Critiques et politiques de...

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Jean COPANS Anthropologue et sociologue, Professeur à l’Université Paris-V, membre du Ceaf depuis 1970, associé depuis janvier 2007 (1974) CRITIQUES ET POLITIQUES DE L’ANTHROPOLOGIE. LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Jean COPANSAnthropologue et sociologue, Professeur à l’Université Paris-V,

membre du Ceaf depuis 1970, associé depuis janvier 2007

(1974)

CRITIQUESET POLITIQUES DE

L’ANTHROPOLOGIE.

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 3

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Jean COPANS

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Paris : François Maspero, Éditeur, 1974, 152 pp. Collection : “Dos-siers africains” dirigée par Marc Augé et Jean Copans.

[Autorisation formelle accordée par MM. Jean Copans et Jean Jamin le 24 février 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales, par l’entremise de M. Jean Benoist.]

Courriels : [email protected] [email protected]@biomedicale.univ-paris5.fr

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Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 5

Jean COPANS

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Paris : François Maspero, Éditeur, 1974, 152 pp. Collection : “Dos-siers africains” dirigée par Marc Augé et Jean Copans.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 6

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Quatrième de couverture

dossiers africainsdirigés par Marc Augé et Jean Copans

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L'anthropologie, et notamment l'anthropologie africaniste, est comme toute science sociale le résultat d'un certain contexte histo-rique, d'une certaine vision du monde, d'une pratique idéologique et institutionnelle originale. Pour comprendre les contradictions actuelles du métier d'anthropologue, il convient de faire l'histoire des fonctions passées et nouvelles de l'anthropologie. Cette histoire est d'abord par définition une analyse critique des contraintes directes ou indirectes de la situation coloniale ou impériale. Cette histoire critique comprend tout naturellement une évaluation des critiques politiques et idéolo-giques de plus en plus violentes dont l'anthropologie est l'objet.

Les textes rassemblés dans ce recueil portent plus sur la méthode d'enquête, le contexte idéologique et institutionnel que sur l'élabora-tion théorique. Ce choix est volontaire, puisqu'il désigne les lacunes concrètes des démarches qui tendent à faire apparaître la crise actuelle comme une simple confrontation d'idées.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 7

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 8

[6]

© Librairie François Maspero, 1974

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 9

[147]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Table des matières

Quatrième de couverture

AVERTISSEMENT [7]

INTRODUCTION. DE QUELQUES CHOIX [9]

1. Jalons pour un itinéraire [10]2. La conjoncture et la problématique [15]3. Les thèmes d'une histoire critique [22]4. Les critiques politiques [25]5. Les champs d'intervention [29]

a) La critique des institutions [30]b) Le renouvellement théorique et problématique [33]c) Les pratiques sociales et politiques [34]

I. L'ENQUÊTE ANTHROPOLOGIQUE [37]

1. L'objet [38]2. La méthode et les techniques [41]

II. LE MÉTIER D'ANTHROPOLOGUE [46]

I. [46]1. Un manuel d'analyse de la parenté [48]2. Thème ou technique d'enquête, l'histoire de vie [50]3. Itinéraire d'une enquête [53]

II. [57]4. La recherche de terrain   : les mythes et la réalité [59]5. Vers une méthodologie systématique de l'enquête [64]6. Anthropologie visuelle [69]

III. LA MONOGRAPHIE EN QUESTION [74]

IV. POUR UNE HISTOIRE ET UNE SOCIOLOGIE DES ÉTUDES AFRI-CAINES [81]

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 10

1. Préalables épistémologiques [83]

A. Le contexte historique (social et idéologique) du processus scienti-fique [83]

B. Le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre théorie et pratique [86]

2. Une périodisation des études africaines [91]

A. Démarche [91]B. Des origines à la Seconde Guerre mondiale   : naissance et domination

de l'ethnologie [92]C. Naissance de la sociologie et décolonisation (1945-1960) [97]D. Unification des sciences humaines et problématiques marxistes (depuis

1960) [100]

Conclusion provisoire [106]

V. À PROPOS D'ANTHROPOLOGIE ET COLONIALISME DE GÉRARD LECLERC [111]

VI. ANTHROPOLOGIE, IMPÉRIALISME ET RÉVOLUTION   : QUELQUES RÉFLEXIONS [114]

VII. LES LEÇONS D'UNE THÈSE [130]

VIII. LES ANTHROPOLOGUES ET LE VIETNAM [138]

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 11

[7]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

AVERTISSEMENT

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Ce volume se rapproche plus de l'essai que de l'introduction di-dactique. Cette caractéristique provient de /'actualité pratique de son thème, les contextes socio-politiques, institutionnels et méthodolo-giques du métier d'anthropologue. Confrontés tous les jours, en tant que chercheurs ou enseignants, aux questions directes de nos « ob-jets » ou de nos étudiants, il fallait pouvoir apporter immédiatement des éléments de réflexion et d'information.

La crise de l'anthropologie telle qu'elle se déroule et se manifeste aux U.S.A. nous a grandement stimulés et on trouvera ici à la fois un écho et une transposition appliquée à la situation française. C’est dire que nos réactions sont moins subjectives qu'on pourrait le croire. Par ailleurs, nous avons progressivement modifié le sens, sinon l'in-tention, de certaines de nos analyses. Au-delà de quelques préoccupa-tions élémentaires sur lesquelles nous avons très fortement insisté se fait sentir le besoin impérieux d'une recherche et d'une action collec-tives.

Ces textes, qui visaient à éclairer un débat, ont trouvé un prolon-gement partiel dans des thèmes d'enseignement, de séminaire ou de recherche du C.E.A. en tant que tel. Mais les positions exprimées ici sont personnelles. Elles n'engagent, selon la formule d'usage, que leur auteur, d'autant plus qu'elles signifient plus une problématique générale à prendre en considération qu'un dogmatisme à prendre ou à laisser.

Juin 1974[8]

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 12

[9]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

INTRODUCTIONDE QUELQUES CHOIX

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Les articles de ce recueil constituent — comme tout ouvrage de ce genre — une espèce d'itinéraire. Cette évolution personnelle n'aurait pas grand intérêt si elle ne renvoyait à des facteurs généraux communs à toute une génération et qui peuvent se résumer par la découverte (à tous les sens du terme, intellectuel et matériel) du mouvement de libé-ration nationale des pays colonisés ou dépendants. Toutefois, une at-mosphère ambiante n'est pas une cause explicative et il convient de savoir ce que l'on fait de cette « découverte » lorsqu'on est un intellec-tuel occidental. Je vais essayer, dans cette introduction, de faire le point sur l'ensemble des contradictions du métier d'anthropologue. À la fois synthèse et prolongement des articles qui suivent 1, ce texte a principalement pour objectif des intentions pratiques. Il conclut sur la définition d'un champ d'intervention et sur des axes de lutte. Autant le dire tout de suite, j'ai subordonné le combat théorique à d'autres pré-occupations (méthodologiques, institutionnelles, idéologiques) et à des conditions concrètes d'information et de soutien politique. Bien sûr « tout est dans [10] tout et réciproquement », mais le théoricisme a fait trop de ravages dans notre discipline et donc dans la définition de notre pratique (professionnelle ou militante) pour qu'on ne prenne pas 1 Ce recueil est également à mettre en rapport avec les analyses générales ou

spécifiques conduites aux U.S.A. ou en Europe. On trouvera un choix de ces textes et une documentation dans notre anthologie Anthropologie et Impé-rialisme (à paraître dans la Bibliothèque d'anthropologie, F. Maspero).

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 13

carrément le contre-pied d'une tendance dominante qui règle tout au niveau des idées ou en termes d'idées

1. Jalons pour un itinéraire

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Nous allons évoquer très brièvement les idées et les pratiques qui nous ont conduit à prendre ces positions et à défendre ces thèmes. Cet autobiographisme sommaire ne me paraît pas inutile dans la mesure où il révèle les contradictions que nous avons eu à assumer et que nous avons réussi plus ou moins à surmonter. De plus, une double évolution s'est fait jour, d'un engagement moral et politique — en soi — à une position qui se veut plus globale et homogène, où la pratique politique traverse toutes les autres pratiques sociales mais en respec-tant leurs particularités. Par ailleurs, la science sociale — utile par na-ture — est devenue une espèce de source informative nécessaire vu l'état d'analyse et d'organisation des luttes chez les peuples « ethnolo-gisés ».

Pour beaucoup d'étudiants, il y a quinze ans l'histoire semblait être la discipline la plus directement liée à une position communiste et ma-térialiste. L'histoire était la discipline par excellence du matérialisme historique et c'est sans problème que nos curiosités intellectuelles et politiques menaient à ce choix. Je ne sais pas comment on enseigne l'histoire dans les facultés en 1974 2, mais six mois d'histoire ancienne m'avaient catastrophé (on commençait par ancienne, évolutionnisme sommaire et sorbonnard oblige). Faire de l'histoire, c'était naturelle-ment faire aussi de la géographie. Et là encore quelle géographie ! Mais il y avait la géographie humaine, un véritable paradis dans ce dédale du positivisme empoussiéré : on y parlait actualité, évolution économique et sociale, groupes sociaux, aménagement et sous-déve-loppement. Mais cette géographie-là [11] dans le cursus était margi-nale, une voie de garage. Pour aller plus avant il fallait faire un saut, changer de terrain. Et ce fut la plongée ethnologique et sociologique. 2 Bien sûr, il existe une histoire économique et sociale, soucieuse des menta-

lités et des idéologies et je la côtoie tous les jours à la VIe section de l'E.P.H.E. Mais qu'en est-il des premier et deuxième cycles du supérieur, du secondaire, pour ne pas parler du primaire ?

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 14

Un émerveillement devant ce monde littéralement inconnu, ces choses dont on ne m'avait jamais parlé dans le secondaire, ce souci du concret et des réalités humaines. Les maîtres paraissaient plus ouverts sur la vie et même attentifs à leur public 3. Forcé de choisir une option géo-graphique pour un examen, je pris le parti de l'Afrique noire. Et G. Balandier me « convertit » à l'africanisme 4.

Cette conversion au sens large était également (et surtout ? Je laisse le degré de déterminisme de côté) le fruit de certaines lectures et de certaines répercussions politiques. Si Sartre a malheureusement sombré dans le ridicule, sa position des années soixante semblait avoir le mérite de la cohérence et de l'historicité, face à un stalinisme encore présent et à un khrouchtchévisme pâle et rosâtre. L'aide au F.L.N., le Manifeste des 121, les éditions de F. Fanon, P. Nizan, le témoignage cubain, autant de preuves concrètes d'un engagement pratique à mettre en œuvre. Le marxisme n'était qu'un simple outil théorique ou poli-tique. La motivation qui liait les terrains de la curiosité à ceux de l'ac-tion se trouvait dans cette espèce de tiers-mondisme gauchisant qu'était l'existentialisme sartrien de l'époque. Bien sûr, la défaite de la classe ouvrière française en 1958 et le succès des luttes de libération allaient de pair pour transférer les préoccupations ailleurs. Un ailleurs commode comme tous les exotismes qui sont des refus ou des exclu-sions plus que des attirances.

La conjoncture actuelle n'est plus la même ; on assiste, après le retour cubain ou vietnamien, à un repli sur l'Hexagone. Le régiona-lisme, l'écologisme, le Programme commun, autant de curiosités lo-cales qui dominent de plus en plus, malgré leur ambiguïté. Jusqu'en 1968 il n'y a pas de doute, une seule solution s'imposait : partir 5.

3 Il m'était difficile de partager les idées de R. Bastide sur la stratification sociale, mais c'était un professeur incomparable et qui poussait les étudiants à faire du terrain.

4 Le hasard d'un emploi du temps renvoie quand même à la dominance de l'africanisme dans l'ethnologie française. Et puis les negro-spirituals, les blues, les origines africaines du jazz étaient un arrière-plan familial et in-conscient qui eut son rôle.

5 Il y a bien une revue qui a pris un tel titre aujourd'hui. Les charters et le voyage à bon marché ont transformé les contrées exotiques en de proches banlieues. C'est la forme ultime et insidieuse de la colonisation par l'idéolo-gie du loisir et de la consommation gratuite. Il ne s'agit plus des motivations morales et politiques à l'image du Nizan d'Aden-Arabie mais d'un dépayse-

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 15

[12]Un dernier élément mérite d’être mentionné pour compléter ce ta-

bleau. Il concerne les lignes de force de l'interprétation théorique et politique. Les années 60 c'est en France la déstalinisation théorique. Je n'insisterai pas sur cette évidence, sinon pour dire que je l'ai d'abord ressentie comme interne à l'objet et au terrain anthropologiques. Déve-loppement des analyses marxisantes ou marxistes des phénomènes de sous-développement et des réalités précapitalistes, réappropriation à travers le trotskysme des analyses marxistes et léninistes sur la révolu-tion coloniale 6. C'est par ce biais, ce point de vue, qu'il a été possible de situer, pour le passé, le stalinisme, et pour le présent ce goût inné de l'intelligentsia française pour le débat théorique — stricto sensu.

La professionnalisation des préoccupations impose des choix et on a l'impression de quitter peu à peu le militantisme. Réalité profonde de l'intellectuel bourgeois qui dévoile ses intérêts sordides (fussent-ils du domaine éthéré des idées et du confort théorique) ou refus de ce pseudo-militantisme qu'offre le milieu étudiant révolutionnaire ? Je penche, contrairement à certains camarades, vers la deuxième hypo-thèse, d'autant plus qu'il faut détruire les intellectuels et les spécia-listes du savoir et qu'il y a une lutte interne à mener sur ce plan. L'in-tellectuel qui joue les révolutionnaires professionnels, le militant acti-viste se coupent deux fois de la pratique sociale : celle de leur milieu d'origine et de travail, celle des groupes sociaux dont ils deviennent,

ment émotif et folklorique (ou faussement ethnologique) des plus contes-tables. Le tour du monde à pied ou en moto, le Club Méditerranée confirment l'Occidental comme un passant irresponsable, un touriste para-site mais dominateur. Ces contacts dévalorisent et dévalisent les sociétés locales. Nous sommes loin de la solidarité agissante avec les damnés de la terre.

6 Le choix d'une ligne politique particulière peut se justifier et s'expliquer et je n'ai aucun mal à me situer dans l'extrême-gauche actuelle. Mais ce débat reste étranger aux principaux objectifs de cet ouvrage. Disons que l'œuvre de L. Trotsky consacrée à la bureaucratie soviétique et à la révolution per-manente propose des analyses utiles pour la compréhension des phénomènes de l'Etat et des luttes de libération nationale dans les pays sous-développés. Mais au plan programmatique et organisationnel je n'admets plus la réfé-rence trotskyste et pour des raisons parfois invoquées dans certains textes ici (notamment le respect des particularités culturelles et sociales — ethniques — dans la lutte politique), je m'associe pleinement aux orientations des mar-xistes-révolutionnaires pour un socialisme auto gestionnaire.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 16

qu'ils le veuillent ou non, le cadre éclairé. Refuser de se dire intellec-tuel alors qu'on en vit (et même bien, on n'est pas au S.M.I.C.) est évi-demment facile et laisse intact aux yeux des étudiants, sinon des masses (cf. le succès de l'image Giscard-le-spécialiste), [13] la nature même des fonctions que nous remplissons : celles des spécialistes d'un savoir, bénis des dieux (et de la bourgeoisie). On quitte un terrain sans en occuper vraiment un autre. Ni déserteur amnistié par avance ni pro-fesseur rouge, la solution est ailleurs.

On s'aperçoit très rapidement que l'ethnologie possède un prestige certain. Une aura mystérieuse enveloppait et enveloppe encore ce mi-lieu professionnel. Les happy few, les beautiful people : les ethno-logues sont le sel de la terre, le fleuron de la culture bourgeoise. Ce n'est pas un hasard si l'institut d'ethnologie se trouvait dans le XVIe

arrondissement. Humour mis à part, l'ethnologie était un peu un cime-tière au pillage, une suite littéraire de mémoires d'outre-tombe. En France, du moins, ça manquait de méthode. Les arbres-idées mas-quaient la forêt-recherche. Il est facile a posteriori de justifier une pré-férence sinon une préoccupation. Je crois que les choses se sont préci-pitées un peu par hasard. L'obligation d'un compte rendu m'avait conduit à mettre en avant l'examen de la forme sur celle du contenu, ou du moins à lier les deux 7. Il y avait là un vide où je me suis en-gouffré sans le savoir.

En effet, à revoir les choses de près, les livres, les cours ne sem-blaient pas à la hauteur des objectifs comparatifs et méthodologiques que le discours ethnologique véhicule comme un leitmotiv sinon un slogan publicitaire. La comparaison avec des travaux américains per-mettait de mesurer les limites d'une ethnologie trop littéraire ou théo-rique. Puisqu'il y avait des ethnologues, des anthropologues qui vi-vaient de leur spécialisation, pourquoi ne parlait-on pas du métier d'anthropologue ? De même qu'une explication se fabrique, une re-cherche se démonte et se démontre. Les propositions des uns dési-gnaient les lacunes des autres. Après le côté cour, le côté jardin. Ces préoccupations se firent d'autant plus pressantes que j'abordai mon premier terrain. J'essayais tout bêtement de comprendre ce que je fai-sais et surtout de prévoir ce qu'il fallait faire. Le contexte de cette re-cherche, une équipe pluridisciplinaire, favorisaient ce retour sur soi.

7 Cf. infra, chap. III, « La Monographie en question », 1966.

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Deux textes, un événement (et ses textes) élargirent cette réflexion. Le métier de sociologue, l’« Anthropology and Imperialism » de K. Gough 8, Mai 1968 nous poussèrent à des questions tout à fait nou-velles : comment fonctionne la recherche au niveau institutionnel [14] et social ? Le contexte colonial et impérial n'est-il pas décisif dans la définition des théories et des « objets » de l'anthropologie ? Comment transformer la situation actuelle 9 ? Questions politiques s'il en fut, mais auxquelles mes premières interrogations méthodologiques contribuaient à donner une tournure épistémologique. D'où un mé-lange de critique idéologique activiste et de sociologie de la connais-sance. Un genre qui d'ailleurs fleurit beaucoup maintenant et je ne fai-sais que refléter à ma manière la nouvelle mode de la « science cri-tique ».

Mettre au premier plan des déterminations de la recherche, les pra-tiques sociales et politiques est certes un progrès sur le positivisme ou le pragmatisme latent des sciences sociales. Mais encore faut-il passer du discours à l'acte. Pour cela il fallait non plus des idées, des ana-lyses, mais un programme et un milieu d'action. Le terrain en offrait bien un, mais difficile à maîtriser.

C'est par le biais des luttes dans l'Ecole (au sens générique du terme), de la remise en cause de l'Université et de la recherche que j'ai pu retrouver le chemin d'une première pratique cohérente. Certains enseignements de Mai 1968 et de la révolution culturelle chinoise tou-chaient directement au cœur de la fonction anthropologique. Critiques violentes que le réformisme des syndicats dans ce milieu refusait avec hauteur. Les luttes de libération nationale mettaient en question la va-lidité des savoirs occidentaux ; ces luttes nouvelles complétaient les premières et mettaient en question la nécessité (sociale et technique) des spécialistes du savoir (quel qu'il soit). Ces deux lignes étaient dif-ficiles à synthétiser. La solidarité avec le Vietnam suggérait bien quelques solutions mais la question de fond restait entière : qu'est-ce qui définit l'intérêt « scientifique » ? les fonctions sociales et le dis-

8 Texte paru dans Les Temps modernes (déc. 1970-Janv. 1971) et repris dans notre anthologie à paraître (op. cit.).

9 Pour situer les choses chronologiquement, les premières inquiétudes re-montent à décembre 1967 avec certaines résolutions du IIe Congrès interna-tional des africanistes de Dakar. Aujourd'hui, comme on le verra plus loin, la radicalité de ces textes me semble bien discutable.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 18

cours idéologique du producteur des connaissances ou les intérêts so-ciaux et historiques de l'objet de celles-ci ? Question qui peut légiti-mement être formulée dans ces termes en anthropologie puisque l’« objet » est partie prenante du processus historique d'exploitation-li-bération.

[15]

2. La conjoncture et la problématique

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Tout bilan est un programme. Nous en sommes là. Les hasards des carrières, l'attrait inconscient des modes, les transformations des luttes politiques et idéologiques se conjuguent, se neutralisent ou se surdé-terminent. Il faut, comme on dit, en prendre son parti (c'est-à-dire prendre parti) et construire la nouvelle problématique que les leçons du passé et la conjoncture actuelle imposent aux théoriciens-praticiens des sciences sociales.

La critique idéologique est insuffisante aujourd'hui. Elle est insuf-fisante si elle reste ce qu'elle est, une mode ou plutôt un discours de lieux communs. Ces lieux communs sont justes au contraire de beau-coup de lieux communs, mais ils ont l'inconvénient de la généralité du verbalisme et de la redondance. Ils justifient dans leur persistance les critiques des conservateurs et des réactionnaires qui les dénoncent dans leurs limites sans s'engager à en reprendre le contenu — voire à les appliquer. Dépasser la critique idéologique signifie passer du géné-ral au particulier, de l'abstrait au concret, du théorique au pratique. Dépasser la critique idéologique signifie une analyse réelle du passé de nos disciplines (et non plus un tableau de mœurs 10) et un pro-gramme concret d'action pour le futur. Dépasser la critique idéolo-gique signifie d'une part une véritable analyse théorique des fonctions 10 J'appelle tableau de moeurs les premières approches du genre de celle de G.

Leclerc et mes propres réflexions sur sa lancée (cf. les chapitres IV, V et VI de ce livre). J'analyse plus loin les différents types de critique historique de l'anthropologie dont la critique idéologique est l'initiatrice. Pour simplifier les idées, nous entendons par critique idéologique toutes les analyses sur la relation anthropologie-impérialisme, qu'elles concernent les méthodes, les thèmes ou les théories.

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historiques de nos disciplines et de leur fonctionnement interne. De l'autre, elle implique qu'on se donne les moyens d'une pratique effec-tive et cette pratique, nous le verrons plus loin, ne peut être qu'une pratique politique au sens vrai du terme. La critique idéologique, dans la mesure où elle reste un débat d'idées, est une critique stérile. On ne tranche pas un débat d'idées en soi et ce d'autant plus qu'il n'y a même pas en France (comme aux U.S.A. ou en Grande-Bretagne par exemple) de débat de ce genre.

[16]Il faut que cette critique devienne une ligne de masse. Que peut-on

entendre par là ? Deux choses toutes simples à mon avis. Première-ment, cette critique doit être comprise, reprise, généralisée et appli-quée dans les milieux institutionnels et sociaux où nous « fonction-nons » directement. Tant que nos étudiants révèrent les grandes fi-gures du Savoir, tant que l'intellectuel occidental reste cet amateur éclairé pour le bon peuple, on peut s'attendre que des positions comme celles-ci restent ce par quoi elles apparaissent : de bonnes intentions. Deuxièmement, pour être efficace, cette nouvelle pratique doit être globale, homogène et cohérente. De l'institution au terrain, des idées aux thèmes de recherche, du modèle social aux mots du langage, tout doit se redisposer, se disperser. En bref, nous transformerons l'anthro-pologue et l'anthropologie si nous mettons toutes nos forces du même côté, si nous nous mettons méthodiquement à scier la branche sur la-quelle nous sommes installés. Car nous connaissons les rengaines : transformons la société, oui ; les fonctions intellectuelles, oui ; restons étudiants ou chercheurs, toujours oui. Aux autres de scier l'arbre, à nous de rester sur notre branche. Gare aux réveils trop brutaux où nous recevrons tout, branches et tronc, sans plus rien discerner.

La critique idéologique est dépassée en ce sens qu'elle a permis de déblayer le chemin, de désigner les obstacles, d'indiquer des solutions. Et elle ne serait pas inutile dans la mesure où elle se contenterait de rappeler de façon permanente que la science est conditionnée sociale-ment et idéologiquement. La critique idéologique est dépassée si on en a intégré les acquis, si on en a compris la nécessité actuelle et si on se propose de passer aux actes. Toute autre position à l'égard de la critique idéologique ne serait que dénigrement ou hypocrisie. Nous indiquerons à la fin de cette introduction quelques mesures concrètes

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susceptibles de réaliser ces premières intentions et qui devraient trans-former la critique idéologique en ligne de masse.

Notre autre préoccupation est celle de la cohérence de cette pra-tique. La seule cohérence que nous voyons à l'heure actuelle est celle de penser et de vouloir la fin de l'anthropologie comme savoir spécia-lisé, c'est-à-dire coupé des groupes sociaux qui le « produisent » indi-rectement, de ceux qui en sont l'objet. Cette coupure est une coupure profonde qui tient à la nature de la société capitaliste, de ses institu-tions et spécialistes du savoir, de la fausse autonomie des producteurs de ce savoir. La distance entre l'anthropologie et ses « objets », entre société impériale et société colonisée (ou néo-colonisée, [17] dépen-dante) n'est qu'un redoublement ou une forme particulière de cette coupure.

On a dénoncé cette spécialisation comme le fait des métropoles coloniales, des races dominantes, sinon de savants apolitiques. De fait, il faut aller au-delà, ne plus se battre pour la politisation de la science, pour l'engagement du chercheur, de l'intellectuel, mais pour leur dis-parition pure et simple. La coupure géographique entre notre terrain et notre vie sociale a pu masquer cette contradiction car il suffisait de se dire savant en un lieu et militant en l'autre. De fait, là aussi il y a cou-pure entre les différentes pratiques et cette coupure a contribué au maintien de la fonction intellectuelle dans toute sa splendeur.

Comment faut-il donc s'y prendre pour faire disparaître cette cou-pure ? Deux solutions — tout à fait opposées dans leur esprit d'ailleurs — sont avancées depuis quelque temps à ce sujet. La première pose le problème comme purement technique et méthodologique : il faut uni-fier les sciences sociales et humaines par le biais de la pluri-interdisci-plinarité et de l'application. Le champ du réel, n'étant plus l'objet de visées particularisantes et mutilantes, sera plus vrai. De même, la re-cherche devenant opérationnelle, elle est pratique et utile, et sociale-ment nécessaire. La critique, pour ne pas dire la dénonciation, de cette position, va de soi : c'est le positivisme technocratique, à l'idéologie neutre ou humaniste qui justifie (et même glorifie) les pouvoirs en place et donc l'exploitation des populations locales.

L'autre interprétation est plus subtile : c'est celle qui consiste à pro-poser la vision unifiante du matérialisme historique tout en préservant la spécificité de la spécialisation anthropologique. Cette perspective

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replace bien l'action réelle au niveau politique, mais comme un com-plément naturel au sein d'une division des pratiques sociales. L'intel-lectuel institutionnel — le spécialiste — n'est pas remis en cause. Dans un récent échange de lettres avec P. Bonté, ce dernier déclarait que : « Faire la théorie des modes de production ne semble pas une tâche aussi limitée [qu'il n'apparaît à J. Copans] lorsqu'elle est élabo-rée à partir de, et en fonction de, la pratique de ceux qui visent à les transformer 11. » L'anthropologie se voit assigner ici une [18] fonction précise et je partage cette position, mais je me demande si en fin de compte la spécialisation anthropologique ne se trouve pas renforcée. Car, de son côté, l'action politique est renvoyée au parti et le refus de considérer le marxisme et le communisme comme écartelés en « ten-dances » et en stratégies différentes me conduit à penser que P. Bonté sous-entend ici le parti.

Définir les objectifs de l'anthropologie en fonction des intérêts so-ciaux historiques de ses « objets » et non en fonction des contraintes idéologiques, institutionnelles et théoriques du groupe social auquel appartient l'anthropologue, c'est remettre en cause les fondements mêmes de la fonction et de la spécialisation anthropologiques. Car si on suit notre raisonnement jusqu'au bout, la posture de l'intellectuel se trouve complètement transformée. Cela ne veut pas dire qu'il est un simple outil théorique au vague service des masses. Car les questions qui se posent (et qui restent entières) sont les suivantes : quels groupes, quels intérêts, quelles formes de luttes, quelles formes de conscience, quels objectifs stratégiques ? L'anthropologue (conser-vons le terme par commodité) n'abdique pas ses intentions théoriques, simplement il essaie de les subordonner et de les soumettre aux groupes sociaux qu'il étudie par « professionnalisme » et qui doivent se libérer de la dépendance et de l'exploitation néo-coloniale 12. Car, ce faisant, il se doit de reconnaître et d'admettre les nouvelles contraintes qui définissent sa fonction. Il faut véritablement qu'il choisisse des objets sociaux dont l'information et l'analyse permettent une prise de conscience. Mais cette prise de conscience n'aurait un sens que si ce 11 Cf. La Pensée, n° 175, 1974, pp. 134-137. Se reporter également à ses deux

articles sur « Ethnologie et marxisme » parus dans France nouvelle (nos 1476 et 1477, 26 février et 5 mars 1974) ainsi qu'à sa contribution au Congrès d'Alger (mars 1974), « De l'ethnologie à l'anthropologie : sur la démarche critique dans les sciences humaines ».

12 Qui reste le cadre déterminant de l'activité « anthropologique ».

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travail retournait vers les principaux intéressés. Non seulement il faut donner ou redonner la parole aux damnés de la terre, mais il faut avant tout que cette parole — accompagnée des analyses qui lui explicitent les conditions de transformation sociale — soit destinée à ceux qui la produisent. Au lieu de réfléchir (au sens du miroir-analyseur) les in-formations vers nos carrières, nos institutions, nos publics, il faut les réfléchir, les renvoyer vers 1'« objet » lui-même. On voit d'emblée ce que cela implique au niveau de la forme du travail, des modalités de l'analyse et de l’expression, de la langue et du vocabulaire. L'anthro-pologue doit traiter les groupes où il travaille en collaborateur (je ne parle pas de ses « béquilles » humaines que sont l'enquêteur et l'inter-prète). Il doit leur soumettre ses trouvailles, ses idées, ses hypothèses. Cela [19] implique un retour sur le terrain, une production-transmis-sion-diffusion différente des connaissances. On ne s'adresse plus prio-ritairement à ses pairs, à ses collègues, à ses élèves, voire à l'opinion publique éclairée, mais aux groupes mêmes des sociétés où l'on tra-vaille. Il ne s'agit pas de s'adresser aux seuls cadres locaux (solution technicienne) ni aux seuls militants ou responsables politiques révolu-tionnaires — lorsqu'ils existent (solution communiste-léniniste tradi-tionnelle). Bien sûr, ces cadres et ces militants font partie du champ d'intervention 13, mais ils ne sont qu'un des maillons de la chaîne car les situer comme interlocuteurs privilégiés, c'est réintroduire la spécia-lisation et le partage des fonctions, la collaboration entre ceux qui savent. Et ce que je dis est valable, tout autant sinon plus, pour les an-thropologues locaux « indigènes ». Dans la mesure où l'Université, la recherche remplissent les mêmes fonctions partout et où tous les pays sous-développés sont aussi dépendants sur ce plan-là, il est normal que les intellectuels locaux reproduisent les contraintes du modèle dominant. Les bonnes idées et les bonnes intentions ne changent rien à l'affaire.

Une récente discussion dans Current Anthropology autour du texte de Diane Lewis, « Anthropology and Colonialism 14 », montre que ce genre de problème est de plus en plus soulevé par les anthropologues. L'auteur souligne dans sa contribution que le détachement objectif de l'anthropologue à l'égard des problèmes sociaux et politiques de la

13 Je ne défends pas ici un mythe des masses dont la seule spontanéité accéde-rait à la conscience pour soi.

14 Vol. 14, n° 5, décembre 1973, pp. 581-602.

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population étudiée vient de la similitude entre l'extériorité du cher-cheur et celle du colonisateur. Mais son élaboration d'une optique in-terne (priorité au chercheur local) et relativiste (qui admet la relativité des positions sociales) rencontre des critiques très justifiées. X. Albo (un chercheur latino-américain) rappelle fort nettement que les cher-cheurs internes peuvent être rattachés aux groupes dominants et donc se trouver dans une situation identique à celle du chercheur extérieur. De plus si on est pour une anthropologie engagée (activist) il faut ex-pliciter son idéologie et indiquer quel est le sens du changement désiré et comment y parvenir. « La théorie anthropologique devient alors praxis » (p. 591). D'autres commentateurs soulignent la nécessité d'un cadre proprement théorique qui corresponde à ces nouvelles inten-tions.

Les conclusions que l'on peut tirer de cette confrontation sont [20] symptomatiques : d’abord il ne suffit pas d'indigéniser l'anthropologie pour régler les problèmes (quoique cela reste une priorité et que les populations locales soient justifiées de refuser de plus en plus l'étran-ger). Ensuite, c'est l'ensemble de la discipline qui se trouve concerné : relation méthodologique, problèmes étudiés, idéologie du chercheur, références théoriques. Il faut prendre le point de vue des opprimés. Mais aucun participant ne va jusqu'à prôner la disparition de l'anthro-pologie et de l'anthropologue. C'est pourtant, répétons-le encore une fois, la seule conclusion logique qu'engage ce renversement radical des perspectives puisqu'il relie l’« intérêt scientifique » aux intérêts sociaux de l'objet (les populations « étudiées ») et non à ceux du sujet (le chercheur).

Pour conclure cette démonstration, je vais prendre un exemple qui rendra ses implications plus concrètes. Il s'agit de la linguistique afri-caniste francophone. Elle a privilégié, depuis qu'elle existe institu-tionnellement, deux attitudes : l'explication fonctionnaliste tradition-nelle (la langue sans son contexte socio-culturel 15) et l'application d'une politique linguistique dominatrice (la francophonie 16). Etudier 15 Combien de linguistes sorbonnards ont expliqué à leurs étudiants qu'ils

pouvaient fonder leurs recherches sur quelques individus privilégiés et isolés et leur « soutirer » leur syntaxe et leur sémantique. Encore heureux celui à qui on ne conseille pas, faute de crédits, de travailler sur un informateur africain... de Paris !

16 Voir le sens politique des travaux des Centres de linguistique appliquée de Dakar, Abidjan, Yaoundé, Tananarive, etc.

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les langues sans tenir compte des conditions socio-idéologiques de l'expression ou pour mieux corriger les dysfonctions dans l'enseigne-ment du français sont les deux revers de la même médaille. Les tra-vaux de critique idéologique de cette linguistique sont très limités et d'ailleurs contradictoires 17. Même la dernière en date et qui se veut la plus radicale ne va pas au fond réel du problème. L. J. Calvet nous explique en effet ceci dans son introduction : « Après avoir servi le colonialisme, comme on a tenté ici de le démontrer, la linguistique (c'est-à-dire les linguistes) devrait et pourrait lutter contre le néo-colo-nialisme en opposant à l'impérialisme linguistique et à la péjoration des langues dominées dont il fait sa pâture quotidienne [21] un lent travail de descriptions des langues locales, travail très concret et par-fois ingrat : établir des systèmes de transcription des lexiques, rédiger des ouvrages dans ces langues, lancer des journaux, etc. » (pp. 11-12).

Or, à l'heure actuelle, il y a une contradiction profonde vu les théo-ries dominantes entre le « lent travail de descriptions » et le fait de « rédiger des ouvrages [...], de lancer des journaux 18 ». Faute de faire cette constatation, la critique idéologique de Calvet ne mène pas loin et interdit tout effort vers la transformation concrète de la situation 19. Je conseille sur ce point la reconversion totale que propose un lin-guiste génératiste — K. Hale — lorsqu'il explique la nécessité de faire l'analyse par et avec l'informateur pour des raisons théoriques et pra-tiques, ces dernières étant la possibilité pour les « informateurs » de maîtriser leur conscience linguistique (moyens d'expression originaux, écriture, etc.). Ici un changement théorique conduit à une prise en

17 Voir surtout P. ALEXANDRE, Langues et Langages en Afrique noire, Payot, Paris, 1967 ; M. HOUIS, Anthropologie linguistique de l'Afrique noire, PXJ.F., Paris, 1971 ; L. J. CALVET, Linguistique et Colonialisme, Payot, Paris, 1974. Pour une critique des recherches américaines, se reporter à T. GIVON, « The White Linguist in Africa », Ufahamu Los Angeles, vol. III, n° 1, spring 1972.

18 Il y a d'abord une contradiction qui peut jouer au niveau de la pratique et de la connaissance linguistique entre le chercheur occidental et le chercheur africain. À quoi correspondrait un roman réaliste en wolof (pour autant qu'il y aurait des lecteurs populaires) écrit par un Marseillais ou un Danois !

19 La conception initiale de l'ouvrage y est pour beaucoup, dans la mesure où l'auteur traite dans une même optique le breton, l'occitan, le wolof ou le lin-gala !

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charge du travail par l’« objet » lui-même pour son propre profit culturel et social 20.

Je n'ai pas choisi la linguistique parce que non-linguiste et pour pouvoir critiquer en toute tranquillité la paille dans l'œil du voisin. C'est parce que les contradictions entre la recherche et ses effets di-rects (par volonté ou refus d'une politique linguistique) y sont beau-coup plus brutales et que la réappropriation linguistique ne débouche pas seulement sur une réappropriation culturelle mais aussi sur l'action sociale et politique en tant que telle. L'expérience démontre que la cri-tique idéologique et l'engagement politique peuvent être « compa-tibles » avec un statu quo linguistique fondamentalement démobilisa-teur, et malheureusement Calvet n'échappe pas à ce reproche.

Avant de montrer en quoi notre problématique d'ensemble permet d'élaborer des axes d'intervention, nous allons présenter un rapide ré-capitulatif des travaux ou actions conduits à ce jour dans le cadre [22] d'une critique idéologique de l'anthropologie. Ce tableau se divise en deux versants : une histoire critique, une critique politique 21.

3. Les thèmes d'une histoire critique

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L'histoire critique de l'anthropologie (et de ses domaines comme l'africanisme, par exemple) — comme préalable — me semble néces-saire. Elle est loin d'être exclusive et suffisante, mais elle peut débou-cher sur un ensemble de pratiques sociales. Et les principes qui guident ces pratiques trouvent leur argument — non pas leur fonde-

20 K. HALE, « Some questions about anthropological linguistics. The role of native knowledge », D. Hymes (editor), Reinventing Anthropology, Pan-theon Books, New York, 1973.

21 Les deux parties qui suivent reprennent l'essentiel d'une contribution pré-sentée au colloque organisé par H. Moniot à l’U.E.R. de didactique des dis-ciplines de Paris VII sur le thème « Africanisme, américanisme, orienta-lisme », mai 1974.

Je me fonde essentiellement dans cette partie et la suivante sur l'exemple africaniste. Il est évident que les particularités de ce domaine et de son his-toire ont des répercussions sur mon point de vue. Mais je ne prétends pas ici appliquer un modèle valable dans tous les cas de figure de l'anthropologie.

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ment — dans cette histoire. C'est là qu'on peut éclairer les discussions théoriques et les interventions concrètes par la mise à nu des fonctions et du fonctionnement de cette discipline, de sa pseudo-rationalité et des rapports entre ces différents niveaux.

Deux thèmes dominent le déroulement de la crise idéologique de l'anthropologie, thèmes que l'on trouve dans les principes de cette his-toire critique, mais qui sont également à l'œuvre dans la critique poli-tique. Ces deux thèmes sont les suivants : l'anthropologie et le colo-nialisme (l'impérialisme) et le discours occidentalo-centrique. Cette histoire peut se décomposer en quatre étapes qui sont autant de types d'analyse. Il va sans dire que ces étapes sont quasi contemporaines et qu'à l'heure actuelle elles coexistent de façon plus ou moins contradic-toire. Ces quatre types se présentent de la façon suivante :

a) L'anthropologie conçue comme un ensemble d'idées théoriques et d'individus (style « l'homme et l'œuvre »).

b) L'anthropologie conçue comme une discipline, c'est-à-dire une [23] tradition intellectuelle, idéologique et institutionnelle (style « critique épistémologique et historique »).

c) L'anthropologie conçue comme une pratique institutionnelle (style « analyse fonctionnelle »).

d) L'anthropologie conçue comme une synthèse de diverses déter-minations (dont les précédentes), mais qui intègre l'ensemble des dimensions du « travail » scientifique (notamment la mé-thode et la pratique concrète du terrain).

Reprenons ces catégories en détail. Le premier type de critique his-torique n'a pas grand intérêt en soi dans la mesure où l'anthropologie se trouve réduite à un débat d'idées (le précurseur, le contradicteur, le successeur) ou de réactions sinon personnelles, du moins personnali-sées. Evidemment, le débat d'idées est loin d'être inintéressant, mais le fait de centrer les données de l'analyse autour d'un auteur focalise l'histoire réelle de façon arbitraire. Ainsi l'africanisme, en tant que rapport particulier d'un ensemble de disciplines à un domaine social et géographique, ne transparaît pas trop dans ce genre de littérature.

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Même lorsque M. Harris ou J. Lombard 22 parlent de chercheurs africa-nistes, il y a peu sur leur africanisme qui est pourtant la modalité concrète qui a modelé leurs préoccupations théoriques.

La seconde catégorie se subdivise de fait en deux tendances, l'une qui accentue la tradition intellectuelle et l'autre qui insiste sur l'idéolo-gie et l'institution. C'est certainement A. Kuper qui a le mieux abordé le premier problème 23. Il y a comme une recherche de l’ethos de l'école britannique d'anthropologie, et dans les limites de cet exercice il y parvient assez bien. Ainsi l'auteur consacre un chapitre aux rap-ports entre l'anthropologie et le colonialisme, mais ce qui l'intéresse ce sont les répercussions de la position « coloniale » dans la pensée et la méthode anthropologiques et non les liens intrinsèques qui pourraient exister entre les deux.

Par contre, la seconde tendance peut s'identifier au courant domi-nant de cette histoire et à ce que nous avons appelé la critique idéolo-gique. On peut y raccrocher peu ou prou toutes les positions [24] ré-centes ou moins récentes sur le thème anthropologie et colonialisme. C’est un genre d'analyse qui a produit une rupture, le mot n'est pas trop fort, mais la critique en tant que critique idéologique (et qu'elle ait pris une forme historique, épistémologique ou politique me paraît ici secondaire) est vite devenue redondante. Sa qualité explique ses défauts : dénoncer l'anthropologie comme pratique intellectuelle de l'impérialisme, comme pourvoyeur et voyeur de celui-ci, ne prend un sens que si la critique idéologique devient histoire concrète, d'une part, intervention politique, de l'autre. Trois textes ont pu marquer cette critique : « Anthropologie et impérialisme » de K. Gough, An-thropologie et Colonialisme de G. Leclerc et Négritude et Négro-logues de S. Adotevi 24.

22 Cf. Marvin HARRIS, The Rise of Anthropological Theory, Routledge and Kegan Paul, Londres, 1968'. Jacques LOMBARD, L'Anthropologie britan-nique contemporaine, P.U.F., Paris, 1972.

23 Anthropology and Anthropologies, The British School, 1922-1972, Allen Lane, Londres, 1973.

24 K. GOUGH, op. cit. G. LECLERC, Anthropologie et Colonialisme, Fayard, Paris, 1972. S. ADOTEVI, Négritude et Négrologues, 10/18, Paris, 1972. On trouvera ma position sur cette critique en général et sur ces auteurs dans les chapitres IV, V et VI de ce livre.

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Notre troisième catégorie, l'analyse fonctionnelle et institutionnelle n'est pas une pseudo-sociologie à la mode. Cest la démarche qui ex-plique l'anthropologue en tant que produit d'un certain système, poli-tique et scientifique, qui définit non seulement ses idées, sa position sociale, mais aussi ses objectifs, ses objets, sa pratique profession-nelle. Cette critique est véritablement historique en ce sens qu'elle est souvent fondée sur des archives, une correspondance privée et offi-cielle, une relecture des préfaces, notes et annexes de certains ou-vrages.

Un autre ouvrage britannique récent symbolise à mes yeux cette histoire critique : Anthropology and the Colonial Encounter 25. Il faut surtout réfléchir sur les contributions de Helen Lackner (« Colonial administration and social anthropology : Eastern Nigeria, 1920-1940 »), de Richard Brown (« Anthropology and Colonial Rule : Go-defrey Wilson and the Rhodes-Livingstone Institute, Northern Rhode-sia ») et de James Faris (« Pax Britannica and the Sudan : S.F. Na-del »). Nous trouvons là décrits concrètement et en détail les liens et les déboires de l'anthropologie et de l'administration coloniale. Plus de critique tonitruante où lord Lugard reste un Londonien, en dehors des contradictions réelles de l'administration coloniale et de l'Indirect Rule. B. Malinowski apparaît à travers une autre étude comme un im-périaliste malgré lui, et l'on nous montre [25] qu'au-delà des textes « fonctionnalo-colonialistes » du maintien de l'ordre, il y avait un Ma-linowski mal vu de l'administration et qui voulait protéger les sociétés africaines en changement.

Ces analyses détruisent donc quelques mythes et le mieux est de s'y reporter. Et l'un de ces mythes est certainement celui du méchant anthropologue au service volontaire des empires. Car la détermination générale des fonctions ne doit pas se confondre avec leur synthèse concrète que seul un démontage détaillé peut révéler. L'essai qui se rapproche le plus de l'analyse idéale, à notre avis, est celui de J. Faris. Celui-ci est construit autour de trois points : le but (à quoi cela ser-vait), les techniques (comment on y arrivait) et la théorie (comment c'était justifié). Nadel croyait dur comme fer à l'anthropologie appli-quée et pourtant il est l'auteur de la plus belle étude d'anthropologie

25 Talal Asad (éd.), Ithaca Press, Londres, 1973. Cf. aussi les articles de R. BUIJTENHUIJS, A. MARGARIDO et W. F. WERTHEIM dans notre antho-logie, Anthropologie et Impérialisme, op. cit.

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politique (fonctionnaliste) non fonctionnaliste. Faris tente de relier les trois niveaux, mais il procède de façon un peu dogmatique. Néan-moins, il y a là pour la première fois une tentative de restituer à la fois de l'extérieur et de l'intérieur la réalité d'une pratique sociale et intel-lectuelle tout à fait spécifique : la recherche anthropologique de ter-rain 26.

26 On trouvera des développements plus longs sur ces analyses et sur l'anthro-pologie britannique dans notre commentaire, « Approches de l'anthropologie britannique », à paraître dans les Cahiers d'études africaines.

Une remarque sur la situation française. Les travaux de critique histo-rique la concernant sont quasiment inexistants, et surtout en France même. Cela tient peut-être à la violence ou à l'ancienneté des critiques idéologiques de nos camarades africains (Cheikh Anta Diop, S. Adotevi, A. Bathily) qui ont en quelque sorte paralysé les efforts en ce sens. Cette interprétation trou-verait sa confirmation dans la prépondérance prise par la critique politique directe chez les anthropologues radicaux français.

J'espère pouvoir me consacrer un peu à des recherches sur l'apparition et le développement de l'ethnologie de terrain en France, dans les années qui viennent. Vu l'état d'esprit qui domine dans notre discipline, je ne pense pas qu'une telle préoccupation soit si stérile et gratuite qu'on pourrait le penser.

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4. Les critiques politiques 27

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La critique politique de l'anthropologie est une critique au sens large — partant d'un point de vue politique ou visant l'anthropologie comme une politique — et non seulement comme un effet d'une [26] politique. Par commodité nous regrouperons les critiques actuelles autour de quatre grands thèmes. Notre position personnelle constitue-rait en quelque sorte un cinquième thème. Ces quatre thèmes se dis-tinguent comme suit :

a) L'anthropologie en tant qu'instrument directement politique (l'information et le renseignement).

b) L'anthropologie en tant qu'alibi ou fabulation idéologique du phénomène colonial (la science ne peut venir que des domi-nants).

c) L'anthropologie en tant que corps théorique justifiant et expli-quant l'ordre social et son maintien (les « oublis » du fonction-nalisme ou du structuralisme).

d) L'anthropologie en tant que discipline « blanche » occidentalo-centrique (africanisme du dehors versus africanisme du de-dans).

Tout comme pour les thèmes de l'histoire critique il peut y avoir recouvrement et coexistence de plusieurs thèmes, mais l'un d'entre eux polarise malgré tout la démonstration. Les critiques portant sur le pre-mier point concernent le plus souvent ce qui s'est passé en Asie du Sud-Est (Thaïlande) ou en Amérique latine (projet « Camelot »). Mais en Afrique noire le maquillage des espions en experts ou chercheurs est tout aussi flagrant : archéologues travaillant pour Foccart au Tchad, le S.D.E.C.E. au B.D.P.A., la C.I.A. dans le Corps de la paix, etc. C'est donc tout d'abord le renseignement pur et simple. Mais en-suite il y a un stade où l'anthropologie, en tant qu'analyse des struc-tures sociales, semble un instrument particulièrement utile pour l'im-27 Le panorama de ces critiques est entièrement africaniste.

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périalisme. Je citerai l'exemple des opérations américaines au Congo ou l'attitude des anthropologues britanniques face aux Mau Mau il y a vingt ans 28. Mais je crois qu'on s'illusionne, lorsqu'on dénonce cette recherche opérationnelle, sur l'efficacité ou l'importance de ces études. Bien que conçues fonctionnellement, elles sont inutilisables parce que inutiles 29.

[27]La deuxième catégorie de critiques est plus répandue. Le discours

et la pratique anthropologiques ont pu servir à la justification idéolo-gique souvent indirecte de trois choses : la présence et la domination coloniale, la modernisation inéluctable, la culture civilisée (blanche). Cette critique correspond à l'aspect réaliste de la critique idéologique, mais elle a peu d'effets en soi. Les solutions proposées risquent d'être de fausses solutions : soit la radicalisation politique totale (plus d'an-thropologie même au sens technico-informatif), soit l'africanisation, l'américanisation (plus d'Occidentaux 30).

Après l'anthropologie-technique de renseignement, après l'anthro-pologie-générateur idéologique, voici l'anthropologie-théorie sociale. Là également rien de bien original dans la mesure où c'est un front classique de la critique. Mais reste à savoir comment on en conçoit les axes. Si c'est comme effet de la situation de domination, la critique ne mène pas loin car elle ressortit à la tautologie. Si c'est comme forme particulière, liée aux objets mêmes de la pratique des chercheurs, la critique théorique peut servir de révélateur. Ainsi critiquer le Mali-nowski de Dynamics of Culture Change 31 est trop facile aujourd'hui. Par contre critiquer, comme B. Magubane, les théories néo-fonction-nalistes de la sociologie urbaine africaniste (Epstein, Mitchell) de fa-28 Cf. la brochure du Africa Research Group, « The Extended Family », Afri-

can Studies in America, 1970, dont de larges extraits seront reproduits en français dans l'anthologie déjà citée et par ailleurs l'article de R. BUIJTEN-HUIJS, « Vaincre les Mau Mau : quelques observations sur la recherche contre-révolutionnaire au Kenya pendant l'état d'urgence ».

29 À la limite la perversion idéologique des sciences sociales joue plus dans leur fonctionnement propre (d'où la nécessité d'une critique interne radicale) que dans leur instrumentante politique. Et réciproquement si on change le sens de la relation comme je le suggère ici.

30 Voir la fin de ce chapitre.31 Yale University Press, New Haven, 1945. Traduit en français sous le titre,

Les Dynamiques de l'évolution culturelle, Payot, Paris, 1970.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 32

çon systématique conduit à mettre en relief les inadéquations pro-fondes entre les lois de transformation sociale et l'image scientifique 32. Je pense également à des critiques très récentes portant que les impli-cations de l'œuvre de S. Amin 33. Ces critiques théoriques ont une por-tée politique dans la mesure où elles portent sur des théories quasi-ment admises par tous (le consensus de l'ignorance ou de la réputa-tion) et où surtout elles portent sur des objets sociaux qui ont intérêt à bénéficier de la clarté théorique. Admettre Clyde Mitchell ou Samir Amin c'est admettre une certaine vision de la lutte des classes, c'est véhiculer des stéréotypes dangereux [28] pour la pratique politique de ceux qui pourraient croire, d'une façon ou dune autre, en les lisant, bénéficier d'une analyse utile.

La critique de l'anthropologie par ceux qui l'ont subie reste évi-demment l'apanage des intellectuels. Il en est ainsi pour l'africanisme. La critique de l'africanisme par les Africains et plus généralement par les Noirs (puisque j'évoquerai ce qui se passe aux U.S.A. en conclu-sion) pose le problème de la délimitation externe de l'africanisme. C'est un débat ancien et fourni 34. Cette délimitation externe de l'objet (le regard anthropologique par définition), cette exclusivité de la re-cherche par les Européens nous pousseraient à reprendre l'expression de colonialisme scientifique forgée par J. Galtung 35.

La critique africaine de l'africanisme peut déboucher sur la contes-tation de la validité théorique des théories européennes en tant que telles. Africaniser l'africanisme serait inventer une théorie africaine en soi. Mais l'objectif concret (et plus que justifié) reste l'africanisation de la recherche, c'est-à-dire des chercheurs. Mais cette politique a-t-

32 Cf. « Un examen critique des catégories employées dans l'étude du change-ment social dans l'Afrique coloniale », dans notre anthologie, op. cit. (repris de Current Anthropology, vol. 12, n° 4-5, 1971).

33 Voir notamment nos remarques critiques sur ses analyses de la confrérie mouride dans notre thèse, Stratification sociale et Organisation du travail agricole dans les villages wolof mourides, 1973, p. 85-88 ; l'article inédit de J. P. OLIVIER DE SARDAN, « Afrique : qui exploite qui ? » (à propos de S. Amin) et celui de J. FLORET, « Samir Amin ou le cheval de Troie des bourgeoisies nationales », Sous le drapeau du socialisme, n° 62, avril 1974.

34 Depuis le Congrès de Dakar (1967) jusqu'au séminaire de G. Balandier à l’E.P.H.E. (année 1972-1973), « Les démarches d'approche des sociétés africaines ».

35 Cf. « Scientific colonialism », Transition, n° 30, 1967.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 33

elle un sens ? Car l'africanisation locale d'institutions internationales ou de centres encore financés par les anciennes métropoles ne permet l'exercice d'aucun contrôle. Mais surtout Y « africanisme du dedans » aspire au plan institutionnel et scientifique à remplacer le savoir euro-péen par un autre savoir du même type et à conserver l'institution so-ciale du savoir spécialisé. Ce phénomène de décolonisation se re-tourne aujourd'hui contre les masses africaines car les chercheurs afri-cains remettent rarement en cause la coupure entre les spécialistes du savoir et l'objet qui les justifie. Le problème ne consiste pas à rempla-cer des chercheurs européens par des chercheurs africains, mais à faire disparaître les uns comme les autres d'un même mouvement 36.

On a pu faire dire beaucoup de choses à Stanislas Adotevi, et j'avoue avoir été particulièrement agacé à la première lecture de son livre. Pourtant, au-delà de la dénonciation de l'ethnologie comme im-posture (scientifique 37), il affirme clairement que « l'africanisme [29] du dehors ou du dedans, c'est l'africanisme des ethnologues » parce qu'en fait les « chercheurs africains [...] ne perçoivent leur propre réa-lité qu'à travers le prisme déformant de la recherche africaniste 38 ». Et l'auteur conclut vigoureusement sur le fond politique du problème : « Les problèmes ethnologiques ne sont pas des problèmes scienti-fiques mais des problèmes politiques. En tant que tels ils ne peuvent être traités que politiquement 39. » Adotevi, toutefois, ne définit pas le contenu de cette politique. C'est dommage car c'est là où son rôle est mis en jeu, mais ne jetons pas la pierre tant que notre pratique est éga-lement défaillante.

5. Les champs d'intervention

36 Cette disparition ne résulte ni d'un décret ni d'une suppression physique bien évidemment. Il s'agit d'une image qui indique la voie d'une transforma-tion si radicale qu'on ne peut plus parler d'anthropologie ou d'anthropo-logues au sens traditionnel ou actuel du terme.

37 Cf. Négritude et Négrologues, op. cit., et son exposé du 12 février 1973 au séminaire de G. Balandier, à l’E.P.H.E.

38 Exposé cité, page 4. Et nous sous-entendons ici à la fois le prisme défor-mant de la recherche africaniste en soi et de la recherche africaniste occiden-tale.

39 Négritude et Négrologues, op. cit., p. 174 (voir aussi page 206). C'est, je le rappelle, la conclusion de notre texte sur les études africaines (cf. p. 108).

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 34

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Récapitulons l'axe de notre problématique. L'anthropologue est un intellectuel. C'est un spécialiste (dans la division sociale du travail) de la théorie et du témoignage. Il a des privilèges dont il ne rend compte à personne. Et je ne parle pas du prestige. Mais il faut reconsidérer la recherche en sciences sociales comme fonction séparée et autonome par rapport aux objets sur lesquels elle s'exerce. La remise en cause de la pratique vient moins de l'origine du chercheur (européen ou afri-cain) que du fait même de renverser la source des questions. La validi-té scientifique en soi me semble douteuse d'une part. Mon « terrain », mon « objet », a bien le droit de savoir ce que j'ai pu faire de lui (à tous les sens du terme), et seule sa pratique sociale effective est à même de critiquer — en actes — le bien-fondé de nos analyses. Ce n'est plus la fonction sociale du chercheur qui désigne l’origine des questions. Dans une telle optique l'objet de la pratique théorique (du chercheur) et de la pratique politique (du militant révolutionnaire) est le même, mais il est soumis à deux pratiques distinctes qu'il ne faut pas confondre.

Nous allons donc procéder à un repérage de nos interventions [30] possibles 40. Elles sont définies par nos pratiques professionnelles et par nos préoccupations idéologiques et politiques. Notre pratique pré-sente trois niveaux différents : nous sommes a) des intellectuels de la recherche et de l'enseignement, b) en sciences sociales (ce qui signifie savoir sur la société), c) consacrées à l'Afrique noire. De même nos préoccupations idéologiques et politiques s'articulent en plusieurs ni-veaux : a) la lutte contre l'impérialisme et le néo-colonialisme et le soutien aux mouvements révolutionnaires débouche sur b) une analyse théorique et une information concrète à propos de ces problèmes en Afrique ainsi que sur c) des actions les concernant.

Une telle vision des choses nous conduit à privilégier trois do-maines : la critique des institutions, le renouvellement théorique et problématique, la critique politique.

a) La critique des institutions

40 Nous raisonnerons ici sur notre domaine personnel, l'africanisme.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 35

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Comme l'avaient remarqué certains camarades experts, le texte des chercheurs africanistes français 41 sur la famine mettait élégamment ceux-ci en dehors du coup puisqu'il dénonçait au passage le rôle des experts sans mettre en cause les chercheurs. Il est évident que nous n'avons pas (et les institutions où nous travaillons) les mêmes fonc-tions. Mais leur caractère moins apparent et appliqué ne les rend pas moins « fonctionnelles » et utiles aux systèmes dominants. Le dis-cours scientifique, la spécialisation théorique sont parmi les effets les plus pernicieux de la division du travail en général et du travail intel-lectuel en particulier.

Cette critique de l'institution recherche-enseignement me paraît nécessaire, car elle est le lieu d'une bonne partie de notre vie sociale et de nos pratiques. Sa présence, son poids sont tellement évidents qu'ils sont le moins remis en cause pratiquement. Et surtout cette critique servirait de garde-fou aux fonctions nouvelles qu'on pourrait remplir ou nous faire remplir. Cette critique est d'autant plus nécessaire que les organisations syndicales sont inopérantes sur ce plan-là et qu'il n'existe pas d'autres associations ou organisations qui structurent au minimum notre milieu. Ainsi, dans leur stratégie ou leur programme, des syndicats comme le S.N.C.S. et le S.N.E.S.U.P. 42

[…/…]

41 Cf. « De quoi meurent les Africains ? », Le Nouvel Observateur, 9 juin 1973.

42 Cf. les bulletins du Syndicat national des chercheurs scientifiques et du Syndicat national de l'enseignement supérieur.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 36

[31]sont pour une « bonne » recherche, ils admettent le bien-fondé et la logique des structures en place, et, en ce qui nous concerne, cau-tionnent une politique de coopération.

Pour rendre plus palpable cette critique nécessaire de l'institution, je vais évoquer rapidement les débats et crises récents d'organisations comme l’A.A.A. ou l'A.S.A. aux États-Unis 43. L’A.S.A. connaît de-puis 1969 une agitation plus ou moins forte. Deux grandes revendica-tions ont dominé les confrontations : la place des Noirs dans l'africa-nisme américain et la mise en œuvre d'un point de vue anticolonialiste et anti-impérialiste. La place des Noirs concernait autant le plan intel-lectuel et institutionnel (études noires, afro-américaines, africanistes) que le plan plus politique (quoique ambigu à mon avis) d'un pan-afri-canisme militant. La proposition faite en 1970 44 de mettre une partie des fonds de l'A.S.A. à la disposition des mouvements de libération a recueilli une opposition à la fois politique et légaliste. Ces discussions ont une grande répercussion à cause de la représentativité de ce genre d'institution aux U.S.A. 45.

Quant à l'A.A.A., l'essentiel des débats de ce type ont porté sur la responsabilité de l'anthropologue, sa position à l'égard des institutions qui le financent ou le patronnent et la dénonciation des fonctions de renseignement. La mise sur pied d'un comité chargé spécialement d'enquêter sur ces problèmes (Ethics Committee) a donné lieu à toutes sortes de « découvertes » que les conservateurs ont contestées 46. Ces inquiétudes sont à replacer dans le débat général qui s'est déroulé dans

43 American Anthropological Association ; African Studies Association. La lecture de leurs bulletins mensuels est très instructive. On trouvera une ana-lyse plus détaillée de ces conflits et de leur signification dans notre antholo-gie, Anthropologie et Impérialisme.

44 Résolution dite Johnson-Cole présentée à la réunion du Comité directeur du 24 octobre 1970 (cf. A.S.A. Newsletter, vol. 3, n° 7, nov.-déc. 1970). Se re-porter pour le premier débat au vol. 2, n° 6-7, nov.-déc. 1969.

45 L’A.S.A. comprenait en 1973 1 600 membres individuels et 600 institu-tions.

46 Cf. l'article de J. JORGENSEN et de E. WOLF, « L'anthropologie sur le sentier de la guerre », leurs réponses aux critiques et toutes les références de ce débat dans notre anthologie, op. cit.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 37

Current Anthropology 47 et qui avait eu un commencement dans l'ana-lyse du projet « Camelot 48 » et dans les [32] rapports de R. Beals 49. Si les termes du débat semblent toujours les mêmes 50, il convient de si-gnaler que dès le début il y a en parallèle aux discussions de l'A.A.A. des entreprises plus pratiques menées par des organisations ad hoc. L'Africa Research Group, le North American Congress for Latin America, le Committee of Concerned Asian Scholars 51 remettaient en cause, entre autres choses, le fonctionnement et les thèmes de re-cherche des institutions universitaires et de recherche. Par ailleurs, les anthropologues ont pris plusieurs initiatives intéressantes récemment. D'abord, il y a la création de l’A.R.P.A. : Anthropologists for Radical Political Action. Ses quatre objectifs principaux recoupent largement certaines de nos propositions, mais là aussi il faut les voir à l'œuvre 52.

47 Qui a notamment débuté avec le symposium sur les responsabilités sociales et politiques de l'anthropologue (vol. IX, n° 5, décembre 1968).

48 Cf. I.L. HOROWITZ (éd.), The Rise and Fall of Project « Camelot », M.I.T. Press, Cambridge, 1967.

49 Cf. R. BEALS, Politics of Social Research. An inquiry into the ethics and responsibilities of social scientists, Aldine, Chicago, 1969.

50 La discussion autour de l'article de D. Lewis (cf. supra, note 14) n'est pas véritablement différente de celle qui s'est déroulée autour des articles de K. Gough, G. Berreman et G. Gjessing ou de l'article de R. Stavenhagen (Hu-man Organization, vol. 30, n° 4, 1971). Ce dernier article est paru dans son recueil d'articles Sept thèses erronées sur l'Amérique latine ou comment décoloniser les sciences humaines, Anthropos, Paris, 1973, et sera égale-ment repris avec certains des commentaires dans notre anthologie.

51 Cf. notre note sur le contexte politique de la recherche en sciences hu-maines aux U.S.A. (Les Temps modernes, n° 293-294, déc. 1970, pp. 1169-1177) parue en annexe de nos réflexions (chapitre VI de ce livre). On trou-vera l'essentiel d'une brochure de l'A.R.G. et du N.A.C.L.A. dans notre an-thologie, op. cit.

52 Cf. Newsletter of the A.A.A., vol. 13, n° 7, septembre 1972, p. 6. Ces objec-tifs sont ainsi décrits dans cette note :a) Il s'agit de contribuer à un changement politique et économique radical à la fois aux niveaux national et international, au moyen d'une lutte idéolo-gique intellectuellement rigoureuse et d'actions directes engagées au niveau des universités, des écoles, des groupes locaux, des mass média, des tribu-naux, des assemblées régionales et nationales et de tous les autres champs de l'action politique.b) Il s'agit d'appliquer la connaissance et la théorie anthropologiques à l'ana-lyse et à la critique des causes de la répression, de l'exploitation et de l'alié-nation.

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Puis il y a eu la mise sur pied du Native Struggles Support Group (N.S.S.G.) qui [33] cherche à lier les anthropologues aux luttes des populations « ethnologiques » 53.

b) Le renouvellement théorique et problématique

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Si je n'ai pas abordé ce problème en tant que tel jusqu'à présent, c'est pour des raisons assez évidentes qui tiennent à la nature même du point de vue que j'ai adopté. Changer l'origine des questions aux-quelles nous devons répondre, remettre en cause les contraintes natu-relles de nos fonctions institutionnelles et sociales oblige par force à parler d'autre chose et en d'autres termes. Evidemment, il y a aussi une lutte à mener sur ce plan et il convient de bien connaître les termes de ce débat. Un bref examen des tendances actuelles de l'an-thropologie française montre qu'il y a une tradition dominante (malgré les changements théoriques) et qui se trouve centrée sur l'anthropolo-gie des représentations et de leurs systèmes 54. Bien sûr, il existe une anthropologie économique apparemment vigoureuse et envahissante et l'ethnologie se transforme imperceptiblement en une sorte d'his-toire 55. Mais il s'agit ici de réactions quasi-réflexes à l'égard d'une ten-

c) Il s'agit d'identifier et d'analyser de façon critique les réflexions consa-crées à ces phénomènes sociaux déshumanisants dans la recherche courante, les publications, les enseignements et les associations de la profession an-thropologique.d) Il s'agit d'affirmer et de défendre le droit et le devoir des anthropologues de s'engager dans des actions radicales de ce type. Bien plus, il faut montrer que de telles actions, loin d'être marginales, sont tout à fait indispensables au développement d'une anthropologie qui puisse refléter fidèlement ses ori-gines et ses implications.

53 Cf. J. G. JORGENSEN and R. B. LEE (éd.), The New Native Resistance : Indigenous Peoples' Struggles and The Responsibilities of Scholars, M.S.S. Modular Publication, New York, 1974.

54 Cf. notre contribution à la table ronde de l'Association internationale des sociologues de langue française, « Les spécificités des sociologies de langue française », juin 1974, sur les tendances actuelles de l'anthropologie fran-çaise (à paraître dans les actes de la réunion).

55 Cf. notre analyse de l'anthropologie économique française dans le volume de la collection Dossiers africains consacré à l'anthropologie économique.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 39

dance dominante, car on constate dans les faits une faible diffusion des thèmes anthropo-sociologiques du changement. Le caractère pro-fondément théoriciste de l'anthropologie française explique en partie cette situation.

En fait, si l'on s'efforce de répondre aux questions théoriques que nos objets nous posent, si on sait les écouter et se situer par rapport à eux, on s'aperçoit qu'il y a beaucoup à faire 56. Je n'ai pas de pro-gramme de recherche à établir et répétons encore une fois [34] que ce n'est pas véritablement au chercheur même « éclairé » de l'établir. Mais il y a des questions tellement importantes et pressantes qu'on peut tout de même se laisser aller à les signaler. Elles tournent toutes autour des conditions et modalités de la lutte des classes et des groupes à l'heure actuelle. Dépasser la vision économiste des effets du sous-développement, analyser le fonctionnement social et politique des appareils d'Etat, définir la nature des groupes sociaux (et de leurs relations ou conflits) de la dépendance néo-coloniale, leurs moyens propres d'expression ou de prise de conscience, voilà des domaines qui à coup sûr rencontrent certaines préoccupations implicites ou ex-plicites, inconscientes ou recherchées de nos « objets ». Cette espèce d'anthropologie politique contemporaine 57 montrera clairement que

Cf. également la contribution de H. Moniot à la table ronde évoquée à la note précédente. Je ne tiens pas à ouvrir un nouveau débat mais on peut re-marquer la récupération implicite des revendications historiques des popula-tions « décolonisées » au sein d'une bonne histoire anthropologique qui rem-place l'histoire idéologique, voire mythique, des lendemains ou veilles d'in-dépendance. Je pense tout naturellement ici à l'Afrique noire.

56 Cf. page 18.57 Il ne s'agit pas de construire une nouvelle spécialisation de l'anthropologie.

J'emploie le terme par commodité comme je l'ai montré dans mon commen-taire, « Economies et luttes politiques de l'Afrique noire contemporaine », L'Homme, vol. XII, n° 3, 1972, pp. 119-131. Pour citer un exemple très concret, je pense aux travaux de P. Gutkind sur la conscience politique et sociale des pauvres (chômeurs ou non) dans les villes africaines ou à ceux de E. Wolf sur les luttes paysannes. Cf. également notre article « Triba-lisme », Encyclopedia Universalis, vol. 16, Paris, 1973.

Cette discussion générale engage également un programme politique, car la vogue actuelle des recherches sur les rébellions, les résistances, les protes-tations et contestations ne répond peut-être pas aux préoccupations que nous avons mises en avant. Par ailleurs une problématique marxiste ne changerait pas foncièrement les données si elle se limitait à une vision universitaire. L'analyse des pratiques politiques en tant que telles suppose un lien —

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 40

nous acceptons et assumons cette interpellation et que nous sommes prêts à transformer nos fonctions pour les faire disparaître.

c) Les pratiques sociales et politiques

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Ce sont naturellement les plus difficiles à définir. Mais ce sont éga-lement celles qui permettraient le plus rapidement d'aboutir à ce début de transformation dont nous venons de parler. Il ne s'agit pas de jouer au boy-scout ni au militant professionnel de l'anthropologie. Il faut, par ailleurs, pouvoir intervenir sur l'ensemble des terrains sociaux (et géographiques) où nous vivons et travaillons. Il ne faut pas opposer la critique institutionnelle à l'action de soutien, l'action à destination de l'opinion publique française de celle qu'on pourrait mener sur nos ter-rains « professionnels ». Enfin il faut pouvoir, dès maintenant, agir avec et vers les originaires de ces terrains, et, si je [35] reprends mes illustrations africaines, je pense aux travailleurs, étudiants ou intellec-tuels qui se trouveraient déjà en France. Entre la réponse à la demande (le soutien logistique du faux spécialiste) et la critique de nos pra-tiques institutionnelles, il faut pouvoir participer à l'action politique des uns et des autres. Ce n'est probablement pas faisable individuelle-ment mais collectivement cela peut avoir un sens, et surtout une effi-cacité plus grande. C'est pourquoi l'ensemble de la démonstration de cette introduction aboutit à cette conclusion très simple : pour trans-former nos pratiques et répondre aux questions de « nos objets » il faut que ceux qui partagent cette perspective — au-delà de leurs di-vergences et différences théoriques ou politiques — se réunissent, se coordonnent, en un mot s'organisent 58.

même indirect — avec les acteurs de cette pratique ou d'une pratique simi-laire.

58 C'est ce que les chercheurs africanistes français essaient de faire depuis plus d'un an. La mise sur pied du Comité information Sahel et des six heures sur le Sahel (16 juin 1974) est leur première initiative publique. Mais cette ac-tion d'analyse-information n'est que l'un des domaines et l'une des formes possibles et évidemment elle est limitée à un objet très spécifique, malgré son importance fondamentale.

Je signale une autre ligne d'intervention, peut-être paradoxale. C'est celle qui consiste à critiquer les interventions et analyses des mouvements poli-

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 41

L'anthropologie ne sera pas remodelée selon nos désirs en une nuit. Les changements que nous estimons nécessaires ne viendront pas spontanément de nous-mêmes, c'est également évident. Mais nous nous trouvons et nous nous trouverons de plus en plus confrontés aux exigences sociales et historiques que notre objet traditionnel porte en lui et qu'il exprime de plus en plus brutalement. Nous ne fondons pas cette stratégie sur les appels démagogiques des responsables [36] poli-tiques des Etats où nous travaillons 59. Nous ne la fondons pas non plus sur une dénonciation de l’irrationalisme de notre savoir 60. Au contraire, l'anthropologie dans ses contradictions (de l'espionnage à la spéculation philosophique) me paraît être aujourd'hui une des sciences les plus rationnelles socialement qui soient. Le problème c'est que nous refusons cette rationalité, et ce refus n'a de sens plein et effectif que s'il préfigure dans ses modalités la nouvelle forme de rationalité sociale que nous souhaitons. C'est pourquoi il faut vouloir faire dispa-raître l'anthropologie dès maintenant. Cette disparition, c'est-à-dire la réappropriation de l'analyse sociale par les acteurs sociaux eux-mêmes, implique à l'évidence des formes transitoires. J'ai signalé dans ce texte et dans ceux qui suivent les contradictions de cette nouvelle pratique qui n'est absolument pas donnée d'avance. Je ne sais si j'ai

tiques de gauche ou d'extrême-gauche lorsqu'ils présentent une vision par trop schématique ou ininformée des réalités sociales des populations ethno-logiques, et je pense encore une fois à de récentes publications (brochures, articles, journaux) sur l'Afrique noire.

Ainsi cela exige une analyse nouvelle des contradictions du néo-colonia-lisme et de la stratégie révolutionnaire, qui ne se réduit pas à une lutte anti-impérialiste ou à la lutte de classes de « chez nous ». Par ailleurs l'Afrique noire est loin d'être constituée d'une série unique de grands problèmes, et chaque formation nationale nécessite une élaboration propre. Il ne viendrait pas à l'esprit de ces camarades de présenter des luttes de classes en Europe (ou en Amérique latine) comme relevant d'un seul et même modèle. La morgue révolutionnaire, jointe à un marxisme sommaire et occidentalo-cen-trique fait bon marché des intérêts réels des révolutionnaires et des masses africaines, car de^ telles leçons, où que ce soit, donnent presque immanqua-blement de mauvais élèves.

59 Cf. l'opération « authenticité » lancée par le général Mobutu ou le discours de L. S. Senghor consacré aux Albo-Européens et à la trahison néocoloniale des intellectuels français de gauche (« La néo-traite des nègres ou la deuxième guerre de l'indépendance », Le Soleil, Dakar, 23 juillet 1973).

60 Je pense aux diverses déclarations de R. Jaulin.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 42

bien identifié les contradictions principales 61 et je ne sais si les solu-tions envisagées sont les meilleures. Mais ce que je crois, c'est qu'il faut ouvrir le débat et surtout essayer de concrétiser au maximum ces analyses par des pratiques correspondantes.

Les demandes précises formulées par A. Cabrai dès 1964 sont tou-jours restées sans réponse 62. Il serait peut-être temps, maintenant, d'y répondre.

Printemps 1974

61 Il n'est pas question de pouvoir les identifier toutes en tant qu'individu, c'est une affaire de pratique et d'expérience collectives. Par ailleurs, j'assume entièrement les contradictions conscientes ou inconscientes de ma position telle que je l'ai exposée ici. Il est certain par exemple que certaines formes d'action ou d'analyse à court ou moyen terme (en fait celles auxquelles notre génération peut raisonnablement penser aboutir) sont contradictoires avec l'objectif final de disparition de l'anthropologie.

62 Cf. Le Pouvoir des armes, Maspero, 1970, p. 37 : « Nous pensons aussi que la gauche européenne et les mouvements ouvriers internationaux devraient reconnaître leurs responsabilités intellectuelles dans l'étude et l'analyse concrète de nos pays. C'est là précisément un apport dont nous avons besoin, parce que nous manquons d'instrument pour notre propre analyse [...]. En résumé : étude et analyse des mouvements sur place [souligné par nous, J. C}, lutte par tous les moyens possibles contre tout ce qui peut être suscep-tible d'être utilisé par la répression contre nos peuples [...] ».

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[37]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre I

L’ENQUÊTEANTHROPOLOGIQUE

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Bien que l'objet d'une science ne soit pas un simple donné, il n'en reste pas moins que la délimitation empirique d'un certain champ ou domaine de la réalité objective et historique est le premier moment du processus même de construction de l'objet scientifique. La naissance de l'ethnologie (et la possibilité de la transformer en une anthropolo-gie) résulte d'un phénomène unique et original. En effet, le champ em-pirique de l'ethnologie est le produit d'une histoire politique et écono-mique qui intègre des sociétés différentes dans l'orbite matérielle et intellectuelle de l'Occident. Le champ empirique est donc imposé à la réflexion théorique : il n'est pas le fruit d'un découpage plus ou moins progressif de la réalité par une pensée qui vise un objet. C'est pour-quoi pendant longtemps la recherche d'une définition de ce nouveau champ social se confondra avec l'élaboration proprement théorique de sa nature et de ses lois de fonctionnement. L'apparence si différente de ces sociétés (leur « simplicité » par rapport aux sociétés européennes) se présente comme leur essence même. La différence des sociétés ne proviendrait pas d'une histoire différentielle (développement inégal) mais d'une nature spécifique et irréductible. Nous comprenons par conséquent la prolixité et l'imprécision du discours théorique de l'eth-nologie : définir, c'est analyser puisque l'apparence se présenterait

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d'emblée comme l'essence. Mais cette particularité du processus [38] de constitution du champ empirique impose la méthode : le regard extérieur définit le principe de distanciation comme scientifique. Puisque l'apparence n'est pas une modalité mais une qualité, c'est de l’« extérieur » que l'on peut juger des apparences grâce aux procé-dures comparatistes et aux avantages mêmes de cette extériorité. Puisque cette intervention extérieure est le processus même de la mise en rapport de ces sociétés avec l'Occident, l'ethnologie est conduite à tenir pour scientifique un rapport qui ne l'est pas. L'ethnologie c'est la quête éternellement renouvelée d'un objet qui se dérobe car on ne peut le définir qu'en excluant a priori la remise en cause du rapport non scientifique qui l'a produit. L'ethnologie se donne comme objet un produit idéologique.

Pour dépasser l'ethnocentrisme idéologique, conceptuel et métho-dologique, il faut transformer les questions que l'on pose à ces socié-tés : c'est démontrer le lien entre l'illusion de la méthode ethnologique et l'objet de l'illusion ethnologique. L'examen critique (et évidemment sommaire) de l'objet, de la méthode et des techniques de l'enquête eth-nologique va nous permettre de définir les conditions de ce change-ment de perspective. L'anthropologie en tant que science apparaît donc avant tout comme une articulation consciente de sa théorie et de ses pratiques, comme une critique du contexte historique, idéologique et théorique qui la rend possible.

1. L’objet

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L'objet s'identifie donc tout d'abord au domaine empirique que l'expansion européenne constitue au cours de son développement his-torique. Les sociétés nouvellement découvertes vont se trouver quali-fiées d'une foule de synonymes, aussi mystificateurs les uns que les autres, auxquels on cherche par la suite à donner un statut scientifique. Ces sociétés sont primitives, archaïques, arriérées, traditionnelles, sans écriture, sans machinisme, etc. Mais plus qu'un stade de l'histoire humaine, ces termes imprécis désignent le volet symétrique et inverse du modernisme occidental. Par ailleurs, ils véhiculent explicitement

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ou non des jugements de valeur et permettent d'amalgamer des socié-tés en fait dissemblables sous certains rapports déterminants (parenté, politique, religion, économie, etc.).

[39]L'anthropologie contemporaine a abandonné en règle générale la

recherche de la « primitivité ». Mais elle a conservé par commodité et, faut-il ajouter, par paresse conceptuelle ces termes pour désigner ce type de sociétés. L'usage de guillemets ne change rien au problème et l'invention de nouvelles expressions (la pensée sauvage) pour rempla-cer les anciennes (la mentalité prélogique) ne procède pas d'une cri-tique sémantique, pourtant nécessaire. L'ambiguïté demeure la règle et aucune expression n'est à l'abri d'une récupération idéologique.

La première démarche scientifique consiste à définir l'objet par référence à la visée de la discipline : visée totalisante (culture, société, fait social total) ; visée méthodologique (structure) ; visée parcellaire (domaine circonscrit du réel : parenté, économie, etc.). Examinons rapidement ces divers projets. L'expression dont la fortune est certai-nement la plus heureuse est celle de culture. En 1952, M. Herskovits et C Kluckhohn devaient en recenser au moins cent soixante défini-tions. Ce succès provient de la généralité du terme et donc de la multi-plicité des acceptions possibles. Tout d'abord, c'est l'anthropologie elle-même qui est culturelle. Il s'agit de décrire l'ensemble des pra-tiques et productions humaines transmises ou acquises socialement. Comme l'explique M. Herskovits, « la culture est cette partie du mi-lieu qui est faite par l'homme ». La culture s'oppose donc à la nature. Cette culture forme un ensemble et, selon les écoles, elle se découpe en traits et en complexes de traits (aires et cercles). On peut observer des phénomènes d'échange entre les différentes cultures (accultura-tion). La culture est à la fois consciente et inconsciente : c'est un mo-dèle qu'on apprend et qui s'impose. Enfin, elle répond à des besoins.

Mais peut-on dissocier la culture de la société ? Ne s'agit-il pas de deux aspects complémentaires d'un même phénomène, comme le sou-ligne Lévi-Strauss : « On pourrait donc dire qu'anthropologie cultu-relle et anthropologie sociale couvrent exactement le même pro-gramme, l'une partant des techniques et des objets pour aboutir à cette "super-technique" qu'est l'activité sociale et politique, rendant possible

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et conditionnant la vie en société ; l'autre, partant de la vie sociale pour descendre jusqu'aux choses sur quoi elle imprime sa marque, et jusqu'aux activités à travers lesquelles elle se manifeste 63. »

[40]L'ethnologie française, quant à elle, s'est inspirée de la notion de

fait social total élaborée par M. Mauss. Il s'agit d'appréhender un type de phénomène qui soit à la fois expression et synthèse de l'ensemble de la vie sociale d'une société donnée. L'étude de certaines configura-tions privilégiées et stratégiques permettrait de comprendre le sens réel des relations sociales. Pour Mauss, ces configurations s'incarnent dans des individus concrets : le fait social total est moins une construction théorique qu'une forme de la réalité empirique. On dé-bouche sur une « dimension physio-psychologique » : « Ce sont donc plus que des thèmes, plus que des éléments d'institutions, plus que des institutions complexes, plus même que des systèmes d'institutions di-visés par exemple en religion, droit, économie, etc. Ce sont des " touts ", des systèmes sociaux entiers dont nous avons essayé de décrire le fonctionnement. Nous avons vu des sociétés à l'état dynamique ou physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état statique ou plutôt cadavérique, et encore moins les avons-nous décomposées et disséquées en règles de droit, en mythes, en valeurs et en prix. C'est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l'essentiel, le mouvement du tout, l'aspect vivant, l'instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d'autrui 64. »

Mais tout comme les notions de primitif ou de traditionnel, les no-tions de culture, de société, de fait social total ne définissent pas les contours réels des objets anthropologiques. Ceux-ci se sont construits dans une pratique spécialisée. Chaque grand ensemble d'institutions ou de phénomènes a donné lieu à une série d'études systématiques, monographiques ou comparatives, réunies par la suite dans des an-thropologies régionales. Cette pratique n'abolit pas pour autant la vi-sée totalisante, mais en critiquant l'apparente simplicité des sociétés, les anthropologues ont dépassé le discours idéologique qui explique et 63 Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, p. 390.64 M. MAUSS, « Essai sur le don   », Sociologie et Anthropologie, P.U.F., Pa-

ris, 1966, p. 275.

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décrit tout. Aux tableaux succèdent des études plus précises consa-crées à un seul type de phénomène et à sa place dans la société.

Les grands thèmes de la recherche anthropologique ont donc une histoire (théorique et pratique) de plus en plus distincte et autonome. Le fil directeur et la discipline fondatrice de l'anthropologie est [41] l'analyse de la parenté. Il faut distinguer entre les subdivisions de l'an-thropologie — sa spécialisation interne — et les applications d'autres disciplines dans le domaine anthropologique — la spécialisation ex-terne. Dans le premier cas, nous avons l'anthropologie politique, l'an-thropologie économique, l'étude des mythes et des idéologies. Dans le second cas, nous trouvons l'ethnolinguistique, l'ethno-botanique, l'eth-nozoologie par exemple. Enfin, il y a la frontière imprécise des rela-tions interdisciplinaires avec d'autres sciences humaines comme la géographie, la démographie, la psychanalyse. Ce processus d'expan-sion et de diversification de l'intérêt anthropologique correspond à la reconnaissance progressive du champ réel de cette discipline : les « propriétés générales de la vie sociale 65 ».

Ce projet théorique implique la mise au point de certaines mé-thodes que nous allons passer brièvement en revue.

2. La méthode et les techniques

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Une double illusion préside au développement de la méthode eth-nologique encore considérée comme le modèle idéologique et formel de la pratique anthropologique. Cette double illusion est un sous-pro-duit naturel des conditions de découverte des sociétés « exotiques » par l'Europe. D'une part, le regard étranger est porteur d'objectivité. D'autre part, ces sociétés sont à la mesure de ce regard individuel por-teur d'objectivité : leur taille est faible et leur forme élémentaire est généralement de nature communautaire (villageoise ou autre). A partir de ce moment une fausse dialectique s'instaure entre l'objectivité et la participation, condition nécessaire de la saisie de la communauté et donc du système social tout entier. L'enquête de terrain, comme on l'appelle, est indéniablement féconde. Mais cet avantage se transforme 65 Anthropologie structurale, op. cit., p. 379.

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en critère épistémologique à la condition de se débarrasser de ces deux illusions. Sans cela, la vision idéologique consubstantielle à la naissance de cette pratique d'enquête lui enlève toute valeur méthodo-logique.

En effet, la réputation de l'ethnologie est fondée sur l'originalité de sa méthode. L'ethnologie est le synonyme d'approche qualitative [42] et directe de la réalité sociale. Ce phénomène n'est pas fortuit : il est tout entier déterminé par la nature des sociétés en question et par les conditions dans lesquelles l'ethnologie a pu les appréhender pratique-ment. L'absence de documents écrits (puisque la plupart de ces socié-tés conservent et expriment leurs particularités oralement) provoque une nouvelle illusion qui s'ajoute aux deux précédentes. Pour analyser la réalité, l'ethnologue doit procéder à une description visuelle et phy-sique ainsi qu'à la collecte des différents discours individuels et col-lectifs. C'est dire que l'enquête de terrain est avant toute chose une mise en contact directe avec la réalité sociale. Cette mise en contact conduite à son terme logique implique une enquête participante : puis-qu'il faut vivre avec la communauté pour la connaître, la meilleure méthode consiste à vivre comme la communauté. L'étranger, porteur d'objectivité, devient ainsi capable de décrire et d'analyser les règles et les comportements parce qu'il les subit et les incarne subjectivement. Ainsi il n'y aurait pas d'intermédiaire entre la réalité empirique et son explication scientifique, alors que le sociologue ou l'historien tra-vaillent sur des documents « impersonnels » car souvent liés à des phénomènes de grande amplitude. La taille des sociétés et de leurs groupements fondamentaux exclut la préoccupation de l'exhaustivité, de la comptabilité statistique, dans la mesure où la réalisation de ces opérations est impossible pour un individu isolé.

Cette identification de l'ethnologue à son objet, parce qu'il y vit, le conduit à penser celui-ci comme un microcosme expressif. La mé-thode ethnologique prend systématiquement la partie pour le tout, et oublie, à cause de l'apparente unité de l'ensemble observé, de replacer celui-ci au sein d'un réseau de relations plus vastes (la communauté comme communauté d'un ensemble « ethnique » ou autre, ethnie en relation avec d'autres ethnies, ou dominée par une société européenne, etc.). L'attrait de l'ethnologie pour la comparaison trouve ici sa raison d'être. Le comparatisme devient le substitut théorique d'une analyse globale qui ne reconnaît pas la valeur heuristique de l'objet isolé, dont

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la cohérence et le sens sont le produit d'une expérience individuelle et subjective. La comparaison est le seul moyen de comprendre la diver-sité constatée des réalités sociales : elle est le seul moyen d'expulser formellement le regard idéologique qui a découpé et construit arbitrai-rement des unités expressives. Résumons-nous : la nature des sociétés dites « primitives » ne peut être analysée qu'à la condition d'y vivre afin de recueillir les documents [43] et données nécessaires. L'illusion idéologique du regard étranger comme objectif permet de transformer une expérience personnelle et limitée en une expérience scientifique. L'ethnologue confirme la valeur de ses résultats en les soumettant à une comparaison : il évite de ce fait de s'interroger sur la nature de son expérience et sur les principes qui transforment une unité isolée, choi-sie le plus souvent au hasard, en un microcosme, modèle réduit com-plet d'un certain type de société. L'attrait d'une expérience vécue a cer-tainement été un puissant motif pour les vocations ethnologiques. Et c'est parce que cette expérience a toujours un sens et une cohérence pour celui qui en est l'acteur que le terrain se voit conférer une unité et un sens qu'il n'a pas. Du moins l'unité et le sens de ce terrain sont dé-terminés par des relations extérieures à l'ethnologue et qu'il se refuse de prendre en considération (jadis refus d'un passé, aujourd'hui refus de la soumission de ces sociétés à des mécanismes économiques et politiques internationaux). Il suffit de voir dans quelles conditions on a opéré le transfert de cette méthode dans les sociétés occidentales pour comprendre l'illusion qu'elle véhicule. Que ce soit l'étude des survivances (folklore) ou d'unités sociales à la cohérence spatiale ou autre bien marquée (certains quartiers urbains, les communautés eth-niques, etc.), la méthode ethnologique privilégie objectivement la par-tie sur le tout et utilise des concepts qui expliquent cette partie comme un tout (ce qui n'est pas faux dans bien des cas) se suffisant (ce qui est erroné a priori et dans tous les cas). La méthode oscille donc entre une perspective totalisante ou généralisante et une expérience person-nelle ponctuelle, considérée comme scientifique bien que soumise à tous les pièges de l'empirisme.

L'anthropologie ne peut s'abstraire des conditions que nous venons de décrire. Mais elle peut en prendre la mesure et se donner les outils théoriques et pratiques propres à en assurer la critique. Ainsi l'anthro-pologie doit tenir compte des conditions de l’oralité. L'importance de l'expression orale est une chose. Mais il est nécessaire de replacer

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cette oralité dans la pratique sociale réelle. Il ne faut pas confondre les normes de la société avec les opinions et les interprétations des indivi-dus (ou des groupes). De plus les opinions et interprétations portent aussi bien sur les normes que sur les comportements (les pratiques réelles). Cette dernière dimension peut être saisie de deux façons par l'anthropologue : soit visuellement, soit oralement (description par un tiers). L'anthropologue se doit de [44] distinguer la nature des infor-mations recueillies sans oublier les conditions de la collecte (omis-sions, mensonges des informateurs). Enfin, il ne faut pas confondre les explications de la société (ou d'un des groupes de celle-ci) avec celle que l'anthropologue se doit d'élaborer 66.

Cette critique permanente, ce retour sur soi, est une des conditions de la transformation interne de la méthode, qui n'est plus l'apanage d'une subjectivité illusionnée et privilégiée. L'autre condition est d'ordre théorique proprement dit : l'explication nécessairement totali-sante dresse le champ réel des éléments à prendre en considération pour un objet donné. L'anthropologie ne confond pas les relations so-ciales, visibles empiriquement (et donc la forme communautaire, ter-rain de la pratique sociale et scientifique), avec les structures qui les rendent possibles : l'anthropologie remet en cause l'idéologie du dis-cours (parce qu'elle n'est plus une idéologie du discours sur autrui) en confrontant systématiquement normes, opinions et pratiques. Elle ac-cepte d'utiliser des techniques quantitatives pour saisir des phéno-mènes mesurables (parce que collectifs ou répartis dans le temps et l'espace) et ne se contente plus de la description subjective directe (ou indirecte). Cette ouverture théorique n'est possible que par une mise en perspective nouvelle des éléments constitutifs de toute société. Le développement de l'anthropologie économique est dû à la reprise de la

66 En effet, comme l'explique Claude Lévi-Strauss, « [...] indigène ou occiden-tale, la théorie n'est jamais qu'une théorie. Elle offre tout au plus une voie d'accès, car ce que croient les intéressés, fussent-ils fuégiens ou australiens, est toujours fort éloigné de ce qu'ils pensent ou font effectivement. Après avoir dégagé la conception indigène, il fallait la réduire par une critique ob-jective qui permette d'atteindre la réalité sous-jacente. Or, celle-ci a beau-coup moins de chance de se trouver dans des élaborations conscientes que dans des structures mentales inconscientes qu'on peut atteindre à travers les institutions, et mieux encore dans le langage ». « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss   », M. MAUSS, Sociologie et Anthropologie, op. cit., p. XXXIX.

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réflexion marxiste et de l'intérêt porté aux problèmes de développe-ment.

C'est pourquoi l'enquête de terrain n'a plus les prestiges du dépay-sement. Elle est véritablement pratique de laboratoire où l'on confronte les différents types d'information. Le terrain laisse de moins en moins de place à l'intuition et à la sympathie participante comme instruments scientifiques. L'utilisation des moyens audiovisuels, la collecte systématique par questionnaires de certaines données aux fins de traitement mécanographique ou électronique, le [45] recours aux disciplines voisines afin de situer le plus précisément possible chaque élément (il n'y a plus de description agraire possible sans relevé des terroirs, des temps de travaux, sans pesée des récoltes ; sans bota-nique, pédologie et agronomie ; les analyses nutritionnelles limitent l'appréciation subjective des rations alimentaires, etc.) sont autant de dimensions nouvelles qui sonnent le glas de l'ethnologie tradition-nelle. L'arbitraire subjectif et individuel d'une science infuse et « occi-dentale » cède la place à une anthropologie respectueuse des règles du discours scientifique et de la complexité des structures sociales.

Janvier 1971

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[46]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre II

LE MÉTIERD’ANTHROPOLOGUE

I

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Il n'existe pas encore de pédagogie de l'anthropologie. N'ap-prennent réellement l'anthropologie que ceux qui peuvent la pratiquer. Evidemment, si l'on se place d'un point de vue universitaire, l'anthro-pologie est enseignée un peu partout dans le monde, et il est donc pos-sible d' « apprendre » l'anthropologie. Mais la carence que nous vou-lons souligner est plus profonde, car cette absence de pédagogie est liée à la nature même de la réflexion anthropologique telle qu'elle est menée à l'heure actuelle. Tout souci pédagogique est exclu de l'exploi-tation ou de la présentation des données, alors que, par une curieuse ironie du sort, la plupart des anthropologues ne peuvent poursuivre leurs recherches que grâce à une carrière universitaire.

En fait, tout se passe comme si l'anthropologie ne s'apprenait pas. Si parfois on la conçoit comme un art et, comme tel, relevant plus du génie personnel ou de la « débrouillardise » que d'un exercice intellec-tuel poursuivi avec méthode, l'anthropologie n'en reste pas moins d'un accès difficile, ce qui la fait considérer comme une science ésotérique. L'anthropologie, comme toutes les sciences humaines, nécessite une double initiation, théorique et pratique. Mais comment doit-on aborder

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les problèmes posés par la formation théorique proprement dite et la préparation à la pratique du terrain ? Jusqu’à présent, une seule solu-tion a prévalu, celle de la facilité, qui a consisté à réduire cette forma-tion à la lecture d'ouvrages [47] monographiques. Or, la plupart de ces ouvrages possèdent un vice épistémologique grave : on ne connaît ab-solument pas les conditions de leur élaboration. Le contexte de l'en-quête, la manière dont les matériaux sont recueillis puis traités, les obstacles rencontrés par le chercheur, les particularités de son terrain : autant de problèmes qui ne sont abordés qu'en passant et avec une telle pudeur qu'on est en droit de suspecter la qualité scientifique de ces ouvrages. Cette vision des choses, qui rend l'auteur seul maître de ses affirmations et seul juge de la validité de ses matériaux ou de leur utilisation, est de plus un procédé tout à fait antipédagogique. La seule lecture de ces ouvrages remet en question la qualité d'un tel apprentis-sage théorique, puisqu'il est impossible d'y apprendre comment se fait l'anthropologie.

Une nouvelle collection américaine, « Studies in Anthropological Method », va peut-être nous permettre de sortir d'une telle situation. Son objectif est en effet d'emblée pédagogique et méthodologique. Dans lavant-propos commun à tous les ouvrages de cette collection, les éditeurs, George et Louise Spindler, écrivent :

« Les professeurs d'anthropologie ont été handicapés par l'absence de réflexions claires et faisant autorité sur la manière dont les anthro-pologues recueillent et analysent leurs données. Les résultats du tra-vail de terrain sont accessibles aux étudiants dans les ouvrages publiés par les ethnologues. Bien que ceux-ci décrivent la diversité des cultures et des réseaux d'intégration sociale, des contrôles sociaux, des comportements religieux, des coutumes matrimoniales et de tout le reste, des remarques simples et méthodiques sur la manière dont les faits sont recueillis et interprétés sont rares dans la littérature déjà ac-cessible aux étudiants. Sans ces informations, l'amateur de données anthropologiques est laissé dans l'ignorance des progrès de notre science — situation insatisfaisante à la fois pour les étudiants et les professeurs. »

Les ouvrages peuvent traiter soit d'un problème méthodologique particulier, soit de l'expérience d'un chercheur au cours de son travail de terrain et de réflexion sur ses données. En conclusion les éditeurs espèrent que leur collection « aidera les étudiants qui veulent

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connaître les processus d'enquête et d'organisation des données qui sous-tendent les résultats traités et publiés ».

Jusqu'à présent, trois ouvrages ont paru 67 : le premier, Manual [48] for Kinship Analysis, de E.L. Schusky, est, au sens précis du terme, un manuel avec des exercices ; le second, The Life History in Anthro-pological Science, de L. L. Langness, traite d'un thème de re-cherche ; le troisième, Understanding an African Kingdom, de J. Beat-tie, retrace le cheminement d'une enquête d'anthropologie.

1. Un manuel d'analyse de la parenté

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La méthode d'exposition du manuel est typiquement anglo-saxonne et semble en outre correspondre à la démarche d'un cours oral. Cette relative liberté dans la présentation fait que l'enchaînement des ana-lyses, des définitions et des exercices n'est pas systématique et qu'il ne conduit pas nécessairement du plus simple au plus complexe.

D'emblée, par cette analyse de ce qu'il appelle le système de paren-té américain, c'est-à-dire occidental, l'auteur met le lecteur en garde contre toute tendance ethnocentrique. Il démontre progressivement la variété des systèmes de parenté, insistant sur le fait que chaque sys-tème a sa logique propre, fonctionne selon certaines lois qui peuvent être appréhendées, au niveau de la terminologie par exemple. Après avoir insisté sur la représentation par diagrammes et justifié l'utilisa-tion des abréviations, il distingue les systèmes qui classent les indivi-dus selon le principe de génération ou de lignée, employant une termi-nologie classificatoire ou descriptive. Puis il définit le principe d'unili-néarité et le lignage, et expose, comme exemples de systèmes matrili-néaire et patrilinéaire, les systèmes crow et omaha.

67 G. et L. SPINDLER (éd.), Holt, Rinehart and Winston, New York, 1965 (Stu-dies in Anthropological Method) :E.L. SCHUSKY, Manual for Kinship Analysis, VIII + 84 p., 41 fig., biblio-graphie.L. L. LANGNESS, The Life History in Anthropological Science, X + 82 p., bibliographie.J. BEATTIE, Understanding an African Kingdom : Bunyoro, XII + 61 p., bibliographie.

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Cela forme une première partie. La deuxième se veut plus générale et théorique. L'auteur examine brièvement comment et pourquoi on recueille les termes de parenté, ce que signifie l'analyse des comporte-ments. Puis le mariage, la notion de section et de sous-section, le clan, la phratrie et la moitié, le principe de résidence font l'objet [49] de son attention. De nombreux exercices 68 suivent ces analyses dans le corps même du texte et facilitent leur compréhension puisque l'étudiant, ou le lecteur, s'il veut parfaitement comprendre ce qu'on lui démontre, doit s'astreindre à appliquer la règle ou le principe qu'on vient de lui exposer. Ces deux parties se terminent par une liste de termes à défi-nir. Un glossaire aide à la réalisation de cet exercice. Enfin, une courte bibliographie clôture l'ouvrage 69.

La nouveauté de ce manuel 70 dans un domaine que l'on qualifie trop souvent d'ardu, parce que justement rien n'est fait pour en faciliter l'approche, ne doit pas nous en masquer les défauts. Le grief principal que nous pouvons formuler à propos de cet ouvrage est son absence de vue générale et synthétique des problèmes, son manque de rigueur dans un domaine où elle devrait être de règle 71. Que devrait-on exiger d'un manuel de ce genre ? Il pourrait servir d'introduction :

- à la compréhension théorique de la description et du fonction-nement des systèmes de parenté, tels qu'on peut les trouver dans un ouvrage spécialisé ou monographique ;

- à la conduite d'une recherche sur le terrain : quelles données recueillir et comment les recueillir ?

- à la mise en ordre théorique de cette recherche empirique : comment construire le système de parenté dont on aura recueilli

68 41 diagrammes et 19 exercices accompagnent le texte. Comme exemple d'exercice : marquer sur un diagramme de parenté (reproduit vierge dans l'ouvrage) tous les parents du matrilignage d'Ego dans le cas d'une société matrilinéaire. À la page suivante, on peut lire ce même diagramme rempli comme il doit l'être.

69 On regrettera l'absence de toute référence aux Structures élémentaires de la parenté de Cl. LÉVI-STRAUSS.

70 C'est du moins le premier du genre qui parvient à notre connaissance.71 Nous n'aborderons pas la discussion sur la terminologie adoptée et les prin-

cipes qui la sous-tendent. Indiquons cependant que, pour l'essentiel, E. Schusky se réclame de G. P. Murdock.

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les éléments et dégager ses lois de fonctionnement ? Quels sont les types de problèmes que pose son analyse ?

- à la mise en perspective des structures de parenté, ainsi qu'aux grands problèmes et aux grandes théories qui se partagent l'at-tention des anthropologues aujourd'hui : fonctionnalisme, struc-turalisme, analyse componentielle, usage des mathématiques et formalisation.

[50]Un manuel ainsi ordonné donnerait tout son sens à l'analyse des

systèmes de parenté. D'abord en distinguant les deux niveaux de la théorie et de la recherche empirique. Ensuite, par la hiérarchie qu'il introduirait au niveau théorique entre la présentation des facteurs per-mettant de comprendre n'importe quel système de parenté, l'utilisation de ces données au cours d'une recherche précise et les orientations générales de ce domaine de l'anthropologie.

Un second volume, de niveau supérieur, devrait aborder des pro-blèmes plus particuliers et plus complexes. Les analyses ne s'appuie-raient plus, par exemple, sur les systèmes classiques crow, omaha, iroquois, qui servent de modèle à la réflexion anthropologique, mais concerneraient des systèmes plus complexes tirés d'ouvrages spéciali-sés bien connus.

En définitive, l'ouvrage de Schusky est difficile à utiliser dans le cadre d'une initiation à la lecture d'ouvrages spécialisés, et sa méthode d'exposition ne peut préparer l'étudiant à l'exercice de logique rigou-reuse que doit être l'analyse d'un système de parenté. Mais une telle initiative méritait d'être saluée et l'on ne peut que souhaiter qu'elle donne jour à un ouvrage plus rigoureux, à un véritable manuel d'ana-lyse de la parenté.

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2. Thème ou technique d'enquête :l'histoire de vie

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L'histoire de vie, life history, est l'expression qui sert à désigner une biographie ou autobiographie en anthropologie. L'ouvrage de L. L. Langness, soulignent les éditeurs dans leur avant-propos, est le pre-mier ouvrage systématique sur la question depuis 1945, date à laquelle C. Kluckhohn avait publié The personal document in anthro-pologi-cal science 72. Langness présente son thème de la façon suivante :

« On parlera d'histoire de vie dans cet ouvrage pour parler de l'enregis-trement approfondi de la vie d'un individu telle qu'elle est présentée par l'individu lui-même ou par d'autres, ou par les deux à la fois. Les questions auxquelles je cherche à répondre sont : [51] 1) comment enregistre-t-on une histoire de vie ? 2) que signifie-t-elle ? 3) quelle valeur a-t-elle 73 ? »

Cet ouvrage, où l'auteur se réfère souvent à ses propres expériences de terrain en Nouvelle-Guinée, comporte trois grandes parties. Une première partie, historique, retrace les divers usages et conceptions théoriques de l'histoire de vie en anthropologie depuis les origines jus-qu'à nos jours. Une seconde partie traite des divers problèmes que l'on peut aborder grâce à cette technique, depuis la socialisation de l'enfant jusqu'aux conséquences du changement culturel. La troisième, en-suite, examine les conditions du travail de terrain dans une telle pers-pective : les rapports avec les informateurs, les problèmes posés par l'usage ou non de la langue, l'interview. Enfin une bibliographie de plus de cinq cents titres complète l'ouvrage.

La partie historique est essentiellement fondée sur des données américaines, mais cela est largement justifié, à la fois par le public auquel l'ouvrage est destiné et par l'évolution effective de l'anthropo-logie américaine. D'après Langness, c'est surtout entre 1925 et 1944 que se situerait l'âge d'or de l'histoire de la vie, dont P. Radin et E. Sa-72 In : The Use of Documents in History, Anthropology and Sociology, L.

Gottschak, C. Kluckhohn, et R. Angell (éd.), New York, 1945, pp. 78-173 (Social Science Research Council Bull., 53).

73 LANGNESS, op. cit., p. 5.

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pir devaient montrer tout l'intérêt. D'autre part, l'école « personnalité et culture », tout en ne privilégiant pas cette méthode d'approche, a certainement eu une grande influence sur l'orientation des recherches dans ce domaine. Depuis la dernière guerre, la « structure » et l'objec-tif semblent prendre le pas sur le subjectif et le psychologique. Mais l'auteur discerne des changements (il s'agit toujours des Etats-Unis) dans cette tendance, et son ouvrage est un appel en faveur d'une re-conversion.

Pour Langness, pratiquement toute l'anthropologie est de nature biographique : « Les informateurs ne conçoivent [les données so-ciales] que reliées à [leur} propre histoire 74. » C'est pourquoi en der-nier ressort on a toujours recours au psychologique : « Même les cher-cheurs qui consciemment rejettent les données psychologiques comme ne relevant pas d'une analyse de structure ou autre finissent invariable-ment par trouver nécessaire de faire appel à quelque concept psycho-logique dans leur travail, chaque fois qu'ils essaient de dépasser la simple description 75. »

Langness cite M. E. Spiro pour conclure que les structures sociales [52] dépendent de la manière dont elles sont intériorisées. Il n'y a pra-tiquement pas de domaine ou de thème qui ne puisse être éclairé grâce à l'histoire de vie. Mais cette généralité des objectifs que l'on attribue à l'histoire de vie ne lui retire-t-elle pas toute valeur diacritique ? Et n'est-on pas réduit au sophisme archiclassique de l'œuf et de la poule : quel est le rapport exact entre la culture et l'individu 76 ?

Le troisième chapitre et les premières remarques de conclusion sont consacrés aux problèmes généraux que pose la collecte de telles histoires de vies. Ce sont les problèmes de toute enquête de terrain que l'auteur passe en revue, et les remarques qu'il fait ne concernent pas uniquement les histoires de vies. Qu'il s'agisse de l'intégration du chercheur au sein de la société « observée », des obstacles posés par la langue ou de la responsabilité du chercheur envers ses informateurs, les quinze pages consacrées à la collecte des données sont les plus en-

74 Ibid., p. 4.75 Ibid., p. 31.76 Car il faut recueillir aussi bien les histoires de vie des individus typiques

que celles des anormaux. Mais le normal et l'anormal sont-ils alors le fruit d'une culture intériorisée différentiellement ou de situations différentes mo-delant des individus identiques ?

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richissantes de l'ouvrage. Comme J. Beattie dans son ouvrage, Lan-gness se sert de son expérience pour démonter le travail de terrain et tout ce qu'il nécessite comme préparation, réflexes et attitudes spéci-fiques ; il s'agit pour l'étudiant de comprendre pourquoi le chercheur réagit de telle ou telle façon.

Si l'on reprend les implications théoriques de la démarche de l'au-teur, nous pouvons nous poser les questions suivantes : l'histoire de vie est-elle une technique, un thème, un objectif parfaitement auto-nome de recherche en anthropologie ? quelle fonction doit-on attri-buer au psychologique en anthropologie et comment se déterminent les rapports entre culture et individu ? finalement, quelles sont les uti-lisations et les significations possibles de l'histoire de vie ?

Pour Langness, rappelons-le, « les données anthropologiques [...] sont toutes fondamentalement biographiques 77 ». L'histoire de vie dans ce cas apparaît comme une tendance toute naturelle à l'anthropo-logie. Cependant, en tant que technique, elle n'a rien de particulier puisque le chercheur peut recourir aussi bien à l'interview qu'à l'obser-vation directe ou même aux tests psychologiques. En fait, pour l'au-teur, l'histoire de vie est un objectif parfaitement autonome de [53] recherche. Mais affirmer, comme il le fait, que l'anthropologie est fon-damentalement biographique est à la fois un truisme et une grave er-reur théorique. Toutes les sciences humaines recourent à l'interview, interrogent des individus ; il n'y a donc pas d'équivoque : les données sont bien individuelles en leur source. Mais ce qui justement doit faire l'objet de la démarche anthropologique, c'est d'en montrer le sens et d'indiquer les limites de leur signification objective 78. « Données bio-graphiques » ne veut pas dire « données psychologiques », et c'est là que réside à notre avis l'erreur de Langness qui présente le thème de l'histoire de vie comme une méthode d'approche se suffisant à elle-même, puisqu'il va jusqu'à proposer des archives interdisciplinaires et internationales d'histoires de vies à l'exemple des Human Relations Area Files 79.77 LANGNESS, op. cit., p. 53.78 Cf. M. GODELIER, « Système, structure et contradiction dans Le Capi-

tal », Les temps modernes, n° 246, novembre 1966 ; surtout p. 863.79 Proposition intéressante mais dont la réalisation scientifique exigerait de

telles précautions pour unifier les procédures d'enquête sans appauvrir pour autant les résultats qu'on est en droit de se demander s'il ne s'agit pas là d'un projet utopique. De toute façon, la comparaison de l'histoire de vie d'un Ba-

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L'histoire de vie ne peut être qu'une illustration du fonctionnement d'une société et, comme telle, elle renvoie préalablement à l'analyse la plus rigoureuse des structures, des productions matérielles et mentales de cette société. Elle peut aussi, à notre avis, avoir un deuxième objec-tif : rendre sensible aux non-spécialistes et même au grand public la nature des sociétés en question. L'histoire de vie peut servir à vulgari-ser les données anthropologiques, et c'est pourquoi on ne peut condamner a priori les tentatives littéraires dont elle est l'objet. Vou-loir en faire autre chose et inviter étudiants et chercheurs à en faire leur préoccupation centrale nous paraît par contre dangereusement illusoire.

3. Itinéraire à9une enquête

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L'ouvrage de J. Beattie est le compte rendu des vingt-deux mois de terrain et des problèmes de mise en ordre des données qui ont [54] notamment permis la rédaction de Bunyoro, An African Kingdom 80. C'est en quelque sorte un journal de bord analytique et critique traitant tous les problèmes, d'ordre théorique et pratique, qui se sont posés à l'auteur, depuis le choix du terrain jusqu'à la rédaction de ses articles et de ses livres. Dans son introduction, Beattie écrit : « La dernière chose que je souhaite faire est de proposer cet ouvrage comme mo-dèle 81. » L'intérêt dune critique, dans le cas d'un tel ouvrage, n'est pas de juger si l'auteur a eu raison ou tort de prendre telle ou telle initia-tive dans la situation dans laquelle il se trouvait. Notre tâche consiste plutôt à souligner les originalités de cette recherche et le profit qu'on peut en tirer en ce qui concerne l'organisation générale d'une enquête anthropologique et les modalités du travail de terrain proprement dit. Il faut indiquer que Beattie ne cherche absolument pas à éblouir le lecteur, qu'il insiste avec raison sur des détails qui se révèlent détermi-

Kongo et d'un Guayaki ne nous apprendrait pas grand-chose en soi, sinon que ceux-ci vivent et voient le monde différemment de ceux-là, ce dont on se serait pour le moins douté.

80 Holt-Rinehart and Winston, New York, i960. Rappelons que les Nyoro sont les habitants du royaume bunyoro en Ouganda.

81 BEATTIE, op. cit., préface, p. ix.

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nants et que cette lucidité critique est une des meilleures introductions qui soient à la pratique anthropologique.

Dès le début, Beattie insiste sur la préparation théorique nécessaire au travail de terrain. Mais l'initiation aux méthodes d'enquête était considérée comme secondaire à Oxford : « Il était inhabituel, dans les cours d'anthropologie en Angleterre à cette époque (ce l'est toujours) de donner des instructions détaillées et formelles à propos des mé-thodes du travail de terrain. On avait parfois l'impression que ce tra-vail consistait simplement à aller sur le terrain et à être là ; une fois là, on recueillerait l'information grâce à une sorte d'osmose, avec l'aide indiscutable de cet aide-mémoire inestimable qu'est Notes and Que-ries on Anthropology. » 82 L'auteur pense d'ailleurs que c'est un bien, car « cela évite le danger d'une utilisation trop dogmatique de mé-thodes qui conviennent à une culture mais qui conviennent moins ou pas du tout dans une autre 83 ».

Au cours de son premier séjour de six mois, Beattie se contente de se familiariser avec la société nyoro et il finit par pratiquer convena-blement la langue. Un retour de quatre mois en Angleterre lui permet de préparer son second séjour qui sera consacré à une véritable en-quête intensive. On remarquera l'usage qu'il a pu faire de « rédac-tions » écrites par des Nyoro sur des sujets touchant à la [55] société traditionnelle, sa conception de la « preuve » quantitative et statis-tique, nécessaire mais à utiliser seulement lorsque l’on connaît déjà assez bien la société en cause. Les quelques pages où il fait le point de son travail sont parmi les plus précieuses de l'ouvrage, car il essaie de caractériser les erreurs et les omissions qu'il a pu commettre.

L'auteur attache une grande importance aux problèmes de rédac-tion et de mise en forme des données et définit à partir de son expé-rience personnelle une démarche en quatre étapes, qui possède une certaine valeur générale.

Les dernières remarques de Beattie concernent la signification du travail de terrain. Le terrain peut prêter au romantisme, à l'identifica-tion, mais cela est secondaire. Avant toute chose le terrain est le labo-ratoire de l'anthropologue. Les données doivent être recueillies par des professionnels, non par des amateurs.

82 BEATTIE, op. cit., préface, p. ix.83 Ibid., p. 5.

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Cet ouvrage n'est ni un manuel, ni un aide-mémoire 84, ni un livre de souvenirs. En cela réside son originalité : il nous révèle de l'inté-rieur le déroulement d'une pratique scientifique face à ses problèmes théoriques et empiriques. C'est pourquoi de tels ouvrages doivent se multiplier, qui précisent le contexte de la recherche anthropologique et en démontent le mécanisme. À ce titre, Understanding an African Kingdom : Bunyoro est exemplaire. Beattie nous fait partager son ex-périence scientifique et c'est avec raison que nous insistons sur ce qua-lificatif. En France, l'anthropologie a donné naissance à une mytholo-gie du « dépaysement » qui s'est traduite par des autobiographies de terrain dont la qualité, souvent très élevée 85, a pu paralyser certaines tentatives comme celle de Beattie. Ces ouvrages ont certes provoqué maintes vocations, mais ces vocations sont plus sentimentales que scientifiques et, en anthropologie, les désillusions sont souvent bru-tales. Plus « terre à terre » en un sens, l'ouvrage de J. Beattie est une introduction incontestablement plus sérieuse au métier d'anthropo-logue.

[56]À des titres divers, ces trois ouvrages nous ont démontré la possibi-

lité d'une pédagogie en anthropologie et d'un apprentissage théorique du travail de terrain. Nous avons vu que ce sont les conceptions théo-riques des auteurs qui sont le plus souvent responsables de leur plus ou moins bonne qualité. Mais, malgré tous leurs défauts, ils repré-sentent un net progrès dans l'effort de clarification des méthodes en anthropologie. Il serait temps que les anthropologues français mettent sur pied une collection de même inspiration. Que ce soit à propos de techniques spécifiques d'enquête, de thèmes ou de domaines limités de l'anthropologie, ou de comptes rendus critiques d'enquête, les sujets ne manquent pas. Et les différences entre les manuels français et an-glo-saxons seraient une source de réflexion supplémentaire.

1967

84 Le Manuel d'ethnographie de M. MAUSS vient d'être réédité (en 1967) dans la Petite Bibliothèque Payot, n° 102. Plus qu'un manuel ou un aide-mé-moire, cet ouvrage est un reflet de l'ethnologie telle qu'elle était pratiquée il y a trente ans.

85 Cf. coll. Terre humaine, Plon, Paris.

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[57]

II

Science sans conscience n'est que ruine de l'âme.RABELAIS, Pantagruel, VIII.

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Toute discipline scientifique possède une conscience de soi histori-quement déterminée à chaque étape de son évolution. Cette conscience de soi n'est pas forcément explicite. Elle est même, para-doxalement, la plupart du temps, inconsciente. En effet, ce que nous appelons conscience de soi d'une science ne doit être confondu ni avec les élaborations théoriques qu'elle produit ni avec les présupposés idéologiques qui l'accompagnent. Cette conscience de soi est le rap-port que la théorie entretient avec les pratiques qui la fondent. Ce rap-port peut être méconnu ou reconnu. Mais il ne faudrait pas confondre méconnaissance des rapports entre théorie et pratique avec absence de rapports, car ceux-ci sont évidemment consubstantiels à toute dé-marche scientifique. Ce qui change, c'est la reconnaissance de ces rap-ports, l'évaluation de leur spécificité et de leur importance : la conscience de soi devient dès lors prise de conscience. Mais, par défi-nition, elle ne peut jamais être transparence absolue de la théorie à la pratique.

Il s'agit là d'un débat classique de l'épistémologie et de l'histoire des sciences. Les sciences humaines ou anthropologiques ont fourni [58] la matière à de nombreuses réflexions de ce genre, puisque leur objet paraît difficile à définir et qu'en conséquence le statut scienti-fique leur est souvent refusé. Depuis vingt ans l'interrogation linguis-tique hante les sciences anthropologiques. Cette interrogation a conduit certains philosophes à mettre en doute sinon à nier tout sim-plement la possibilité de constituer des sciences humaines ou anthro-pologiques. Pour M. Foucault, l'homme est une invention, « une fi-

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gure entre deux modes d'être du langage 86 ». Pour L. Althusser, une coupure radicale existe entre la science et l'idéologie, et pour le mo-ment les sciences humaines relèvent de cette dernière. Cette référence schématique à l'actualité n'est pas gratuite. Elle indique une situation nouvelle qui est à la fois crise et interrogation sur les formes du sa-voir. Du point de vue de l'épistémologie scientifique il y a donc une certaine figure de la nécessité historique : ce peut être une théorie 87 ; c'est le plus souvent une question qui s'impose d'elle-même, naturelle-ment. Cette apparition « naturelle » masque souvent le processus qui est à l'œuvre et empêche la communauté scientifique, pour un certain temps seulement, de prendre conscience de la nouvelle situation théo-rique et pratique où elle se trouve.

Marx disait que « l'homme ne se pose que les problèmes qu'il peut résoudre ». Or, il semble bien que le temps soit venu pour les sciences anthropologiques de penser leur pratique par rapport à leur théorie, donc de constituer une conscience de soi explicite et critique. Mais une fois admise la nécessité historique de ce phénomène, il faut en tirer toutes les conséquences.

La systématisation de la réflexion sur la pratique anthropologique en est à ses débuts. Cette réflexion est encore élémentaire en ce sens qu'elle s'applique aux démarches élémentaires de cette discipline et notamment aux problèmes que soulève la recherche de terrain 88. [59] Cependant, il faut tenir compte des différences entre traditions scienti-fiques, en l'occurrence entre les réflexions des anthropologues fran-çais, anglo-saxons et américains. On constate en effet un décalage re-latif entre ces traditions différentes. Décalage des préoccupations qui 86 Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 397. Mais l'objet des

sciences humaines, est-ce l'homme ou la société ?87 Le structuralisme par exemple, envers formalisé de cette interrogation lin-

guistique. L'évolutionnisme, le positivisme, le fonctionnalisme furent en leur temps la réponse à un certain nombre de questions spécifiques, c'est-à-dire historiquement déterminées.

88 Nous n'analyserons dans cet article que les ouvrages concernant la re-cherche de terrain au sens large. En ce qui concerne les ouvrages d'ordre plus général citons Le Métier de sociologue (livre I) de P. BOURDIEU, J.-C. CHAMBOREDON et J.-C. PASSERON, Mouton-Bordas, Paris, 1968, véritable vade-mecum épistémologique des sciences humaines, et Ethnolo-gie générale sous la direction de J. POIRIER, Gallimard, « Encyclopédie de La Pléiade », Paris, qui se veut plutôt un manuel systématique et méthodolo-gique.

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rend certains points de vue désuets et d'autres novateurs. Décalage des évolutions théoriques, qui rend certaines comparaisons peu significa-tives.

4. La recherche de terrain : les mythes et la réalité

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L'ouvrage de Michel et Françoise Panoff, L'Ethnologue et son ombre 89, nous paraît typique de la tradition anthropologique française. En effet, l'ethnologie y est encore conçue comme une expérience per-sonnelle, expérience scientifique certes, et dès le début le terrain est justement défini comme laboratoire et comme éducation, mais c'est une expérience encore auréolée des prestiges de l'exotisme, c'est-à-dire du contact avec l'Autre, radicalement différent de l'ethnologue et pourtant identique dans son isolement précaire. La réflexion des au-teurs est largement fondée sur leur expérience personnelle et l'intérêt du livre réside dans son ton de confession et de polémique. Deux thèmes essentiels retiennent l'attention des auteurs : d'une part la spé-cificité du travail de terrain et de la relation ethnographique, et leurs conséquences au niveau de la morale professionnelle du chercheur ; d'autre part le contexte général dans lequel s'inscrit cette pratique scientifique : la situation politique locale (colonialisme, indépen-dance), la culture occidentale à laquelle se rattache l'ethnologue, et leurs conséquences au niveau professionnel.

La première impression de l'ethnologue sur le terrain est une im-pression d'opacité. C'est là que réside la différence de l'ethnologie avec les autres sciences humaines (la sociologie notamment) et son originalité : « Ainsi la distance est-elle la condition par excellence de la connaissance ethnographique. Mais elle est bien davantage : elle est cette connaissance même 90. » Ce qui compte, c'est donc l'écart entre l'ethnologue et l'Autre, et les auteurs en concluent : « C'est supposer là que l'ethnologie se définit par son objet 91, quand il [60] faudrait une

89 Payot, Paris, 1968.90 Ibid., p. 27. Souligné dans le texte.91 Les auteurs viennent d'envisager la possibilité de remplacer l'ethnologue,

étranger, par des chercheurs autochtones. Ibid., p. 27.

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bonne fois reconnaître qu'elle n'a pas d'objet en propre mais possède sa raison d'être dans une certaine relation à la réalité étudiée. »

Il n'est pas besoin de rappeler l'importance de cette relation entre l'ethnologue et l'Autre, et presque la moitié de l'ouvrage est consacrée à montrer combien il est difficile d'établir une relation qui permette un travail scientifique. Une analyse fine et souvent humoristique détaille les problèmes soulevés par le choix et le rôle des informateurs, des interprètes, les conditions de l'installation, la façon de rendre des ser-vices, etc. Les critiques de M. et F. Panoff à l'égard de « la malpropre-té intellectuelle », de « la mentalité obsidionale » ou ultra-participante des chercheurs sont toutes bien fondées. À la lumière de ces re-marques, l'ethnologie apparaît comme un exercice de haute voltige, d'où l'importance des qualités psychologiques et humaines de l'ethno-logue.

Mais en quoi ces problèmes spécifiques définissent-ils une disci-pline scientifique ? En ce que leur solution, selon les auteurs, réside dans ce qui constitue « proprement l'ethnologie et que seule une rela-tion pleinement contractuelle de l'observateur à l'observé peut nous livrer : le sens de la totalité 92 ». Mais celui-ci est à la fois évident et illusoire, et sa signification scientifique devient aléatoire dans ce contexte. Le « fait social total » a caractérisé pendant longtemps (et caractérise encore) la nature particulière des sociétés dites primitives. Dans ce cas le sens de la totalité auquel se réfèrent les auteurs est une caractéristique de l'objet. L'anthropologue s'intéresse donc à « tout », puisqu'il est concerné par « tout », pour parvenir à une explication scientifique. De plus, vivant au sein de cette totalité, il la voit à sa me-sure 93. En fait, cette première interprétation est discutable, car elle est justifiée par une vision monographique des faits. La spécialisation de plus en plus poussée des différentes branches de l'anthropologie remet en cause la possibilité d'une approche « totalisante » au niveau de la pratique ethnographique 94. Si, par contre, on se situe au niveau de la 92 Ibid., p. 108. Souligné dans le texte.93 En effet M. et F. PANOFF précisent plus loin (ibid., p. 155) : « [...] les so-

ciétés que l'ethnologue étudie sont suffisamment petites pour qu'un seul in-dividu puisse les saisir dans leur totalité, si elles présentent des aspects ex-trêmement divers, cette diversité, dans chaque cas, n'est pas trop complexe pour défier les compétences d'un seul individu ».

94 Il est évident qu'au niveau théorique l'explication doit toujours s'efforcer d'être totalisante.

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relation contractuelle qui est une expérience [61] totale, mettant en cause la personnalité, les habitudes, le confort moral et physique du chercheur, on peut se demander en quoi elle est un critère scientifique. La distance et la relation contractuelle définissent plus une certaine conception de l'ethnologie qu'une discipline scientifique.

Cette conception de l'ethnologie renvoie également à une vision du monde. Le privilège de l'ethnologue c'est l'aventure, la responsabilité de l'entreprise individuelle, le retour à la nature. Le rousseauisme des auteurs s'allie ici à un idéal petit-bourgeois et individualiste (du moins si l'on prend certaines comparaisons des auteurs au pied de la lettre 95).

Durant le travail de terrain, la confrontation avec le pouvoir admi-nistratif est inéluctable car l'ethnologue est toutefois pour ce dernier un personnage inquiétant. Mais la vision, à notre avis légèrement idéa-liste, des auteurs sur ce point suscite de nombreuses interrogations. La 95 Cette caractérisation n'est pas morale mais épistémologique. Elle désigne

une conscience de soi historiquement datée, qui ne tient pas compte des bou-leversements méthodologiques et historiques qui assaillent l'ethnologie de-puis une dizaine d'années. Outre la transformation de plus en plus rapide de l'objet d'étude (cf. infra), le développement de rapports plus étroits avec les autres disciplines des sciences humaines (sociologie, géographie, démogra-phie, économie), la possibilité du travail en équipe, l'existence de moyens matériels plus perfectionnés conduisent à mettre en cause une ethnologie isolationniste et artisanale. Pour justifier cette critique il nous paraît néces-saire de donner quelques citations particulièrement significatives du point de vue de M. et F. Panoff.— L'aventure : « L'ethnologue dans le monde contemporain est un des rares êtres à conserver le sens de l'aventure et à se risquer dans une expérience qui, si défraîchie qu'elle soit, garde encore quelque envergure » (op. cit., p. 150).— L'entreprise individuelle : « Dans une société où, à moins de vouloir être petit commerçant, il est de plus en plus difficile de mener seul une entre-prise, l'expérience ethnologique offre encore à l'individu la possibilité de s'affirmer sans avoir à dépendre de manière trop étroite ou trop permanente d'autrui » (ibid., p. 155).La nature : « Transporté dans une nature sublime qui évoque cette nature exemplaire qu'a découverte la peinture classique, mêlé au spectacle gracieux d'hommes et de femmes qu'un travail même pénible n'a su mutiler dans leur corps » (ibid., p. 146).Le rousseauisme : « Pour un Occidental dont l'éducation se fait depuis le début du XIXe siècle dans un milieu urbain et sans contact aucun avec la nature, il y a là une chance unique de renouer avec une tradition interrompue depuis le XVIIIe siècle » (ibid., p. 152).

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férocité avec laquelle ils décrivent la situation coloniale de la Polyné-sie française est certes rassurante et même stimulante 96, [62] mais que dire de la nature des « responsabilités politiques » de l'ethnologue ? Il est bien sûr facile de ridiculiser celui qui veut servir ou celui qui s'en lave les mains. « Dire le vrai »... à son retour en France ou soulager les injustices locales est certes nécessaire mais relève plus d'une ac-tion de boy-scout que d'une activité politique bien comprise. Il est cer-tain, d'autre part, que la recherche appliquée n'est pour l'instant qu'une caution donnée à des décisions politiques et qu'elle est « au mieux, une parure 97 ». Alors que faire ? Il ne s'agit pas de transformer tous les ethnologues en autant de Che Guevara et l'anthropologie en pratique révolutionnaire. Il s'agit plutôt de reconnaître un changement dans la nature des sociétés étudiées : un nouveau « terrain » s'esquisse qui est celui de la prise de conscience d'une exploitation ou d'une oppression (impérialiste, culturelle, raciale 98). Les cargo cuits représentent peut-être une dégénérescence. Les bidonvilles, les boîtes de conserves vides sont indiscutablement le fruit de la civilisation occidentale et ne possèdent pas autant de charmes que la « nature sublime » et roman-tique affectionnée par M. et F. Panoff. Mais s'il faut sauver les « pri-mitifs », il faut aussi savoir quel monde les attend. Si l'ethnologue tourne le dos aux mutations sociales qui surgissent partout, il risque de condamner sa discipline à un appauvrissement théorique, précurseur d'une stérilité totale. Entre le Vietnam, le Biafra, le massacre des In-diens de l'Amazonie 99 et du Matto Grosso, les différences sont consi-dérables, mais la pureté de la motivation ne dépend pas de la primiti-vité ou de l'isolement de la population en voie d'extermination. L'eth-nologue ne doit ni regretter le calme des mondes encore clos ni nier le bruit et la fureur qui remplissent petit à petit toutes les sociétés 100.

96 On relira avec profit sur ce problème l'article détaillé que M. PANOFF a consacré à Tahiti : « Tahiti ou le mythe de l'indépendance », Les Temps modernes, n° 225, févr. 1965.

97 Cf. M. et F. PANOFF, op. cit., p. 143.98 Cf., sur ce point, le bref essai de Kathleen GOUGH, « Anthropology and

Imperialism », Monthly Review, avr. 1968, 19 (II), pp. 12-27 ; traduit et pu-blié dans le n° 293-294 (1971) des Temps modernes.

99 Cf., à propos du massacre des Indiens du Brésil, la très intéressante enquête illustrée de N. LEWIS, « Génocide », The Sunday Times Magazine, 23 févr. 1969.

100 Cette opinion personnelle soulève d'ailleurs plus de problèmes qu'elle n'en résout. La critique développée ici ne vise pas M. et F. Panoff particulière-

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[63]L'Ethnologue et son ombre est un essai. L'ouvrage de Thomas

Rhys Williams, Field Methods in the Study of Culture 101, sans être un manuel, est une analyse plus systématique des problèmes concrets de la recherche de terrain. Un grand nombre de ces problèmes sont d'ailleurs identiques à ceux qui sont abordés par M. et F. Panoff, mais leur description vise davantage à expliquer une pratique scientifique originale qu'à illustrer une expérience personnelle. Paru dans la même collection que l'ouvrage de J. Beattie, Understanding an African Kingdom : Bunyoro 102, cette étude présente les mêmes caractéris-tiques. Bien sûr, l'objet de recherche est différent et Williams, qui a travaillé chez les Dusun du nord de Bornéo, s'intéresse à la culture, à la transmission des modèles sociaux et culturels. À notre avis cette notion de culture ne paraît pas très significative, et cette probléma-tique implique évidemment une certaine méthode et une certaine pré-sentation de celle-ci. En effet, à la fin de son étude Williams déclare :

« Je pense qu'il est difficile d'obtenir une présentation rigoureuse, systématique et formelle des méthodes dans l'étude de la culture comme dans l'étude des sciences naturelles, ce qui est une préoccupa-tion fondamentale pour un grand nombre de sociologues, de psycho-logues et d'économistes. Je trouve cette opinion satisfaisante car tant que les objectifs théoriques les plus importants dans l'étude de la culture visent à enregistrer et à comprendre la vision indigène de sa propre culture et les réalités objectives et historiques de celle-ci, les méthodes de recherches de terrain devront refléter cet objectif qui est de transmettre un compte rendu exhaustif d'une partie de l'expérience humaine. La nature de celle-ci, s'il s'agit d'une culture encore vivante, doit influencer les méthodes employées. Et donc la formalisation to-tale des méthodes dans l'étude de la culture doit attendre un certain

ment mais tout un ensemble de conceptions idéologiques qu'ils semblent en partie reprendre à leur compte. La fin de l'ouvrage est consacrée à « l'ethno-logue et les siens ». Les auteurs y étudient brièvement la situation profes-sionnelle de l'ethnologue français. Leurs remarques sont simples et évi-dentes et nous ne pouvons qu'y souscrire.

101 Holt, Rinehart and Winston, New York, 1967, x + 76 p., bibliogr.102 Studies in Anthropological Methods, G. and L. Spindler (éd.). Voir notre

analyse, dans la première partie de ce chapitre.

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temps ainsi qu'un changement profond des orientations théo-riques 103. »

L'analyse faite par Williams est exacte ; si nous contestons la façon de présenter les méthodes, c'est parce que nous contestons le bien-fon-dé théorique des études de culture. Ce qui ressort, à la lecture de Williams, et que la seule lecture de Beattie ne nous avait pas fait [64] sentir, c'est d'une part l'importance relative de l'anecdotique dans une telle présentation de la pratique de terrain, d'autre part la nécessité d'intégrer cette présentation à l'étude théorique elle-même, sous la forme d'une annexe par exemple. Il est donc possible en un sens de formaliser la description de la pratique anthropologique en liant la description de la démarche empirique à l’évolution de la réflexion théorique sur l'objet d'étude et sur cette démarche empirique elle-même. De cette façon non seulement on comprend où l'anthropologue veut en venir, mais aussi et surtout comment il a pu produire son ana-lyse théorique et en même temps apprécier celle-ci 104. Naturellement toutes les enquêtes ne se présentent pas sous la forme d'un ouvrage définitif ou général, qui est souvent postérieur à une série d'articles ou d'études limités et, dans ce cas, le problème reste entier. C'est pour-quoi le rôle d'ouvrages comme ceux de Williams ou de Beattie est pour le moment irremplaçable, et l'un des premiers objectifs à at-teindre est d'obtenir des anthropologues la rédaction quasi obligatoire d'analyses de ce genre. Ce n'est qu'ensuite et grâce à une accumulation d'expériences spécifiques qu'une rigueur épistémologique pourra s'im-poser et ordonner la présentation de la pratique scientifique (de terrain et de réflexion théorique) en son entier.

103 WILLIAMS, op. cit., p. 65.104 Le développement du travail en équipe, que ce soit sur le terrain ou en labo-

ratoire, ne peut que contribuer à éveiller cette conscience critique et à lui fournir les moyens élémentaires (la discussion, la collaboration réfléchie) pour s'exprimer.

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5. Vers une méthodologie systématique de l'enquête

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Comme nous l'avons déjà fait remarquer, il semble qu'en ce do-maine les anthropologues américains et anglo-saxons (et aussi néer-landais) soient en avance sur les anthropologues français 105. L'ouvrage Anthropologists in the Field, édité par D. G. Jongmans et P. C. W. Gutkind 106, en est une preuve supplémentaire. Il est composé de dix études (dont certaines déjà parues dans des revues) consacrées aux implications théoriques, pratiques, administratives et [65] éthiques du travail de terrain 107. Évidemment il n'y a pas de point de vue homo-gène sur tous ces problèmes et l'intérêt des contributions est variable. Mais dès leur brève introduction les éditeurs donnent le ton et tout anthropologue se doit de méditer leurs constatations :

« La littérature existante offre peu de données sur la façon dont les anthropologues mènent leurs recherches. Pendant les quarante dernières années, on a publié des centaines de monographies, mais un examen atten-tif révèle qu'au moins 60% des auteurs ne font aucune mention, quelle qu'elle soit, de la méthodologie employée ; peut-être 20% y consacrent quelques lignes, ou deux ou trois paragraphes ; ce ne sont que les derniers 20% qui nous donnent une idée claire de la manière dont ils ont conduit leurs recherches ; cela n'est pas du tout une situation satisfaisante.

Puisqu'il opère habituellement seul, nous sommes obligés de croire le chercheur de terrain sur parole, mais nous avons le droit de savoir quelle valeur il faut attribuer à cette parole ; l'anthropologue devrait nous infor-mer de tous les facteurs qui peuvent permettre de juger son travail, y com-pris ses origines, son idéologie et ses attitudes.

Bref, la qualité du travail s'améliorera si le chercheur apprend à se considérer lui-même, de même que son travail, comme un problème. »

105 Les seuls exemples récents d'un changement sur ce problème sont deux articles de J. GUIART parus dans les Cahiers internationaux de sociologie  : « L'Ethnologie, qu'est-elle ? », janv.-juin 1967, XLII, pp. 85-102 ; et « Ré-flexions sur la méthode en ethnologie », juil.-déc. 1968, XLV, pp. 81-98.

106 Assen, Van Gorcum, 1967, 277 pages.107 La plupart des études sont le fruit d'une série de conférences organisées par

l'Institut d'anthropologie culturelle de l'université d'Amsterdam sur le thème du travail de terrain.

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Effectivement, il s'agit là d'un aspect capital de l’épistémologie anthropologique, et la copieuse bibliographie commentée en fin d'ou-vrage (348 titres) fournit les premiers éléments d'une étude plus dé-taillée. De même, l'intérêt des contributions de cet ouvrage provient de la référence constante des auteurs à leur pratique personnelle. Mal-gré la diversité des sujets et des points de vue, il est possible de distin-guer quatre thèmes dominants.

Un premier thème regroupe les études de méthodologie théorique mais ne donne pas lieu à des démonstrations nouvelles 108. A.N.J. den Hollander (Véracité et validité de la description sociologique) et P.E. Josselin de Jong (Les informateurs et leur vision de leur propre culture) développent des remarques classiques sur le rôle des juge-ments [66] de valeur et les problèmes de la construction de l'objet. Hollander souligne qu'il est plus facile de saisir la norme et le formel que le vécu, et que tout le monde ne connaît pas parfaitement sa so-ciété : un bon informateur n'est donc pas n'importe qui. De Jong pense qu'il faut confronter le modèle à l'opinion des gens étudiés, car la structure sociale n'est pas également perçue par tous les acteurs. E. R. Leach, quant à lui, juge en anthropologue les résultats d'une enquête sociologique menée à Ceylan et compare les deux méthodes. A la so-ciologie fondée sur des échantillons statistiques, donc sur des unités individuelles, il oppose l'anthropologie qui étudie des ensembles certes plus restreints mais cohérents et qui expriment un système de relations.

Le second thème, la pratique d'enquête de terrain, offre des contri-butions plus originales. J. D. Speckmann (Les enquêtes dans les ré-gions non occidentales) examine les aspects techniques et méthodolo-giques d une enquête extensive : mise en route, mise au point du ques-tionnaire et de l'échantillon, choix des enquêteurs, organisation maté-rielle. A. J. F. Köbben (Participation et quantification, le travail de terrain chez les Djuka-Noirs de Surinam), grâce à de nombreux ex-traits de son journal de bord, commente le déroulement de ses re-cherches de terrain. Mais il s'attache également à expliquer la nature de certains de ses résultats. Enfin J. Vansina (L’histoire sur le terrain) donne une brève et remarquable analyse de sa première enquête d'his-

108 Les articles de P.E. JOSSELIN DE JONG et de E. R. LEACH ont déjà été publiés il y a plus de dix ans. Celui de A.N. J. DEN HOLLANDER, il y a quatre ans.

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toire et de collecte de traditions orales. Il décrit, lui aussi, le déroule-ment de ses travaux et expose les divers types de traditions recueillies, leur signification et leur valeur.

Le troisième thème concerne les problématiques spécifiques de certains domaines de recherche. G. K. Garbett (Le réexamen comme technique pour saisir le changement social) analyse les possibilités d'études véritablement diachroniques. Pour saisir le changement ou l'évolution, les anthropologues ont utilisé des méthodes très diffé-rentes : la description historique qui remonte le plus haut possible dans le temps ; la vérification de la variation des institutions dans le temps par l'étude de cas (mais sur ce point la mémoire des informa-teurs peut être lacunaire) ; enfin l'analyse « structurale » qui saisit la synchronie comme un déploiement diachronique (par la comparaison). La méthode du réexamen proprement dit, c'est-à-dire le retour au même endroit, dix ou quinze ans après, pour étudier ce qui a changé, a été pratiquée par R. Redfield (et O. Lewis), M. Mead et P. Harries Jones. Mais dans ce cas nous avons ce que R. Firth [67] appelle une étude bisynchronique : on ne peut retracer ce qui lie deux situations saisies à deux époques différentes. C'est donc à juste titre que Garbett rappelle qu'il ne faut pas confondre histoire et diachronie :

« L'histoire apparaît comme une suite logique d'événements, chaque événement étant le fruit du précédent. Mais dans l'étude dia-chronique, telle que nous la concevons, ce n'est pas seulement une suite d'événements que nous cherchons à établir [...]. Ce que nous cherchons à démontrer, c'est comment les gens arrivent à choisir entre plusieurs possibilités d'action à l'intérieur d'un cadre institutionnel spécifique et comment ce cadre institutionnel lui-même est modifié lorsque ces possibilités d'action ne peuvent plus s'appliquer à des si-tuations nouvelles » (p. 126).

D'un point de vue méthodologique l'auteur définit quels types de données sont nécessaires pour une étude de ce genre (les données quantitatives permettent de calculer des indices), quelle est la durée optima entre deux études (de dix à quinze ans est un maximum) et enfin quelle personne doit mener la seconde enquête. À ce propos Garbett pense que la meilleure solution est de faire mener les deux enquêtes par le même chercheur. Un chercheur différent serait conduit à accentuer les différences d'optique et à transformer sa recherche en étude critique de la précédente, ce qui le détournerait de ses véritables

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objectifs. Mais on peut se demander toutefois si cette façon de procé-der n'est pas très empirique, car le retour d'un même chercheur (ou encore, d'un autre) sur le même terrain n'est pas toujours facile à réali-ser et les études diachroniques ne peuvent pas toutes se faire par rap-port à un avenir hypothétique. D'autant plus que l'analyse diachro-nique qui résulte de cette méthode ne produit pas les mêmes résultats qu'une étude fondée sur le passé et le présent. La citation de Garbett prouve que celui-ci a parfaitement compris le problème qui se pose : celui du choix de plusieurs possibles au sein d'une structure et de la modification de celle-ci selon le parti adopté. Mais il n'est pas évident que la méthode du réexamen soit la plus adéquate pour atteindre cet objectif.

P. G Gutkind aborde un domaine très particulier, celui des études urbaines africaines. Son article est une bonne introduction à ce su-jet 109. L'auteur explique le « retard » de l'anthropologie dans ce [68] domaine. Les premières études urbaines furent entreprises par des an-thropologues travaillant en milieu rural traditionnel. Leurs « préju-gés » traditionalistes les ont conduits à nier l'existence d un système urbain en voie de constitution : « La ville n'est pas faite pour les Afri-cains ». Attitude typique qui se traduit par des recherches parcel-laires : les migrants en ville, les résurgences villageoises, etc. Les an-thropologues s'occupèrent plus de « détribalisation » que d'urbanisa-tion. Depuis 1950, de grands changements se sont produits et dans l'ensemble les travaux actuels sont de qualité. Ensuite Gutkind aborde les divers types d'enquête possibles : « situationnelle », de réseaux sociaux, longitudinale. Le critère fondamental est celui de l'apparte-nance de l'individu à plusieurs groupes changeants. Mais il n'est pas dans nos intentions de discuter ces problématiques.

Le dernier thème est celui de l'utilisation administrative et du contexte éthique de la recherche anthropologique. J. W. Schoorl aborde ce problème en tant qu'anthropologue et administrateur. Il montre la nécessité de la formation anthropologique pour l'administra-teur colonial afin que celui-ci agisse en connaissance de cause. Dans sa contribution il décrit l'enquête de six mois qu'il a dû mener en Irian

109 On pourra comparer le point de vue de P.C.W. GUTKIND à celui de J. CLYDE MlCHELL, « Theoretical orientations in African urban studies », étude publiée dans The Social Anthropology of Complex Societies, M. Ban-ton (éd.), Tavistock, Londres, « A.S.A. Monographs », 4, 1966.

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occidental en 1954 avant de prendre son poste. Il insiste sur les diffé-rences de comportement entre le chercheur et l'administrateur. Malgré cela il avoue que les gens se doutaient de sa fonction véritable ! Il exa-mine les situations épineuses pour l'administrateur : les fêtes, la jus-tice, le rôle de la monnaie de cauri. Mais il reconnaît la nécessité (temporaire pour l'administrateur) de ne pas trop brusquer le change-ment de certains mécanismes sociaux traditionnels. J. A. Barnes, dans un article déjà publié en 1963 (« Quelques problèmes éthiques à pro-pos du travail de terrain aujourd'hui »), examine les contextes où évo-lue l'anthropologue et les répercussions possibles de son entreprise scientifique. Quelle attitude l'anthropologue doit-il adopter vis-à-vis de l'administration (dont il n'est plus le prolongement inconscient, comme à l'époque coloniale) et des actions de celle-ci sur le « ter-rain » ? Quel comportement l'anthropologue doit-il avoir vis-à-vis de ses informateurs ? Où passe la limite entre information privée et infor-mation publique ? Enfin l'auteur souligne l'intérêt d'étudier les réper-cussions réelles des publications sur le [69] terrain et rappelle que tous ces problèmes ne peuvent être esquivés. Il en appelle enfin à la conscience professionnelle du chercheur :

« En tant que sociologues et anthropologues nous avons un intérêt per-manent à nous assurer que tous ceux avec qui nous travaillons nous consi-dèrent comme des professionnels responsables et que les intérêts de la profession transcendent ceux d'une enquête spécifique et d'un chercheur particulier » (p. 211).

On regrettera cependant l'absence d'étude sur l'anthropologie appli-quée, au sens général du terme. Car il est certain qu'aujourd'hui on consacre autant, sinon plus, d'argent et de chercheurs à des pro-grammes de recherches utiles 110 qu'aux programmes de recherche fon-damentale. Faut-il condamner toutes ces recherches ? L'anthropologue professionnel peut-il les ignorer ou leur donner sa caution, et jusqu'à

110 Nous ne voulons pas dire que les résultats ainsi acquis sont effectivement utiles et utilisés, sinon utilisables. Il s'agit là de l'opinion des bailleurs de fonds et des soi-disant utilisateurs.

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quel point 111 ? Enfin les documents recueillis sont-ils utilisables scien-tifiquement ?

En fait, Anthropologists in the Field propose peu d'idées nouvelles. Mais c'est un bon exemple de l'état actuel de la réflexion méthodolo-gique en anthropologie. Les articles de Köbben, Vansina et Gutkind tendent à clarifier les intentions scientifiques de l'anthropologue de terrain. L'explication de la pratique est une étape importante et néces-saire vers la rigueur théorique.

Le perfectionnement des techniques ou leur mise en œuvre systé-matique est également une étape vers cette rigueur théorique. La re-cherche dont nous allons parler maintenant en est un exemple particu-lièrement frappant.

6. L’anthropologie visuelle

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L'expression surprend au premier abord mais le titre de l'étude de J. Collier Jr. 112 correspond tout à fait aux intentions de l'auteur : dé-montrer que la photographie peut être un moyen autonome de re-cherche anthropologique et non seulement un adjuvant technique [70] d'illustration. Cette anthropologie visuelle est fondée sur l'utilisation de la photographie et non du cinéma. En France le documentaire eth-nographique est largement pratiqué mais l'usage systématique de la photographie en tant q\i instrument et document de recherche ne l'est pas encore 113. C’est pourquoi il nous semble particulièrement néces-saire de présenter une analyse assez détaillée de cet ouvrage avant d'en examiner la portée théorique et pratique.

L'auteur souligne d'emblée que les problèmes techniques sont se-condaires et ce n'est qu'à la fin de l'ouvrage qu'il aborde cet aspect, de façon assez générale d'ailleurs. Il ne s'agit donc pas d'un manuel de

111 Rappelons le projet « Camelot » en Amérique latine, financé par la C.I.A. La « recherche » peut mener loin...

112 Visual Anthropology : Photography as a Research Method, Holt, Rinehart and Winston, New York, 1967, XXII +138 p., ill. (« Studies in Anthropolo-gical Method »).

113 Même aux Etats-Unis l'anthropologie visuelle semble encore peu pratiquée.

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photographie à l'usage des anthropologues. J. Collier Jr. essaie en pre-mier lieu de définir la fonction photographique. La photographie est sélective comme le regard humain qu'elle prolonge, mais elle est aussi une espèce d'abstraction, une synthèse instantanée de données di-verses. Certes, une photographie parle plus que les mots d'une des-cription, mais, pour bien comprendre toutes les informations qu'elle recèle, il faut mener une analyse méthodique du contenu et de la dis-position des éléments qui la composent. Comme elle permet un enre-gistrement systématique et répété de la réalité physique des êtres et des choses, les comparaisons peuvent devenir plus rigoureuses. Enfin elle est un document au même titre qu'un questionnaire ou une inter-view et son analyse peut se faire a posteriori lorsque l'on possède tous les éléments nécessaires.

Le premier atout de la photographie est qu'elle transforme automa-tiquement tout observateur en participant. La photographie pousse l'informateur à collaborer immédiatement avec le chercheur dans la mesure où ce dernier lui procure les moyens d'apprécier ouvertement ses intentions 114. Mais cela est valable pour l'usage public de la photo-graphie. À la communication privée doit correspondre un usage privé, car autrement la familiarité disparaît et se transforme en refus d'infor-mation. Après ces remarques générales, appuyées de nombreux exemples, l'auteur passe en revue les diverses utilisations possibles de la photographie. On peut distinguer trois grandes catégories : 1) l'enre-gistrement des données matérielles (milieu agricole, technique) ; 2) l'enregistrement des rapports sociaux, 3) la photographie comme mé-thode d'enquête.

En effet, la photographie permet de situer l'environnement de [71] l'objet d'étude. Les photographies aériennes, les photographies des univers écologique, agricole et d'habitat permettent de rendre les des-criptions plus objectives. De même, pour l'analyse des processus tech-nologiques, la photographie est supérieure au cinéma car elle permet d'individualiser les divers moments. L'exemple d'une recherche per-sonnelle chez les tisserands d'Equateur démontre le bien-fondé de ce point de vue. Mais c'est au niveau des manifestations humaines que la photographie peut jouer un rôle nouveau. Que ce soit à propos de phé-nomènes de grande ou petite ampleur, la photographie enregistre tout : l'évolution des attitudes et des gestes, l'utilisation de l'espace, le 114 L'emploi des appareils polaroïd est très utile de ce point de vue.

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style de la communication, etc. D'autre part, la photographie est mé-moire instantanée et limite sérieusement les oublis, car le document est là pour nous rappeler le détail de telle disposition et le changement de telle autre. Enfin, c'est un document très maniable (par rapport au film) et qui permet un véritable traitement statistique des informations qui sont standardisées. La photographie est également une méthode d'interview. Son usage ici devient beaucoup plus subjectif, car il s'agit à la fois d'expliciter une situation (sous forme de photographie) et de proposer une interprétation. Tout d'abord elle permet de surmonter des barrières de formulation linguistique (abstraite) et de procurer une cer-titude concrète d'identification (ainsi la lecture de photos aériennes d'une région par ses habitants). Mais la photographie est aussi utili-sable dans le cadre des analyses projectives (T.A.T.). Son avantage réside dans son réalisme. En effet, les réactions enregistrées sont sai-sissables à deux niveaux : au niveau symbolique et au niveau concret, car la photographie représente une scène réelle avec des gens connus.

Après avoir exposé les différentes possibilités de la photographie, l'auteur examine les problèmes soulevés par l'analyse d'un document non verbal. La photographie peut être utilisée pour compter, mesurer, comparer, spécifier, déceler. La photographie transcende donc l'im-pressionnisme d'une prise de notes grâce à sa précision, sa récurrence et son effet de saturation. En effet, affirme J. Collier Jr., le contenu d'une photographie peut s'analyser à deux niveaux :

« Un niveau que j'appellerai tangible [concret] concerne la culture matérielle et les dimensions sociométriques et, à travers une série de photographies liées entre elles, l'ordre des événements et le change-ment des relations dans l'espace. Le second niveau est lié aux effets des potentialités matérielles et sociométriques, de même qu'aux effets d'une multitude de pressions de la culture et de l'environnement en [72] général. Dans le cas de notre recherche, les effets d'un change-ment social rapide peuvent être un contenu particulièrement significa-tif de ce deuxième niveau » (p. 73).

Pour faire bien comprendre les possibilités de sa méthode, l'auteur consacre tout un chapitre à expliquer le déroulement et la portée d'une enquête personnelle d'anthropologie visuelle menée dans la région de San Francisco. L'étude concernait une population indienne dont on voulait connaître le degré d'adaptation à la vie urbaine et les raisons du succès ou de l'échec du processus d'acculturation. Cette enquête

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faisait appel à tout un ensemble de techniques, dont la photographie. La tâche de celle-ci était de permettre « une synchronisation de la des-cription ethnographique » (p. 82). Il s'agissait donc d'établir un inven-taire des objets dans chacun des logements de l'échantillon (22 fa-milles), de comparer ces inventaires entre eux et aux données re-cueillies par les moyens classiques. Grâce à l'analyse systématique de ces photos d'intérieurs, J. Collier Jr. construit une typologie en cinq groupes, fondée sur la qualité du mobilier et l'aménagement des pièces. Par la suite on croise cette typologie avec toute une série de variables (origine ethnique, revenu, niveau d'éducation, etc.). Des mo-nographies des familles typiques permettent de synthétiser tous ces éléments. Evidemment l'enquête d'anthropologie visuelle n'est qu'un moyen parmi d'autres dans cette synthèse. Il n'en reste pas moins que l'analyse systématique et comparative du contenu des photographies d'intérieurs permet une rigueur dans l'inventaire et dans la typologie bien plus scientifique que l'impressionnisme verbal. La dernière partie de l'ouvrage est consacrée aux problèmes techniques et matériels d'une enquête d'anthropologie visuelle et au rôle du film ethnogra-phique. Collier examine la technique du portrait, de l'enregistrement d'un processus technologique, de la photographie dans l'obscurité. Il aborde les problèmes de développement et de tirage de la pellicule, et ceux de la classification (fiches, fichiers, etc.). Il rappelle enfin l'im-portance de la photographie et du film dans l'enseignement de l'an-thropologie. En conclusion il revient sur le rôle de la perception du chercheur et pense qu'à ce propos les qualités requises pour une en-quête d'anthropologie visuelle ne sont pas différentes de celles exigées par une enquête « classique ».

L'anthropologie visuelle n'est donc pas une nouvelle anthropologie ni, à vrai dire, une nouvelle vision de la réalité anthropologique dans la mesure où elle collabore nécessairement avec les procédures éprou-vées de l'enquête de terrain. Mais les conceptions culturalistes et [73] sociométriques de l'auteur 115 ne doivent pas nous masquer les avan-tages de cette méthode. Toute une partie du travail ordinaire de l'eth-nographe, inventaire et description, peut être réalisée par la photogra-phie, plus rapidement et de façon beaucoup plus précise De plus, la photographie est un document, et comme tel utilisable par n'importe

115 La société comme collection d'objets ou d'individus dont on peut mesurer les rapports physiques, évidents.

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quel chercheur. L'anthropologie visuelle procure donc à l'ethnographie les moyens de dépasser le stade artisanal de la fiche muséographique et de la description approximative (et peut-être subjective). L'usage intensif et non plus illustratif de la photographie 116 implique un chan-gement de perspectives pour l'anthropologue. La photographie est la saisie instantanée d'ensembles ou de processus en cours et elle permet par sa récurrence un enregistrement quasi simultané d'éléments diffé-rents qui ne pourraient être appréhendés qu'imparfaitement en notes. L'anthropologie visuelle ne remplace pas l'information verbale mais elle peut lui donner dans certains domaines un support concret. Un petit problème se pose cependant : l'utilisation de la photographie comme méthode autonome de recherche exige du temps (et de l'ar-gent !) et on ne peut exiger de tout anthropologue du goût pour la pho-tographie. Mais la recherche pseudo-esthétique — le typique — limi-tait les potentialités scientifiques de son utilisation. La photographie telle que J. Collier Jr. nous invite à la concevoir en tant qu'anthropo-logie visuelle ouvre des perspectives qui ne sont pas encore toutes ex-plorées et définies, mais il est évident que la pratique anthropologique y trouvera de nombreux avantages scientifiques.

Nous sommes donc bien dans une nouvelle conjoncture théorique. Certes, le déroulement de ce processus de prise de conscience dont nous parlions au début est lent et contradictoire, et dépend de nom-breux facteurs subjectifs et objectifs. Mais cette évolution ne doit pas masquer l'autre objectif fondamental de l'anthropologie : l'approfon-dissement et la systématisation des concepts théoriques. Il faut que l'anthropologue mène de front la réflexion sur sa pratique et sur ses outils théoriques. C'est à cette seule condition que sa discipline pren-dra toute sa signification et son efficacité en tant que science.

1969

116 Les enquêtes citées par Collier se concrétisent par la prise de plusieurs mil-liers de photographies.

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Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre III

LA MONOGRAPHIEEN QUESTION

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La monographie, ce n'est pas seulement une forme, une simple ma-nière d'organiser des matériaux à l'intérieur d'un cadre commode d'ex-position ; c'est tout autant, sinon plus, une méthode à la fois de col-lecte des données, documents et informations, et de réflexion théo-rique. La table des matières, hiérarchisée « de l'inférieur au supé-rieur », c'est-à-dire de l'écologique au rituel et au spirituel, se réduit trop souvent à un catalogue où tous les éléments d'une société sont mis sur le même plan, où manque le dynamisme des structures so-ciales. En fait, cette vision statique et « accumulative » de toute réalité sociale a servi pendant longtemps de paravent idéologique à la préten-due arriération culturelle des peuples dits primitifs.

Depuis vingt-cinq ans environ, à la monographie totale, qui pré-tend tout dire sur une ethnie ou un ensemble d'ethnies, s'est ajoutée la monographie partielle et collective, suite d'articles concernant un même domaine de la vie sociale étudiée chez des peuples différents par différents chercheurs, précédée d'une introduction générale de l'éditeur, qui le plus souvent allie le résumé des contributions à des considérations théoriques personnelles. Ce genre d'ouvrages incite à la recherche comparative, à la compréhension des phénomènes d'échange, d'influence, de modification d'un élément d'une culture

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dans une autre, à l'étude du jeu réciproque de structures identiques en diverses sociétés. Mais en fait rien dans ces ouvrages ne facilite [75] ce genre de réflexion : l'absence de problématique commune — au mieux elle n'existe que dans l'esprit de l'éditeur, sorte de deus ex ma-china qui tranche a posteriori — empêche le jeu fructueux des com-paraisons significatives. Ces ouvrages apparaissent pour le lecteur même spécialisé comme une suite de cas descriptifs : le thème choisi qui ne peut plus être situé correctement dans chaque société ne peut pas non plus, à plus forte raison, être examiné à l'aide d'une vue d'en-semble des sociétés en cause, et on finit par croire que son importance est la même chez les Bushmen ou chez les Yoruba 117 par exemple.

Depuis longtemps on édite aux États-Unis des ouvrages dont l'éla-boration est en général collective et qui, mêlant plus ou moins les fins pédagogiques à des soucis de vulgarisation scientifique, servent de manuels de l'enseignement supérieur. Le livre dont nous allons par-ler 118 est loin d'être le premier ouvrage africaniste de ce genre, et il a comme les autres 119 le défaut (ou la qualité) de tout vouloir dire ou du moins suggérer. L'ouvrage se compose de quinze contributions de chercheurs chevronnés qui ont mené leurs recherches depuis 1950 120.

117 Nous pensons surtout ici à la littérature africaniste. Les introductions d'ou-vrages comme African Political Systems, Systèmes familiaux et matrimo-niaux en Afrique, African Worlds, African Agrarian Systems sont de véri-tables plaidoyers pro domo. Cf. également le récent African Systems of Thought édité par G. Dieterlen et M. Fortes.

118 Peoples of Africa, James L. Gibbs Jr. (éd.), Holt, Rinehart and Winston Inc., New York, 1965.

119 Par exemple G. P. MURDOCK, Africa : its Peoples and their Culture His-tory, New York, 1959 ; S. and Ph. OTTENBERG, Cultures and Societies of Africa, New York, i960 ; P. BOHANNAN, Africa and Africans, New York, 1964.

120 Voici la table des matières de l'ouvrage : « Les Afikpo Ibo du Nigeria oriental », par Ph. Ottenberg — « Les Bantu Tiriki du Kenya occidental », par W. H. Sangree — « Les Ganda de l'Uganda », par M. Southwold — « Les Hausa du nord du Nigeria », par M. G. Smith — « Les Jie de l'Ugan-da », par P. H. Gulliver — « Les Kpelle du Libéria », par J. L. Gibbs Jr. — « Les Kung Bushmen du désert de Kalahari », par L. Marshall — « Les Pyg-mées Mbuti du Congo », par C. M. Turnbull — « Les pasteurs somali », par I. M. Lewis — « Les pasteurs fulani du nord du Nigeria », par D. J. Stenning — « Les Rwanda du Rwanda », par M. d'Hertefelt — « Les Suku du Congo sud-occidental », par I. Kopytoff — « Les Swazi du Swaziland », par H. Kuper — « Les Tiv du Nigeria », par P. Bohannan — « Les Yoruba du Ni-

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Selon J. Gibbs, l'éditeur, le choix qu'il a fait de ces contributions a permis de constituer un échantillon de tous les problèmes qui se posent dans les domaines suivants : mode de subsistance, démogra-phie, modèles d'organisation socio-politique, zones culturelles et [76] écologiques, races, groupes linguistiques tels qu'ils sont décrits par J. Greenberg. Comme ce choix est fondé sur les travaux des chercheurs américains et anglais uniquement, aucune région d'Afrique occiden-tale, à part le Libéria et le Nigeria, ne se trouve représentée. Mais tout ouvrage de ce genre est arbitraire et nous ne situerons pas notre cri-tique à ce niveau.

Pour une fois l'éditeur a pris son rôle au sérieux et ses initiatives concernent le volume en entier, et non pas seulement l'introduction qui, fort brève, expose simplement les critères de choix auxquels nous venons de faire allusion. Il adopte en fait deux méthodes de présenta-tion : d'une part chacune des contributions doit se soumettre à un plan commun pour rendre possible une comparaison et permettre de distin-guer les orientations théoriques de chaque auteur. D'autre part l'éditeur introduit chacune des contributions ; en la situant brièvement, il in-siste sur les particularités significatives de l'ethnie étudiée (groupes d'âge, système politique, adaptation à l'économie moderne, etc.) et souligne les différences ou ressemblances, selon lui significatives, qui peuvent exister entre cette ethnie et telle ou telle autre étudiée dans le même ouvrage : « Les introductions se veulent plus suggestives qu'ex-haustives », dit-il.

La lecture de ces quinze études pose plusieurs problèmes dont le plus important nous semble celui des conséquences théoriques du plan monographique, que l'examen de quelques-unes des contributions per-mettra de dégager.

La première, de Ph. Ottenberg, consacrée aux Afikpo Ibo du Nige-ria oriental, mêle un ethnocentrisme (américain) naïf à une description précise de structures originales dont l'auteur n'arrive cependant pas à exprimer la dynamique et la fonction sociale précise. Ainsi lit-on, page 6, dans le courant d'une description des « valeurs » de la société (conçues exclusivement sur le plan moral, sans relation avec la vie

geria », par P. C. Lloyd.

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sociale effective, ce qui rend vaine toute tentative « philosophique » de ce type), que « dans leur admiration du self-made man, les Afikpo apparaissent aux chercheurs comme des Américains à 200% ». Ou encore, page 21, à propos de l'évolution, chez les femmes, de la conception du mariage, « les femmes souhaitent que l'amour roman-tique s'exprime dans le mariage ». Par contre, aucune problématique n'est ébauchée dans les deux paragraphes consacrés [77] à la stratifica-tion sociale : on apprend d'une part que les possesseurs d'un Esprit particulier avaient le droit d'exploiter (to exploit) de diverses manières ceux qui n'avaient pas ce privilège ; d'autre part qu'à l'autre bout de l'échelle sociale existait un certain clan matrilinéaire, sans droit à la terre, dont les femmes étaient à la disposition de n'importe quel homme des autres clans. Que signifie cela ? Comment une telle diffé-renciation a-t-elle pu s'opérer ? La classification est-elle idéologique ou réelle ? L'auteur ne semble pas s'en inquiéter. Pourtant l'étude des situations et fonctions d'autorité et de dépendance nous paraît toujours fondamentale, quelle que soit la société.

W. Sangree, dans son étude des Banta Tiriki du Kenya occidental, apporte une information très riche lorsqu'il présente, dans la mesure du possible, la dynamique passée et actuelle de l'organisation des groupes d'âge. La complexité et la signification sociale de ces groupes d'âge ont permis aux Tiriki de s'adapter plus facilement aux nécessités de l'économie moderne. Ainsi la substitution du travail hors de la tribu aux activités guerrières d'autrefois (raids de bétail) apporte au groupe d'âge des guerriers un prestige et des ressources qui favorisent leur ascension sociale et augmente la richesse de leur famille. Evidemment ces fonctions traditionnelles jouent aujourd'hui avec des moyens, visent des buts (revenus monétaires au lieu de bétail) différents, l'au-teur l'a parfaitement montré. Sa contribution est d'autant plus intéres-sante que, l'éditeur le souligne dans son introduction, les Tiriki font partie des peuples abaluyia et que « ceux-ci étant très différents d'une tribu à l'autre, offrent à l'anthropologue un "laboratoire" de re-cherche... Ainsi deux variantes d'une institution quelconque étudiées chez deux tribus des Abaluyia peuvent servir à déterminer ce que la présence ou l'absence d'une forme donnée provoque dans la configura-tion culturelle d'ensemble 121 ».

121 P 41. On peut se reporter à l'article de R.A. LE VlNE et W. H. SANGREE, « The diffusion of age-group organization in East Africa : a controlled com-

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Nous regrettons que M. G. Smith s'interdise à propos des Hausa toute analyse du rôle des structures traditionnelles du pouvoir dans la politique actuelle du Nigeria ; il est dommage aussi que M. d'Her-te-felt, tout en nuançant les meilleures enquêtes de J.J. Maquet, se borne à signaler les analyses théoriques auxquelles a donné lieu le dilemme caste/classe ; notons qu'il rejoint cependant, au sujet de la nature des mouvements politiques depuis l'indépendance, les conclusions [78] récentes de ce dernier 122, à savoir l'émergence de classes sociales anta-gonistes au Rwanda. A notre avis, Tune des meilleures études est celle que P.C. Lloyd consacre aux Yoruba, où, utilisant l'histoire pour ex-pliciter les structures sociales et politiques, il fait percevoir le devenir de la société, ses originalités (les villes par exemple) et en vient à re-marquer que « les Yoruba sont un peuple à conscience historique ». De même que W. Sangree à propos des groupes d'âge, P. C. Lloyd suggère une méthode comparative pour étudier les différentes va-riantes des structures politiques yoruba 123.

Il peut sembler inutile de conclure sur les « mérites » d'un livre dont le contenu n'apporte pas grand-chose : le spécialiste préférera toujours se reporter aux ouvrages plus complets, plus détaillés de cha-cun des quinze chercheurs. Ce qui nous intéresse, au contraire, c'est son usage possible et les perspectives méthodologiques qu'il ouvre, grâce aux deux principes qui ont guidé l'éditeur dans la composition de son ouvrage (plan identique pour toutes les contributions, brèves introductions qui situent l'originalité de chaque ethnie étudiée) et offrent toutes possibilités de rapprochement puisque nous sommes invités à saisir le jeu différentiel de fonctions identiques dans des so-ciétés très différentes (les exemples vont des Bushmen et des Pygmées aux Yoruba et aux Rwanda).

Que se passe-t-il en réalité ?Le choix d'un plan-catalogue de la monographie entraîne trois

conséquences :

parison », Africa, vol. 32, 1962, p. 97.122 Cf. J. J. MAQUET, « La participation de la classe paysanne au mouvement

d'indépendance du Rwanda », Cahiers d'études africaines, n° 16, 1964.123 On pourra confronter cette étude à la contribution théorique du même au-

teur, « The political structure of african kingdoms », Political Systems and Distribution of Power, M. Banton (éd.), Tavistock, Londres, A.S.A. Mono-graphs, vol. 2, 1965.

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1°) Le traitement systématique et ordonné des domaines suivants : langue, physique, habitat, économie, organisation sociale, or-ganisation politique, lois, religion, folklore, changements.

2°) L'absence de problématique ouvertement définie.3°) Une conception anhistorique et statique de l'ethnologie.

En fait, ce sont là non pas les conséquences mais les caractéris-tiques mêmes de la monographie, et elles forment un tout indisso-ciable car elles s'impliquent réciproquement.

Nous en avons vu quelques aspects dans la critique des contribu-tions. Il faut cependant apporter quelques précisions concernant le [79] troisième critère. Le paragraphe final, qu'impose le plan, porte sur ks « changements » ; il retrace l'histoire de l'ethnie en question de-puis vingt ans, étant entendu que la description de la société, antérieu-rement présentée, est non une reconstruction (comme en toute bonne ethnologie) mais une reconstitution. Il s'agit donc d'une description, en partie idéologique, que l'auteur essaie ensuite d'actualiser. Cette cou-pure apparente diachronie-synchronie est ici une fausse coupure. Si en effet le plan-catalogue tend à faire disparaître le rôle spécifique des structures d'une société, de même cette conception conduit à voir dans les « changements » une suite d'événements qui n'impliquent pas de modifications structurales. Il ne saurait être question de prêter à tous les auteurs de Peoples of Africa cette vision des choses : si l'on connaît leurs ouvrages de base on s'aperçoit très vite que le plan impo-sé par l'éditeur a mutilé leurs informations et leurs réflexions théo-riques. C'est l'éditeur seul qui saisit la dynamique de chaque société, d'où la nécessité préfabriquée de ses courtes introductions : en impo-sant un plan commun, il s'est imposé du même coup des « introduc-tions suggestives ». Il semble donc qu'à ce niveau l'originalité de l'ou-vrage ne soit que de systématiser le style traditionnel de la monogra-phie.

En fait, la présentation identique et formelle (au sens logique du terme) de sociétés différentes ne peut faire comprendre leur spécifici-té, à moins que les chercheurs n'interviennent eux-mêmes dans leurs études respectives et ne discutent ce point ensemble. Il nous faut en

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effet leur faire confiance sur la manière dont ils ont recueilli et ordon-né leurs informations. Soumettre matériaux et problématique (ou ab-sence de problématique) au feu de la critique réciproque, permettre à chaque chercheur de situer sa société et ses problèmes par rapport aux autres sociétés et aux autres problèmes, c'est élever le sérieux scienti-fique de l'ouvrage tout en facilitant la compréhension du lecteur. Il faudrait en quelque sorte intégrer l'introduction de l'éditeur dans le cadre de l'étude sous forme de débat entre les chercheurs : chacun si-tuerait lui-même ses problèmes par rapport à ceux qu'il découvrirait dans les travaux des autres. Cette présentation aurait l'avantage d'éclairer des différences de langage et d'interprétations qui restent informulées et que seul le lecteur très averti peut remarquer. Il s'agirait alors de véritables ouvrages collectifs conçus et réalisés effectivement par l'ensemble des chercheurs, qui transcenderaient la monographie classique ou la série d'études compartimentées sans lien entre elles.

[80]Peoples of Africa posait un problème : doit-on insister sur un plan

préfabriqué ou sur la comparaison des structures signifiantes de chaque société ? J. Gibbs Jr. suggère pour la première fois une ré-ponse, et cet ouvrage, apparemment semblable à tant d'autres, est en ce sens un travail de précurseur.

1966

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Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre IV

POUR UNE HISTOIREET UNE SOCIOLOGIE

DES ÉTUDES AFRICAINES

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Les histoires de l'anthropologie et de la sociologie dont nous dispo-sons sont décevantes. En effet, elles se limitent toutes à un exposé des doctrines théoriques, de leur succession et de leurs critiques réci-proques. Elles répondent rarement en leur construction à l'un des prin-cipes fondamentaux issus de ces disciplines elles-mêmes, à savoir la possibilité d'une sociologie de la connaissance et d'une explication sociale (au sens large) des productions intellectuelles de l'humanité. Grosso modo, on trouve deux positions inverses et symétriques : ou bien la théorie scientifique est à elle-même sa propre explication et la situation historique et sociale n'est qu'un arrière-fond, ou bien l'on établit des corrélations mécaniques entre productions intellectuelles et relations sociales, sous le signe d'une analogie de la forme, par exemple (L. Goldmann).

La démarche à suivre en histoire des sciences se doit d'être un peu plus dialectique. Il n'est évidemment pas dans notre intention d'en dé-finir les principes fondamentaux. Ce que nous voudrions plutôt propo-ser, c'est une esquisse rapide des études africaines en anthropologie et sociologie et les raisons de leur évolution. Par-delà cette esquisse qui

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sera également une périodisation, nous voulons démontrer l'impor-tance théorique actuelle d'une telle histoire. En ce sens, cette histoire des études africaines renvoie à un objectif fort concret : l'explication du contexte institutionnel, idéologique, théorique et pratique [82] des études africaines aujourd'hui et les problèmes que ce contexte impose à tous les chercheurs.

Traditionnellement on lie la naissance de la sociologie à la prise en charge consciente de la dynamique sociale après 1789. De même l'eth-nologie se trouve liée, pour des raisons aussi évidentes, au phénomène colonial. Mais ce lien n'est pas une détermination unilatérale et abs-traite : ce lien indique que l'apparition d'un nouvel ordre de phéno-mènes sociaux (économiques, politiques et idéologiques) rend pos-sible l'apparition d'une certaine réflexion scientifique sur cet ordre de phénomènes. L'évolution de la société impose à l'attention des théori-ciens des problèmes nouveaux que ces théoriciens formalisent en une science nouvelle ou à l'intérieur d'une science déjà constituée, en une nouvelle problématique (ou en plusieurs problématiques). En ce sens, l'histoire des études africaines est liée à l'histoire de l'Afrique (conquête coloniale, mise en valeur, décolonisation, néo-colonia-lisme), histoire conçue comme histoire des rapports entre l'Europe et l'Afrique, puis comme histoire des rapports entre groupes sociaux afri-cains.

Notre réflexion personnelle sur ces problèmes a été grandement stimulée par la récente thèse de Gérard Leclerc [25] 124 qui montre ad-mirablement bien l'intérêt de ce genre de recherche, car elle décrit (pour reprendre une notion de M. Foucault, mais que G. Leclerc n'uti-lise pas) l’épistème dont relèvent l'idéologie coloniale et la théorie an-thropologique. En effet, il y a naissance conjointe d'un discours politi-co-idéologique et d'un discours à vocation scientifique à propos de l'Afrique. Les deux ordres de discours se déterminent réciproquement selon le lieu des problèmes à formuler ; l'ensemble est évidemment lié à l'évolution du système colonial. G. Leclerc limite peut-être le phéno-mène colonial à une idéologie et l'anthropologie à une élaboration théorique. La thèse est essentiellement consacrée à la période d'avant-guerre spécifiquement anthropologique. Ce n'est qu'en dernière partie et de façon beaucoup plus rapide que l'auteur aborde la période 1950-1960.124 Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin de chapitre.

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Nous nous sommes donc explicitement inspiré de cette thèse (et des documents qu'elle présente) pour décrire la période d'avant 1945, et nous invitons les lecteurs à s'y reporter directement. En fait, nous nous sommes surtout consacré à l'examen des études africaines depuis cette date, afin de définir les lignes de force de ce domaine [83] à l'aube des années 70. Notre périodisation des études africaines vise donc à justifier les raisons historiques, idéologiques et scientifiques de la nouvelle problématique qui se dessine actuellement.

1. Préalables épistémologiques

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Dire qu'il y a des préalables épistémologiques à tout travail scienti-fique, ce n'est pas retomber dans l'erreur commune qui consiste à af-firmer la priorité de la réflexion philosophique (nature de l'être et du monde ou des lois générales de la pensée) par rapport à tout autre type de travail intellectuel. La question des préalables épistémologiques implique l'explication de la fonction scientifique et de son évolution, ainsi que la nature de son fonctionnement interne, c'est-à-dire de la constitution de l'objet qu'elle construit. Par-delà la nécessité de ce questionnement s'impose le lieu théorique où il se pratique : en un lieu spécifique (philosophie, épistémologie, histoire des sciences) et/ou en la discipline concernée elle-même.

La question des préalables épistémologiques renvoie donc à deux problèmes distincts, bien que liés de façon nécessaire dans l'histoire même de leur développement propre : le contexte historique (social et idéologique) du processus scientifique ; le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre théorie et pratique. Ce n'est qu'après une brève explication de ces deux points que Ton pourra aborder le problème du lieu de ce travail épistémologique, puisque celui-ci est de plus en plus nécessaire au développement même de chaque discipline.

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A. Le contexte historique (social et idéologique)du processus scientifique

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Si l’on prend le point de vue du matérialisme historique et du ma-térialisme dialectique, c'est-à-dire du marxisme, c'est l'analyse des rapports sociaux, extérieurs à toute conscience individuelle, qui per-met l'explication de toutes les productions humaines, qu'elles soient [84] matérielles ou intellectuelles 125. Ainsi le processus scientifique, bien que fondamentalement un processus de connaissance, donc d'ap-propriation du réel sous une forme abstraite (pensée), est aussi fonc-tion de ses conditions sociales d'exercice et de ses conditions tech-niques et pratiques. La science n'est pas gratuite. Elle n'est pas non plus un utilitarisme primaire, ayant pour vocation de répondre à des besoins, puisque dans certains cas l'autonomie de son développement lui permet de prévoir la dynamique de l'évolution historique.

Comme toute production intellectuelle, la production scientifique correspond aux conditions historiques de son développement, c'est-à-dire aux moyens théoriques et pratiques de son fonctionnement. Ces moyens théoriques sont l'outillage conceptuel et les médiations idéo-logiques du groupe auquel appartient (de droit ou de fait) le scienti-fique. Les moyens pratiques sont les conditions matérielles (finan-

125 Cf. Lénine (27, pp. 336-337] : « L'existence sociale et la conscience sociale ne sont pas plus identiques que ne le sont en général l'existence et la conscience. De ce que les hommes, lorsqu'ils entrent en rapport les uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s'ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l'existence sociale. De toutes les forma-tions sociales plus ou moins complexes et surtout dans la formation sociale capitaliste, les hommes lorsqu'ils entrent en rapport les uns avec les autres n'ont pas conscience des relations sociales qui s'établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles-ci, etc. Exemple : le paysan qui vend son blé, entre en « rapport » avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans s'en rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s'établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l'existence sociale, telle est la doctrine de Marx. L'image peut refléter plus ou moins fidèlement l'objet, mais il est absurde de parler ici d'identité. » Se reporter aussi à la préface de K. MARX à la Contribution à la critique de l'économie politique, Editions sociales, Paris, 1957.

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cières, techniques, institutionnelles). On nous pardonnera ce schéma-tisme qui ne vise qu'à justifier brièvement les principes de l'analyse conduite dans les deux parties suivantes de cet article.

Il est évident donc que le champ d'existence de ces moyens théo-riques et pratiques est un champ social, historiquement déterminé, et non un champ individuel, de conscience psychologique et intellec-tuelle plus ou moins « géniale ». La qualité individuelle du scienti-fique est bien sûr un phénomène de première importance : ce que nous voulons souligner ce sont les modalités de son fonctionnement et de son développement, historique et non psychologique 126.

Les remarques précédentes sont peut-être évidentes lorsqu'on les [85] résume dans l'expression banale : les conditions d'exercice du travail scientifique sont relatives, historiquement. En fait, le problème est plus complexe, car l'autonomie et la transmission du savoir scienti-fique sont tout aussi évidentes... et trompeuses. En effet, quel est le moteur de l'évolution de la connaissance scientifique, c'est-à-dire quelle est la nature du progrès scientifique ? Quelle est la dialectique des facteurs internes et externes de ce progrès ? À quelle(s) fonction(s) sociale(s) renvoie le processus scientifique et plus précisé-ment quels sont les rapports entre cette fonction et les groupes so-ciaux ?

Poser ces questions, c'est déjà donner le sens des réponses, à savoir que la fonction scientifique (constitution, nature des questions, condi-tions d'évolution) est déterminée socialement. Détermination sociale au sens large, puisqu'elle implique une réalisation concrète de cette détermination à toute une série de niveaux :

- rapport entre les idéologies (religieuses, politiques, pédago-giques) et le savoir scientifique ;

- détermination de la place (et de la fonction) du savoir scienti-fique dans la configuration des conditions sociales de ces di-verses idéologies, selon les modalités de la dominance de l'une ou de plusieurs d'entre elles (Moyen Age : religion ; époque moderne : politique, écoles, etc.) ;

126 En ce qui concerne les modalités individuelles « psychologiques », il faut se reporter aux travaux de J. Piaget [34].

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- détermination de la place (et de la fonction) du savoir scienti-fique dans la configuration des conditions sociales de ces di-verses idéologies et des idéologies constitutives des divers groupes et classes sociales (et sous-groupes dont celui des « in-tellectuels » et des scientifiques).

En ce sens la connaissance scientifique n'est ni gratuite ni naïve : ni gratuite, c'est-à-dire dont les lois de fonctionnement seraient intem-porelles et asociales ; ni naïve, c'est-à-dire qui ne tiendrait absolument pas compte de ces conditions sociales (même de façon implicite et « inconsciente »). En conclusion de ces premières réflexions, retenons ceci : les déterminations sociales de la fonction scientifique se mani-festent essentiellement au niveau idéologique, c'est-à-dire au niveau d'une réflexion spontanée des conditions et, en ce qui nous concerne, de la nature du travail scientifique. À ce niveau, l'idéologie exprime la place et l'objet que les groupes sociaux, en fait la ou les classes domi-nantes, assignent au processus scientifique (dans la mesure où les « producteurs du savoir scientifique » sont originaires de cette classe dominante, en font partie en tant que sous-groupe spécifique [86] et intériorisent les idéologies dominantes parce que dominés par cette même idéologie).

Mais cette prégnance, disons externe, du travail scientifique par l'idéologie se trouve facilitée par la nature même du processus scienti-fique, dialectique du savoir idéologique et du savoir scientifique (et non simple passage de l'un à l'autre comme l'expliquent L. Althusser et ses disciples, par exemple).

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B. Le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre théorie et pratique

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Le processus scientifique est donc lié à une histoire et possède, du fait de sa relative autonomie, une histoire spécifique. Cette histoire est celle de la construction de l'objectivité, cette histoire est disconti-nue 127.

La science construit son objet. Par là on entend l'appropriation du réel (extérieur à la pensée) comme élaboration de lois, de principes que l'on soumet à la double cohérence de l'objet et du rapport que l'on établit avec lui, rapport qui s'exprime entre autres par la définition de procédures et de concepts qui permettent de reproduire le réel sous une forme pensée.

La science est historiquement discontinue, car le passage d'une co-hérence à une autre procède par rupture plus que par continuité. Je renvoie pour des démonstrations détaillées de ces propositions aux travaux de G. Bachelard, de G. Canguilhem, de M. Foucault et de L. Althusser. Mais la continuité de l'idéologie (sinon l'idéologie de la continuité) est le masque obligé de la discontinuité du processus scientifique.

Toute idéologie est masque, toute idéologie est continuité, car elle participe de la reproduction du système social et donc des conditions [87] sociales du processus scientifique. Les idéologies « spontanées » des savants sont le lieu de rencontre et de médiation des deux proces-sus, mais dans la mesure où il n'y a pas de processus scientifique et de

127 Cf. les interventions de G. CANGUILHEM dans le débat « Objectivité et historicité de la pensée scientifique » [39, p. 235] : « L'objectivité est donc, dans un domaine scientifique donné, définie progressivement par la science elle-même. Dire de ces conditions d'objectivité — qu'elles soient théoriques, expérimentales, et d'ailleurs inséparablement théoriques et expérimentales — dire qu'elles sont définies progressivement, c'est donc reconnaître à la science une historicité qui la constitue en tant que science. Une science qui n'a pas d'histoire, c'est-à-dire une science dans laquelle il n'y a pas récusa-tion de certaines conditions d'objectivité, à un moment donné, et substitution de conditions d'objectivité plus objectivement définies, une discipline ainsi conçue n'est pas une science. »

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développement de ce processus sans conditions sociales déterminées, et donc idéologiquement spécifiées, le processus scientifique produit les effets idéologiques spécifiques dans le cadre idéologique général dont il dépend.

L'idéologie (spontanée et dominante) est donc l'un des obstacles épistémologiques récurrents et normaux du processus scientifique (les autres obstacles pouvant être d'ordre pratique, voire matériel ou pro-prement théorique). Mais, en cela, l'idéologie devient un moyen, un détour nécessaire, socialement imposé, de la connaissance scienti-fique. L'explication de cette relation est donc l'un des moyens de « li-miter les dégâts » imposés par ce détour, par cet obstacle. L’épistémo-logie a comme tâche privilégiée l'explication de ce phénomène : à sa-voir la nécessité d'une zone d'ombre, de méconnaissance dans le pro-cessus de connaissance lui-même. Il n'y a pas de vérité absolue, il n'y a que des vérités spécifiées théoriquement et pratiquement, donc his-toriquement.

Nous en venons donc au lien de la théorie et de la pratique. La connaissance scientifique n'est pas pure théorie, pur jeu conceptuel. L'abstraction, la reproduction pensée du réel est (re)production. Les moyens de cette production sont spécifiés selon les disciplines évi-demment, mais celles-ci mettent en œuvre des procédures opératoires, définissent des conditions d'expérimentation et de vérification, in-ventent des instruments de saisie ou de mesure des phénomènes, etc.

En effet, les savants et les philosophes ont une fâcheuse tendance, fussent-ils épistémologues, à ne retenir des sciences que le moment de l'élaboration conceptuelle. Fondant leurs recherches sur les textes mêmes des savants et de leurs contemporains, ils identifient abusive-ment le produit fini théorique avec l'ensemble des opérations du pro-cessus scientifique. La lecture la plus critique, la plus symptomale, la plus matérialiste ne peut qu'identifier les « blancs », les « incohé-rences », et la restitution de l'élaboration scientifique dans l'ensemble de ses démarches est difficile et parfois impossible. Car, à ce stade, le texte doit rendre compte de questions auxquelles il ne peut pas ré-pondre. La cohérence du texte masque (volontairement ou non) la dia-lectique de la théorie et de la pratique, du concept et des procédures opératoires. Tout texte scientifique, même trivial, résulte d'une « mise en scène ». Mise en scène des concepts, des résultats [88] et aussi mise en scène, c'est-à-dire processus de production de connaissances.

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Le savant, et tout particulièrement en sciences humaines, ne parle pas de sa pratique, car elle est évidente pour lui, et ce qui doit compter c'est le résultat. Ainsi le lecteur, n'ayant pas vu (et pour cause) ce dont le texte scientifique ne rend pas compte, se croit autorisé à garder le silence sur cette lacune. De ce point de vue découle une conséquence paradoxale : au lieu de pousser les scientifiques à expliciter toujours davantage leur pratique, on part du principe qu'ils sont par définition incapables de le faire, d'où le privilège accordé à la seule réflexion théorique générale 128.

Cette situation nous amène à examiner la question du lieu de la réflexion épistémologique. Si Ton définit l'épistémologie comme l'étude des conditions de possibilité du processus scientifique dans son ensemble et non de son seul discours théorique, on s'aperçoit que cette réflexion participe de plus en plus au processus scientifique lui-même : ce sont les agents de ce processus qui éprouvent le besoin théorique et pratique de réfléchir sur ces conditions de possibilité. Cette étude des conditions de possibilité doit être très large et englo-ber, par exemple, les responsabilités sociales et politiques du savant, car, à certains moments historiques, ces responsabilités constituent une des variables des conditions sociales de possibilité du processus scientifique.

J. Piaget a d'ailleurs parfaitement expliqué ce phénomène tout à fait contemporain. Empiriquement, on constate un déplacement du discours épistémologique qui passe du philosophe à l'épistémologue, puis à l'historien des sciences et enfin au savant lui-même 129. [89] Pa-128 Privilège justement critiqué par N. Poulantzas [36, p. 21] qui est pourtant

un althussérien rigoureux : « Je tiens en effet à marquer mes réserves envers une tendance, trop répandue actuellement, dont on peut dire qu'elle met la charrue avant les bœufs, lorsqu'elle confond l'ordre de la recherche et l'in-vestigation avec l'ordre logique du processus de pensée et qu'elle systéma-tise — dans le vide — la théorie générale avant de procéder à suffisamment de recherches concrètes, ce contre quoi Marx nous a bien mis en garde. »

129 Cf. J. Piaget [34, p. 51]. Il y démontre la nouveauté et la nécessité de l'épis-témologie intérieure aux sciences : « L'aspect le plus significatif de l'épisté-mologie contemporaine n'est cependant pas celui que nous venons de rappe-ler, car la philosophie des sciences due aux philosophes de métier prolonge simplement les grandes traditions de l'épistémologie classique avec un plus vif souci de technicité et surtout de mise en perspective historico-critique. Le fait nouveau et de conséquences incalculables pour l'avenir est que la réflexion épistémologique surgit de plus en plus à l'intérieur même des

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rallèlement à ce phénomène, on constate une détermination du dis-cours philosophique par le processus scientifique 130. Mais il faut ou-blier les anciennes dichotomies et penser l'épistémologie comme une activité naturelle, sinon obligée, du savant. Cette nouvelle pratique de la connaissance permettra de limiter les effets idéologiques sur le pro-cessus scientifique et la forme spécifiée qu'ils prennent, notamment dans le discours philosophique 131.

sciences non plus parce que tel créateur scientifique de génie, comme Des-cartes ou Leibniz, laisse là, pour un temps, ses travaux spécialisés et s'adonne à la construction d'une philosophie, mais parce que certaines crises ou conflits se produisent en conséquence de la marche interne des construc-tions déductives ou de l'interprétation des données expérimentales, et que, pour surmonter ces traditions latentes ou explicites, il devient nécessaire de soumettre à une critique rétroactive les concepts, méthodes ou principes utilisés jusque-là, de manière à déterminer leur valeur épistémologique elle-même. En de tels cas la critique épistémologique cesse de constituer une simple réflexion sur la science : elle devient alors instrument du progrès scientifique en tant qu'organisation intérieure des fondements et surtout en tant qu'élaborée par ceux-là mêmes qui utiliseront les fondements et qui savent donc de quoi ils ont besoin, au lieu de les recevoir du dehors à titre de présents généreux mais peu utilisables et parfois encombrants. »

À partir de cette constatation — « l'épistémologie tend donc à s'intégrer au système même des sciences » —, Piaget énumère trois conditions néces-saires pour y satisfaire (pp. 62-63) :« I) Il est d'abord naturellement impossible de rien dire de valable sur la nature des principes, notions ou méthodes dont on parle sans connaître leur emploi effectif dans la discipline considérée et sans les discuter directement sur ce terrain même.II) [...] Toute question de validité formelle soulevée au cours de l'analyse épistémologique relève non pas d'une simple intuition mais de la technique logistique.

Toute analyse épistémologique rencontre, en plus des questions de vali-dité formelle, un nombre plus ou moins grand de problèmes de fait concer-nant le rôle et les activités du sujet dans la connaissance. »

Pour déterminer le niveau exact et les modalités de l'intervention épisté-mologique, se reporter à la conclusion.

130 Ainsi L. Althusser [2, p. 19] définit la philosophie comme retard sur la science. Mais apparaît alors le danger de penser ce retard comme privilège, comme jugement a posteriori permettant de combler des retards futurs : c'est la liberté de la spéculation dans tous les sens du terme. Sur ce point retenons la remarque de M. Serres [38, p. 19] à propos de l'évolution des doctrines philosophiques en général : « Il faut donc traduire : ce n'est pas la philoso-

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PÉRIODISATION DES ÉTUDES AFRICAINES

Chronologie Forme du rap-port

Configuration idéologico-tbéo-rique

Discipline do-minante

1 Avant 1860 Découverte de l'Afrique

Exotisme du voyage et de l'aven-ture, l'origine de la société hu-maine.

Littérature, philosophie, récits de voyage.

2 1860-1920 Conquête co-loniale

Justifiée par la théorie évolution-niste  ; possibilité de l'ethnologie.

Ethnographie, ethnologie.

3 1920-1945 Mise en valeur Se justifie de soi-même. L'ethno-logie décrit la réalité mise en valeur sans mettre en cause le principe de celle-ci : fonctionna-lisme qui s'illusionne et qui illu-sionne.

Ethnologie, anthropologie appliquée.

4 1945-1960 Décolonisation Irruption des masses africaines dans l'histoire et dans la science. Mise en cause du rapport colo-nial et des descriptions précé-dentes. Passage de l'anthropolo-gie à la sociologie et suppression de l'exotisme scientifique.

Sociologie, sociologie du sous-dévelop-pement.

5 1960-1970et au-delà (?)

Néo-colonia-lisme

Découverte des illusions de l'in-dépendance. Critique radicale du rapport en tant que mécanisme

Anthropologie, sociologie, économie poli-

phie ainsi produite qui est science, c'est l'ancrage nouveau de la philosophie, ce qu'elle désigne comme référence. »

131 Julia Kristeva [24, p. 30] définit explicitement la nouvelle science de la sémiotique de cette façon : « La sémiotique est ainsi un type de pensée où la science se vit (est consciente) du fait qu'elle est une théorie. A chaque mo-ment où elle se produit, la sémiotique pense son objet, son outil, et leur rap-port donc se pense et devient, dans ce retour sur elle-même, la théorie de la science qu'elle est. Ce qui veut dire que la sémiotique est à la fois une rééva-luation de son objet et/ou de ses modèles, une critique de ces modèles (donc des sciences auxquelles ils sont empruntés) et de soi-même (en tant que sys-tème de vérités constantes). »

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économique (impérialisme). Re-prise marxiste (permise par la déstalinisation) qui réinvestit tout le domaine théorique des études africaines et pousse à l'unifica-tion de l'anthropologie, de la so-ciologie et de l'économie poli-tique (concept de mode de pro-duction).

tique.

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2. Une périodisation des études africaines

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Pour les premières étapes, cette périodisation s'inspire de la thèse de G. Leclerc. Par la suite, nous proposons notre propre interprétation de l'évolution actuelle des études africaines. Cette périodisation, évi-demment sommaire, vise à mettre en évidence deux ordres différents de phénomènes : le contexte historique et social de l'élaboration théo-rique, la configuration idéologique et théorique des concepts. Nous procéderons volontairement de façon un peu formelle : définition et illustration d'un principe, recension et illustration des problèmes.

A. DÉMARCHE

L'évolution des théories et des idéologies en anthropologie et so-ciologie africaines QSÎ liée à la nature des rapports entre les métro-poles et l'Afrique, entre le lieu d'élaboration de la théorie et le terrain de son application. La forme du rapport détermine les conditions d'exercice scientifique et celui-ci, à son tour, justifie, puis masque, et enfin remet en question le rapport lui-même (cf. tabl. supra).

Il convient de faire deux remarques à propos de cette classification logique et chronologique : les cinq types définis dans le tableau se su-perposent au fur et à mesure. En effet, il y a des survivances théo-riques qui peuvent occuper le devant de la scène longtemps après la disparition de leur raison d'être. Car la prise de conscience théorique est toujours en retard sur l'expression idéologique et a fortiori sur le mouvement historique réel. D'autre part, la cohérence politique-idéo-logie-théorie est relative. Il existe des différences importantes entre les pays, par exemple entre la politique coloniale française et la politique coloniale britannique. De même, il y a reformulation réciproque des thèmes idéologiques coloniaux en thèmes « scientifiques » et des thèmes « scientifiques » en thèmes idéologiques coloniaux. D'autant

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plus que ces deux phénomènes relèvent d'une configuration idéolo-gique et sociale commune.

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B. Des origines à la seconde guerre mondiale :naissance et domination de l'ethnologie

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Nous nous bornerons à une brève étude des trois séries de pro-blèmes suivants :

- la naissance de l'ethnologie de terrain ; la transformation du rapport colonial en rapport scientifique original, fondement de la démarche ethnologique ;

- les différences des politiques coloniales et des théories ethnolo-giques ;

- les modalités du passage de l'idéologie coloniale à la pratique ethnologique : choix des thèmes de recherche et conditions de l'élaboration conceptuelle.

1) On passe, à partir du XVIIIe siècle, par l'évolution fonctionnelle suivante : voyageur, explorateur, missionnaire, militaire, administra-teur, ethnologue. L'autonomie de ce dernier est donc relative. Il oc-cupe ainsi une fonction qui peut s'interpréter dans les figures anté-rieures de la pénétration blanche européenne : voyageur, explorateur (exotisme) ; missionnaire (« mission civilisatrice ») ; militaire, admi-nistrateur (représentants du pouvoir politique). N'oublions pas non plus l'expédition, cet explorateur collectif aux objectifs choisis sou-vent consciemment. C'est le passage du niveau d'amateurs dilettantes à celui de professionnels organisés.

Il faut noter l'importance toute particulière de cette dernière fonc-tion : l'occupation physique et le maintien de cette occupation (« paci-fication », mise en valeur) rendent possible la recherche, libérée des contraintes du maintien de l'ordre et de sa propre sécurité. Cette der-

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nière condition est, en effet, fondamentale, car elle assure les bases matérielles et institutionnelles de l'ethnologie, isolée de la tranquillité métropolitaine. De ce point de vue, K. Gough a tout à fait raison d'af-firmer : « L'anthropologie est fille de l'impérialisme » [17, p. 1124].

L'ethnologie n'est pas une science innocente et, en tant que science, elle a rempli (et continue de remplir) une fonction idéolo-gique toute particulière. Citons G. Leclerc :

« Pour les victoriens, l'anthropologie était le discours et la pratique d'une société qui se donnait l'alibi, la bonne conscience et le [93] luxe d'une "scientificité" de ses pratiques coloniales. Pour l'anthropologue de terrain, sa position d'Européen a une signification scientifique précise et seulement une signification scientifique (méthodologique) : la compréhen-sion de systèmes sociaux réels suppose une certaine extériorité par rapport à ce système. Seul un élément extérieur à ce dernier peut saisir la structure totale de ce système. C'est dire que l'anthropologue de terrain voit encore sa situation concrète d'Européen comme condition du savoir qu'il vise à élaborer 132 » [25, p. 94].

Il y a une identité fonctionnelle entre la théorie évolutionniste (l'humanité passe par un certain nombre de stades nécessaires) qui va-lorise le produit supérieur de cette évolution — la civilisation occiden-tale — et l'idéologie coloniale qui justifie sa pratique comme « mis-sion civilisatrice », comme passage d'un stade inférieur à un stade su-

132 Nous pouvons comparer cette démonstration, que nous faisons notre sans réserve, au point de vue classique de Cl. Lévi-Strauss [28, p. 46] : « Sé-quelle du colonialisme, dit-on parfois de nos enquêtes. Les deux choses sont certainement liées, mais rien ne serait plus faux que tenir l'anthropologie pour le dernier avatar de l'esprit colonial : une idéologie honteuse, qui lui offrirait une chance de survie. Ce que nous nommons Renaissance fut, pour le colonialisme et pour l'anthropologie, une naissance véritable. Entre l'un et l'autre, affrontés depuis leur commune origine, un dialogue équivoque s'est pour suivi pendant quatre siècles. Si le colonialisme n'avait pas existé, l'es-sor de l'anthropologie eût été moins tardif, mais peut-être aussi l'anthropolo-gie n'eût-elle pas été incitée, comme c'est devenu son rôle, à remettre l'homme entier en cause dans chacun de ses exemples particuliers. »

Pour une critique de l'idéologie « ethnologique », se reporter à notre critique de M. et F. Panoff [16, p. 80-83].

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périeur. Les titres des ouvrages de l'époque 1880-1910, que rappelle G. Leclerc dans sa thèse, sont symboliques de cet état de fait 133.

2) Mais le sens des différences et des oppositions entre école bri-tannique et école française d'ethnologie reste à expliquer scientifique-ment. Voici quelques jalons sommaires. Il y a une première opposition entre l'indirect rule britannique et la politique française d'association et d'assimilation. Le « choix » des Britanniques les conduit explicite-ment à l'anthropologie appliquée, alors qu'en France [94] l’« utilisa-tion » de la recherche ne sera jamais institutionnalisée à ce point 134.

133 Voici ces titres, tels que les donne G. Leclerc : MASON, The Uncivilized Mind in the Presence of Higher Phases of Civilization, American Associa-tion, 1881 ; G. S. WlLSON, How shall the American Savage he civilized ?, Atlantic Monthly, 1881 ; BORDIER, La Colonisation scientifique, 1884 ; ORGEAS, La Pathologie des races humaines et le Problème de la colonisa-tion, 1889 ; GlRAUD, De l'éducation des races ; étude de sociologie colo-niale, 1913 ; L. DE SAUSSURE, Psychologie de la colonisation, 1890.

134 Pour une analyse détaillée de l’indirect rule, de ses conséquences anthropo-logiques et de l'approche française, il faut se reporter à la thèse de G. Le-clerc. Nous nous contenterons de citer deux textes qu'il présente et qui sont très significatifs de la différence... et de l'identité profonde de ces deux poli-tiques coloniales :

Le gouverneur Clozel dans une circulaire de 1909 : « Nous ne pouvons en effet imposer à nos sujets les dispositions de notre droit français manifes-tement incompatibles avec leur état social. Mais nous ne saurons davantage tolérer le maintien à l'abri de toute autorité de certaines coutumes contraires à nos principes d'humanité et au droit naturel [...]. Notre ferme intention de respecter les coutumes ne saurait nous créer l'obligation de les soustraire à l'action du progrès. Avec le concours des tribunaux indigènes eux-mêmes, il sera possible d'amener peu à peu une classification rationnelle, une générali-sation des usages compatibles avec la condition sociale des habitants et de rendre ces usages de plus en plus conformes non point à nos doctrines juri-diques métropolitaines qui peuvent être opposées, mais aux principes fonda-mentaux du droit naturel, source de toutes les législations » [25, p. 53].

Lord Lugard dans son Political Memorandum de 1919 (il a été gouver-neur au Nigeria notamment) : « Il est évident que la politique qui est esquis-sée dans ce mémorandum doit être appliquée avec sympathie et réussite — spécialement chez les tribus qui ne reconnaissent pas encore de chef souve-rain. Il est essentiel que ces organismes tribales [sic] et ces coutumes so-ciales soient non seulement comprises pleinement mais encore utilisées comme cadre sur lequel bâtir. Il est à désirer que les buts pour lesquels les nombreuses sociétés indigènes — qui exercent une grande influence sur

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L'I.A.I. (International African Institute) est fondé en 1926 par lord Lugard, entre autres, l'inventeur de l’indirect rule : filiation évidente. L'institution française qui, à première vue, semble avoir joué un rôle équivalent est l'O.R.S.T.O.M. (Office de la recherche scientifique et technique outre-mer) qui ne voit le jour qu'en 1943. Car, là aussi, il s'agit d'assurer une présence coloniale explicite au niveau de la re-cherche.

Mais il existe des causes proprement idéologiques et théoriques. Le pragmatisme philosophique britannique conduit à une systématisation théorique et comparatiste (Frazer), au travail de terrain proprement dit (Malinowski). En France, par contre, règne une tradition sociologique à l'inspiration philosophique différente. La recherche « en chambre » survit plus longtemps et ses préoccupations sont largement métaphy-siques : « les formes élémentaires de la vie religieuse », « les fonc-tions mentales dans les sociétés inférieures », etc. L'institut d'ethnolo-gie est créé en 1926 (la même année que l'I.A.I. qui cherche déjà des résultats à appliquer). Et ce n'est qu'en 1931-1933 que [95] l'Afrique prend fonction de terrain scientifique avec l'expédition Dakar-Djibouti de M. Griaule. (Cette expédition s'inscrit tout naturellement, ne l'ou-blions pas, dans la suite des grands exploits techniques de l'homme blanc de cette époque : les missions Citroën, Paris-Saigon, le désert de Gobi, etc. Dakar-Djibouti, c'est la traversée de l'Afrique « française », la suprématie de la puissance occidentale. Nous sommes loin de la simple curiosité ethnographique.)

Aux différences et oppositions entre les deux écoles ethnogra-phiques s'ajoute donc le « retard » de l'école française sur l'école bri-tannique. Retard d'une quinzaine d'années qui se fera sentir jusqu'au début des années 1950.

3) À l'intérieur de ces configurations idéologiques et théoriques, il faut distinguer trois niveaux qui constituent un ensemble cohérent : les thèmes de recherche, la forme des travaux, les concepts utilisés.

l'esprit indigène — existent, soient pleinement étudiés, étant donné qu'ils peuvent ainsi devenir des facteurs valables dans un système d'administration indigène adapté à ces tribus » [25, p. 61].

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a) Grande-Bretagne : anthropologie appliquée, fonctionnalisme et acculturation.

De façon tout empirique, les Britanniques vont définir les grandes branches de l'anthropologie et de la sociologie (avant la lettre) : an-thropologie économique, politique, contact et changement culturel. Le fonctionnement du système colonial implique une connaissance mini-mum des sociétés locales et de ses propres effets sur celles-ci. Les dif-férentes tendances théoriques britanniques (Malinowski, Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard) ont ceci de commun : approche des sociétés comme ensemble d'institutions, de relations ou de productions fonc-tionnelles. D'où la tendance visible dans ce champ théorique d'appré-hender autant que possible la totalité sociale comme un système (quelle que soit, par ailleurs, la manière dont on explique son fonc-tionnement).

La nécessité de trouver des relais politiques dans les sociétés afri-caines pour assurer un début d'indirect rule conduit à l'anthropologie politique : « find the chief », aurait dit B. Malinowski, et 1940 voit la parution de African Political Systems. Dans une autre région du monde, R. Firth posera les principes d'une anthropologie économique. Enfin, l'acculturation au sens large jouit d'un certain succès et, dès les années 1930, les Britanniques se penchent sur les problèmes de migra-tion, de travail industriel (mines de Rhodésie et d'Afrique du Sud), etc. : Reaction to Conquest de M. Hunter date de 1936. Nous ne re-viendrons pas sur les critiques faites à ces recherches : méconnais-sance de l'inégalité du phénomène d'acculturation, mécanisme [96] de l'explication fonctionnelle, etc. Ce qu'il faut retenir, c'est le grand inté-rêt porté aux problèmes « concrets » d'ordre politique ou économique, la référence (même si elle est illusoire) à une situation sociale globale et la forme institutionnelle que va prendre la recherche en Afrique an-glophone : développement d'instituts et d'universités autonomes bien que dépendants (Rhodes-Livingstone Institute).

b) France : monographie-catalogue, fait social total, technologie et cosmogonie.

Au contraire du pragmatisme et de l'empirisme anglo-saxons, l'eth-nologie française de l'entre-deux-guerres va synthétiser, de façon pa-radoxale, les défauts de l'idéalisme philosophique. En effet, la confi-

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guration idéologique et théorique décrite plus haut, jointe à une poli-tique coloniale d'administration plus directe, conduit l'ethnologie fran-çaise à privilégier les conceptions du monde, les « faits sociaux » ex-primant, à la manière de la logique hégélienne 135, la totalité des rela-tions sociales. L'ethnologie française recherche les « principes » de la vie sociale et non la nature des relations ou des systèmes qui la consti-tuent. Par ailleurs, avec la fondation du musée de l'Homme et l'intérêt porté dès les origines à un travail muséo-graphique de collecte et de description d'objets, on tombe dans le catalogue et au niveau formel de la monographie-catalogue, exposé des faits selon un ordre préétabli qui ne présente pas les relations entre les divers ordres de phéno-mènes.

Au niveau proprement conceptuel, l'idéalisme de M. Griaule est évident : l'esprit explique et fonde le social et les sociétés africaines sont dignes d'intérêt parce que leurs productions spirituelles valent bien les « nôtres » (celles du christianisme évidemment 136). À cet [97] idéalisme s'ajoute une vision idéologique du phénomène colonial

135 Le phénomène social total de M. Mauss a eu un immense succès théorique et des chercheurs aussi différents que G. Balandier ou Cl. Lévi-Strauss s'en réclament de façon évidente. Mais n'y a-t-il pas là dans cette conception d'un phénomène, miroir de l'ensemble des relations et structures sociales, une grande dose d'idéalisme hégélien (l'histoire n'est que la réalisation de l'Esprit et le résultat est préexistant aux origines) ?

136 Il suffit de relire la préface à Dieu d'eau [22] pour saisir ce point de vue : « Ces hommes vivent sur une cosmogonie, une métaphysique, une religion, qui les met à hauteur des peuples antiques et que la christologie elle-même étudierait avec profit. »

Par ailleurs, voici un texte qui explique la méthodologie idéaliste de M. Griaule : « Les mythes se présentent par couches comme les enveloppes d'une graine et l'une de leurs raisons d'être est précisément de recouvrir et de dérober au profane une précieuse fécule qui, elle, semble bien appartenir à un savoir universel et valable. Ils sont exprimés de diverses manières et non seulement par la parole : ils sous-tendent toutes les activités, les institutions juridiques, familiales, religieuses, techniques. J'entends par là que les cou-tumes au sens juridique, les rites civils ou religieux, les parentés, les maté-riels, les gestes techniques et les agents eux-mêmes de toutes les activités présentent soit furtivement soit continûment des panneaux de la connais-sance, panneaux qui s'assemblent d'eux-mêmes pour former le panorama du monde du point de vue de l'esprit » (cité dans [25, pp. 204-205]).

Pour des critiques plus détaillées se reporter à [12] et [37].

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comme bienfait 137. La problématique ambiguë et mécaniste de l'accul-turation n'existe pas dans ce champ théorique : elle ne peut pas exis-ter. C'est pourquoi la prise en considération de cette problématique produira une rupture — le passage de l'ethnologie à la sociologie — alors qu'en Grande-Bretagne les choses seront beaucoup moins tran-chées.

C. Naissance de la sociologieet décolonisation (1945-1960)

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Pour analyser cette période, nous allons nous fonder presque exclu-sivement sur l'école française. Pour une raison assez évidente : c'est en France qu'apparaît explicitement une sociologie consacrée à l'Afrique. Et le retard que l'on pouvait observer entre l'école britannique et l'école française disparaît dans les années 1950 (certains pensent même qu'à partir de cette date l'ordre du retard s'inverse, cf. infra). La constitution d'une nouvelle discipline consacrée aux sociétés afri-caines est un phénomène important : la sociologie n'est pas seulement [98] une nouvelle spécialisation, elle est une rupture. Rupture empi-

137 M. Griaule sera conseiller de l'Union française de 1947 à 1956. Mais pour juger de l'esprit de l'ethnologie griaulienne à la belle époque, voici un texte (que nous avons pris chez G. Leclerc) qui se passe de tout commentaire : « La suffisance de certains civilisateurs qui n'ont pas fait d'ethnologie condamne un peu vite une foule d'institutions éprouvées, en quelque sorte garanties, vérifiées même par le temps et, en tout état de cause, provisoire-ment utiles [...]. Tout n'est peut-être pas à rejeter en bloc des coutumes et des techniques indigènes [...], autrement l'action colonisatrice qui pour por-ter ses fruits doit être collaboration se verra entravée, ralentie, annulée peut-être par des malentendus, des erreurs et des méprises, des froissements et des incompréhensions mutuelles. [Exemples : la traite outre-Atlantique, l'impôt de capitation, les travaux forcés, la rupture de l'équilibre écologique et démographique — qu'en termes galants ces choses-là sont dites !] C'est pourquoi Rivet a pu dire qu'il n'y a pas de bonne colonisation sans ethnolo-gie bien faite [...]. Il serait anachronique de coloniser à tâtons quand les lu-mières fournies par l'observation scientifique permettent d'ores et déjà [...] de le faire à très bon escient » (cité dans [25, p. 143] : « Actes du Congrès international de l'évolution culturelle des peuples coloniaux, Paris, sep-tembre 1937 », pp. 15-16).

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rique : prise en compte de l'histoire réelle des populations africaines. Rupture d'échelle : de la monographie villageoise, on passe aux groupes sociaux nationaux (du micro au macro). Rupture théorique : à l'idéalisme griaulien, ignorant les réalités coloniales, se substitue une explication matérialiste et historique. Cette rupture permet, par la suite, une analyse nouvelle des sociétés « traditionnelles », puisque cette reformulation théorique s'exerce généralement sur un objet nou-veau, explicitement délimité autant que possible : le secteur moderne et les conséquences du phénomène colonial. Enfin l'intérêt porté à la modernisation se transforme en sociologie du sous-développement.

Le meilleur exemple, et le principal artisan de cette rupture, est évidemment G. Balandier ; les titres et thèmes de ses œuvres entre 1950 et 1955 sont tout à fait parlants [7, 8, 9, 10, 11].

L'armature théorique qui organise ces thèmes est fondée sur trois principes : a) les sociétés africaines ont une histoire (« traditionnelle et moderne ») : elles sont dynamiques et contradictoires ; b) les mou-vements sociaux et idéologiques actuels révèlent à la fois la structure passée et les modalités des transformations provoquées par la situation coloniale ; c) la situation coloniale est un phénomène global et de na-ture inégalitaire. Cette nouvelle problématique met en cause le phéno-mène colonial parce qu'elle veut expliquer les mouvements réels qui le mettent en cause : messianismes, syncrétismes, idéologies et partis politiques 138. La position de M. Leiris, en 1950, correspond aussi à cette remise en cause. Dans L'ethnographe devant le colonialisme [26], Leiris souligne la signification de l'exploitation coloniale et l'in-térêt scientifique que présente l'étude des « évolués 139 ».

Expliquer le passage de l'ethnologie à la sociologie en termes de rupture n'est pas une figure de style (on sait la vogue actuelle de cer-taines « ruptures épistémologiques »). Cette élaboration théorique cor-respond à la montée des nationalismes africains (et du tiers monde en général), à la rupture du rapport colonial qui s'impose [99] objective-ment comme phénomène participant et constitutif de l'objet d'étude. Quelques dates sommaires, qui ne sont que des images, des rappro-138 Cf. également les études et recherches de P. Mercier. La collaboration de G.

Balandier à la fondation de Présence africaine relève de cette préoccupation nouvelle : enregistrer les nouvelles voix africaines et leur donner la parole.

139 N'oublions pas la participation de M. Leiris à l'expédition Dakar-Djibouti et aux recherches de M. Griaule. Là aussi il y a rupture.

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chements et non de véritables explications, montrent la maturité de cette rupture : 1945, « émeutes » d'Algérie ; 1947, soulèvement mal-gache ; 1946-1953, guerre d'Indochine ; 1947-1949, grèves en A.O.F. ; 1952, soulèvement mau mau ; 1947, indépendance indienne ; 1949, socialisme en Chine ; 1955 enfin, Bandoeng...

Mais d'autres facteurs de nature différente interviennent pour défi-nir les possibilités d'une rupture. Notamment le cadre institutionnel de la recherche française. G. Leclerc souligne à juste titre la « liberté » des anthropologues français qui ne sont pas engagés (et donc dominés idéologiquement et institutionnellement) dans une anthropologie ap-pliquée dont la fonction explicite est le maintien du rapport colo-nial 140. Enfin s'exerce une critique proprement théorique des présup-posés et acquis de M. Griaule, qui ne peuvent absolument pas rendre compte de la nouvelle dimension historique et sociale des études afri-caines 141.140 En fait ce contexte institutionnel produira un double effet et inverse du

contexte britannique : effet positif avec l'absence d'anthropologie appliquée et la liberté relative du chercheur par rapport au système colonial ; effet né-gatif avec un système de recherche centralisé à la napoléonienne, qui limite-ra de façon décisive l'africanisation de la recherche et même des universités.

Dans la mesure où, après l'indépendance, les « élites » ont occupé les institutions coloniales sans les remettre en cause, les Africains anglophones ont pu prendre (relativement) en charge les institutions de l'anthropologie appliquée et même les universités. A part l'université de Dakar (et encore...), les universités francophones sont postérieures à l'indépendance : elles sont donc directement un élément de la politique néo-coloniale de coopération et, comme telles, françaises à 75% du personnel et 100% des programmes. Par ailleurs, les instituts locaux (I.F.A.N.) étaient moins importants que leurs équivalents britanniques et, de toute façon, ils sont encore gérés par l'O.R.S.T.O.M., le C.N.R.S., donc par des chercheurs français.

Il ne faut par conséquent pas s'étonner du nombre (relativement) impor-tant de sociologues, d'historiens et de linguistes africains anglophones par rapport à la vingtaine de leurs collègues francophones. Il y a d'autres fac-teurs qui limitent aussi bien chez les anglophones que chez les francophones le nombre de chercheurs et d'universitaires en sciences humaines.

141 Cette critique politique, idéologique et théorique était certainement minori-taire au début des années 1950. En témoigne, par exemple, la citation sui-vante [35, p. 944] : « C'est par un véritable contresens que l'on fait soutenir par des arguments ethnologiques des thèses autonomistes ; il ne saurait être question de nier l'utilité de la présence française dans l'intérêt des popula-tions indigènes. Partout outre-mer, là où régnaient jadis la violence, les guerres intestines, les pillages, la paix a été instaurée, condition première de

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[100]Mais, à partir de la deuxième moitié des années 50, la sociologie

africaine s'impose. Au niveau institutionnel, on constate un dévelop-pement général de la sociologie sous l'impulsion de G. Gurvitch. Au niveau idéologique et politique, la guerre d'Algérie sensibilise directe-ment les étudiants et les intellectuels aux problèmes coloniaux, de li-bération nationale et plus largement du sous-développement. À partir de i960, on entre dans l'époque des indépendances, et la sociologie africaine, déjà reconnue au niveau de la recherche (C.N.R.S., E.P.H.E.), se voit officialisée avec les Cahiers d'études africaines (i960), les certificats de sociologie et d'histoire de l'Afrique tropicale (1963), etc.

Mais les indépendances ne sonnent pas la fin de l'histoire. Elles sont la fin d'une époque (le colonialisme) et le début d'une autre (le néo-colonialisme). La montée au pouvoir des « élites » africaines change partiellement les termes du problème. Cette nouvelle situation implique une radicalisation théorique. Nous allons voir tout de suite pourquoi.

tout progrès. Il n'est pas un seul territoire où le départ des autorités de tutelle n'entraînerait presque immédiatement la reprise des troubles. » (Ouvrage paru dans la collection « Bibliothèque de la colonisation ».)

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D. Unification des sciences humaineset problématique marxiste (depuis 1960)

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Il faut expliquer les apparences de l'indépendance. Il faut expliquer le sous-développement, les luttes de libération nationale, les luttes so-ciales (de classes) dans les pays décolonisés. L'évidence de l'unité an-ticoloniale s'effondre. Les rapports politiques de dépendance ont plus ou moins disparu, mais l'exploitation économique subsiste et même se renforce. Un nouveau champ théorique s'impose donc en termes mar-xistes (marché économique mondial, répression des luttes de libéra-tion, interventions militaires) : le système mondial est un système im-périaliste. L'économie capitaliste induit un certain développement de classes sociales ; les sociétés traditionnelles ont une structure écono-mique ; les sociétés africaines sont analysables en termes de modes de production.

Pourquoi l'approche des sociétés africaines en termes marxistes n'est-elle possible qu'après i960 ? En gros, pour trois raisons :

— Après 1956 la réflexion marxiste se « remet en marche » avec la déstalinisation. Comme l'Afrique (et pour cause) n'a jamais constitué explicitement un objet de réflexion pour les fondateurs (Marx, Engels, Lénine), elle est véritablement une terre vierge théorique. [101] D'où l'attirance qu'elle exerce, liée au soutien politique accordé aux mouve-ments de libération et d'indépendance.

— Par ailleurs, l'approche de G. Balandier, sans se rattacher expli-citement au marxisme, le rejoint d'assez près pour que le passage d'une explication dynamiste à une explication marxiste se fasse sur le mode de la filiation et non de la rupture (comme précédemment). Alors qu'il y a contradiction entre la méconnaissance du système colo-nial et sa reconnaissance théorique, l'emploi des concepts de système impérialiste ou de mode de production est facilité par une explication en termes d'agencements instables et de dynamisme des contradic-tions.

— Enfin, les caractéristiques propres à la situation du néo-colonia-lisme conduisent à rechercher les racines économiques de l'exploita-

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tion et les solutions politiques et révolutionnaires du renversement de l'exploitation, donc à adopter explicitement une perspective marxiste.

Nous allons tenter de tracer à grands traits les problèmes qui se posent aux études africaines aujourd'hui et la manière dont cette nou-velle tendance marxiste 142 — spécifiquement française, il faut le souli-gner — essaie de les résoudre. L'importance de ce qui suit ne doit échapper à personne, puisqu'il s'agit là du champ d'action et de ré-flexion, quotidien, des spécialistes des études africaines. Les pro-blèmes fondamentaux relèvent de trois domaines différents :

- la prise de conscience (politique) du contexte idéologique et institutionnel de la recherche et sa remise en cause ;

- les tentatives d'élaboration d'une problématique marxiste à pro-pos des sociétés africaines (« traditionnelles et modernes ») ;

- raffinement de la pratique d'enquête et la disparition des bar-rières entre les différentes sciences humaines.

1) Cette prise de conscience est d'abord empirique, car l'africa-nisme c'est l'ethnologie, la sociologie (et ses variantes), la géographie, la linguistique, etc. Dès l'indépendance (et, en fait, même avant), les [102] cadres, hommes politiques et intellectuels africains, sont mé-fiants à l'égard de l'ethnologie qu'ils assimilent, à juste titre, au regard paternel de l'Occident sur l'enfant noir irresponsable. Par la suite et pour des raisons explicitement politiques, la méfiance s'étendra à la sociologie qui pourrait décrire les fondements socio-économiques et

142 Nous soulignons plus loin le caractère hétérogène de cette tendance et les raisons de cette nécessaire hétérogénéité. De plus, il s'agit évidemment d'une interprétation personnelle. Rappelons que notre tentative de périodisation vise à mettre en lumière les tendances dominantes des études africaines : leur apparition est chronologiquement datée, mais chaque nouvelle tendance ne supprime pas les anciennes, d'autant plus que dans la situation actuelle le mode de filiation domine le mode rupture, au contraire des années 50.

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idéologiques du pouvoir actuel 143 : raison supplémentaire qui explique le faible nombre d'ethnologues et de sociologues africains.

Malgré l'indépendance, l'inégalité culturelle se maintient dans les faits : les études africaines sont toujours l'apanage des anciennes et des nouvelles métropoles occidentales. De plus, la quasi-totalité des chercheurs ne voit pas que, par sa simple existence, elle participe de cette inégalité et contribue à la maintenir 144. En général, pour des rai-sons professionnelles (carrière) et locales (incapacité et méfiance des gouvernements), le savoir accumulé n'est pas réinvesti sur place. La recherche scientifique actuelle participe, de par sa structure objective, à l'exploitation culturelle des peuples africains ; elle est un alibi et un instrument pour l'impérialisme mondial.

Le IIe Congrès international des africanistes, qui s'est tenu à Dakar en décembre 1967, a marqué une explicitation de ce phénomène par des chercheurs africains et européens. Mais, pour le moment, les réso-lutions votées ne semblent guère suivies d'effets concrets, et il est cer-tain que ces résolutions ne sont qu'une concession de la part de la ma-jorité des congressistes représentant Y establishment occidental des études africaines 145.

[103]

143 Méfiance qui se transforme en ignorance dans le domaine linguistique à cause de la remise en cause de la domination culturelle de la langue de l'an-cien colonisateur. Finalement il n'y a que la géographie qui ne s'en sorte pas trop mal : son positivisme latent s'accommodant fort bien de l'idéologie do-minante, puisqu'elle n'a pas les moyens de la critiquer et qu'elle se targue même d'être non idéologique (analyse du visible, du physique, du « mesu-rable »).

144 Il faut distinguer la fonction objective et l'idéologie de la fonction objective. En effet, il est possible pour un chercheur « africaniste » de remettre en cause l'idéologie qui masque et accompagne sa fonction objective, mais son engagement « révolutionnaire » ne supprime pas pour autant le système de domination de la recherche africaine par la recherche occidentale auquel il est intégré qu'il le veuille ou non. Il ne s'agit pas en retour de célébrer les vertus du statu quo, mais de comprendre que la critique idéologique (celle que nous menons ici) ne suffit pas, il faut passer des « armes de la critique à la critique des armes ».

145 Ainsi cette affirmation péremptoire de D. Forde, président de l'I.A.I. et du IIe Congrès international des africanistes : « Il faut reconnaître que dans bien des cas les gouvernements coloniaux ont bien servi les Africains » [19, p. 393]. Pour les résolutions votées au Congrès, voir [15].

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2) L'élaboration d'une problématique marxiste a été, au début, le fait de quelques chercheurs isolés. Et même encore aujourd'hui, c'est un phénomène minoritaire et hétérogène : les divergences théoriques entre marxistes sont aussi nombreuses que celles qui existent entre marxistes et non-marxistes. De plus, par un regrettable effet de mode, beaucoup de gens se disent marxistes (comme d'autres se disent struc-turalistes)... sans avoir lu Marx. Cette élaboration recouvre les champs classiques de l'ethnologie et de la sociologie : d'une part, explication des structures sociales traditionnelles en termes marxistes (mode de production, inégalité sociale, exploitation, fonction idéologique, etc.) ; de l'autre, définition des rapports inégalitaires de la situation coloniale en termes d'impérialisme, comme système global d'exploita-tion économique et politique.

Dans la mesure où le développement propre de la réflexion mar-xiste a été et reste le moteur de cette nouvelle problématique, cette dernière en a subi toutes les divergences générales d'ordre idéolo-gique, politique ou proprement théorique. Ainsi, les réflexions théo-riques de L. Althusser, de M. Godelier, de C. Bettelheim ont eu des effets plus ou moins contradictoires. En tout cas, il est impossible de comprendre le sens de certaines divergences, apparemment d'ordre purement scientifique ou théorique, si on ne prend pas en considéra-tion cette configuration beaucoup plus large de l'élaboration marxiste. Par exemple, il n'est pas sans intérêt de tenir compte du fait que J. Su-ret-Canale est membre du comité central du P.C.F., que E. Terray anime la tendance maoïste du P.S.U., que C. Meillassoux ne relève d'aucune de ces deux lignes, etc. (écrit en 1970).

Chronologiquement, c'est J. Suret-Canale qui inaugure en 1958 ces nouvelles recherches marxistes dans le domaine africain [40]. Par la suite, il se consacre à l'histoire coloniale [41] et aux applications pos-sibles du « mode de production asiatique » aux sociétés d'Afrique noire [42]. L'autre pionnier du marxisme « africaniste » est C. Meillassoux dont la réflexion théorique cherche à fonder une anthro-pologie économique [30, 31]. En 1966, un marxiste camerounais, diri-geant de l'U.P.C, démontre la nécessité d'une analyse scientifique et politique des sociétés néo-coloniales [1]. La même année paraît l'ou-vrage de M. Godelier qui contribue à l'élaboration d'une anthropologie économique [21]. Par la suite, les travaux de C. Meillassoux font l'ob-

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jet d'une analyse théorique originale, bien que contestable en son prin-cipe, par E. Terray [43]. Enfin, les travaux de l'économiste S. Amin permettent de définir plus précisément la nature des [104] problèmes économiques et politiques auxquels les sociétés africaines doivent faire face [3, 4, 5, 6].

Depuis 1965, un ensemble plus ou moins hétérogène de chercheurs s'intègre partiellement ou complètement à cette nouvelle tendance, notamment J.-L. Amselle, M. Auge, G. Althabe, P. Bonnafé, J. Co-pans, G. Dupré, P.-P. Rey, R. Waast 146. Mais avant de passer au troi-sième problème qui s'impose objectivement aux études africaines, soulignons la disparition quasi naturelle de l'antinomie ethnologie-so-ciologie au sein de cette « tendance 147 ».

3) On constate aujourd'hui un développement quantitatif et qualita-tif des enquêtes de « terrain ». D'une part, on assiste à une multiplica-tion, relative il est vrai, des enquêtes collectives et interdisciplinaires ; de l'autre, on voit de nouveaux thèmes de recherche apparaître pour des raisons à la fois théoriques, idéologiques et pratiques : ainsi l'étude et l'enregistrement des traditions orales à des fins historiques, littéraires ou linguistiques, ou encore l'étude des échanges et de la pro-duction économique aux niveaux villageois et national. Ces nouveaux thèmes, ces nouvelles orientations théoriques impliquent la mise au point de nouvelles procédures d'enquête ou l'emploi de techniques modernes nouvelles : photos aériennes, moyens audiovisuels, traite-ment mécanographique ou par ordinateur, raffinements statistiques, etc. De façon dialectique, ces nouvelles procédures ou techniques im-pulsent et provoquent la réflexion théorique. Plus que jamais la dicho-tomie scientiste théorie-pratique (méthode-technique) apparaît comme une fausse coupure. Les nouvelles élaborations théoriques ne peuvent être isolées de leur spécialisation thématique et de leur pratique d'en-quête ou d'élaboration, et réciproquement.

146 Cette liste n'a rien d'exhaustif et n'a aucun caractère préférentiel : ce sont tout simplement les noms d'amis et de collègues qui pourraient accepter un tel « regroupement ».

147 Disparition que G. Balandier avait déjà bien amorcée, puisque sa « sociolo-gie actuelle » est aussi une ethnologie. Mais ce phénomène dépasse le cadre africain et concerne l'ensemble mondial des deux disciplines. Voir sur ce point les critiques de A. G. Frank [20].

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Par ailleurs, le remodelage des thèmes, selon des perspectives théoriques nouvelles, remet en cause le découpage classique des disci-plines entre elles 148. D'une part, les sciences humaines se doivent d'élargir le domaine de leur compétence selon le thème étudié : [105] agronomie, voire pédologie et climatologie, pour des études sérieuses de la production agricole ; économie et statistique pour toute étude des secteurs de production (même villageois 149), etc. Concrètement, la col-laboration et la discussion scientifique s'imposent comme moyens de l'élaboration théorique ; l'ethnologue ou le sociologue (ou encore le linguiste), seul dans son coin, artisan bricoleur plus ou moins génial, relève d'une époque révolue : il n'y a plus de science anthropologique ou sociologique possible dans ces conditions. De même que les modi-fications historiques de l'objet d'étude imposent objectivement une unification des sciences humaines (qui a également des raisons pro-prement théoriques) et suppriment l'isolationnisme des disciplines, de même le chercheur doit quitter l'alibi antiscientifique de la solitude pour accepter la « vigilance épistémologique collective 150 ».

148 Ainsi C. Meillassoux propose une formation théorique correspondant à la problématique de la recherche suivie et non en fonction des clivages tradi-tionnels [32].

149 Nous n'entendons pas économie au sens d'économie politique classique, mais économie au sens de théorie du système économique capitaliste, donc « moderne », qui fonctionne en Afrique noire. Voir les réflexions de M. Go-delier sur les distinctions entre l'économie politique classique et l'économie et l'anthropologie économique [21, p. 28].

150 Comme l'explique M. Chodkiewicz [14] à propos des sciences exactes et naturelles : « Bien que décerné par des scientifiques qui devraient savoir à quoi s'en tenir, le prix Nobel continue d'autre part d'ignorer les profondes transformations qu'a entraînées l'avènement de deux phénomènes pourtant tellement visibles que le grand public lui-même en a découvert l'existence : la naissance des "big sciences", grandes consommatrices d'équipements coû-teux, et la nécessité dans la plupart des disciplines de substituer un travail d'équipe à une collection d'activités individuelles » (souligné par nous).

Pour une analyse plus détaillée de cette nécessité, se reporter à la conclu-sion de [13, I, pp. 103-113]. Citons notamment le passage suivant (p. 112) : « En confrontant continûment chaque savant à une explication critique de ses opérations scientifiques et des présupposés qu'ils impliquent et en le contraignant par là à faire de cette explicitation l'accompagnement obligé de sa pratique et de la communication de ses découvertes, ce "système de contrôles croisés" tend à constituer et à renforcer sans cesse en chacun l'apti-tude à la vigilance épistémologique. » Voir également nos remarques [16].

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 118

Ce phénomène, qui s'ajoute aux deux précédents, a pour consé-quence dernière de remettre en cause le fondement apparemment ob-jectif de l'ethnologie : le regard extérieur. Ce fondement apparaît illu-soire :

- pour des raisons idéologiques : on constate un investissement réel de la méthode ethnologique par le regard colonial ;

- pour une raison de principe épistémologique et théorique : l'uni-té des sciences humaines correspond à l'unification des lois de fonctionnement de leur objet (les sociétés humaines). Les mo-dalités [106] particulières du fonctionnement de chaque société ne renvoient pas à des principes théoriques particuliers, mais à des procédures opératoires différentes ;

- parce qu'il est contesté par les ethnologues et sociologues issus des sociétés « ethnologiques ». Il faut se reporter notamment à l'article de Yaya Wane 151 [44, p. 396], où l'on peut lire la re-marque suivante : « Le sociologue "intérieur" ne semble détenir sur son collègue "extérieur" que cet unique avantage, qui est de communiquer directement avec ses interlocuteurs sans nulle médiation d'interprète déformant. » Et cet obstacle est relatif puisque le collègue « extérieur » peut arriver à pratiquer conve-nablement la langue.

Conclusion provisoire151 Y. "Wane a travaillé dans son ethnie d'origine. Il en est de même pour l'eth-

nologue ivoirien Memel Foté ; il serait intéressant de connaître son opinion sur ce problème.

À l'inverse, on comprendra la non-scientificité de ce principe d'extériori-té qui fonderait l'ethnologie lorsqu'on prend au pied de la lettre la proposi-tion de R. Bastide d'une ethnologie de la France par les Africains. En effet, ces ethnologues africains, étant formés par un système d'éducation français identique à celui de la métropole, ne voient absolument pas celle-ci avec un regard extérieur différent, puisque, au contraire, leur formation intellectuelle d'ethnologues n'a été possible qu'en leur inculquant les principes mêmes de l'ethnologie occidentale ; et, sous ce rapport, un Africain ne peut faire l'eth-nologie de la France, il ne peut en faire que la sociologie. On voit le non-sens de ce fondement et de l'idéologie de l'identité et de l'altérité qu'il véhi-cule.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 119

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Cet « état de la nation » est à l'évidence schématique et donc provi-soire. Nous nous proposons prochainement de détailler autant que possible l'élaboration théorique que ce point de vue implique : à la fois au niveau critique des formes idéologiques et théoriques des concepts et au niveau plus positif de la problématique à mettre en œuvre pour aborder les études africaines.

Nous espérons avoir démontré la nécessité d'une réflexion épisté-mologique intégrée à la pratique même du travail scientifique. Cette réflexion épistémologique s'organise, à notre avis, autour des trois ca-tégories de problèmes scientifiques distingués par J. Desanti 152, et 152 Nous nous fondons sur la présentation qu'en donne J.-P. Vigier dans le dé-

bat « Objectivité et historicité de la pensée scientifique » [39]. En voici les principes essentiels :

« Les problèmes de première espèce, ce sont ceux qui peuvent être for-mulés et résolus à l'aide des ressources produites à l'intérieur d'une théorie scientifique, d'une discipline scientifique donnée où ils ont pris naissance, soit que les ressources y demeurent disponibles pour les résoudre, soit que la théorie puisse fournir elle-même les moyens nécessaires à leur production.

Les problèmes de deuxième espèce sont ceux qui posent et exigent une redéfinition des concepts d'une science, une précision par exemple ou un élargissement du domaine de validité de certaines conceptions. Ce sont des problèmes qui naissent à l'intérieur d'un édifice théorique qui est déjà consti-tué, mais dont la formulation précise exige que l'on mette en question la structure de l'édifice théorique tout entier et que l'on se rende pleinement conscient des conditions qui permettent de distinguer des objets bien définis, c'est-à-dire des problèmes qui exigent que l'on construise au-delà de la théo-rie un système de sécurité dans lequel on puisse les ressaisir.

Enfin nous arrivons aux problèmes que l'on pourrait appeler les pro-blèmes philosophiques, les problèmes épistémologiques de troisième espèce. Ce sont ceux qui, à mon avis, constituent l'extrême limite précisément de ce qui constitue une connaissance objective et scientifique. C'est-à-dire des problèmes nés à l'intérieur d'un édifice théorique au plus près des objets définis en lui, qui ne peuvent être ni rigoureusement posés ni résolus à l'inté-rieur des systèmes théoriques construits pour permettre de dominer l'enchaî-nement des propriétés qui concernent le champ des objets qui appartiennent à la théorie initiale » (pp. 218-219).

Plus loin (p. 220), Vigier précise qu’« on peut tenter de résoudre ces problèmes en faisant appel à l'interdisciplinarité. Mais il serait faux d'assimi-ler les problèmes de la philosophie à ces problèmes interdisciplinaires qui exigent un élargissement des conceptions scientifiques indispensable pour

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 120

[107] les « problèmes » actuels des études africaines relèvent des pro-blèmes de deuxième et surtout de troisième espèce. Cette réflexion épistémologique conduit donc à une histoire et à une sociologie des études africaines : nous avons vu le rôle fondamental de certaines dé-terminations idéologiques et institutionnelles. Cette sociologie des études africaines remet en question l'apparente neutralité actuelle de la domination culturelle de l'Afrique par l'Occident. Et cette sociologie des études africaines (fondée sur une histoire de leur jonction passée) conduit inéluctablement aux constatations suivantes :

— L'Afrique est dominée par l'impérialisme mondial, et les formes culturelles de cette domination et de cette exploitation servent de masque et de justification à cette même domination. Les études afri-caines font partie de cette domination, puisqu'elles sont monopolisées et manipulées par l'Occident.

— Les études africaines subissent donc les conséquences directes et indirectes de cette situation, notamment en refusant d'employer [108] les concepts théoriques susceptibles de démontrer cette domina-tion et même de la renverser.

Le consentement des pouvoirs politiques africains à cette situation explique le maintien de la domination occidentale, dans le domaine des études africaines notamment. Cette sociologie des études afri-caines débouche donc sur une critique politique et idéologique. La solution des problèmes scientifiques des études africaines n'est pas uniquement d'ordre scientifique, elle est avant tout politique 153 ; et il est certain que les principes de cette solution politique doivent avoir le même fondement que les principes théoriques qui en indiquent l'exis-tence et la nécessité, c'est-à-dire le marxisme. Quant aux artisans de cette solution, ce seront avant tout les Africains eux-mêmes ; mais les spécialistes des études africaines doivent contribuer théoriquement, idéologiquement et pratiquement à la recherche de cette solution « po-litique » et avant tout dans leur domaine propre puisque celui-ci

interpréter le réel [...]. Ces trois espèces de problème sont des problèmes qui surgissent de la pratique même de la science » (souligné par nous).

153 Cette double perspective, cette double démarche, n'est pas contradictoire, car, comme l'explique justement Max Adler : « La pensée dialectique rend compréhensible la simultanéité de l'objectivité des connaissances des sciences sociales et des positions politiques qui s'imposent à celui qui en est pénétré dans le processus social » (cité dans [29, p. 20]).

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 121

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 122

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 123

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[111]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre V

À PROPOS D’ANTHROPOLOGIEET COLONIALISME

DE GÉRARD LECLERC 154

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Nous savons aujourd'hui qu'il n'est pas de science innocente. Ce-pendant, certaines sciences possèdent un statut privilégié — imagi-naire — qui leur permet d'ordonner toute une configuration du savoir. L'anthropologie est de celles-là. Définie par ce qui semble être le propre de l'objectivité — la distance — elle est devenue parfois le mo-dèle vertueux que les sociologues critiques opposent aux vices de leur discipline. En fait, l'histoire récente nous montre qu'il s'agit bel et bien d'un mythe. La sagesse du savoir anthropologique est une imposture car l'anthropologie est fille de l'impérialisme et du colonialisme.

L'essai de Gérard Leclerc vient à point pour convaincre les incré-dules. Bien que la démonstration soit limitée au cas de l'Afrique noire (qui reste cependant un domaine exemplaire de conquête coloniale), les conclusions qui en découlent concernent l'ensemble de la disci-pline. Non seulement on ne peut séparer l'anthropologie de l'histoire coloniale, mais il faut même admettre que c'est cette dernière qui l'a rendue possible et que l'anthropologie le lui a bien rendu en partici-pant à l'élaboration de l'idéologie coloniale. L'évolution du phéno-mène colonial (la découverte, la conquête, la mise en valeur) s'accom-pagne de discours idéologiques différents que [112] corroborent des théories (et des pratiques spécifiques de l'anthropologie). Ainsi le pas-

154 Fayard, Paris, 1972.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 125

sage de l'évolutionnisme au fonctionnalisme exprime et explique les transformations dune phase d'expansion victorienne, comme la quali-fie Leclerc. La naissance dune anthropologie appliquée (anglo-saxonne) n'est pas étrangère à ces mutations théorico-idéologiques.

Lorsqu'on « civilise », il faut justifier sa supériorité et donc théori-ser une évolution historique qui la produit. Par la suite, l'exploitation des ressources coloniales se passe du lyrisme du conquérant pour se contenter de l’« objectivité » fonctionnelle de l'enquête de terrain. L'analyse de Leclerc est certes plus subtile que ce schématisme gros-sier. Plusieurs variantes compliquent le rapport colonial. Il y a tout d'abord les différences entre la colonisation britannique et la colonisa-tion française. Mais cette opposition qu'on se plaît souvent à monter en épingle afin d'excuser sa propre ethnologie est plus significative au niveau idéologique qu'au niveau des pratiques. De même, on s'aper-çoit que la théorie fonctionnaliste est plus dogmatique que la politique coloniale qui sait s'adapter dans les cas nécessaires. Il est vrai que le changement social n'est pas son objet de prédilection.

D'après Leclerc, les premières critiques proviennent de l'école culturaliste américaine. Son relativisme, son souci des originalités culturelles, sa reconnaissance « égalitariste » des cultures permettent de remettre en cause les prétentions coloniales et ce d'autant plus faci-lement qu'elle est le fait d'anthropologues dont le pays ne participe pas (apparemment du moins) au système colonial. Mais à notre avis l'au-teur lui fait la part trop belle lorsqu'il affirme : « Ses représentants les plus authentiques produiront des thèses anticolonialistes » (p. 143). De même lorsqu'il parle de Griaule un peu plus loin, Leclerc donne un sens anticolonialiste à des positions beaucoup plus douteuses.

Mais cette ambiguïté s'explique par la perception contradictoire du phénomène qui allait mettre fin à la domination coloniale et donc au statut de l'anthropologie de cette époque. La décolonisation est d'une grande violence verbale : il suffit de relire Aimé Césaire ou Cheikh Anka Diop pour s'en apercevoir. La récupération des cultures natio-nales passe par la mort de l'anthropologie qui n'a pas su respecter les droits d'autrui ni critiquer les dominations et les exploitations. Mais cette grande époque de la lutte anticoloniale [113] est révolue. Le néo-colonialisme est moins brutal, mais son efficacité montre que la situa-tion n'a fondamentalement pas changé.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 126

Pourtant, l'anthropologie allait se transformer. Elle intégrait la si-tuation coloniale à l'objet d'étude et se transformait même en une so-ciologie du sous-développement (G. Balandier). Certains, comme Jacques Berque, affirmaient très haut le droit au pluralisme social et culturel à l'échelle mondiale. Plusieurs voies s'offrent à nous aujour-d'hui et Leclerc se contente de les esquisser en conclusion : « Mais si l'anthropologie n'a plus d'objet propre, du moins son objet traditionnel propre, et si son discours antérieur est condamné comme idéologique, n'est-elle pas condamnée à disparaître ou à s'abolir comme matériel empirique d'une nouvelle histoire, d'une nouvelle économie, d'une nouvelle théorie générale des sociétés que certains s'estiment désor-mais en mesure de préparer ? » (p. 209).

Nous pensons qu'il faut répondre positivement à cette interrogation afin d'éviter les faux débats qui ne manqueront pas de surgir. Les an-thropologues de 1972 ont besoin de faire l'histoire de leur discipline pour comprendre comment leur discours a pu (leur) faire illusion à ce point. Mais une fois dénoncé ce lien honteux entre l'histoire occiden-tale et le discours anthropologique, ne serait-il pas possible d'en reve-nir à une anthropologie plus saine, consciente de sa bâtardise et mili-tant pour une lucidité critique ? Certains le pensent. L'histoire que nous a retracée Leclerc condamne cette consolation sans appel.

L'anthropologie n'a jamais délimité son objet, c'est la domination coloniale qui l'a fait pour elle. Les sociétés dites primitives, la domi-nation et l'exploitation dont elles ont été — et continuent d'être — l'objet renvoient au développement inégal des formations sociales à l'échelle mondiale. Cette histoire impose une transformation des concepts théoriques. Mais l'anthropologie ne devrait pas en rester là : la contemplation n'est pas de mise car l'anthropologie est encore au service du néo-colonialisme et de l'impérialisme. Si l'anthropologie joue un rôle politique, sa transformation (et sa disparition) implique un changement de politique. Il faut donc passer à l'ennemi et contri-buer théoriquement et pratiquement à la lutte révolutionnaire des peuples du tiers monde.

Juin 1972

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[114]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre VI

ANTHROPOLOGIE,IMPÉRIALISME ET RÉVOLUTION :

QUELQUES RÉFLEXIONS.

Retour à la table des matières

Les idées défendues par K. Gough 155 dans son article sont simples : l'anthropologie actuelle fait le jeu de l'impérialisme (américain sur-tout). Elle fait le jeu d'une domination économique et politique, par les sujets quelle traite (et, corollairement, qu'elle refuse de traiter) et qui ne mettent pas en cause cette domination, par les financements qu'elle accepte, par les postulats qui la sous-tendent. La brutalité de la dé-monstration liée à la naïveté de certains raisonnements économistes risque cependant de choquer le lecteur français et surtout le lecteur anthropologue. Nous voudrions, dans ce bref commentaire, essayer de dépasser le schématisme de certaines démonstrations de K. Gough et replacer les problèmes qu'elle soulève dans le cadre de l'anthropologie française.

155 K Gough est une anthropologue professionnelle réputée. Elle est notam-ment un des co-éditeurs, avec D. Schneider, de Matrilineal Kinship, Univer-sity of California Press, Berkeley, 1961.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 128

I

K. Gough décrit la situation de l'anthropologue par rapport à la réa-lité politique des pays où elle travaille. De l'époque coloniale à [115] aujourd'hui les choses ont évolué et la moitié de son article tente de justifier, statistiquement pourrait-on dire, à la fois l'importance de la domination impérialiste américaine et le rôle de la révolution socia-liste. Ce qui est un peu gênant et unilatéral dans son raisonnement, c'est l'absence de référence aux autres sciences humaines travaillant sur le même terrain que l'anthropologue, et surtout le parti pris de considérer la situation de l'anthropologue comme tout à fait particu-lière. Or il est évident, pour qui connaît tant soit peu la sociologie américaine, que la situation est absolument identique, sinon pire, en ce qui concerne les études ayant pour objet la société américaine elle-même. Les œuvres de C. Wright Mills et d'O. Lewis 156 sont malheu-reusement de brillantes exceptions qui confirment le parfait confor-misme de cette sociologie et sa fonction idéologique de « collabora-tion de classe ». L'anthropologue n'est donc pas seul à « dépendre d'un gouvernement contre-révolutionnaire dans un monde de plus en plus révolutionnaire ». En ce qui concerne les thèmes de recherche propo-sés, K. Gough a raison sur le fond : le rôle des rapports économiques impérialistes est en effet fondamental ; mais de là à vouloir en faire une étude anthropologique... Soyons sérieux ! Nous ne pensons pas que l'objet (ou l'un des objets) de l'anthropologie soit l'étude du sys-tème économique impérialiste et néo-colonialiste. Que l'anthropo-logue considère ce système comme la toile de fond et le déterminant d'un certain nombre d'évolutions qu'il observe est une chose, qu'il en privilégie l'étude en est une autre. Ce n'est pas parce que l'anthropo-logue se fera économiste que le problème sera réglé, bien au contraire. C'est pourquoi les trois premières propositions d'études avancées par l'auteur nous semblent sinon en dehors des préoccupations légitimes de l'anthropologue, du moins secondaires par rapport à la quatrième proposition ou aux sujets évoqués plus haut. Mais ces quelques cri-tiques n'enlèvent rien à la valeur révolutionnaire des objectifs nou-

156 Cf. C. W. MILLS, Les Cols blancs, Maspero, Paris, 1966, L'Imagination sociologique, Maspero, 1967 ; O. LEWIS, La Vida, Gallimard, Paris, 1968, par exemple.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 129

veaux que K. Gough assigne à la recherche anthropologique 157. Préci-sons la nature de ces objectifs en donnant un très bref aperçu de la si-tuation de l'anthropologie (et des sciences humaines) en France.

[116]

II

S'il y a une tradition occidentale de la pratique anthropologique, il faut avouer que la variante française de cette tradition est particulière-ment « traditionaliste ». Au pays des Tristes Tropiques, des Afriques ambiguës et des Exotiques quotidiens, la recherche, sinon du paradis perdu, du moins du Temps perdu (les « primitifs » vont disparaître) a toujours été un motif subjectif suffisamment puissant pour justifier le fonctionnement de cette discipline « scientifique ». Il n'est qu'à lire le récent ouvrage de M. et F. Panoff 158 pour se persuader de la vivacité encore actuelle de cet état d'esprit. L'anthropologie française a pu se développer dans le sérail quiétiste de la colonisation française. N'ayant pas les obligations d'une anthropologie appliquée comme en Grande-Bretagne 159, elle a pu butiner à loisir l'Afrique fantôme et les dieux mélanésiens. Cette tranquillité d'esprit, ce refus de considérer autre chose que le « présent ethnographique » ont donné naissance à une certaine tradition de la recherche anthropologique dont M. Griaule fut certainement un des plus brillants représentants.

La Seconde Guerre mondiale réveille les esprits et des chercheurs et des « indigènes ». Les choses ne sont plus comme avant. Certains

157 En fait, J. Duvignaud a déjà abordé un certain nombre de ces problèmes dans un article paru en 1963, « La pratique de la sociologie dans les pays décolonisés », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XXXIV. Mais d'une part il limitait ses réflexions à la sociologie du développement, d'autre part il concevait celle-ci comme « un moyen d'intervention » dans le proces-sus de transformation de la société. Cette vision idéologique de la recherche sociologique a été reprise et confirmée dans son Introduction à la sociolo-gie, Gallimard, coll. Idées, n° 115, Paris, 1966. Nous ne sommes pas d'ac-cord avec cette conception « messianique » de la sociologie.

158 L'Ethnologue et son ombre, Payot, Paris, 1968. Cf. notre critique, chap. II, supra « Le métier d'anthropologue ».

159 Cf. E. E. EVANS-PRITCHARD, Anthropologie sociale, Paris, Payot, 1969.

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chercheurs en quête d'une réalité sociale plus-complexe, plus conflic-tuelle, proposent de nouvelles priorités d'études. Ainsi G. Balandier avec ses travaux sur les Brazzavilles noires, les situations coloniale et de dépendance, les messianismes congolais et ce titre combien révéla-teur, Sociologie actuelle de l'Afrique noire 160. Mais cette nouvelle ten-dance n'abolit pas pour autant l'ancienne. Les recherches théoriques de Cl. Lévi-Strauss, avec toute leur importance dans la mise en œuvre d'une méthode scientifique en anthropologie, restent idéologiquement [117] marquées par la mythologie rousseauiste du « bon sauvage 161 ».

Depuis quinze ans l'anthropologie française vit sur cet acquis. Les approfondissements entrepris par ces chercheurs ne font que confir-mer leur choix initial, ils ne le changent pas. Pourtant, de la confé-rence de Bandoeng (1955) à la Tricontinentale de La Havane (1966), il s'est passé quelque chose. Le vent de l'histoire, des luttes entre l'im-périalisme et la révolution ont soufflé sur les terrains chéris de l'an-thropologue. Mais celui-ci pratique la politique de l'autruche et refuse de voir ce qui se passe autour de lui.

160 Cf. Sociologie des Brazzavilles noires, A. Colin, Paris, 1955, et Sociologie actuelle de l’Afrique noire, P.U.F., Paris, 1955.

161 Il faut bien distinguer ici entre démarche théorique et conceptions idéolo-giques. Il n'est pas besoin d'insister sur les progrès qu'a permis l'emploi de la méthode structuraliste en anthropologie. Mais la conception générale de la recherche anthropologique que défend Lévi-Strauss (cf. Tristes Tropiques, Anthropologie structurale, pp. 301-418, et « Critères scientifiques dans les disciplines sociales et humaines », Revue internationale des sciences so-ciales, vol. XVI, n° 4, 1964) ne permet pas d'aborder les thèmes pourtant fondamentaux que nous mentionnons. Une date nous paraît symbolique : 1955. C'est l'année de parution de Tristes Tropiques. C'est également l'année de la conférence de Bandoeng.

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III

La révolution, les troubles sociaux et politiques, la guerre et le gé-nocide viennent troubler notre quiétude d'humanistes soucieux de dé-fendre les droits de l'homme et la liberté de pensée, mais seulement entre le Collège de France et la Sorbonne, le musée de l'Homme et les Hautes Etudes 162. Sur le terrain pas de politique, et pour la politique, pas de terrain.

Il est vrai qu'une question se pose : quelle politique ? Pour qui ? Par qui ? C'est pourquoi un tel engagement a des limites. Militer sur le terrain, ce n'est pas soutenir un « clan » bureaucratique contre un autre, ni un groupe de villageois spoliés contre l'administration éta-tique. Ce genre d'engagement ne mène pas loin et finit toujours mal : par l'expulsion. Et tout est à recommencer. Si, d'autre part, on consi-dère un engagement réel au sein de la population, il semble que l'an-thropologue soit, par définition, mal placé, puisque justement il est extérieur à la population et que, quelles que soient ses idées, son pre-mier principe sera de respecter l'autonomie et la spontanéité [118] so-ciale de son objet. L'anthropologue peut avoir une influence sur les futurs cadres des pays sous-développés dans la mesure où il contribue à démystifier la situation sociale du pays et à mettre en lumière la si-tuation de dépendance néo-coloniale. Ces futurs cadres seront peut-être des dirigeants révolutionnaires. C'est dire l'importance pour l'an-thropologue de se lier aux étudiants ou aux cadres moyens ruraux pour leur expliquer sa vision des choses. Mais là encore nous ne trou-vons que simple bonne volonté et nous ne dépassons pas le cadre de la subjectivité plus ou moins consciente de notre anthropologue 163.162 Il est bien connu que les anthropologues français sont des intellectuels de

gauche. Combien de motions anti-impérialistes n'ont-ils pas signées ?163 Le problème des rapports entre pratique scientifique et pratique politique en

sciences humaines n'a pas encore reçu de réponse définitive. Même chez les marxistes où l'objectif théorique de la connaissance scientifique se combine avec celui de la pratique révolutionnaire (cf. Lénine entre autres) les avis restent partagés. L. Althusser tend à démontrer qu'il n'y a aucun lien entre les deux (la théorie trouve en elle-même ses critères de validité) alors que M. Godelier écrivait récemment dans La Pensée (n° 143, février 1969, « La pensée de Marx et d'Engels aujourd'hui et les recherches de demain ») : « Le marxisme, purifié de tout dogmatisme, doit prendre en charge tout autant les

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En fait ce n'est pas l'anthropologue qui doit s'engager, c'est l'an-thropologie tout entière qui doit opérer une révolution sur elle-même. Cette révolution comporte trois niveaux : celui de l'objet, celui de la pratique du terrain, celui de la pratique théorique. Actuellement on insiste beaucoup sur le dernier point, un peu sur le second mais on ne parle pas du tout du premier 164. Or, en fait, il faut [119] attaquer ces trois problèmes de front. Examinons la problématique qu'implique cette démarche.

révolutions scientifiques que les révolutions sociales » (p. 129).164 Ainsi L. Althusser et ses disciples privilégient abusivement et même à tort

la seule pratique théorique et conceptuelle comme moyen de constitution d'une anthropologie scientifique (cf. E. TERRAY, Le Marxisme devant les sociétés « primitives », Maspero, Paris, 1969, et M. PÉCHEUX, « Les sciences humaines et le "moment actuel" », La Pensée, n° 143, février 1969). L. Althusser, pour qui Lénine est un philosophe marxiste, se devrait de mieux « lire » la principale œuvre philosophique de ce dernier : Matéria-lisme et Empiriocriticisme. Comment concilier le point de vue suivant ex-trait de cet ouvrage avec l'affirmation (dans Lire Le Capital) selon laquelle la pratique théorique trouve ses principes de validation en elle-même ? « Le point de vue de la vie, de la pratique doit être le point de vue premier, fonda-mental, de la théorie de la connaissance. Ecartant de son chemin les élucu-brations interminables de la scolastique professorale, il mène infailliblement au matérialisme. Il ne faut certes pas oublier que le critère de la pratique ne peut au fond jamais confirmer ou réfuter complètement [souligné par Lé-nine] une représentation humaine, quelle qu'elle soit. Ce critère est de même assez "vague" pour ne pas permettre aux connaissances de l'homme de se changer en un "absolu" ; d'autre part il est assez déterminé pour permettre une lutte implacable contre toutes les variétés de l'idéalisme et de l'agnosti-cisme. » (M. et E., p. 146, Œuvres, t. XIV, Éditions de Moscou, 1962.) En ce qui concerne la pratique du terrain, la réflexion est encore sommaire et limitée. Enfin, les discussions à propos de l'objet de l'anthropologie, bien que nombreuses, ne remettent pas en cause les acceptions traditionnelles. K. Gough est la première à notre connaissance à poser des questions nouvelles remettant en cause cette tradition.

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IV

Toute science doit définir des priorités dans la recherche. En an-thropologie on a confondu l'ordre des urgences et l'objet, c'est-à-dire les sociétés « primitives », en voie de disparition. Mais cette confu-sion est également le résultat de la coupure instituée entre anthropolo-gie et sociologie. Cette coupure nous paraît de plus en plus arbitraire (notamment pour les raisons qu'expose K. Gough dans son article) : l'étude des sociétés humaines constitue une discipline spécifique mais unique, et les modalités particulières de l'objet (taille, histoire, res-sources, etc.) n'introduisent que des modalités particulières des mé-thodes mises en œuvre 165. L'unité des sciences humaines ne doit donc pas être un vain projet ni un mythe idéologique : elle est une nécessité scientifique. L'anthropologie et la sociologie, comme nous l'avons laissé entendre plus haut, sont à la même enseigne : l'expérience histo-rique actuelle des sociétés pose un certain nombre de problèmes d'ordre théorique et pratique que seule une nouvelle pratique de la re-cherche peut aborder et résoudre. G. Balandier rappelait récemment ce projet : « Seul le présent peut provoquer le rajeunissement de la pen-sée sociologique 166. »

En France le projet théorique de P. Bourdieu nous paraît être un exemple particulièrement significatif de ce renouvellement des pers-pectives des sciences humaines dont parlent K. Gough et G. Balan-dier. Les recherches de P. Bourdieu (et de ses collaborateurs) consa-crées à l'Algérie, au système éducatif et aux étudiants, aux perceptions culturelles, renouvellent largement l'analyse théorique et les principes méthodologiques des sciences humaines (dont l'anthropologie) tout en abordant des thèmes tout à fait actuels. Renouvellements théoriques et méthodologiques vont de pair avec la construction [120] d'un nouvel objet 167. Le projet de K. Gough est donc réalisable scientifiquement et

165 Nous abordons là un point très discuté. Mais nous n'avons ni la place ni l'intention de démontrer ici notre point de vue (cf. plus loin note 15).

166 « Les sociologues en question », La Quinzaine littéraire, n° 72, ler-15 mai 1969, p. 20.

167 Ces convergences apparaissent nettement après la publication du Métier de sociologue, liv. I, Mouton-Bordas, Paris, 1968. Il n'est pas question de citer ici toute la bibliographie de P. Bourdieu ni de souligner l'importance de cer-

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l'on peut même penser que les anthropologues français peuvent prendre la tête de cette « révolution culturelle ».

V

Résumons donc ce nouveau programme scientifique.1. Unité des sciences humaines. La distinction anthropologie-so-

ciologie disparaît et avec elle la coupure entre « sociétés froides » et « sociétés chaudes ». Cette démarche est justifiée par la conjoncture historique et scientifique (cf. K. Gough).

2. Cela implique une modification des perspectives théoriques et du choix de l'objet. Les monographies cèdent la place à une approche plus totalisante, tenant compte des processus sociaux globaux en cours 168. Ceux-ci sont le résultat direct ou indirect de la domination impérialiste (cf. K. Gough).

3. Cette transformation de l'objet provoque un changement dans la pratique de la recherche. L'idéologie du chercheur isolé, aux procé-dures artisanales, doit disparaître. Le développement de la recherche collective (pas forcément interdisciplinaire), l'institution de la « vigi-lance épistémologique » par la critique réciproque peuvent accélérer ces transformations.

4. L'engagement du chercheur devient possible au niveau théorique (analyse de l'objet) et non seulement idéologique (subjectif). Il y a possibilité de convergence entre analyse anthropologique et analyse politique par la construction et l'analyse d'un objet identique.

taines procédures méthodologiques mises en œuvre dans ses ouvrages (no-tamment en ce qui concerne la présentation des résultats). Pour avoir une vue rapide de cette œuvre, le lecteur pourra se reporter aux articles de R. Establet : « Enquêtes en Algérie », La Pensée, n° 121, mai-juin 1965 et de M. Verret, « Après Les Héritiers. Problèmes de sociologie de l'éducation », La Pensée, n° 139, mai-juin 1968.

168 Cf. la remarque de M. GODELIER, op. cit., pp. 111 : « L'existence de cette relation fondamentale communauté villageoise-État qui l'exploite condamne une certaine ethnologie ou sociologie rurales qui étudient les communautés rurales comme des microcosmes plus ou moins sans rapport avec le monde extérieur. »

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[121]5. Enfin l'anthropologie élabore sa propre critique épistémologique

définissant ses conditions de possibilité et de fonctionnement. Elle s'assigne elle-même la construction de ses concepts théoriques grâce à une pratique de terrain rigoureuse 169.

Nous pensons qu'en complétant ainsi les propositions et analyses de K. Gough, nous nous donnons les moyens nécessaires à leur réali-sation. Cet élargissement de la problématique ne nous éloigne nulle-ment de l'impérialisme. Au contraire, en rendant l'anthropologie plus apte à saisir les réalités de son temps, l'anthropologue forge une théo-rie et un objet que le révolutionnaire peut utiliser. Cette démarche peut également conduire l'anthropologue à devenir un révolutionnaire. Ce qui finalement est le plus important. Bien que fille de l'impérialisme, l'anthropologie ainsi comprise pourra se mettre au service de la révo-lution 170.

30 mai 1969.

169 Cette tâche nous paraît fondamentale. Ce sont les anthropologues eux-mêmes et non les philosophes ou épistémologues qui doivent la mener à bien car il s'agit là d'une nécessité théorique aussi importante que le raffine-ment conceptuel. Cette situation est d'ailleurs commune à toutes les disci-plines scientifiques, comme l'explique J. Piaget dans la préface à Logique et Connaissance scientifique (Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1967), p. X : « Tous les courants vivants de l'épistémologie contemporaine font au-jourd'hui corps avec les sciences elles-mêmes, en ce sens que les transfor-mations si imprévues et souvent si rapides des diverses disciplines ont en-traîné des crises et des réorganisations obligeant les savants à examiner les conditions mêmes de leur savoir, donc, en fait, à construire des épistémolo-gies. »

170 Ces quelques réflexions sont bien sûr sommaires et même schématiques dans la mesure où nos raisonnements ne sont pas étayés de démonstrations. Mais que l'on ne nous fasse pas de procès d'intention. Il s'agissait simple-ment de mettre en valeur quelques idées que des travaux en cours doivent expliciter de façon détaillée. Nous leur avons donné volontairement un ca-ractère polémique, afin de susciter des réactions et une discussion sur ces problèmes. C'est pourquoi nous sollicitons vivement l'opinion des lecteurs, spécialistes ou non de ces questions.

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VI

Le dossier de Current Anthropology (dont nous avons pris connais-sance bien après l'article de K. Gough) nous permet de situer la pro-blématique « anthropologie et impérialisme » dans un cadre plus large. Tout d'abord ce dossier montre que la question préoccupe les anthropologues et les chercheurs en sciences humaines aux États-Unis. [122] D'autre part il nous permet de repérer le clivage qui s'opère dans cette communauté scientifique entre les « libéraux » et les « radicaux » (pour reprendre les termes américains). Le débat A. G. Frank - K. Gough permet par ailleurs de préciser les possibilités de l'engagement politique de l'anthropologue.

Évidemment, les chercheurs français semblent un peu en dehors de débats de ce genre. Il n'y a que le récent scandale du génocide des In-diens de l'Amazonie (pour ne pas parler du Biafra) qui semble les avoir un peu réveillés 171.171 Bien sûr, les chercheurs français ont participé à la lutte contre la guerre

d'Algérie, aux événements de mai-juin 1968, etc. Mais la déliquescence de la recherche en sciences humaines en France, l'emploi de chercheurs socio-logues ou psychologues dans les entreprises, dans les organismes d'aména-gement du territoire, dans les sociétés d'études ne semblent pas les inquiéter outre mesure. Sans aller jusqu'à dire avec D. Cohn-Bendit qu'il faut tuer tous les sociologues, la situation paraît assez préoccupante pour se demander s'il ne faudra pas en arriver là... pour que tous les chercheurs se défendent.

En marge du génocide amazonien, il faut citer un récent ouvrage améri-cain sur un génocide plus ancien (et moins spectaculaire actuellement) : celui des Indiens de l'Amérique du Nord. L'ouvrage de V. DELORIA Jr., intitulé Custer Died for your Sins  : an Indian Manifesto, Macmillan, 1969, est un panorama critique de la situation actuelle des « affaires indiennes ». Nous en présentons ici un aperçu, d'après la critique de R. A. Gross, parue dans Newsweek du 13 octobre 1969, p. 60. L'auteur est un standing rock sioux et l'ancien président du National Congress of American Indians.

D'après Deloria, les Indiens veulent s'occuper de leurs propres affaires sans que les blancs s'en mêlent : « L'objectif et le besoin numéro un des In-diens aujourd'hui, ce n'est pas que l'on prenne pitié de nous... Ce dont nous avons besoin c'est d'un accord culturel du genre laissez-nous tranquilles, en esprit et dans les faits. »

Un des grands malheurs des Indiens c'est que tout le monde veut s'en occuper et que chacun a son idée au sujet de son Indien. « La vie indienne est un effort continuel pour ne pas désappointer les gens qui nous

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[123]Comme nous l'avons écrit dans la première partie de ce commen-

taire, les positions de Gough (telles qu'elles sont développées dans son article) sont un peu schématiques. Mais celles de Frank, malgré toute notre admiration pour ses travaux, le sont encore plus. D'après lui, chacun doit rester chez soi : l'anthropologue occidental qui travaille dans le tiers monde ne fait qu'aider l'impérialisme ; il ne peut partici-per au développement de la révolution coloniale, et d'ailleurs la révo-lution est à l'ordre du jour chez lui (faut-il citer Aden-Arabie ?).

En gros, cela est évident, mais il convient de nuancer. Et chan-geons de terrain en nous plaçant sur celui de l'africanisme français qui nous est plus familier. Tout d'abord, il ne fait aucun doute que les ins-titutions françaises (C.N.R.S., O.R.S.T.O.M., E.P.H.E. entre autres) sont « maîtresses du terrain » et le nombre d'anthropologues et de so-

connaissent. » Deloria critique les missionnaires à la recherche d'âmes in-diennes mais qui ne veulent pas de prêtres indiens, et les anthropologues qui font leur pèlerinage estival à la réserve pour les articles et les ouvrages hi-vernaux. Et l'auteur ajoute : « Un guerrier tué à la bataille pouvait toujours aller aux "heureux terrains de chasse". Mais où va un Indien mis à mal par un anthropologue ? À la bibliothèque ? »

Mais missionnaires et anthropologues ne sont pas aussi dangereux que les parlementaires qui veulent reprendre les terres allouées aux réserves in-diennes. Des lois favorables aux Indiens ont été votées, mais elles ne sont jamais passées dans les faits. Enfin, les Indiens commencent à s'organiser réellement. De jeunes Indiens urbanisés ont même fondé, à l'image des groupes noirs, des groupes de « Pouvoir rouge ». Deloria voit la solution ailleurs : ce qu'il faut faire ce n'est pas militer contre la société blanche mais participer aux luttes de l’« arène intellectuelle » pour changer la politique officielle et construire un nouveau tribalisme correspondant à un monde urbain.

On pourra se reporter également à l'enquête du Time (9 février 1970) :« The Angry American Indian : Starting down the protest trail. » Quant

aux Indiens du Canada, leur situation sociale, économique et juridique ne paraît pas meilleure. Malgré une remontée de la natalité (il y a 237 000 In-diens aujourd'hui contre 100 000 au début du siècle), le revenu par tête est de 360 dollars alors que pour le blanc il est de 1 540 dollars ; 50% des In-diens sont en chômage alors que le taux annuel moyen du Canada est de 4,7%... (Cf. l'article de J. Tainturier dans Le Monde des 13-14 juillet 1969 : « Ottawa propose aux Indiens les "bienfaits de la participation" ».) L'ou-vrage de Deloria a été traduit depuis lors en français sous le titre Peau-Rouge, Edition spéciale, 1972.

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ciologues africains francophones peut se compter sur les doigts des deux mains 172. En effet la France, par le biais de ses [124] institutions de recherche, exerce un effet direct sur le mécanisme de création d'instituts de recherche et de chercheurs africains, et pour le moment cela s'apparente à un véritable veto 173. Mais cette position impérialiste est reprise en compte par les chercheurs eux-mêmes, de façon plus ou moins consciente. Ceux-ci font leurs travaux, retournent en France sans se préoccuper la plupart du temps du devenir des populations étu-diées. Ils participent peu à la formation de chercheurs locaux et même parfois s'y opposent. L'esprit de mandarin que Mai 1968 a mis en lu-mière existe de façon caricaturale en anthropologie : la spécialité cor-respondant à des découpages géographiques, ethniques ou autres s'érige en privilège : à chacun son village, sa tribu ou son pays et mal-heur à qui transgresse la frontière ! Il y a des luttes d'influence très importantes dans ce domaine et pour ne pas froisser ses collègues on ne remet pas le découpage en cause : on peut parler sans exagération

172 Au moins 90% des recherches effectuées en Afrique le sont par des non-Africains. Les raisons premières de cette situation viennent bien sûr de la colonisation et de ses conséquences au niveau de l'éducation.

Quand nous disons que les institutions françaises sont « maîtresses du terrain », c'est de façon relative. En effet, comme l'a souligné A. G. Frank, l'Amérique arrive en force en Afrique. Que l'on nous permette de citer deux exemples de cette situation que nous avons pu constater personnellement. Au Sénégal, depuis quatre ou cinq ans environ, le nombre d'africanistes américains qui viennent y faire de la recherche est supérieur au nombre de chercheurs français ou sénégalais. Les archives de l'ancienne capitale de l'A.O.F. sont littéralement dépouillées par les Américains. Il est amusant de le constater dans un des pays les plus francophiles d'Afrique.

L'autre exemple d'« impérialisme américain » nous est donné par les activités d'un organisme officiel américain qui travaille pour la bibliothèque du Congrès à Washington ; c'est un organisme dont le but est simple : col-lecter toutes les canes sur tous les problèmes dans tous les pays. Il y a un ou plusieurs responsables par continent et qui va de pays en pays pour réunir toute la cartographie existante (depuis la géologie jusqu'aux rites religieux). Le résultat c'est que toutes les cartes imprimées dans le monde (à l'excep-tion, je suppose, du monde socialiste, et encore ?), à quelque titre que ce soit, se retrouvent à Washington. Leur utilisation n'est certainement pas de caractère uniquement scientifique...

173 Les gouvernements africains néo-coloniaux appliquent, ce veto. On com-prend facilement pourquoi ils ne favorisent pas le développement des sciences humaines : certaines élites ou politiques seraient vite remises en cause.

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d'un contrôle impérialiste et des terrains de recherche et des cher-cheurs devant y être affectés.

Pour revenir au débat Frank-Gough, essayons de préciser un peu les tâches de l'anthropologue révolutionnaire. D'abord nous suivons tout à fait Gough dans ses correctifs au schématisme de Frank. Mais nous pensons qu'il faut être encore plus clair et démontrer où celui-ci se trompe lourdement. Si l'anthropologue révolutionnaire reste chez lui, il se produit deux choses : d'abord ceux qui le remplaceront seront d'autant plus dangereux et au lieu de favoriser le rapprochement des mouvements de libération, ces nouveaux « anthropologues » renforce-ront l'exploitation culturelle des peuples du tiers monde. Car ils peuvent être appelés d'autre part à former les anthropologues et les chercheurs locaux, et ils favoriseront la corruption intellectuelle et politique de ces derniers. Evidemment Frank pense avec raison que ces anthropologues autochtones seront valables lorsqu'ils auront fait la jonction avec le mouvement de libération. Mais s'ils sont déjà endoc-trinés ou mal formés, cette jonction se fera difficilement ; et il y a des pays (nous pensons particulièrement à l'Afrique) où ces mouvements de libération n'existent pas encore, où l'anthropologue autochtone doit participer à leur création 174.

[125]Dans ce cas l'anthropologue occidental et révolutionnaire n'a-t-il

pas un rôle à jouer ? D'abord sa présence physique est une marque d'internationalisme. Et puis il est anthropologue, ne l'oublions pas : il a souvent une connaissance du pays, de son histoire et de ses sociétés que n'ont pas tous les cadres locaux. Il a aussi certaines facilités de circulation et donc de contacts. En fait l'anthropologue révolutionnaire ne joue pas un rôle de conseiller ni de chef occulte : il est un élément potentiel de soutien (théorique, pratique et financier). Et cela est très important 175. Frank est trop déterministe et il réduit trop l'anthropo-

174 Cf. l'ouvrage de Y. BENOT, L'Idéologie des indépendances africaines, Maspero, Paris, 1969.

175 Que l'on se rappelle le rôle des réseaux Jeanson pendant la guerre d'Algérie. C'est à un rôle de ce genre que nous pensons lorsque nous parlons de l'an-thropologue comme élément potentiel de soutien (aux luttes de libération nationales et contre le néo-colonialisme). D'ailleurs, ce sont des philosophes, J.-P. Sartre et F. Jeanson, qui ont défendu l'aide au F.L.N. Aux États-Unis, c'est le grand linguiste N. Chomsky qui s'est élevé avec force contre la poli-

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logue à un simple militant révolutionnaire. Gough a raison de dire que l'anthropologue révolutionnaire a plusieurs rôles possibles à remplir et qu'il ne faut pas tous les condamner.

D'ailleurs, pour des tas de raisons, un anthropologue serait peut-être un piètre révolutionnaire chez lui. Évidemment Frank s'appuie sur l'exemple de l'Amérique latine et nous sur celui de l'Afrique : or ces deux cas sont très dissemblables lorsqu'on les examine de ce point de vue. Nous ne généraliserons donc pas trop nos remarques : il y a cer-tainement plusieurs situations spécifiques et c'est à l'anthropologue (révolutionnaire) responsable de déterminer où son travail d'anthropo-logue 176 et de révolutionnaire est le plus utile.

Pour conclure, il nous faut revenir à nos moutons... français.L'expérience américaine telle que la dépeint ce dossier nous sug-

gère [126] plusieurs solutions. D'abord il convient que les anthropo-logues élaborent des théories qui tiennent compte du facteur impéria-liste et qu'ils participent aux luttes sociales et politiques de leur pays. Mais cela implique également la mise sur pied de véritables associa-tions professionnelles, qui défendent les intérêts matériels et des cher-cheurs et de leur objet d'étude, et qui favorisent la prise de conscience des responsabilités sociales et politiques des chercheurs par une ré-flexion critique sur leur pratique.

Comment réaliser cet objectif ? La solution ne peut être que collec-tive mais il convient tout d'abord d'ouvrir un débat sur ces problèmes.

tique américaine au Vietnam (cf. L'Amérique et ses nouveaux mandarins, Le Seuil, Paris, 1969). En France nous avons eu le petit livre de l'historien J. CHESNEAUX, Le Vietnam, Maspero, Paris, 1968. Où sont donc passés nos anthropologues ? Le cas brûlant du Tchad serait peut-être une occasion de se réveiller et de remettre en cause la politique française, militaire et culturelle, en Afrique. Qu'en pensent les anthropologues qui travaillent au Tchad ?

176 Ces affirmations ne contredisent en aucune manière les conclusions théo-riques de la première partie de notre commentaire. Au risque de nous répé-ter, l'anthropologue révolutionnaire est autant anthropologue que révolution-naire. Nous pensons que son métier d'anthropologue est un apport spécifique et précieux à sa pratique de révolutionnaire et utilisable par les mouvements de libération du tiers monde. Sans vouloir choquer personne, il semble diffi-cile d'en dire autant d'un mathématicien ou d'un littéraire révolutionnaire. L'anthropologie, en tant qu'analyse de la société, est un outil de première main pour le révolutionnaire.

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Puis il faut trouver un moyen 177 pour faire prendre conscience dans l'action de cet ensemble de problèmes. Tout le reste n'est que littéra-ture.

19 novembre 1969.

Il y a plus d'un an que nous avons écrit les réflexions que l'on vient de lire. Pour l'essentiel nous n'avons rien à modifier au point de vue que nous défendons. Il nous semble même qu'un certain nombre de correctifs sont en train de prendre place plus ou moins explicitement, au niveau de la méthodologie d'enquête, de la pédagogie et de la ré-flexion théorique.

Par contre, la « mobilisation politique » est toujours au point mort. Les anthropologues continuent de partir pour le Tchad, du moins dans les régions où on le leur permet. Il n'existe toujours pas d'organe ou d'institution qui exprime la prise de conscience de la nouvelle dimen-sion historique de la politique anthropologique. Au contraire, avec notre narcissisme habituel et notre incorrigible rousseauisme, 1970 restera l'année de l'ethnocide avec le colloque [127] du C.N.R.S. des 25, 26 et 27 février 178 et la parution de l'ouvrage de R. Jaulin, La Paix blanche 179.

Il est certain que la « paix blanche » est une chose affreuse, mais la vie des Indiens Bari représente-t-elle le paradis terrestre ? Il est certain que l'exotisme de pacotille qu'affichent les habitants du Ve arrondisse-ment et de ses facultés correspond à un retour à « la pureté primitive »

177 Il y a quatre ans était fondée l'Association des jeunes anthropologues (A.J.A.) interdite aux plus de 40 ans et qui voulait se préoccuper de ce genre de problèmes. Elle a vite sombré dans l'organisation de conférences du type « Connaissance du monde » anthropologique et nous ne savons pas ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Pourtant elle avait tout pour réussir... sauf l'intérêt de ses membres pour ce genre de problèmes. Du moins cela nous semble évident. Le plus grave, c'est qu'on retrouvait à l'A.J.A. toute la nou-velle génération d'anthropologues américanistes, africanistes et océanistes. Faudra-t-il donc attendre la prochaine génération pour réaliser nos objec-tifs ?

178 « L'ethnocide à travers les Amériques. » Cf. De l'ethnocide, 1972, 10/18 et Le Livre blanc de l'ethnocide en Amérique, R. Jaulin (éd.), Fayard, 1972.

179 Le Seuil. Se reporter aux commentaires de J. Pouillon dans Les Temps mo-dernes, nos 293-294, pp. 1194-1201.

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et aux charmes de la vie tropicale ou himalayenne, mais charmes pour qui ? Pour les paysans tibétains ?

K. Gough et A. G. Frank (entre autres) ont parfaitement posé le problème qui consiste à mener trois tâches de front : mise à jour de la structure impérialiste, critique épistémologique et théorique, enfin en-gagement révolutionnaire. Transposer ce problème en termes d'at-tente, d'injustice et de psychologie culturelle universelle ne représente aucun danger pour l'impérialisme et n'est d'aucune utilité pour l'an-thropologie et les populations qu'elle étudie. En effet, pour les « eth-nocidiens », « nous sommes tous des assassins ». Ce qui peut signifier deux choses : ou un masochisme bien mal venu, ou une méconnais-sance voulue du mécanisme réel de la colonisation et de l'aliénation des populations sous-développées, voire de l'élimination physique de certains groupes. Quand je dis voulue, c'est de façon fort claire : de-puis plus d'un demi-siècle notre histoire mondiale est ponctuée de ja-lons politiques et théoriques dont on ne peut nier les conséquences sur la pratique anthropologique : ainsi L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme de V. I. Lénine (1916), les révolutions chinoise (1949), vietnamienne, algérienne, cubaine... Les Damnés de la terre (1961) de F. Fanon, etc. Cette évidence s'impose déjà à un certain nombre de sociologues et d'anthropologues américains comme on vient de le voir 180. Même en France certains sociologues expriment cette préoccu-pation dans le cadre d'une sociologie des mutations qui doit être égale-ment une mutation des sociologies 181.

180 Nous n'avons pas besoin d'insister sur le rôle catalyseur de la guerre du Vietnam. Mais ce qu'il faut remarquer ce sont les conséquences théoriques qu'en ont tirées les anthropologues américains. En France l'aide à la révolu-tion algérienne, ou même Mai 1968 n'ont produit aucune élaboration théo-rique nouvelle dans le champ même des sciences humaines. Les raisons de ce phénomène sont probablement instructives...

181 Cf. Sociologie des mutations (sous la direction de G. Balandier), Anthropos, 1970. Malgré une certaine ambiguïté conceptuelle, d'ailleurs reconnue par l'éditeur et les autres auteurs, les raisons historiques de ce phénomène sont parfaitement mises en lumière par G. Balandier lui-même : « Imposé par la force des choses — le mouvement généralisé de toutes les sociétés et de toutes les civilisations actuelles —, plus que par le devenir interne des sciences sociales, la sociologie des mutations se heurte à des obstacles qui contrarient son ambition, sans disposer encore de l'outillage intellectuel né-cessaire. » (Op. cit., p. 15.)

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 143

[128]

Il faut espérer que les anthropologues français sauront se détourner des faux problèmes et se mettre à la lecture de l'histoire sociale et théorique qui se fait. En se détournant de ses responsabilités natu-relles, vu l'objet de sa discipline et le contexte où celui-ci se trouve placé aujourd'hui, l'anthropologue voue son élaboration scientifique à la stérilité.

La survie même de leur discipline oblige les anthropologues fran-çais à réagir. Mais les réactions individuelles qui se font jour ici et là 182 (par le choix des thèses, des développements théoriques ou des interventions publiques) doivent s'unifier en une réaction organisée et collective, en une élaboration nouvelle qui puisse intervenir de façon autonome dans les champs théoriques et pratiques de l'anthropologie et dans les champs idéologiques et politiques des mouvements de libé-ration nationale.

182 Ainsi, dans le seul domaine africaniste, signalons les interventions de cer-tains chercheurs au IIe Congrès international des africanistes (Dakar, 1967), les thèses de G. Leclerc, de P.-Ph. Rey (« Sociologie économique et poli-tique des Kuni, Punu et Tsangui de la région de Mossendjo et de la boucle du Niari, Congo-Brazzaville », O.R.S.T.O.M., 1969), l'ouvrage de G. AL-THABE, Oppression et Libération dans l'imaginaire (Maspero, Paris, 1969), la contribution de Cl. Meillassoux au Livre des travailleurs africains en France (Maspero, Paris, 1970), etc.

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Les anthropologues français font partie d'un système (politique, économique et idéologique) qui empêche (comme conséquence évi-demment secondaire) le développement autonome des anthropologies africaines, latino-américaines et asiatiques. L'élaboration d'une anthro-pologie de la libération passe donc par la libération de l'anthropologie, car, pour paraphraser une expression célèbre, « une anthropologie qui en opprime une autre ne saurait être une anthropologie libre 183 ».

Novembre 1970

[129]

183 Il est évident que toutes nos pratiques individuelles d'anthropologue s'ins-crivent dans une structure idéologique, politique, économique (et souvent militaire) imposée par l'Occident, d'où la possibilité d'une « paix blanche ». Mais c'est oublier que cette structure a sa logique propre, d'exploiteurs et d'exploités, que les exploités du tiers monde ont à se libérer de cette exploi-tation et non pas à se réfugier dans un passé mythique (d'autant plus my-thique que l'anthropologue est le seul pour le moment à lui donner sa « voix », c'est-à-dire une expression cohérente et explicite). Toute science s'accompagne d'effets idéologiques plus ou moins contradictoires, plus ou moins identiques à la structure idéologique dominante. C'est dans ce sens que l'anthropologie occidentale participe aussi au « développement du sous-développement » (pour reprendre l'expression de A. G. Frank) puisqu'elle ne permet pas, par effet de structure, un développement autonome de l'anthro-pologie du tiers monde. Cette conséquence inintentionnelle des pratiques anthropologiques rend inefficace la meilleure des volontés. A ce niveau le problème est politique, il est celui de la lutte révolutionnaire contre l'impé-rialisme.

I. M. Wallerstein nous propose dans cette même optique une probléma-tique intéressante pour « libérer » l'anthropologie : cf. « L'organisation so-ciale des sciences humaines et l'objectivité » (Cahiers internationaux de sociologie, vol. I, 1971).

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[130]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre VII

LES LEÇONS D’UNE THÈSE

Retour à la table des matières

La rédaction d'une thèse de doctorat de 3e cycle 184 fut l'occasion pour moi d'essayer de mettre en pratique certains des principes aux-quels j'avais abouti indépendamment de mon terrain. L'analyse de la démarche d'enquête, la mise à jour des méandres de la problématique et de la construction de l'objet me firent pratiquer auto-analyse et au-tocritique. Ce décorticage fut parfois décevant : il devenait un objet en soi. Par ailleurs les obligations pédagogiques d'un enseignement cen-tré sur ces problèmes me firent toucher du doigt la fragilité pour ne pas dire les illusions d'une pratique qui serait transparente à elle-même. On trouvera dans les quelques pages qui suivent les leçons pro-visoires que j'ai pu tirer de ces divers exercices du métier anthropolo-gique 185.

Le deuxième texte porte sur un autre problème mais toujours dans le cadre de la thèse. Il s'agit de la présentation introductive prononcée le jour de la soutenance. Je m'interrogeai dans ce court texte sur les finalités réelles du travail scientifique et sur la place d'une thèse d'an-thropologie par rapport aux droits de l'objet social [131] étudié. Ce texte, et le fait de le dire dans le contexte de la soutenance, a pu pa-184 Consacrée à l'analyse de l'organisation du travail agricole et des formes

idéologiques de la confrérie musulmane mouride du Sénégal.185 Le premier texte est extrait de la fin du chapitre deux de la thèse, sur la pra-

tique d'enquête.

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raître — inutilement — provocateur et puéril En réalité, mes questions ne visaient nullement à me disculper — ou au contraire à me culpabi-liser — et encore moins à faire du — « révolutionnarisme » à bon compte. Que les chercheurs ne risquent pas grand-chose c'est évident, mais une évolution récente montre que le pouvoir peut réprimer ceux qui posent des questions gênantes 186. Ce que j'ai voulu indiquer à tra-vers ce texte c'est le caractère douteux de la validité scientifique en soi. Mon « terrain », mon « objet », a bien le droit de savoir ce que j'ai pu faire de lui, et seule sa pratique sociale effective est à même de cri-tiquer — en actes — le bien-fondé théorique de mes analyses. Par ailleurs, dénoncer le mythe de la thèse n'est pas, en ces temps de luttes multiples contre l'école, une initiative particulièrement originale et audacieuse. On peut tout simplement regretter que cela ne se produise pas plus souvent et que les anthropologues « révolutionnaires » le res-tent uniquement au niveau du discours théorique. Car toutes ces consi-dérations mènent à cette conclusion : les meilleures théories restent inefficaces si elles ne se traduisent pas en actes concrets dans l'institu-tion scientifique et universitaire elle-même et dans la solidarité avec les luttes de « nos objets » contre toutes les formes d'exploitation et de domination. Je ne pense pas que cela soit facile, mais il m'apparaît absolument évident que les anthropologues marxistes (occidentaux) doivent essayer d'adopter cette ligne de conduite. Car c'est la seule qui lie théorie et pratique politique. Et c'est la seule qui permette de refor-muler, de réinventer ou même de dépasser le métier d'anthropologue.

I

En 1969 nous appelions l'anthropologie à « constituer une conscience de soi explicite et critique » tout en remarquant que « par définition, elle ne peut jamais être transparence absolue de la théorie à la pratique ». Cette vision des choses correspondait à une approbation (et même une admiration) des travaux de P. Bourdieu et de son équipe. La mise au point d'un enseignement consacré en grande [132]

186 Plusieurs chercheurs africanistes ont subi à des degrés divers des interdic-tions de départ sur le terrain à la suite de leur signature de l'appel « De quoi meurent les Africains ? », cf. Le Nouvel Observateur, 9 juin 1973.

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partie aux méthodes et à la démarche de l'anthropologie nous a obligé de reprendre l'ensemble du problème. L'efficacité simplificative, la répétition propres à la démarche pédagogique ainsi que le point de vue des étudiants sur la matière même des cours ont transformé concrète-ment notre pensée.

Pour nous les illusions de la transparence renvoyaient essentielle-ment aux illusions de la rupture, du « constructivisme » (la construc-tion de l'objet). En ce qui concerne les travaux de P. Bourdieu, la révi-sion fut totale, sans être déchirante, et nous renions complètement ce que nous écrivions à ce propos en mai 1969. Nous avons longtemps « fonctionné » avec Le Métier de sociologue. Malgré les précautions des auteurs, nous n'arrivions pas à comprendre comment on pouvait faire parler les autres à sa place tout en étant en désaccord avec eux. L'article de R. Miguelez confirma nos inquiétudes et nous fûmes convaincus que cet ouvrage était une espèce de supercherie intellec-tuelle 187.

Mais notre « rupture » fut provoquée par la nature des travaux em-piriques de P. Bourdieu. Comment peut-on parler de préalables épisté-mologiques lorsqu'on n'explicite pas les conditions et les raisons (et donc les silences) de ces travaux conduits pendant la guerre d'Algé-rie ? Evidemment ces travaux analysent (fort brillamment et souvent justement, mais le problème n'est pas là) les effets de la guerre. Mais comment peut-on les analyser sans analyser les causes ? Qui permet-tait au sociologue de travailler ? Les réponses à ces questions sont très instructives et nous expliquons ailleurs les conditions de cette « dé-couverte » et de cette critique, très largement due à nos étudiants, faut-il l'avouer ?

Mais plus encore, comment justifier théoriquement et pratiquement La Reproduction 188, ouvrage illisible pour la très grande majorité des enseignants concernés justement par cet ouvrage. La rigueur du dis-cours devient un alibi « scientifique ». La construction du livre pose comme principes à l'œuvre ce qui n'était que des résultats formalisés et abstraits. Toutes ces lectures imposaient donc une vision nouvelle des travaux de P. Bourdieu et la rigueur épistémologique dont nous nous étions fait pour un temps le héraut était un bluff. En tout cas 187 « La rupture en sociologie   », L'Homme, t. X, n° 4, oct.-déc. 1970, p. 111-

123.188 Éditions de Minuit, Paris, 1970.

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[133] c'était une erreur théorique. Il fallait donc procéder autrement ou bien pratiquer à la lettre ce qui n'était qu'un étendard démagogique pour les chercheurs en question.

Une autre espèce de réveil désagréable fut provoquée par la relec-ture d'Oscar Lewis. Cette porte ouverte sur la vie, ce don de parole, était un acte de ventriloque. La manipulation ici était évidente : les familles (objets des livres) étaient sans défense contre les présupposés du lecteur. Ce don de soi devenait crucifixion ou lapidation selon les tempéraments. Quels étaient les rapports entre communication et in-formation ? O. Lewis était un très mauvais exemple de pédagogie scientifique. Le doute était normal face à cette situation absurde : don-ner (ou demander ?) la parole la plus complète à autrui mais ensuite la choisir, la couper, la censurer, la manipuler sans lui donner (ou de-mander ?) le droit de regard. Les producteurs dont le livre semblait directement le produit (pour une fois) n'étaient en rien les bénéfi-ciaires de l'opération.

Notre changement de perspective provenait également d'une ana-lyse plus approfondie des liens subtils tissés entre l'idéologie et la science. La présence nécessaire de l'idéologie dans le discours scienti-fique, le décentrement et le décalage des niveaux, les illusions véhicu-lées par une certaine « rupture épistémologique » permettaient de prendre de la distance avec les rationalistes de la transparence et de l'épistémologie en action. Enfin la reconnaissance des fonctions so-ciales (et politiques) objectives de la recherche transformait en image d'Epinal toute vision d'un monde de savants lucides et critiques uni-quement à l'égard de leur pratique scientifique. Il y avait bien une rai-son au fait que P. Bourdieu parlait toujours de prénotions (ou de pré-supposés) et non d'idéologie ! Mais paradoxalement la signification idéologique des travaux d'O. Lewis était positive et même progres-siste, car faire parler (même dans les conditions déjà décrites) les damnés de la terre était une innovation, certes, mais aussi une nécessi-té et un acte de courage.

Le dernier moment de cette autocritique fut un essai d'analyse du lien entre le type de données et la technique utilisée pour les recueillir. Nous avons voulu en effet montrer les présupposés implicites conte-nus dans la construction des questionnaires. Le scepticisme de l'audi-toire, sans être une preuve de notre erreur, nous fit comprendre l'as-pect formel de cette analyse qui n'était pas reliée à l'ensemble des don-

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 149

nées recueillies au cours de l'enquête. En un sens la critique épistémo-logique « pure » d'un moment de la recherche [134] (la construction du questionnaire) sans tomber à plat n'était vraiment pas opératoire.

Les conclusions (provisoires) de cet enseignement compliquaient singulièrement notre tâche de mise en valeur des liens entre théorie et pratique. Il ne suffisait pas d'avoir conscience du problème ou d'un problème pour le résoudre. Par ailleurs la critique méthodique isolée (même provisoirement) de tout son contexte (institutionnel et informa-tif) était non seulement une illusion mais un danger. J'avais cru pou-voir rationaliser une pratique. Mais lorsqu'il fallait enseigner cet art de la distanciation je m'apercevais qu'il était impossible de procéder ainsi (à moins de bluffer à mon tour). Le rapport pédagogique n'était pas seulement un test de vérité mais tout simplement un test de compré-hension. S'il s'avérait impossible de faire reproduire (par d'autres) les conclusions tirées de la seule description, c'est que celle-ci ne peut véritablement se définir abstraitement (ou alors on tombe dans les conseils pratiques et techniques — qui sont nécessaires — mais c'est encore autre chose). On ne pouvait donc analyser l'enquête indépen-damment des résultats produits et avant la présentation de ceux-ci. Mon hypothèse de départ se trouvait donc infirmée. Cette conclusion s'imposa avec force lors de ma tentative de présenter en tant que tels les problèmes théoriques et pratiques de mon enquête.

Tout cela revient à dire qu'on ne peut séparer la forme du contenu. Mais cette constatation une fois faite, nous devons remarquer que les exposés consacrés à l'analyse et à la critique de notre pratique d'en-quête nous ont été très utiles personnellement. On s'aperçoit donc des bienfaits d'une espèce d'auto-analyse qu'il est par ailleurs impossible de transmettre telle quelle car trop de facteurs manquent au lecteur ou à l'auditeur. C'est pourquoi la présentation séparée (comme la pre-mière partie de notre thèse par exemple), si elle constitue (à notre avis) un sérieux progrès sur toute absence de référence et de critique de la pratique d'enquête, n'a qu'une valeur réflexive et scientifique tout à fait relative.

II

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Je ne présenterai pas ma thèse en tant que telle. Au contraire je voudrais répondre aux questions fondamentales que soulève une séance comme celle de cet après-midi :

[135]— À quoi sert une thèse ?— À quoi sert une thèse d'anthropologie ?Tout d'abord trois évidences s'imposent :

1. La thèse est une sanction institutionnelle donnée à une fonction et à une position sociale dans la pratique scientifique. Elle est même sous certains rapports un moyen de carrière : avec mes 370 pages de papier, je peux espérer devenir maître-assistant.

2. La thèse confirme le savoir dans sa forme aux finalités sociales et idéologiques du système de production et de transmission des connaissances.

3. Dans le cas d'une thèse d'anthropologie — ou de science sociale — il se produit comme un redoublement de ce processus par rapport au « terrain », à l'objet d'études.

La distanciation pose brutalement le problème des conditions de production des connaissances anthropologiques : on ne discute pas de ses résultats avec son objet.

Énumérons quelques-uns des effets de cette situation :

— On implique que malgré ses contraintes la thèse est une connaissance scientifique.

— Pourtant on ne peut pas la communiquer telle quelle à moins de se placer sur un autre terrain, à savoir le terrain politique.

— Enfin cette thèse et son auteur — je n'échappe en aucun cas à la règle — participent de la domination néo-coloniale de pro-duction des connaissances.

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Qu'est-il donc possible de faire ? De dire ?En premier lieu il faut, comme disait Lénine, faire une analyse

concrète d'une situation concrète. De ce point de vue, au cœur du phé-nomène mouride on trouve presque à l'état pur, d'une certaine façon, le processus de subordination coloniale et néo-coloniale. Deux impé-ratifs théoriques et pratiques se dégagent d'une telle recherche :

— La critique du mythe mouride : depuis les écrits de P. Marty de 1913 jusqu'aux articles de 1972 dans la presse de droite, de gauche et d'extrême-gauche (française ou sénégalaise).

— La définition des effets sociaux de la culture commerciale de l'arachide ; le rôle de l'État néo-colonial.

Pourtant cette thèse, en quoi peut-elle servir — au sens large du terme — aux paysans mourides ? Deux projets distincts peuvent servir de solution — provisoire d'ailleurs.

a) Je peux la résumer, la transcrire si l'on peut dire et en discuter avec les paysans sur le plan :

[136]— des faits ;— de leur analyse ;— de la théorie de la conjoncture.

b) Je peux également essayer de mieux les situer dans les contra-dictions socio-politiques et idéologiques du Sénégal néo-colonial.

Dans les deux cas, cette pratique ne peut être que politique. Celle-ci ne sert ni d'excuse ni d'alibi, soit à une mauvaise analyse scienti-fique, soit à une mauvaise conscience de l'intellectuel qui veut être utile. Face à ceux qui parlent des autres ou pour les autres,

— les anthropologues,— les militants révolutionnaires tant français qu'africains,

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il y a peut-être une attitude et une pratique qui consiste à laisser parler les autres, et dans la mesure de nos moyens à tout faire pour détruire concrètement les idéologies, les institutions et les systèmes qui nous forcent à être anthropologues malgré nous.

En définissant la confrérie mouride comme un phénomène idéolo-gique, je n'ai pas cherché à excuser les marabouts — contrairement à tous ceux qui m'ont accusé d'antimarxisme parce que j'en faisais des exploiteurs au second degré. Car, pour mobiliser les paysans, il faut non seulement parler aux paysans, mais savoir quoi leur dire. Cette nécessité reste encore trop souvent le privilège de l'anthropologue oc-cidental. Rien ne sert de dénoncer ce privilège si la critique ne corres-pond pas à un programme politique qui la concrétise de façon posi-tive.

À l’heure où l'anthropologie reçoit les bénédictions officielles de l'académisme de la bourgeoisie pompidolienne et néo-coloniale la destruction des images communes — et pour nous celles de la confré-rie mouride — va de pair avec la destruction du système théorique et institutionnel de la production des connaissances et de la position do-minatrice de l'anthropologie occidentale.

Peut-être faut-il rester chez nous, mais le travail de terrain peut de-venir de plus en plus un travail d'information et de témoignage des effets des dominations impérialistes, le début d'une solidarité pratique — qui va bien au-delà de la signature de pétitions ou d'appels — avec les damnés de la terre.

Je pense bien sûr ici à la sécheresse et à la famine du Sahel ; j'en ai dit quelques mots pour la région où nous avons travaillé. Mais les paysans wolof ou serer ne sont pas ces « pauvres cons » — pardon-nez-moi l'expression — décrits par M. Pierre Biarnés dans [137] Le Monde d'hier 189. C'est pourquoi, pour revenir à cette soutenance, j'en regrette la gratuité, le caractère abstrait qui me transforme en une es-pèce d'ours savant qui fait un numéro. Car, à travers ce rituel, ce jeu — pour reprendre des expressions maintes fois employées par les membres du jury dans des circonstances semblables — c'est l'objet de la thèse, c'est-à-dire les paysans mourides qui se trouvent concernés 189 « Les paysans disposent sans le savoir de remèdes contre la sécheresse », 26

juin 1973.

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et, malheureusement, ceux-ci ne sont pas là pour répondre d'eux-mêmes, de mes bêtises ou de mes prétentions.

Juin 1973

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[138]

Critiques et politiques de l’anthropologie.

Chapitre VIII

LES ANTHROPOLOGUESET LE VIETNAM

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Certains observateurs qualifient la phase actuelle de guerre électro-nique. Le Vietnam devient ainsi un banc d'essai de l'application de certaines découvertes scientifiques récentes à la technologie militaire américaine (ainsi les lasers ou la guerre « climatologique »). Cette « utilisation » de certains résultats scientifiques est loin d'être nouvelle et Ton connaît le lien entre le développement capitaliste et la mise au point d'une technologie militaire de plus en plus sophistiquée. Mais il est difficile de séparer la recherche et l'application, car un grand nombre de ces découvertes ont été financées par l'armée et étaient dès le début destinées à une fonction militaire. Le « pur » savant trompé ou manipulé par les affreux politiciens ou militaires est un mythe. La guerre du Vietnam a permis de mettre en lumière ce fait. Il n'y a pas de développement autonome et pur de la science. Celle-ci remplit par-fois des fonctions idéologiques, politiques (ou techniques) très pré-cises que le savant se doit de dénoncer et de mettre en cause.

La situation des anthropologues américains va nous permettre d'évoquer plus concrètement ce problème. D'ailleurs un certain nombre de nos questions concernent aussi les Vietnamiens (du Nord et du Sud) et nous aimerions ici engager le débat qui dépasse le cadre, disons conjoncturel, de la guerre actuelle. Il y a donc guerre électro-

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nique, mais il y a eu (et il y a encore) guerre « anthropologique », [139] c'est-à-dire utilisation et même développement de « recherches anthropologiques » explicitement destinées à mettre au point des tac-tiques et stratégies de « pacification », de domination « idéologique » et politique, etc. Cette fonction contre-révolutionnaire (le mot n'est pas trop fort) des sciences humaines n'est pas nouvelle et en ce qui concerne l'anthropologie, elle lui est consubstantielle.

Comme l’a écrit Kathleen Gough, « l'anthropologie est fille de l'impérialisme ». C'est en effet la conquête coloniale occidentale qui a donné naissance, rendu nécessaire et justifié cette « discipline » scien-tifique. Je n'approfondirai pas plus le problème ici. 190

Je voudrais souligner que la guerre du Vietnam et la transformation de l'anthropologie en une branche de l'espionnage et de la contre-gué-rilla ont conduit la communauté des anthropologues américains à re-voir l'ensemble des implications de leur discipline. Evidemment, un grand nombre a pris position contre la guerre pour des raisons poli-tiques. Mais l'engagement, si l'on peut dire, de l'anthropologie elle-même les obligeait à se poser d'autres questions fondamentales : pour-quoi l'anthropologie ? Ce qui se passe n'est-il pas explicable en partie par les théories dominantes et les objets qu'elles se donnent ? L'an-190 Pour plus de détails sur ces problèmes, le lecteur pourra se reporter aux

textes suivants :— Gérard LECLERC, Anthropologie et Colonialisme, Fayard, Paris, 1972.— Jean COPANS, « Pour une histoire et une sociologie des études afri-caines   », supra, p. 8, 1971 (voir aussi notre interview dans Politique-Hebdo, n° 31, 1er juin 1972).— Les numéros 293-294 (janvier 1971) et 299-300 (juin-juillet 1971) des Temps modernes où se trouve publié un dossier sur « Anthropologie et im-périalisme ».

On trouvera dans notre ouvrage en préparation Anthropologie et Impé-rialisme des textes américains décrivant et dénonçant ces « activités ethno-graphiques » en Asie du Sud-Est. Voici par exemple le titre de quelques recherches menées par des institutions para-militaires américaines : « Les minorités dans la République du Vietnam » ; « Notes sur les tribus Tahoi, Pocoh et Puong de la République du Vietnam » ; « Les coutumes et les ta-bous de quelques tribus résidant le long de la frontière occidentale de la Ré-publique du Vietnam » ; « Les principaux groupes ethniques des hauts pla-teaux du Sud-Vietnam ». Cf. U.S. House of Représentatives, House Appro-priations Committee, Sub Commitee, Département of Défense appropria-tion for 1970, Part V, p. 183-184 ; et U.S. Department of Défense, Défense Documentation Center, Technical Ahstract Bulletin, 1er juin 1967.

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thropologie étudie des « communautés primitives » alors que l'en-semble des formations sociales mondiales de ce type sont dominées par l'impérialisme. L'anthropologie est non seulement anhistorique et contre-révolutionnaire, elle est antimarxiste. L'absence de conscience théorique (et donc politique) des contradictions [140] sociales réelles aujourd'hui explique la possibilité (et le succès relatif) de la manipula-tion des anthropologues par le pouvoir.

Que peut et que doit faire l'anthropologue marxiste dans un tel contexte ? La réponse à cette question est loin d'être aussi simple qu'on le pense. Il y a d'abord un premier dilemme :

L'anthropologie serait en fait une branche empirique des pseudo-sciences humaines. Le matérialisme historique est la seule science des formations sociales. Il n'y a pas, et ne peut y avoir d'anthropologie marxiste.

Tout marxiste est (ou plutôt doit être) un militant révolutionnaire. Avant de faire de l'anthropologie (ou du matérialisme historique), il convient de faire la révolution. Là encore, il faudrait crucifier l'anthro-pologue.

En fait, il y a au moins trois tâches dans un premier moment :

1) Il faut lutter contre la guerre (et pour le socialisme).2) Il faut lutter contre les manipulations de sa discipline et donc la

soumettre à une critique politique et idéologique.3) Il faut enfin lutter pour une transformation théorique de l'an-

thropologie.

Il y a peu d'anthropologues progressistes de gauche (ou radicaux, comme on dit aux U.S.A.) qui ne reconnaissent ou admettent ouverte-ment cette triple nécessité. Seulement la plupart d'entre eux restent prisonniers du découpage idéologique traditionnel qui fonctionne à la façon d'une division du travail. Ainsi, les responsabilités de chacun sont intactes et, l'unité dialectique de ces trois luttes n'étant pas mise en œuvre, aucune transformation réelle n'opère.

La grande séparation est celle qui consiste à mener indépendam-ment chaque pratique sans tenir compte des conséquences internes de

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l'une sur l'autre. Aussi la pratique politique révolutionnaire peut ex-clure toute nécessité de travail scientifique. Les raisons sont nom-breuses : l'urgence de la situation, une fausse appréciation de la nature du marxisme et de l'activité révolutionnaire transformés en activisme, la subordination de la théorie à la pratique, etc. 191. Cette [141] solution de facilité n'empêche pas de soulever plusieurs questions : comment et où agir politiquement ? En tant que (pseudo-militant) professionnel ? Dans son milieu social et institutionnel ? (l'enseignement, la re-cherche ?).

Corollairement on retrouve la même attirance dans le développe-ment théorique. On fait du « bon » marxisme en soi, sans se demander s'il est possible de faire une « bonne anthropologie marxiste » puisque, jusqu'à présent, elle était déviée et soumise à l'idéologie et aux théories non marxistes (donc bourgeoises ?). Outre l'illusion stu-pide qui consiste à croire que le marxisme théorique puisse exister sans pratique correspondante, cet effort de rattrapage, de relecture de l'anthropologie à la lumière du marxisme débouche parfois sur des conclusions étonnantes 192. Il convient donc de se demander si l'anthro-pologie marxiste a un sens. Même si elle n'a pas de statut théorique, on peut penser (c'est mon opinion personnelle) qu'elle est nécessaire actuellement comme forme de transition, tant qu'il n'y a pas un cadre marxiste admis par tous (j'ai dit un cadre marxiste, et non un mar-xisme 193). Cette vision d'une bonne anthropologie marxiste hésite

191 Trop de camarades, souvent étudiants du « tiers monde », dénoncent notre pratique anthropologique et notre « mauvaise conscience occidentale », et nous prient de rester chez nous à nous occuper de nos petites affaires. Si l'anthropologue ne va pas sur le terrain, on ne peut plus parler d'anthropolo-gie. Par ailleurs, l'internationalisme prolétarien peut se pratiquer, et les atti-tudes et vocabulaire « révolutionnaires » ne sont pas toujours une preuve d'analyse stratégique poussée. Non seulement nous avons le droit, mais le devoir d'aider les mouvements révolutionnaires contre l'impérialisme et le colonialisme en tant qu'anthropologues. L'aide ne signifie ni l'immixion ni le paternalisme, et je pense que la solidarité politique est à la fois pratique (so-ciale) et théorique.

192 Voir, par exemple, la démarche « théoriciste » d'Emmanuel TERRAY dans Le Marxisme devant les sociétés « primitives », Maspero, Paris, 1969, qui se contente de « relire » et de marxiser L. Morgan ou Cl. Meillassoux. Depuis, l'auteur est revenu sur les défauts évidents de cette démarche.

193 Ainsi, nous évitons le dogmatisme, tout en reconnaissant la nature histo-rique de l'évolution de la pensée et de la pratique marxiste. Un bon exemple

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d'ailleurs entre la simple reprise marxiste des acquis, ce qui est plus ou moins impossible ou inutile, et une dichotomie, qui nous rappelle de fâcheux souvenirs : celle qui existerait entre science bourgeoise et science prolétarienne. Enfin cette recherche d'une anthropologie mar-xiste conduit tout naturellement le chercheur à privilégier les terrains les plus illustratifs de la démarche anthropologique, donc les plus « isolés » ou « primitifs ». Ce choix conduit donc nécessairement à la reproduction des schémas idéologiques dominants dans l'anthropolo-gie. Développer le matérialisme historique dans le champ [142] an-thropologique implique de changer (à tous les sens du terme) l'objet illusoire construit par l'anthropologie jusqu'à présent.

Ce changement peut s'opérer probablement dans plusieurs direc-tions. Nous voudrions en esquisser une qui paraît jusqu'à nouvel ordre relativement efficace (et possible). Il convient de se donner un objet dont la conceptualisation théorique est urgente parce qu'il s'y déroule (ou risque de s'y dérouler) des luttes de classes révolutionnaires que le matérialisme historique ignore pratiquement. Cette transformation de l'objet anthropologique est triple :

- il se transforme concrètement sous le poids des nouvelles contradictions induites ou imposées par l'impérialisme (directe-ment ou indirectement) ;

- cette transformation devient l'objet de la recherche théorique et de terrain de l'anthropologie ;

- cette transformation est le champ d'une pratique révolutionnaire (réelle ou potentielle) à laquelle l'anthropologue peut contribuer (théoriquement, par un soutien profond, etc.).

Ainsi, l'objet de la pratique théorique (de l'anthropologue) et de la pratique politique (du militant révolutionnaire) est le même, mais il est soumis à deux pratiques distinctes qu'il ne faut pas confondre.

de cette diversité nous est offert par les anthropologues économistes français qui représentent à peu près les divers courants du marxisme. Après avoir admis cette diversité (de pensée), les anthropologues français essaient de la pratiquer et de discuter entre eux sur ces bases. Ce qui ne va pas, malgré tout, sans problèmes.

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Cette distinction qui est en même temps l'unité nécessaire de l'analyse scientifique et de la transformation révolutionnaire est la définition même du marxisme. Une telle démarche rend donc inutiles les faux débats sur la disparition de l'anthropologie puisque d'un même mouve-ment on la détruit pour construire et pratiquer le matérialisme histo-rique.

Avant de mettre en lumière les conséquences concrètes d'une telle orientation, je voudrais préciser la nature de ces nouveaux objets « an-thropologiques ». Cette précision expliquera notre maintien (provi-soire) de cette dénomination scientifique. Traditionnellement l'anthro-pologie (ou l'ethnologie, je n'entre pas ici dans les nuances possibles de sens) se consacrait à l'étude des sociétés dites « primitives », c'est-à-dire des formations sociales précapitalistes les plus élémentaires. Cet objet n'existe plus en tant que tel, car, directement ou parfois indi-rectement, il a été soumis au développement mondial de l'économie capitaliste et impérialiste. La colonisation, l'économie de traite, la do-mination économique n'ont peut-être pas transformé l'ensemble des structures de ces formations sociales, mais elles les ont placées dans une situation de dépendance et de transformation.

[143]Même dans les cas d'un apparent isolement, on a affaire à une

forme particulière du développement capitaliste. Ainsi, l’« isole-ment », si l'on peut dire, de certaines populations indiennes d'Amé-rique du Sud après la conquête espagnole est en train de disparaître : la « mise en valeur » de l'intérieur du Brésil, zone refuge naturelle conduit à l’ethnocide. Nous reviendrons sur ce point. L'anthropo-logue » s'étant inventé un objet, l'histoire actuelle fait voler en éclats cette illusion scientifique. Mais il ne faut pas tomber d'un excès dans l'autre. A savoir que les formations sociales dominées par l'impéria-lisme sont toutes identiques et qu'elles fonctionnent en toutes leurs structures selon les lois de la logique du système capitaliste. Il faut pouvoir expliquer les différences sociales entre continents (Amérique latine, Asie, Afrique noire par exemple), et, au sein même des nations, les populations sont parfois d'origines historiques et sociales diverses et il convient de tenir compte de ces spécificités. Une telle attitude doit prévaloir autant dans le cadre de l'étude du sous-développement et donc de l'élaboration stratégique des luttes de libération nationale que dans le cadre de la construction du socialisme. Ces mouvements

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de transformations sociales deviennent eux-mêmes des objets soumis à l'attention de l'anthropologue. Leur « approche anthropologique » au sein du matérialisme historique est d'autant plus importante qu'elle permet de raffiner l'analyse dialectique et de reconnaître le champ exact de certaines structures sociales : les slogans et les décrets sont inefficaces si l'on confond la ville et la campagne, les petites popula-tions de chasseurs-cueilleurs et les grandes paysanneries issues des empires « hydrauliques ». Aussi l'anthropologie permet-elle de garan-tir les formes d'expressions propres aux différentes populations : re-connaître les identités et les différences donne une signification concrète à l'action politique révolutionnaire et à la vie démocratique des masses qu'on ne traite pas comme un tout indifférencié, soumis parfois à la (pseudo-)perspicacité des cadres révolutionnaires.

Ces remarques ne doivent évidemment pas nous détourner des tâches immédiates, à savoir lutter pour la paix au Vietnam et pour le soutien à la lutte révolutionnaire des peuples indochinois. Il faut aussi lutter contre toutes les formes possibles d'asservissement contre-révo-lutionnaire des sciences humaines. La situation est certainement moins brûlante en France qu'aux U.S.A. et les pays européens ont fait suffisamment usage de l'anthropologie à l'époque coloniale (et donc au Vietnam avant 1954) pour ne pas se lancer dans une anthropologie [144] néo-coloniale, puisque, par définition, celle-ci fonctionne de façon détournée.

Mais nous pouvons aussi aider le Vietnam dune autre façon. D'abord en engageant un dialogue théorique sur les nouvelles orienta-tions conceptuelles et thématiques de l'anthropologie. Malgré un envi-ronnement institutionnel et idéologique peu favorable dans les pays capitalistes développés, la recherche marxiste y a souvent fait des pro-grès décisifs que la lutte révolutionnaire (ou l'idéologie stalinienne) rendait impossibles ailleurs. Ces hypothèses et ces acquis doivent être soumis à la critique et à la pratique des révolutionnaires vietnamiens (entre autres évidemment) et des spécialistes en sciences humaines de ces pays. Les nécessités de la lutte anti-impérialiste, de la construction (et reconstruction) du socialisme constituent un point de vue et une pratique sociale indispensables aux anthropologues marxistes occiden-taux tentés par le « scientisme » (compréhensible, il faut le dire, après les errements et les opportunismes idéologiques du stalinisme).

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Mais de même l'anthropologie marxiste offre un appareil concep-tuel (et même pratique : l'enquête, le traitement des données) qui sera nécessaire pour reconstruire le Vietnam. Sur le modèle du terme géno-cide, certains anthropologues, surtout français 194, ont inventé le terme d'ethnocide. Ils visaient par là à dénoncer la spoliation et l'aliénation culturelle (et la destruction physique) des dernières populations amé-rindiennes. Cet objectif louable a été détourné en fait de son but. Car l'ethnocide est loin d'être nouveau et l'éloge de la « primitivité » n'est pas un idéal et une solution. Anti-occidentaux et, par voie de consé-quence, antimarxistes, on comprend facilement que ces spécialistes de l'ethnocide aient « oublié » le Vietnam où des populations du même genre sont soumises à des traitements autrement plus brutaux. J'aborde ce point de vue car la solution préconisée nous concerne et donc vous concerne. Pour les chevaliers de l'ethnocide, il convient d'arrêter l'histoire et de préserver les structures sociales « tradition-nelles » de tout contact externe, comme si le fait de préserver n'était pas déjà une intrusion !

Et au Vietnam ? Faudra-t-il essayer de redonner la paix « tradition-nelle » aux populations montagnardes jadis plus ou moins isolées ? Que faudra-t-il : le zoo anthropologique ou d'emblée le socialisme [145] industriel ? Ce problème est réel, et l'exemple soviétique ou même chinois nous rappelle que l'on a souvent confondu socialisation et russification, ou sinisation-socialisme et, d'une certaine façon, eth-nocide. Il n'y a aucune raison de vouloir supprimer les originalités culturelles et linguistiques pour passer au socialisme. On peut même penser que la démocratie politique du socialisme passe par la recon-naissance et le respect (sinon l'utilisation) des spécificités sociales et culturelles. Et, d'une certaine façon, la branche anthropologique du matérialisme historique peut aider à la définition de ces droits et même des possibilités spécifiques selon les populations de la construction socialiste. Il y a là une nouvelle pratique de l'anthropolo-gie, et peut-être même de la révolution socialiste, encore identifiée, et parfois avec raison, à la délégation des pouvoirs des masses aux res-ponsables (cadres, militants, État ou parti). Sans oublier toutes nos luttes actuelles (et, quant à nous, ne pas transformer nos disciplines en instrument d'espionnage), ce programme pourrait ouvrir une collabo-194 Je pense surtout à R. JAULIN, auteur de La Paix blanche, et à Jean Monod.

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ration et une solidarité fructueuses — aussi bien politiques que scien-tifiques — pour la construction d'un Vietnam uni et socialiste.

Septembre 1972.

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[146]

Nous remercions les rédactions et éditeurs pour nous avoir autorisé la republication des textes suivants :

Chapitre 1 : « L'enquête anthropologique », extrait de l'introduc-tion, « De l'ethnologie à l'anthropologie » (pp. 29-37), J. Copans, S. Tornay, M. Godelier, C. Backès-Clément, L'Anthropologie : science des sociétés primitives ? Paris, Denoël, 1971.

Chapitre 2 : « Le métier d'anthropologue   », I. L'Homme, vol. VII, n° 4, octobre-décembre 1967, pp. 84-91 ; IL L'Homme, vol.   IX, n°   4 , octobre-décembre 1969, pp. 79-91.

Chapitre 3 : « La monographie en question », L'Homme, vol.   VI, n°   3 , juillet-septembre 1966, pp. 120-124.

Chapitre 4 : « Pour une histoire et une sociologie des études afri-caines   », Cahiers d'études africaines, vol. XI, n° 43, juillet-septembre 1971, pp. 422-447.

Chapitre 6 : « Anthropologie, impérialisme et révolution : quelques réflexions », Les Temps modernes, n° 293-294, décembre 1970-jan-vier 1971, pp. 1179-1193.

Chapitre 7 : « Les anthropologues et le Vietnam », « Vers le pays Viet », Cahier d'études du socialisme vietnamien, n° 2, juillet 1973, pp. 10-12.

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[147]

TABLE

AVERTISSEMENT [7]

INTRODUCTION. DE QUELQUES CHOIX [9]

1. Jalons pour un itinéraire [10]2. La conjoncture et la problématique [15]3. Les thèmes d'une histoire critique [22]4. Les critiques politiques [25]5. Les champs d'intervention [29]

I. L'ENQUÊTE ANTHROPOLOGIQUE [37]

1. L'objet [38]2. La méthode et les techniques [41]

II. LE MÉTIER D'ANTHROPOLOGUE [46]

1. Un manuel d'analyse de la parenté [48]2. Thème ou technique d'enquête, l'histoire de vie [50]3. Itinéraire d'une enquête [53]4. La recherche de terrain : les mythes et la réalité [59]5. Vers une méthodologie systématique de l'enquête [64]6. Anthropologie visuelle [69]

III. LA MONOGRAPHIE EN QUESTION [74]

IV. POUR UNE HISTOIRE ET UNE SOCIOLOGIE DES ÉTUDES AFRI-CAINES [81]

1. Préalables épistémologiques [83]A. Le contexte historique (social et idéologique) du processus scientifique

[83]B. Le processus scientifique comme rapport entre science et idéologie, entre

théorie et pratique [86]2. Une périodisation des études africaines [91]A. Démarche [91]B. Des origines à la Seconde Guerre mondiale : naissance et domination de

l'ethnologie [92]C. Naissance de la sociologie et décolonisation (1945-1960) [97]D. Unification des sciences humaines et problématiques marxistes (depuis

1960) [100]

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Conclusion provisoire [106]

V. À PROPOS D'ANTHROPOLOGIE ET COLONIALISME DE GÉRARD LECLERC [111]

VI. ANTHROPOLOGIE, IMPÉRIALISME ET RÉVOLUTION : QUELQUES RÉFLEXIONS [114]

VII. LES LEÇONS D'UNE THÈSE [130]

VIII. LES ANTHROPOLOGUES ET LE VIETNAM [138]

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[149]

Publication du Centre d’études africaines-Cardan *

VIe section de l’E.P.H.E.

1. Dossiers africains

Chaque volume de cette collection vise à faire le point de façon succincte et précise sur un domaine, un thème ou un problème concer-nant le continent africain. Il s'agit de mettre sous une forme accessible (aussi bien par la taille que par le contenu) une information, une ré-flexion et une documentation qui restent trop souvent d'accès difficile pour le profane et qui sont pourtant nécessaires à la compréhension de la société africaine contemporaine. Entre la thèse et l'article de journa-lisme, entre la bibliographie spécialisée et la vulgarisation touristique, il y a place pour une documentation active qui puisse aider ou guider le chercheur, l'enseignant, l'étudiant, le cadre ou le militant politique.

Ces dossiers se veulent des outils de travail, et leur présentation générale articule une synthèse originale, une bibliographie sélection-née et commentée, des explications de textes, ainsi que des articles inédits ou difficilement accessibles. Ces dossiers se veulent directe-ment complémentaires, ce qui fait que certains thèmes ou analyses renverront d'un dossier à l'autre. Cette série de synthèse documentaire sera complétée par des recueils d'articles ou des textes originaux qui permettront aux tendances nouvelles de la recherche en sciences so-ciales de s'exprimer. C'est pourquoi cette collection essaiera de signa-ler à l'attention de ceux qui travaillent sur l'Afrique et en Afrique les idées ou les méthodes [150] parfois élaborées à partir d'autres terrains ou préoccupations. Cette intention est d'ailleurs un souci permanent de cette collection dans la mesure où, centrée sur l'Afrique et consacrée à l'Afrique, elle démontrera néanmoins l'impossibilité d'une réflexion uniquement africaniste. Elle proposera des directions d'analyse sur des problèmes encore mal perçus ou reconnus, qu'ils soient imposés par l'actualité sociale ou les problématiques scientifiques. Elle suggérera

* * Centre d'Analyse et de Recherche Documentaires pour l'Afrique Noire.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 167

une reconsidération des domaines traditionnels de l'africanisme et des théories qui lui sont liées.

2. Cahiers d'études africaines

Cette revue paraît trimestriellement depuis i960. Un éventail de chercheurs de toutes nationalités, appartenant à toutes les disciplines des sciences humaines, présentent, en français ou en anglais, des études scientifiques inédites sur les sociétés, les économies, les cultures et les civilisations du continent africain. Elle comprend en outre une chronique bibliographique assurée par le Centre.

Les Cahiers d'études africaines sont publiés avec le concours du C.N.R.S.

3. Bulletin d'information et de liaison

La collection, créée en 1969, comprend plusieurs séries, à parution annuelle (ou occasionnelle).

Inventaire de thèses et mémoires africanistes de langue française soutenus : 4 fascicules parus, signalant 2 618 titres.

Inventaire de thèses africanistes de langue française en cours : 4 fascicules parus, signalant 2 878 titres ; cette série devra être absorbée par la série suivante, dont thématiquement elle fait partie.

Registre de recherches africanistes en cours : 4 fascicules parus, un cinquième sous presse, décrivant 1 730 thèmes de recherche dans leur cadre institutionnel ; les notices analytiques indiquent un certain nombre de paramètres propres à chaque recherche — auteurs, dates, financement, enquêtes et missions, méthodes, finalité de la recherche, matériaux bruts récoltés et lieux de dépôt, données bibliographiques.

[151]Études africaines : inventaire des enseignements dispensés dans

les pays francophones : un numéro spécial portant sur l'année 1971-

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1972. Organismes d'enseignement, programmes et enseignants, pré-sentés dans 440 notices descriptives.

Inventaire des ressources documentaires africaines : un numéro réalisé, portant sur les bibliothèques et centres de documentation afri-caniste à Paris. 129 notices.

Bibliographie française sur l'Afrique au sud du Sahara : 5 fasci-cules parus, totalisant 4 952 références. Cette bibliographie est une réalisation conjointe des membres du Comité interbibliothèques pour la documentation africaine (Bibliothèque nationale, Fondation natio-nale des sciences politiques, Cardan).

Toutes ces séries, la bibliographie mise à part, traitent du continent africain (Afrique du Nord et Madagascar compris). Les informations recueillies proviennent principalement de la France, puis de tous les autres pays partiellement de langue française dans le monde. Elles sont réunies par voie d’enquêtes.

Les données sont présentées sur fiches ; leur découpage et classe-ment suivant les rubriques géographiques et/ou matières proposées permettent la constitution de fichiers adaptés aux besoins des uns et des autres.

4. Fiches d'ouvrages

Cette bibliographie, signalétique et annuelle, présentée sous forme de fiches, constitue essentiellement un complément à la série biblio-graphique analytique, publiée par le Cardan sous le titre « Fiches ana-lytiques » jusqu'en 1969, et, à partir de 1970, à la « Bibliographie eth-nographique de l'Afrique sud-saharienne », publication conjointe du Musée royal de l'Afrique centrale (Tervuren, Belgique) et du Cardan.

Les 7 volumes parus dans les années 1965 à 1973 contiennent 11 553 références, présentées dans l'ordre alphabétique des noms d'au-teurs et suivies de 3 index (ethnique et linguistique, géographique et systématique).

L'index systématique adopte le système de classement thématique utilisé par le Cardan.

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Jean Copans, Critiques et politiques de l’anthropologie. (1970) 169

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5. Collaborations extérieures et autres publications

— Participation à la Bibliographie ethnographique de l'Afrique sud-saharienne, publication annuelle du Musée royal de l'Afrique centrale, Tervuren.

— Contributions bibliographiques.— Nomenclature des populations, langues et dialectes de Côte

d'Ivoire.

À partir de l'ensemble de l'information disponible, on a constitué une série systématique de renseignements et de références portant sur les noms (propres, donnés par les voisins, les Européens, etc.), les sy-nonymes, les classifications ethniques et linguistiques, la localisation, l'évaluation numérique des populations de Côte d'Ivoire. Cette infor-mation est présentée sous forme de fiches (environ 2 300). (Sous presse.)

Pour tous renseignements concernant ces publications on peut s'adresser au Centre d'études africaines, 20, rue de La Baume, 75008 Paris.

Achevé d'imprimer en octobre 1974 sur les presses de l'Imprimerie Aubin

Fin du texte