Crozet_L'Arabe Langue Scientifique

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LANGUE SCIENTIFIQUE À PARTIR DU XIXe SIÈCLE ET FAIT NATIONAL EN ÉGYPTE Pascal Crozet Centre d’étudeset de documentation économique, juridiqueet sociale (Cedei), le Caire (Égypte) Inhodvction La question linguistique, ou,pour être plus explicite, ce qui touche aux problèmes nés de la confrontationde la langue arabe avec les savoirs et les modes de pensée venusd‘Europe, sembles‘imposer naturellement à tout observateurde la vie politique et intellectuellede l‘Égypte du XIX~ siècle. Depuis la nahda jusqu‘aux mouvements natio- nalistes, la langue n‘aura cesséen effetd’êtrel‘objet d’interrogations, de débatsou de revendications, où se croisentdésir et volonté de réformes, souci du patrimoine cultu- rel et inquiétudesquant à l’identité nationale. Si la modernisation de la langue, rendueinéluctable par des mutations detousordres et notamment par l’apparition de la presse, faitnotablement évoluerlestyleet la syntaxe, c’est la question du vocabulaire spécialisé qui sembleconstituer le principal défi pour les premiers traducteurs.Le problème des emprunts aux langues occidentales et de leur intégrationsera du reste une préoccupation croissantepour la plupart des littéra- teurs égyptiens,et constituera l’unedes principales raisons qui conduirontcertains d’entre eux à proposer, vers la fin du siècle, la création d‘une académie (1). A cette diffi- culté de traduction se rattache, pour ainsi dire presque mécaniquement, le problème du choix de la langue d‘enseignementdes scienceset des techniques. Un premier débat sur ce point,vite avorté dans les années 1830, opposera aux responsableségyptiensles partisans du françaiscomme langued’enseignement dans les écoles supérieures. Les arguments alors développés dans ce sens,notamment sousla plume de Lambert, le directeursaint-simonien de l’École d‘ingénieurs de Bûlâq, reposent sur une critique générale de l‘entreprisemême de traduction (2). Ces argu- ments seront utilisés plus tard, presque inchangés quoique avec des arrière-pensées sansaucundoutedifférentes, etau profitde l’anglais cettefois, au moment de la reprise en main de la politique éducative par l’occupantbritannique à la fin du siècle; on les retrouvera de nouveau,lors de la mise en place de l’université égyptienne dans les

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Arabic Scientific language

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  • LANGUE SCIENTIFIQUE

    PARTIR DU XIXe SICLE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE

    Pascal Crozet Centre dtudes et de documentation conomique, juridique et sociale (Cedei), le Caire (gypte)

    Inhodvction La question linguistique, ou, pour tre plus explicite, ce qui touche aux problmes

    ns de la confrontation de la langue arabe avec les savoirs et les modes de pense venus dEurope, semble simposer naturellement tout observateur de la vie politique et intellectuelle de lgypte du X I X ~ sicle. Depuis la nahda jusquaux mouvements natio- nalistes, la langue naura cess en effet dtre lobjet dinterrogations, de dbats ou de revendications, o se croisent dsir et volont de rformes, souci du patrimoine cultu- rel et inquitudes quant lidentit nationale. Si la modernisation de la langue, rendue inluctable par des mutations de tous ordres

    et notamment par lapparition de la presse, fait notablement voluer le style et la syntaxe, cest la question du vocabulaire spcialis qui semble constituer le principal dfi pour les premiers traducteurs. Le problme des emprunts aux langues occidentales et de leur intgration sera du reste une proccupation croissante pour la plupart des littra- teurs gyptiens, et constituera lune des principales raisons qui conduiront certains dentre eux proposer, vers la fin du sicle, la cration dune acadmie (1). A cette diffi- cult de traduction se rattache, pour ainsi dire presque mcaniquement, le problme du choix de la langue denseignement des sciences et des techniques.

    Un premier dbat sur ce point, vite avort dans les annes 1830, opposera aux responsables gyptiens les partisans du franais comme langue denseignement dans les coles suprieures. Les arguments alors dvelopps dans ce sens, notamment sous la plume de Lambert, le directeur saint-simonien de lcole dingnieurs de Blq, reposent sur une critique gnrale de lentreprise mme de traduction (2). Ces argu- ments seront utiliss plus tard, presque inchangs quoique avec des arrire-penses sans aucun doute diffrentes, et au profit de langlais cette fois, au moment de la reprise en main de la politique ducative par loccupant britannique la fin du sicle; on les retrouvera de nouveau, lors de la mise en place de luniversit gyptienne dans les

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTAU He SICLE

    annes 1920 (3), et de nos jours encore, puisque la question rapparat priodique- ment (4). Deux arguments principaux sont avancs, que nous nous contenterons pour l'instant de relever: 1) l'absence de lexique adquat en arabe rend la tche de traduction trop lourde et son

    rsultat trop incertain pour constituer une base solide pour l'enseignement ; 2) l'entreprise de traduction est voue de toute faon l'insuffisance, puisqu'on ne

    saurait tout traduire, et qu'il est essentiel de pouvoir se tenir toujours inform des derniers dveloppements des sciences et des techniques. Formuls un moment o l'expansion de l'appareil d'tat se ralise en fonction de

    la volont nette d'une indpendance accrue, tant vis--vis du suzerain ottoman que des puissances occidentales, on conoit que de tels arguments traduisaient l'gard de la langue arabe une rserve qui allait contre-courant. Ce sera donc en arabe, langue nationale, que seront enseignes pendant presque tout le sicle, et tous niveaux, les sciences modernes venues d'Europe. En ralit, la question du choix de la langue d'en- seignement ne se posera vritablement qu'au moment o la faillite de l'tat placera le pays sous tutelle britannique, laissant le champ libre une remise en cause de l'idiome arabe classique en tant que vhicule du savoir scientifique, puis une anglicisation progressive et totale.

    Cette liaison entre langue d'enseignement des sciences et fait national sera d'ailleurs souligne par les mouvements nationalistes eux-mmes : non seulement ceux-ci feront de l'arabisation de l'enseignement une revendication majeure, mais encore ils tendront reconnatre chez les responsables des premires traductions scientifiques les prmices du mouvement national. Aussi 'Uthman Ghlib, auteur lui-mme de plusieurs ouvrages de biologie en langue arabe parus dans les annes 1880, attire-t-il l'attention sur ((ces savants gyptiens, pour la plupart disparus, qui ont tir de l'oubli la nomenclature scien- tifique des savants arabes d'Espagne et de Bagdad et l'ont complte en arabisant les termes dus aux dcouvertes modernes )) (5). Certains auteurs rapprocheront mme la tendance l'arabisation sous Muhammad 'Ali des ides patriotiques )) dont auraient fait preuve les premiers missionnaires.

    En dpit du poids de la question de la langue d'enseignement dans les discours et les revendications, en dpit galement de la charge symbolique lie au problme de l'aptitude de l'arabe redevenir une langue scientifique et, au-del, s'acquitter de sa tche de ((transmission de la modernit D, en dpit enfin de l'vocation rcurrente du travail des traducteurs scientifiques partir de l'poque de Muhammad 'Al, aucun travail, notre connaissance, n'est venu ce jour rendre compte, ne serait-ce que de faon superficielle, de ce que nous serions tents d'appeler la reconstruction d'une langue scientifique. Si plusieurs ouvrages, prcieux au demeurant, ont bien t consa- crs aux divers mouvements de traduction partir du dbut du dernier sicle (61, leurs propos sont en effet tout autres; et s'agissant des textes scientifiques, ils se conten- tent la plupart du temps de soulever, sans vritablement la traiter, la question du voca- bulaire, et de relever le nom et l'origine des traducteurs. Quant aux investigations histo- riques des lexicographes spcialiss, lorsqu'elles existent, elles visent surtout une lgitimation auprs des reprsentants des sciences classiques, et tendent donc igno- rer le X I X ~ sicle. De sorte que rien, dans la littrature secondaire disponible, ne permet

  • h N G U E SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN EGYPT

    aujourdhui de mesurer prcisment lampleur des difficults de lentreprise de traduc- tion scientifique au moment de lintroduction des sciences modernes en gypte. Rien napparat non plus sur les solutions retenues et sur leur devenir, ni sur les possibilits et Ieffectivit du recours au lexique des sciences arabes classiques.

    Une tude, mme modeste, de la langue scientifique du X I X ~ sicle simposait donc, ntait-ce que pour tenter de rduire lopposition paradoxale, pour partie lie aux int- rts et aux idologies, entre la multiplicit des discours sur les potentialits, affirmes ou nies, de la langue arabe, et le peu de connaissances disponibles quant ses premires confrontations avec les sciences modernes. En outre, un tel travail nous semblait bien entendu ncessaire pour tenter dapprcier ce quon pourrait appeler lappropriation )) des nouveaux savoirs par la socit gyptienne, et prciser en la

    matire le rle et la proximit des sciences traditionnelles. Enfin, les diverses tenta- tives, dans les annes 1930-1940, pour crer une littrature scientifique en arabe (71, ne pouvaient tre mises en perspective quavec la prise en compte du prcdent du sicle pass.

    Mais prcisons notre objet sans plus attendre. En premier lieu, et de faon peut- tre abusive, jai parl de langue scientifique. On pourrait sattendre alors voir l abor- de la langue de la science qui slabore, celle de la recherche, de linvention et de lin- novation. Or la recherche en gypte au sicle dernier est encore balbutiante, pour ne pas dire presque inexistante, et ses rares manifestations utilisent en outre le franais ou dautres langues europennes plutt que larabe. Puisque donc le discours scienti- fique et linnovation linguistique affrente sont dabord le fait des enseignants et des ingnieurs, cest avant tout de la langue de la science qui senseigne, ou de celle qui sapplique, quil sera question ici. Et plus prcisment, puisquil faut bien que notre tude sappuie sur des sources, cest essentiellement de la langue des manuels que nous traiterons.

    Jai introduit galement le mot reconstruction. I I voque des ruines, et ldification sur celles-ci de quelque chose de neuf, plus que la modernisation dun existant Suff i- samment viable pour ne ncessiter quun amnagement. ll suggre aussi, dune faon ou dune autre, une rfrence au pass. Nous voulons en fait indiquer par l tout la fois une certaine discontinuit avec la langue des sciences arabes classiques, laquelle correspond dailleurs lapparition dun nouveau groupe social, issu des coles gouver- nementales (( modernes D, et la prsence dun patrimoine qui pourra servir par exemple de rservoir lexical. Du reste, sans doute est-ce ainsi que le perurent les acteurs mmes, qui, comme Rifa al-Iahiw, pourraient avoir remarqu que (( si les sciences rationnelles pratiques apparaissaient aujourdhui comme trangres v , elles avaient t aussi (( sciences islamiques D, et encore cultives en gypte jusqu une poque rcente (8).

    Enfin, le mot reconstruction pourrait laisser penser que le processus a t achev, et que la langue arabe est redevenue langue scientifique au mme titre quelle avait pu ltre lge dor de la civilisation islamique. Ce nest bien videmment pas le cas. Mais ladaptation de la langue en vue de son utilisation dans tous les cursus scienti- fiques pendant prs dun sicle nous semble constituer un fait suffisamment remar- quable pour justifier un tel vocable.

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    II nous appartient bien entendu, dans les lignes qui suivent, de prciser cette vision des choses. Il ne saurait tre question, toutefois, dans l'espace restreint qui nous est imparti, de rendre compte de la totalit de l'tude que nous avons engage sur ce point, tude qui a ncessit notamment le dpouillement de quelques dizaines de manuels d'enseignement suprieur et la constitution de plusieurs glossaires spcialiss. Nous nous contenterons ici de donner un trs bref aperu de ce qui nous semble tre les principales caractristiques du travail proprement linguistique alors ralis. Pour le reste, nous reprendrons successivement les questions suivantes : par qui et pour qui une telle reconstruction a-t-elle t engage, quelles en ont t les modalits, et enfin quelle prennit et quel devenir s'est vu rserver ce qui en a t le fruit? Apparatront alors, nous semble-t-il, les liens entretenus par la question de la langue d'enseignement des sciences avec la puissance ou la faiblesse de l'tat, ainsi que ses connexions avec des mouvements plus globaux, de type nationaliste ou rformiste.

    Vers la mise en chantier (1 8 15-1 835) C'est de 181 5, anne de la fondation d'une (( cole de gomtrie )) la Citadelle du

    Caire, qu'on a coutume de dater la fois les dbuts de la pntration des savoirs modernes )) en gypte, et ceux du systme d'enseignement gouvernemental. A partir

    de ce moment en effet, on enseigne de faon plus ou moins formelle, au sein d'ta- blissements scolaires ou sur le tas, un certain nombre de disciplines scientifiques et militaires, pour lesquelles le contact avec l'Europe s'intensifie peu peu. Sans reprendre l'historique complet des institutions nouvelles partir de cette date, rappelons pour mmoire la cration en 1821, Blq, d'un collge de six cents lves, auquel vient aussitt s'agrger l'cole d'ingnieurs de la Citadelle, puis le transfert Qasr al-'Ayn de l'institution de Blq en 1825, et la fondation de plusieurs coles suprieures : l'cole d'tat-major et l'cole navale en 1825, l'cole de mdecine et l'cole vtrinaire en 1827, l'cole de pharmacie en 1829, l'cole d'artillerie en 1831 ; plus tard, l'cole d'in- gnieurs (la muhandiskhina) sera rorganise Blq en 1834 (9).

    La langue d'enseignement dans toutes ces institutions est naturellement fonction de l'origine des lves et de celle des instructeurs. Or, ce qui semble tre une carac- tristique de cette premire phase de dveloppement, c'est prcisment le fait que ces origines diffrent, de sorte qu'on ne puisse bien souvent parler en toute rigueur d'une langue d'enseignement et que les cours ncessitent alors le concours d'un inter- prte. En outre, une double diversit se doit d'tre releve. Diversit du recrutement des lves pour commencer : en schmatisant, ceux-ci sont plutt turcs ou Circassiens, en tout cas turcophones au bout du compte, lorsqu'ils sont destins la carrire des armes, assez nettement gyptiens et donc arabophones, lorsqu'ils sont appels au service public de l'tat (sant, travaux publics) (10). Diversit de l'origine des ensei- gnants en second lieu : on trouve l quelques rares gyptiens, parfois des Turcs, et, dans la majorit des cas, des Franais ou des Italiens. L'lment franais est ainsi plutt prdominant l'cole d'tat-major et l'cole de mdecine, respectivement diriges par Planat et par Clot bey, alors que le personnel enseignant de l'cole d'ingnieurs de Blq, puis de Qasr al-'Ayn, est par contre domin par les Italiens (1 1).

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAITNATIONAL EN GYPTE

    Pour remdier la diffrence linguistique entre enseignants et enseigns, les proc- ds mis en uvre sont multiples. A dfaut de convaincre vritablement les enseignants europens d'apprendre l'arabe, on impose des cours de franais ou d'italien, on mobi- lise des interprtes pour les leons ou des traducteurs plus ou moins comptents pour les supports de cours, on sollicite, comme l'cole de mdecine, les vertus de l'en- seignement mutuel pour mieux diluer l'effort de transmission du savoir (12). Au bout du compte, apparat une grande varit de situations selon les modes d'organisation de l'enseignement adopts par chaque cole, mais qui indique les dbuts d'un mouve- ment de traduction encore divers et peu organis, dont les premiers effets sont souvent destins en premier lieu l'oral, et dont les traces crites ne sont pas toujours aujour- d'hui disponibles.

    Lorsque, vers 1835, reviennent en gypte les boursiers dpchs par Muhammad 'Ali dans les coles europennes au cours de la dcennie prcdente (131, la compo- sition du personnel enseignant des coles suprieures se trouve brusquement modi- fie, suscitant notamment des inquitudes chez certains responsables europens. Toutefois, c'est plus gnralement dans l'expansion mme de l'appareil ducatif mis sur pied par Muhammad 'Al, et non dans le seul retour des boursiers, qui n'en consti- tue au fond que le signal, qu'il faut voir, nous semble-t-il, la source de l'adoption dfi- nitive de l'arabe comme langue d'enseignement. Cette expansion, telle que voulue par le pacha pour assurer l'gypte une autonomie croissante, s'effectue du reste dans un contexte qui tend favoriser naturellement l'arabisation, au-del des causes plus objectives dont nous allons rendre compte : c'est que (( I'arabit D, en effet, semble en quelque sorte s'imposer dans les cercles dirigeants comme le meilleur garant de cette autonomie revendique (14). En outre, l'intervention des Puissances dans les guerres de Syrie aboutira, au dbut des annes 1840, un raidissement des autorits gyp- tiennes l'gard du personnel europen, et en particulier des enseignants, lesquels se verront signifier l'obligation de connatre suffisamment d'arabe pour se passer d'inter- prte (15). De faon assez significative, la question de la langue d'enseignement sera ainsi dsigne comme l'un des lieux stratgiques de l'dification nationale.

    Pour en revenir au processus d'arabisation proprement dit, notons qu'il est la simple consquence de la disparition, la suite donc d'un phnomne d'expansion, des deux causes qui avait conduit l'utilisation d'autres langues, turque ou europennes : 1) Le corps professoral n'est plus domin, numriquement parlant tout au moins, par

    les Europens, mais compte dsormais une majorit de professeurs locaux. 2) La supriorit numrique des lves turcophones dans les coles militaires semble

    disparatre peu peu au profit des lves arabophones. Si le premier point est permis pour partie par le retour des boursiers, ce qui consti-

    tue au fond l'un des premiers bnfices que le pacha pouvait attendre des missions scolaires en Europe, celui-ci n'en constitue pas la seule cause. C'est aussi parce que le systme se dveloppe qu'il peut dsormais engendrer sur place un personnel capable de remplacer efficacement les enseignants trangers. Aussi Sulaymn Halwa, ancien lve de l'cole d'artillerie de Tura, est-il en 1838 nomm professeur de mathma- tiques l'cole navale o i l peut rapidement remplacer un professeur italien et un profes-

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    seur maltais de navigation, qui non seulement ne connaissent pas l'arabe, mais encore, aux dires de leur remplaant, ngligent de faire les dmonstrations de trigonomtrie plane et sphrique ncessaires une vritable comprhension de la part des tudiants (16). Quant l'cole d'ingnieurs de Blq, elle dlivre en 1842 des cours dont les responsables sont pour moiti d'anciens lves qui n'ont jamais quitt l'gypte (17).

    La disparition de l'exclusivit turcophone dans les coles militaires est un point plus mal connu, et vrai dire plus difficile apprcier. Ghislaine Alleaume remarque juste titre que si l'gypte du xixe sicle conserve (( une classe dirigeante relativement peu nombreuse et qui est essentiellement turque de langue et de culture D, (( les demandes de l'tat pouvaient difficilement se contenter d'une base aussi troite )) (18). En outre, plusieurs indices permettent de relever une volution certaine au cours des annes 1830. Aussi, partir de 1833, l'cole d'artillerie recrute-t-elle l'essentiel de ses effec- tifs dans les coles de province, qui avaient t cres prcisment pour largir la base dmographique du systme scolaire gyptien ; l'arabisation est alors si rapide qu'en 1838, le directeur saint-simonien de l'tablissement, Bruneau, renonce apprendre le turc, expliquant que (( les coles ne recrutent plus que parmi les Arabes )) (19).

    De faon concomitante ce passage l'arabe, et comme pour participer du mme phnomne d'expansion, l'infrastructure du mouvement de traduction se renforce. En 1835 est cre, sous la houlette de Rifa al-Iahiw, la fameuse cole des langues (madrasa al-alsun), dont la mission premire est de former des traducteurs, en parti- culier pour traduire les livres ncessaires l'enseignement dans les coles spciales (20). Vont donc tre forms sur place, pour remplacer ou suppler des traducteurs qui jusque l taient surtout des Syro-Libanais en nombre notoirement insuffisant, de nouveaux acteurs que l'on retrouvera directement confronts au problme mme de recons- truction d'une langue scientifique.

    Comment forme-t-on ces futurs traducteurs ? Recruts relativement jeunes et peu instruits dans les coles de province, ceuxci se voient enseigner essentiellement l'arabe et le franais, auxquels s'ajoutent quelques rudiments d'arithmtique et de gomtrie, d'histoire et de gographie, et pour quelques-uns le turc et l'anglais. La formation en arabe semble avoir fait l'objet d'une attention toute particulire, la langue tant ensei- gne (( dans ses principes et ses dveloppements )) - grammaire, rhtorique, proso- die (21) - grce un (( groupe d'minents Azhariens )) que l'on choisit parmi les repr- sentants les plus en vue du systme traditionnel. Par l, il nous semble qu'il faille au fond considrer cette cole comme la premire des institutions hybrides d'enseigne- ment que l'on retrouvera plus tard dans le sicle ; et l'image de leur tche de traduc- teur, les lves de Rifa ne cesseront finalement d'occuper, entre les reprsentants des systmes moderne et traditionnel, une sorte de place mdiane.

    Mais abordons sans plus tarder la langue scientifique elle-mme. Nous nous limi- terons ici au cas des sciences mathmatiques, astronomiques, mcaniques et physiques.

  • L4NGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE

    Une langue en construction (1 835-1 854) Aperu sur 20 ans de production de manuels Un premier point se doit d'tre relev : l'importance, pour la langue scientifique, de

    la priode allant de 1835 1854. Nous voulons entendre par l que c'est bien pendant une priode somme toute trs limite - la fin du rgne de Muhammad 'Al, auquel nous ajoutons ceux d'lbrhm et de 'Abbas - qu'est mis au point l'essentiel du vocabulaire, des notations et des modes d'criture, qui seront l'uvre tout au long du XIX~ sicle dans les manuels scientifiques, et auxquels le sicle suivant sera bien videmment, ne serait-ce que partiellement, redevable.

    Cette concentration dans le temps s'explique par deux raisons principales. En premier lieu, les programmes de l'cole polytechnique ne subiront, entre l'poque o le saint- Simonien Lambert en assure la direction (1837-1850) et la fin du X I X ~ sicle, que des amnagements partiels qui, quelques exceptions prs, n'occasionneront pas de cra- tion lexicale notable (22); la chose revt bien entendu une importance toute particu- lire, puisque cette institution constitue en gypte le ple le plus avanc pour les disci- plines qui nous intressent. En second lieu, les moyens mis en uvre entre 1835 et 1854 pour traduire et surtout publier les cours de la muhandiskhdna permettront plus srement de fixer une langue et un vocabulaire qui, sans cette politique ditoriale, eussent sans doute t plus volatils. Notons en outre qu'avant 1835, on ne trouve semble-t-il pour toute publication en arabe qu'un ou deux livres d'arithmtique, et que la fin du rgne de 'Abbas sonne le glas d'une activit ditoriale qui ne renatra vrita- blement dans ce domaine qu'une dizaine d'annes plus tard avec le rgne d'Isma'il.

    I I nous faut donner galement, en terme de masse, une ide globale de cette acti- vit ditoriale : en nous limitant aux ouvrages de mathmatiques, astronomie, mca- nique, physique et topographie, qui ont t publis en arabe entre 1835 et 1854, il nous a t possible de reprer, en omettant les rditions lorsqu'elles ne font pas l'objet de nouvelles formulations ou d'un important travail de rcriture, une cinquantaine de volumes publis sur les presses de Blq ou l'atelier de lithographie de la muhan- diskhana. La prise en compte des traductions non publies porterait sans doute ce nombre plusieurs centaines, sans qu'il soit possible nanmoins de le dterminer avec prcision. Dans un pays qui n'a que peu de traditions en la matire, et o, si l'on excepte la parenthse de l'expdition franaise, on ne dispose d'une imprimerie que depuis 1821, il ne s'agit donc en rien d'un phnomne marginal.

    Qui sont les responsables des textes publis ? Pour schmatiser, trois catgories de personnel sont sollicites : 1) Les enseignants scientifiques de l'cole polytechnique, que ce soit d'anciens

    membres des missions scolaires ou d'anciens lves qui y sont rests enseigner aprs y avoir termin leurs tudes.

    2) D'anciens lves de l'cole des langues, dont la premire promotion sort vers 1840. La tche des lves de Rifa, parfois rduite au dbut un simple travail de correc- tion, s'oriente petit petit et de plus en plus nettement vers la traduction propre- ment dite, les enseignants se bornant alors la compilation de textes franais et la rvision du travail des traducteurs.

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    3) Enfin, des shaykhvenus d'al-Azhar, qui se cantonnent, eux, du moins apparemment, dans un rle de correcteur. I I nous faut attirer l'attention sur cette diversit d'origines pour plusieurs raisons. En

    premier lieu cause de la signification sociale dont elle est porteuse, et qui contribuera, nous le verrons, insrer l'crit scientifique dans un tissu sociolinguistique plus large, dpassant le simple groupe des utilisateurs de ces textes. I I y a une seconde raison, qui touche aux ressorts mmes de la construction de la langue. En effet, dans un pays de diglossie, o une tradition rhtorique contraignante a de surcrot contribu, en impo- sant des servitudes peu propices la clart (usage abondant de la prose rime, des balancements, des mtaphores...), loigner plus encore l'crit de la langue parle, on conoit que le discours scientifique ait pu tre confront une certaine multiplicit de niveaux de langues, et que les trois groupes aient pu avoir sur ce point des attitudes diffrentes. Une telle situation n'aura pas chapp certains observateurs privilgis comme Bruneau, directeur de l'cole d'artillerie, qui constate en 1838 qu' il y a trois langues arabes )) : la langue ((vulgaire )), purement orale et compose d' un trop petit nombre de mots pour pouvoir rendre toutes les ides d'une manire claire et prcise )) ; la langue (( moyenne N, qui suffit pour cela, qui s'crit, ((et qui est employe dans la plupart des traductions donnes aux lves )) ; et une langue (( plus releve D, (( poss- de par les savants et par les rviseurs de traductions qui, voulant s'en servir pour faire des corrections sur un mauvais arabe, disent-ils, rendent la traduction tout fait inin- telligible )) (23). Sans prendre les dclarations de Bruneau pour une description trop fine ou trop prcise d'une ralit sans doute changeante, i l est manifeste qu'elles font tat d'une difficult dont i l nous faut rendre compte, en tentant de d'apprcier le rle de chacun.

    Un ((laboratoire N de la langue scientifique Pour mieux se reprsenter ce que constitue alors ce travail sur la langue, peut-tre

    l'image du laboratoire est-elle la plus juste (24). C'est du moins celle qui vient l'esprit au vu du passage frquent du texte arabe par des tapes successives et souvent nombreuses destines le polir au mieux avant sa livraison l'imprimerie de Blq, du nombre des intervenants et de la varit de leurs origines, ou, de faon plus nette encore, de la remise sur le mtier de traductions dj publies mais dont on estime qu'elles peuvent tre amliores. D'un point de vue institutionnel, ce (( laboratoire )) aura pu prendre diverses formes, du bureau de traduction form en 1842 avec Muhammad Bayym, ancien lve de l'cole polytechnique de Paris et de l'cole des Ponts et Chausses, pour responsable de la section ((sciences mathmatiques )) (251, aux cellules de traducteurs installes la rnuhandiskhna et composes d'anciens lves de l'cole des langues, ou encore de la mission confie certains d'entre eux d'tablir un dictionnaire spcialis (26).

    Tentons brivement de donner les quelques caractristiques gnrales du travail linguistique accompli. L'examen des versions arabes successives d'un mme manuel franais, autorisant le relev des diffrences entre deux textes dont le second est cens amliorer le premier, nous aura permis en outre de confirmer qu'en moins d'une ving-

  • LANGUE SCIENTlFiOUE EJFAIJ NATIONAL EN GYPTE

    taine d'annes, il y aura bien eu autour de la langue scientifique toute une effervescence la dsignant clairement pour objet. Dtaillons un peu : 1) Du point de vue du vocabulaire scientifique : on assiste une vritable remise plat

    qui justifie, a posteriori, que nous puissions aborder la production gyptienne des annes 1835-1854 sans faire trop de cas des expriences antrieures, turques en particulier. Nous reviendrons plus loin sur le problme du lexique.

    2) Du point de vue du style et de la syntaxe : contrairement ce qu'affirment certains auteurs - il y en a ! -qui n'ont lu de ces livres que la prface en prose rime, aucun moment on ne sent le traducteur paralys par des rgles rhtoriques contraignantes. Par la proximit d'un dialectal auquel on n'hsite pas recourir lorsque les circons- tances s'y prtent, et par une manifeste exigence de restitution de la prcision comme des nuances du texte original, c'est au contraire une langue crite en pleine mutation qui se trouve diffuse par les presses de Blq. Dans ces textes eux- mmes, comme dans la formation, que leur laboration suscite, de quelques-unes des futures figures de proue d'un certain renouveau stylistique - on pense notam- ment 'Abdallah Abu al-Su'd, futur historien et journaliste, souvent cit cet gard -, i l est sans doute permis de voir les prmices d'un mouvement de modernisation de la langue qui touchera bien d'autres sphres que celle des sciences exactes.

    3) Du point de vue de l'habillage de l'ouvrage, notamment son titre et sa prface: par les grces rendues au Crateur et au souverain, par les abondants procds rhto- riques traditionnels qu'elle utilise pour introduire mme les sciences les plus modernes, sans doute cette prface emprunte-t-elle cette (( caution de la tradition et de la religion )) que Nada Tomiche croit encore dceler d'une faon gnrale dans (( l'expos des ralits nouvelles )) de l'poque, qu'il soit essai, article de journal, correspondance ou discours (27). Si cette caution nous semble tout fait absente des textes scientifiques eux-mmes, sans doute alors la prface et le titre mme, souvent pris en charge par le correcteur azharien, n'en assurent-ils que mieux I'in- sertion de ces ouvrages dans la production gyptienne du XIX~ sicle (28). La reconstruction d'une langue scientifique entre les annes 1835 et 1854 apparat

    ainsi comme une uvre collective, mais dont chacun aurait endoss une part plus spcifique :

    les enseignants scientifiques, en tant qu'utilisateurs, y auront sans aucun doute tenu, comme il se doit, le rle prpondrant: le vocabulaire, par exemple, restera en dernier ressort de leur autorit; les lves de Rifa, semble-t-il, auront surtout organis la prennit de l'difice, en tentant de normaliser vocabulaire et syntaxe ; quant l'association des ulam'azhariens, et au-del du travail de correction propre- ment dit, elle apparat avant tout comme participant de la volont d'inscrire l'crit scientifique, de faon peut-tre ici artificielle et symbolique (le titre, l'introduction), dans une tradition dont ils auront pu apparatre comme les derniers hritiers Igi- times. De cette laboration linguistique, qui, notons-le, ne regroupera plus par la suite

    d'nergies aussi nombreuses ni d'origines aussi diverses, il nous reste rendre compte

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTAU He SICLE

    mieux encore en abordant d'une faon gnrale le problme du lexique. Sur ce point, deux groupes d'interrogations surgissent auxquels nous tenterons de rpondre : 1) quels mcanismes, avous ou non, la formation du lexique scientifique arabe obit-

    2) de quels rapports la langue des sciences classiques et aux sciences classiques elle l'poque qui nous intresse ?

    elles-mmes ceux-ci sont-ils le signe?

    La formation du lexique La ncessit de fixer rapidement une terminologie scientifique en arabe engendre

    trs tt, notamment dans les cercles de l'cole de mdecine (291, la proclamation de grands principes devant en rgir la construction, et que l'on peut rsumer pour la plupart des cas de la faon suivante : adoption du lexique des langues classiques autant que faire se peut, adoption du terme franais arabis dans le cas contraire. Vis--vis des emprunts aux langues trangres, l'attitude de Rifa al-Tahtw, matre de toute une gnration de traducteurs, n'est du reste en rien frileuse. Dans l'introduction sa traduc- tion du livre de Depping sur les murs et coutumes des nations, publie en 1833, Rifa explique en effet : (( Puisque les termes sont en majorit alami(. ..I nous les avons arabiss approxi- mativement en (employant) les phonmes les plus commodes afin qu'ils puis- sent devenir; plus tard, des termes dakh, semblables aux termes emprunts aux langues persane et grecque (30) )). Pourtant, ces principes correspondent mal ceux qui prvaudront effectivement,

    dans la plupart des cas, lors de l'tablissement du lexique scientifique, du moins pour les disciplines qui nous intressent. La reprise des propos de Rifa dans la plupart des tudes sur le mouvement de traduction sous Muhammad 'Ali sera d'ailleurs l'origine de la totale mconnaissance, aussi bien par les linguistes que par les historiens, du travail linguistique alors accompli. C'est que la seule opposition existence I inexistence d'un correspondant du terme tranger dans la langue scientifique classique ne suffit pas en ralit dcrire toutes les difficults rencontres ou les options prendre par le traducteur, loin s'en faut. Les traits franais fourmillent en effet de termes renvoyant des concepts qui sont tout fait inconnus des sciences classiques, mais dont la dne mination :

    soit reprend un mot de la langue courante en lui donnant une nouvelle acception (ainsi les notions de travail, de fonction,. ..I ; soit substantive un adjectif de la langue courante (une intgrale, une drive, une variable,. . .I. On comprend bien que le problme de la mise en arabe ne se pose pas de la mme

    manire pour ces cas-l, o le traducteur peut tre tent lui aussi de reprendre un mot de la langue arabe non scientifique - mais alors lequel choisir puisque bien entendu il n'y a pas univocit ? - que dans les cas de logarithme, de pizomtre ou d'oxygne, termes beaucoup moins vocateurs, o un tel recours est videmment impossible.

    S'impose donc la ncessit d'une typologie plus fine, o pourront se creuser des diffrences entre disciplines - le cas de la chimie serait par exemple, sur ce point, tout

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE

    fait diffrent de celui des mathmatiques -qui viendront s'ajouter celles que four- nira un hritage lexical lui aussi discriminant. Nous revenons du reste plus loin sur la question du recours la langue des sciences classiques. Pour le reste, c'est--dire pour les termes dont la traduction n'est pas issue de ce lexique scientifique classique, un certain nombre de critres de classement s'imposent, qui dpendent en particulier de la formation du terme original franais lui-mme. Or sur ce point, i l faut faire la distinction entre une langue ((scientifique D, ou (( mathmatique D, qui traite d'ides, de concepts, de ralits immatrielles (une intgrale, un polynme, une acclration, une pression), et une langue (( technique N, qui dcrit des noms d'instruments et des objets mat- riels (un thodolite, un pantographe, un bajoyer, un tourillon) (31). La premiere s'appuie le plus souvent sur la langue usuelle, en utilisant de nouvelles acceptions; la seconde s'en loigne au contraire, par le recours des termes trs spcialiss aux acceptions uniques, utilisant le vocabulaire des mtiers ou la composition de racines grecques ou latines.

    Sans rentrer l non plus dans les dtails de l'analyse, que retire-t-on alors de I'ana- lyse des manuels ? Trois rgles simples nous semblent s'imposer: 1) les mots franais issus de la langue courante sont massivement traduits en utilisant

    les racines usuelles de l'arabe, au besoin en activant des formes nouvelles de ces racines.

    2) les mots issus de la composition de racines grecques ou latines sont en revanche, de faon gnrale, introduits tels quels dans la langue.

    3) les mots ne faisant pas partie des deux catgories prcdentes, et qui relvent d'un vocabulaire souvent plus ancien, li certaines techniques, certains mtiers ou certaines pratiques artisanales, suscitent manifestement un effort certain pour faire appel des racines ou des termes techniques existants, pour lesquels le rle du dialectal nous semble tout aussi hautement probable que difficile prciser; ces termes sont alors soit issus de la langue classique, soit du turc ou plus souvent du persan, mais sont parfois aussi repris tels quels du franais. Quelle est alors la physionomie du lexique scientifique l'issue du mouvement de

    traduction des annes 1837-1 854, et en particulier quelle est la part des emprunts aux langues europennes ? Force est de constater que ces derniers sont extrmement rares, surtout pour les disciplines thoriques. En mathmatiques, ils se comptent sur les doigts d'une seule main : le mot logarithme, ou le nom de certaines courbes comme cyclode. C'est presque la mme chose en mcanique : le mot mcanique lui-mme, ceux de pendule ou d'inertie, les noms d'units de mesure. Le cas est identique en astronomie et mme aussi en hydraulique, domaine qui semble bnficier d'une volont d'arabisation (32) d'autant plus grande que le sujet revt pour l'gypte une importance toute particulire, et que les techniques traditionnelles y sont relativement dvelop- pes. Or, si certaines disciplines comme la gomtrie peuvent bnficier de la prsence consquente d'un lexique classique, i l n'en est pas de mme pour d'autres; la mca- nique, par exemple, met en place des concepts souvent entirement nouveaux. C'est donc d'une faon gnrale une arabisation massive des termes scientifiques, qui se double en outre d'une arabisation totale des notations et du symbolisme, que nous avons affaire.

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENJAU xxe SIECLE

    les sciences classiques comme rservoir lexical Que l'on se soit tourn trs tt vers les textes classiques pour y chercher des soh-

    tions aux problmes du vocabulaire scientifique constitue une vidence pour qui a ne serait-ce que parcouru les commentaires de l'poque. Comment apprcier l'ampleur et la nature de ce recours ? Notons pour commencer une grande htrognit des situations selon les disciplines; en premier lieu en raison d'une vidence: les sciences du X I X ~ sicle ne sont pas celles de l'poque mdivale. Un certain nombre d'entre elles sont apparues depuis, ou ont t suffisamment modifies pour faire figure de disciplines scientifiques tout fait nouvelles ; pour d'autres au contraire, les antc- dents classiques constituent toujours une base consquente de leur dification. Une deuxime cause de disparit vient de ce que, quand bien mme la consultation de trai- ts classiques et pu tre profitable la reconstitution d'un lexique scientifique, on n'a pas toujours su, ou pu, en retrouver la trace, en raison notamment de leur loignement des cursus traditionnels. Si donc un certain nombre de traits classiques furent assurment consults, cette

    dernire remarque inciterait donc tenter d'identifier ceux qui le furent effectivement, chose qui s'avre malheureusement difficile en l'absence de documents explicites. I I semble clair, nanmoins, que les textes encore en vigueur l'universit d'al-Azhar, que ce soit en arithmtique, en algbre ou en astronomie (331, constiturent un ensemble largement compuls par les traducteurs (34). A cela i l faut vraisemblablement ajouter, mais dans une moindre mesure, les traits qui, comme la version des /menfsd'Euclide par ai-Is, taient encore tudis au wiiie sicle dans certains milieux scientifiques. Ce dernier texte avait en outre t imprim Istanbul en 1801, dans les cercles mmes de l'cole d'ingnieurs locale, dont certains anciens lves devaient par ailleurs faire carrire en gypte. Y eut-il consultation de traits scientifiques classiques autres que ceux qui pouvaient encore tre Ius dans les milieux traditionnels auxxviiie et xixe sicles? Si quelques exemples semblent nous engager rpondre par la ngative, rien de certain ne peut bien entendu tre affirm sur ce point. Notons simplement que, dans le cas de la thorie des nombres et dans celui de la statique, la connexion avec les (( bonnes )) sources ne semble pas avoir t parfaitement assure (35). Au total, quel apport le lexique classique a-t-il constitu ? Un examen attentif montre-

    rait, comme on pourrait s'y attendre, qu'il est particulirement massif en arithmtique (au sens de la logistique grecque ou de (( l'arithmtique vulgaire )) et non, donc, de la thorie des nombres), en gomtrie, en trigonomtrie, en astronomie, et, dans une moindre mesure, en algbre. II nous semble donc en particulier tout fait abusif de qualifier d'exogne, comme le font certains auteurs, le contenu de certains ouvrages, sous prtexte qu'ils auraient t traduits du franais. L'tude de la terminologie de la traduction de la Gomtrie de Legendre montrerait par exemple que (( l'importation )) de savoirs (( europens )) s'est en ralit borne, dans ce cas, la ractualisation et la ractivation d'un corps de connaissances qui prexistait bel et bien. Cette situation favorable ne pourra en outre manquer de profiter au transfert de disciplines plus rcentes qui, comme la gomtrie descriptive, ont avec la gomtrie lmentaire un grand nombre d'objets communs.

  • ~ A N G U E SCIENTIFIQUE Er FAIT NATIONAL EN GYPTE

    Les quelques carts vis--vis du lexique traditionnel, pour rvlateurs qu'ils soient, la fois du type de sources utilises et parfois d'une certaine libert l'gard de celles- ci, ne doivent pas donc pas oblitrer l'essentiel, savoir l'ancrage de la langue des sciences modernes en arabe dans celle des sciences classiques, ancrage qui selon nous, a indniablement favoris l'arabisation massive du lexique scientifique. De quels liens unissant les tenants des sciences modernes au patrimoine scientifique tradition- nel un tel recours est-il alors le signe? Si aucun document explicite, du moins notre connaissance, ne vient directement faire tat de filiations ni mme de lectures ou de consultations, tentons nanmoins d'apporter quelques lments de rponse. Cette absence mme de rfrences de la part des traducteurs nous semble du reste, comme nous allons le voir, significative.

    Nous sommes encore loin en effet de la dmarche d'un Mugaf Na- qui, publiant en 1930 son trait d'optique, explique que s'il a choisi cette discipline, parmi toutes les branches de la physique, pour inaugurer une srie de manuels rdiger en arabe, c'est en raison de (( l'panouissement )) de celle-ci au ((temps de la civilisation islamique )) ; et de citer Ibn al-Haytham, de l'uvre duquel i l deviendra l'un des plus brillants analystes (36). Au milieu du xlxe sicle, le rapport au patrimoine scientifique nous semble certainement beaucoup moins distanci, et moins susceptible de susciter une telle approche historique. Du reste, les quelques introductions relatives l'histoire des sciences que l'on peut trouver dans les manuels de l'poque ne sont que la reproduc- tion de textes franais plus ou moins bien renseigns. En ralit, c'est le systme tradi- tionnel, contemporain et toujours bien vivant, qui semble alors indiquer et fournir de lui-mme les rfrences utiliser.

    L'attention porte aux textes des sciences classiques apparat en ce milieu de sicle, on s'en doute, comme un puissant moyen d'appropriation et de lgitimation. Mais la diffrence de la situation d'aujourd'hui, o il a pu assurment garder une part de ce pouvoir, le contact avec le patrimoine scientifique semble s'tre alors impos de faon plus naturelle - i l fallait de toute faon composer avec une ralit toujours vivante - et moins (( intellectualise D. D'o l'absence de longs discours pour expliquer ce qui semble aller de soi, et le fait que la reprise des termes classiques, de mme que d'une faon gnrale l'arabisation du lexique, malgr son caractre massif, aient presque toujours t sanctionnes par un usage auquel on semble tre toujours rest attentif, comme pour se prvenir de tout risque d'artificialit.

    Cet ancrage du lexique des sciences modernes dans celui des sciences classiques ne veut bien sr pas dire qu'il y ait absolue continuit linguistique entre les deux types de sciences, ni que l'acte de traduire n'ait pas t vcu comme une reconstruction supposant une forme de rupture. Nanmoins, le caractre (( naturel )), plus d'une fois voqu par nous, tant de cet ancrage lui-mme que de l'ide mme de la reconstruc- tion d'une langue scientifique en arabe, ajout la mobilisation d'un personnel divers et nombreux, nous semble tre au fond le signe, sans jouer sur les mots, d'une forme certaine de (( naturalisation D des sciences modernes dans la socit gyptienne. On peut sans doute voir, dans le caractre naturel et certains gards ncessaire

    de cette reconstruction, le reflet d'une situation politique marque par le souci d'une indpendance nationale que rien ne semblait alors rellement menacer. Aucun obstacle

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU He SlCLE

    ne paraissait non plus tre en mesure de bloquer ou de retarder de l'intrieur le mouve- ment de rforme et de (( renaissance )) qu'un Rif'a al-Iahtw appelait de ses vux. Nous allons voir prcisment que la priode suivante, marque aussi bien par l'intru- sion coloniale que par une certaine inertie issue au bout du compte des milieux tradi- tionnels, finira par bousculer en la matire bien des certitudes.

    Ven la remise en cause (1 854- 1902) Poursuite du processus d'arabisation de la langue scientifique L'anglicisation de l'enseignement scientifique, qui aura lieu de faon progressive

    tout au long des annes 1890, est le produit de causes multiples sur lesquelles i l nous faudra, au moins succinctement, revenir. Mais nous verrons que ces causes sont avant tout d'ordre idologique et politique, reposant ventuellement sur des donnes d'ordre sociologique ou culturel, et ne semblent en rien maner de difficults linguistiques rencontres par les enseignants des coles suprieures, ou ressortir de la capacit de la langue arabe s'adapter au discours scientifique, bien au contraire. D'une faon gn- rale, Jacques Berque a sans aucun doute raison d'crire qu'en cette fin de XIX~ sicle, l'arabe ((se tire sans difficults majeures, semble-t-il, de son problme essentiel, qui est la transmission de la modernit )) (37).

    En outre, comme pour tmoigner d'une fiert certaine manifeste par les ensei- gnants de l'cole polytechnique devant l'uvre linguistique accomplie, un observateur comme le duc d'Harcourt, visitant cet tablissement dans les annes 1880, semble surpris de se voir confier que (( les mots de la langue scientifique moderne, tels que diffrentielle, coordonnes, coefficient, etc. , ont t traduits en arabe, avec des racines arabes; ((cela m'a paru un fcheux sacrifice l'amour-propre national D, ajoute-t-il (38).

    En ralit, malgr les diverses vicissitudes traverses, de 1854 1902, par le systme scolaire gyptien en gnral et par la rnuhandiskhna en particulier, on assiste bien, au cours de ce demi-sicle, la poursuite de l'effort d'arabisation de la langue scientifique engag dans les annes 1835-1854. Bien entendu, le mouvement est moindre et il n'est plus tout fait de mme nature: on dispose dsormais, en matire de vocabu- laire, d'une base solide qu'il s'agit surtout d'toffer et de prciser. La plupart des disci- plines, avons-nous dj not, se voient pourvues, ds les annes 1850, d'un lexique qui suffira pour l'essentiel l'enseignement pour le restant du sicle; d'autres, moins nombreuses, verront le leur s'toffer plus ou moins sensiblement au cours de la mme priode, selon des mcanismes identiques ceux qui auront prvalu au cours de la priode prcdente (cas de l'algbre ou de la rsistance des matriaux).

    Mais si continuit du processus et du lexique scientifique il ya, ce que nous nommions la prise en charge institutionnelle de la question linguistique a disparu, ou du moins s'est trs nettement dplac vers d'autres champs. Une cole des langues revoit certes le jour sous le rgne d'Isma'il. Mais elle est aussi cole d'administration et deviendra par la suite une cole de droit ; son objectif principal n'est plus dirig, loin s'en faut, vers la traduction des supports de cours pour les coles spciales ou suprieures (39). La fonction de traducteur scientifique a d'autre part disparu. Ce sont maintenant les

  • LANGUE SCIENTIFIOUEEJFAIJNATIONAL EN GYPTE @ 273

    enseignants scientifiques, et eux seuls, qui ont prendre en charge les traductions et les rdactions de manuels.

    Dans le mme temps, l'enseignement des langues trangres est indniablement encourag. En outre, en sus des cours de langues proprement dit, on prconise un temps, aussi bien dans les coles prparatoires que dans les coles suprieures, l'en- seignement de l'histoire et de la gographie en langue franaise ou en langue anglaise (40). Cintrt immdiat de cet apprentissage, pour les lves de la rnuhandiskhna, est de pouvoir compulser directement des ouvrages en franais ou en anglais. Le rsultat est grandement apprci par Edouard Dor, futur inspecteur gnral l'Instruction Publique, qui, au dbut des annes 1870, est favorablement impressionn devant l'expos que tient lui faire un jeune lve-ingnieur, en pleine rue du Caire et en anglais, de la dmonstration d'un thorme de trigonomtrie (41).

    Une dizaine d'annes plus tard, tmoignage parmi bien d'autres de la diffusion de la langue franaise dans les cercles de la rnuhandiskhna, le duc d'Harcourt est en rela- tion, dans cette mme cole, avec des enseignants qui, bien qu'ayant fait toutes leurs tudes en gypte, (( parl(ent) bien le franais et (lui) (font) l'effet d'hommes aussi intel- ligents qu'instruits )) (42). Mais l'intention de l'auteur est maligne: i l s'agit de suggrer, en dressant un tableau plutt flatteur des tablissements scolaires visits, que (( l'in- capacit des gyptiens )), constate par les Europens qu'il rencontre en gypte et auxquels i l accorde un peu trop rapidement son crdit, ne semble en rien une question d'instruction, mais reposerait sur des diffrences essentiellement raciales (43) ; cette opinion lui vaudra d'ailleurs de la part de Qsim Amin une rponse verte et bien connue. Le tmoignage n'en demeure pas moins intressant dans le sens o l'expos du duc d'Harcourt veut rendre compte -et il n'est ni le premier ni le dernier le faire - d'une sorte de foss, sur lequel il est de bon ton de s'interroger, entre une formation (( l'eu- ropenne )) et des rsultats qui ne sont pas la hauteur de ce qu'on pense tre en droit d'en attendre. Or, c'est prcisment par cette brche que vont s'engouffrer, charges de prjugs, d'arrire-penses, et parfois d'ignorance et de mauvaise foi, la plupart des critiques d'un usage de l'arabe comme vhicule du discours scientifique. Le moindre des paradoxes n'est pas qu'ici ce tmoignage pourrait sembler achever la description d'une situation linguistique que d'aucuns jugeraient aujourd'hui satisfaisante :

    une langue d'enseignement qui est la langue nationale, et qui semble s'adapter sans difficults l'volution des connaissances ; des enseignants que la barrire linguistique n'est pas en mesure d'empcher de puiser dans la littrature scientifique contemporaine ; un apprentissage des langues trangres qui tend mettre les lves dans la mme situation. Pour comprendre mieux les tenants et les aboutissants de l'viction de l'arabe, et

    quitte faire un lger dtour, i l nous faut en ralit revenir un peu en arrire, l'appa- rition des premiers dbats suscits par l'enseignement de la langue arabe elle-mme, qui engendreront au bout du compte un dbat jusqu'alors presque inexistant, parce que le processus d'arabisation semblait aller de soi, sur ce que doit tre, en gypte, la langue d'enseignement des sciences.

  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU Xye S/$CL

    Entre diglossie et traditions : les problmes de l'enseignement de l'arabe A parcourir le rapport issu des travaux de la Commission pour les rformes dans

    l'organisation de l'instruction publique de 1880, ou mieux encore, en lire les procs- verbaux indits, une vidence s'impose : deux annes avant les bombardements d'Alexandrie qui marquent le dbut de l'occupation britannique, personne ne songe srieusement remettre en cause le bien-fond de l'utilisation de l'arabe (littraire) dans l'enseignement, et encore moins rogner sur l'tude de ce qui est considr par tous comme la langue du pays. Ainsi, manifestant l'ide ((que l'enseignement des langues trangres ne devrait tre abord que lorsque les enfants ont une connais- sance suffisante de la langue nationale )), c'est Rogers Bey, seul membre britannique de ia Commission, qui exprime (( (l')avis de supprimer dans les coles primaires l'en- seignement des langues trangres, sauf peut-tre pour la lere classe )) (44). Le rappro- chement avec la situation une quinzaine d'annes plus tard, lorsque la matrise de l'an- glais ou du franais est indispensable l'entre dans les coles secondaires, est difiant.

    En ralit, ce qui est mis en cause, plusieurs reprises dans les procs-verbaux, et de faon nergique, c'est l'enseignement de l'arabe lui-mme. Dans le rapport final, on lit:

    ((Aprs avoir pass 4 ans au moins dans les coles primaires, 4 ans l'cole Prparatoire, 4,5, ou 6 ans dans les coles suprieures, les jeunes gens entrent dans les services publics sans tre en tat d'crire une lettre d'affaires, un rapport administratif, un jugement, mme par dfaut. (. . .I Les causes de cet tat regret- table peuvent tre indiques: diffrences entre la langue savante des sicles passs, la seule qui soit enseigne, et la langue de notre sicle, la seule usite dans l'administration, les tribunaux, la police, le commerce, les sciences et l'in- dustrie; mthodes dfectueuses, qui se bornent enseigner la grammaire de la langue littraire, faire des analyses grammaticales, enseigner l'art de faire des vers, aux ingnieurs et aux arpenteurs, par exemple N. 1451 Des deux causes qui sont l pointes, la seconde constitue au fond le premier accroc srieux un systme scolaire qui avait pens pouvoir se greffer sans trop de difficults sur le systme ancien (461. Car de cette situation, que certains analystes qualifient de catastrophique W), il est clairpour tout le monde que les responsables doivent tre cherchs en priorit du ct de l'immobilisme qui rgne sur le monde des mosques. La cration, en 1872 etpar 'Ali Mubrak, de la fameuse cole DraC'UIm, cense instiller des mthodes modernes dans le milieu traditionnel, relve sans aucun doute de ce constat. Et l'attitude des Azhariens envers l'enseignement et le maniement de leur langue est fustige aussi bien par des littrateurs comme 'Abdallah Fikr ou Husayn al-Ma-afl des journalistes comme 'Abdallah al-Nadm, que des shaykh rformateurs comme Mudammad 'Abduh (481. Le manque de matres bien forms et de mthodes adaptes s'ajoute ainsi la surcharge de travail qu'engendre pour un lve gyptien la situation de diglos- sie dans laquelle se trouve l'gypte. Mais dj s'lvent des voix pour contes- ter l'usage de la langue littraire dans l'enseignement Ainsi, en 1871, un certain

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE 275

    Marc Kabis, avocat, probablement copte, francophone et membre de l'Institut gyptien, fait-il parvenir au khdive un rquisitoire, publi une dizaine d'annes plus tard, contre l'utilisation des fins d'instruction de ce qu'il appelle la langue nahoui, (( cette langue morte que la population qu'on voulait instruire ne comprend plus . II insiste : (( Voil le vritable motif qui a paralys, jusqu' prsent, tous les efforts du Gouvernement et pour lequel l'instruction ne pourra jamais se gnraliser et devenir populaire. Pour la propager; il faudrait se servir de l'arabe vulgaire. Mais c'est chose plus facile dire qu' faire (49) . Le problme, en effet, n'est pas simple : H L'arabe vulgaire, avoue-t-il, quoique langue

    vivante des indignes, n'a cependant pas t admis, jusqu' prsent, au rang des langues )). De sorte que :

    (( Ni l'arabe nahoui ni l'arabe vulgaire ne peuvent se prter servir comme moyen de communication et de propagation, le premier parce qu'il n'est plus la langue du pays, le second parce qu'il n'est pas encore devenu, ou du moins reconnu comme tel (50) N. De ce simple constat, qui tmoigne, quoique partiellement, d'une situation tout

    fait relle, il passe sans ambages, et comme court d'arguments, vers un rquisitoire svre contre l'idiome classique, qui est l prsent comme une langue pauvre, capable au fond de n'exprimer rellement que des (( ides de l'poque des Califes )), et que la structure trop contraignante, fonde sur des racines gnralement trilitres, rend inapte la cration de vocabulaire et l'accueil de nologismes. I I poursuit: (( C'est la suite de cette impossibilit de composer des mots et de la pauvret qui en drive dans la langue, que les traducteurs arabes d'ouvrages, surtout scien- tifiques, sont le plus souvent trs obscurs. la faute en est du ct de la langue, qui ne leur fournit pas les termes ncessaires pour l'expression exacte des ides que leur prsentent les originaux (511 . Mais laissons l Marc Kabis sur cette affirmation aussi premptoire que manifes-

    tement peu renseigne. Si nous nous sommes attards quelque peu sur ce texte, malgr la faiblesse de l'argumentaire, c'est pour montrer le caractre glissant du terrain et la tentation de l'amalgame, ds lors que sont abords conjointement des thmes comme langue nationale, enseignement et modernisation. Avec quelle facilit en effet sommes nous passs de la critique de l'enseignement de l'arabe la critique de l'en- seignement en arabe, puis la critique de l'arabe lui-mme, et enfin la conclusion, qui deviendra en retour un argument, de l'inadaptation de l'arabe au discours scienti- fique ! N'en doutons pas : c'est bien ce type de procd qui sera utilis quelques annes plus tard, aliment en particulier par les arguments qu'aura indirectement fournis une situation dgrade de l'enseignement de la langue, par ceux-l mmes qui tenteront avec succs d'imposer une anglicisation de l'enseignement.

    En effet, avec la reprise, un an aprs leur publication, des propositions de Marc Kabis en faveur de (( l'arabe vulgaire )) par le rapport Dufferin, sorte d'tat des lieux produit par la toute nouvelle autorit britannique (521, les interventions contre l'utilisation de l'arabe littraire se multiplient, que ce soit pour promouvoir le dialecte ou plus souvent

  • 276 g@ LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTAU He SICLE

    encore pour tenter d'imposer les langues europennes. Certaines de ces critiques sont sans doute fort respectables ; d'autres, incontestablement, drapent de faon plus ou moins calcule sur les prjugs et la mauvaise foi. I I ne saurait bien entendu tre ques- tion ici de les passer toutes en revue. Notons toutefois qu'elles constitueront un terreau particulirement favorable la politique d'anglicisation mene pendant l'occupation britannique sous la houlette du fameux Douglas Dunlop. Et parmi la panoplie d'argu- ments exposs par celui-ci pour justifier a posteriori sa politique linguistique, en parti- culier dans les coles suprieures, on trouve bien les phrases suivantes, aussi premp toires que suspectes chez un homme se glorifiant de ne point connatre l'arabe :

    A translation is, however, at best but a poor representation of an author's mind. Further, the Arabic language, in its poverty of technical phraseology and its rigi- dity and complexity of construction, is peculiarly unadapted for scientific studies (531 . La fameuse da'wa en faveur du dialecte, lance en 1893, et en arabe, par William

    Willcocks, un ingnieur anglo-indien presque unanimement respect, est probablement plus srieuse, en ce qu'elle soulve un problme relevant plus explicitement du choix du support du discours scientifique, en des termes qui d'ailleurs ne sont pas trs loi- gns de questions qui ont encore cours de nos jours. Le titre de l'article de Willcocks est suffisamment loquent: (( pourquoi ne trouve-t-on pas d'inventivit chez les gyp- tiens d'aujourd'hui ? )), s'interroge-t-il(54). I I ne s'agit plus l simplement de dnigrer l'arabe littraire, ou de pointer la surcharge de travail que son apprentissage ncessite : la capacit d'adaptation de l'idiome classique au discours scientifique est moins remise en cause que l'utilit qu'il y a de mettre au point un langage que la difficult de son abord assimilerait (( une montagne D, et qui (( n'accoucherait D, en fait de fruit en reti- rer, (( que d'une petite souris )). En effet, une fois enfermes dans des livres, les ides ne seraient alors jamais ranimes, et la reliure de ceux-ci leur servirait, elles, de tombeau. C'est bien, pour Willcocks, le passage continuel de la langue que l'on parle celle que l'on lit ou que l'on crit, ce qu'il appellera plus tard, dans un article rdig en anglais, ((the mental corve )) (551, qui explique au fond la strilit, qu'il pense pouvoir constater, du systme d'enseignement d'alors.

    Incontestablement, Willcocks ne sera pas suivi dans ses exhortations autant qu'il l'aurait voulu. Le peu de rsultats obtenus sur ce plan auprs du public qu'il vise, les ingnieurs, sera mme la cause de la disparition de la revue Majalla al-azhar, dont il dsirait faire une revue de vulgarisation scientifique (56). Pourtant, au del de l'intrt ou de l'insuffisance du diagnostic port par l'ingnieur anglais, les ractions alors susci- tes, dont un journaliste comme 'Abdallah al-Nadm se fera notamment le hraut, permettront sans aucun doute de prciser plus explicitement les ressorts de la ques- tion linguistique, et de fourbir mieux encore une ligne de dfense de la langue littraire qui sera reprise par des nationalistes comme Mustafa Kmil. Les arguments sont trop connus pour que nous ne nous contentions pas de les mentionner ici; du reste, ils renvoient des thmes qui dpassent largement le cadre de notre tude. Citons: la liaison entre la langue et l'Islam, que le caractre divin et miraculeux du texte coranique rend plus essentielle que dans d'autres religions; la langue comme dpositaire des caractres constitutifs de la nation arabe et le ciment social qu'elle constitue alors; la

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN EGYPTE :a 277 richesse injustement conteste de la langue classique, dont il convient tout la fois de rappeler qu'elle fut un idiome de haute culture et de convaincre de son efficacit dans une socit moderne (57).

    Epilogue Mais quittons le terrain des arguments pour celui des stratgies. II est parfaitement

    clair que les langues constituent, pour l'occupant britannique, l'un des lieux d'influence les plus sensibles o se joue l'avenir de la prsence anglaise en gypte. D'o ce que Jacques Berque nomme (( le ramnagement des langages n, rsultat de la lutte fort vive que se livrent alors la langue anglaise et sa rivale franaise (58). D'o galement la relation ncessairement intime entre la politique ducative mise en uvre par le procon- sul britannique Cromer, dont l'une des principales caractristiques est, on le sait, d'tre peu enclin l'mergence d'lites locales trop bien formes, et un dsir de contrle passant par I'anglicisation de l'enseignement En ralit, si l'on carte les affirmations gratuites dont nous faisions tat plus haut, Douglas Dunlop a beau jeu d'invoquer, pour justifier sa politique linguistique, une situation peut-tre fort relle, mais que l'occupa- tion a sans doute beaucoup contribu crer; ainsi de l'invitable dsir des parents d'assurer leurs enfants une ducation europenne en les envoyant dans des coles trangres, puisque la haute administration, notamment, est contrle par les Europens; ou de la pnurie proclame, quoique jamais observe jusqu'alors, de professeurs de mathmatiques qualifis dans les coles secondaires (59).

    I I serait donc vain de trop insister sur des arguments qui se font et se dfont au gr d'une volont politique qui dpasse largement le cadre de la seule question linguis- tique. Les annes 1890 verront, sur un rythme soutenu, I'anglicisation progressive des enseignements secondaires et suprieurs. En 1896, l'arabe est totalement limin du cursus secondaire pour les lves qui y font alors leur entre. La mme anne, comme pour manifester une sorte de rsistance devant I'inluctabilit du mouvement, la quasi totalit des cours de la muhandiskhna est encore publie en arabe ; mais on impose un sous-directeur anglais l'tablissement. Et en 1902, les derniers professeurs gyp tiens en sont dmissionns (60). L'ensemble du corps enseignant y est dsormais britan- nique, exception faite d'un certain Gaston Fleuri, professeur de gomtrie descriptive et de mcanique thorique depuis 1897, dont on pense (( qu'il peut tre conserv, tant trs utile en raison de sa connaissance du franais qui lui permet de traduire les termes techniques de l'anglais en franais et rciproquement )) (61). Ainsi pourra s'oprer, paral- llement la suppression de l'arabe, le basculement des rfrences et des modles, pour lesquels on regardera dsormais vers l'Angleterre.

    Le retour de l'arabe comme langue d'enseignement des mathmatiques dans les coles secondaires n'aura lieu qu'en 1907, sous l'impulsion de Sa'ad Zaghll, futur hros de l'indpendance et alors ministre de l'Instruction Publique. Tmoignant lui aussi du prix qu'il attache l'emploi de l'arabe (( dans l'enseignement tous ses degrs ))62, son successeur ce poste, Ahmad Hishmat, crira - non sans humour - quelques annes plus tard :

    (( On soutient - et c'est l le principal, sinon l'unique motif apparent - que I'em- ploi d'une langue trangre pour l'enseignement est de nature fortifier les

  • 278 i^^ LES SCIENCES HORS D'OCCIDENTAU xxe SICLE

    lves dans cette langue trangre, et qu'un tel but, qui consiste faire appro- fondir cette langue, justifie suffisamment l'usage qu'on en fait dans les coles, quel que soit leur degr. 01; bien que l'gypte importe depuis plus d'un sicle de I'trangerpresque toutes ses institutions, j'ignore a quel pays civilis on a fait l'emprunt de ce systme (63) .

    Conclusion Sans doute le problme du choix de la langue d'enseignement des sciences dans

    le cycle suprieur n'est-il pas un problme simple. Que dans les pays de la (( priph- rie )) comme l'gypte, on lise pour cela la langue nationale, et se posent alors, dit-on, les questions de la prise en charge des traductions, de la tenue au jour d'un vocabu- laire en perptuelle volution, et plus encore du risque de l'accentuation du foss exis- tant entre les pays dont il est clair qu'ils (( produisent )) la science et les autres, dont l'apport est plus confidentiel. Qu'on lise au contraire l'anglais ou toute autre langue trangre, et se profilent alors le problme de l'apprentissage efficace de cette langue, la perte du pouvoir vocateur ou d'innovation que seul peut procurer une langue mater- nelle, le foss qui s'installe entre la nation d'un ct, et des activits et des savoirs qui ne peuvent alors que risquer d'apparatre trangers.

    I I serait tout fait illusoire de rechercher dans le cas de l'gypte au X I X ~ sicle de quoi trancher la question de manire dfinitive. Les sciences d'aujourd'hui ne sont plus celles d'hier, et le monde et l'gypte ont eux aussi chang. Le lien entre la dfense de l'arabe et les mouvements nationalistes ne fournit pas non plus de quoi vritablement tonner. Pourtant, i l nous semble que, dans cette exprience au fond tout fait mcon- nue de reconstruction d'une langue scientifique, se manifeste pleinement tout le poids qui peut tre celui d'une volont politique claire. Avec quelle facilit en effet, en s'en donnant vritablement les moyens, a-t-on cr, en moins d'une vingtaine d'annes, une langue scientifique durable, greffe avec soin sur le tissu linguistique et scienti- fique existant, et suffisante au propos qui l'avait fait natre ! Avec quelle facilit gale- ment l'aura-t-on fait s'clipser, ds lors qu'une volont tout aussi claire mais oppose se sera fait jour !

    Une autre leon nous semble pouvoir tre retenue : le caractre naturel, comme spontan, de l'adoption de la langue nationale comme langue d'enseignement des sciences, marqu par le dsir de naturaliser le vocabulaire scientifique en reprenant le moule de la langue arabe, lorsque l'gypte est au plus fort de son indpendance ; et l'oppos, le doute et la dngation, qui surgissent - hors, notons-le, du groupe social concern, lequel s'tait constitu dans le temps mme o se formait cette langue scientifique, qui est son uvre - ds lors que cette mme indpendance est mena- ce ou bafoue, ou qu'apparaissent des grippages dans les rouages du systme ducatif.

    Quelles sont alors les causes profondes de l'abandon de l'arabe ? Nous serions tent d'en relever trois principales. L'une, probablement la plus tangible, relve de la politique britannique elle-mme ; c'est celle qui apparat le plus clairement dans notre expos. Deux autres raisons, peut-tre aussi importantes, nous semblent devoir tre mention- nes, que nous voquerons juste pour terminer.

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE

    La premire tient au changement qui, pensons-nous, sopre alors chez les intel- lectuels gyptiens - non scientifiques, prcisons-le - dans les rapports entretenus par la socit gyptienne avec les savoirs dorigine occidentale. En effet, si pour un Rifa al-Iahiw, les sciences apparaissaient comme europennes, ctait, semble-t-il, surtout par contingence : on considrait alors quelles taient certes plus dveloppes dans les pays europens, mais aussi quelles avaient t cultives en gypte jusqu une poque rcente; les rinsrer dans la socit gyptienne ne devait donc pas poser de problmes majeurs, les traductions constituant en la matire un biais efficace (64). A la fin du XIX~ sicle et au dbut du me sicle, la suite notamment des contacts avec les orientalistes, les sciences apparaissent au contraire, beaucoup plus souvent, comme europennes par essence (65) : de ce fait, les insrer dans la socit gyptienne pour- rait tre apparu comme plus problmatique, et lusage de larabe en tant que langue scientifique comme une ncessit de second rang.

    La seconde raison, sans laquelle, probablement, les deux premires seraient sans doute insuffisantes, tient la faiblesse du groupe des scientifiques gyptiens la fin du sicle. La formation des ingnieurs avait t suffisamment vitale pour ltat, jusquaux annes 1850, pour quune langue scientifique en arabe ait pu voir le jour. Or, il est clair quau moment o seffectue le passage langlais, ce groupe nest plus en mesure de faire valoir ses points de vue. En effet, la priode doccupation britannique le voit num- riquement dcim et socialement lamin : les entreprises europennes, qui prennent, ds la moiti du sicle, une place de plus en plus importante, prfrent utiliser des ing- nieurs europens ; lautorit britannique place ses propres ingnieurs la tte des services publics ; un nombre important dingnieurs gyptiens sont alors licencis ; la pratique prive est quasiment impossible. Dans un tel contexte, les tudes dingnieur nattirent plus, et les jeunes gyptiens se tournent plus volontiers vers les tudes de droit ou de mdecine; on doit mme rtablir un systme de bourses pour maintenir les effectifs. Au moment donc o seffectue une sorte de recomposition du paysage intellectuel gyptien, les scientifiques sont manifestement trop peu nombreux et trop affaiblis pour faire entendre leur voix.

    La question des causes de labandon de larabe pourrait sans doute tre encore discute. Reste le fait mme de lexistence dun puissant mouvement darabisation des sciences au XIX~ sicle. Et au-del des diagnostics et des pronostics quil pourrait susciter, ce fait seul valait la peine, nous semble-t-il, dtre rappel.

  • 280 f9 LES SCIENCES HOflS D'0CClDENTAUXXe SIECLE

    NOTES

    1) Voir Hamzaoui, L'Acadmie de langue arabe, p. 29-52. 2) Lambert, Rapport sur l'cole polytechnique, MS 7746/2, fol. 1Ov-11 r. 3 &4) Voir ministre de l'Instruction publique, Rapport Final, p. 30 et p. 125. 5) Voir par exemple le compte rendu, ralis par Madiha Doss, d'articles parus dans la presse gyptienne,

    courant 1992, propos de l'arabisation de l'enseignement de la mdecine (Doss, " Discours de rforme "1. Rappelons qu' l'heure actuelle, en gypte, la majeure partie de l'enseignement suprieur scientifique se fait en langue anglaise.

    6) Osman Ghaleb, (( Le mouvement national et la question de l'Instruction , L'tendard gyptien, article dat du 5 mars 1907 [Adam, L'Angleterre en gypte, p.105).

    7) Essentiellement les ouvrages de Jacques Tagher (Haraka al-tarjama) et Gaml al-Din al-ShaWI ( J M al-tarjama).

    8) On pense notamment aux efforts de Mugaf Nadf et de 'Ali Mugaf Musharraf. 9) Al-Iah$w, Manhij, p. 373. IO) Pour une synthse plus dtaille, voir par exemple Heyworth-Dunne, Introduction, p. 107-141. 1 1 ) Cette dclaration doit bien sr tre nuance lorsqu'on rentre dans le dtail. Ainsi, l'cole d'artillerie en

    1833, on trouve bien des Turcs et des mamelouks qui feront des officiers, mais aussi une centaine d'Egyptiens destins devenir canonniers de marine (Douin, Mission de Boislecomte, p. 137). Du reste, comme nous le notons plus loin, la tendance I'gyptiannisation des coles militaires ira grandissante.

    12) Voir Planat, Histoire, p. 363-4 et Heyworth-Dunne, Introduction, p. 109 et p. 126-7. 13) Voir Clot, Mmoires, p. 82. 14) Une petite dizaine d'entre eux passeront par exemple par l'cole polytechnique de Paris. 15) Sur ce point, voir par exemple Alleaume, Ingnieurs, I, 296-8. Nous ne reviendrons pas ici en dtail sur

    ce que certains auteurs ont appel la politique arabe d'lbrhm et de certaines lites turcophones. Le rle exact de ces lites nous semble du reste difficile prciser du strict point de vue de l'arabisation de l'enseignement, hormis le fait qu'elles semblent yavoir t favorable pour des raisons lies leur avenir politique. Malgr tout, cette attitude nous semble avoir constity une cause somme toute secondaire compare au phnomne plus gnral d'expansion de I'appareil d'Etat inhrent la politique de Muhammad 'AI, phnomne qui aura ncessit, pour des raisons notamment dmographiques et non pas seule ment politiques, un recours massif un personnel arabophone ; d'une faon gnrale, rptons-le, les ingnieurs et des mdecins seront ainsi recruts ds le dpart parmi les Egyptiens.

    16) Ibid., I, 295. 17) Voir son autobiographie, retranscrite par'Al Mubrak, Kh$aL XIV, 100 18) Voir la distribution des leons pour l'anne 1258-1259 (Lambert, Programme pour /'anne 1258-1254,

    19) Alleaume, Ingnieurs, I, 414-5 20) Rgnier, Saint-simoniens, p. 87. 21) 'Abd al-Karim, al-b'iim fsr Muhammad X[ p. 330-1. Une deuxime mission aurait t confie l'cole

    dans un premier temps, celle de former des lves sachant le franais qui iraient ensuite faire leurs tudes dans les coles spciales. Cette mission disparat cependant des rglements de 1841 (ibid.). En outre, selon Siih Magd, cette cole tait appele ((cole de traduction )) au moment de son ouverture (Magd, -/ya alkaman, p. 37). Nous prparons actuellement un inventaire prcis des textes scientifiques traduits pendant cette priode ( paratre). Rappelons juste ici quelques noms d'auteurs comme Legendre en gomtrie, Duchesne et Olivier en gomtrie descriptive, Mayer en algbre, Boucharlat en calcul diffrentiel et intgral ou Blanger en mcanique et en hydraulique.

    MS 774711, fol. 4).

    22) 'Abd al-Karim, al-Tam fi a g Muhammad At, p. 333.

  • LANGUE SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPTE

    23) Notons pour fixer les ides qu'entre les programmes de la muhandiskhnade Lambert et ceux de 1886, on ne trouve gure de changement notable dans la plupart des disciplines, que ce soit en gomtrie descriptive et applications, en astronomie et en godsie, ou en mcanique; certaines d'entre elles, comme l'hydraulique, sont mme rvises la baisse. Si d'autres cours, comme celui d'algbre qui reprend notamment la thorie des dterminants, font montre en 1886 d'un toilettage sensible, ils sont en ralit peu nombreux, et on ne relve au bout du compte qu'une discipline rellement nouvelle, la rsistance des matriaux, dont la mathmatisation s'est ralise entre temps.

    24) Rgnier, Saint-simoniens, p. 87. 25) Pour voquer tout la fois le travail linguistique ralis l'cole de mdecine et la multiplicit des inter-

    venants, Clot Bey utilisait lui quelques annes plus tt le mot (( acadmie de traduction )) (Clot, (( Discours l'Acadmie de mdecine , Mmoires, p. 202).

    26) Pour bien saisir l'importance de l'enjeu, tant aux yeux des gouvernants que des responsables de I'insti- tution scolaire gyptienne, il faut noter que c'est bien la reconstruction d'une langue scientifique en arabe qu'une figure comme Muhammad Bayym (-1810-18512) aura au fond consacr l'essentiel de sa courte carrire.

    27) 'Abd al-Karim, al-Ta'lim fi asr Muhammad A[ p. 369. 28) Tomiche, (( Remarques sur la langue , p. 300. 29) Pour donner une ide des titres dont sont affubles les traductions publies par l'imprimerie de Blq,

    en voici deux exemples : al-Kawkib aldurriyya fial-a'mlal-jabriyya (Les astres brillants dans les travaux algbriques), et Rudb alghniyyt fihisb almuthallatht(La salive des belles dans le calcul des triangles).

    30) Voir Clot, Mmoires, p. 69-70 et 202. 31) Depping (trad. Rifa), Qald al-mafkhir, p. 1 (trad. Rached Hamzaoui, L'Acadmie de langue arabe,

    p. 31). 32) La distinction que nous faisons ici ne vaut que pour ce que nous y traitons (la langue de certaines sciences,

    dominante mathmatique, en gypte au xixe sicle), et ne prtend videmment pas proposer de dfi- nition gnrale de ce que serait une langue (( scientifique )) ou une langue (( technique .

    33) Dans ce paragraphe, nous utilisons le mot ((arabisation )) dans le sens d'emploi de racines arabes selon le moule trs rigoureux de la langue, phnomne oppos l'injection de mots trangers dans cette mme langue, et non dans le sens tout diffrent de simple traduction vers l'arabe.

    34) Notons que les traits d'arithmtique et d'algbre traditionnels encore en usage traitent de matires assez lmentaires, et ceux d'astronomie sont plutt consacrs aux applications de cellesci (calendrier par exemple) et aux instruments (astrolabes et quadrants).

    35) I I en existe des preuves directes; ainsi, dans la premire traduction de l'Arithmtique de Ducros, on trouve dans la marge une remarque comparant une tournure traduite de (( l'original franais )) avec la tour- nure quivalente (( bien connue )) se trouvant (( dans les livres arabes )) (Ducros, trad. Magdi, Minha a/- &/lab, p. 33).

    36) Pour la thorie des nombres, voir notre analyse dans ((A propos de l'enseignement scientifique N, p. 88-89. Pour la statique, citons l'introduction la traduction turque de la Statique de Bossut; le traducteur y explique en effet que cet art, qu'il dnomme fan jarr athql, est, dans les langues arabe et turque, semblable au anq (oiseau fabuleux): on en connat le nom, mais il n'a pas d'existence relle (Bossut, trad. Nr al-Din, Kitb jarr aluthql, p. 2-3).

    37) Nazf, al-Basariwt, p.c. 38) Berque, L'igypte. p. 209. 39) Harcourt, L'gypte et les gyptiens, p. 172. 40) Pour un historique de cette cole, voir par exemple 'Abd al-Karm, al-JTm fMig 11, 546 sq. 41) Ministre de l'Instruction Publique, Notice sur les tablissements d'instruction publique, 1869, p. 11-1 2

    42) Dor, L'instruction publique, p. 242. 431 Harcourt, L'gypte et les Egypfiens, p. 172.

    et 19-21,

  • 282 @ LES SCIENCES HORS 0'0CClENTAU He SICLE

    44) Cide est suggre sans beaucoup de dtours page 175. 45) Dr al-wath'iq, Fonds Majlis al-wuzar', Nizra almarif, frocs-verbaux, p. 22. La Commission comprend

    3 gyptiens, 2 Franais, un Suisse et un Anglais. Le fait que ce soit ce dernier, plutt qu'un francophone, qui soit le plus prompt lcher l'enseignement des langues trangres en primaire n'est peut-tre pas un hasard : le franais y avait alors plus perdre que l'anglais.

    46) Ministre de l'Instruction publique, (( Rapport de la Commission pour les rformes , p. 226. 47) Rappelons cet gard que les professeurs d'arabe, dans les coles gouvernementales, sont alors tous

    issus du systme traditionnel. 48) Par exemple Gilbert Delanoue, qui crit en outre: ((Les actes de l'administration de l'poque qui sont

    rdigs en arabe prsentent une langue macaronique, la syntaxe dsintgre, farcie de mots turcs; de nos jours, de tels textes font rire N (Delanoue, Moralistes, II, 361 ).

    49) Voir par exemple les ractions rassembles par Gilbert Delanoue (ibid., 11,361-31, qui rsume lui-mme la situation de la manire suivante: Les matres dal-Azhar et des autres mosques, sauf trs rares et brillantes exceptions, mprisent les belles-lettres, occupation frivole leurs yeux; beaucoup d'entre eux, capables de dissquer des traits de rhtorique, qu'ils tudient de faon purement abstraite et sans le moindre souci d'applications, ne patviennent pas lire correctement des vers mmes faciles, ni rdk ger quelques lignes de prose correcte ds lors qu'il s'agit d'un sujet extrieur leur spcialit, qu'il ne s'agit plus de coudre bout bout des citations d'ouvrages bien connus d'eux et de construire ainsi commentaires et gloses .

    50) Kabis, (( Pour l'emploi de l'arabe vulgaire , p. 70. 51 ) Ibid. 52) Ibid., p.75. 53) Dufferin, Rapport , p. 175-6. 54) Dunlop, (( Note , p. 109. 55) ((Lima lam tjad quwa al-ikhtir lada al-migivyn al-n" (Majalla al-azhar, ler janvier 1893). On trouvera

    l'essentiel du texte de Willcocks et un aperu de l'change qui s'en suivit avec 'Abdallah al-Nadm dans 'Azz, al-sabfa a/-m&iyy.a, p.291-295.

    56) Willcocks, Syria, Egypt, p. 15. 57) 'Azz, al-sabfa a/-mi,yiyya, p. 294. 58) Ibid., p. 291-295; voir galement Delanoue, 'Abd AIUh Nadm , p. 106-1 10. 59) Berque, L'fgypte, p. 205-213. Pour une description plus centre sur le milieu ducatif, voir par exemple

    60) Voir Dunlop, Note. 61) II s'agit du directeur, Ahmad Zohn, et du professeur de constructions, Muhammad Faw. Leur destitu-

    tion est accompagne de celle de l'allemand Plummer et de l'italien Santamaria. La plupart taient en poste depuis une vingtaine d'annes, et leur viction est considre comme une mesure dont dpend ((le succs de tout projet de rorganisation )) de l'cole (Dar al-wath'iq, Fonds Majlis al-wuzar', Nkra al-rna'rif, Projet de rorganisation, annexe B, p. 1).

    Salma, Athar a/-&ti/l al-bren, p. 223-240.

    62) Ibid. 63) Hechmat, Questions dducation, p. 68.

    65) Al-Iah@w, Manhij al-albb, p. 372-373. 66) Sur la ((notion de science occidentale )) et le rle des orientalistes dans son laboration, voir Rashed,

    67) Idem note prcdente,

    64) Ibid., p. 71-2.

    Entre arithmtique et algbre, p. 301-318.

  • L ~ N G U E SCIENTIFIQUE ET FAIT NATIONAL EN GYPJE I 283

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  • LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT

    2 0 ~ CENTURY SCIENCES: BEYOND THE METROPOLIS

    AU xx' SICLE

    &RIE sous LA DIRECTION DE ROLAND W M

    VOLUME 2

    LES SCIENCES COLONIALES FIGURES ET INSTITUTIONS

    COLONIAL SCIENCES: RESEARCHERS AND INSTITUTION

    PATRICK PETITJEAN DITEUR SCIENTIFIQUE

    ORSTOM ditions L'INSTITUT FRANAIS DE RECHERCHE SCIENTIFIQUE POUR LE DVELOPPEMENT EN COOPERATION

    PARIS 1996