cette cration dun espace mondial interdpendant, nest donc pas nouvelle. Certains la font mme remonter la diffusion de lespce humaine sur la plante

    Ds lEmpire romain, une premire mondialisation sest organise autour de la Mditerrane. Mais il faut attendre les grandes dcouvertes, au XVe sicle, pour assurer la connexion entre les diffrentes socits de la Terre et la mise en place de cette conomie-monde dcrite par lhistorien Fernand Braudel (1). Une mondialisation centre sur lAtlantique culmine au XIXe sicle: entre 1870 et 1914 nat un espace mondial des changes comparable dans son ampleur la squence actuelle. Ouverture de nouvelles routes maritimes, avec le percement des canaux de Suez et de Panama, doublement de la flotte marchande mondiale et extension du chemin de fer, multiplication par 6 des changes, dversement dans le monde de 50 millions dEuropens, qui peuplent de nouvelles terres et annexent dimmenses empires coloniaux, la naissance de la mondialisation telle que nous la connaissons aujourdhui a commenc il y a un sicle et demi.

    Mais le processus nest pas linaire: la Premire Guerre mondiale puis la grande dpression des annes 1930 suscitent la monte des nationalismes tatiques, une fragmentation des marchs, le grand retour du protectionnisme. La mondialisation nest plus lordre du jour jusqu la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide et la constitution des blocs figent ensuite le monde pendant prs dun demi-sicle. Pourtant, la mondialisation actuelle est dj en train de se mettre en place. Jacques Adda la dfinit comme labolition de lespace mondial sous lemprise dune gnralisation du capitalisme, avec le dmantlement des frontires physiques et rglementaires (2). Selon lOCDE, elle recouvre trois tapes:

    linternationalisation, c'est--dire le dveloppement des flux dexportation ;

    La transnationalisation, qui est lessor des flux dinvestissement et des implantations ltranger ;

    La globalisation, avec la mise en place de rseaux mondiaux de production et dinformation, notamment les NTIC (nouvelles technologies dinformation et de communication).

    La mondialisation actuelle, ce processus gohistorique dextension progressive du capitalisme lchelle plantaire, selon la formule de Laurent Carrou (3), est la fois une idologie le libralisme , une monnaie le dollar , un outil le capitalisme , un systme politique la dmocratie , une langue langlais.

    A chaque phase de mondialisation, on retrouve les mmes constantes: rvolution des transports et des moyens de communication, rle stratgique des innovations (les armes feu au XVe sicle, la conteneurisation aprs la Seconde Guerre mondiale, Internet depuis les annes 1990), rle essentiel des Etats mais aussi des acteurs privs, depuis le capitalisme marchand de la bourgeoisie conqurante la Renaissance jusquaux firmes transnationales et aux ONG aujourdhui.

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    Dabord et avant tout une globalisation financire

    Cest le doux commerce, selon la formule de Montesquieu, qui fonde la mondialisation: ce que les Anglo-Saxons appellent globalisation (le terme mondialisation na pas son quivalent anglais) est n dun essor sans prcdent du commerce mondial aprs 1945. Depuis cette date, les changes progressent plus vite que la production de richesses. Ils sont dops par la gnralisation du libre-change, avec la mise en place du Gatt (laccord gnral sur les tarifs et le commerce) en 1947 et la cration de lOMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995.

    La mondialisation actuelle est dabord et avant tout une globalisation financire, avec la cration dun march plantaire des capitaux et lexplosion des fonds spculatifs. La fin de la rgulation tatique qui avait t mise en place juste aprs la Seconde Guerre mondiale sest produite en trois tapes: dabord, la drglementation, cest--dire la disparition en 1971 du systme des parits stables entre les monnaies, qui se mettent flotter au gr de loffre et de la demande ; ensuite, la dsintermdiation, possibilit pour les emprunteurs privs de se financer directement sur les marchs financiers sans avoir recours au crdit bancaire ; enfin, le dcloisonnement des marchs: les frontires qui compartimentaient les diffrents mtiers de la finance sont abolies, permettant aux oprateurs de jouer sur de multiples instruments financiers. Grce aux liaisons par satellite, linformatique et Internet, la mondialisation se traduit par linstantanit des transferts de capitaux dune place bancaire une autre en fonction des perspectives de profit court terme. Les places boursires du monde tant interconnectes, le march de la finance ne dort jamais. Une conomie virtuelle est ne, dconnecte du systme productif: au gr des variations des taux dintrt des monnaies et des perspectives de rmunration du capital, la rentabilit financire des placements devient plus importante que la fonction productive. Les investisseurs peuvent choisir de liquider une entreprise, de licencier ses salaris et de vendre ses actifs pour rmunrer rapidement les actionnaires.

    L'avnement des doctrines librales

    Comment en est-on arriv l ? Le tournant dcisif se produit dans les annes 1980. En 1979, larrive au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne signifie lavnement des doctrines librales. La mme anne, le Sngal inaugure le premier plan dajustement structurel: la crise de la dette vient de commencer pour les pays en dveloppement, obligs dadopter des stratgies de dveloppement favorable au march, selon la formule des institutions financires internationales (Banque mondiale et FMI). Cette unification des modles conomiques gagne non seulement le monde en dveloppement mais aussi les pays de lEst: cest en 1979 toujours que la Chine libralise son agriculture. Cinq ans plus tard, en 1984, elle ouvre ses premires zones conomiques spciales. Cinq ans aprs encore, la disparition du mur de Berlin annonce celle de lUnion sovitique en 1991, anne o lInde, jusque-l nationaliste, protectionniste et autarcique, se libralise son tour.

    En dix ans, la face du monde a rsolument chang. La fin de la guerre froide cre lillusion quune communaut internationale est ne, qui va enfin percevoir les dividendes de la paix. Le capitalisme parat avoir triomph, au point que Francis Fukuyama annonce la fin de lhistoire. Les firmes transnationales amorcent un vaste mouvement de redploiement de leurs activits. La dcennie 1990 est jalonne par de grandes confrences internationales o les acteurs traditionnels de la diplomatie, les Etats et les institutions internationales, se voient bousculs, interpells par de nouveaux acteurs, qui privilgient la dmocratie participative. Filles de la mondialisation, dont elles utilisent un des ressorts essentiels, le pouvoir des mdias et de la communication, les ONG se fdrent en rseaux plantaires grce lutilisation dInternet. Elles imposent la vision nouvelle dun monde interdpendant, o les grandes questions pauvret, sant, environnement doivent tre apprhendes de manire globale. Le Sommet de la Terre (Rio, 1992) inaugure ainsi lre du dveloppement durable.

    Le rseau plutt que le territoire

    Mais lapparente unification de lespace plantaire cache de profondes disparits. A lespace relativement homogne davant la rvolution industrielle sest substitu un espace hirarchis entre des territoires qui comptent dans lconomie mondiale et dautres qui sont oublis. Le monde de la

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    globalisation est un monde de la concentration, de toutes les concentrations: la moiti de lhumanit rside sur 3 % des terres merges, et la moiti de la richesse mondiale est produite sur 1 % des terres, explique Olivier Dollfus (4). La mondialisation a la fois des centres dimpulsion et des priphries, intgres ou au contraire dlaisses. Les espaces moteurs de la mondialisation appartiennent larchipel mtropolitain mondial, une toile de grandes mgalopoles, essentiellement localises au sein de la Triade (Etats-Unis, Europe, Japon), qui sont relies entre elles par des rseaux.

    La logique du rseau vince celle du territoire: rseaux de transport (des hommes, des marchandises, des matires premires, de lnergie), mais aussi rseaux de tlcommunications et rseaux relationnels. Malgr les extraordinaires progrs des technologies, il ny a donc aucune abolition du temps et de lespace, mais la distance nest plus mtrique: elle sapprcie en fonction de lquipement des lieux en rseaux, qui dfinit leur accessibilit et leur attractivit. Les effets de centralit se renforcent, au dtriment des territoires ou des populations qui nont pas davantage comparatif dans la mondialisation, pas de pouvoir dachat ou pas de matires premires par exemple. Ceux-l disparaissent dans des trous noirs, sauf quand lenclavement leur confre prcisment la valeur dun isolat, culturel ou naturel (5). Le tourisme, premire industrie mondiale, peut ainsi parfois renverser la hirarchie des lieux en musifiant de prtendus paradis perdus (6).

    Le grand retour des tats

    La mondialisation renforce donc les ingalits. Sur un plan spatial, puisque laccentuation de la rugosit de lespace sobserve toutes les chelles: plantaire, rgionale, nationale, locale. Mais aussi sur le plan social: lcart entre ceux qui peuvent saisir les opportunits offertes par la mondialisation et ceux qui ne trouvent pas leur place, entre riches et pauvres, se creuse toutes les chelles. Un cinquime de lhumanit seulement consomme (et produit) les quatre cinquimes des richesses mondiales. Sans rgulateur, la mondialisation engendre la marginalisation des plus faibles et la prolifration des activits illicites, voire criminelles. Sans contre-pouvoir, le capitalisme finit par aboutir des situations de concentration et de monopole qui ruinent la concurrence et remettent en question les mcanismes du march. Face ces logiques comme lmergence de multiples passagers clandestins, il faut des rgulateurs.

    Loin dabolir le rle des Etats, la mondialisation leur redonne au contraire tout leur sens: seule la puissance publique peut rguler la mondialisation en fixant des normes, en redistribuant les richesses, en amnageant le territoire. Tentations du protectionnisme, fermeture des frontires, mise en uvre de lgislations contraignantes, la mondialisation saccompagne paradoxalement du grand retour des Etats. Le libre-change est contest ds lors quil compromet certaines questions juges essentielles, comme lemploi, la scurit, la sant ou laccs lnergie. Les zones dinfluence se reconstituent par le biais des accords bilatraux. Entre le dirigisme des pays mergents, le socialisme de march de la Chine et du Vitnam, les dictatures dAsie centrale, et le grand retour du nationalisme en Amrique centrale, le libralisme est loin de rgner sur la plante, y compris et surtout dans sa patrie dadoption, les Etats-Unis, qui le remettent en question depuis que le centre de gravit du monde sest dplac de lAtlantique vers le Pacifique avec la monte en puissance de la Chine.

    Loin dabolir lespace, la mondialisation redonne au contraire toute leur force aux singularits locales. En tant que changement dchelle, cest--dire invention dun nouvel espace pertinent, la mondialisation cre invitablement des tensions sur les configurations locales prexistantes en les menaant dune concurrence par sa seule existence (7). Lincertitude face aux mutations du monde, la rapidit des changements suscitent en raction une raffirmation des identits locales, une ractivation des communauts dappartenance: recherche de socles identitaires, monte des communautarismes, la mondialisation fragmente paradoxalement le monde. Jamais les combats mmoriels et lintolrance religieuse nont t aussi aigus.

    Absence dune gouvernance et de rgulateurs mondiaux, grand retour des Etats et du local, la mondialisation est ainsi en train de se muer imperceptiblement en glocalisation (8), juxtaposition

    linfini de politiques locales, visant dcliner leur faon une conomie mondiale qui sinscrit dabord et avant tout dans des lieux, un espace vcu, pour reprendre la formule du gographe Armand Frmont (9). Le local nest plus le foyer dune socialisation rassemble dont la communaut villageoise tait la forme la plus abouti