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Eileen Lohka C’était écrit Nouvelles Collection « Vertiges »

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Eileen Lohka

C’était écritNouvelles

Collection « Vertiges »

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À toutes les femmes restées sans voix, oubliées par l’histoire...

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Théodore

Cette nouvelle est écrite en hommage à Marcelle Lagesse, grande dame de la littérature mauricienne, qui a su nous faire découvrir,

à travers ses écrits, des pans de notre histoire.

Les cris des badauds s’estompèrent dès que les voiles de la frégate se gonflèrent du vent du large ; le grin-

cement des gréements, le crissement des cordages et le piaillement des mouettes m’emplirent les oreilles. J’avais du mal à m’endormir après toute l’excitation des deux derniers jours et j’observais L’Atalante qui voguait à nos côtés. Qui aurait dit que je m’en irais à la poursuite de mon rêve sur cette mer infinie ? Où allais-je ? Que me réservaient les prochains jours ? et les jours d’après ?

Je ne regrettais rien. Les sombres venelles de L’Orient, malodorantes après une nuit aux relents de pissat et de poisson avarié, les cris des poissonnières au marché le matin, les écailles poisseuses qui semblaient recouvrir tout le quar-tier d’une armure irisée et irritante jusqu’à l’écorchure, je pris plaisir à les oublier. Comme ma pauvre mère avait été enfin délivrée de ses souffrances et des quolibets injurieux de ses voisines, je n’aurais plus, pour ma part, à marcher dans les ruelles sombres et malfamées à la recherche d’une gamelle de gruau, d’une choppe de bière ou d’un morceau de fromage moisi. Je n’aurais plus jamais à me battre avec les matelots ivres qui guettaient les passants insouciants lorsqu’ils n’avaient plus de sous pour payer leur écot ...

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Je ne puis raconter cette histoire sans emprunter les mots que j’ai écrits, il y a longtemps, dans mon journal intime serré au fond de ma malle. Les mots d’aujourd’hui rejoignent ceux d’alors pour créer un tissu inextricable de sons et de sentiments ; ils transcendent le temps et l’espace pour faire revivre ce qui fut et qui, trame de mémoire, vibre encore dans la réalité du présent.

Au large de l’île de Groix, 1er juillet 1721. Que la vie changeait vite et sans crier gare ! Je marchais tranquillement le long des quais quand un contremaître m’interpella. Il me signifia qu’il manquait un membre d’équipage à La Diane et que, vu mon allure décidée et mon agilité apparente à esquiver un tas de cordages, je ferais bien l’affaire si l’aventure me tentait. L’offre inattendue me surprit tant que je ne pris même pas la peine de rentrer ranger mon grabat ou prendre mon écuelle. J’embarquai aussitôt, me disant que je trouverais bien une vieille écope à bord. Quant aux vêtements, je ne possédais que le pantalon brun informe et la large chemise écrue que je portais. Ils dureraient le temps de la traversée. À moi, l’air revigorant des grands fonds, la poésie des voiles déployées, de la mâture perdue dans les embruns. Ce n’est qu’à bord, en parlant à un soldat à la mine renfrognée, que j’appris notre destination. Il portait un uniforme rouge et faisait partie de la compagnie de Bugnot en partance pour l’Isle de France. Je crus comprendre qu’il s’agissait d’une nouvelle colonie que le Chevalier Denyon, voyageant sur L’Atalante, dirigerait au nom de notre roi, Louis le Bien-Aimé. J’étais donc en route pour l’aventure.

En jouant des coudes dès la première heure, j’avais réussi à me procurer un espace légèrement à l’écart des autres, dans un milieu où l’espace est en prime. Même dans le bas-ventre du port, je trouvais une encoignure où

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me réfugier. Ici, il était impossible de s’isoler. L’exiguïté du vaisseau et la promiscuité qui en résultait exacerbaient la sensation de ne plus s’appartenir. Si j’acceptai ne pouvoir me préserver de l’odeur de corps mal lavés, je ne souffris jamais qu’on envahisse mon espace ou qu’on s’approche trop de moi. Du reste, je n’acceptais nul tourment de quiconque. Je préférais frapper d’abord, quitte à m’excuser plus tard si j’avais mal interprété les gestes de mon « adversaire ». De cette façon, je n’avais rien à regretter. Les matelots et les soldats pensaient à deux fois avant de me chercher noise. Il suffisait que je fronce les sourcils de façon menaçante et que j’esquisse un pas dans leur direction pour qu’ils me laissent en paix.

Un vieux loup de mer, qui se croyait beau avec ses dents pourries et son haleine de phoque, voulut me déloger de la cachette-refuge où je rêvassais. Je ne sais ce qui lui passa par la tête — peut-être voulait-il mon vilain biscuit dur ?— mais, avant qu’il ne se rappelle son nom, il se retrouva avec moins de chicots noirs dans sa grande gueule. À la suite de cet incident, mon ami Charles Ange me « baptisa », seize ans jour pour jour après mon premier baptême. Il me présenta à nos compères matelots : « Nobles messieurs et gentes dames, voici le nouveau Théodore, désormais connu sous le nom de Frappe d’Abord ! » Va pour Frappe d’Abord, c’était mon nom, c’était ma devise. J’acquis vite la réputation d’être inabordable.

Juillet 1721. Un soir, j’entendis le capitaine s’entre-tenir avec deux gentilshommes, celui qu’il nomma « mon cher Dupleix » et l’autre, que je savais être le Sieur Gast de Hauterive, pour avoir vu ce nom sur les malles de sa femme, qui l’accompagnait. Je la trouvais courageuse de suivre ainsi son mari vers une petite île perdue dans la mer des Indes, une île où nulle ville, nulle habitation,

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nulle taverne n’existaient. J’écoutai la conversation, de ma cachette de prédilection à l’ombre des cordages, sans me laisser remarquer.

— Que savez-vous des baraquements ? Les Hollandais en ont laissé ?

— J’ai ouï dire que le Sieur le Toullec du Rongouët doit quitter l’Isle Bourbon avec quelques colons pour bâtir les premières cases. Je ne sais où il débarquera ; peut-être au Port Nord-Ouest, s’il arrive à faire touer le vaisseau à travers la passe, à la lumière du jour. Il pourra alors nous conseiller sur les meilleurs lieux où établir nos quartiers et Denyon devra évidemment ériger les défenses pour nous protéger.

— Il est temps de développer cet avant-poste sur la route des Indes, ne le pensez-vous pas ? La Compagnie pourra y radouber et approvisionner ses vaisseaux.

Ils discutèrent ainsi un long moment, prévoyant les difficultés à venir, tant à l’Isle de France qu’à Pondichéry, leur destination finale — ces noms, que j’avais entendus maintes fois sur les quais, réveillèrent en moi, plus que d’habitude, un sentiment d’excitation et d’anticipation. Une fois à destination, je me promis de rester à terre, plutôt que de continuer à sillonner les mers. Du moins m’imaginais-je sur un morceau de terre au bord d’un petit ruisseau, un morceau de terre bien à moi, où je construi-rais une case pour me protéger du soleil, de la pluie et des animaux féroces. Je me sentais capable de défricher le sol autant que certains de ces messieurs qui se rencontraient, sur La Diane ou sur l’Atalante, pour discuter jusqu’à tard dans la nuit. Il suffisait de les regarder. Comment pensaient-ils pouvoir travailler la terre, vêtus de culottes si serrées ? Je ne donnais pas une semaine à leurs ridicules souliers vernis ! Remarquaient-ils que la boucle commençait déjà à se ternir

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avec l’air salin ? J’aurais volontiers parié mon salaire — à condition de le recevoir — que ces beaux messieurs ne seraient guère confortables avec leurs perruques poudrées sous le soleil dardant des tropiques. J’avais appris un jour que les rues de Pondichéry brûlaient l’été, comme l’enfer de tous les diables. Qu’ils suffoquent, ces nobles messieurs, me dis-je ; moi, je serai à l’aise sous un chapeau de paille et la poudre ne me blanchira guère le bout du nez.

Mon regard croisa sur le pont une paire d’yeux d’un noir de jais. Leur intensité me transperça l’âme. Il m’arriva ensuite plusieurs fois de ressentir un frisson d’émoi pendant que j’accomplissais mes tâches, là-haut sur le mât de misaine ou d’artimon, lorsque la toile rêche de la voilure enveloppait mon corps de sa caresse mouillée d’embruns. Je perdais toute concentration. C’était à ne rien y comprendre, surtout qu’il y allait de ma vie : un simple faux pas et je m’écrasais sur le pont ou me noyais dans l’abîme bleuté de l’océan.

Bientôt la mort frappa. On jeta une femme à la mer. Le capitaine prononça quelques mots en latin et deux matelots laissèrent glisser le corps par-dessus bord. Cette pauvre femme n’aurait que de l’eau pour toute sépulture. Son mari soldat affronterait l’Isle de France sans sa compagne. Qu’adviendrait-il de ses petits ? La vie me paraissait bien trop dure déjà. Et pourtant, l’héca-tombe ne s’arrêta pas là ; elle ne s’arrêta plus. Au risque de paraître morbide, je ressassais les noms des disparus le soir, lorsque les lueurs du fanal berçaient mes moments de quiétude. Il me semblait ainsi les préserver d’un oubli éternel, ces braves gens qui mouraient au loin, au service du royaume. Et je me disais alors, quel gaspillage de vie !

La dame Mueller, la douce épouse du sergent, mourut un beau matin. Je vis un mousse, vert de peur, courir chercher du linge propre, puis de l’eau chaude aux cuisines. Je voulus

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lui dire que l’eau des cuisines tuerait à elle seule. J’entendis les cris perçants provenant de la cabine des chirurgiens et je vis repasser le linge, rouge de sang. Son bébé, une belle petite fille couronnée d’un halo de cheveux blonds, ne survécut pas à sa mère. Elles touchèrent l’eau dans une étreinte éternelle.

Presque chaque jour, le plouf sourd d’un corps jeté par-dessus bord rompait la monotonie d’une mer étale. Les prières étaient marmonnées de plus en plus rapidement. Nous ne sentions plus rien, sauf la faim, sauf l’impatience, sauf la rage impuissante d’entendre le plouf sourd des cadavres d’hommes, de femmes et de bébés dont la famille ne viendrait jamais se recueillir sur la tombe. La mort prenait son dû et dans mon imagination enfiévrée, je voyais sourire le Malin puisque toutes ces âmes mouraient sans la sainte confession, comme des païens.

Matelots, soldats et passagers s’étaient liés — il était bien impossible de faire autrement lorsque nous vivions ainsi, les uns sur les autres. Nulle larme, nulle joie ne pouvaient être cachées. Nous partagions tout, surtout le deuil. À midi un jour, l’enseigne baissa le pavillon à mi-mât et sept coups de canon retentirent pour saluer le major des troupes que l’on jetait à la mer. Je me demandai qui se chargerait maintenant de Madame Hubert et de ses trois petits. Et elle, grosse de nouveau, après avoir vu mourir son nouveau-né, au début du voyage. Le sort était cruel ; saurais-je pardonner à cette île maudite tous les meurtres qu’elle commettait à cause de son éloignement ?

Je ne voudrais pas laisser entendre que la mort régnait en maître sur notre frégate. Nous connûmes bien des joies malgré tout. L’humour paillard des matelots, les histoires grivoises que j’écoutais de loin, sans en avoir l’air, l’esprit d’entraide, chaque petit sourire, chaque éclat de rire étaient

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un défi à la mort. Nous célébrâmes le début de la nouvelle année dans ce même esprit de gaieté, envers et contre tout. Nous perdîmes des bébés, il est vrai, mais nous en vîmes naître également. Pas une âme qui ne chantât un alléluia pour célébrer la vie, elle, qui avait su triompher. Ces jours-là, j’osais espérer qu’elle nous sourirait encore ; j’avais seize ans.

Les yeux de jais se promenaient sur le pont. Tangage ou préméditation, je ne sais, un bras musclé m’effleura. Un courant, comme un éclair d’orage, nous secoua tous les deux. Je baissai vite les yeux et m’éloignai d’un pas titubant — je me persuadai contre raison que ce devait être le tangage !

Nous voyageâmes pendant des semaines, entre ciel et mer, avec l’horizon pour tout repère. Vers la mi-juillet, nous vîmes les îles Canaries au loin mais elles ne restèrent qu’un mirage inaccessible. Ombres bleutées à l’horizon, elles nous cachèrent leurs traits derrière une fine mousseline de brume. Du mât de misaine où j’arrimais la voile, j’eus un mouvement de regret à la pensée que l’on ne mettrait pas pied à terre, mais je le réprimai bien vite : la terre ne m’avait jamais rien apporté de bon. Nous étions encore trop près de l’Europe pour que je trouve à m’y établir à mon avantage.

Même au plus fort des tempêtes, la maladie n’épargnait ni les matelots, ni les soldats : elle continuait à attaquer les hommes indispensables à la survie du vaisseau. Certains passagers étaient au plus mal et ne sortaient plus sur le pont. Toutes sortes de tourments se lisaient dans leurs yeux enfiévrés, leurs lèvres étaient gercées et ils n’avaient aucune force dans les jambes. Ils ressemblaient à des pantins désarticulés, les membres gisant mollement sur leur couche. La nuit, leurs gémissements me gardaient en éveil. Un officier se fâcha tout net en parlant au Capitaine.

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Il se plaignit de la viande avariée que l’on servait à ses soldats et réclama des légumes frais. Comme si on pouvait faire pousser des légumes à bord ! Les dernières feuilles de chou fatiguées avaient disparu depuis longtemps déjà. Même la farine grouillait de charançons, je les avais vus alors que je « fourrais mon nez là où il n’avait que faire », comme me le fit comprendre le cuisinier. Je ne savais ce qu’on mangerait plus tard durant le voyage, mais je pres-sentais que les morceaux de choix seraient certainement réservés au gouverneur Denyon et à ses amis. Bah ! La nourriture ne saurait être pire que les repas que j’arrachais aux égouts de L’Orient.

Durant ce même mois, notre capitaine, le Sieur Briand de la Feuillée, et les chirurgiens du bord durent se rendre à bord de L’Atalante, qui avait mis en panne pour les attendre. On murmurait que le capitaine de la Salle et Monsieur le gouverneur Denyon étaient au plus mal. Ainsi donc, même les grands n’étaient pas à l’abri des malheurs. Cette Isle de France coûterait cher au royaume si ces valeureux officiers mouraient avant même d’y arriver. Quelle île maudite, perdue à l’autre bout du monde, loin de toute civilisation ! Elle exigeait tant de dépenses et de sacrifices. Dans quel but ?

Un regard noir de jais me suivait, me poursuivait, me pénétrait. Il me réveillait les sens. Il me hantait. Je ne pouvais lui échapper. Il découvrait mes refuges, se postait en sentinelle aux lieux mêmes où je devais manœuvrer et trouvait toujours moyen de me frôler par hasard, malen-contreusement, au moment où je croyais pouvoir l’éluder. Je tentais alors de me perdre dans la voilure, de ne sortir que lorsque le vaisseau tanguait tellement que les gentilshommes n’apparaissaient pas sur le pont. La vie était suffisamment difficile déjà !

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Îles du Cap Vert, jeudi 31 juillet 1721. La Diane mouilla enfin en rade, suivie de près par L’Atalante ; le soleil commençait tout juste sa descente. Lorsque nous mîmes pied à terre, j’eus de la difficulté à marcher. Mes pas résonnèrent dans mes talons et je pliai les genoux, comme pour parer au roulis du vaisseau : il me semblait avoir des jambes de bois. Mes yeux durent s’habituer au vert sombre du feuillage et aux couleurs criardes des fleurs alentour. Après les teintes reposantes de la mer, des bleus, des gris et des mauves, mes nerfs frémirent de tant de stimulation. Même l’arôme des plantes et les effluves des habitations me soulevèrent le cœur, comme ne purent jamais le faire les violents orages en mer.

Nous débarquâmes trois malades sur un des îlots, je ne savais qui s’en occuperait ni comment ils regagneraient la colonie. De notre côté, nous ne chômâmes guère. Nous dûmes improviser un beaupré pour remplacer le nôtre, rompu en trois morceaux. Le pont demandait à être frotté et les voiles étaient déchirées dans certains endroits. Le capitaine nous pria de les recoudre de notre mieux, avant de laisser les côtes occidentales pour cingler à travers l’océan, vers les terres portugaises des Amériques. Deux calfats de L’Atalante nous aidèrent à colmater la coque, là où la frégate prenait de l’eau par gros temps. Nous restâmes en rade pendant quelque temps, le journal de bord pourrait le préciser mieux que moi.

...Ce journal où le capitaine continuait à noter les noms de ceux et celles qui nous quittaient. Il m’importait peu de voir les listes de disparus s’allonger ainsi, ou d’en tenir compte du nombre. Ces hommes, femmes et enfants étaient réduits à de vulgaires statistiques alors que la mer cruelle continuait à saper les défenses des soldats, qui bais-saient pavillon avant même l’abordage. Je vis ces hommes

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rudes se rouler en boule pour appeler la mort d’une voix éteinte. Je vis les jeunes coqs vantards hoqueter de peur alors que les frôlaient les ailes de l’éternité. L’ombre de la mort, je la vis se pencher et cueillir ses victimes, sans égard, sans crier gare.

La mer, toujours la mer. Je me mis à observer, de loin en loin, cette paire d’yeux

qui arrivait toujours à me faire vibrer. Je ne pouvais ignorer cet émoi inexplicable qui me sciait les jambes et éveillait en moi un désir tenace pour quelque chose que je ne voulais encore mettre en mots. Je luttais pour garder les yeux baissés devant ce corps en uniforme qui attirait mon regard comme un aimant. Il me fallait contrôler ces élans qui précipitaient mon cœur dans un galop effréné. Les matelots entendaient-ils battre mon cœur, voyaient-ils se soulever ma chemise ? Je ne sais, mais je me méfiais d’autant plus lorsque j’entendis deux mousses commenter, d’un ton goguenard, la bienveillance du capi-taine à mon égard. Ils me reprochaient mon « manque de camaraderie », mon insistance à me tenir à l’écart, à ne jamais me joindre à leurs ripailles et à leurs saouleries. Je tremblais d’effroi à les entendre ainsi froidement discuter les raisons qui me poussaient à un tel besoin d’isolement. Je savais qu’ils avaient remarqué une certaine paire d’yeux de jais fixés sur moi. Avaient-ils en retour remarqué mon émoi ? Me laisserait-on à terre, sur une île déserte, sans arrière-pensée, sans argent, sans amis ?

Je ne savais plus que penser. Les incidents de parcours se multipliaient et j’avais de plus en plus de mal à croire au hasard. J’eus beau offrir mon dos à un certain regard perçant, je me surpris à me retourner malgré moi. Je sentais alors une rougeur de feu empourprer mes joues et je devais vite me détourner pour cacher mon tour-

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ment. L’homme aux chicots et à l’haleine de phoque me surveillait avec malveillance et je craignais à tout moment que sa perspicacité, ou sa malice, lui fasse remarquer ce que j’essayais en vain de cacher, de dompter, d’arracher de mon âme. Je priais la Bonne Vierge de m’aider, de me préserver de moi-même.

Isle Grande, 30 novembre 1721. Je signalai la terre du Brésil de la hune et nous mîmes pied à terre. Pendant environ un mois, nous mangeâmes de la nourriture fraîche et, une fois ou deux, des morceaux de viande flottèrent dans la soupe. Les passagers comme l’équipage reprirent des forces et les malades se remirent lentement. Par la grâce de Dieu, le Sieur Denyon se rétablit complètement. Il pourrait dès lors accomplir la lourde tâche que lui avait confiée le roi. Quelques jours avant d’appareiller, le lieu-tenant nous annonça que cinq hommes avaient déserté et il nous envoya en patrouille fouiller les alentours pour les rattraper. Je compris, moi, ce qui s’était passé. Loin de déserter leur poste, ils étaient devenus fous. Le sel les avait tourmentés, rongés, usés jusqu’à la mœlle, avait pénétré leur âme. La corne de brume les avait appelés, ils avaient suivi le chant des sirènes. Nous ne les revîmes plus.

Le lieutenant titubait sur le pont dès l’aube. Dans ses yeux de jais braqués sur moi, comme la gueule ouverte d’un canon, je lisais le trouble. Une étincelle de désir était vite remplacée par une vague de peur, de dégoût, par une profonde répulsion. Se pourrait-il qu’un attrait irrésistible nous habitait tous les deux ? Une telle pensée me hantait. N’était-il pas un de ces gentilshommes qui ne se préoc-cupaient guère, en général, des petites gens comme moi ? Je serais au plus un objet de convoitise, appelé à être vite oublié, une fois son besoin assouvi. Pourquoi n’avais-je pu me satisfaire de la simple vie des ruelles sombres de

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L’Orient ? Qu’adviendrait-il de moi, une fois le vaisseau en rade ? Je ne pourrais dorénavant rester à l’Isle de France. J’aurais trop de peine à vivre si près — quoiqu’à mille lieues dans la vie réelle — de ces yeux qui m’inter-pellaient sans relâche, ces yeux où je lisais maintenant doute, souffrance, désir coupable et inassouvi.

Mars 1722. Nous voguions dans la mer des Indes et la chaleur suffocante augmentait notre inconfort. La colère éclatait pour un rien, la patience faisait rudement défaut. Passagers comme équipage, nous étions à bout. Nous voyagions, à ce qu’on disait, sur des mers infestées de requins. En me tassant silencieusement derrière la chaloupe, j’écoutais les vieux matelots, La Pipe et Gingras, dit Trois Poils, murmurer entre eux. Ils parlaient, ces soirs-là, des pirates qui écumaient les mers, saccageant tout sur leur passage, égorgeant femmes et enfants dès l’abordage pour s’emparer au plus vite de leur butin. À les entendre, notre vaisseau coupait la route vers leur antre, au nord de Madagascar. En mon for intérieur, et sans laisser échapper un gémissement, je priais que les corsaires du roi sillonnent en ce moment les mêmes eaux que nous et nous protègent des forbans.

J’avais à peine pris sommeil que je sentis un soufflet brutal brûler ma joue droite. Une femme immense sortit des ondes. Ses larges épaules obscurcirent le clair de lune. De gros seins pareils à des gourdes pendaient de sa poitrine. Ce que je vis ensuite me glaça la mœlle. Elle n’avait pas de tête, son cou musclé se perdait dans la nuit. Elle allongea son bras puissant et me frappa de nouveau, sans avoir l’air de bouger. Je serrai la main sur mon couteau au moment où elle me prit par le cou. Je me débattis comme un diable, contre le diable. Je ne pouvais laisser faire cette créature sans tête, qui luttait sans bruit. Je ne voulais point me

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laisser entraîner sous la mer pour finir, victime immolée, sur son autel maléfique. Je réussis à lui asséner un coup de couteau dans le côté. Au lieu de la ralentir, la blessure la déchaîna. Je suffoquais. Je vis ma mère me faire signe de la rejoindre. L’étau de ses bras me broya la poitrine. À ce contact, la Maligne réagit violemment, comme si un serpent l’avait piquée. Elle me lâcha et disparut sous les flots. Je me réveillai en sueur. Rêve, hallucination ou réalité, je ne le sus jamais. Mon couteau avait disparu.

En vue de l’Isle de France, 31 mars 1722. Un beau jour, au soleil couchant, nous finîmes par apercevoir notre terre de destination, cette île maudite qui nous avait déjà coûté tant de braves gens, vaillants hommes, femmes encore plus vaillantes de les avoir suivis, et enfants ne demandant de la vie que l’amour de leurs parents — et une bouchée de pain. Mon pressentiment se précisa lorsque je la vis, tapie dans la brume, comme si elle voulait nous cacher ses maléfices le plus longtemps possible. On ne distinguait pas la moindre anse, le moindre pic, le plus petit arbris-seau. On eût dit l’antichambre du Malin, où les forges éternelles laissent échapper en tout temps leur fumée de souffre. Qu’allions-nous tous devenir sur ce rocher perdu, dans cette chaleur moite qui sapait l’énergie et mettait les nerfs à fleur de peau ? Et dire que des colons nous y avaient devancés et que des maisons se construisaient dans cette étuve. Ici, sous les voiles, les alizés adoucissaient encore l’air mais je craignais que les miasmes de cet enfer n’eussent raison de notre petite colonie d’exilés.

L’île sauvage refusait de se laisser approcher, appri-voiser. Nous dûmes louvoyer pendant cinq jours et cinq nuits, de concert avec L’Atalante, avant de pouvoir entrer dans le Port Nord-Ouest. Nous n’aurions donc même pas l’heur de nous abriter à moitié derrière les murs de

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pierres laissés par les Hollandais près de l’autre port, au sud-est. Il nous faudrait travailler à construire des abris de fortune pendant que nous coucherions à la belle étoile — des étoiles que je commençais tout juste à reconnaître — à la merci des animaux étranges qui nous tracasseraient de jour comme de nuit. Je me consolai malgré tout, car je pourrais enfin m’éloigner de tous ces corps mal lavés, de ces joues hâves, de ces yeux hantés, de ces brusques mouvements de peur, d’énervement, de haine.

Le capitaine la Feuillée rangea bâbord aussitôt qu’il passa la baie à tribord, laissant des bouées pour baliser l’entrée de la rade, alors que le canot allait par devant nous pour sonder le chenal. Nous mouillâmes enfin à la tombée de la nuit. Nous tirâmes plusieurs coups de canon pour répondre à L’Atalante qui ne put attraper le mouillage. Nous étions donc arrivés. Quel serait mon sort ?

Isle de France, mardi 7 avril 1722. Le Chevalier Denyon débarqua sur l’île, salué par sept coups de canon. Le Sieur du Rongouët qui y avait planté pavillon français, était venu la veille à bord mettre l’Isle de France à la disposition du Gouverneur. Il nous avait renseignés sur les qualités — les bonnes et surtout les moins bonnes — de notre lieu d’habitation, expliquant qu’il avait effectué une tournée en longeant la côte, puis en coupant le pays d’un port à l’autre, par l’axe central.

Aussitôt à terre, Monsieur le Chevalier Denyon fit chanter le Te Deum pour rendre grâce à Dieu de nous avoir conduits à bon port. Il restait à savoir si le port était aussi bon que le chant de louanges le laissa entendre. Nous dressâmes immédiatement des tentes pour y abriter nos malades. Une nouvelle vie commençait et les plus faibles d’entre nous demandaient une attention constante. Nous avions déjà perdu trop de bras. L’Atalante nous quitta,

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n’ayant point trouvé de bois pour effectuer ses réparations. Elle emporta à son bord les malades qu’elle se proposait de débarquer à Bourbon, plus apte à leur offrir les soins nécessaires. Je dus admettre une certaine tristesse lorsque je vis les voiles, dont je connaissais le moindre détail pour les avoir observées pendant dix mois, disparaître derrière l’horizon. Ce départ soulignait la sensation d’abandon que je ressentais à voir ainsi se couper un des derniers liens avec la terre de mes ancêtres. J’avais beau avoir choisi cette voie, j’en eus la gorge serrée. Je mourrais ici, loin des crachins de mon port breton.

Mon nouveau territoire ne méritait guère l’appellation de colonie ; il n’était pas digne de notre patrie. Un seul objet évoquait ici la douce France : une croix mal équarrie à la pointe de la petite île, à l’entrée du port. À notre arrivée, nous remarquâmes bien quelques cases en mauvais état, apparemment construites par les Hollandais et d’autres abris, encore plus misérables, probablement laissés là par quelque forban de passage. Une maison blanche, vers l’ouest, offrait un point de repère mais, vu son éloigne-ment relatif, je ne sus jamais si elle était habitable. Depuis notre arrivée, nous avions fort à faire simplement pour survivre.

Aussi loin que je laissais vagabonder mes yeux, je ne voyais que rochers, mornes et terres arides brûlées par le soleil. Là où notre chère Bretagne étalait sa verdure sous des ondées rafraîchissantes, ici, le jaune, le noir et le brun dominaient — herbes sèches, arbustes épineux et basalte menaçant. Il est vrai que cerfs, cochons marrons et cabris abondaient et que l’étang à droite de la rade était poisson-neux. Nous pouvions nous nourrir facilement. Du reste, la chaloupe que le capitaine avait envoyée à l’île Blanche, nous ramena quatre-vingts tortues de mer. La chair succulente

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de ces animaux nous permit de nous remettre de la maladie des longs voyages. J’avais ouï dire, au port de L’Orient, par un matelot qui revenait des grandes terres de la Nouvelle-France, que les Indiens donnaient une infusion d’écorce aux voyageurs malades. Ce n’était peut-être qu’un conte à égayer leurs longues soirées d’hiver mais moi, je préférais déguster de la bonne chair de tortue plutôt que d’avaler une décoction de morceaux de bois comme remède.

Septembre 1722. Depuis que nous étions sur l’île, nous travaillions sans relâche. Dans mon état de fébri-lité constante, je recherchais les tâches les plus ardues. Ainsi, j’évitais de penser. J’essayais d’oublier des yeux ardents, souvent veinés de rouge ces derniers temps, de nobles épaules, comme ployées sous un fardeau impos-sible à porter. Il serait facile de persuader le lieutenant du roi, ce gentilhomme qui commandait les troupes, qu’une paire de bras supplémentaire ne serait pas de trop si l’on voulait développer cette nouvelle colonie. Si je me portais volontaire pour travailler la terre, je ferais partie des colons qui resteraient dans l’île lorsque la frégate appareillerait. Le lieutenant me donnerait alors un morceau de papier pour indiquer que je ne désertais pas mon poste sur La Diane ; la Compagnie des Indes voyait d’un bon œil ce genre de recrue. Ce serait facile, sauf que le lieutenant du roi possédait une paire d’yeux d’un noir de jais.

Quelle alternative me restait-il ? Il me semblait que je devrais périr de tristesse le jour où il me faudrait appareiller avec La Diane. Même si je réussissais à rester à terre, quelle serait ma vie ? Cette terre à laquelle j’avais rêvé, au bord d’un ruisseau limpide, me paraissait maintenant terne, brûlée comme les pentes arides d’un morne. Une terre triste comme mes pensées, dépeuplée par l’absence d’un

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seul homme qui vivait dans la Maison de la Compagnie, loin des pauvres habitants en guenilles comme moi.

Je revivais ces derniers mois, ces explosions d’émo-tions difficiles à contenir. Je revoyais, aux environs du Cap de Bonne-Espérance, les yeux de jais de notre lieu-tenant du roi se poser sur moi alors que je vaquais à mes occupations. Son regard d’aigle me déshabillait, surtout en ces jours où mes vêtements ne tenaient plus qu’à un fil. Je rougis encore à me remémorer ce 24 février où, luttant avec la voile qui claquait dans un vent déchaîné, je perdis l’équilibre. Le bastingage se dressa devant moi en l’espace d’une seconde, j’allais me fracasser la tête.

Soudain, quelqu’un m’empoigna à bras le corps. Je reconnus immédiatement les bras qui m’enserraient. Je les avais trop souvent vus, sentis dans mes rêves les plus fous. En moi, se heurtèrent deux pensées simultanées : j’échappai à la mort ! mon sauveur était une menace plus grave que la mort elle-même ! Je me raidis entre ses bras. J’oubliai le danger auquel il m’arrachait. Je voulus le frapper, le rouer de coups, enfoncer mon couteau dans son ventre musclé et … advienne que pourra ! je m’expli-querais avec le capitaine plus tard. Dans un éclair, je revis la Femme sans tête de ma nuit délirante ; je luttais comme elle, sans bruit. Je me cabrais, arrondissant mon dos pour me protéger, donnais des coups de pieds dans ses tibias, me démenais comme un vrai diable.

L’homme ne lâcha pas prise. Je sus immédiatement qu’il entendait les coups sourds de mon cœur affolé. Je me maudis. Pourquoi avais-je suivi ses déambulations nocturnes de l’abri de mes paupières ? Pourquoi avais-je prétendu que je pouvais me remplir les yeux de son corps, musclé dans son uniforme, sans trahir les pensées qui m’habitaient ? Comment avais-je pu penser que ma rêverie

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privée ne serait qu’une occupation sans lendemain ? Je m’imaginai son sourire sardonique alors qu’il envahissait ma vie.

Je continuais à me tortiller avec l’énergie du désespoir. Sans un mot, sans un souffle, je me débattais. Je regrettais mon couteau perdu, je maudissais Dieu et le diable au plus profond de moi-même. Je tremblais de peur. Je n’avais pas eu tort en admirant les muscles du lieutenant du roi : toutes mes tentatives pour échapper à l’étau de fer, qui me retenait, furent vaines. Je redoublai d’efforts. Je décidai de me servir de mon épaule comme d’un bélier destructeur et je mis toute mon ardeur à le repousser… alors que je voulais fondre dans ses bras.

Mon esprit réagissait par instinct de préservation alors que mes sens, eux, criaient de douleur. Eux, ils sentaient les coups de boutoir de son cœur dans sa poitrine. Eux, ils sentaient se tendre tous les muscles de son corps, se tendre à craquer. Eux, ils appréciaient la violence de son étreinte. Eux, ils pleuraient de sa révulsion devant cette attirance qu’il croyait néfaste. Je luttais, je luttais alors que je voulais m’oublier, consoler et me faire consoler ; aimer et me faire aimer. Au diable les conséquences, me dis-je, sans pour autant cesser de lutter. Le simple contact de sa peau sur la mienne me faisait défaillir, éveillait en moi des océans de délices. Comment lui dire mon tourment, pouvais-je apaiser le sien ? À revivre ces mouvements instinctifs de nos corps, tous mes sens hurlent de nouveau et je comprends la tension qui nous avaient habités ce jour-là, quand la peur de la mort, la crainte de l’inconnu, le désir et la passion nous avaient possédés.

Les semaines passèrent sans que je ne visse personne. Les matelots et les soldats ne cessèrent de me houspiller. Ils m’en voulaient de ne point participer à leurs nuits de

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beuverie, lorsque la guildive reçue de Bourbon embru-mait les esprits et alourdissait les langues, lorsque les rixes éclataient et que les femmes se blottissaient contre leurs époux en demandant au Seigneur de les protéger des débordements de débauche. Entre veille et sommeil, après une journée de dur labeur, je me prenais encore à interroger l’avenir.

Je remerciais le ciel de toutes les corvées qui m’occu-paient du point du jour à la tombée de la nuit. Je travaillais sans cesse, comme un forçat. Je suais sous le soleil, punis-sant mon corps pour ses pensées impures, cherchant à le purger de ses passions, à oublier l’irréalisable, mais, oh combien, tangible. Je pleurais de penser aux tourments de celui que j’admettais maintenant, seulement au plus profond de moi, aimer plus que tout au monde, plus que ma réputation, plus que mon honneur, plus que la vie même. Je voulais qu’il m’aimât, tout en sachant que la société, telle qu’elle semblait déjà s’établir dans cette île, ne permettrait nulle entorse aux règles de bienséance. Je continuais à imaginer son trouble lors de nos brèves rencontres fortuites — l’étaient-elles, du reste ? — et je voulais bien croire qu’elles n’étaient que l’expression du même besoin de l’autre ressenti au même moment. Je finis par me persuader qu’il m’aimait aussi.

Ces douces rêveries suscitaient un surcroît d’énergie lorsque je défrichais la terre, que j’érigeais des murs de pierres solides pour les casernes ou que je trimais à la corvée de l’eau. Il fallait me défaire de ces chimères qui empoisonnaient ma quiétude mais plus je me sermonnais, plus j’y pensais. J’en arrivais à perdre toute notion du temps, des gens alentour, de tout, si ce n’est de mon tourment. Plus personne ne me parlait. Les matelots et les soldats, avec qui j’avais partagé malgré tout tant d’heures

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de communes corvées, se disaient entre eux, sans prendre la peine de baisser la voix, que le soleil des tropiques m’avait brûlé la cervelle et que je porterais malheur à ceux qui s’approchaient trop de moi. Ma recherche de la solitude, ma réserve et mon front assombri firent résonner dans cette île un vieux mot, évocateur de la forêt de Brocéliande, Merlin et Morgaine, « fey ». Ainsi, on me laissa dorénavant en paix. En paix, mais dans quel tourment !

Juin 1722. Dans ce monde à l’envers, nous approchions des mois d’hivernage. J’aimais à me promener, dans les ombres qui s’épaississaient, le long de ce gai ruisseau au pied de la montagne qui s’élançait comme un pouce vers le ciel. Les oiseaux se taisaient et le camp s’étendait à mes pieds, ses quelques fanaux trouant l’obscurité. Nous n’avions pas accompli grand chose, depuis presque deux mois que nous avions débarqué. L’île cependant commen-çait à tisser sa magie : je la sentais m’amadouer, prendre des ruses d’amante pour me courtiser, se parer de ses arbres en fleur, découvrir modestement ses charmes cachés au premier abord. Elle me séduisait chaque jour davantage, aussitôt que j’avais laissé derrière moi le grouillement malodorant du port.

Je me promenais donc, rêveusement comme à mon habitude, sans même regarder où je posais les pieds, puisque mes pas avaient tracé une sente le long du ruis-seau qui bordait mon terrain. Le bruissement des bois de natte accompagnait mes pensées. Sans crier gare, une ombre se dressa sur ma route. Je n’eus que le temps de porter la main à la gorge. Je devinai plus que je ne vis les yeux noirs me vriller les pupilles. Mon cœur se mit à battre la chamade. Après un premier mouvement instinctif qui nous eût jetés dans les bras l’un de l’autre, nous reculâmes

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de quelques pas, ne sachant que dire ou faire. Était-il venu ici dans l’espoir de me trouver ou ses pas perdus l’avaient-ils mis sur ma route, le surprenant autant que moi ?

Incapable de la moindre réaction, de la moindre pensée, j’attendis. Il attendait lui aussi. S’enfuirait-il ? M’attaquerait-il pour assouvir ses désirs charnels, main-tenant que nous étions cachés des yeux de tous, pour me laisser ensuite, en proie à la honte, au déshonneur ? J’oscillai sur mes jambes, un cri de frustration et de désir s’amplifiant dans ma gorge. Je ne pouvais plus vivre ainsi, je devais en avoir le cœur net. Je fis un pas en avant. Le lieutenant fit un pas en arrière. Mes épaules s’alourdirent. Les convenances gagneront haut la main, me dis-je.

L’homme se ravisa soudain et avant que je ne pusse réagir, il franchit l’espace qui nous séparait. Il me prit dans ses bras. J’avais instinctivement serré les miens contre moi. Ils formaient un bouclier à l’intérieur de son étreinte. Nos cœurs cognaient à grands coups. Je sentis son souffle sur mon visage. Ses lèvres trouvèrent les miennes dans un baiser à la fois doux et ardent. Adieu hésitations, mon corps s’enflamma. Je poussai contre sa poitrine et m’arrachai de son étreinte ; puis, d’un commun élan, nous nous retrouvâmes. Mes bras entourèrent son cou et mon corps se lova contre le sien. Je le sentis tressaillir. Il s’écarta de moi, ses muscles tendus comme un arc.

Il me repoussa d’un geste rageur, marmonnant je ne sais quelles obscénités sous sa moustache. Tout dans son attitude me laissa entrevoir la fureur qu’il ressentait à s’être fait ainsi duper. Il me reprochait, sans un mot, dans tout son corps, ces nuits de tourmente, ces mois de désirs inassouvis, qu’il croyait coupables et impossibles à satisfaire ; je l’avais perdu. Il me reprochait d’être femme.

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La voix, que j’avais toujours entendue aboyer des ordres de manière sèche et hautaine, me pétrifia tant elle était rauque. Il exigea de connaître mon nom.

— Théodore, dit Frappe d’Abord, répondis-je d’une petite voix que je voulais assurée.

— Ne te joue pas de ma patience, petit mousse. Je vais te faire mettre au cachot. Et dire que tu as trahi la confiance de tous ici pendant tous ces mois ! Le cachot serait trop doux pour punir une telle supercherie. Comment t’appelles-tu, et point de bêtises cette fois.

— Madeleine, Messire, du port de L’Orient. Le contre-maître m’a embauchée sur le quai et je me suis comportée de mon mieux, remplissant mes tâches à l’égal des autres matelots. Je ne regrette pas ma décision d’embarquer sur La Diane et je me suis acquittée honorablement de mes obligations.

Et voilà que je retrouvais mes mauvaises habitudes de parler plus qu’il ne fallait pour cacher mon trouble. Voilà que j’entendais à nouveau poindre la servilité dans ma réponse. Je lui en voulus de me traiter ainsi du haut de sa superbe. Mais pour qui se prenait-il donc de s’adresser ainsi à moi ? Croyait-il être le seul à avoir souffert dans cette histoire ? Que pensait-il que j’eusse dû faire ? Avouer que j’étais femme et risquer d’être débarquée à la première occasion, seule dans un pays de sauvages ? Je me demandai comment j’avais bien pu m’enflammer pour un tel égoïste. Mon visage dut laisser paraître ma fureur, car sa voix se radoucit légèrement, sans que ses yeux ne cessent de lancer des éclairs pour autant.

— Comme tu y vas, jeune mousse ! Il trébucha sur les derniers mots et reprit, à bout

d’haleine.— Madeleine, je ne t’accuse nullement de fainéan-

tise, ni de manquement à tes devoirs. Tu as trahi la

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confiance de la Compagnie en prétendant être ce que tu n’es pas. Tu as trahi celle des matelots et des soldats qui t’avaient traitée en amie, alors que c’est toi qui t’es immiscée dans leur intimité. Je t’ai bien observée, alors que tu tentais de t’isoler pour préserver ton espace privé. As-tu jamais pensé que c’était toi l’envahisseur ? le corps étranger ?

Ses mots sonnaient creux, à ses oreilles comme aux miennes. Je sentais bien que d’autres se bousculaient derrière eux, des mots que j’aurais voulu entendre. Ma voix se voila d’émotion :

— Comme tout le monde à bord, Messire, je ne pensais qu’à ma survie. J’admets volontiers avoir caché mon identité. Il n’empêche que j’ai agi sans malice.

Et comme pour le persuader, avant qu’il ne soit trop tard, j’ajoutai dans un murmure qu’il ne faudrait y lire que la folie d’une décision prise sur le coup du moment.

— Et moi, comment as-tu pu me trahir ? Ne voyais-tu pas que je me débattais contre une attirance que je croyais contre nature. Les femmes sont donc bien cruelles. Vous vous jouez ainsi de nos sentiments.

Femmes cruelles ? Se jouer de nos sentiments ? Sa colère avait éclaté, il gesticulait, il marchait de long en large, il criait. Il ne se retenait plus. Il n’y allait pas de main morte ! Du reste, il ne voulait rien entendre, cela était bien clair. Je m’apprêtai à répondre, je me promettais de faire mouche cette fois. Fidèle à ma devise, j’esquissai un pas dans sa direction, prête à frapper d’abord, pour m’expli-quer ensuite. Je ne sus ce qui se produisit à cet instant précis. Nos corps se trouvèrent, s’enlacèrent pour ne plus se quitter, nos lèvres oublièrent ces mois de tourmente, ma colère tomba aussi vite qu’elle était apparue. De joie, de délire, de délice, je mourus mille morts.

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Mon cher amour, mon cher ami,Je te quitte aujourd’hui le cœur en deuil. Nul que toi

et moi ne saura jamais les délires de joies et de peines que nous avons connus sur cette île que j’avais si souvent maudite sur la frégate. Nul ne soupçonnera les années comblées où je vécus loin de tous, auprès du ruisseau que tu connais si bien au pied de la montagne du Pouce. Sois tranquille, je préserverai notre secret jusqu’à la tombe. Du reste, personne ne trouvera notre certificat de mariage, c’est ma promesse solennelle. Les jours seront longs et mornes loin de ta chaleur, de ma vie. Tu me manques déjà, je t’attends ...

Ce 1er novembre 1728, à bord du Mars.1

1 - Les détails historiques contenus dans cette nouvelle proviennent du livre de Marcelle Lagesse intitulé L’île de France avant Labourdonnais. 1721-1735, Port-Louis : Imprimerie Commerciale, 1972. Par ailleurs, le déroulement de l’action et les sentiments exprimés par les personnages sont purement fictifs.