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La cruauté Michel Wieviorka Pourquoi faut-il que, dans de si nombreuses expériences, la violence comporte des dimensions, plus ou moins importantes, d’apparente démesure, de folie, de débordement dans la cruauté gratuite, ou dans le sadisme ? Dans certains cas, la vio- lence semble totalement déterminée par la recherche du plaisir qu’elle apporte à celui qui la met en œuvre ; elle devient alors sa propre fin, au point qu’il faut parler de violence pour la violence. Dans d’autres cas, ce sont plutôt les circonstances qui semblent rendre possible l’excès et autoriser une cruauté qui est alors bien réelle, certes, mais seconde, qui n’apparaît qu’en complément, dans le fil de l’action, à certains moments seulement, ou, s’il s’agit d’une expé- rience collective, chez certains acteurs seulement. Parfois, dans ce qui la motive comme dans ses excès, la violence tire son sens de la jouis- sance qui en est attendue par son pro- tagoniste, mais parfois, la démesure va au-delà, à moins qu’elle ne soit d’une autre nature, échappant totale- ment à l’analyse au point de ne plus susciter que l’idé e d’une folie ; pour- tant, parfois encore, y compris dans ses aspects apparemment les plus inutiles ou superflus, elle semble conserver une fonctionnalité, avoir une finalité qui ne se limite pas aux seuls effets directs de la destruction ou du meurtre, ni à la libération des affects ou des pulsions de son auteur. Dans tous les cas, la violence pour la violence, l’excès, la cruauté, le sadisme dessinent un défi paradoxal pour qui ve ut penser la violence : ces aspects du phénomène sont extrêmes, souvent apparemment marginaux, ils  jouent a ux limites plus qu’ au cœur de ce que nous appelons spontanément « violence », et pourtant, ils en consti- tuent le noyau le plus central, car le plus pur, le plus dépouillé, le plus radical. Peut-être même faut-il consi- dérer qu’ils définissent la violence bien mieux et bien plus que toute autre dimension. Excès, jouissance et folie Dans certaines expériences, la violence est d’emblée un phénomène à la fois en soi et pour soi , elle semble n’avoir d’autre fin qu’elle-même. Dans d’autres, elle ne revêt cette allure de violence pour la violence qu’en cours de parcours, l’excès ou la gratuité n’apparaissent et ne s’auto- nomisent qu’en route, à un moment ou à un autre au fil de l’action, ils sur- 114 Nous remercions Michel Wieviorka d’avoir bien voulu nous confier cet article qui correspond au chapitre 3 de la troisième partie d’un ouvrage en préparation. Violences

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La cruauté

M i c h e l W i e v i o r k a

Pourquoi faut-il que, dans de sinombreuses expériences, la violencecomporte des dimensions, plus oumoins importantes, d’apparentedémesure, de folie, de débordementdans la cruauté gratuite, ou dans lesadisme ? Dans certains cas, la vio-lence semble totalement déterminéepar la recherche du plaisir qu’elleapporte à celui qui la met en œuvre ;elle devient alors sa propre fin, aupoint qu’il faut parler de violencepour la violence. Dans d’autres cas,ce sont plutôt les circonstances quisemblent rendre possible l’excès etautoriser une cruauté qui est alorsbien réelle, certes, mais seconde, quin’apparaît qu’en complément, dans lefil de l’action, à certains momentsseulement, ou, s’il s’agit d’une expé-rience collective, chez certainsacteurs seulement. Parfois, dans cequi la motive comme dans ses excès,la violence tire son sens de la jouis-sance qui en est attendue par son pro-tagoniste, mais parfois, la démesureva au-delà, à moins qu’elle ne soitd’une autre nature, échappant totale-ment à l’analyse au point de ne plussusciter que l’idée d’une folie ; pour-tant, parfois encore, y compris dansses aspects apparemment les plusinutiles ou superflus, elle semble

conserver une fonctionnalité, avoirune finalité qui ne se limite pas auxseuls effets directs de la destructionou du meurtre, ni à la libération desaffects ou des pulsions de son auteur.Dans tous les cas, la violence pour laviolence, l’excès, la cruauté, lesadisme dessinent un défi paradoxalpour qui veut penser la violence : cesaspects du phénomène sont extrêmes,souvent apparemment marginaux, ils

 jouent aux limites plus qu’au cœur dece que nous appelons spontanément« violence », et pourtant, ils en consti-tuent le noyau le plus central, car leplus pur, le plus dépouillé, le plusradical. Peut-être même faut-il consi-dérer qu’ils définissent la violencebien mieux et bien plus que touteautre dimension.

Excès, jouissance et folie

Dans certaines expériences, laviolence est d’emblée un phénomèneà la fois en soi et pour soi, elle semblen’avoir d’autre fin qu’elle-même.Dans d’autres, elle ne revêt cetteallure de violence pour la violencequ’en cours de parcours, l’excès ou lagratuité n’apparaissent et ne s’auto-nomisent qu’en route, à un momentou à un autre au fil de l’action, ils sur-

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Nous remercions MichelWieviorka d’avoir bien voulunous confier cet article qui

correspond au chapitre 3 dela troisième partie d’unouvrage en préparation.

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Violencesgissent à l’intérieur d’un processuspour éventuellement s’y manifesterde manière « pure », claire, dans leursingularité, et se dissocier des signifi-cations qui leur ont donné naissance.Dans les deux cas, cette part de la vio-lence est « absolue » dit WolfgangSofsky, « elle n’a pas besoin de justi-fication 1 » , elle est libérée de touteconsidération autre qu’elle-même.

La violence pour la violencepeut opérer dans les situations lesplus diverses. Elle peut relever de lasimple délinquance, ou de la crimina-lité classique, ce qui est le cas notam-ment dans certaines affaires demœurs, de pédophilie ou de viol.

Le cas célèbre de Gilles de Rais,auteur de crimes abominables sur desenfants au XVe siècle, évoqué en sontemps par Georges Bataille, peut,comme à Wolfgang Sofsky, nous ser-vir d’illustration : sa cruauté, qui pré-figure à certains égards les écrits dumarquis de Sade, semble avoir « unsens quelconque qui la dépasse […]On y trouve la jouissance du déborde-ment, le mépris railleur de la souf-france des victimes, l’outrepassementde l’affect. On y trouve l’indifférencede l’habitude, le rituel répétitif de lamise en scène, le déroulement régléde l’abattage. On y trouve la créati-vité de l’excès 2 ».

La violence pour la violencepeut aussi s’apparenter à la violencedite urbaine. C’est ainsi que BillBuford, dans un ouvrage superbe-ment écrit 3, décrit les formes les plusextrêmes du hooliganisme britan-nique, et montre comment des sup-porters, en fait indifférents auspectacle du football, et même aurésultat de la rencontre, n’attendentdu match que l’occasion d’un dépla-cement au cours duquel ils se déchaî-nent brutalement, de manière bestiale,tribale, purement jouissive. Ils s’enprennent alors, dans la rue, non seule-ment aux partisans de l’équipeadverse mais, indistinctement, à tousceux qu’ils rencontrent sur leur che-min, en dehors du stade, à commen-cer par les forces de l’ordre. Cette

violence va bien au-delà de celle des« casseurs » qui profitent de manifes-tations pour se livrer en queue de cor-tège à la provocation, à la bagarre et àla casse. Elle ne porte aucune signifi-cation sociale ou politique, elle esttotalement ludique, sans aucun lienavec l’événement sportif qui lui sertde prétexte ; avec elle, le sens dispa-raît entièrement au profit du non-sens, il s’abolit dans la jouissancepure, dans la désocialisation complètedu sujet, réduit à son animalité.

Les descriptions les plus nom-breuses de la violence pour la vio-lence l’associent à diverses formes decriminalité, on l’a dit, mais aussi, etsurtout, à des situations de guerre.Ainsi, une enquête de Richard Strayeret Lewis Ellenhorn menée auprèsd’anciens combattants américains dela guerre du Viêt-nam signale quetous les hommes ayant été engagéslourdement au combat et un tiers deceux qui l’ont été modérément ont ététémoins d’atrocités ou ont eux-mêmes contribué à tuer des non-com-battants 4. Un cas, s’il s’agit de cetteguerre, a tout particulièrementdéfrayé la chronique : le massacre deMy Lai, qui n’est assurément pas uneexception, a bouleversé l’Amérique,et le monde entier en rendant d’uneévidence obscène les abus de l’arméeaméricaine au combat.

Rappelons les faits : le 16 mars1968, les 105 soldats américains deCharlie Company, 11e brigade de ladivision Americal, pénètrent dans levillage de My Lai et, avant midi, mas-sacrent 500 civils non armés, souventà la baïonnette ; ils rient en sodomi-sant et violant des femmes, dont ilsouvrent pour certaines le vagin avecdes couteaux, ils scalpent descadavres, etc. Le lieutenant Calley,responsable de la compagnie, sera leseul à être jugé, et condamné pourcette boucherie, qu’il assume. Iln’avait aucun doute : même les bébéspouvaient être des ennemis, expli-quera-t-il.

Le plaisir pris à apporter la vio-lence est une constante dans les

1. Wolfgang Sofsky, Traité dela violence, Paris, Gallimard,

1998 [1996], p. 49.2. Ibid., p. 46.

3. Bill Buford, Parmi les hoo-ligans, Paris, Bourgois, 1994.

4. Richard Strayer and LewisEllenhorn, « Vietnam vete-rans : A study exploringadjustment patterns and atti-

tudes »,  Journal of Social Issues, 31-4 (1975), p. 90.Cité par Joanna Bourke,  An

 Intimate History of Killing.Face-to-Face Killing inTwentieth-Century Warfare,Basic Books, 1999.

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5. Joanna Bourke,  An Inti-mate History of Killing .Face-to-Face Killing inTwentieth-Century Warfare,Basic Books, 1999, p. 3.

6. John Dower, War Without  Mercy. Race and Power inthe Pacific War, PantheonBooks, New York, 1986,p. 66.

7. Ibid., p. 70.

8. Ibid., p. 71.9. Yvon Le Bot, La guerre enterre maya. Communauté,violence et modernité auGuatemala (1970-1992),Paris, Karthala, 1997.10. Jacques Sémelin, « Dumassacre au processus géno-cidaire », communication au

colloque Violences extrêmes,Paris, nov. 2001, p. 7.

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témoignages des anciens combattantsdes guerres récentes. WilliamBroyles, un ancien « Marine » améri-cain, rédacteur au Texas Monthly et à Newsweek , cité par Joanna Bourke,constate ainsi que les anciens combat-tants, quand on les interroge sur leurexpérience, disent l’avoir détestée, neveulent pas en parler, que ce doit res-ter enfoui, mais qu’il y en a euxquelque chose d’autre, et « que,quelque part en eux, ils ont aussi aimécela ». Il raconte aussi ce que seshommes ont fait au cadavre d’un sol-dat ennemi, un Vietnamien fraîche-ment tué : ils l’ont affublé d’une pairede lunettes de soleil, d’une cigarettedans la bouche et d’un étron sur latête. Comme officier, il avait étéoutré, mais il signale aussi qu’en sonfor intérieur, il en tirait un certainplaisir : « I was […] laughing 5. »

De même, John Dower apportede terribles descriptions des atrocitésqui ont caractérisé pour les deuxcamps, japonais et américain, laDeuxième Guerre mondiale dans lePacifique. Par exemple, côté améri-cain, ici on coupe la main d’un Japo-nais pour en faire un trophée, là oncollectionne les dents en or, les scalps,les crânes même, ou bien encore lesorteils, les pénis ; pratiques, note-t-il,qui auraient été « inconcevablescependant s’il s’était agi de dents,d’oreilles ou de crânes collectionnéssur des Allemands ou des Italiens » etqui, par conséquent, mettent l’accentsur les dimensions racistes de laguerre dans le Pacifique, y compris dupoint de vue américain 6.

À la guerre, la cruauté peut pas-ser par des gestes de moquerie de lavictime, par des jeux avec son corps,vivant ou mort. Mais elle passe avanttout par son animalisation. « Noshommes traitent les Japs avec moinsde respect qu’ils n’en accorderaient àun animal », note dans son  Journal,effaré par le racisme qu’il découvre,Charles Lindbergh, qui pendantquatre mois en 1944 suit en civil lestroupes américaines en Nouvelle-Guinée 7. La violence gratuite peut

aussi relever d’une sorte de suren-chère ou de compétition : en tuer plusque les autres fait alors partie du plai-sir. Elle peut comporter une dimen-sion de collecte de souvenirs et detrophées : le bourreau se fait photo-graphier le pied posé sur un cadavre,il découpe, on l’a vu, un scalp, desoreilles, arrache des dents, desdoigts… Charles Lindbergh raconteaussi que lorsqu’il rentre d’Asie, lesdouaniers américains, à Hawaï, luidemandent s’il ramène des ossements

 japonais dans ses bagages. Question,lui dit-on, de pure routine 8.

Enfin, dans certaines expé-riences, il semble que l’on soitconfronté à un au-delà dans l’excès,qui défie alors l’entendement. Ainsi,Yvon Le Bot, dans son étude de laviolence en terre maya, au Guatemalaau début des années 1980, est-ilconfronté à des excès monstrueux etincompréhensibles, à des comporte-ments étranges, « fous », irrationnels(par exemple : les soldats séparent leshommes des femmes, alors qu’ilss’apprêtent à les tuer tous), comme siun délire se saisissait d’eux, ni plaisirou jouissance, ni raison : une folie 9.Celle-ci n’est pas toujours ou néces-sairement absolue, totale, elle peut secombiner à des éléments rationnels,au point qu’il semble possible d’ap-pliquer à certains massacres la notionproposée par Jacques Sémelin de« rationalité délirante », mélange defroid calcul et de folie qui renvoieselon lui « à deux réalités de naturepsychiatrique. La première est celled’une attitude de type “psychotique”à l’égard d’un autre à détruire […]C’est dans le déni de l’humanité decet autre “barbare” que réside la partpsychotique du rapport du bourreau àsa future victime. Mais “délirant”peut encore signifier une représenta-tion paranoïaque de cet autre perçucomme une menace, voire incarnantle mal 10 ».

De Gilles de Rais aux violencesen terre maya, les quelques expé-riences concrètes qui viennent d’êtreévoquées relèvent d’une même

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Violencesfamille, celle où la violence comporteune part de démesure ou de gratuité,une part maudite, aimerait-on dire, siGeorges Bataille n’avait pas déjàdonné un sens, différent, à cette forteexpression. Mais à l’intérieur de cettefamille, les différences sont considé-rables.

La jouissance

La cruauté, telle que l’évoque etl’analyse Wolfgang Sofsky, est purelibido, « plaisir de l’expansion dumoi 11 », comme il dit à propos destortionnaires. Elle apparaît notam-ment dans le massacre, où la violencepour la violence s’émancipe de toutevisée en dehors d’elle-même : « Laviolence [y] jouit d’une liberté abso-lue […] Elle est affranchie d’objectifsextérieurs. Car le sens de la destruc-tion est la destruction elle-même […]C’est la violence qui régit l’événe-ment. L’excès collectif se coupe desvisées politiques ou sociales. Si l’onveut comprendre la pratique et ledéroulement du massacre, il faut doncs’attacher à la façon dont il est perpé-tré, et non aux buts qu’il peutviser 12. »

Dans cette perspective, ledéploiement de la cruauté au fil dumassacre signifie une libération despulsions qui, à suivre Sofsky, passepar la sensualité du tueur, par sadésinhibition sans limites, par unplaisir physique : « Il veut pataugerdans le sang, sentir de sa main, aubout de ses doigts, ce qu’il est en trainde faire 13 ». Image qui a le mérite dese rapprocher de l’étymologiepuisque, signale Clément Rosset,« cruor d’où dérive crudelis [cru, nondigéré, indigeste], désigne la chairécorchée et sanglante : soit la choseelle-même dénuée de ses atours ouaccompagnements ordinaires, enl’occurrence la peau, et réduite ainsi àson unique réalité, aussi saignantequ’indigeste 14 ».

La cruauté, le sadisme, qu’ilssoient la source première de la vio-lence ou qu’ils surgissent à son occa-

sion, semblent ainsi appeler des inter-prétations qui débouchent sur l’idéeou l’image d’un déchaînement irré-sistible d’une force psychique qui soitapporte une éventuelle jouissance,par exemple à détruire l’autre de sespropres mains, de façon meurtrière etsanglante, soit s’apparente à undélire. De tels phénomènes semblentrelever de l’activation de pulsionsarchaïques, originaires, jusque-làinterdites et cachées, et qui se libére-raient dans des circonstances quiautorisent leur manifestation. Leurcompréhension, dès lors, n’appelle-t-elle pas des catégories psychanaly-tiques, à même de rendre compte destensions intrapsychiques et des méca-nismes qui façonnent ou autorisentleur expression ? La psychanalyse estconstamment mobilisée dès qu’ils’agit de penser la violence « pure »,« absolue », la violence en soi, et poursoi, qu’il s’agisse d’expériences oùelle semble aboutir à la satisfactiond’instincts, ou d’une barbarie quirelèverait de la pure folie. Ainsi,Jacques Derrida considère-t-il que« “psychanalyse” serait le nom de cequi, sans alibi théologique ou autre,se tournerait vers ce que la cruautépsychique aurait de plus  propre 15 ».Il cite Einstein, lorsque celui-ci écrit àFreud que « si la pulsion de pouvoirou la pulsion de cruauté est irrésis-tible, plus vieille, plus ancienne queles principes [de plaisir ou de réalitéqui sont au fond le même], aucunepolitique alors ne pourra l’éradiquer »et associe la cruauté au pouvoir et à laquestion de l’État.

Mais qu’elle inspire la violence,ou qu’elle surgisse à son occasionpour en être une sorte de complé-ment, la cruauté relève-t-elle toujourset entièrement de l’absence de touteautre signification ? Est-elle biendénuée de tout sens en-dehors d’elle-même, du plaisir qu’apporte la vio-lence ? Ne renvoie-t-elle qu’à cettedimension du sujet personnel quisemble hors social, hors culture, purebiologie, pure nature humaine, ou quise réduit à une économie psychique ?

11. Wolfgang Sofsky, op. cit.,p. 89.12. Ibid., p. 158-159.

13. Ibid., p. 163.

14. Clément Rosset,  Le prin-cipe de cruauté , Paris,Minuit, 1988, p. 18.15. Jacques Derrida,  Étatsd’âme de la psychanalyse.

 Adresse aux états générauxde la psychanalyse , Paris,Galilée, 2000, p. 12.

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16. James Gilligan, Violence,Putnam Books, New York,1996.

17. Germán Guzman, La vio-lencia en Colombia , Bogota,ed. Tercer Mundo, 1962.18. Cf. Wilson RigobertoPabon Quintero,  La mort et les morts. Rites mortuaires et violence politique en Colom-bie.  XX e siècle, mémoire deDEA, EPHE, qui cite encore, àla suite de Germán Guzman,

la coupe à la singe (corte demica), la coupe de l’oreille(corte de oreja), la coupe del’oie (corte de ganzo), la

coupe Vase de fleurs (cortede florero)  – où la tête de lavictime est, dit-il, coupée,ainsi que ses membres « quisont ensuite insérés dans le

tronc comme si c’était desfleurs » (p. 54).

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Ne peut-on pas trouver un sens der-rière elle, y compris là où, apparem-ment, il semble qu’il n’y en ait pas ?

La fonctionnalité de la cruauté

Une première remarque, encoretrès superficielle, est en fait une miseen garde : derrière les apparences dela pure gratuité, de la violence pour laviolence, la cruauté la plus extrêmepeut fort bien renvoyer à des signifi-cations qui font sens, au moins dupoint de vue de l’auteur. Les crimino-logues le savent bien : un crime peutfort bien avoir été accompagné decruautés apparemment inutiles, maisqui relevaient en fait d’une certainelogique, et notamment avaient uneportée symbolique. Suivons parexemple le psychiatre James Gilligan,qui fut longtemps directeur du sys-tème pénitentiaire de l’État du Massa-chusetts, et qui évoque le cas d’un

 jeune homme, assassin d’uneancienne amie d’école qui avait eu lagentillesse de le reconduire chez luien le reconnaissant devant un maga-sin où il venait lui-même de constaterque sa propre voiture était tombée enpanne. James Gilligan sait que lemeurtrier a mutilé les yeux de sa vic-time, qu’il lui a coupé la langue, etqu’il n’a ensuite manifesté aucunremords, aucune culpabilité. Il s’in-terroge sur la « logique émotion-nelle » qui a commandé ces gestes,puis ces attitudes. Et à l’interprétationspontanée qui parlerait peut-être icide cruauté gratuite, il oppose le fruitde ses longs entretiens avec le crimi-nel : celui-ci avait été durant son ado-lescence battu par d’autres garçons,traité malgré lui en objet homosexuelpassif, et c’est lui-même qui, au coursd’un échange avec le psychiatre,lâche finalement la clé : « Si je détruisles yeux, dit-il, on ne peut plus mefaire honte, si je détruis la langue, onne peut plus se moquer de moi 16. »Derrière le caractère absurde ou déri-soire des mutilations qu’il a fait subirà sa victime, il est possible de trouver

autre chose que de la gratuité et dunon-sens.

Un tel exemple nous invite à ne jamais aller trop vite dans les dia-gnostics qui postulent le caractèrepurement instinctuel, pulsionnel,

 jouissif ou délirant de la violenceextrême. Cet exemple est encore rela-tivement facile à saisir, tant il relèved’une anthropologie somme touteclassique : les mutilations qui tou-chent aux yeux, à la bouche, au sexesont toujours profondément symbo-liques et lourdes de sens, même sielles fonctionnent sur un autreregistre que celui de la raison ou de lapensée rationnelle. Elles peuventmême avoir une certaine fonctionna-lité : ici, magique, d’en finir avec lahonte ; ailleurs, plus instrumentale,de délivrer un message. Le jeu avecles corps détruits lors de massacres,par exemple, combine parfois desdimensions symboliques et unsadisme que les victimes à venir et lapopulation visée comprennent bien.Germán Guzman, dans un livreconsacré à la Violencia, ces années degrande violence en Colombie, endonne d’impressionnantes illustra-tions 17. Par exemple, les troupes desforces armées, aussi bien que lesbandes de guérilla, pouvaient adopterchacune un style de « coupe » (corte).La « coupe maillot de corps » (cortede franela) consiste à infliger à la vic-time, attachée à un tronc d’arbre, uneincision longue et profonde à la basedu cou ; la « coupe cravate » (corte decorbata) est effectuée sous lamâchoire inférieure, l’incision per-mettant de disposer la langue de lavictime qui pend alors à la manièred’une cravate ; la corte francesa(coupe française) consiste à dépecerle cuir chevelu du crâne de la victimeencore vivante, etc. 18. Et toujours, ilest possible de lire le message quevéhicule la barbarie, un message deterreur qui met en cause, pour les vic-times, et donc pour leur camp, pourleur groupe, non seulement le présent,mais aussi le futur d’après la mort :privation de descendance, d’où l’im-

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Violencesportance de tout ce qui touche ausexe, privation aussi d’accès normal àl’au-delà : « La mutilation du cadavreétait également pratiquée comme unepunition post mortem 19. »

Nous devrions pouvoir générali-ser cette leçon : avant de parler defolie, d’irrationalité ou de pur non-sens à propos de la violence, il estsage de toujours faire l’effort d’exa-miner le plus sérieusement possibled’autres hypothèses et de ne pasconfondre notre ignorance, notreincompréhension ou nos préjugés,avec une analyse approfondie du sensdes actes et des conduites, aussi bar-bares qu’elles puissent apparaître.

 La fonctionnalité de la cruauté 

Certains raisonnements impu-tent la violence extrême qu’est lacruauté aux calculs des acteurs : elleaurait alors pour fonction, parexemple, de mettre au pas une popu-lation qu’elle contribue à mieux terro-riser – ce qui peut correspondre àcertaines expériences. Mais unecaractéristique fréquente, sinonconsubstantielle, de la cruauté estplutôt de n’être en rien indispensableà la destruction des personnes, nimême à l’exercice ou l’instaurationde la terreur, d’être un « plus », unsurplus où il est artificiel de penser entermes d’utilité calculée. Envisagerune éventuelle fonctionnalité de lacruauté ou de la barbarie ne saurait seréduire à l’idée d’une rationalité élé-mentaire, et donc d’un rôle instru-mental de l’excès. La question estdonc, à ce stade de notre réflexion, desavoir s’il est possible d’emprunterd’autres voies que celles qui ou bienenvisagent la cruauté sous l’angle dela jouissance et du plaisir qu’elle peutapporter, ou bien y voient un délire,une folie, ou bien encore s’efforcent,à l’opposé, d’y déceler une éventuelleutilité pratique (imposer le silenceaux victimes, terroriser une popula-tion, etc.), ou une portée symbolique(priver la victime, par exemple en lamutilant, des conditions désirables ou

nécessaires pour l’entrée dans l’au-delà).

Un point de départ décisif nousest donné ici par Primo Levi dans unchapitre lumineux de ce qui fut sondernier livre. Peut-être parce qu’ilévoque une tout autre situation quecelles dont traite Wolfgang Sofsky,celle de camps nazis dont les gardienssont là, en principe, non pour massa-crer mais pour garder, ce qu’il dit deces gardiens débouche sur une inter-prétation de la cruauté très différente.Primo Levi s’interroge sur la violenceinutile et, plus précisément, sur lacruauté dont faisaient preuve les gar-diens nazis dans les camps de la mort.Il y voit un des « éléments essentielsde l’hitlérisme » fondé sur un prin-cipe : « Avant de mourir, la victimedoit être dégradée afin que le meur-trier sente moins le poids de safaute 20. » Dans cette perspective, lacruauté vient indiquer que la subjecti-vité de l’acteur est mise à mal par laviolence qu’il commet dans l’accom-plissement normal de sa tâche, et quiest déterminée de toute façon enamont de cette cruauté. Il y a là unmécanisme paradoxal, dans lequelpour pouvoir se supporter soi-même,alors qu’on se livre à des comporte-ments de toute manière violent surd’autres personnes, il faut les traitercomme des non-humains, d’unemanière inhumaine qui les « cho-sifie », ou les animalise, en tous casles extraie de l’humanité. Pour traitercelui qu’on violente comme suscep-tible d’être ainsi violenté, suggère letexte de Levi, il faut bien marquer unedistance absolue avec lui, s’autoriserà le concevoir comme n’étant pas dela même espèce que soi-même. Lacruauté rend psychologiquement pos-sible de se penser comme se mainte-nant soi-même du côté de l’humanité,en son sein. C’est en faisant de l’autreun non-homme, un non-sujet, un êtredéshumanisé puisque pouvant êtreavili et détruit comme un objet ou unanimal, c’est en étant cruel que l’onpeut se vivre comme restant soi-même un être humain, et même un

19. Ibid., p. 85.

20. Primo Levi,  Les naufra-gés et les rescapés. Quaranteans après Auschwitz, Paris,Gallimard, 1989.

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21. Joanna Bourke, op. cit .,p. 29.

22. Cf. Stéphane Audouin-

Rouzeau, Annette Becker,14-18. Retrouver la guerre,

Paris, Gallimard, 2000.

23. Françoise Héritier (ss la

dir. de), De la violence, Paris,Odile Jacob, 1996.24. Ibid., p. 289.

25. Jan Tomasz Gross,  Lesvoisins : histoire de l’exter-mination d’un village juif ,Ed. Pogranicze, 2000.

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sujet, alors qu’on est bien davantagela négation du sujet, un anti-sujet quise constitue en déniant l’humanité desa victime, en agissant de façon à cequ’elle soit niée comme sujet. Lanégation de la subjectivité de l’autreest mise au service de l’affirmation desoi.

On peut illustrer ce type d’ap-proche en reconsidérant l’activité decollecte de trophées et souvenirs deguerre évoquée plus haut : elleapporte, affirme Joanna Bourke, « lapreuve qu’un homme a été au combatactif et s’est prouvé à lui-même qu’ilpouvait combattre […]. La quête desouvenirs autorise les hommes à asso-cier la mort de l’“autre”, l’ennemi, etl’amour d’eux-mêmes 21 ».

L’anthropologie contemporainerejoint ici de plus en plus l’histoire.Aux travaux historiques de JoannaBourke, John Dower ou encore d’An-nette Becker et de Stéphane Audouin-Rouzeau 22, tous sensibles à ce typed’analyse, on peut associer des étudesanthropologiques, notamment cellesde deux chercheuses, qui sont aussides militantes, et qui rendent comptedans le même ouvrage dirigé parFrançoise Héritier 23 de la cruauté quicaractérise aussi bien la purificationethnique en ex-Yougoslavie que legénocide et les massacres de massedans l’Afrique des Grands Lacs.Véronique Nahoum Grappe montreainsi qu’en ex-Yougoslavie, « lesexcès baroques de la cruauté, sa sur-enchère énigmatique, gratuite, irra-tionnelle, n’entrent pas dans larhétorique de la légitimation d’unepolitique 24 », et Claudine Vidal faitun constat comparable s’il s’agit dugénocide des Tutsis. L’anthropologiecontemporaine, comme l’histoire, estde plus en plus sensible à la cruauté,y compris lorsqu’elle est le fait depersonnes ou de groupes qui seconnaissent et se pratiquent depuislongtemps. On a pu ainsi parler de« cruauté de proximité », notion quipeut s’appliquer, dans certains cas, àla purification ethnique en ex-Yougo-slavie, et qui peut tout autant valoir

pour le massacre de Juifs pendant laDeuxième Guerre mondiale par leursvoisins polonais, comme l’a révélérécemment l’enquête de Jan Gross 25.

Trois figures de la cruauté 

Après les avoir distinguées, est-il possible de concilier les approchesprincipales de la cruauté qui viennentd’être évoquées : celle suggérée parWolfgang Sofsky, lorsqu’il insiste surses dimensions de pure jouissance ;celle illustrée par les remarquesd’Yvon Le Bot ou de Jacques Séme-lin, qui mettent l’accent sur la folie oule délire des acteurs ; celle, enfin, dePrimo Levi, qui débouche sur l’idéed’un rapport de soi à soi passant, chezle protagoniste de la violence, par lanégation de l’autre pour se construireen humain ? Une réponse positiveconsiste à y voir trois expressionspossibles, singulières et différentes,du sujet, qui est plutôt, à bien deségards, ce que nous avons appelé unanti-sujet.

La première modalité distinguéeest celle du sujet dans ses dimensionsde pure libido, de jouissance ; laseconde est celle du sujet délirant,psychotique ou paranoïaque ; la troi-sième inscrit le sujet dans une relationperverse, mais relation quand mêmeavec le sens, point extrême, où parexemple le bourreau en rajoute dansla violence, la leste d’une chargeinutile de cruauté pour pouvoir sinon

 justifier à ses propres yeux un com-portement inhumain, du moins l’assu-mer. Ces dimensions sont sidifférentes que, dans l’analyse d’unesituation concrète, il semble qu’ilfaille choisir l’une ou l’autre. Wolf-gang Sofsky est ici radical, il joue lapremière contre la troisième : « Uneerreur très répandue consiste à croireque les atrocités humaines exigent ladistance sociale et la déshumanisationde l’autre. Comme si les humains nepouvaient torturer et égorger que desêtres qui ne soient pas leurs congé-nères. Le déroulement du massacreprouve le contraire. Autant que faire

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Violencesse peut, le meurtrier travaille à lamain et de près. Il veut voir travaillerla mort, il veut voir le corps quisaigne et les yeux pleins de peur 26. »Certes. Mais combien aussi, après-coup, se diront ou surtout se sentirontdétruits par ce qu’ils ont accomplicomme meurtrier, et se souviendrontavec effroi, précisément, des yeux, duregard de la victime : « L’œil étaitdans la tombe et regardait Caïn », ditle poète ?

Mais jusqu’où ces trois dimen-sions de l’anti-sujet, l’une faite depure jouissance, la seconde de délire,la troisième liée à une certaine fonc-tionnalité, sont-elles distinctes, auto-nomes, relevant chacune d’uneéconomie psychique et de conditionsparticulières ? Une hypothèse doitêtre écartée, celle qui au contrairechercherait à y voir autant d’étapespossibles au sein d’un continuum, lafolie succédant à la jouissance, parexemple, pour constituer la phaseultime, extrême, de la cruauté tandisque la fonctionnalité ne caractériseraitqu’un moment encore intermédiaire,sur lequel pèsent des contraintes quila limitent nécessairement. Car lafolie peut apparaître d’emblée, parexemple dans certains crimes atrocesque rien ne laissait présumer, maiselle peut aussi venir conclure unesorte de parcours où elle déborde lacruauté dans laquelle l’acteur ad’abord plongé : ainsi, de Retour ouTaxi Driver à Rambo, le cinéma amé-ricain, à la fin de la Guerre du Viêt-nam, a produit plusieurs films quidonnent à voir la façon dont les com-battants, au retour de la guerre, où ilsont pu croiser la cruauté, y compris laleur, basculent dans la folie la plusmeurtrière, ou l’autodestruction. Demême, la jouissance peut être lasource de conduites extrêmes, maiselle peut aussi fort bien constituer unobstacle à une violence extrême, plusfroide mais plus efficace. Ce fut lepropre du nazisme, par exemple, maisaussi de certaines organisations terro-ristes bien structurées, que de com-battre en leur sein les tentations de la

violence chaude, éventuellementcruelle, voire sadique, et des plaisirsqu’elle peut apporter en elle-même,pour tenter d’imposer le recours à uneviolence froide, maîtrisée, orientéerationnellement vers des fins haute-ment destructives.

Qu’elle soit délire, folie ou jouissance, quête de plaisir, la vio-lence « absolue », dissociée de toutsens autre qu’elle-même, est diffé-rente de la cruauté ou des excès desens qui surgissent dans les situationsoù il s’agit, pour l’acteur, d’assumerdes conditions déjà extrêmes ouindignes de violence, et où les atroci-tés supplémentaires qui apparaissentcorrespondent presque à une néces-sité vitale pour lui : pour supporter cequ’il fait, et pour se supporter lui-même, il met en place un complémentstupéfiant, il invente des mécanismesqui, en quelque sorte, exorcisent lemal par le mal ; face à l’extrême, l’in-tolérable, l’acteur s’en sort ici par unsurcroît dans l’extrême, dans l’intolé-rable. C’est pourquoi il vaut mieux, àla limite, pour parler comme Fran-çoise Héritier, distinguer violencesextrêmes et cruautés 27, et admettrequ’il existe diverses significationspossibles de la cruauté, qui corres-pondent à des logiques distinctes.

L’importance de la situation

L’excès dans la violence, la gra-tuité, la cruauté surtout ne jaillissentpas dans n’importe quel contexte, eton peut penser qu’ils s’exercent d’au-tant plus facilement qu’un certainnombre de conditions sont réunies.

 L’impunité 

La plus évidente, qui est men-tionnée dans de nombreux travaux derecherche, ou bien encore dans l’ou-vrage déjà cité de Primo Levi, est laconviction de l’impunité. L’impunitéest indispensable à la cruauté. Ellepeut être fournie par les circonstances(absence de témoins et en particulierde journalistes), ou apportée par les

26. Ibid., p. 162.27. Ibid., p. 273-323.

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28. Cf. Omer Bartov, L’arméed’Hitler, Paris, Hachette,

1999 [1998], qui utilise ceconcept de sociologie mili-taire à propos des soldatsallemands, de plus en plus

violents au fur et à mesureque leur séjour au front seprolonge.

29. George L. Mosse,  De laGrande Guerre au totalita-risme, Paris, Hachette, 1999[1990].

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autorités, qui laissent faire, quiencouragent, voire légitiment, latransgression au nom d’un principesupérieur, le plus souvent alors aunom d’un État.

Du point de vue des démocratiesmodernes, la cruauté est une doubletransgression : par rapport à la loi et àl’État, puisqu’elle bafoue le droit, etpar rapport à une valeur morale, fixéedepuis longtemps par le Sixièmecommandement. La conviction del’impunité ne suffit pas à rendre pos-sible la cruauté, il y faut aussi l’en-couragement et la capacité à romprel’injonction morale de ne pas tuer.C’est pourquoi le thème du remordsmérite d’être présent dans touteréflexion sur la cruauté : le sentimentd’avoir rompu avec la morale enayant été cruel, par exemple en tempsde guerre, travaille fréquemment cer-tains de ceux qui s’y sont livrés, leurrendant difficile une existence nor-male après-coup, les envahissant sousla forme d’une culpabilité indicible.Ce qui est en jeu ici renvoie bien à lacruauté, à la violence meurtrière quiest passée par une relation directe, uncontact réel avec les victimes : unedes raisons qui rendent la guerremoderne acceptable aux démocratieslorsqu’elle évite l’affrontement phy-sique, la violence proprement dite,l’acte meurtrier intime et qu’ellepasse par la technologie de la mort àdistance, est précisément qu’elle éviteà des combattants d’avoir à porter lepoids psychologique et humain duface-à-face.

Mais le remords n’affecte pastous ceux qui se sont livrés à des jeuxcruels, ou à la violence pour la vio-lence. Ainsi, dans les cas les plusimpressionnants de criminalité, lemeurtrier qui s’est livré au canniba-lisme ou à des jeux atroces sur lecorps, vivant ou mort, de sa victimepeut fort bien être étranger auremords, relever d’un autre universpsychique que de celui qui rend pos-sible la culpabilité. Et lorsqu’ilsreviennent à la vie civile après uneguerre où ils se sont comportés de

manière cruelle, torturant, tuant descivils, etc., certains anciens combat-tants véhiculent une intense culpabi-lité, d’autres aucune. C’est pourquoiil faut ici introduire une distinction :l’impunité, en effet, est bien dans tousles cas de figure une condition néces-saire à l’exercice de la cruauté, maisses significations diffèrent, selonqu’il s’agit pour l’acteur d’échapper àune loi morale ou politique, à uninterdit qu’il n’a lui-même guère inté-riorisé, ou à l’opposé, d’opérer unetransgression majeure de la loi moralela plus haute qui soit – « tu ne tueraspoint » – une loi qu’il a intérioriséemais que les circonstances l’ontencouragé à ne plus respecter.

 La peur 

Dans certaines expériences mas-sives, notamment celles qui renvoientà la guerre, la cruauté a d’autant plusd’espace que les tueurs ne sont pasdes militaires encadrés et contrôlés,mais plutôt des individus et desgroupes livrés à eux-mêmes – lesociologue Morris Janowitz a parlé debrutalization pour rendre compte dece phénomène 28. La violence peutalors être débridée, ce qui ne veut pasdire qu’elle s’exerce nécessairementdans le pur non-sens, dans la seule

 jouissance, la violence pour elle-même. Ainsi, on a souvent noté queles conduites les plus excessives, surle champ de bataille, pouvaient êtreinformées non pas tant ou seulementpar des pulsions sadiques, que par dessentiments, eux-mêmes divers.

Il peut s’agir de la peur, toutd’abord, surtout si l’ennemi a déjà étéauparavant présenté comme lui-même susceptible des piresbarbaries : la peur, selon le mot deGeorge Mosse, est une « désempa-thie » qui permet de traiter l’autrecomme un non-humain, et même yoblige 29. La peur peut pousser auxpires des atrocités, qui sont elles-mêmes alors, par exemple, et aumoins en partie, le fruit de la panique

 – Georges Lefebvre l’a bien montré à

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Violencespropos de la Grande Peur de 1789 30.Elle se nourrit de récits qui circulent,de rumeurs, qui se conjuguent éven-tuellement à des mythes inscrits plusen profondeur au sein d’une cultureou d’une mémoire historique pourfaire régner un climat qui pousseraéventuellement à des excès de vio-lence. C’est ainsi que dans leur étudedes « atrocités allemandes » de la Pre-mière Guerre mondiale, John Horneet Alan Kramer montrent que lestroupes allemandes qui envahissent laBelgique puis le Nord-Est de laFrance en août 1914, vivent dans unclimat de panique et de grande nervo-sité qu’alimente la hantise d’attaquesde « francs-tireurs » qui n’existentpratiquement que dans leur imagina-tion. Leurs « atrocités » (meurtres decivils, y compris d’hommes d’Église,viols de femmes, etc.) relèvent d’unepanique qu’exacerbe l’alcool et où semêlent le souvenir encore très vif dela guerre de 1870, le mythe du« franc-tireur », cet individu quiattaque seul, en embuscade, traîtreu-sement, mais aussi la stratégie desresponsables militaires allemands,qui ont intérêt à ce que règne alors laterreur 31.

Car la peur peut être instrumen-talisée par des responsables, et entous cas prise en compte dans leurscalculs ; elle peut être préparée, voireorchestrée, inculquée en tout cas,dans l’imaginaire de ceux qui serontconfrontés à un ennemi. C’est ainsique John Dower montre que les com-battants américains durant laDeuxième Guerre mondiale, persua-dés par la propagande que les Japo-nais n’étaient que de purs barbares, etinformés de certaines de leurs atroci-tés de guerre, étaient convaincusqu’ils n’avaient pas le choix, l’alter-native sur le terrain ne pouvait êtrealors que : tuer ou être tué ; « leshommes dans la bataille devinrentobsédés par la nécessité d’annihilerl’ennemi 32 ». La propagande, lesmédias, le cinéma ont inscrit cetennemi dans la culture américainesous la forme d’un être à la fois sous-

humain – un animal qu’il s’agit d’ex-terminer comme on le ferait des ratsou de la vermine – et surhumain, dotéde qualités exceptionnelles (fana-tisme, don pour la violence, capacitéparticulière à faire le mal, appétitsexuel, etc.). Les sciences socialesont elles-mêmes leur part dans cetteracialisation qui alimentera la peursur le terrain. John Dower cite, parmibeaucoup d’autres, l’étude de l’an-thropologue Weston La Barre quiobserve en 1945 des citoyens améri-cains d’origine japonaise (à ses yeux,des Japonais), dans un camp de relo-cation où ils ont été parqués, dansl’Utah et qui croit pouvoir démontrerune différence « culturalo-psycho-logique » entre eux et les Améri-cains : ces derniers seraient dominéspar la liberté, la démocratie, l’hu-mour, la confiance, le sens de l’éga-lité individuelle devant la loi, etc. ; lesJaponais seraient au plus loin de cescaractéristiques, avec leur personna-lité compulsive, le mystère entourantleurs émotions, le fanatisme, l’arro-gance, l’hypocondrie, le comporte-ment sadomasochiste, etc. 33. Ensituation, à la peur peut s’ajouter, plussouvent que se substituer, le désir devenger des camarades qui viennentd’être tués par l’adversaire, éventuel-lement de manière cruelle, etc.

Culture de la haine…

La violence qui se débride mas-sivement en temps de guerre nerelève-t-elle pas, au-delà de circons-tances particulières favorables, parexemple, à une libération des ins-tincts ou des pulsions, d’une longuepréparation qui n’a rien en elle-mêmede spécifique, se joue dans la famille,dans l’éducation, en profondeur, etaccoutume les futurs acteurs à la réi-fication ou à l’animalisation de l’en-nemi, à sa déshumanisation, à sadisqualification, mais aussi, le caséchéant, à sa désignation ?

Une telle question invite à reve-nir à la thématique de la culture : lacruauté, le sadisme ne sont-ils pas

30. Georges Lefebvre,  LaGrande Peur de 1789, Paris,1932.

31. John Horne and Alan Kra-mer, German Atrocities. A

 History of Denial, Yale Uni-versity Press, New Havenand London, 2001.

32. Ibid., p. 53.

33. John Dower, op. cit.,p. 136. Au passage, on noteraque l’anthropologue ClydeKluckhohn mènera la résis-

tance contre ce type dedémarche, qui aboutit parexemple à expliquer la struc-ture de personnalité desadultes japonais par les

conditions traumatisantes deleur toilette dans l’enfance.

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34. Daniel Jonah Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordi-naires et l’Holocauste, Paris,Le Seuil, 1997, p. 22, 41,

180.35. Ibid., p. 261.36. Joanna Bourke, op. cit.,p. 71.

37. Ibid., p. 72.

38. Cité par Joanna Bourke,op. cit., p. 175.

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présents dans certaines cultures plusque d’autres, qui constituent alors unterreau d’autant plus favorable à leurexercice que l’image de l’ennemi oude l’incarnation du mal y est claire-ment dessinée ? Cette idée est pré-sente, notamment, chez DanielGoldhagen, qui considère que la cul-ture politique allemande d’avant-guerre incluait la haine des Juifs,promouvait l’idée qu’ils « méritaientde mourir » tant ils étaient « fonda-mentalement différents et malé-fiques » : « Les camps devinrent doncl’institution où les Allemands pou-vaient se laisser aller à tout ce queleur dictait leur idéologie ou leur psy-chologie, utilisant les esprits et lescorps des prisonniers comme des ins-truments et des objets de jouis-sance 34. » Humiliations, violencesinutiles, tortures, cruauté gratuitepouvant tourner à la compétitionsadique : il y aurait eu, à suivre Gold-hagen, une « culture de la cruauté »,indissociable de la haine des Juifsdéposée depuis longtemps par l’his-toire allemande, et dont il cite maintstémoignages. Et, dit-il, si l’on peutdistinguer, au fil d’une « typologierapide […] le tueur sadique […] ; letueur zélé mais qui ne tient pas lecoup […] ; l’exécuteur appliqué maisqui ne s’en vante pas […] ; le tueurqui approuve mais qui souffre », ilfaut bien voir que « ce qui les diffé-rencie, c’est la quantité de plaisirqu’ils prenaient à tuer, et non le juge-ment porté sur la valeur morale deleur tâche 35 ». La culture de lacruauté et du sadisme, selon Goldha-gen, n’est pas une culture de l’obéis-sance, c’est une culture de la hainequi facilite et presque légitime la vio-lence gratuite.

.… ou difficile inculcation ?

Pourtant, les documents dispo-nibles donnent à penser que la cruautéextrême, la violence pour la violencene vont pas de soi, du moins à laguerre, et que peut-être même le faitdominant est le contraire : les

hommes ne souhaitent pas aller à laguerre, combattre physiquement, tuer.Dans ce cas, l’excès de violencerésulte non pas du manque decontrôle sur les combattants, aban-donnés à eux-mêmes et à leurs ins-tincts ou à leurs pulsions, mais aucontraire d’une préparation mise enœuvre plus ou moins sciemment parles autorités militaires. Lors de laDeuxième Guerre mondiale, noteJoanna Bourke, les responsables descamps d’entraînement américains ontconstaté que les hommes ne voulaientpas tuer, et qu’il leur fallait les moti-ver, les entraîner, leur en donner legoût. D’où d’ailleurs un usagepiquant de la psychologie sociale :« La formule “frustration-agression”du psychologue John Dollard etd’autres – qui voulait dire qu’enaccroissant la frustration, le compor-tement agressif peut être stimulé –était utilisée pour légitimer beaucoupd’aspects sadiques de l’entraînementde base 36. » C’est ainsi que « trans-former la peur en colère était une despréoccupations majeures des instruc-teurs militaires 37 » : la cruauté, laviolence pour la violence, si elles sur-viennent ensuite, sur le terrain, sont lefruit d’une préparation, d’un travail ;elles ne sont pas une simple libéra-tion, en situation, des instincts pri-maires, mais le résultat d’unentraînement, d’une mise en condi-tion qui les a préparées. Ce qui renddifficile d’en faire une violence« pure ». Nous avons évoqué plushaut le massacre de My Lai : un desresponsables du camp d’entraînementde la Charlie Company s’est dit plea-sed (heureux) de ce qui avait été faitle 16 mars 1968, déclarant : « Ils sesont révélés de très bons soldats. Lefait qu’ils ont été capables d’entrerdans My Lai et d’effectuer les ordresqui leur avaient été donnés, je penseque c’est un résultat direct du bonentraînement qu’ils ont eu 38. »

La préparation à la cruauté et àdes comportements atroces sur le ter-rain de la guerre ne se limite pas auxseuls entraînements, elle peut passer

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Violencespar une mobilisation beaucoup plusgénérale, dans laquelle interviennentnon seulement des acteurs politiqueset militaires, mais aussi les médias,des artistes, des scientifiques. Unegrande leçon du livre important deJohn Dower sur la guerre du Paci-fique consécutive à l’attaque de PearlHarbor est que les atrocités, de part etd’autres, ont été préparées par uneintense propagande développant« une pensée raciste stéréotypée etsouvent flagrante 39 ». En 1937, ledépartement d’État américain dénon-çait comme barbares les massacres depopulations civiles, qui venaient,disait-il « en violation des principesles plus élémentaires qui dessinent lesnormes de comportements humainsqui se sont développés comme un élé-ment essentiel de la civilisation 40 » ;quelques années plus tard, les bom-bardements alliés sur l’Allemagne etle Japon sont considérés par luicomme nécessaires, et leur critiquerelève de l’idéalisme sans espoir, dela folie, et surtout de la trahison.

Ainsi, un premier type d’expli-cation fait de la cruauté une violencepour la violence qui n’attend, chezcertaines personnes tout du moins,que des circonstances favorables pourse libérer, tandis qu’un deuxième typed’explication insiste au contraire surles conditions qui lui sont favorables,au sein d’une culture, par exemple, oumême qui relèvent d’une préparationspécifique mise en œuvre dans descamps d’entraînement ou au fil d’unepropagande orientée à cette fin. Dansle premier cas, l’auteur de violencescruelles a trouvé la possibilité de lais-ser agir des pulsions, ou une folie,que son économie psychique retenaitet réprimait jusque-là, et il est infondéde penser qu’il y a de son point devue transgression : la morale n’a passa place dans ces excès, cette violencepour la violence, qui fonctionne à unautre niveau et ne s’en embarrassepas.

Le remords, la culpabilité, lestroubles divers qui se manifestent(par exemple, chez d’anciens appelés

ayant participé à de graves violences,les maux de crâne, les cauchemarssystématiques, l’insomnie, les trou-bles du système digestif, les tics ner-veux) relèvent bien davantage dudeuxième type d’explication. Encorefaut-il ici être prudent : non seule-ment, on l’a vu, le remords, la culpa-bilité, les troubles psychosomatiquesn’apparaissent pas chez tous ceux quiont participé à des actes de violenceextrême et cruelle, mais symétrique-ment, ils caractérisent souvent desindividus qui n’ont pas été lesauteurs, ni même les témoins directs,de la barbarie, mais qui y ont été asso-ciés, par exemple comme militaires.Dans ce dernier cas, le remords et laculpabilité peuvent fort bien ne pasrelever seulement de la violence don-née dans le passé, et procéder d’unlarge faisceau de déterminations, parexemple de la peur qui a pu jouer aumoment des faits, du dégoût d’avoirété partie prenante de tâches barbares,ou du sentiment d’avoir participé, neserait-ce qu’à la marge, mais solidai-rement, à une expérience inhumaine.De plus, le remords, la culpabilité,mais aussi tous les affects de ceux quiont participé à une expérience fortede violence extrême doivent êtreappréciés à la lumière non seulementde ce passé, mais aussi du présentdans lequel ils se retrouvent : sociétéqui veut bien les écouter, ou non ;pardonner leurs excès, ou non, etc.

Ainsi, les aspects les plus singu-liers de la violence, les excès de laviolence pour la violence, la cruauté,relèvent en permanence de plusieursordres d’analyse, qu’il s’agisse dumoment où la violence surgit, de cequi la précède, ou de ce qui s’ensuitpour son auteur. En amont, la cruautépeut correspondre chez les uns à uneéconomie psychique qui n’attend quedes conditions favorables pour s’ex-primer, ou très différemment, chez lesautres, à une préparation, voire uneorchestration, qui pèse sur eux jus-qu’à leur rendre psychologiquementpossible la transgression que consti-tue le passage aux atrocités ou à la

39. John Dower, op. cit.40. Ibid., p. 38.

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barbarie. En aval, le remords ou laculpabilité n’étreignent que certainsindividus, et pas nécessairement lesplus coupables. Et sur le terrain, lescirconstances, les contraintes, le pro-cessus même du déploiement de la

violence pèsent de manière extrême-ment diversifiée sur d’éventuelsdébordements. La cruauté, la vio-lence comme fin en soi ne constituentpas un phénomène unifié, homogène,elles relèvent de logiques distinctes.

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