Critique des sources

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Critique des sources Partie I. (A. Dierkens) Chapitre I : Origines et définitions de la critique des sources 1. Origines Pour bien comprendre la naissance de cet esprit critique, il faut revenir aux structures même de l’enseignement antique et médiéval qui repose sur 7 arts libéraux. Ceux-ci se décomposent entre 3 matières liées à la langue et 4 matières liées à une attitude plus scientifique. Les trois premiers (triviums) comprennent la grammaire (comment former une phrase, comment la lire et comment la comprendre), la rhétorique (comment dire une phrase et comment argumenter) et la dialectique (comment discuter face à une rhétorique autre). Cette formation consiste à travailler sur le langage. Avec des guides comme Cicéron, la tentation est grande d’appliquer la méthode apprise aux matières données au cours des écoles mais aussi à tous les domaines de la vie quotidienne, notamment à des domaines liées à l’église. Un certain nombre de savants vont se heurter à l’église institutionnelle qui n’apprécie pas. Un personnage clé est Pierre Abélard, vivant dans les années 1100. Ce théologien applique les catégories de la raison et de la dialectique à l’église. Il enseigne de lectures critiques des pères de l’église. En rassemblant ces lectures, il met en évidence des différences, des contradictions apparentes et des contradictions réelles. En 1123, il publie un traité « le sic et non ». Il a été condamné suite à ce traité. L’humanisme (Italie, 13-14 e siècle) est un mouvement général de réflexion sur le monde qui met en évidence les valeurs de l’Antiquité. L’idée étant de prouver que dans le monde grec et romain, des auteurs apparaissent comme des personnages remarquables et que leurs œuvres doivent être lus et méditer pour divers raisons. Ces humanistes essayent de retrouver le plus possible de textes anciens, qui leur conserve des témoignages de civilisation qu’ils estiment exceptionnelle. Il s’agit de repérer dans les bibliothèques des manuscrits et de les copier après les avoir identifié. Les humanistes, à la recherche du texte parfait, se demandent si le manuscrit qui leur a transmis le texte l’a fait de manière fiable. Critique des sources 1

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Partie I. (A. Dierkens)

Chapitre I : Origines et définitions de la critique des sources

1. Origines

Pour bien comprendre la naissance de cet esprit critique, il faut revenir aux structures même de l’enseignement antique et médiéval qui repose sur 7 arts libéraux. Ceux-ci se décomposent entre 3 matières liées à la langue et 4 matières liées à une attitude plus scientifique. Les trois premiers (triviums) comprennent la grammaire (comment former une phrase, comment la lire et comment la comprendre), la rhétorique (comment dire une phrase et comment argumenter) et la dialectique (comment discuter face à une rhétorique autre). Cette formation consiste à travailler sur le langage. Avec des guides comme Cicéron, la tentation est grande d’appliquer la méthode apprise aux matières données au cours des écoles mais aussi à tous les domaines de la vie quotidienne, notamment à des domaines liées à l’église. Un certain nombre de savants vont se heurter à l’église institutionnelle qui n’apprécie pas.

Un personnage clé est Pierre Abélard, vivant dans les années 1100. Ce théologien applique les catégories de la raison et de la dialectique à l’église. Il enseigne de lectures critiques des pères de l’église. En rassemblant ces lectures, il met en évidence des différences, des contradictions apparentes et des contradictions réelles. En 1123, il publie un traité « le sic et non ». Il a été condamné suite à ce traité.

L’humanisme (Italie, 13-14e siècle) est un mouvement général de réflexion sur le monde qui met en évidence les valeurs de l’Antiquité. L’idée étant de prouver que dans le monde grec et romain, des auteurs apparaissent comme des personnages remarquables et que leurs œuvres doivent être lus et méditer pour divers raisons. Ces humanistes essayent de retrouver le plus possible de textes anciens, qui leur conserve des témoignages de civilisation qu’ils estiment exceptionnelle. Il s’agit de repérer dans les bibliothèques des manuscrits et de les copier après les avoir identifié. Les humanistes, à la recherche du texte parfait, se demandent si le manuscrit qui leur a transmis le texte l’a fait de manière fiable. On se trouve devant la nécessité de comparer les manuscrits et de créer une sorte de grilles critiques. Cette démarche est indispensable. Il faut aussi réfléchir sur la traduction du texte car quantité d’auteurs grecs sont transmis par des traductions latines. Essayer à propos de lettres classiques de réfléchir sur le texte original, sur la valeur du témoin qui transmet le texte, sur les interpolations à un texte, sur les sauts, sur la censure.

Cette démarche critique est plus grande encore lorsque l’on passe à l’imprimerie (1440-1450). La diffusion est plus vaste, les comparaisons et discussions sont plus faciles. L’imprimerie contribue à la rigueur de la critique. Cela vaut aussi pour l’histoire de l’art et l’archéologie. On se demande où est l’original, où est la copie.

Ce qu’on dit pour Ovide ou pour une statue va être amené à être placé sur les textes sacrés et sur la Bible. On peut se demander ce que vaut la traduction de la version latine de Saint Jérôme. Il faut arriver à critiquer la Bible et sa traduction du point de vu du texte. On commence dans les années 1530-50 à publier des Bibles polyglottes (latin, grec, hébreu) de façon à ce que tout le monde puisse

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juger de la traduction, y compris pour une parole révélée. On met en cause la Bible, non pas dans le fondement du message. On peut aussi critiquer d’autres documents qui font foi.

On peut se demander si des textes émis par le pouvoir politique sont vrais, s’ils ont été idéalement traduits. Une étape décisive est du à Lorenzo Valla, humaniste professeur de latin et grec à Florence, vers 1440-50, se dit que l’on peut appliquer ses méthodes d’humaniste à un texte d’autorité absolue, de nature officiel. En 1442, il l’applique à la donation de Constantin. Il s’agit d’un texte faux rédigé au 8e siècle censé émaner de Constantin, empereur romain des années 300. Dans ce texte, Constantin est censé avoir donné à l’évêque de Rome, le pape, la pleine possession de l’Italie et particulièrement de Rome. Le pape est dit est seigneur, possesseur réel de la ville de Rome comme un souverain à part entière. C’est le texte qui fonde les états pontificaux. Valla dit que quand on la lit, on se rend compte avec un minimum de méthode, qu’il s’agit d’un texte faux. Il ne peut pas avoir été écrit vers 300. Se faisant, il fait un exercice de critique et s’attaque à un autre genre d’autorité : l’autorité de pape sur la ville de Rome. Le pape est, à l’époque, souverain de la ville de Rome.

On en arrive à une étape complémentaire lié à la réforme au sein de l’église catholique en grande partie basée sur les écritures et qui en vient à contester l’autorité du pape. Les réformateurs Lutter, Calvin vont attaquer le pape en disant que son autorité n’est pas dans les textes anciens. Ils vont s’attaquer à des valeurs obligatoires, notamment le culte des saints. Critiquer les saints que l’église honore touche un domaine très sensible. Il n’est pas difficile de montrer qu’un certain nombre de saints n’ont jamais existé, que leur moralité a été douteuse, que les reliques sont fausses. On attaque un domaine supplémentaire : le statut même de la sainteté. L’Eglise va être amenée à réagir de manière critique. Cette réaction sera menée après le concile de Trente. Il va être question de répondre à un certain nombre de critique fait par les protestants. Il faut que l’on fasse le ménage dans les saints, dans les reliques. Ceux qui vont être chargé de faire ce travail de critiques du culte des saints, de reconnaissances de miracles sont des jésuites particulièrement érudits dont la tâche sera spécifiquement dévolue à cela. Ils n’ont été qu’une petite dizaine au maximum. Ces jésuites portent le nom de leur fondateur Jean Bolland : le Bollandistes. Ce personnage est mort en 1665, les bollandistes commencent à travailler dans les années 1640 environ. Leur tâche est d’essayer d’appliquer aux cultes de saints la critique de témoignages, de textes, de véracité, d’authenticité. Ils décident de travailler systématiquement en commençant par les saints du 1e janvier. Pour chacun des saints, ils passent au crible tous les dossiers qu’ils publient dans une collection : les Acta Sanctorum. Ils ont commencé à publier en 1643 mais la tâche critique est telle qu’elle est toujours en cours (67 parus). Ils existent toujours et sont basés au collège Saint Michel de Bruxelles. Ils constituent certainement une étape essentielle dans l’histoire de la critique.

Au même moment, d’autres personnages continuent la ligne de Valla et travaillent sur la critique de documents officiels. Le personnage clé en matière de critique textuelle est un bénédictin du 17e siècle Jean Mabillon, de la congrégation de Saint Maure. Il travaille sur l’histoire. Il va être amené à réfléchir sur les textes anciens de l’abbaye de Saint Denis, au nord de Paris. Regardant dans les archives, il va y trouver des documents qui remontent à des rois anciens, véritablement douteux et qui ne sont pas recevables. En 1681, il va publier un livre essentiel : De Re diplomatica. Ce livre est considéré comme le fondateur de la diplomatique, critique des documents écrits, l’étude des diplômes, des chartes et documents officiels. Avec cette matière, on met au point des règles qui permettent de montrer que des textes peuvent être falsifiés. Ils vont essayer de mettre au point des instruments de travail qui permettent de dire si un texte un vrai ou faux. Dans la suite de Mabillon, on va voir publier des traités de chronologie, les types d’écritures à différentes époques.

Au même moment encore, un personnage travaille sur la suite de la critique de la Bible. Il s’agit de Richard Simon, théologien, habile en langue ancienne. Il va travailler sur l’Ancien Testament, sur la comparaison des versions. En 1678. Il publie une Histoire critique du Vieux Testament dans lequel il

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va montrer que les 5 premiers livres de cet ancien testament censé avoir été écrit par Moise n’ont pas pu l’être. Il met en cause l’autorité même du fondement de la Bible. Il prouve qu’il y a plusieurs auteurs dans la Genèse. Il a été condamné, emprisonné et exilé.

2. Critique méthodique

Au 18e siècle, on approfondit cette tendance de critiques et de diplomatique, à essayer de bien critiquer le document. Tout en parallèle, se développe une histoire romancée, des grands hommes, des grands règnes. Cette tendance va éclater en deux courants différents au 19e siècle. D’un côté, on aura la grande histoire romantique : Michelet raconte l’histoire des souverains en y mettant son cœur, avec des émotions.

A côté de cela, on va voir le courant inverse, qui va consister à étudier plus encore cette histoire critique, essayer de mieux décomposer les faits qui font l’histoire, arriver à isoler des faits qui sont vrais et faire de l’histoire comme s’il s’agissait d’une science positive. Ce courant de pensée est la critique méthodique, la critique est faite avec méthode et considérée comme une méthode. Cette critique méthodique se développe dans un premier temps en Allemagne dans les années 1820-30. Ils vont essayer d’imposer cette lecture critique du document. L’allemand le plus connu est Léopold von Ranke. Autour de lui, il y a énormément de savants qui vont travailler dans la même direction. Dans cette direction, est née une des entreprises historiques les plus impressionnants crée : les MGH : Monumenta Germaniae Historica. Etablir un texte, comparer les versions, publier, critiquer. La France a adopté cette manière de voir seulement à partir des années 1900.

L’école méthodique part de l’idée scientifique optimiste qui pense qu’il existe un passé historique que l’on peut reconstituer s’il on juxtapose des faits qui sont vrais. Pour se faire, la critique méthodique va mettre au point des choses encore utiliser aujourd’hui : l’idée de travailler sur fiche (isoler les éléments les uns des autres), multiplier la bibliographie, la note de bas de page, l’application systématique des règles de la critique externe et de la critique interne,…

3. Objet du travail de l’historien

D’autres choses sont apparues par la suite. Après la guerre 14-18 et ses remises en causes général, on réfléchit sur des choses essentielles. On voit l’affrontement de logique sociale et économique. Jusque-là, il n’y a aucune réflexion sur la sociologie. A ce moment-là, on voit la naissance de l’anthropologie de terrain, de la géographie humaine et de l’ethnologie. On va créer des postes d’historiens de métier. C’est la naissance du CNRS en France en 1921 et en Belgique, du FNRS en 1929. On se rend compte que la critique méthodique va très vite apparaitre comme insatisfaisante.

La critique méthodique a donné les bases mais il faut ajouter autre chose. L’histoire n’est pas une science et elle n’est pas absolue. Ce qui fait l’histoire est la réflexion. Il faut une problématique. Cette idée va donner naissance à une des écoles historiques les plus fameuses : l’école des annales.

3.1. École des Annales Elle est créée dans les années 1929 autour de deux personnages : Marc Bloch, médiéviste et Lucien Febvre, moderniste. Ils sont tous les deux professeurs à l’université de Strasbourg, qui vient de redevenir française. Marc Bloch est un homme d’engagement dans les deux guerres, il est mort fusillé en 1944. Lucien Febvre a survécu plus longtemps à la guerre. Ensemble, ils vont définir une nouvelle idée : l’histoire méthodique ne suffit pas, il ne suffit pas de juxtaposer les faits, il faut un

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problème. L’historien doit définir son objet. Les documents peuvent être écrit et non écrit (élément du paysage, culture orale, élément de comparaison avec culture lointaine). Ils plaident pour une approche interdisciplinaire large. Ils vont trouver des autres objets d’études en travaillant sur des problèmes comme l’incroyance à la Renaissance, les caractères originaux des campagnes françaises. Il faut donc faire une sélection en faisant intervenir le plus d’éléments possibles en sachant qu’il n’existe pas une vérité. L’idée est de substituer le problème au fait ; renoncer à l’idée d’une histoire vraie et définitive ; partir du fait que c’est l’historien qui construit son objet de recherche.

« Toute recherche historique suppose, dès les premiers pas, que l’enquête ait déjà une direction » Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire, ou Métier d’historien. Paris, 1949, p. 109.

« C’est que poser un problème, c’est précisément le commencement et la fin de toute histoire. Pas de problème, pas d’histoire. Des narrations, des compilations … En ce temps-là, les historiens vivaient dans un respect puéril et dévotieux du « fait ». Ils avaient la conviction, naïve et touchante, que le savant était un homme qui, mettant l’œil à son microscope, appréhendait aussitôt une brassée de faits. Des faits à lui donnés, des faits pour lui fabriqués par une Providence complaisante, des faits qu’on n’avait plus qu’à enregistrer. Des faits doués par extraordinaire d’une existence de fait parfaitement définie, simple, irréductible. Les faits historiques, même les plus humbles, c’est l’historien qui les appelle à la vie » Lucien FEBVRE, « Propos d’initiation. Vivre l’histoire », dans Mélanges d’Histoire Sociale, t. 3, 1943, p. 5 – 18.

La deuxième génération se situe autour de Fernand Braudel. Il meurt en 1985. Il décide d’ajouter à l’analyse de l’école des annales, l’analyse des chiffres (information chiffrée, travail par sondage et échantillonnage) et les statistiques. Il travaille sur le long terme. Il cherche des grandes tendances. Pour ce faire, il doit analyser des milliers de données, des centaines de pages d’informations. Le temps de l’histoire sur ‘fiche’ est bel et bien révolu.

Une troisième génération de l’école des annales subsiste encore maintenant, ses principaux défenseurs sont Jacques Le Goff, Pierre Goubert, Georges Duby, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Pierre Deyon,… Ils se concentrent sur les grands ensembles : l’histoire du climat, l’histoire des femmes,…

3.2. Tendances actuelles A force de vouloir traiter les grands ensembles, les grands mouvements, on passe à côté de l’humain. On a donc une tendance au retour à la biographie en plaçant la vie de chacun dans son contexte, qu’il soit un grand ou un petit personnage historique.Un autre domaine est de rechercher systématiquement des domaines négligés : travailler sur l’histoire des mœurs, l’histoire de la sexualité, de la nourriture, du vêtement, des apparences, des genres, etc. Troisième manière de voir : l’histoire comme récit (le « tournant linguistique »). La plupart des choses que l’on sait l’est par les textes et le discours. On étudie la transmission du témoignage et l’idée qu’on se fait d’un fait. Il faut se demander comment on a interprété un fait et comment on l’instrumentalise. Ce terrain privilégie le côté linguistique et laisse tomber une partie de l’aspect de la culture matérielle.

En conclusion, on voit l'émergence d’un esprit critique qui arrive à démonter tous les domaines. Rien n’est intouchable.

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Chapitre II : Principes généraux et méthode

1. Heuristique

Devant n’important quel type de documents, il importe de définir des bases. La première base est l’heuristique, c'est-à-dire la recherche des sources. Quand on travaille sur un thème, la première chose à faire est de regrouper toutes les informations qui parlent de ce thème. Une fois le dossier complet rassemblé, on peut passer à l’étude de ces documents quels qu’ils soient.

2. Critique Externe (ou critique de véracité)

De manière générale, il y a deux manières d’interroger un document : La critique externe : la critique que l’on peut faire de l’extérieur du document et en posant

des questions qui ne forcent pas à entrer dans le fond de la matière décrite ou représentée. Ce sont les questions qui touchent à l’aspect extérieur. Elles consistent à bien replacer un document dans son contexte.

La critique interne : on lit le document, on analyse la photo, on écoute le contenu du témoignage. On entre véritablement dans le document.

2.1. Identification de document

a. Auteur Trouver l’auteur d’un document n’est pas forcément aussi simple qu’on le croit. Il est évident qu’il y a des lettres autographes manuscrites dont on connait l’auteur sans aucun problème. Très souvent, on se trouve devant des documents pour lesquels il y a des confusions. L’analyse même de ces conclusions peut générer des erreurs. L’exemple type est une loi qui est signée par un souverain (ou un président de la République) mais il est évident que ce n’est pas lui qui aura composé le document dont il est néanmoins le signataire. Ce n’est pas non plus le scribe qui l’a recopié qui en est l’auteur. L’auteur d’un texte de lui est certainement un fonctionnaire anonyme du ministère qui travaille dans le cadre d’un cabinet qui reste anonyme qui est endossé par un ministre qui le présente à l’assemblée. Même chose pour un film. Il y a le producteur, le réalisateur, l’auteur du scénario, celui qui a retranscrit le scénario qui pouvait être un roman. Où est l’auteur ? Il y a derrière le terme auteur un certains nombres de difficultés qu’il faut avoir à l’esprit. C’est encore plus vrai dans le cadre de nègre. Ce n’est pas le signataire officiel d’un document qui est en le véritable auteur intellectuel.

Anonymat Il faut essayer de lever l’anonymat non pas seulement pour trouver un nom précis mais pour essayer de préciser le contexte et la date exacte à laquelle un document a été écrit. L’anonymat peut être une règle. Très souvent, dans les ministères, les fonctionnaires ne signent pas leurs notes ni leurs rapports. Il y a aussi des moments où on ne trouve pas nécessaire de signer. Au Moyen-âge, il n’est pas de coutumes que l’architecte signe un bâtiment, même chose pour un peintre ou un écrivain.

Erreurs Nous pouvons parfois avoir un nom qui n’est pas le bon. Cela peut résulter d’une erreur matérielle involontaire ou faite délibérément dans le but de tromper. L’exemple type est le faux tableau signé d’un nom connu. Il y a alors une discussion et les experts discutent sur le faux et le vrai. Une autre manière d’utiliser les faux noms est de mettre sous l’autorité de quelqu’un que l’on lira un texte qu’on ne lirait pas autrement. Le nom est là pour susciter l’intérêt.

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Pseudonymes Il y en a une infinie variété. Ce sont des noms qui sont choisis mais qui ne représentent pas réellement l’individu. On peut utiliser un pseudonyme pour des questions de censures. On peut aussi le faire pour différencier sa production. Parmi les grands exemples, il y a un cas dans la littérature française des années 60-70 où Romain Gary reçoit le prix Goncourt en 1956 et Emile Ajar en 1975. Il s’agit de la même personne. Dans la presse, un personnage publie un article sur la vie amoureuse de Kant extrêmement bien documenté. Comme il publie cela sous un nom que personne ne connait mais dont on dit qu’il est professeur d’université, il a été pris au sérieux immédiatement. Après coup, il s’est avéré qu’il s’agissait de BHL.

b. Datation Problème de conversion

Chercher la date d’un document la plus précise possible fait partie des règles d’analyse. On n’analyse pas une œuvre du XVIe comme une œuvre du XXe. Il y a des œuvres qui sont datés. Il faut encore savoir si la date est bonne et ne pas aller trop vite en besogne et se rendre compte que parfois, les calendriers utilisés font que la date écrites n’est pas exactement la bonne. Il y a des calendriers qui ne sont pas basés sur l’aire chrétienne et qui se perçoivent rapidement. Nous utilisons depuis 1582 le calendrier Grégorien. Il est en décalage avec d’autres calendriers. Certains pays ont adoptés le calendrier Grégorien très tard, comme la Russie après la révolution 1917-1918. C’est pourquoi la révolution dite d’Octobre 1917 s’est déroulé en novembre pour nous (décalage de 15 jours). Au Moyen-âge, on aime parfois à changer les millésimes d’années à d’autres dates qu’au premier janvier. Même une date qui nous apparait fidèle doit donc faire l’objet d’une réflexion.

Datation par des critères externes Il y a quantité de documents qui ne sont pas datés et qu’il faut essayer de dater le moins mal possible. Pour se faire, on recoure à des disciplines annexes : Devant un document sur papier, on peut dater le papier par le filigrane. Ceux-ci indiquent la firme qui a fait le papier et qui sont régulièrement changés. Ils indiquent le moment et l’endroit. Analyse chimique de l’encre, analyse du carbone 14 d’une matière organique trouvée en fouilles (cette technique donne une fourchette de databilité, pas une date précise). Dendrochronologie, méthode qui s’applique au bois. Elle part du principe qu’un arbre a, chaque année, une couche supplémentaire. En analysant le nombre et l’épaisseur relative des anneaux, on peut obtenir un graphique de la croissance de l’arbre. Quand on a des séquences sur plusieurs dizaines-centaines d’années, on arrive à faire des diagrammes qu’on peut placer sur des grilles standards. On peut dater l’abatage de l’arbre à la demi-année près. Cela permet de dater des charpentes, des cadres de tableaux, etc.

Attention aux anachronismes Il peut y avoir un décalage entre une date écrite et la réalité de l’œuvre. Exemple : si vous lisez un auteur en livre de poche, la date du livre n’est pas la date de rédaction (anachronisme). Il faut faire attention aux réimpressions.

2.2. Provenance Un des intérêts, de plus en plus marqués, est d’essayer de retrouver l’histoire d’une œuvre. Quand on étudie un tableau, se demander de quelle collection il vient, où il a été acquis, par qui, de quel milieu social provient l’auteur et l’acheteur, quelles en ont été les étapes,…

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Il faut en outre essayer de jalonner au mieux le document afin d’identifier la provenance et la transmission de l’œuvre.

2.3. Authenticité / fausseté

a. Clarification des notions Il s’agit de se demander si le document est vrai ou faux. Cependant, un document falsifié est certainement aussi intéressant qu’un document vrai. Il nous apprend des choses sur le faussaire, sur son but, sur les commanditaires du faussaire, sur les raisons pour lesquels les gens ont cru au faux et comment on a pu prouver qu’un faux était un faux.

Il ne faut pas confondre les notions de véracité et d’authenticité. Vrai et authentique ne sont pas des synonymes. C’est une différence juridique qui vaut pour tous les documents officiels. Il y a une nuance qui existe et qui peut parfois porter à conséquence. L’authenticité fait allusion à une valeur en droit, c'est-à-dire qu’un document authentique est reconnu par le pourvoir officiel (autorité) qui fait qu’il a une valeur juridique. La plupart des documents authentiques sont des documents vrais, mais ce n’est pas forcément le cas. Par exemple, un passeport est un document vrai qui passe par l’administration qui lui met les cachets pour qu’il devienne un document authentique. Si le nom est faux, le document est faux mais il peut être authentique si la commune l’accepte. C’est une différence fondamentale pour les documents médiévaux. Il arrive très fréquemment que les documents soient faux (faux souverain, fausse date, etc.) mais qu’ils soient revêtus des formes nécessaires pour être accepté ou acceptables. Un autre exemple est une relique. Il peut s’agir d’une relique fausse (ex. faux crâne de saint Jean-Baptiste) mais qui est accepté par l’autorité ecclésiale. C’est donc une fausse relique authentique.

b. Sciences auxiliaires Un document vrai ou faux peut être examiné en tant que tel et repéré par un certains nombres de critères extérieurs. Dans une série de document vrai et authentique, il y a des formes à respecter. Tout cela fait l’objet de ce que la critique méthodique du XIXe siècle tenait à appeler les sciences auxiliaires de l’histoire, disciplines indispensables pour déterminer la véracité ou la fausseté. Exemple :

- La paléographie : étude des écritures anciennes et de leur datation ; - La sigillographie : étude des sceaux. Habituellement, le sceau est un objet apposé à un

document pour le rendre authentique. Au Moyen-âge et aux Temps Modernes, la plupart des sceaux sont en cires. Les sceaux des souverains appartiennent en propre au souverain et sont détruits à sa mort. Il y a des sceaux en d’autres matières, comme en métal. La « bulle d’or » est utilisée parlé des sceaux en or. Le pape scelle toujours en métal, en plomb. Dans le langage courant, on donne le nom de bulle à un acte du pape. Aujourd’hui, dans certains traités et ou actes officiels, il arrive que l’on voit un sceau (communal, provincial, etc.). Par contre, on utilise toujours un type de sceau : le cachet postal qui est une sorte de marque officielle.

- L’héraldique : étude des blasons et des armoiries. Toutes personnes appartenant à la noblesse, toutes villes, toutes communes se voient attribuer un blason avec des règles bien particulières. L’étude de ces blasons permet de décerner des éléments de véracité ou de fausseté d’un document.

- La chronologie (en tant que discipline scientifique) : savoir que le calendrier Grégorien est adopté en 1582 en Belgique ; en 1680 en Allemagne ; en 1917 en Russie et faire des études de correspondances.

- La diplomatique : étude des documents officiels.

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2.4. Original perdu

Si on a établi ces éléments de réflexion, on peut passer à un autre genre d’étude qui vaut pour des documents dont on a plus l’original. Ce sont des documents que l’on ne connait plus que par des copies, des reproductions. On n’examine évidemment pas un acte original comme une copie. Aujourd’hui, on est très sensible à cela mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans le monde romain, une bonne copie d’un original grec, on ne considère pas que le fait que ce ne soit pas l’original comme problématique.

a. Différents types de copies Il y a différentes sortes de copies. Vous pouvez avoir des copies faites véritablement à l’identique. On voit assez bien ces nuances pour les textes :

- la photocopie ;- la réimpression anastatique : la réimpression d’un écrit à l’identique, dans sa typographie

ancienne ;- le fac-simile : reproduction à l’identique jusqu’au moindre détail, y compris la forme

irrégulière du parchemin, les trous, les rousseurs du parchemin.

b. Conformité de la copie par rapport à l’original Entre une copie et l’original, il peut y avoir des erreurs (volontaires ou non) :

- Le copiste peut être assez mauvais et oublier des choses, rater son écriture. La copie est alors inutilisable mais elle peut donner des renseignements.

- Un copiste peut falsifier sa copie et fait disparaitre l’original pour faire apparaitre des choses nouvelles.

- Il peut supprimer des passages. - Il peut aussi ajouter des passages (interpolation). - Dans certains cas, le copiste ne comprend pas ce qu’il copie et se croit en droit de corriger

lui-même. Par exemple s’il se trouve devant un nom de lieu ou de personne qu’il ne connait pas du tout, il arrive qu’il l’actualise. Il peut moderniser l’orthographe.

- On peut de temps en temps ajouter une phrase de commentaires.

Toutes ces manœuvres forment des catégories d’interventions fondamentales qui ont bien été étudié par la critique méthodique pour les documents écrits mais qu’on pourrait, exactement de la même façon, transcrire ou transposer à la photographie.

Par exemple, on peut supprimer un personnage d’une photographie. Comme on n’a pas l’original, on ne se rend compte de genre de choses que par des indices de maladroitesses du faussaire. Inversement, on ajoute un personnage pour faire croire qu’il était là. On peut le détecter par des différences de luminosité. C’est quelque chose fréquemment utilisé pour les témoignages visuels où on est amené à couper pour être efficace. On peut aussi être amené à recomposer. Ce sont des démarches qui sont intéressantes pour toutes les disciplines mais qui ont été plus étudié pour les documents écrits au 19e siècle.

c. Tentative de restitution de l’original On a donc une copie dont on a fait la critique le mieux possible. Eventuellement, si on a plusieurs copies, on a vérifié si les copies différentes concordent. Pour les photographies, c’est souvent fiable. Ensuite, il faut essayer de retourner à l’original perdu quant on a que des copies. En fait, comparer suffisamment de copies pour établir avec vraisemblance ce qu’était l’original.

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Pour des textes anciens, c’est très fréquemment le cas. On n’a plus aucun original d’un auteur ancien. Par exemple, le manuscrit le plus ancien de la Guerre des Gaules de César (vers 40 a.C.) date de l’époque carolingienne (vers 800 p.C.).

Il y a des règles pour reconstituer l’original. On met en place un stemma codicum et on fait appel à l’édition critique. Il y en a dans toutes les disciplines. Sous un texte, on trouve souvent une indication des variantes textuelles, c'est-à-dire montrer toutes les variantes existantes pour un mot ou un passage. Cela sert à montrer la difficulté qu’on a retrouvé un texte perdu quand on n’en a plus que des copies. C’est un travail indispensable car sans lui, on risque de prendre pour original des choses qui sont postérieures ; on risque de faire des études de langues ou de mots sur une invention de copiste.

3. Critique interne (ou critique de crédibilité)

3.1. Contenu La critique interne touche à la crédibilité du document et non plus à sa valeur extérieure. Dans

cette étude-là, le point le plus important est le contenu du document et savoir ce qu’il nous dit vraiment en faisant attention à ne pas tomber dans le piège de l’anachronisme. Sur ce point, c’est une question de bon sens. Il est évident qu’un document se lit dans la totalité. Un extrait sorti de son contexte peut être totalement fallacieux. On peut lui faire dire le contraire de ce qu’il dit.

3.2. Traduction De la même façon, il faut recourir au texte en langue original. Le traducteur, aussi habile et douée soit-il, fait toujours des jeux d’interprétations. Il y a des jeux de mots, des jeux de sonorités qui ne sont pas traduisibles. Il y a des connotations ou des mots qui évoquent des choses dans une langue qui ne sont pas évoquer dans une autre langue. Il y a des mots dont la traduction même pose problème. Par exemple, en latin le mot servus est utilisé pour dire esclave (quelqu’un qui n’a aucun droit) mais c’est le mot médiéval qui est traduit par le mot serf or celui-ci a quantité de droits. Le mot villa est un bâtiment dans le monde romain, un domaine dans le monde médiéval, une ville dans le monde des temps moderne.

3.3. Evolution de la langue Il ne faut donc pas se laisser prendre à des correspondances qui semblent évidente. Le vieux français est le plus trompeur en la matière. Les mots ont changé de sens. C’est également le cas de l’anglais et de l’anglicisme. Des mots français sont calqués sur l’anglais mais ils ne disent pas la même chose que l’anglais. Certains mots étaient péjoratifs mais ne le sont plus. Un exemple est la compilation : en français correct, c’est un terme péjoratif qui désigne un ouvrage sans intérêt qui réunit des extraits. Aujourd’hui, une compilation est un argument vendeur.

Donc, il faut lire le texte totalement dans sa version originale en évitant tout anachronisme, c'est-à-dire de bien se souvenir qu’un texte doit être replacé dans le contexte de l’époque. Nombre de choses qui n’étaient pas choquantes le sont devenus et inversement.

4. Contrôle du témoignage

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Il faut se demander en permanence si le document est bien objectif, dans quelles mesures le document est à prendre avec honnêteté ou doit-il être préalablement soumis à des questions. Déjà, la vieille critique méthodique posait un certains nombres de questions qui sont toujours d’actualité.

Exemple : - L’auteur a-t-il intérêt à mentir ?- L’auteur a-t-il de la sympathie/antipathie pour le sujet ?- L’auteur reproduit-il quelque chose qu’il croit vrai ?- L’auteur cherche-t-il à plaire ?- L’auteur est-il lui-même abusé ?

Ces questions basiques posent la question de l’honnêteté de la démarche ou simplement de son objectivité. Rien n’est plus labile que la mémoire. Elle induit nécessaire une relecture sélective sans qu’il y ait intérêt de mentir.

4.1. Recoupement des informations Ce sont donc des témoignages qu’il faut prendre pour ce qu’ils sont en essayant d’avoir le plus de réponses possibles à ces questions élémentaires. Il faut se poser la question de la valeur du témoignage et du regroupement des informations. Il faut toujours essayer de trouver le plus d’éléments possibles qui permettent d’éliminer ce qui est de l’ordre de l’interpolation morale ou de la scorie. Dans tous les cas polémiques, il est indispensable d’opposer celui qui est pour et celui qui est contre en exercice de méthodes. Par exemple dans le cas de la colonisation, il ne faut pas s’attendre à une convergence de dires entre le missionnaire et celui qui vit dans un village pris. Il y a des volontés de mettre en évidence des faits ou non. Il faut se demander où sont les intérêts de chacun. Il faut constater les contradictions, inutile de gommer un des deux témoignages. Il y a des moments où les témoignages sont tellement discordants qu’il n’est pas possible de faire la part des choses. A ce moment-là, ou bien on constate que les témoignages sont différents et le signaler ou choisir, le dire et le montrer par hypothèse.

Argument du silence : Il y a des moments où il n’y a pas de témoignages alors que quelque chose a du se passer. Il arrive aussi qu’il n’y ait qu’un seul témoignage qu’on sait mauvais. Il faut se méfier de tous les arguments qui ne reposent pas sur des faits que l’on peut placer dans le temps, identifier et dater.

4.2. Problèmes posés par un témoignage unique

a. Source unique S’il n’y qu’un témoignage, on peut se poser la question de la pertinence, de la logique, de la rationalité de l’argument donné. Savoir si le fait qui nous est rapporté par un seul témoin entre facilement dans la logique des choses. Entre le témoignage proprement dit et son interprétation, il peut avoir une très grande différence.

Cas de récits de miracles : Il est évident que du point de vue de la stricte rationalité, on pourrait éliminer complètement le témoignage. Il n’est reste pas moins que pour un historien, ce n’est pas tant la réalité du miracle qui est intéressant que le fait qu’on l’ait cru et qu’on ait bâti des raisonnements sur ce peut-être miracle. Il y a un moment où la vraisemblance étant posée, ce n’est plus le témoignage en tant que tel mais sa répercussion qui doit être prise en compte.

Cas du roi Clovis (vers 500) : Pour le Moyen-âge, nous avons très peu de sources écrites conservées. Son histoire est connu par un certains nombres de sources mais l’essentiel du récit vient d’un seul

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chroniqueur, Grégoire de Tours. Celui-ci vit à la fin du 6e siècle, c'est-à-dire un siècle après les évènements. De surcroit, ce Grégoire est un personnage que l’on sait engager dans une idéologie particulière. Il écrit une histoire de Clovis élu de Dieu. On sait que pour rentrer dans l’idéologie, il donne des coups de pouce chronologique. Par ailleurs, c’est un homme qui a eu accès aux archives, à des témoins directs (notamment la veuve de Clovis), qu’il a fait partie de la suite des évènements qu’il raconte. On est ici dans le cas d’un fait historique qui est connu par un seul témoin que l’on sait mauvais mais avec des nuances. En fonction de la crédibilité que vous donnez à votre seul témoignage, vous bâtissez une histoire différente. Si vous partez de l’idée que puisque Grégoire de Tour est un saint, tout ce qu’il dit est vrai. A l’autre extrême, vous pouvez vous dire que c’est un témoin qui a vécu longtemps après les évènements et considérer que rien n’est vrai.

Le métier d’historien ne peut donc pas dévoiler une vérité absolue. On est devant un témoignage qui vaut ce qu’il vaut.

b. Manuscrit unique Des évènements entiers du passé ne nous sont connus que par un seul document transmis de manière quasiment hasardeuse. La question est de savoir ce que l’histoire aurait pu connaitre comme modification si on n’avait pas eu ce manuscrit, comment notre reconstitution de la biographie d’un personnage ou de l’histoire de phénomène social est dépendant d’une seule source. Il y a très peu de chances que l’on trouve aujourd’hui des éléments qui nous auraient complètement échappé et qui seraient des sources exceptionnelles de l’histoire grecque ou romaine. Ce qui est intéressant, c’est de savoir à quel point un bon nombre de nos schémas de réflexions ne dépendent que d’un seul manuscrit. Celui qui a le plus étudié cette question du manuscrit unique est l’historien belge Jean Stengers (« le manuscrit unique est celui qui, à une époque assez éloignée de celle de la rédaction de l’œuvre, aura été le seul, soit à donner naissance à toute la tradition manuscrite telle que nous la connaissons aujourd’hui, soit à permettre les éditions imprimées »).

La connaissance de la plupart des grands auteurs classiques ne dépend que d’un seul manuscrit habituellement découvert tardivement. Tout ce que l’on connait des tragédies d’Eschiele, d’Euripide, de Polybe, Tacite, Pausanias, etc. le sont grâce à un unique manuscrit. On est là devant la question fondamentale de notre attitude critique par rapport à ce témoignage unique.

Ceci permet aussi de mesurer ce que l’on doit, à certains moments de la culture, où l’on a tout fait pour rassembler des témoignages. Vers 800 sous Charlemagne, au moment où l’on décide de valoriser l’antiquité, on cherche tous les manuscrits antiques que l’on possède encore et on les copie. Une bonne partie de notre connaissance des manuscrits de l’antiquité passe par un manuscrit unique carolingien. Une bonne partie de nos connaissances passent par ce moment humaniste en Italie au 14-15 e siècle au moment où certaines personnes essaient de rassembler à tout prix des documents qui ont depuis disparus.

4.3. Lacunes de l’information: comment y suppléer? On sait qu’il y a eu tel auteur qui a écrit mais on n’a aucune de ses œuvres. On sait qu’un empereur a régné mais on ne sait rien de son règne. Quelle est l’attitude pertinente face à ce vide d’information ?

a. Raisonnement par déduction, conjecture On a un point de départ, on a un point d’arrivée et on définit une probabilité d’évolution. C’est une hypothèse qui ne deviendra jamais certitude, on ne fait que supposer selon les bases et les conséquences.

b. Raisonnement par analogie, comparaison

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On ne sait rien de telle situation mais on croit qu’une autre est similaire. On peut supposer par comparaison que ça s’est passé de la même façon. C’est le discours type qui se place à la préhistoire. On ne sait rien de l’homme préhistorique, de son de organisation sociale, de sa famille mais par hypothèse, on imagine qu’il doit vivre comme des « peuples primitifs ». Il y a de véritables problèmes au niveau de la méthode et de la critique. On considère que la société n’a pas évoluée. On compare des choses qui ne sont pas comparables.

c. Méthodologie rétrospective On part de la situation actuelle, on fait des schémas évolutifs en partant de la fin. On remonte à l’origine étape par étape. C’est la méthode type utilisée par les historiens du paysage. Une de manière de faire est de partir de document avéré et essayer à partir de là de remonter. A partir de limites cadastrales du 19e siècle, de remonter pour voir d’où elles peuvent venir.

d. Hypothèse légitime et roman Il ne faut pas croire que l’hypothèse est suffisante pour amener une certitude. Une manière de s’en sortir est certainement le faisceau convergent d’indices. Il ne constitue cependant jamais une preuve.

On se trouve devant un autre problème : celui de la pertinence de l’hypothèse. Si vous n’avez rien, vous pouvez imaginer n’importe quoi. Il faut se demander jusqu’où peut-on aller pour imaginer n’importe quoi. C’est l’hypothèse du complot, des mystères de l’histoire qui le sont parce qu’on a voulu les dissimuler, on a plus de preuves car on a tout détruit. Dans son livre « La légitimité de l’hypothèse historique », Jean Stengers évoque la question de savoir quand une hypothèse est légitime ou non. Il développe l’idée que si une hypothèse est donnée là où on en aurait pu en mettre d’autres, il faut abandonné de croire qu’on fait ainsi de l’histoire. La seule façon de s’en sortir est de s’appuyer des jalons sûrs, c'est-à-dire des points de références incontournables autour desquels on peut bâtir un raisonnement. Si ça ne va pas, il faut constater l’ignorance. Le fait de dire qu’on ne sait pas est non seulement honnête mais en plus est une œuvre de salubrité physique.

« Quand, comment s’opère ce glissement redoutable – parce que subtil et insidieux – de l’hypothèse vers le roman ? Il s’opère en fait (…) dans deux cas bien distincts. D’abord, bien entendu, lorsque l’hypothèse est gratuite, lorsqu’elle n’est étayée par aucun indice sérieux. (…) Mais il y a glissement aussi, et non moins périlleux, lorsque l’hypothèse où les inconnues sont à ce point nombreuses que cent autres hypothèses, en fait, seraient parfaitement concevables. Ce n’est plus la validité de l’hypothèse qui est ici en cause (elle peut présenter certains éléments de vraisemblance, donc de validité) , c’et sa légitimité. Il n’est pas légitime, lorsque le champ de l’inconnu est à ce point immense qu’il offre la possibilité d’une foule d’hypothèses variées, et que les données connues, à côté de cet inconnu immense, sont infimes, de bâtir sur les seules données connues. L’hypothèse, en soi, est ici impossible » (Jean STENGERS, La formation de la frontière linguistique en Belgique ou de la légitimité de l’hypothèse historique. Bruxelles-Berchem, Latomus, 1959, p. 8 – 9).

5. Le problème des chiffres et des nombres

5.1. Attirance pour les données chiffrées, rassurantes et précises Les nombres et les chiffres ont un aspect scientifique d’où le fait qu’on aime à chiffrer même ce qui ne se chiffre pas ou difficilement dans l’idée qu’on a quelque chose à laquelle se rapprocher. Ils ont un aspect rassurant. Si l’on n’y fait pas attention, le chiffre donne une telle certitude d’exactitude scientifique que l’on a tendance à le prendre comme un acquis et à ne pas réfléchir assez sur sa provenance. Il y a deux types de phénomènes par rapport aux chiffres et aux nombres : les chiffres faux et les chiffres exacts.

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5.2. Chiffres faux, inventés de toutes pièces : manipulations, extrapolations, etc. Le premier est le chiffre complètement faux qui ne repose sur rien mais que l’on accepte.Exemple de chiffre absurde :

la plupart des déductions qui sont faites sur la population du monde à l’époque préhistorique. Estimer qu’il y a eu un décuplement de la population entre le paléolithique moyen et le paléolithique supérieur repose uniquement sur un jeu de l’esprit.

le nombre d’envahisseurs vandales Visigoths ou Ostrogoths qui auraient déferlé dans l’empire romain au 5e siècle. Les chiffres ne reposent sur rien que sur des estimations, des extrapolations.

le nombre d’avortements clandestins, le nombre de SDF.

Exemple de Jean Stengers dans un article sur la crédibilité donnée aux chiffres qui n’ont aucun sens. Cet exemple fait polémique. C’est un ensemble de données lié à la population de Congo belge avant après la période de colonisation. En 1885, l’explorateur Stanley passe sur le fleuve Congo. De son bateau, regardant le Congo, regardant la population sur les rives, estime à 800 000 habitants le nombre de personne qu’il a vu. En fonction de règles de calcul qui lui sont propre, il décide qu’on peut extrapoler la population totale du Congo à 43 millions d’habitants. Ce chiffre se retrouve dans toutes les histoires d’Afrique.Le traducteur de Stanley se dit que les calculs sont un peu sophistiqués, ils divisent le nombre par deux. La traduction française dit dont qu’il y a 28 millions d’habitants. En 1924, au moment du Congo belge, au moment où on commence à faire des statistiques systématiques et mathématiques, on arrive à une population de 10 millions d’habitants. Entre les trois chiffres, il y a un déficit de 20/30 millions d’habitants. Plutôt que de dire que les chiffres de Stanley n’étaient pas terribles, on applique un raisonnement sur l’extermination systématique des congolais entre 1885 et 1924. On en arrive à tenir un discours dans lequel le colonisateur est un exterminateur rien qu’en jouant sur des chiffres dont les prémisses sont absurdes. On connaissait le nombre exact d’européens qui se trouvaient au Congo pour ces périodes : 254 en 1886, 2511 en 1905.

Donner aux chiffres une valeur non scientifique pose vraiment problème. Dans les dernières histoires du colonialisme, la solution proposée semble être une conciliation. Elle est toute aussi absurde. Ils considèrent que la vérité doit être entre 43 et 29 millions. Mais on ne sait pas sur base de quoi et à partir de quoi !

5.3. Chiffres exacts, mais utilisés de façon erronée ou fallacieuse Il existe aussi des chiffres bien fondés mais auxquels on fait dire des choses qu’ils ne peuvent pas dire. C’est en particulier le cas des recensements et des sondages. La réponse est très souvent question de la fonction posée. Il n’est pas toujours évident que les questions soient tout à fait nettes. Par exemple, les inventaires de la société au 19e siècle en Belgique. Dans les inventaires de 1870-80, on voit qu’il y a un nombre très importants de femmes exerçants des professions libérales. Puis, les chiffres tombent soudain. Les historiens qui ont repris les modes de calculs qu’en 1878, on avait considéré dans ce type de sondages l’ensemble des femmes qui appartenaient à des ordres religieux comme exerçant des professions libérales.

5.4. Sources statistiques : récolte des données, questions posées, interprétations Le sondage donne des chiffres qui semblent exacts, que l’on acène souvent avec un effet d’annonce mais où il est écrit en tout petit « réalisé sur 2000 personnes avec une marge d’erreur de 2-3% ». Ces chiffres n’ont pas beaucoup de pertinence à moins d’avoir des tendances massives.

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Chapitre III : Quelques exemples de faux (tout est tiré de wikipédia)

1. Chasles et les « autographes » de Vrain-LucasDenis Vrain-Lucas, dit Vrain-Lucas, est un faussaire littéraire français né à Lanneray (Eure-et-Loir) en 1818 et décédé à Chateaudun en 18821. Il est connu pour être l'auteur de la « collection Chasles », ensemble de faux manuscrits qu'il vendit au mathématicien Michel Chasles.

1.1. Sa « formation » Il fut successivement clerc d'avoué, greffier près le tribunal de Chateaudun puis commis au Bureau des hypothèques. En 1852, il se rendit à Paris et, après avoir vainement tenté d'obtenir un emploi à la Bibliothèque impériale (l'actuelle BnF), entra comme placier dans un cabinet généalogique qui produisait, le cas échéant, de faux titres de noblesse. Il acquit là une habileté extraordinaire à contrefaire les pièces et les écritures.

1.2. L'escroquerie qui le rendit célèbre En 1861 il entreprit, aux dépens du célèbre mathématicien Michel Chasles, membre de l'Institut et originaire, comme lui, d'Eure-et-Loir, l'escroquerie qui le rendit célèbre. Se prétendant détenteur d'une incomparable collection d'autographes, il lui vendit une foule de pièces fausses, et, encouragé par l'extrême naïveté de l'acheteur, lui apporta successivement des lettres de Pythagore, d'Alexandre le Grand à Aristote, de Lazare à saint Pierre, de Marie-Madeleine, de Cléopâtre à Jules César. Il restait pourtant en réserve une foule d'autres lettres censées émaner de Judas Iscariote, Ponce Pilate, Jeanne d'Arc, Cicéron et Dante Alighieri, toutes écrites dans un ancien français de fantaisie, encore à peu près lisibles et compréhensibles par les contemporains de Chasles et Vrain-Lucas. Enfin, deux lettres de Blaise Pascal, semblant établir la preuve que ce dernier aurait découvert la loi de l'attraction universelle avant Isaac Newton 2. Ceci signifiant que le fait pouvant flatter l'orgueil national, ces lettres furent présentées avec empressement par Chasles, à l'Académie des sciences.Chasles ayant donc accepté les lettres, et « pressé » par ses confrères académiciens, d'en présenter d'autres, passa commande à Vrain-Lucas de davantage de documents. Ce dernier procéda ainsi à la vente au trop naïf Chasles de centaines de lettres fabriquées selon un procédé de forgerie, lesquelles lettres donc, tout aussi forgées que celles de la première livraison, étaient censées émaner des figures historiques et bibliques parmi les plus renommées de l'Histoire.

1.3. Polémique sur les « lettres » de Chasles Une polémique s'ensuivit, où l'Académie française elle-même prit parti pour le mathématicien Chasles. Quand il leur montra les lettres, quelques collègues de l'académicien observèrent que l'écriture des documents présentés était très différente de celle des lettres qui étaient historiquement certifiées écrites par Pascal.Chasles, pour avoir voulu défendre l'authenticité des lettres, s'est trouvé par la suite, et face aux doutes qui se faisaient jour dans l'esprit des académiciens, forcé d'indiquer que c'était le sieur Vrain-Lucas qui les lui avait vendues. Mais, en 1869, craignant de voir lui échapper des pièces importantes, Chasles fit surveiller Vrain-Lucas par la police, qui découvrit l'officine.

1.4. Vrain-Lucas est confondu Arrêté, interrogé et rapidement confondu, le faussaire fit alors des aveux et fut condamné en 1870 par la 6e chambre correctionnelle de la Seine à deux ans d'emprisonnement et 200 francs d'amende. Il avait sur une durée de 16 ans forgé plus de de 27 000 autographes, lettres, documents et manuscrits s'échelonnant de l'Antiquité classique au siècle des Lumières, et au total soutiré près de

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140 000 francs or (plus ou moins 50 000 euros) à sa victime. Par la suite, Chasles dut témoigner comment il avait été dupé, comment il avait acheté un grand nombre d'autres lettres forgées par Vrain-Lucas et combien il avait payé et donc perdu d'argent lors de cette malheureuse affaire, qui de surcroît l'avait ridiculisé auprès de la communauté scientifique.Après sa sortie de prison, en 1872, Vrain-Lucas commit d'autres délits (vols, abus de confiance) et fut condammé de nouveau à la prison (1873 et 1876). Sa dernière peine purgée, il regagna l'Eure-et-Loir et se livra au commerce des livres anciens àChateaudun, où il mourut en 1882.

2. La tiare de SaïtaphernèsLa tiare de Saïtapharnès est une tiare d'or. Acquise par le musée du Louvre en 1896 ; elle s'est révélée par la suite être un faux.

2.1. Déroulement Le 1er avril 1896, le Louvre fit savoir qu'il avait acheté une tiare d'or découverte en Crimée et ayant appartenu au roi scythe Saïtapharnès. Sur les conseils d'Albert Kaempfen (1826-1907), alors directeur des Musées nationaux, et des archéologues Antoine Héron de Villefosse et Salomon Reinach, le musée avait acquis cette pièce inestimable pour 200 000 francs-or. Une inscription grecque sur la tiare donnait à lire : « le conseil et les citoyens d'Olbia honorent le grand et invincible roi Saïtapharnès ». Pour les experts du Louvre, cette tiare confirmait un épisode datant de la fin du iiie siècle ou du début du IIe siècle avant notre ère.

À la demande de ses lecteurs, le journal Le Figaro suggéra à Salomon Reinach de conter dans ses colonnes la vie de Saïtapharnès.Selon cette histoire, Saïtapharnès, avait soumis quelques colonies grecques sur les rives du Pont-Euxin (Daces, Sarmates, Bithyniens, Thraces...) avant d'assiéger Olbia, fondée autour du vie siècle av. J.-C. par les Carthaginois, et n'avait accepté de laisser la ville en paix qu'après avoir reçu des cadeaux précieux.

Peu de temps après que le Louvre eut exposé la tiare, un certain nombre d'experts mirent en doute son authenticité. Parmi eux se trouvait l'archéologue allemand Adolf Furtwängler qui avait remarqué des problèmes stylistiques posés par le dessin de la tiare, par exemple les styles variés dans les décorations, et restait perplexe devant le manque manifeste de patine sur l'objet. Pendant plusieurs années, le Louvre défendit l'authenticité de son trésor. Finalement, des nouvelles de cette affaire parvinrent jusqu'à Odessa, où vivait un orfèvre du nom d'Israël Rouchomovsky.Deux ans avant l'acquisition de la tiare par le Louvre, deux commerçants avaient commandé à cet artisan adroit la tiare en question. Ils avaient expliqué qu'il s'agissait d'un cadeau pour un ami archéologue et avaient fourni à Rouchomovsky des détails sur des fouilles récentes pour l'aider dans son travail. Ce n'est que lorsqu'il fut mis au courant du scandale du Louvre que Rouchomovsky apprit ce qu'il était arrivé à son œuvre. Il se rendit à Paris et se présenta comme le créateur de la tiare. Les experts du musée refusèrent de le croire jusqu'à ce qu'il eût prouvé qu'il était capable de reproduire une portion de la couronne. Horriblement gêné, le musée fit disparaître dans les réserves l'objet compromettant.

Il n'était pas question de reprocher quoi que ce fût à Rouchomovsky, lequel n'avait fait qu'exécuter une commande pour laquelle il n'avait touché qu'un peu plus de 7.000 francs ; il fut au contraire admiré pour son travail et gratifié par la suite d'une médaille d'or au Salon des arts décoratifs de Paris. Il s'installa à Paris où il vécut jusqu'à sa mort en 1934.En 1997, le musée d'Israël à Jérusalem emprunta au Louvre la tiare de Saïtapharnès, qui lui faisait si peu d'honneur, pour une exposition spéciale consacrée au travail d'Israël Rouchomovsky. La

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couronne avait achevé le cercle complet – d'abord œuvre d'art, puis faux embarrassant, elle était redevenue œuvre d'art.

3. L’homme de Piltdown

3.1. La découverte

Charles Dawson était un avocat, archéologue, paléontologue et géologue amateur. Dawson avait découvert une espèce d'iguanodon à laquelle il avait donné son nom et avait réuni une importante collection de fossiles qu'il avait donnée au British Museum. À 21 ans, il avait ainsi pu devenir membre de la Geological Society of London et correspondant du Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne.En été 1899, Dawson se promenait sur une route du Sussex, à soixante kilomètres au sud de Londres. Près d'une ferme de Piltdown, il remarqua que la route avait été réparée avec du gravier rougeâtre, susceptible d'être fossilifère. Il demanda aux ouvriers si l'on n'avait pas trouvé d'ossements dans la carrière et qu'on le prévînt dans ce cas.Peu après, un ouvrier lui apporta un fragment d'os plat, rougeâtre comme les graviers ; Charles Dawson reconnut un morceau de crâne humain. Durant les trois années qui suivirent, il fouilla les déblais et trouva quelques fragments supplémentaires. En février 1912, Dawson annonça au paléontologue Arthur Smith Woodward, président de la Société de géologie de Londres et conservateur du département d'histoire naturelle au Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne, qu'il avait trouvé des fragments d'un crâne humain particulièrement intéressants.Les ossements, usés et rougeâtres, semblaient contemporains de ce gravier ancien bien que le crâne eût une forme moderne. Les fossiles d'animaux trouvés au même endroit (dent d'éléphant, d'hippopotame…), de la même couleur, suggéraient un âge d'un demi-million d'années. Les méthodes de datation radioactive n'existant pas encore, les fossiles permettaient une datation relative du terrain. En juin, Charles Dawson, Arthur Smith Woodward et Teilhard de Chardin se rendirent à Piltdown et trouvèrent plusieurs débris de crâne puis la moitié droite d'une mâchoire.Bien que cette mâchoire fût fortement teintée et eût l'apparence de l'ancienneté, elle semblait d'origine simienne. Elle était cassée au niveau du menton et du condyle maxillaire, les deux endroits qui permettent une identification sûre. Deux molaires présentaient une usure plate, ce qui est usuel chez les humains mais inconnu chez les singes. Les trois hommes associèrent logiquement cette mâchoire avec les fragments du crâne trouvés à quelques pieds de là, et un examen minutieux par Woodward et Charles Dawson les conforta dans leur opinion.

3.2. L'annonce Au Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne, Woodward assembla la mâchoire et le crâne, bouchant les éléments manquants avec son imagination et de la pâte à modeler. Le 18 décembre 1912, la découverte fut dévoilée à la Société de géologie de Londres. Accompagné de Dawson, Woodward stupéfia l'auditoire en décrivant un être humain qui vivait à l'aurore de l'humanité, qu'il baptisa l'Eoanthropus, l'Homme de l'aurore. Il présenta sa reconstitution de la tête de l'Homme de Piltdown, provoquant l'enthousiasme de l'auditoire. Le Quarterly Journal of the geological Society of London publia un compte-rendu qui fit de l'homme de Piltdown une célébrité mondiale.Le crâne était semblable à celui d'un homme moderne et la mâchoire à celle d'un singe aux molaires bien usées, ce qui montrait, avait expliqué Woodward aux savants stupéfiés, qu'ils avaient trouvé les premiers fragments fossiles du fameux « chaînon manquant », cette forme intermédiaire qui devait, comme Darwin l'avait prédit dans L'Origine des espèces (1859), démontrer le passage du singe à l'homme, via un ancêtre commun aujourd'hui disparu.L'homme de Neandertal, découvert en 1856, s'intercalait naturellement entre le pithécanthrope, découvert à Sumatra par Eugène Dubois en 1887, et l'homme actuel. Cependant, avec sa mâchoire de singe, l'Homme de Piltdown ne ressemblait pas aux autres hominidés fossiles et semblait inclassable. Plus âgé de quelque 500 000 ans que l'homme de Neandertal, il alliait paradoxalement

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une mâchoire de singe à un crâne d'homme moderne. Woodward en conclut que l'homme de Neandertal était dégénéré et que l'homme de Piltdown devait être le véritable ancêtre de l'homme moderne.

3.3. Le doute L'homme de Neandertal ayant auparavant été découvert en France et en Allemagne, cette interprétation accrut la fierté en Grande-Bretagne. L'homme de Piltdown confortait aussi des thèses raciales car il avait un volume crânien un tiers plus grand que l'homme de Pékin, qu'on croyait contemporain.Si certains chercheurs étaient prêts à réviser leur théorie sur les origines de l'humanité, d'autres doutaient de l'appartenance des différents ossements à un seul individu. Les Français, pour des raisons scientifiques ou non, suivaient l'interprétation de Marcellin Boule, du Muséum d'histoire naturelle de Paris, qui croyait à la découverte d'un crâne d'homme fossile et d'une mâchoire de singe, opinion partagée par la plupart des chercheurs américains.En 1913, Teilhard de Chardin découvrit dans le même gravier une canine qui, tout en ressemblant à celle d'un singe, présentait les mêmes traces d'usure qu'une dent humaine. En 1917, Woodward annonça que Dawson, mort l'année précédente, avait découvert en 1915, à trois kilomètres de la carrière de Piltdown, deux nouveaux fragments de crâne humain et une dent de singe usée comme une dent humaine, soit exactement la même combinaison que la première fois. Ceci ne pouvant relever du hasard, cette association contribua à convaincre la majorité des chercheurs américains et à semer le doute dans l'esprit de la plupart des Français ; l'homme de Piltdown fut reconnu dans la plupart des traités de paléontologie.Pendant la première moitié du xxe siècle, beaucoup d'anthropologues du monde entier crurent donc que l'homme de Piltdown était l'ancêtre de l'homme moderne. L'homme de Piltdown avait des caractéristiques que beaucoup de scientifiques avaient définies comme devant être celles du chaînon manquant : une grande capacité crânienne et une denture proche de celle du singe. En fait, les vrais « chaînons manquants » que les anthropologues attendaient, devaient se révéler être les australopithèques, groupe qui était précisément à l'opposé (petite capacité crânienne et denture proche de celle de l'homme). Dans les années 1920, trente ans avant que des analyses au fluorure montrent, en 1953, que l'homme de Piltdown était un canular, le paléoanthropologue allemand Franz Weidenreich avait pu examiner les restes découverts à Piltdown et il avait signalé qu'ils étaient composés du crâne d'un homme moderne et de la mâchoire d'un orang-outan, avec les dents rangées vers le bas. Weidenreich, étant un anatomiste, avait facilement pu démontrer qu'il s'agissait d'un canular. Mais, il fallut trente ans pour que la communauté scientifique accepte de reconnaître qu'il avait raison.En 1924, le premier australopithèque fut découvert en Afrique du Sud : vieux de plusieurs millions d'années, il était donc antérieur au pithécanthrope. Il confirmait que, progressivement, les caractères simiens s'atténuaient au profit des caractères humains. Le statut de l'Homme de Piltdown devenait de plus en plus flou, d'autant que l'australopithèque associait une mâchoire humaine à un crâne simien : l'évolution du crâne était donc postérieure à celle de la mâchoire.En 1944, Woodward émit l'hypothèse de deux lignées évolutives différentes : la première avec l'australopithèque, les hommes de Java, de Pékin et de Neandertal ; la seconde avec l'homme de Piltdown.

3.4. Les preuves En 1949, Kenneth Oakley, de la section de géologie du Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne, put avoir accès aux vestiges, jalousement conservés dans un coffre, et utiliser de nouvelles méthodes de datation au fluor. Contrairement à la dent d'éléphant, le crâne et la mâchoire ne renfermaient que des quantités infimes de fluor : l'homme de Piltdown avait tout au plus 40 000 ans et ne pouvait donc pas être un lien entre l'homme et le singe.

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Des indices en faveur du doute s'accumulèrent : la région de Piltdown ne possédait aucun dépôt du Pliocène ; la différence d'épaisseur entre le crâne et la mâchoire ne s'était jamais vue chez les Primates ; sous la patine, la dentine était blanche comme sur les dents récentes.En 1952, A.T. Marston prouva que la canine appartenait à un singe et que le crâne appartenait à un homme d'au moins quarante mille ans. En 1953, J.S. Weiner, du service d'anatomie de l'université d'Oxford, se procura une molaire de chimpanzé, la ponça, la lima et obtint une dent étonnamment semblable à celle de l'Homme de Piltdown. Weiner formula l'hypothèse de la fraude. Wilfrid Le Gros Clark, anatomiste mondialement réputé, Weiner son assistant, et Oakley obtinrent la permission du Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne d'analyser les fossiles. Ils remarquèrent que le crâne et la mâchoire avaient été artificiellement oxydés par du bichromate pour reproduire la coloration et l'âge. La microscopie permit de constater que les dents avaient été limées pour imiter l'usure des dents humaines. Après quarante et un ans, on prouvait que l'homme de Piltdown était un faux, associant un crâne humain à une mâchoire d'orang-outan. Les fossiles de mammifères trouvés sur le site étaient authentiques mais la dent d'hippopotame venait de Malte et celle d'éléphant de Tunisie.Le Muséum d'histoire naturelle de Grande-Bretagne dut reconnaître que l'homme de Piltdown était une supercherie : Those who took part in the excavation at Piltdown had been the victims of an elaborate and inexplicable deception1. Perfides, des quotidiens européens et américains se complurent à relater que « L'Anglais le plus vieux n'était qu'un singe ».En 1959, les ossements furent datés au carbone 14 : le crâne datait du Moyen Âge et la mâchoire avait à peine 500 ans. Le faussaire avait habilement brisé la partie de la mâchoire qui s'articule sur le crâne afin qu'on ne pût constater la mauvaise adaptation.

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Chapitre IV: Qu’est-ce que l’histoire

La question qui se pose est de savoir ce qui est objet d’histoire, de réflexion critique ; quel type de source est susceptible de quel examen critique. Ceci amène à réfléchir sur des mots que l’on utilise fréquemment comme souvent équivalent alors qu’ils sont porteurs de significations et d’enjeux différents.

1. Une question de terminologie

Commencer par le début est se demander ce qu’est un fait historique, ce qui peut être établi comme base de raisonnement. Dans la logique de la critique méthodique du 19e, le fait est un fait daté, datable, identifiable, référençable. Cette manière de voir les choses reste véritablement fondamentale. Une affirmation n’a le droit de se produire qu’à la condition de pouvoir être vérifié. Au début, le fait est donc une bataille, une naissance, une mort, quelque chose de facile à ficher et à conceptualiser.

Avec l’Ecole des Annales, on est arrivé à dire que nombres de faits historiques peuvent être considéré comme objets d’études pertinents sans qu’ils soient identifiables de manière précises. Un fait historique est acté dans son contexte comme novateur ou intéressant. Il peut y avoir des évènements historiques qui dépassent le simple fait datable.

Du fait historique, on passe à l’évènement. L’évènement est le fait marquant, le fait particulier qui s’impose par ses conséquences. C’était le déclencheur de quelque chose à partir duquel on peut bâtir un raisonnement. Un certain nombre d’ouvrages ont parus dans les années 1970-80 autour de ces évènements. C’est l’idée de choisir des dates, des évènements particuliers, autour desquels on peut broder un récit. Un évènement historique peut être une bataille, un discours (ex. De Gaulle). Cette idée de l’évènement, de l’élément déclencheur créée aujourd’hui une véritable obsession de créer l’évènement. Créer un évènement veut dire que l’on donne une étiquette absolument remarquable à des faits qui peuvent être insignifiants. Il y a, en matière de gestion culturelle, des gens dont le métier est d’organiser l’évènement.

On remarque une multiplication incroyable de mots de chocs (disque culte, évènement mythique, etc.) pour essayer de sortir d’un flou un artiste que personne ne connait. Ils sont là pour essayer de faire du simple fait historique quelque chose qui sort de l’eau. Le mot devient signifiant en lui-même. On a l’impression qu’il faut absolument avoir vu ce film. On entre alors dans la logique de la surenchère du phénomène.

Ce phénomène d’amplification du fait à l’évènement tient beaucoup au développement des médias. Il est évident que quand la radio, dans les années 20, décide de faire le panorama de toutes les nouvelles du monde en une demi-heure, on est devant la nécessité de faire un choix et déterminer ce qui, dans des simples faits, est susceptible de donner lieu à une réflexion historique ou à créer quelque chose d’important. On est dans l’idée de devoir privilégier tel ou tel fait. Il est évident que certains évènements sont annonciateurs de changements politiques. Pour le journaliste, il s’agit d’être sûr de ne pas être passé à côté de quelque chose qui pourrait se révéler être un évènement. D’où le fait de la tentation à créer soi-même le scoop.

Essayer de savoir ce qui fait exactement ce fait exceptionnel auquel on va donner un statut d’évènement.

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Les spécialistes des médias définissent un certains nombres de critères qui permettent de déterminer ce qui fait un fait exceptionnel :

l’intensité d’un phénomène (le nombre de morts, le poids de l’argent) ; le caractère imprévisible, la surprise (un fait qui se répète n’a rien d’exceptionnel) ; le retentissement de l’évènement, à savoir sa diffusion et ses conséquences. Il faut qu’on en

parle pour qu’on le sache. Souvent, un fait même importe qui n’est pas dit apparait comme moins important.

Si on met ensemble ces trois critères, on a l’essentiel de ce qui fait le premier titre de l’information. A ça s’ajoutent un certains nombres de notions utiles :

le facteur du témoignage en direct : un évènement nous semblera plus fort s’il est raconté par un témoin qui était sur place, même s’il n’a rien vu. Le direct fait témoin vrai. Cela contribue à l’image même de quelque chose de sérieux et d’inquiétant. Le direct donne un effet de crédibilité même pour une non information.

le facteur de l’émotivité suscitée, le facteur qui créé une empathie. Pour se faire, des témoins directs participants à l’évènement peuvent aussi concourir à cette idée de quantification de l’émotion, de nous mettre en communication immédiate avec le fait en question.

Il y a donc un certains nombres de facteurs qui font que dans l’infinité de faits historiques ou de sociétés, certains sont dotés d’un statut privilégié soit parce qu’ils le méritent en eux-mêmes soit avec l’idée qu’il ne faut pas perdre une occasion d’être sur place.

2. Histoire et temps

2.1. Temps historique. Fernand Braudel (1902-1985), chef de file de la Nouvelle Histoire, est le premier historien à avoir entamé une réflexion épistémologique fondamentale sur les notions de temps et d’espace dans son ouvrage La Méditerranée au temps de Philippe II paru en 1949. Il part de l’idée de trois déroulements du temps (géographique, social et individuel):

Le temps géographique: Il s’agit du temps le plus lent qui s’inscrit dans une échelle séculaire ou millénaire. Le temps géographique, c’est le temps des rapports des hommes avec leurs milieux. Braudel voyait des cycles dans l’histoire. Selon lui, l’histoire était faite d’incessants recommencements par lesquels la nature impose un rythme aux hommes (ex: temps climatiques. Les saisons qui influent sur la vie des hommes et notamment des paysans). Braudel utilise une métaphore pour les caractères cycliques de l’histoire mais il ne les explique pas.

Le temps social: Il s’agit du temps de l’histoire sociale dans le sens d’histoire des groupes et des groupements. C’est le temps nécessaire aux sociétés pour évoluer. Il s’agit d’un temps inter-générationnel. Il est au-dessus du temps géographique. Le temps social est plus important que le temps géographique.

Le temps individuel: Il s’agit d’un temps à la dimension « non de l’Homme mais de l’individu ». C’est le temps d’une génération. C’est de l’histoire événementielle. Braudel met en place une hiérarchie dans laquelle l’environnement fondamental est considéré comme la base des connaissances. L’histoire des groupes et des groupements est importante. L’histoire des hommes est difficile et superficielle.

2.2. Calcul du temps Au Moyen Age, il n’existe ni temps absolu ni horloge mécanique. Jusque fin 14è siècle, on compte les heures à la romaine c’est-à-dire 12h de jour et 12h de nuit. On divise ensuite la durée

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d’ensoleillement par douze pour avoir une heure. L’heure est donc plus longue en été qu’en hiver. La nuit, c’est la cloche de l’église qui donne l’heure. Durant la nuit, on utilise des sabliers ou des clepsydres pour savoir quand sonner les cloches. Plus que jamais, le temps est donc relatif ! Et géré par l’Eglise !Ce n’est qu’au 14è siècle qu’on commence à utiliser des heures uniformes car on commence à payer des gens à l’heure. Les deux systèmes coexistent et entre en conflit : quelle heure suivre ? Celle du beffroi (temps des marchands) ou celle de l'église?

Le problème se pose aussi pour les jours/mois/années. Au début, on utilise le calendrier julien dont les mois sont divisés en calendes (1er du mois), en none (5 du mois ou 7 pour les mois de mars, mai, juillet et octobre) et en ides (13 ou 15 du mois).Vers le 10è siècle, on adopte un calendrier normal avec des jours numéroté. Pour ce qui est des années, les hommes d’église calculeront la vie du Christ par rapport à la fondation de Rome. C’est Denys le Petit qui situe le premier au 6è siècle la naissance du Christ 753 ans après la fondation de Rome mais son calendrier n’a aucun succès. Au 8è siècle, en Angleterre, Bède le Vénérable reprend le calendrier de le Petit et le diffuse en son nom. Le calendrier chrétien est né ! Depuis, on a calculé que le Christ est probablement né en 4 avant lui-même.Il faut maintenant décider la date de changement d’année. Certains voudront garder le calendrier julien (1er janvier), d’autres choisiront la naissance du Christ (25 décembre, style de noël), d’autres choisiront la conception du Christ (25 mars) ou encore la résurrection de celui-ci à pâques (style de pâques). Pourtant, le style de pâques apporte de nombreuses complications. En effet, la date de pâques changeant chaque année (le premier dimanche après la première pleine lune du printemps, entre le 25 mars et le 22 avril), les années ne sont donc jamais égales.

2.3. Histoire et chronologie Ceci dit, il y a dans les faits d’histoire, un certain nombre d’éléments qui ont fait l’objet de réflexions particulières et de publications particulières. Cela pousse à parler de l’évènement qui est replacé dans son déroulement chronologique.

Dans le passé aussi, un certain nombre d’éléments peuvent être jugés comme susceptible d’être remis en évidence sous forme de moments importants, de lieux de mémoires. La question est de savoir si l’on peut traiter de manière égale, avec les mêmes instruments scientifiques, une histoire ancienne, une histoire récente, une histoire très récente. Du point de vue historique, il est clair qu’il y a là-dessus une évolution intéressante des sensibilités.

Au Moyen-âge, aux Temps modernes, au 19e siècle, on vit avec l’idée que le passé s’ordonne en 3 catégories : l’antiquité, le moyen-âge et les temps modernes.

Dans les temps modernes, on englobe la société du 19e siècle. Puis, on en vient à penser que, dans les temps modernes, on peut faire une coupure. Dans les pays de traditions françaises, il s’agit de la révolution française. On aura donc : antiquité, moyen-âge, temps modernes, époque contemporaine. C’est la division que l’on connait encore aujourd’hui. Dans les pays anglo-saxons, l’évènement charnière est volontiers économique : la révolution industrielle. Cela n’a pas été facile à accepter. Il a fallu attendre 1898 pour que l’on créé en France une revue dite « revue d’histoire moderne et contemporaine » disant par le fait même que l’histoire contemporaine peut être l’objet de recherches historiques en tant que telles.

L’étape suivante est de savoir si dans l’époque contemporaine, il n’y a pas nécessité de créer une nouvelle catégorie. De manière générale en Europe, c’est en 1978 qu’est créé en France « l’Institut

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d’histoire du temps présent ». C'est-à-dire une histoire pour laquelle il y a des témoins possibles, de se raccrocher à d’autres types d’informations que les archives. On en est arrivé à un débat : peut-on faire de l’histoire des périodes les plus contemporaines de la même façon que l’on fait de l’histoire pour des périodes anciennes ? Quels sont les instruments différents ? Quelles sont les logiques différentes ? L’idée qui oppose les historiens est une question de disponibilité de témoignages et de choix dans ceux-ci.

Ceux qui sont contre l’histoire du temps présent ont des arguments : Pour faire de l’histoire, il faut avoir un certain niveau de sérénité. C'est-à-dire qu’il faut

nécessairement que les témoins et les acteurs soient morts de façon à ce qu’on ne soit pas pris par un aspect passionnel. Il faudrait un réel éloignement.

Pour faire de l’histoire, il faut des archives. Or, la plupart des états sont soumis à une législation spécifique sur les archives qui ne les rend accessible au public qu’après un certain nombre d’années.

La constatation de la difficulté qu’il y a à trier à chaud une masse de documentations. Quand on parle d’évènements très proche, l’historien est nécessairement subjectif.

Derrière ces arguments, il y a toute l’impossibilité d’études de donner comme sujet de recherches des faits des années 50-60.

Ceux qui sont pour ont aussi des arguments : La loi va dans le sens d’une ouverture de plus en plus rapide des archives. Il n’y a pas que les archives officielles sur papier pour faire de l’histoire, il y a bien d’autres

sources (presse). Il y a possibilité de disposer de l’existence de gens qui étaient sur place, témoin. Ils ont

encore leurs papiers qui n’ont pas encore le statut d’archives puisqu’ils sont encore vivants. Il y a possibilité de revaloriser le témoignage oral qui est évidemment porteur d’émotions, de

subjectivités mais aussi une source à part entière. L’avantage de travailler presque sur le vif est que l’historien est moins enclin à présupposer

la réponse. L’historien d’aujourd’hui sait bien qu’en 1789, il y a eu la révolution française. Quand il lit un texte de 1788, il est difficile de faire abstraction qu’il sait qu’il y aura une révolution. Il y a toujours la tentation de plaquer sur des faits que l’on lit la suite de l’histoire.

L’histoire du temps présent permet de faire rentrer un autre acteur dans le jeu historique : l’opinion publique. Elle est omnipuissante par les médias. Une bonne partie de sa pertinence échappe à postériori.

Il y a un discours très contrasté entre ceux qui estiment que le recul par rapport à l’histoire est une garantie de sérieux et ceux qui estiment que le recul par rapport à l’histoire est un réel handicap parce qu’il nous prive de témoignage qu’on aurait autrement.

On se rend compte que l’on a tendance à demander l’avis aux historiens, de se poser en experts. On leur demande d’être experts pour des questions de politique contemporaine. Dans quelle mesure cela est-il pertinent ? Tout ceci rebondit immédiatement sur la question des évènements que l’on va choisir pour être médiatisé, amplifié. Par cette réflexion sur les divisions de l’histoire, on est en prise à ce qui est l’objet de la réflexion même dans la vie quotidienne qui utilise des éléments liés à l’histoire.

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Chapitre V : Mémoire, « lieux de mémoire » et lois mémorielles

1. Mémoire et lieux de mémoire

1.1. Histoire et mémoire La question qu’il faut se poser est de savoir dans quelle mesure le travail d’un historien est / n’est pas comparable à un travail relatif à la mémoire dans le cas particulier des lieux de mémoire ou des lois mémoriels.

Le problème de l’histoire en tant que telle est que l’histoire d’une discipline à prétention scientifique est une discipline qui se veut la plus objective possible, dont les auteurs sont des chercheurs. La vérité d’aujourd’hui peut être remise en question. Un historien ne cache pas la complexité des faits. Il essaie d’en étudier les détails, il essaie de montrer les contradictions de ses sources de façon à ce que les choses soient le plus simple possible. L’historien travaille avec des sources qu’il référencie, ce qui permet de vérifier la pertinence. Il ne juge pas, il ne prend pas parti dans l’exercice de sa fonction. Il essaie d’expliquer, de comprendre. Un historien travaille dans une société qui induit des sujets de recherches.

Quand on parle de mémoire, au sens des lois mémorielles, de l’appel à un type de passé, on se trouve devant autre chose. La mémoire, celle des commémorations et des lieux de mémoires, est un phénomène collectif qui ne touche pas que des spécialistes. Dans ces phénomènes de commémorations, on va toujours à l’essentiel, on simplifie, on néglige le détail, on évite les contradictions, on présente une image la plus nette possible. Cette mémoire a pour but d’agir le mieux possible sur le présent. Elle est forcément et nécessairement sélective. La mémoire implique un jugement moral.

La mémoire a besoin de l’histoire comme discipline scientifique car elle doit reposer sur des faits, faire comme si elle reposait sur des faits qui sont objectivables. Sans histoire, il n’y a pas de mémoire. Présenter ainsi, on arrive devant deux mondes différents. Quand il s’agira de lois sur la mémoire ou de commémorations, il s’agira d’éléments du passé que l’on choisit parce ce qu’ils semblent porteurs d’enthousiasme positif ou négatif, ils sont représentés de manières lisses et sans contradiction.

1.2. Mémoire et « lieux de mémoire »

a. Commémorations Se souvenir d’un évènement en le présentant de manière générale à un public, en le médiatisant et en triant un message particulier. Dans ces commémorations, il y a toujours cette idée de rassemblements de gens le plus unanimes possible. La commémoration pourrait avoir lieu n’importe quand ou n’importe où mais dans une logique de commémoration, on choisit un anniversaire soit la date de l’année adéquate, liée à des chiffres ronds (20e anniversaire). Cette date clé permet de prévoir à l’avance le moment où on aura l’occasion de fêter tel ou tel évènement. Derrière la commémoration, il y a une préparation dans la presse, des livres, des quantités de produits dérivées, des intérêts économiques. Il faut introduire un dossier, demander un financement.

Dans un certain nombre de pays, il y a des institutions nationales qui gèrent des sommes pour pouvoir faire quelque chose. La France a une tradition nationale. Il y existe un certain nombre de comités qui sont chargés d’organiser et de sélectionner les faits dignes de commémoration. En 1974, le ministre de la culture Maurice Druon a créé une délégation aux célébrations nationales rattachées à des milieux scientifiques. C’est là que l’on décidait si un évènement était digne d’avoir le label « évènement national français ». A partir de 1998, ce sont les directions régionales du patrimoine qui ont en main ce genre de décisions. Elles se font sur base de listes anniversaires qui sont établis par

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des scientifiques. Les commémorations peuvent susciter un succès de sympathie, d’autres sont porteurs de valeurs et d’instrumentalisations possibles.

Il y a aussi tous les faits que l’on commémore et qui sont jumelés à des congés. A une certaine époque, certaines fêtes donnaient lieu à des jours de congés alors qu’on ne les fête plus guère aujourd’hui. Il y a un souhait politique de maintenir le 11 novembre comme fête pour la fin de la guerre 14-18 mais tout congé autour du 8 mai est supprimé. Autour du choix même des dates que l’on introduit ou que l’on supprime, il y a un très lourd potentiel d’engagement.

b. Lieux de mémoire Il y a son parallèle qui est la notion de lieu de mémoire. Cette notion est extrêmement récente. C’est un concept qui a été créé dans les années 1980 par Pierre Nora. Le concept est rentré dans le dictionnaire dès 1993. Autour de ce concept créé en France, il y a tous les équivalents possibles dans le monde. Le lieu de mémoire est un endroit, un objet culturel, un lieu d’esprit présenté comme un repaire dans lequel peuvent se rassembler nombre de personnes. Il s’agit de repaires concrets ou immatériels qui sont susceptibles de générer des sources d’émotions collectives et qui sont essentiellement faits de restes sélectionnés du passé. Les lieux de mémoires sont d’abord des restes, la force extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire, archives, cimetières, collections, fêtes, anniversaires, traités, procès-verbaux, monuments, sanctuaires, associations, etc. Ce sont des buts témoins d’un autre âge. Un lieu de mémoire va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait, intellectuellement construit pour autant qu’il puisse être symbole et porteur d’un certain nombre de valeurs lié à la mémoire collective.

L’idée est de retrouver des incarnations de la mémoire collective. Ce lieu de mémoire permet de réfléchir sur un moment du passé et sur sa réinterprétation la plus contemporaine. Quand Pierre Nora a créé le concept, il l’a fait dans un livre en 6 volumes qui tournent autour de 3 volets français : la République, la nation, la France. Dans cette notion, on peut trouver le drapeau français, le calendrier républicain, la marseillaise, le panthéon, la mairie, le Grand Larousse, des villes comme Reims ou Versailles, des endroits symboliques comme le collège de France, des musées comme le Louvre, des hauts lieux de l’histoire comme Lascaux, Alésia, le Sacré cœur. Quand on réfléchit sur ces concepts, on touche à des objets d’histoire mais aussi à des objets susceptibles une attitude émotive affective qui peut générer de l’enthousiasme ou de l’hostilité.

Lié immédiatement à ces lieux de mémoires, est né très récemment, la notion de tourisme de mémoire. Ce tourisme est lié aux objets qui sont connotés d’un même sens et d’une même valeur particulière. Il est né autour de milieu d’anciens combattants qui ont souhaité garder plus proche des fortifications, des hauts lieux de la guerre (citadelle de Brest, château de Vincennes, chapelle Saint-Louis, etc.). On est dans une logique pour laquelle la commémoration est prétexte touristique.

c. Histoire orale : histoire légitimante ; instrumentalisation du passé On trouve maintenant plus qu’avant cette idée d’instrumentalisation particulière de l’histoire, c'est-à-dire le fait de choisir un évènement historique pour l’utiliser dans un discours et dans une argumentation. On peut se demander pourquoi. Il y a un certain nombre d’explications que les historiens ont essayé de comprendre et de cerner au mieux.

Il y a le côté émotif que l’on voyait déjà dans la caractérisation de l’évènement. Il y a l’engouement de l’histoire oral, du témoignage qui présentifie ce qu’il ne faut en aucun cas oublier. Ce type de mémoire-là peut être un témoignage difficile à utiliser par un historien. Un autre élément est ce souhait de transmettre des valeurs intergénérationnelles. Le fait de pouvoir mettre par écrit ce qui est de l’ordre de la mémoire orale ou du souvenir. Dans les sociétés sans écriture, on considère que les faits se transmettent de manière assez correcte durant 3 générations.

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De plus en plus, on demande à l’histoire de jouer un rôle actif dans des procès, dans un jugement sur le passé. Le moment même qui permet de réfléchir sur un évènement récent participe à la légitimisation même de l’histoire.

Une fois le processus de la commémoration lancé, on est sensible à tout l’arsenal de majoration d’un phénomène que l’on trouve autour du marketing et de la publicité. C’est faire de la commémoration un évènement, essayer de le mettre en évidence, de faire quelque chose que l’on n’oublie pas.

On se trouve devant un autre type de difficulté : il faut commémorer, il y a un certain nombres d’objets de commémorations. Encore faut-il savoir comment on les choisit, comment isoler le fait commémorable des autres au-delà du passage devant une commission de sages. Poser la question en ces termes amène à réfléchir sur la tension permanente entre le fait qu’on est noyé sous une abondance d’informations, qu’il faut nécessairement faire un tri mais qu’on ne veut rien jeter. On ne veut pas perdre d’informations. Comment faire pour rendre compatible le fait de vouloir recueillir les témoignages, de ne rien jeter et la vérité des faits qui est que la masse est non gérable.

Exemple d’archéologie : en fouillant, quantité d’objets apparaissent. Pour comprendre le site, n’importe quel élément peut être intéressant, tout doit être noté. Une fois le rapport de fouilles publié, la question est de savoir ce qu’il faut faire d’un tesson car il n’est pas possible de tout conserver. On est déchiré entre garder et jeter, enregistrer ou estimer négligeable. A cela, il faut ajouter le statut juridique d’une pièce.

d. La peur de l’oubli et Les cimetières contemporains Devant cette manière de gérer la mémoire, de gérer les archives, on se trouve devant un fait fondamentale qui est celui de la peur de l’oubli, de perdre un témoignage. On se retrouve maintenant devant la coexistence du souhait de ne rien perdre tout en y voyant clair, donc de devoir trier et jeter car on ne peut pas tout garder. Ce type de relation est doublement émotif : garder le souvenir et jeter pour oublier définitivement.La question des cimetières contemporains est à la fois dans la logique de la commémoration immédiate mais aussi dans la logique de l’attitude impossible entre jeter et garder. On est devant un cas singulier de volonté de conserver, d’une loi qui détruit, d’un souhait de commémorer au même moment et au même endroit.

Il existe dans les cimetières occidentaux des concessions à perpétuités. En 1971 en Belgique, une loi est passée pour la supprimer. On autorise les anciennes à être maintenues pour autant qu’on en fasse la demande expresse pendant 25 ans. Pour qu’une concession à perpétuité soit conservée, il faut qu’on en fasse la demande et il faut donc passer sur la tombe où il est indiqué que la concession arrive à expiration. En l’absence de réaction, la tombe est supprimée. Dans l’attitude générale actuelle d’aller moins un cimetière, un certain nombre de tombes disparaissent. Si personne ne demande la prolongation, la commune détruit la tombe d’office même si elle a de la place. On détruit le monument funéraire, ce qui faisait la spécificité du cimetière, sa cohérence, son organisation.

Cette problématique est emblématique de la nécessité de réfléchir sur ce qu’il faut garder et pourquoi. Le plus souvent, la réaction affective touche à l’identité du défunt. On parle rarement en termes d’architecture, de cohérence d’un lieu. Il y a autour de la législation en matière de concessions perpétuelles objet de réflexion, surtout quand on se rappelle d’où est venue cette idée. Au Moyen Age, les cimetières se trouvent autour des églises qui se trouvent au centre des villes. Il n’y a donc pas de places et les tombes sont détruites en permanence. Une fois la fin du 18e siècle, on part de l’idée que le cimetière serait mieux hors de la ville. On créée de nouveaux cimetières sur des terrains sur lesquels on peut se dire qu’il y a des tombes qui peuvent rester toujours. Le premier

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cimetière avec concessions perpétuelles est le cimetière du Père Lachaise en 1804. On est dans un moment où on veut glorifier la personne par un monument perpétuelle qui signale sa mémoire, sur lequel on peut se rendre pour des raisons de reconnaissances. On est dans un cimetière où on voit enterrés des gens dont on veut garder le souvenir avec des tombes sur lesquels on peut se rendre pour évoquer la personne et l’œuvre liée à cette personne. L’idée des concessions funéraires à perpétuité est intrinsèquement liée au besoin de mémoire de gens que l’on peut signaler comme digne de mémoire. Au 19e siècle et au début du 20e siècle, en général dans les sociétés occidentales, elles ont une importance colossale. Commémorer est aussi faire une œuvre d’art qui représente votre souvenir, représentative de quelqu’un. Il y a une architecture pensée comme une ville mais aussi des endroits où il y a les riches, moins riches, militaires. L’idée que pour des raisons de gestion il faille supprimer la concession funéraire est une aberration esthétique et historique mais c’est surtout aller à l’encontre d’une logique de commémoration.

Au Père Lachaise, il y a encore des concessions à perpétuité pour deux raisons : une loi française et le fait qu’il soit classé à titre de cimetière. En Belgique, il y a des cimetières classés mais ils ne le sont pas en tant que cimetière, comme celui d’Uccle qu’il est au titre de la nature.

1.3. Un exemple d’instrumentalisation de l’histoire dans le cadre des commémorations : Le baptême de Clovis

C’est toute la question entre église et état, entre ce qu’une commémoration peut dire ou ne pas dire. Il a eu lieu en 1996 pour commémorer le 1500e de la date supposée du baptême.

Clovis est un roi franc qui vit dans les années 500 au moment où se règle l’évolution de l’empire romain. Ce roi franc reprend la plupart des institutions romaines. Il se trouve devant un problème : savoir quelle religion il va choisir. Il choisit de devenir catholique. Son baptême a lieu à Reims. La datation traditionnelle du baptême est 496 même si cela ne doit pas être exact. On en a fait le fondement du discours entre église et état en France depuis au moins l’époque carolingienne. C’est un non-fait puisque la Gaule est chrétienne depuis un siècle et demi et cela ne s’est pas passé à la date dite.

Au 9e siècle, un évêque de Reims raconte la baptême de Clovis à sa façon qui fait dire que ce baptême est directement voulue par dieu. Il raconte que Clovis était tellement entouré de gens qu’on n’avait pas accès à l’huile nécessaire à son baptême. Alors, une colombe venue des cieux a rapporté une ampoule qui contenait de la Sainte Huile. Cette ampoule est traditionnellement conservée à Reims. Ensuite, tous les rois de France ont été sacrés avec cette huile, même les rois d’après la révolution. On a un mélange entre la baptême d’un roi, son couronnement et la conversion de la totalité du royaume. Depuis le 17e siècle, on est sûr d’être devant un fait qui permet de dire que la France entière a été baptisée avec son roi par une ampoule venue du ciel créant ainsi des rapports particuliers entre la France et son église. Tous les présidents de la République française sont chanoines de droit au Vatican.

En 1896, en pleine IIIe république laïque, les milieux catholiques décident de sortir le baptême de Clovis et de célébrer son 14e centenaire. En plein contexte des querelles église/état, c’est faire un choix de commémoration symbolique. C’est vouloir faire d’un fait du passé mal interprété le symbole d’une revendication. En 1996, on décide de faire une commémoration colossale. Le pape décide de venir à Reims à l’emplacement où Clovis aurait été baptisé. Le comité des célébrations nationales est déchiré car le fait en lui-même n’est pas historiquement probant et en plus, que la date est mauvaise. Néanmoins, pour des raisons politiques, il accepte. C’est une contre vérité historique absolue sur le fond et la forme. On commande quantité de livres de divers niveaux de qualités. On décide de lancer des fouilles archéologiques à Reims puisque le pape veut voir le baptistère. On fouille en sous-œuvre

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(sous le dallage) et on trouve un baptistère qu’on croit être le bon. Il faut renforcer la dallage car il ne tiendra pas au poids de la foule. On détruit les fouilles pour pouvoir éteiller le dallage. On lance un colloque scientifique qui est mis sous la bannière de la France et du drapeau du Vatican interrompu pour permettre aux congressistes de saluer le pape en personne. Une commémoration implique des produits dérivés, comme la création d’un opéra original dans la cathédrale, des t-shirts, des porte-clés, des disques, des manifestations pieuses. Le débat n’est pas basé sur la source historique mais uniquement sur le fait que l’on accepte la commémoration et qu’on discute sur la pertinence des relations église/état. Aujourd’hui, il en reste des fouilles archéologiques qui ont été bien commencées mais jamais finies, des livres dont les ¾ n’ont pas d’intérêt.

Il y a eu une réclamation belge officielle car le père de Clovis, Childéric Ier, est enterré à Tournai. La Belgique s’estimait un droit légitime à être le pays qui allait pouvoir réclamer l’origine de Clovis et donc à l’origine diplomatique des invitations. Dans un de ses discours, le Général de Gaule dit : « On ne parle que de France depuis le baptême de Clovis ». Tout ça à partir d’un non fait.On se rend bien compte que la commémoration peut être un élément anodin, porteur de revendications, d’émotions et l’occasion de créer des consciences de groupe. Quand on travaille sur le devoir de mémoire, sur l’évènement d’histoire dont il faut se souvenir, on touche à des phénomènes plus graves et plus difficiles à évoquer. Toutes ces notions de mémoires sont liées à la Seconde Guerre Mondiales, au problème des Camps de concentration. Une fois les concepts créés, on est devant un problème plus vaste.

2. « Devoir de mémoire », révisionnisme et négationnisme

2.1. Le devoir de mémoire Cette notion est à l’antithèse de celle d’amnistie. Dans le cas d’une amnistie, on gomme une partie d’une passé, on fait comme s’il n’avait pas existé et on croit que la négation de ce passé va susciter très normalement une période de sérénité. C’est une volonté délibérer d’occulter une partie du passé.A l’opposé de cette notion d’amnistie, il y a la notion de commémoration, habituelle placé sous une terme positif (joyeux, d’exaltation de héros, de martyrs). Elle s’accompagne volontiers de discours triomphalistes.

Le devoir de mémoire est le revers de la commémoration, le devoir moral qu’ont des états d’entretenir le souvenir de souffrance, de désespoirs, de meurtres, subi dans le passé par une certaine catégorie de la nation. Ce devoir de mémoire s’accompagne très souvent de notion de responsabilité. L’état légifère sur son devoir de mémoire, il assure ou affirme sa responsabilité en la matière. Pour cela, il faut se mettre d’accord sur la réalité de faits historiques, la réalité de l’état de victime et de la souffrance qu’on enduré telle ou telle population particulière. Cette idée même de responsabilité peut entrainer celle de pardon. Dans à peu près tous les cas tragique, on attend que le chef d’état demande pardon pour des choses produites dans le passé. Cette idée implique que l’on reconnaisse les faits et que la mémoire en soi établie. On est donc devant une logique de souvenirs tristes, accompagnés d’un fardeau assez lourd.

Pour qu’il y ait devoir de mémoire, pour que la mémoire ait un objet précis, il faut se mettre d’accord sur les faits historiques qu’il faut se remémorer, avec culpabilité. Cela implique un accord sur la partie du passé que l’on accepte de retenir.

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2.2. Révisionnisme et Négationnisme C’est dans ce cadre-là qu’est apparue la notion même de révisionnisme. Il s’agit d’un concept né à partir de l’affaire Dreyfus et qui s’est amplement développé depuis les années 1900. C’est courant de pensée qui tend à remettre en cause, ou à modifier, un système idéologique ou politique établi. A la base, le révisionnisme est une attitude de l’esprit qui ne porte pas en soi un jugement négatif ou péjoratif. Ce phénomène fait partie intégrante du travail d’un historien. Le révisionnisme s’est appliqué à des domaines particulièrement sensibles, notamment à ceux qui touchent à des drames de la seconde guerre mondiale. Peu à peu, cette attitude a été connotée négativement.

Pour éviter cette ambiguïté et l’idée qu’il peut y a voir un jugement péjoratif sur le concept, est apparu cet autre concept qu’est le négationnisme. Le négationniste, qui nie les faits qui semblent incontournables, se présente toujours comme révisionniste mais la révision touche des choses qu’il ne faut pas remettre en question. Ce sont des concepts extrêmement sensibles.

2.3. L’Affaire Dreyfus (naissance du révisionnisme) Il s’agit d’un évènement politique fondamental de la fin du 19e et du début du 20e dans le cadre duquel est né le concept de révisionniste. Cette affaire Dreyfus a secoué la France entre 1894 et 1906 dans le sillage de laquelle sont nées des concepts et idées nouvelles.

Cette affaire tourne autour d’Alfred Dreyfus (1859-1935), militaire d’origine alsacienne, de famille juive, qui a été condamné, dont le procès a fait l’objet de révisions successives, de clivages politiques, un combat dans lequel se sont engagés la plupart des intellectuels français de l’époque. Le plus connu est Emile Zola et son « J’accuse » dans le journal l’Aurore en 1898. On arrive à la révision du procès, à la grâce de Dreyfus et à sa réhabilitation.

Il faut repartir du contexte. On est en France en 1894 dans le contexte de la IIIe République. Il y a une succession difficile de ministères et de chutes gouvernementales. Une difficulté entoure la personne du président. On est dans un cadre meurtri par les conséquences de la guerre de 1870 à l’issu de laquelle la France perd l’Alsace et la Lorraine. On est dans un climat antisémite général.

En 1894, au service des renseignements généraux de la France, la « Voix Ordinaire » amène sur le bureau du responsable du service des renseignements français un document. Il s’agit d’un message sur papier pelure déchiré en 6 et vaguement recollé. On appelle « voix ordinaire » les gens qui font les poubelles des ministères et qui recherchent des éléments d’instructions de sur-espionnage. Ces 6 morceaux ont été retrouvés dans les poubelles du ministère de l’armée. Le contenu du message est d’un intérêt médiocre. Il est manifestement envoyé à l’attaché militaire allemand. On y fait allusion à un certain nombre de pièces militaires confidentielles mais très limitées. Ce n’est pas un secret d’état colossal. Voilà donc la preuve qu’il y a un traitre quelque part.

Tout de suite, les soupçons se tournent vers le capitaine Alfred Dreyfus car il est dans le bon ministère, qu’il vient d’Alsace et donc sa famille connait l’allemand, il est juif, il est d’une famille non noble, il est le pur produit de la méritocratie républicaine type Ve République. Il est le coupable tout désigné. Il s’agit de conforter l’accusation. Apparaissent ici pour la première fois les experts.

On demande une étude de l’écriture par la graphologie. A l’époque, il n’y a pas de graphologues professionnels mais un militaire affirme qu’il y a des ressemblances entre cette écriture et celle de Dreyfus.

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On demande l’avis d’un deuxième expert cherché dans quelqu’un qui est une valeur sûre de l’investigation. Il s’agit de Bertillon, celui qui a mis au point le système de reconnaissance par les empruntes digitales vers 1880. Il n’est pas graphologue mais il est une autorité en matière de science judiciaire. Il voit l’écriture, il voit des similitudes et des différences. Il invente une théorie comme quoi Dreyfus aurait lui-même recopié sa propre écriture en la transformant.

Sur cette base, on juge Dreyfus selon les habitudes d’alors, à savoir tribunal d’armée en huit clos sans qu’il y ait de témoins extérieurs. Toutes les rumeurs à l’extérieur s’amplifient. Les pressions abondent pour que Dreyfus avoue, ce qu’il ne fera jamais. On essaie de lui dire qu’il serait bien pour son honneur de se suicider. Le procès a lieu et on se rend compte qu’il est assez léger. Il reste les experts qui ont dit pour l’un que c’était une écriture très ressemblante et de l’autre une imitation maladroite par Dreyfus de sa propre écriture.

A ce moment-là arrive le commandant Henry qui dit qu’il sait de source sûre que Dreyfus est coupable. Il va jusqu’à le juger sur son honneur de militaire et prend le Christ à témoin. Cet argument renforce l’adhésion du tribunal. Le 22 décembre 1894, Dreyfus est condamné à la déportation perpétuelle en Bulgarie par le tribunal à Cayenne.

La famille de Dreyfus commence alors une attitude révisionniste, c'est-à-dire de relecture des choses dans le but d’obtenir un nouveau procès. Celui qui est le plus efficace est son frère. Avec lui, arrive un autre personnage qui est le général du contre-espionnage Georges Picquart. Celui-ci découvre un message télégraphique qui émane de quelqu’un qui est manifestement un traire, quelqu’un qui transmet des renseignements à l’ennemi et dont l’écriture est exactement celle du message qui a incriminé Dreyfus. Ce traite s’appelle Ferdinand Esterházy. C’est un des militaires qui travaillaient au contre-espionnage et qui avait des problèmes d’argents.

Encore fallait-il revoir la chose jugée. L’armée refuse. Picquart est muté.

Le commandant Henry fabrique un faux pour alourdir le dossier. Pour fabriquer ce faux, Henry prend un papier original, en découpe le début et la fin, le colle sur un papier similaire et ajoute un message au milieu. Personne ne se sent l’envie de rouvrir le dossier.

L’opinion publique s’en mêle, dont les plus grands ténors de la 3e République. Georges Clémenceau et son journal « L’Aurore » prennent position. Emile Zola y publie sa lettre au président « J’accuse ». Comme quantité d’intellectuels, il prend position, connait bien le dossier, a une réputation cosmique. Le tirage du journal explose. Tout le monde s’en mêle. On voit un clivage entre l’armée qui maintient sa décision (antidreyfusards) et de l’autre un milieu qui demande la révision du procès (dreyfusards). Il y a des morts entre groupes qui se tapent dessus.

Le ministre de la justice est un militaire de droite affirmé mais qui souhaite y voir clair. Il décide de reprendre le dossier. A ce moment-là, il retombe sur le faux d’Henry. En le regardant, le ministre est sidéré car il se rend compte de sa fausseté. Le commandant Henry avoue et se suicide.

On arrive à la nécessité de revoir le procès mais l’armée ne voit toujours pas. On va alors en cassation à Rennes. Dreyfus est ramené en France. Il est rejugé et on estime qu’il est coupable avec circonstances atténuantes (on ne sait pas pourquoi). On se rend compte que le dossier d’accusation est vide et que le fameux dossier secret est matériellement vide également.

Le président Emile Loubet accorde la grâce à Dreyfus. En 1906, il est totalement réhabilité.

Dans ce cas, on voit qu’avec une simple critique historique basique de documents, celle qui consiste à faire une critique interne et externe, on aurait déjà pu déterminer qu’une pièce majeure est un

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faux et qu’on ne peut pas arriver à une certitude. Montrer qu’un procès qui aurait été fait sur des bases qui correspondent à de la critique élémentaire n’aurait pas permis de tels dérèglements.On note aussi le rôle important donné aux experts, des personnages extérieurs qu’on choisit pour leur compétence ou supposée telle et dont les avis sont supposés emmenés l’adhésion générale.On voit aussi l’importance du côté émotionnel, de la presse, de la mobilisation de masse, du clivage sur des opinions qui sont véhiculés par des organes de presses dont on ne sait pas de manière nette le point de départ.On voit aussi l’aspect révisionniste au sens où on est parvenu à revoir un procès qui est bien l’exemple type d’une chose qui est supposée définitivement jugée sur base de preuves qu’on a pu, en les soumettant à la critique, montrer l’inanité. Ce type de démarche montre qu’il y a moyen de grouper derrière le mot de révisionniste un aspect positif. Le problème est que le révisionnisme s’est appliqué à d’autres cas d’histoire. Les choses ne sont pas si simples parce que ces notions relecture du passé, de critiques, sont adressés de manière majoritaire à des faits liés à la Seconde Guerre Mondiale liée à la politique de l’Allemagne et aux camps de concentration.

2.4. Crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide

Dans ce cadre-là, sont apparus deux notions morales, juridiques mais qui n’ont pas connaissance juridique. Quand on parle de crime contre l’humanité ou de génocide, quand on demande que de tel fait soit reconnait comme crime contre l’humanité, il n’y a pas de codes de droits qui prévoiraient des peines particulières. Le crime de guerre appartient au droit de la guerre. C’est quelque chose de codifié depuis toujours. Il touche à un ennemi identifiable qui doit être théoriquement un militaire mais il peut s’étendre à des civiles s’ils font actes de résistances en sortant de leurs rôles.

Le crime contre l’humanité est une notion plus complexe qui a fait l’objet d’un certain nombre de définitions dans des tribunaux internationaux. C’est, de manière générale, une violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirés par des motifs politiques, philosophiques ou religieux. Tout ceci a fait l’objet de l’article 7 du statut de Rome en 1998. Le crime contre l’humanité peut concerner un certains nombres de délits graves : meurtres, déportations, viols, persécutions, tortures, etc. La notion même de crime contre l’humanité apparait pour la première fois, de manière non juridique dans les années 1880 à propos de la politique de Léopold II au Congo, notamment à propos de ce qu’on raconte des sévices qu’il a fait subir dans le cadre d’exploitation de caoutchouc : il a fait couper un certains nombres de mains. C’est dans ce contexte qu’on utilise pour la première fois l’idée qu’il y a crime contre l’humanité.Il faut attendre 1945 et les procès de Nuremberg pour voir apparaitre l’idée que le crime contre l’humanité peut être une catégorie juridique particulière qui s’adresse à un type de délit particulier et à des personnes particulières. Il fallait trouver quelque chose qui distingue les crimes nazis de tous les autres.

Crimes qui sont jugés imprescriptibles, c'est-à-dire qu’ils sont tellement grave que la prescription normale n’a pas de sens. Quand on dit imprescriptible, on ne pensait pas à l’idée de faits soumis à un jugement indépendant de la période, on pensait à des gens qui vivaient et qui ne pouvaient pas se prévaloir d’une certaine forme d’impunité.

Dans le degré même de l’horreur, c’est imposé la notion complémentaire de génocide. Elle apparait sous la plume du juriste Raphael Lemkin en 1944. Il cherchait un mot pour désigner un type de crime contre l’humanité qui touche un groupe de gens sur une base ethnique ou raciale ou assimilée. Ce mot vient du grec Genos – la race et du mot latin Cide – tuer. L’idée est d’essayer de trouver un concept dans lequel on fait intervenir non pas un crime qui touche un groupe de gens de manière

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occasionnel mais qui touche à l’idée de la destruction volontaire, systématique, longue, organisée contre un type de gens. Le problème est de savoir que ceux qui commettent un génocide croit que la race existe en tant que tel. Cette idée de génocide est appliquée à la suite des crimes nazis. Le concept a fait l’objet de législations après les procès de Nuremberg, particulièrement aux Nations Unis à partir de 1948. Le génocide est un cas particulier de crime contre l’humanité.

Il y a des discussions pour savoir quand il y a crime contre l’humanité ou génocide, ce que ça implique et si il y a politique systématique, programmer et délibérer, on touche à une politique d’état, à la notion qu’un groupe de gens au pouvoir a décidé un type de destruction particulière.

C’est par rapport à ces notions que le concept même de révisionnisme a subi une mutation radicale. Toucher à des faits de droits particulièrement sensibles touche à des phénomènes encore plus graves. L’attitude révisionniste a été jugée négativement quand elle s’est appliquée à des crimes contre l’humanité, à des notions qui par leur ampleur et leur contenu émotionnel ne semble pas susceptible d’une quelconque appréciation positive. Dans le vocabulaire, peu à peu, le mot révisionniste est devenu synonyme de révision de choses que l’on ne peut pas revoir et est devenu un terme à éviter. Pour essayer de clarifier les choses, le couple révisionniste-négationniste a été créé plus récemment. Le révisionnisme désigne une attitude générale neutre et le négationnisme qui serait un révisionnisme appliqué à certains faits que l’on estime impossible de remettre en cause.

Pour essayer de bien comprendre comment on en est arrivé à l’idée que certains faits ne peuvent pas faire l’objet de discussion, il faut faire allusion à deux faits récents qui ont chacun leur pendant juridique. Ces deux personnages ne sont pas de mêmes natures.

2.5. Les exemples des discussions sur la Shoah (Faurisson) et sur l’esclavage

(Olivier Pétré-Grenouilleau)a. Robert Faurisson et sa démarche critique sur la Shoah

Robert Faurisson a fait les premières pages de tous les journaux dans les années 80-90 pour des positions ce qui concerne la Seconde Guerre Mondiale. C’est pour juger son cas qu’a été mis au point la loi Grayssot. C’est un philologue, romaniste, spécialiste de Lautréamont, professeur de français à l’université de Lyon. Il a toujours eu des tendances d’extrême droite radicale. Dans une optique de révisionnisme qu’il présente comme une démarche de critique historique, Faurisson a repris un certains nombres de témoignages relatifs à la Seconde Guerre Mondiale et a cru pouvoir en déduire que le discours, en général, sur les camps de concentrations ne reposait sur rien.

On touche ici à un des vrais problèmes du révisionnisme qui est que le révisionniste parvient toujours à mettre le doigt sur une faille, sur erreur, sur un mauvais témoignage. Une fois ce défaut repéré, la mécanique peut être lancé. Dès 1979, Faurisson s’est focalisé sur les chambres à gaz en montrant que certains témoignages n’étaient pas exacts. Faurisson en conclu que les camps de concentrations n’ont pas existés. C’est entre le délire, la folie intellectuelle. Passant de la critique, on passe à l’accusation d’une démarche juridique et on touche à des domaines considérés comme intouchable.

Pour réagir à Faurisson, il a fallu trouver quelque chose qui n’a pas été de nature purement historique mais de créer la loi Grayssot qui interdit de mettre en cause le génocide. Faurisson a été condamné à plusieurs reprises.

b. Olivier Pétré-Grenouilleau et l’esclavagisme Cet historien est spécialiste de l’esclavagisme aux temps modernes et de la traite des noirs. Il a travaillé sur toutes les manifestations possibles de l’esclavage en Afrique, en Amérique, en Europe au 16e, 17e, 18e siècles. Il a publié plusieurs ouvrages sur la notion. En 2004, il publie un ouvrage sur la synthèse de ses recherches sur les traites négrières. Il montre qu’il y a plusieurs types de commerces

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d’esclaves aux Temps Modernes, qu’il n’y a pas seulement l’esclavage des noirs envoyés aux Amériques mais qu’il existe aussi de l’esclavage interne à l’Afrique. Il constate aussi que ce commerce d’esclaves est une activité qui n’est en rien de l’ordre du génocide dans le sens où il ne s’agit pas de tuer mais de vendre. Sur ce point particulier, il y eu un certain nombre de polémique sur le statut même et la justification que certains ont cru voir dans cet ouvrage.

3. Les lois mémorielles

3.1. « Arsenal » juridique (France – Belgique – Espagne) Au lieu de répondre à tout cela par des arguments d’historiens, il y a eu la nécessité pour certains états de légiférer en la matière. On a donc créé des lois mémorielles. Ces lois sont surtout perceptibles en France mais on en trouve des avatars en Belgique et en Espagne. On le les trouve pas aux Etats-Unis pour une raison institutionnelle simple : le premier amendement à la constitution interdit de légiférer sur le droit de s’exprimer.

a. Loi du 13 juillet 1990 dite loi Gayssot (France) Loi Gayssot (13 juillet 1990) : « Seront punis … ceux qui auront contesté … l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international [tribunal de Nuremberg] … et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation criminelle …, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ».

Cette loi a été prise dans le contexte des affaires Faurisson, de ces affirmations qui visent à nuer sur base de témoignages l’existence de la Shoah. Cette loi dit « Seront punis ceux qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. »

On a estimé nécessaire en France qu’une loi mémorielle punisse d’une sanction légale selon qui conteste l’existence de un ou plusieurs crimes contre l’humanité tel que défini à Nuremberg. Cette loi Grayssot a suscité immédiatement un certain nombre de réactions sur le problème même de la pertinence de légiférer dans des matières déjà largement réglées par le droit tout court. La calomnie, l’accusation gratuite font l’objet de procédure normale. Du côté des historiens, l’idée d’opposer à une élire d’un personnage une loi qui le condamne au pénal pose un problème.

b. Loi du 29 janvier 2001 sur le Génocide arménien (France) La France est allée plus loin dans sa logique. Le 29 janvier 2001, elle a fait passer une loi qui dit que la France reconnait publiquement le Génocide arménien de 1815. La présente loi sera exécutée comme loi de départ. En France, nier qu’il y ait eu génocide des arméniens est un délit passible du tribunal, d’amendes et autres.

c. Loi du 21 mai 2001 dite Loi Taubira (France) Cette loi concerne l’esclavage. Cette loi dit que la traite négrière est un crime contre l’humanité. Elle ajoute : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée. » L’idée est de dire que l’esclavage est un crime contre l’humanité auquel il convient de

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réserver une place importante dans l’enseignement. La loi suggère le sens dans lequel l’histoire doit être lue.

Sur la base de cet article, Grenouillau s’est fait accusé au tribunal parce que, comme historien, il avait montré la diversité de la traite négrière et avait prétendu que ce n’était pas un génocide. Cette idée devient par assimilation devient l’acceptation de l’esclavage.

d. Loi du 23 février 2005 dite loi Mekachera (France) Cette loi concerne le phénomène de la colonisation et des colonies françaises d’Outre-mer. Les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française d’Outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accorde à l’histoire et au sacrifice de l’armée française issue de ce territoire la place éminente à laquelle ils ont droit. Le débat a été tellement loin que le président de la République a dit qu’il n’appartenait pas à l’état de légiférer en matière d’histoire et la loi a été supprimée.

Avec ces lois, on touche notamment au problème de l’instrumentalisation de l’histoire et on est aussi devant le problème même de la légitimité de l’intervention du pouvoir public dans la recherche en histoire.

e. Loi anti-négationnisme en Belgique En Belgique, on n’a pas de loi mémorielle en tant que telle mais une loi contre le négationnisme : celle du 23 mai 1995 : «tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime national-socialiste allemand». Cette loi est plus nuancée que la loi Gayssot.

f. Loi espagnole sur la mémoire historique En Espagne, une loi du même type a été acceptée. Là-bas, le problème est qu’en 1969, le général Franco a promulgué un décret dans lequel il y a prescription pour tous les délits commis avant 1939, qu’il y a interdiction de condamner sur tous les crimes de la guerre civile. Le gouvernement actuel a essayé de faire passer un certain nombre de loi qui essaie de réhabilité la mémoire de ceux qui ont souffert pendant la guerre d’Espagne. On se retrouve dans une situation quasiment insoluble : faire la part des choses entre la loi mémorielle qui en 1969 prescrit tout ce qui est crime de la Guerre Civile et la démarche historique de mémoire, voire de recherches pour obtenir droit, qui a lieu maintenant en vue de se souvenir de ce qui s’est passé.

3.2. Quelques réflexions sur le rôle de la critique historique et le danger de la « judiciarisation » de la pratique historienne

Où en est-on entre la loi et l’histoire ? La question est extrêmement vaste. C’est dans ce contexte qu’est apparu le livre de Pierre Nora. C’est l’idée de réfléchir d’une manière ou d’une autre sur les limitations possibles ou non qui sont faites à la recherche historique ou à l’expression de ses opinions. L’idée générale défendue par Nora est d’essayer de sortir du jugement moral et de dire qu’il n’y a pas peut-être pas lieu de prévoir un certain nombres de cartons judiciaires qui empêchent l’exercice de la recherche. Il est évident que quand on touche à des domaines comme celui de génocide, on est sur des bases historiques très éprouvées. Actuellement, dans quantité de combats légitimes ou non, on voit apparaitre cette demande de reconnaissance de tel type de crime comme crime contre l’humanité qui est comme un ensemble de prémisses qui aboutira tôt ou tard à l’idée qu’on ne peut pas nier un fait historique. Cette idée qu’il y a moyen de faire une sélection dans le passé, de dire ce que l’on doit en garder ou pas. L’idée est de laisser à chacun des domaines la plus grande indépendance possible. Pour comprendre cela, des critiques ont été publiés. Nous allons voir des opinions de personnes non suspectes :

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Gotovitch a essayé de montrer à quel point il était dangereux en Belgique de proposer une loi qui pourrait suggérer une lecture : « Il s’agit que l’état se donne le moyen de décider quelle mémoire est légitime, qu’elle ne l’est pas ou pas encore ; de faire dépendre l’évocation officielle de tragédies de la présence plus ou moins compact de groupes spécifiques de notre territoire ; de donner à l’état les moyens de décider de faire la mémoire privée au statut de la mémoire publique et nationale ; en institualisant la commémoration, en en retenant que les tragédies, on entre dans un processus de falsification historique en réorganisant, en reconstruisant l’histoire en fonction des paramètres réducteurs. »

L’opinion est encore plus dur dans la bouche de Pieter Lagrou. Pour lui : « Un régime démocratique ne doit sous aucune circonstance légiférer sur le passé. L’histoire ne se décrète pas. Dans une société ouverte, elle est un espace de débat contradictoire. Il semble plus dangereux de limiter la liberté d’expression que de manquer d’optimaliser la répression de formes précises de calomnies ou de diffamations. Utiliser la loi comme un instrument de connaissance, de commémoration ou de pédagogie constitue un visage impropre avec des effets contre-productifs. »

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Partie II. (E. Danblon) : Théorie de la critique

1. Définition de la critique

1.1. Qu’est-ce que la critique ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la critique n’est pas un reproche, une attaque de la personne, une offense, une volonté d’humilié. Ce n’est pas jamais le cas mais ce n’est pas sa visée première. La critique est un jugement éclairé, c'est-à-dire que ce jugement doit contenir de bonnes raisons, il faut apporter des arguments. La critique est l’outil central de la rhétorique, discipline antique construite et développée pour que les citoyens puissent prendre part au débat dans la cité. C’est elle qui permet de prendre les décisions par la parole publique, qui conduit le débat philosophique, qui conduit l’avancée de la science et qui règle les procès dans les cours de justice. Cet usage de la critique est lié au passage de sociétés de types orales traditionnelles à des sociétés ouvertes, c'est-à-dire dans lesquels les décisions se prennent à partir de débats argumentés.

Définition tirée du Trésor de la langue française : Capacité de l’esprit à juger un être, une chose à sa juste valeur après avoir discerné ses

mérites et ses défauts, ses qualités et imperfections. En particulier, esprit de libre examen qui dans ses jugements écarte, rejette l’autorité des

conventions, dogmes, préjugés.

Commentaire sur la définition:La notion de capacité renvoie à une faculté universelle dont tout être humain dispose, ce qui veut dire que chacun à la capacité de critiquer. Une capacité peut s’exercer en s’entrainant. Cette capacité demande à la fois des vertus intellectuelles et morales.

Qualités intellectuelles requises pour critiquer : La clarté, la rigueur, la lucidité. Le discernement est la capacité à utiliser la lucidité.

Qualités morales requises pour critiquer : La sagacité, forme de mélange de lucidité et de souplesse qui permet de porter des

jugements justes avec une certaine forme de modération et de lucidité. La souplesse, important car la critique se pratique dans le monde humain, c'est-à-

dire un monde complexe dans lequel, la plupart du temps, on n’est pas sûr de la décision qu’on va prendre est bonne absolument ou est la meilleure.

La liberté, la possibilité d’écarter les préjugés, les dogmes, les conventions, les aprioris ; avoir la liberté de changer d’avis soi-même. Cette qualité peut s’exercer et a pour corolaire le courage.

Le courage car la critique s’énonce et se formule en son nom propre. Il faut avoir le courage de dire qu’on n’est pas d’accord (avec arguments) contre une tradition qui nous est chère.

Le Libre examen renvoie aux devises de l’ULB : Scientia vincere tenebras (la science permettra de vaincre les ténèbres) : cette devise a été

formulée à une époque où l’on avait une foi dans la science qui est moins optimiste aujourd’hui. Cette devise a longtemps été considérée, et l’est toujours par les amoureux du libre examen, comme le comble du libre examen.

Ratione et diligentia (Raison et « travail » avec toutes les qualités morales et intellectuelles cités plus haut) : Autre devise plus pertinente. Derrière la notion de critique et de libre examen, il y a une dimension pratique, quelque chose qui s’exerce. Ce n’est pas seulement d’un enseignement théorique, la critique demande de la pratique.

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2. Construction de la critique en fonction du type de sociétés

Il existe deux types de sociétés selon la division de Karl Popper. Il sépare les sociétés qu’il appelle fermées (qui se protègent contre l’extérieur) aux sociétés qu’il appelle ouvertes (qui se confrontent à l’extérieur). Ce n’est pas un jugement de valeur mais un critère que Popper utilise à partir de la notion de critique.

2.1. Sociétés fermées Ce sont des sociétés où la tradition orale prédomine. L’argumentation est faite à partir de la tradition. On va renforcer les valeurs de la société à partir de la tradition qui fait autorité en les protégeant contre tout ce qui pourrait les menacer ou les affaiblir. Ces sociétés proposent une vision du monde à la fois cohérente et censée offrir aux citoyens de cette société toutes les solutions pour prendre les décisions, pour répondre aux problèmes. Les solutions sont dans la tradition. C’est en cela qu’on les appelle fermées. Elles sont autosuffisantes, elles peuvent vivre en autarcie avec leurs propres principes. Le principe alternatif est vécu une menace.

Du point de vu des discours, on trouve des récits exemplaires (histoire avec morale qui sert de conseil pour prendre la bonne décision), des mythes, des fables, des formules, des dictons, des adages. Tous ces discours servent à nourrir les débats et à prendre les bonnes décisions. Il y a un sentiment de relative évidence par rapport aux valeurs qui sont celles de ces sociétés. Une société dite « fermée » ne conçoit pas d’alternative à sa représentation du monde, ce qui se traduit par le fait que les valeurs n’y sont pas discutées : elles sont considérées comme évidentes, totales, absolues, intemporelles, intouchables.

On trouve donc dans ces sociétés un côté statique avec des valeurs qui semblent immuables et un effet rassurant puisque les réponses sont dans les textes de la tradition. En même temps, toute critique qui viendrait de l’extérieur apparaitrait d’emblée comme une menace.Les sociétés fermées sont rarissime à l’échelle de l’humanité.

2.2. Sociétés ouvertes Ce sont des sociétés qui utilisent l’écriture, les raisonnements formelles dans toutes les institutions (cours de justice, assemblées, universités, hôpitaux, etc.). Ces sociétés vont renforcer leurs principes, leurs valeurs par la confrontation avec d’autres valeurs. C’est là que l’on trouve l’essence même de la critique. La première démarche de la critique consiste à dire que pour voir si une valeur tient le coup, il faut la confronter au maximum. Plus elle aura passé de confrontations avec succès, plus elle apparaitra comme intéressante. Les valeurs se renforcent par la confrontation.

Plusieurs conséquences : le fait même de penser qu’on va confronter ces valeurs à d’autres impliquent qu’on a une conscience constante qu’il y a d’autres valeurs, qu’il y a une possibilité d’avoir plusieurs systèmes de valeurs. A partir du moment où on confronte ces systèmes de valeurs, nous savons bien, car nous l’éprouvons au cours de la discussion, que nos valeurs ne sont pas bonnes dans l’absolues. L’exercice de la fréquentation d’une alternative à un système de valeur habitue à une forme de liberté de conscience, à une forme de tolérance et habitue à l’idée de la diversité des jugements. Ce même exercice habitue à prendre conscience que ces valeurs ne sont pas intouchables et immuables. Vous allez prendre conscience que ces valeurs sont le produit de discussion et de décision humaine, qu’elles ont toujours un caractère conventionnel (non péjoratif).

2.3. Place du libre examen dans cette dichotomie On peut considérer que le libre examen est cette activité qui est utilisée par les sociétés ouvertes pour garantir l’ensemble des choses que la société juge acceptable, c'est-à-dire ses valeurs, ses

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principes. Le libre examen est un processus d’examen de ces principes, de ces idées et des représentations du monde en général. Le libre examen n’est pas une valeur en soi mais le moteur de renforcement des valeurs par la confrontation. C’est un processus dynamique qui suppose toujours qu’il y a une alternative aux valeurs. Cela implique aussi que dès qu’une valeur cesse d’être critiquée, elle peut devenir un dogme, des slogans figés qui finissent par perdre leur sens. Pour que les principes soient conservés, il faut les discuter.

Les sociétés ouvertes vont plutôt discuter à partir de valeurs qui vont être manifestement conventionnelles hérités des Lumières et des Droits de l’Homme (liberté, égalité, raison, progrès, dignité, etc.).

3. Une humanité, plusieurs cultures

Il n’y a pas 36 façons de raisonner pour l’homme mais il va y avoir des différences notables en fonction du type de cultures. Toutes les traditions sont basées sur des lieux communs en même temps que toutes n’utilisent pas la critique. Ce point commun est ce que la tradition rhétorique à appeler la topique (lieu commun = topos en grec). C’est l’idée que nous avons tous une vision du monde en commun sur laquelle nous nous basons et à partir de laquelle nous réfléchissons. La topique est composée de principes raisonnables, ensemble de représentations et de principes généraux sur tous ce qui nous entourent. On peut la considérer comme un patrimoine commun à un groupe humain mais dont une partie importante est commune à toute l’humanité. Nous avons des attentes sur la façon dont les choses se passent autour de nous (l’été succède au printemps). Sans topique, l’homme est irrationnel, inadapté.

Les lieux communs sont de deux types : universels et liés à des contextes culturels (habitudes culturelles, religieuses, etc.). Tous ces lieux communs peuvent être formulés dans ce qu’on va appeler la logique des propositions générales, phrases qui ont une portée générale (tous les corbeaux sont noirs). Ces propositions générales ont aussi une dimension culturelle qui va s’exprimer selon la même forme (tous les italiens mangent des spaghettis). La formulation des préjugés et des stéréotypes va s’intégrer dans le stock des lieux communs exactement de la même façon que ceux dont nous avons besoin. Un phénomène linguistique vient dans un phénomène cognitif. Dans le même stock, nous allons trouver toutes sortes de typifications sur les personnes en général. Cette habitude de typifier l’autre ne peut pas être condamnée en soi car nous en avons besoin. Si nous ne sommes pas capables de faire des catégories, nous sommes irrationnels. Quand nous rencontrons de la nouveauté, nous les typifions en disant tous les X sont les Y. Cette manière de fonctionner est au départ universel. On trouve les témoins de cette manière de fonctionner dans les fables, proverbes,… (et donc principalement dans les sociétés fermées).

La différence entre l’usage des proverbes entre une société ouverte et une société fermée est de taille. Dans une société fermée, on va argumenter avec des proverbes. On va faire l’usage de la critique à coup de proverbes car la tradition fait autorité. Celui qui énonce le proverbe est la sagesse des nations, l’autorité et la tradition. Lorsqu’on énonce un proverbe, on ne parle pas en son nom propre. C’est la puissance de rassurance et de persuasion. Cette force persuasive et cette autorité du proverbe a été transmis de l’habitude de ces sociétés orales. Dans les sociétés ouvertes, il ne va pas faire autorité. En revanche, cette force persuasive fonctionne pour tout le monde tout aussi bien qu’elle a dû fonctionner en tant qu’autorité dans les sociétés orales. Au départ, les stéréotypes, les proverbes sont des mécanismes universellement partagés. On trouve cela aussi dans la topique. Tout cela sert à donner du sens aux situations générales, à se rassurer face à l’inconnu, à tenter de prévoir des situations dans lesquels on peut se trouver. Dans l’usage de la topique dans nos sociétés, c’est précisément la capacité à voir et à comprendre le fait que nous avons ce stock de lieux communs et qu’à partir de là on va engager le processus de la critique. Vous allez sortir de votre

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stock de lieux communs une proposition générale (toutes les femmes sont bavardes) à partir de laquelle vous allez engager une critique qui va fonctionner selon un choix immense. On peut critiquer selon notre propre vécu (ma mère ne parle jamais), sur le caractère sexiste du stéréotype, utiliser un argument ad hominem. Ce qu’il va y avoir de commun dans ce moment de discussion est qu’on va être tous d’accord sur la représentation du monde qui va être discutée. Cela veut dire que discuter ensemble, c’est encore partager un monde commun. Exercer la critique c’est utiliser cette capacité de va et vient entre le fait d’aller chercher dans un stock de lieux communs des propositions générales partagées et savoir comment les critiquer. Critiquer ne se fait pas à partir du vide mais à partir d’une vision du monde partagé. Le fait d’avoir ce va-et-vient entre les deux va permettre de s’exercer à formuler les lieux communs, à voir parmi eux ceux qui sont plus ou moins culturels de ceux qui ne le sont pas, à voir quels sont les outils à dispositions pour les critiquer.

La critique ne se fait pas dans le vide ; elle se fait sur la topique (autrement dit, à partir d’un patrimoine commun). On comprend ainsi que la critique n’est pas un rejet de toutes les traditions sans autre forme de procès. Elle est l’exercice dynamique de va et vient entre la topique et le jugement qu’on peut porter sur elle. C’est justement cet exercice qui demande à la fois rigueur (intellectuelle) et souplesse (morale).

3.1. Résumé des notions La topique

Toute critique se base au préalable sur une topique. Une topique est un ensemble de principes raisonnables considérés par une société donnée qui tous ensemble forment une vision du monde. On va y trouver des lois, des codes, des principes physiques, chimiques, des coutumes, des principes moraux, des principes de politesses. Toute société a besoin d’un ensemble de principes à partir desquels elle va raisonner. Ces topiques peuvent servir de justification dans les débats. Ces mêmes principes peuvent, à l’occasion, être eux-mêmes mis en discussion. Dans une société ouverte, il faut que ces principes soient régulièrement mis en discussion pour éviter qu’ils ne se figent, qu’ils ne se transforment en dogme. Le rôle de la critique n’a aucun sens sans cette conscience de la topique. La critique permet de redynamiser cet ensemble de principes. Très souvent ces principes sont implicites.

Principes raisonnables En réalité, la particularité des sociétés contemporaines est qu’il y a une globalité au plan culturel. Le socle commun à beaucoup de sociétés est la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1920 – 30 articles). Ces principes revendiquent un caractère universel. Chaque société particulière a également un ensemble de principes qui lui est propre. Cet ensemble se brasse d’une façon naturelle et implicite. Lorsqu’on est engagé dans des débats et amener à pratiquer cette critique, il est nécessaire d’exprimer ces principes généraux qu’on appelle des lieux communs, des principes raisonnables. La plupart du temps, une bonne façon d’exprimer ces lieux communs est d’utiliser « tous les X sont des Y ». Cette façon a l’avantage d’être simple et synthétique. Le X va représenter l’objet dont on veut parler et que l’on va catégoriser à l’aide d’un attribut, un prédicat. Celui-là est représenté par le Y. On va dire à propos de l’X quelque chose qui permet de le catégoriser, ce quelque chose est représenté par le Y. Ces formules peuvent exprimer des réalités très différentes. Apprendre à critiquer, à exercer son esprit critique est aussi apprendre à discerner les différences que l’on peut trouver des ces différentes expressions.

La formule « Tous les X sont (des) Y » peut exprimer des réalités bien différentes : 1e catégorie : Un syllogisme comme « Tous les hommes sont mortels » est toujours vrai. Il y a

très peu de principes de ce type. Il permet de construire un raisonnement qui conduit à une conclusion nécessaire. Ce type de raisonnement ne concerne pas l’argumentation ni la critique car il n’y a rien à discuter. On est dans le champ de la certitude.

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2 e catégorie : Prenons un autre exemple « tous les corbeaux sont noirs ». On va dire que c’est presque toujours vrai. Ce principe a été acquis par induction, c'est-à-dire qu’il y a une répétition de cas particuliers à partir desquels nous formons une catégorie générale. Nous mettons tout cela implicitement dans notre topique.

3 e catégorie : Exemple emprunté à Stuart Mill qui a été un système dans logique dans lequel il réfléchit sur ces questions d’inductions et de catégorisations. Il faut faire une expérience de pensée et se projeter en Afrique Centrale avec la colonisation, c'est-à-dire dans un monde où il est évident pour tous les hommes que « Tous les hommes sont noirs ». Cette catégorie est obtenue par induction mais il se fait que nous savons désormais que c’est faux. Nous sommes capables d’imaginer qu’il y a un temps et un endroit où ce principe général était considéré comme vrai et évident. Cela permet de faire la différence entre le caractère apparemment évident d’une catégorie qui est un phénomène psychologique et un caractère vrai ou faux qui est une question épistémologique (question qui traite du statut de la connaissance). Plus quelque chose nous paraît évident, moins on le questionne. Vous pouvez avoir l’impression. La capacité de prendre conscience du fait que l’évidence n’est pas le critère du vrai, que ce n’est pas parce que nous avons le sentiment que quelque chose est toujours vrai que c’est le cas. On peut faire l’effort de se projeter dans un autre univers dans lequel ce qui nous parait évident n’est pas vrai. Cette question évidence-vrai est le premier pas vers l’exercice de la critique.

4 e catégorie : «Tous les hommes sont menteurs ». Nous avons aussi une catégorie où nous avons un objet désigné par un prédicat et il est aussi obtenu par induction. C’est une sorte de lieu commun qui peut être défini comme un stéréotype. Au plan épistémologique, vous avez là quelque chose beaucoup moins vrai mais qu’on va quand même pouvoir considéré comme raisonnable dans la mesure où on va pouvoir trouver des objets pour prouver que c’est vrai. Ce principe présente un caractère extrêmement polémique. Il va susciter des réactions, des contre-arguments.

Nos intuitions vont avoir tendance à mettre toutes ces catégories dans le même sac mais si on se met à les considérer d’un peu plus près, on va avoir à faire à des catégories qui présentent des traits extrêmement différents.

3.2. Exemples de principes généraux

Ces principes raisonnables peuvent relever de plusieurs domaines de la vie publique. Ils peuvent appartenir à des disciplines tout à fait différentes. Chaque domaine de spécialité va posséder sa topique spécifique qui va elle-même venir s’intégrer dans la topique générale. Ces principes généraux qui composent la topique ne s’énoncent pas tous en terme de vrais ou de faux. Dans le domaine du droit et de la morale, les principes vont se considérer en termes de ce qui est juste ou injuste, utile ou nuisible.

Habitudes Vous pouvez avoir des habitudes générales pour une communauté donnée. Par exemple, un groupe de copain qui sait très bien que Pierre vient le mercredi. L’un dit « on est mercredi donc Pierre va certainement arriver ». Il n’a pas besoin de spécifier que Pierre a pour habitude de venir le mercredi. Si quelqu’un arrive et n’appartient pas à ce groupe, il faudrait fournir un élément de la topique. Nous avons un principe général évident pour la communauté restreinte mais pas accessible aux personnes en dehors, ce principe étant obtenu par induction.

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Principe naturel L’exemple d’Aristote est « toute femme qui a enfanté a du lait ». On a à faire à un principe qui relève de la nature, à la biologie, qui a été acquis par induction. Sauf qu’il peut y avoir plein d’exceptions (une femme qui ne sait pas produire de lait ou une femme qui décide que ça ne se produise pas). Cet exemple doit inciter à la hauteur de vue par rapport à ces principes évidents : pour Aristote, ce principe est aussi évident que « tous les hommes sont mortels ».

Principe moral « Tu ne tueras point » : ce principe moral présente un caractère au moins aussi indiscutable que le principe d’Aristote. Il s’agit d’une injonction, d’un ordre. Cet ordre attend un certain type de comportement. Par ailleurs, il peut en tant que principe raisonnable présenter un caractère très largement partagé.

Principe juridique (convention) « L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari ». Il s’agit d’un principe juridique. Ce principe a pour but de donner une forme d’injonction pour donner une réponse à des situations complexes. Ce n’est ni quelque chose qui dit vrai ou faux, ni un ordre mais vous avez une convention. Une convention a été prise collectivement pour dire que dans certaines situations, on décide de faire comme si c’était simple. Cette convention n’est pas du tout arbitraire mais elle est fondée sur ce qu’il y a de plus raisonnable. Derrière cette convention qui est une simplification de la réalité, vous avez un principe raisonnable qui est souvent vrai.

Principe de l’expérience policière (adage) « L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime ». C’est un principe de l’expérience policière. C’est formuler de telle façon que ça a l’air d’être vrai ou faux. C’est un principe raisonnable dont on peut douter qu’il ait été obtenu par induction. C’est un adage, un principe raisonnable qui a un statut comme s’il venait de la tradition. Dans les adages, vous pouvez très bien énoncer un principe raisonnable même s’il ne sait jamais vérifier à vos yeux. Il faut questionner les sources implicites de ces principes.

Principe médical (injonction) « Primum non nocere : d’abord ne pas nuire ». Ce principe relève de la médecine. C’est une injonction qui se place d’emblée au-dessus de tous les principes médicaux. Elle a un caractère régulateur. Vous retrouvez dans cette formule quelque chose qui aussi raisonne comme un adage.

Proverbe « Qui ne dit mot consent ». Cela énonce quelque chose qui ressemble à une vérité générale. Il n’a pas forcément été obtenu par induction. C’est vrai mais l’inverse est tout aussi vrai. C’est un principe raisonnable qui se présente comme disant quelque chose à propos du monde. Avant d’énoncer quelque chose de vrai ou faux, il va donner du sens à une situation. Souvent les proverbes ont une syntaxe archaïsante. Il y a un effet de renforcement persuasif produit ce caractère archaïque. Vous avez aussi l’idée que celui qui va énoncer le proverbe va arriver avec toute la tradition derrière lui. Cela va renforcer le caractère indiscutable du proverbe.

4. Les stéréotypes dans nos sociétés

Contrairement à ce qui se passe dans les sociétés orales, on ne reçoit plus un stéréotype comme une loi scientifique. On le critique, on est (plus ou moins) conscient de son statut de stéréotype, dans une certaine mesure, tout au moins.

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Pourtant, à un autre niveau, la société fonctionne encore beaucoup au stéréotype, lors de la mise en contact du public avec les images dans la presse (féminine), à la télévision, dans les BD, dans les publicités, etc.Il est assez frappant à ce sujet qu’en ce début de 21e siècle, les représentations publiques de la femme dans les publicités (pour femmes ou pour petite fille), dans la presse féminine, dans les livres pour enfants ou pour adolescents véhiculent de façon marquante plusieurs images de la femme dont une image de femme très traditionnelle.

En conclusion, les représentations psychologiques sont indispensables aux individus et à la société mais elles ne doivent pas forcément fournir d’arguments politiques. Ces deux « couches de rationalité » que sont les représentations « figées » d’une part, et notre capacité à exercer la critique, d’autre part se mêlent parfois en des paradoxes qui lient la sphère publique et la sphère privée sans que l’on puisse lever les incompatibilités.

5. Le modèle de Toulmin

5.1. Différence entre démonstration et argumentation La démonstration

Le modèle de Toulmin offre une méthode pour utiliser la critique. La critique est une activité qui peut se formaliser dans un raisonnement. Le raisonnement de base comporte toujours 3 éléments formalisé en logique comme ceci : la prémisse majeure, la prémisse mineure et la conclusion.

Exemple de base :Prémisse majeure (M) : Tous les hommes sont mortels.Prémisse mineure (m) : Socrate est un homme. Conclusion (C) : Socrate est mortel.

Dans ce raisonnement de base, on observe que la proposition générale qui vient de la topique est la prémisse majeure (seuls principes à être universellement vrais). La mineure ne va pas être dans la topique car c’est quelque chose de singulier. On va choisir un cas particulier et le mener vers une conclusion. Le piège est qu’il n’y a pas de débats dans ce raisonnement car ceci n’est pas un raisonnement argumentatif mais déductif dont la conclusion est toujours vraie car ce qui est décrit dans la prémisse majeure est quelque chose de vraie universellement (démonstration).

L’argumentation Si vous voulez produire une formalisation d’un raisonnement argumentatif, il va prendre la même forme sauf que la prémisse majeure aura le statut d’une proposition générale qui n’est pas toujours vraie. Il va falloir utiliser beaucoup d’autres éléments pour pouvoir formaliser le fait que lorsqu’on est engagé dans des raisonnements argumentatifs où la critique va opérer, il faut bien qu’on en arrive à des conclusions qui ne sont pas toujours vraies.

Exemple de base :Prémisse majeure (M): Toutes les sœurs de Jack ont les cheveux roux.Prémisse mineures (m) : Or, Anne est la sœur de Jack.Conclusion (C) : Donc, Anne a les cheveux roux.

Ici, on a affaire à un exemple simpliste qui ne laisse guère de possibilité de grand débat. Mais dans les affaires humaines, on atteint très rapidement de grands degrés de complexité.

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L’activité d’argumentation s’inscrit dans cet espace qui articule la liberté à l’incertitude. D’où la mauvaise réputation qu’a pu acquérir le raisonnement argumentatif qui, non seulement, ne mène jamais à une conclusion certaine mais peut parfois sembler mener à des conclusions contradictoires. Parce que dans les affaires humaines, il arrive fréquemment que deux décisions opposées présentent de grandes qualités chacune mais qu’il faille pourtant en choisir l’une des deux.

L’apprentissage de l’exercice de la critique habitue les citoyens au caractère contingent de ces décisions : si une décision a emporté le plus de suffrage à un moment, ce n’est pas pour autant qu’elle reste la meilleure une fois pour toutes et ça ne fait pas pour autant de la décision inverse une décision intrinsèquement mauvaise, irrationnelle ou fausse.

5.2. Modèle de Toulmin Dans ces composantes, nous n’avons pas le moyen de dire quelles sont les sources de ce principe raisonnable (fondement). Toulmin a pensé à formaliser la source dans laquelle nous sommes allés puiser le principe raisonnable. Un deuxième point est que l’on peut toujours imaginer une exception (restriction). Il nous manque donc deux éléments.

Donnée : Pierre est entré dans la maison par effractionDonc

Conclusion : Pierre doit être sanctionnéPuisque

Garantie : Toute effraction doit être sanctionnéeEtant donné

Fondement : Le droit de la propriétéA moins que

Restriction : Pierre ait sauvé quelqu’un des flammes

Chaque principe raisonnable doit encore pouvoir fournir un fondement pour augmenter son caractère raisonnable. La restriction est l’exception qui pourrait faire que le raisonnement ne mène pas à la conclusion à laquelle on s’attendait. La restriction est un nouvel élément du monde, une deuxième donnée.

La restriction empêche la garantie de s’appliquer cette fois-ci mais ce n’est pas pour cela qu’elle invalide la garantie pour toujours. La garantie reste raisonnable avec son fondement, pourtant les choses ne se passent pas aujourd’hui. Les choses sont toujours ouvertes mêmes quand elles apparaissent tout à fait évidentes.

Donnée : Marie s’est tue pendant la réunionDonc

Conclusion : Marie est d’accord avec la décisionPuisque

Garantie : « Qui ne dit mot consent »Etant donné

Fondement : La sagesse des nationsA moins que

Restriction : Elle ait été distraite

Dans cet exemple, la garantie est exprimée par un proverbe. La question du fondement est la source, et savoir à quel degré on peut faire confiance à cette source. En principe, le monde est ouvert. On peut donc avoir une infinité de restrictions. La pratique de l’argumentation permet d’acquérir une certaine souplesse dans un raisonnement.

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Formalisation d’un raisonnement pris par le modèle de Toulmin :

Nous avons toujours une donnée qui mène vers une conclusion. Ce passage est soutenu par une garantie. Cette même garantie doit être soutenue par un fondement. Ce passage de la donnée vers la conclusion soutenue par la garantie peut être bloqué par une restriction. Cette restriction peut jouer le rôle de nouvelle donnée qui va elle-même conduire à une nouvelle conclusion. Ce nouveau raisonnement doit être soutenu par une nouvelle garantie. Cette nouvelle garantie doit avoir son nouveau fondement.

Ce modèle, contrairement au syllogisme traditionnel, a l’intérêt d’apporter de nouvelles composantes à partir desquelles on apprend quelque chose sur le fonctionnement de la critique. Dès qu’on est dans le demande de l’argumentation (et non de démonstration), il y a toujours une possibilité que les choses se passent autrement. Cette possibilité est formalisée dans la composante de restriction. C’est elle qui ouvre le monde, qui autorise que les choses se passent, à un certain moment, différemment. Ce modèle montre également que toutes les garanties qui viennent de la topique sont toujours soutenues par un fondement (domaine, discipline dans lequel on aura été puiser la garantie).

5.3. Séries d’exemples (exercices) Donnée : Il y a des nuages noirs dans le ciel

DoncConclusion : Il va pleuvoir

PuisqueGarantie : Les nuages noirs sont chargés de pluie/les hirondelles volent bas

Etant donnéFondement : La météorologie ; l’observation / La science populaire

A moins queRestriction : Une usine ait eu un problème

→ Ce raisonnement est valable mais le monde est ouvert. On peut imaginer une situation qui fait que cela ne se passe pas comme prévu, elle est exprimée dans la restriction.

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Donnée : C’est la grève des transports en communDonc

Conclusion : Il y aura des embouteillagesPuisque

Garantie : Quand il y a grève, les gens prennent leur voitureEtant donné

Fondement : L’expérienceA moins que

Restriction : L’état interdise aux gens, sauf obligation, de prendre leur voiture ce jour-là→ Dans la garantie, il faut faire l’effort d’exprimer l’évident. La nécessité de se déplacer aurait été un mauvais fondement car c’est une garantie à la garantie. Le fondement est le domaine dans lequel vous êtes allez puiser votre garantie.

Donnée : Nous sommes des étudiants Donc

Conclusion : Nous vouvoyons les professeurs Puisque

Garantie : Règle de politesse Etant donné

Fondement : Les étudiants vouvoient les professeurs A moins que

Restriction : L’on soit anglophone→ Nous sommes des étudiants donc nous vouvoyons les professeurs est inductif. C’est le type de raisonnement le plus courant. Il faut bien regarder à ne pas faire de l’abduction qui consiste à repérer un indice dans le monde et à partir de lui aller vers une conclusion qui n’est pas du tout certaine (nous vouvoyons les professeurs donc nous sommes des étudiants). Explication de l’abduction : Imaginons une enquête policière sur le meurtre d’un professeur. On cherche des indices. On se dit que le coupable doit être un étudiant. Le fait qu’une personne vouvoie le professeur peut être considéré comme un indice en faveur du fait qu’il a fait le coup. C’est un indice extrêmement peu sûr.

Donnée : Ce patient a une appendiciteDonc

Conclusion : Il doit donc être opéréPuisque

Garantie : Quand on a une inflammation de l’appendice, il faut l’enlever (opération)Etant donné

Fondement : La médecineA moins que

Restriction : Le patient ne soit témoin de Jéhovah→ La restriction pose problème car il y a une obligation de porter secours. Dans une réfutation du type « si le malade souffre du cœur, l’anesthésie pourrait le tuer », il faudrait continuer à discuter avec le principe « Primum non nocere », il faudrait évaluer dans quelle situation le geste médical serait le moins mauvais. On est engagé dans des délibérations où on ne peut pas être certain qu’une décision est tout à fait parfaite.

Cet exemple montre qu’il y a une réelle ouverture dans la matière primaire. Cela confronte le citoyen à sa liberté puisqu’il peut faire des choix mais aussi à une incertitude qui est liée au fait que les conclusions ne sont jamais certaines. C’est en partie à cause de cela que le domaine de la rhétorique et de l’argumentation a développé une sorte de mauvaise réputation. Ce n’est pas la discipline qui rend les choses incertaines mais le monde qui est complexe. Les exercices peuvent habituer à

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travailler dans un raisonnement humain avec toute la part d’incertitude qui l’entoure mais à s’habituer à prendre sa liberté en main. Lorsqu’on doit prendre des décisions, il y a un moment où il faut restreindre le champ d’application de la garantie et de ce fait hiérarchiser deux principes qui pourraient servir de garanties et qui font qu’à un certain moment, l’un doit passer à l’arrière-plan. Cela se passe par l’introduction d’une restriction qui permet de restreindre le champ d’application de la garantie.

5.4. Synthèse Il ne peut pas y avoir de critique dans topique. La critique est une dynamique qui retourne sans cesse à la topique pour la juger, pour la

considérer. Dans le modèle de Toulmin, la topique est formalisée par la garantie et le fondement. La

critique est formalisée dans la restriction qui permet de réduire le champ d’application de la topique. S’il n’y a pas de restriction, il n’y a pas de réduction de cette application de la garantie et cela a des conséquences. Dans les faits, aucun principe n’est applicable dans tous les cas. Dans les faits, aucune catégorie d’individus ne présente de traits qu’on peut considérer comme essentiels, aucune catégorie n’a de caractéristiques qui seraient toujours vraies.

Le fondement permet de dégager la vision du monde qui sous-tend la garantie, cette vision du monde étant prélevée dans la topique.

6. Cas : la pensée conspiratoire ou théorie du complot

Ce phénomène est très intéressant à partir du moment où on cherche à l’observer du point de vu de la critique car cela va permettre de décrire les choses avec un peu de recul.

Les théories du complot sont une propension de l’esprit humain d’aller affirmer qu’il y a de grands complots à certains endroits du globe (complot sur le 11 septembre, complot de la lune à savoir que les Américains ne sont jamais allés sur la lune, complot des reptiliens qui dit que certains grands dirigeants du monde seraient des reptiles venus d’autres planètes,…). On les appelle des théories car la plupart de ces récits présentent des traits qui paraissent invraisemblables au départ.

Il y a une propension de l’esprit humain à chercher des régularités, à stéréotypes l’environnement. C’est d’ailleurs comme ça qu’on construit une topique, c’est donc une condition essentielle à la compréhension du monde. Les canons de la pensée moderne cherchent à mettre tous ces stéréotypes à l’épreuve. Il n’en reste pas moins que cette tendance reste en nous. Le problème qui se pose est comment expliquer ces phénomènes modernes de théories du complot? Comment les décrire d’un point de vu critique au-delà de la question de savoir ce qu’il y a à condamner ?

Toutes les sociétés fermées apprécient l’explication par le complot pour une raison anthropologique : dans ces sociétés où on ne pratique pas la critique sur la topique, tout évènement va être considéré comme une attaque à notre topique. Il y a le fameux réflexe du bouc-émissaire. On le met hors de la communauté pour que la crise soit rétablie. C’est une façon de résoudre la crise en rejetant quelque chose vers l’extérieur alors que le fonctionnement critique va tenter de faire l’inverse.

La théorie du complot va arriver avec une sorte d’intérêt psychologique pour rassurer une société qui n’est pas sûre d’elle avec une sorte d’explication toute faite. Ces théories comportent des traits à la fois issus des sociétés ouvertes et des sociétés fermées. Cela donne un mode de raisonnement apparemment paradoxale. Des sociétés ouvertes, elles affichent une pensée critique ; elles pratiquent un doute permanent ; elles ont un gout de l’argumentation jusque dans le détail ; elles

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vont beaucoup valoriser l’expertise scientifique ; elles vont afficher un désir et un besoin de transparence politique. D’un autre côté, elles ont souvent un certain goût pour les causes cachées. Il y a l’idée qu’il pourrait y avoir tout un pan du réel qui nous échappe complètement et qui pourrait être dévoilé en un coup. Le goût pour les choses cachées est à la fois inquiétant et rassurant.

Dans ces théories, on voit quelque chose qui présente des caractéristiques de modes de pensées modernes et antimodernes. Or, lorsqu’on se retrouve dans un monde ouvert, il y a beaucoup de cas dans lesquels l’incertitude va pouvoir virer à l’angoisse, d’autant plus forte si on n’a pas confiance en ses propres capacités à résonné lucidement. Si en plus, on a l’impression de ne pas avoir les outils pour détecter et juger correctement ce qu’il se passe, on peut être tenté par des explications qui peuvent être rapides et rassurantes. Pour juger, il faut faire preuve de qualité morale. Or, ce sont des qualités que l’on va trouver dans l’abduction, c'est-à-dire cette capacité à repérer des indices dans la complexité du réel. Il se fait que cette capacité-là est très ancienne chez l’homme. Il faisait ça d’une façon non formalisée, extrêmement psychologique et intuitive. Or, c’est précisément au moment de l’entrée dans la modernité que toutes ces qualités ont été mises à l’écart. On s’est dit que pour être vraiment moderne, il fallait être seulement rigoureux et logique. On a oublié toute la partir de nous qui fonctionnait par ces intuitions. On peut imaginer que les théories du complot contemporaines peuvent s’expliquer sous cet angle. Ce sont des modes de raisonnement qui réconcilient les canons de la pensée moderne avec l’intelligence intuitive des sociétés archaïques. On peut imaginer que ces théories du complot présenteraient en même temps des traits de la modernité et les traits des sociétés archaïques. Ces modes de raisonnement vont permettre de compenser un sentiment d’insécurité en incarnant le problème et l’angoisse par une personne ou un groupe de personnes.

Exemple de l’élection d’Obama : La théorie du complot va essayer de trouver du sens au monde à partir de catégorisation essentialisante de l’ennemi. Si ça ne fonctionne pas, il va essayer de réexpliquer autrement.Au moment des élections entre McCain et Obama, un internaute, qui voulait voir dans McCain tout ce qu’il y a mauvais aux Etats-Unis, disait que ce dernier aller gagner.

Donnée : Obama a été éluDonc

Conclusion : Il fait partie du systèmePuisque

Garantie : On ne peut pas gagner sans faire partie du systèmeEtant donné

Fondement : la nature corrompue du systèmeA moins que

Restriction : pas de restriction

Après que cela se soit avéré faux, il a répondu que la seule explication est qu’Obama fait parti du système. On remarque une même construction argumentative, simplement elle permet de répondre à une conclusion qui ne s’est pas réalisée et qui devrait normalement changé la vision du monde de cet internaute qui considère que tout ce qui se passe aux Etats-Unis est forcément mauvais. L’élection d’Obama posait un problème dans cette vision du monde. Cet internaute ne veut pas toucher à sa vision du monde donc il trouve une explication alternative qui sert simplement à confirmer sa vision du monde que l’on trouve dans la garantie et dans le fondement. Ici, la machine à critique ne va pas servir à explorer les restrictions mais à conformer à une vision du monde.

Exemple de la lune :

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Un autre exemple concerne un film qui a mis en cause la réalité admise selon laquelle les Américains sont allés sur la lune en 1969. Ce film présente des arguments mis dans la bouche de personnes qui se présentent comme des experts et qui vont eux-mêmes déceler les indices. Ils vont donc fonctionner par abduction.

Dans le raisonnement à reconstruire, le fait que le drapeau flotte est une Donnée, d’autant plus frappante qu’elle est visuelle. Tout le monde peut le voir à l’image. Cette donnée est comme un indice qui conduit immédiatement à la Conclusion que l’image ne provient pas de la lune. La Garantie implicite n’est pas exprimée tant elle est triviale : « il n’y a pas d’air sur la lune ».Mais le raisonnement ne présente aucune restriction. Par exemple : « à moins que le drapeau ne soit mobile lorsqu’il est tenu par la main d’un astronaute qui l’enfonce dans le sol ».

On peut remarquer au plan du raisonnement que l’absence de Restriction referme le monde, empêche le questionnement de continuer sa route et transforme l’indice bien visible (le drapeau flotte) en preuve irréfutable (les Américains ne sont jamais allés sur la lune).

Donnée : Le drapeau flotte sur l’imageDonc

Conclusion : l’image ne provient pas de la lunePuisque

Garantie : Il n’y a pas d’atmosphèreEtant donné

Fondement : Le savoir scientifiqueA moins que

Restriction : pas de restriction

Partie III. (L. Rosier) : Linguistique et analyse du discours

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Ce cours part du principe que pour comprendre le sens d’un discours, il faut savoir le situer au sein d’un ensemble d’autres discours qui lui sont antérieurs et contemporains. Le discours accumule de la mémoire qui se transmet de façon collective ou ne se transmet pas. Etre conscient qu’on ne comprend pas tout dans un discours est aussi pouvoir le pratiquer. Savoir identifier la mémoire des discours permet de mieux les comprendre et de savoir comment situer un discours. Pour bien rédiger un travail, il faut connaitre les formes linguistiques qui permettent de construire un autre rapport au discours. Le discours produit des effets dont on n’est pas toujours maitre.

Chapitre I : Les sources du discours

1. Les sources du discours et de la mémoire

Partons de la définition classique de la mémoire du Trésor de la Langue Française : « Faculté comparable à un champ mental dans lequel les souvenirs, proches ou lointains, sont enregistrés, conservés et restitués ». On enregistre, on conserve. La société va nous mettre en avant de la mémoire ou pas.

La mémoire a un rapport avec le critique et les sources dans le sens selon la question de l’origine (de quoi je me souviens, qui a dit tel mot en premier lieu, quel est le sens premier d’un mot, etc.). Il y a une importance culturelle de la mémoire. On peut, par exemple, utiliser des souvenirs d’enfance pour écrire un texte. Georges Perec a d’ailleurs écrit un texte intitulé « Je me souviens ». Le souvenir est un paradigme de société.

La mémoire est individuelle mais on peut aussi la penser de façon collective et historique. Le sociologue Maurice Halbwachs est l’un des premiers à avoir mis en avant l’importance historique de la mémoire (ex. Les cadres sociaux de la mémoire ; la mémoire collective). Il dit que la société va solliciter notre mémoire, l’organiser (commémorations, anniversaires, etc.). Il dit également que même si nous étions trop jeunes pour nous souvenir de faits historiques, la société fait en sorte que vous vous en souveniez car vous étiez vivants à cette époque.

1.1. La mémoire du discours (mémoire discursive) Il y a deux emplois en linguistique pour le terme mémoire discursive :

- Un texte construit une mémoire discursive immédiate par le mécanisme de rappel ou anaphore (référer à ce qui a été dit avant). Par exemple, « Un homme entra l’air hagard. Je reconnus cet homme comme celui qui, dix ans auparavant, avait menacé mon père ».

- On parle de mémoire (inter)discursive quand les discours s’insèrent, par des marques, repérables, dans des domaines de mémoire associés, c'est-à-dire développent des liens mémoriels de reformulation, répétition, ou au contraire d’oubli et de déni, par rapport à des « formulations-origines » repérables mais non présentes explicitement dans les productions verbales. Cela veut dire que nous avons des domaines de mémoires qui sont sollicités. Il y a l’idée d’une origine à cette mémoire. Par la suite, la société va se servir de différentes formes pour susciter cette mémoire dans le discours sans que ce soit toujours explicite. On peut également parler de mémoire inter-discursive puisqu’on lie des discours entre eux. Un discours est toujours traversé par les discours qui ont été dit avant. Exemple : « Le soja fou » : expression que la presse a inventé après l’affaire de la vache folle et doit rappeler cette histoire. Nous chargeons la presse d’organiser une partie de notre

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mémoire. L’origine de cette expression est rappelée dans l’article puisque l’auteur n’est pas sûr de son coup.

1.2. Principe de l’analyse du discours On part d’un postulat : on considère qu’un discours est toujours en relation avec d’autres discours qui le précèdent et qui lui coexistent. Pour bien comprendre un discours, il faut nécessairement chercher la trace d’autres discours. Ces traces sont des mots, des phrases, des mécanismes comme la citation ou l’allusion. C’est le principe de l’analyse du discours.Exemple : En 1987, Le Pen a provoqué un scandale en citant un point de vue négationniste sur l’utilisation des chambres à gaz par les nazis. Il a dit que c’était un « détail de l’histoire ». Par la suite en France, un homme politique doit faire attention quand il utilise le mot détail.

Tous les contextes ne vont pas rappeler cette mémoire. Parfois, un simple petit mot peut porter toute cette charge mémorielle.

1.3. La manière dont les sens viennent aux mots

Les mots possèdent une signification lexicale qui est notée dans les dictionnaires. Quand on utilise un mot, on le met dans un cotexte.

Le cotexte est l’environnement linguistique immédiat du mot. Il désambigüise la signification lexicale. Exemple : Le mot feuille est polysémique puisqu’il peut désigner, entre autres, à la fois les feuilles des arbres et la feuille de papier : je ramasse des feuilles d’arable dans la forêt : ne présent pas d’ambigüité car le mot feuille est accompagné d’un complément (élément du cotexte) qui permet d’identifier de quelle feuille on parle.

L’énoncé « Cette jeune fille porte le voile » présente une première désambiguïsation (on comprend qu’il ne s’agit pas de la voile d’un bateau). Selon le contexte historique et la situation de communication, le voile peut représenter le voile de la nonne, celui de la veuve ou encore le foulard islamique. Par la suite, le terme voile, dans le contexte actuel par exemple appelle le mot islam, le mot religion.

Donc, les mots ont une histoire. Leurs emplois successifs superposent des couches de sens et, suivant le contexte, tel sens devient plus saillant qu’un autre. Les mots ont de la mémoire et un pouvoir d’évocation des références du monde. Les mots acquièrent de la valeur dans les emplois : ils s’axiologisent.

Exemple de changement de sens : Les mots peuvent changer de sens en fonction d’un contexte historique particulier.

Casbah La prise de la ville d’Alger le 5 juillet 1830 entraîne l’emprunt du mot casbah à l’arabe. Au départ, le terme signifie « citadelle ». Le terme va progressivement signifier : « quartier musulman délimité par des quartiers européens ». D’où des emplois comme « retourne à la casbah », à connotation raciste.

Tchernobyl La définition « sans histoire » de Tchernobyl est une simple ville d’Ukraine. L’utilisation du mot Tchernobyl renvoie plutôt à la définition avec histoire qui renvoie à l’accident nucléaire de 1986. Des

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noms de lieux ne désignent pas que des lieux. Le mot prend même le sens plus large de catastrophe. Le nom propre devient un nom commun, on part d’un sens objectif à un sens historique mémoriel. C’est ce qu’on appelle un mot-évènement. Ce qui explique un emploi comme :

« Les incendies de Moscou seront-ils le Tchernobyl de Poutine ? » (Marianna, 2010) « Le drame serait que les oiseaux migrateurs volent vers l’Afrique qui ne dispose d’aucun

réseau sanitaire pour contenir le Tchernobyl aviaire. » (Paris-Match).

Les mots-évènements ont des effets de mémoire qui dépassent en effet le sens des mots : ils véhiculent des représentations, voire des émotions, liés à des connaissances, à des faits et à des savoirs plutôt qu’à des dires. La société va mobiliser ces représentations suivant les évènements. Ils peuvent également renvoyer à des savoirs historiques et fonctionner par analogie.Exemple : Lorsque la Grande Bretagne a été désignée pour organiser les Jeux Olympiques de 2010 devant la France, Libération à titré le lendemain le récit de l’explosion de joie des Britanniques à Londres : Waterloo à Trafalgar Square.

Ces mécanismes de mémoires sont du partage culturel qui fonctionne aussi sur l’exclusion. Si on ne connait pas le référent, on ne comprend pas. Exemples de mots-évènements : Le 11 septembre, Outreau, Tienanmen, l’affaire du voile, l’affaire des caricatures, la canicule de 2003, la crise des banlieues, le Tsunami, …

Ce sont des syntaxes figées qui participent à l’organisation de notre mémoire collective. Ils obligent à des tas de redénominations.

2. Outils linguistiques de la mémoire discursive

La mémoire discours se construit par citation, allusion et détournement.

2.1. Les citations La citation désigne le fait de reproduire fidèlement, littéralement des propos ou des écrits antérieurs et de les attribuer à une source, univoque ou non.

Exemple de types de citations : On trouve la citation suivie uniquement du nom de l’auteur et de l’ouvrage (sans date, sans

page).Erection : ne se dit qu’à propos des monuments (Flaubert, Dictionnaire des idées reçues).

Untel a dit sans qu’on mentionne le livre car l’aura de l’auteur est forte.Jean-Paul Sartre a dit : « Dans la vie on ne fait pas ce que l'on veut mais on est responsable de ce que l'on est ».

Résumé de citation dans la presse en discours indirect. Elio Di Rupo, le président du PS, se dit prêt à accepter plus d'autonomie fiscale pour les régions et souhaite rapidement un accord sur la réforme de l'Etat.

Mots entre guillemets dans les citations pour signifier qu’on veut les mettre à distance, ne pas les prendre à notre compte.

Baudoin Prot, minimise la portée de cet appel, tout en le qualifiant d'"insécuritaire". Aucune "campagne ou action particulière" n'a été mise en place.

Conditionnel journalistique pour mettre à distance, parce qu’on n’est pas sûr de la source. Dans d’autres langues, on peut marquer comment on a obtenu l’information.

Le président de la République aurait insulté des journalistes

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Brouillage du discours original (qui parfois n’existe pas tel quel).La reine de la pop (Madonna) a ajouté que Britney avait beaucoup plus de style qu’elle n’en avait à son âge

Marque de subjectivité dans la manière de rapporter la source.Bart De Wever prétend qu’avec sa proposition la Flandre empocherait chaque année 5 millions d’euros

Effacement énonciatif.Mary-Kate Olsen est officiellement célibataire ! Et officieusement très proche de Josh Hartnett?

Suivant les genres de discours (conversations, médias, etc.), les manières de citer autrui sont différentes. Les médias offrent un ensemble variés de formes qui illustrent le fait qu’ils doivent constamment gérer une hétérogénéité énonciative (différentes paroles émanant de différentes personnes) et rédiger des textes homogènes et cohérents.

Les énoncés patrimoniaux : Dans tous ces énoncés qui forment notre mémoire et qui touchent à la citation, il y a des énoncés patrimoniaux (qui font partie du patrimoine matériel ou immatériel).

On trouve notamment les proverbes qui rappellent la sagesse des nations. Ce sont des formes brèves qui circulent en permanence dans la société et qui sont faciles à mémoriser.

Des citations de personnages « célèbre » (dont le dire est légitimé par le statut social, historique, politique, etc.). Ce sont des formes brèves qui constituent un évènement ou qui ont acquis une portée générale. Exemple : Carpe Diem.

Comment « détacher » une citation ? Quelques caractéristiques :

Brièveté et structure prégnante (forme et/ou sens) ; Enoncés génériques (emploi du présent, des catégories collectives) ; En position saillante dans un texte ou une mise en page ; Une thématique en relation avec des enjeux propre à un genre de discours ; Une prise de position dans un conflit de valeurs.

2.2. L’allusion

Deux définitions : Ce fait un langagier qui s’appuie sur l’emprunt, non explicite, à des mots d’ailleurs. Pour être

repérée, l’allusion doit s’appuyer sur un partage culturel. Manière d’éveiller l’idée d’une personne ou d’une chose sans en faire expressément mention

(Petit Robert).

Une allusion prend le risque de ne pas être comprise par tout le monde. Elle peut parfois être signalée par des guillemets. Exemple : Sébastien Fournier (joueur de football) vit son « annus horribilis » : une opération au genou, suivie d’une déchirure des adducteurs.

2.3. Le détournement Le détournement renvoie à un énoncé antérieur repérable par connivence culturelle. De plus, il faut qu’il y ait une manipulation du signifiant, de la forme.

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On trouve des exemples dans les médias, dans les t-shirts. Un jeu de mot sans énonciation antérieure n’est pas un détournement.Exemple : Les hommes du nouveau président (Une de Libération le 6 novembre 2008).Il s’agit d’un énoncé est détournée de Les hommes du président, un film d’Alan Pakula tourné en 76 qui parlait du Watergate. On peut quand même comprendre l’énoncé sans sa mémoire mais on rate quelque chose.

Quelques autres exemples : « L’amour au temps du SIDA » (L’amour au temps du choléra) « Le bonheur est dans le prêt » (Le bonheur est dans le pré) « Leterme I est mort ce soir » (Le lion est mort ce soir)

3. La dé-mémoire

Il y a l’idée qu’il y a d’un passé fragile, un débaptême. C’est une question à la fois sémantique et éthique.

Exemple : « Les terroristes basques ne sont pas des résistants, leurs mains ne sont pas pures, leur combat est douteux, leur nationaliste fumeux, leur action irresponsable » (Nouvel Observateur).L’emploi du mot Résistant : Les résistants commentaient des actes terroristes vus comme des actes de résistances durant la Seconde Guerre. Il y a un appel à la dé-mémoire car les terroristes basques ne sont pas des résistants, ce sont des terroristes. On ne peut pas utiliser le terme résistant en oubliant sa mémoire.

On sait que les mots sont fait pour circuler, et que leur sens bouge au gré de leurs voyages dans le temps et l’espace. N’empêche qu’on peut s’interroger sur l’éthique langagière de ceux qui les emploient lorsqu’ils occupent une position sociale dominante et sont ainsi dotés d’une parole d’autorité. La question reste ouverte par rapport à la question de la mémoire des mots.

Chapitre II : Les savoirs partagés

1. Deux poids, deux mémoires ?

« Négationniste », mot récent, a un poids mémoriel qui restreint son champ d’application. Il reste cantonné dans un emploi historiquement chargé.

« Génocide » : aviaire, vestimentaire, capillaire, etc. L’usage fait parfois fit de la mémoire.

« Light » : usage abondant en français. Il a une valeur positive (light = léger, aérien, allégé) et des valeurs négatives (superficiel, néfaste pour la santé). C’est un terme qui n’est pas chargé mais qui va s’axiologiser. Ce terme est transporté dans le domaine politique d’une manière ambigüe (islam light).

2. La société organise la mémoire

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Nora donne comme exemple la Marseillaise, les Monuments aux morts,… qui sont des moyens mis en place par la société pour organiser la mémoire de la population.

Il y a également des outils qui servent à retenir. On peut prendre la liste comme exemple : faire des listes est considérer comme le premier exemple d’écriture. Le monument aux morts est une liste. C’est un outil de mémoire externe. La liste est un organisateur socio-cognitif. Elle aide à penser.

3. Les cadres antérieurs ou pré-discours

Nous sommes conditionnés par un ensemble de données antérieures. Toutes ces données, suivants les disciplines ont été théorisées de façons différentes. Certains ont dit que c’était des croyances, des représentations, des stéréotypes, des préjugés. On parle aussi de savoir préalable, de postulat silencieux, etc.

Il existe une théorie « positive » des préjugés : il a une fonction pratique, il constitue un savoir utile même si ce savoir est approximatif. C’est le savoir de l’homme ordinaire.

3.1. Opposition entre savoir ordinaire et savoir d’experts L’expert dit qu’on peut le dire car ça se dit dans des variantes régionales ; du point de vue de l’histoire de la forme, dire « chez le coiffeur » vient de casus (maison). Donc chez veut dire à la maison de, donc « au » permet de renvoyer à l’officine.

Le locuteur spontané dit non car c’est une faute de français. On a une attitude normative par rapport à cela.

Qui a raison ? Du point de vue la langue, c’est le linguiste mais du point de vue social, c’est le locuteur spontané : dire au coiffeur est une « faute » classante.

4. Les stéréotypes

Mais si les idées préconçues facilitent la compréhension de la complexité des relations sociales, mais elles mènent aussi à des jugements et des comportements dangereux, comme le racisme et la xénophobie.

Exemple 1 : Les fonctionnaires ne font rien. C’est un socio – type car il concerne une profession, une catégorie sociale.Exemple 2 : Une représentation stéréotypée du chinois. Ce stéréotype peut très vite dériver. C’est ce qu’on appelle des ethno – types car il est lié à une ethnie. Ce sont des cadres de pensées qui sont à la source de productions variables.

5. Théorisation de ces cadres antérieurs

En linguistique, quand on parle des données antérieures, il y a le présupposé qui correspond à une réalité supposée connue du destinataire et constitue une sorte de sous-bassement sur lequel vient s’échafauder un posé. Exemple : Pierre a cessé de fumer suppose que Pierre fumait.

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En analyse du discours, les données antérieures se nomment les préconstruits (puis prédiscours), c’est la trace dans l’énoncé d’un discours antérieur oublié auquel s’attache un sentiment d’évidence et qu’on ne peut énoncer sous la forme d’une proposition. Le préconstruit est de nature idéologique tandis que le présupposé est de nature logique. La trace ici est la proposition relative car c’est une forme syntaxique qui permet d’asserter des évidences.

L’appel aux prédiscours peut avoir pour fonction d’élaborer et de conserver les liens avec les « prédécesseurs ». Ils ont la propriété de transmission verticale qui appuie l’organisation sociale et conditionne une partie des compétences discursives des sujets. Ce sont des lieux de mémoires.

En discours, on peut faire des appels positifs à du déjà-là. Exemple : « L’escrime correspond à l’archétype de l’officier ». On peut aussi faire des appels négatifs. Exemple : contrairement à l’opinion courante ; contrairement à une idée trop répandue.

6. La mémoire des anciens

6.1. Appel à la sagesse collective Appel à des énoncés proverbiaux de manière vérifiable comme appartenant au stock culturel

(comme le dit le proverbe chinois…). Appel à des énoncés proverbiaux cités de manière non vérifiable comme appartenant au

stock culturel (proverbe qui n’en est pas vraiment un mais qui peut quand même être perçu comme tel).

Elaboration d’énoncés à forme proverbiale (binarité, généricité, parallélisme, symétrie). Ils ont un côté formule qui fait qu’on peut les retenir (On veut que l’école soit tout quand elle ne fait plus rien).

La caractéristique commune : ils sont anonymes, ont un partage culturel tacite, une circulation facilités par le figement, une nécessité anthropologique de l’appel aux ancêtres.

6.2. Appel aux pères (figures patrimoniales) On le fait par citation directe ou indirecte, attribuée au non. Il y a l’idée qu’il y a un stock des

bons pères à citer dans une société. 1) Faire appel à une figure et dire juste son nom (une école à la Jules Ferry).2) De façon plus large en faisant une « citation » d’un grand auteur.

Exemple : « L’homme a naturellement la passion de connaître » disait Aristote3) On ne cite que ce qu’a dit le père mais pas le père lui-même. L’idée est que tout le monde le

connait. Exemple : « Il n’est de richesse que d’hommes ».

7. Le partage de la mémoire collective

On peut référer par des expressions à des savoirs supposés présents dans la mémoire des interlocuteurs et qui provoquent un effet d’empathie. C’est ce qu’on nomme la deixis encyclopédique. On réfère donc par des expressions à des savoirs présupposés.

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Exemples d’expressions : Notre monde actuel, cette logique féminine,... Il n’y a pas besoin de préciser quel monde, quelle logique,...

On peut renvoyer par des interrogations génériques à une vérité prédiscursivement admise de la réponse attendue. On admet un savoir antérieur implicite. Exemple : Que dire de ; comment expliquer autrement que,…

Les formes de l’évidence reposent sur l’idée que le langage dit le monde. On identifie un savoir en même temps qu’on le caractérise positivement.Exemple : tout le monde sait, force est de constater que, par nature,…Ce sont des marqueurs linguistiques qui permettent de faire émerger cette trace de prédiscours.

Chapitre III : Les sources du sens et la mémoire de la langue

1. L’étymologie

Dans notre société, on a une espèce de fascination sur cette connaissance. Quand on fait appel à l’étymologie, on peut se demander, comme le faisait déjà Paulhan, « pourquoi cette vertu singulière et d’où vient cette autorités sur nous des mots ».

Dès lors, on dit que l’étymologie est un argument. On a l’impression que si on fait appel à une étymologie, aussi farfelue soit-elle, l’effet va marcher. Rappeler l’origine des morts, c’est affirmer quelque chose de l’ordre de la loi (la loi de la langue) à laquelle on devrait se soumettre. L’étymologie fonctionne comme argument et comme preuve.Par exemple, on parle de « La preuve par l’étymologie : Argumentum ab etymologica ». Etymologie veut dire le sens authentique, or ce sens est souvent dévié. Elle ne prend pas en compte le trajet du mot.

On peut se demander si toutes les étymologies sont vraies. Il existe une étymologie populaire.Exemple : « avoir un chat dans la gorge » vient de « avoir un matou dans la gorge » qui vient de « avoir un mato (glaire) dans la gorge ».

Il y a l’idée qu’on fait appel à une forme cultivée qui peut se faire de 3 manières : 1) rappel de l’origine latine ;2) la manipulation sur le mot français ;3) la mention de l’existence de la preuve (au sens étymologique du terme).

2. Le lexicologisme

Ce sont des commentaires spontanés où on discute du sens des mots par soulignements métadiscursif : guillemets, commentaires. Exemple : le « métier d’enseignant »On peut aussi utiliser les marqueurs de définition subjective, c'est-à-dire que vous essayez de redéfinir les mots. Exemple : Appelons « culture » ce processus par lequel j’apprends toujours ce que j’enseigne en m’efforçant de transmettre.

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3. A l’origine de la source… le nom propre

3.1. Le nom propre n’a pas de sens Il y a beaucoup de discussion sur le nom propre. Est-ce que le nom propre a un sens originel ? Toute une tradition dit que le nom propre n’a pas de sens.Exemple : On m’apprend qu’il y a parmi eux un Jean et un Philippe. Rien dans leur physionomie ne va m’aider à les extraire du lot.

Dès lors :- deux noms propres d’un seul référent X seraient interchangeables et sans valeur informative. - Comment comprendre les noms métaphoriques type : Une Vénus = une séductrice ou une

beauté, une Rastignac = un ambitieux ? …

3.2. Le nom propre est « plein de sens » Socrate est un philosophe grec, maître d’Alcibiade, de Xénophon, de Platon, condamné à boire la cigüe en 399 avant Jésus-ChristQue peut-on retirer pour qu’il reste un noyau dur ? Cela pose le problème de la transmission du nom propre. Dans notre mémoire, tous ces sens ne sont pas toujours actualiser. Cela dépend du contexte, du point de vue.

3.3. Le nom propre n’a qu’un sens Selon certains, il faut trouver un seul sens : être appelé N. Il y a une grosse objection à cela : Pierre a été blessé au Heysel. Heysel renvoie au drame pas au nom du lieu.

3.4. Compromis (Wilmet) Quand on est dans le système abstrait de la langue, il a une forme mais il n’a pas de sens. Cette forme va être utilisée dans une phrase et le nom propre va être appliqué à un objet du monde. Puis cette personne va lui donner un sens. Ce sens va se construire en discours et dans la réalité.

3.5. Nom propre et mémoire Il y a des noms sans mémoire et des noms qui vont acquérir de la mémoire parce qu’il y a une histoire autour. Il y a une importance sociale du nom propre dans la construction de l’identité. Il a une mémoire et un sens donné par le référent qu’il désigne.

Antonomase Il s’agit d’une figure de style utilisée abondamment dans la presse. Elle permet à un nom propre de devenir un nom commun. Elle est aussi révélatrice des normes culturelles partagées par une société.

Exemple : Si on utilise une expression comme le Mozart du football, il faut savoir qui est Mozart pour comprendre et savoir ce que cela veut dire.

Signature Signer donne une validité, une authenticité. Elle est liée à la propriété intellectuelle, c’est un signe de preuve (signum authenticum).

Notoriété C’est la légitimité de la source.

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Définition de la culture légitime (Bourdieu) : type de connaissances et de savoirs qui apparait légitime aux yeux de tous.

Plus une sources est légitime, plus elle est partagée culturellement, plus la référence au savoir qu’elle représente pourra être vague et générale. Par exemple, certains noms propres signifient quelque chose (Aristote = la philosophie d’Aristote), c'est-à-dire que le nom propre ne désigne pas qu’un individu mais sa pensée, sa théorie, sa politique. Situé un nom propre mais il faut avoir une logique résumante ensuite (untel, philosophe). On n’est pas obligé de référer à une œuvre particulière. Beaucoup de savoirs se condensent dans un nom propre. Moins une source est partagée, plus elle devrait être identifiée précisément. On demande de détailler plus la source.

Citation et légitimité La légitimité de celui qu’on cite va donner de l’autorité à la position exprimée dans la citation et à celui qui cite. La citation est quelque chose de capital dans le marché des productions symboliques : « citation analysis » = nombre de fois où on est cité.

Il existe des normes philologiques : une généalogie des concepts.Il existe aussi des normes disciplinaires : on ne cite pas de la même manière en philosophie, en histoire, en linguistique. C’est ce qu’on appelle des communautés discursives. On a nos habitus (habitudes sociales). Il existe également des normes sociales. C’est l’idée que l’on a une mémoire commune et que l’on peut se distinguer par la citation (en citant quelqu’un que personne ne connait par exemple).

Il y a des citations d’obédience théoriques en se situant en citant toujours le même auteur. Il y a des choses qu’on cache dans la citation par déférence personnelle (citer ses maitres).

Citation et ethos L’ethos désigne l’image de lui-même que construit l’orateur à travers son discours (rhétorique). Le concept a été transféré en analyse du discours. On construit vraiment son ethos en parlant mais c’est aussi un préalable. Exemple : l’éthos de l’homme politique. Un homme politique ne doit pas mentir.

Pour construire notre éthos, on peut faire une citation épigraphe. Avant le travail, mettre une citation qui montre l’orientation du travail. C’est une citation mise en exergue en tête d’œuvre. C’est une pratique de mise en avant de son éthos. Cela permet de marquer la filiation intellectuelle, son allégeance à un auteur. Une deuxième possibilité est de montrer la lignée intellectuelle dans laquelle on se situe. Il y a des marqueurs pour cela : à la suite de ; dans le sillage de ; etc. Il y a cette idée de « Puisque d’autres l’ont déjà dit mieux que moi ».

Si on veut faire l’apport distinctif, qui se construit très progressivement, on peut utiliser des formulations telles que « contrairement à ». Il faut faire attention à bien avoir compris celui dont on s’éloigne.

Ce sont toutes des manières de se positionner dans le discours et de se construire un ethos.

Il y a une inégalité discursive entre les modèles qu’on nous donne et la pratique car on ne peut pas s’auto citer. C’est quelque chose qu’on pourra faire si on acquiert une ethos de chercheur. On pourra alors se citer en utilisant des phrases telles que « j’ai toujours soutenu ; j’ai toujours dit que ».

3.6. Anonymat : sans nom ou sans notoriété

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On ne met pas de nom. Cela construit aussi une forme d’ethos (moi je sais qui c’est) quand on dit « un philosophe a dit ». On précise parfois la légitimité de cette personne (un vieux routard du bar). L’ethos peut donc aussi se construire dans l’anonymat.

Le pseudonyme Cette pratique est de plus en plus utilisée et étudiée à cause d’internet. On ne choisit pas un nom propre au contraire du pseudo. On l’assume, on peut à la fois communiquer et ne pas se dévoiler. Il va s’inscrire dans des stéréotypes sociaux généralement valorisés. Des chercheurs et des écrivains ont utilisés le pseudonyme.Souvent, il représente un fragment, un aspect de l’individu. Il est généralement investi selon trois points : - Des contraintes identitaires (la communauté que l’on rejoint) ;- Des contraintes thématiques : le sujet de la discussion détermine les pseudos que l’on va

prendre ;- Un jeu sur son ethos.

Les gens privilégient des films, mythologies, nom d’animaux pour leur pseudo. C’est ce qu’on appelle des objets sociétaux. Ils utilisent ensuite des marques qu’on appelle indicielle de personnalités. On utilise aussi des toponymes ou l’histoire personnelle du sujet.

Certaines personnes tiennent un discours d’expert bien que se cachant sous un pseudonyme.

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Partie IV. (D. Martens) : l’image immobile avant 1800

1. Introduction

La critique historique concernait exclusivement des textes qu’il s’agissait d’apprendre à évaluer, à utiliser correctement en tenant compte des pièges qui pouvaient s’y trouver. La domination du texte a marqué les esprits des scientifiques pendant des décennies. Le texte, dans les systèmes pédagogiques, a toujours été présenté comme quelque chose de supérieur à l’image. Dans ce contexte profondément littéraire, on peut se demander quelles sont les raisons fondamentales de la place limitée de l’image. On peut considérer que la valorisation de l’image est une caractéristique de notre culture dite judéo-chrétienne. C’est dans le contexte du développement du christianisme que s’est imposée une sacralisation du texte. De ce point de vu, le contraste est grand avec une culture qui a précédé dans le bassin méditerranée, à savoir la culture du paganisme gréco-romain. Cette culture associe traditionnellement la divinité à l’existence d’une statue, souvent monumentale, enfermée dans un espace architecturale clos, le temple et plus précisément sa cella (ex : Athéna Parthénos). Elle n’était normalement accessible qu’au seul clergé. Dans cette culture gréco-romaine, il y a une sacralité de l’image qui a fondamentalement disparue avec l’avènement de religions s’appuyant sur des textes sacrés.

De ce point de vu, le retable Polyptique de l’Agneau Mystique (frères Van Eyck, 1432, Gent) des est évocateur. Il constitue une synthèse figurative de la place centrale qu’occupe le livre dans la religion chrétienne. Nous y trouvons une représentation de la vierge Marie à gauche, Dieu le Père sous les traits du Christ au centre et Saint-Jean Baptiste à droite. Ce genre d’image est appelé Déisis. Cette image permet de voir la position privilégiée qu’occupe le livre dans la culture chrétienne même quand celle-ci produit des images. Ce sont des images qui valorisent le livre puisque aussi bien Marie que Saint Jean-Baptiste sont représentés avec un livre ouvert sur les genoux. Cette très haute valorisation du livre permet de comprendre les liens entre la tradition judéo-chrétienne et ce qui a été une valorisation unilatérale de l’écrit. Les personnages sont eux-mêmes entourés d’inscriptions multiples qui permettent des identifications mais qui contiennent également des informations essentielles les concernant.

C’est à la lumière de ces racines chrétiennes que l’on peut comprendre un certain nombre de biaisements encore opérant actuellement dans notre culture universitaire. Depuis les années 90, il y a eu des évolutions.

Dans ce cours, nous allons nous intéresser à des documents figurés qui vont être présentés comme des sources d’informations potentielles mais aussi comme des pièges dans lesquels l’historien doit s’efforcer de ne pas tomber. Il s’agit de faire comprendre le potentiel des sources figurés et les dangers contenus dans ces sources.

En ce qui concerne le document figuré, nous allons dans un premier temps nous intéresser à des images qui se présentent de façon explicite par les biais d’une inscription comme dans des documents, puis dans un second temps des images qui peuvent servir de documents à condition qu’on les interroge de manière pertinente. Les images munis d’inscriptions sont des images qui se présentent de façon explicite comme des documents. La question sera de savoir si ces images doivent véritablement être considérées comme telles ou si nous sommes en présence de témoignage fallacieux.

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Chapitre II : Images se présentant comme des documents

1. Le cas d’Antonius Sanderus et du château de Middelburg

1.1. Introduction Gravure sur cuivre empruntée à un ouvrage publié en 1641 et rédigé par un chanoine de la cathédrale d’Ypres Antonius Sanderus. Celui-ci, disposant de revenus, a eu le temps de rédiger une histoire illustrée de la Flandre. L’ouvrage, publié en latin : Flandria illustrata, sive Descriptio comitatus istius per totum terrarum orbem celeberrimi, III tomis absoluta, (A. Sanderus, 1641, Cologne). La gravure est tirée du premier tome paru soi-disant à Cologne. Tout le monde sait que la plupart des livres du 17e siècle était publié à Hollande, à Leyde ou Amsterdam, c'est-à-dire dans un pays protestant. Pour pouvoir les diffuser dans les Pays Bas Espagnol, pays catholique, on faisait semblant qu’ils avaient été publiés en terre catholique.

Le comté de Flandre est un territoire aujourd’hui partagé entre la Belgique et la France, à l’origine bilingue, qui ne correspond donc pas à la Vlanderen (correspond à peu près aux provinces de Flandre Orientale, Flandre Occidentale ainsi qu’une partie du Nord Pas-de-Calais). Cet ouvrage est un livre d’histoire qui parle du comté de Flandre. Sur cette gravure, vous apercevez une inscription en haut « Castellum dei Middelburg, illustressini domini comipit de Isengin » c'est-à-dire château de Middelburg appartenant au comte d’Enghien. La gravure se trouve en tête d’un chapitre consacré à une petite ville de l’ancien comté de Flandre : Middelburg qui se trouve près de Knokke Heist, à la frontière néerlandaise. Ce château n’existe plus à l’heure actuelle. A en croire le texte de la gravure, ce château aurait été construit au milieu du 15e siècle par un seigneur du lieu Pierre Bladelin. Nous aurions donc sur cette gravure réalisée peu avant 1641 le château de Middelburg reproduit apparemment très fidèlement. L’image semble contemporaine de l’époque de Sanderus puisque nous apercevons des personnages habillés à la mode du 17e siècle.

En combinant ces différentes informations contenues dans la gravure (légende et image) ainsi que celles du texte latin qui se trouve en contrebas, on pourrait se faire l’idée d’un château qui se trouvait en 1641 à Middelburg et qui a disparu depuis lors.

1.2. Validité des représentations contenues dans l’ouvrage Sanderus est d’ailleurs un auteur fiable. Lorsque la question se pose de savoir quelle est la validité d’un témoignage figuré, il est intéressant de confronter le témoignage d’autres images contenu dans le même livre. Il existe dans ce cas-ci la possibilité de confronter à la réalité connue les témoignages d’autres gravures contenu dans Sandérus.

C’est un détour indispensable qui permet d’affirmer que de façon général que Sanderus est une source tout à fait fidèle. D’autres monuments représentés par les graveurs sont toujours conservés. Sur la place du Burg, les monuments du côté sud de la place sont reconnaissables sur la gravure : l’Hôtel de ville de la fin du 14e siècle, le tribunal du 16e siècle, etc. Ce sont ces édifices qui se retrouvent sur la gravure reproduit de manière assez fidèles.

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Place du Burg à Bruges et Place du Beffroi à Bruges (A. Sanderus, 1641, Cologne)

Cathédrale Saint-Donatien à Bruges (A. Sanderus, 1641, Cologne)

Gravure très souvent reproduite dans les ouvrages de l’histoire de l’art. Cette cathédrale a été rasée à la révolution française. Elle est connue par les sources archéologiques et par cette gravure contenue dans Sanderus. Elle nous donne une vision précise et crédible de cette ancienne cathédrale. Ce qui rend ce document extrêmement intéressant est le fait que dans la gravure, les différentes phases de constructions de l’édifice sont reconnaissables. Le chœur constitue la partie la plus ancienne. On y aperçoit les bandes lombardes de la tradition romane, les fenêtres avec des arcs en plein cintres caractéristiques du 12e et du début du 13e siècle. Dans la nef, vous avez des grandes verrières de tradition gothique. Le chœur est en général situé au 12e siècle, la nef du 15e siècle. De ce point de vu là, le document est véritablement un document qui fournit des informations très utiles aux historiens de l’architecture. Au 17e siècle, les arcs brisés tombent en désuétudes et souvent les graveurs ont corrigés ce détail en les remplaçant par des arcs en plein cintres. Ce document peut être considéré comme d’une remarquable précision.

Sandérus est une source qui a bonne réputation. Concernant toujours Sanderus en tant que source, nous avons la possibilité de confronter un grand nombre des témoignages.

Partie inférieure du Frontispice (A. Sanderus, 1641, Cologne)

Les graveurs faisaient la différence entre une image à vocation explicitement documentaire et une image relevant de l’invention et de l’imagination. Au 17e siècle, la couverture (frontispice) était généralement reliée et présentait des motifs ornementaux. La première page du livre était une page de couverture sur laquelle on apercevait le titre entouré de représentations figurées qui explicitent le contenu du livre. Dans la partie inférieure du frontispice, nous avons une représentation allégorique de la Flandre sous la forme d’une

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femme assise. Traditionnellement dans la culture occidentale, les personnifications sont représentées par le corps féminin. Cette Flandre nous est proposée avec toute une série d’éléments qui visualisent la réalité géographique et économique de la Flandre. Elle tient une corne d’abondance qui fait référence à l’agriculture, les vaches et d’un cheval montrent que la Flandre est également une terre d’élevage. C’est également la mer et les commerces évoqués par les navires. La Flandre est aussi un territoire à la fois traversée par des fleuves et des rivières et qui se trouvent au bord de la mer. C’est ce qu’évoquent les deux allégories masculines : à gauche, un fleuve ou une rivière, sans doute l’Escaut, il porte une couronne surmontée d’une ville, c’est clairement l’eau qui passe au travers des villes. A droite, le jet est plus important, il s’agit d’une personnification de la Mer du Nord avec un voilier représenté sur la tête du personnage. C’est une représentation entièrement allégorique.

Dans ces conditions, on devrait pouvoir arriver à répondre s’il existait bien un château. De façon général, on a considéré jusqu’au milieu du 20e siècle que la gravure conservait bien l’aspect que présentait le château de Middelburg au 17e siècle. On a également considéré que ce château devait être celui construit par le seigneur Pierre Bladelin, fondateur de Middelburg au milieu du 15e siècle. Cette gravure a joué un rôle essentiel dans l’identification du commanditaire d’un triptyque flamand du 15e siècle du à Rogier de le Pasture.

1.3. Représentation du château dans un triptyque de Rogier de le Pasture Triptyque Bladelin (Rogier de le Pasture, Berlin)

Rogier de Le Pasture est un peintre tournaisien né vers 1399 qui a passé la plus grande partie de sa vie à Bruxelles où il était peintre de la ville. Il va flamandiser son nom (Rogier Van der Weyden). Un triptyque est une image complexe qui comporte 3 panneaux, le panneau central fixe et deux volets qui sont susceptibles d’être rabattus sur celui-ci. Sur le panneau central, on voit une représentation de la nativité. A l’arrière-plan, on voit une construction semblable à celle de la

gravure de Sanderus. Le personnage en habit noir (moderne au milieu du 15e siècle), habit porté par les courtisans dans les entourages de Philippe le Bon, est le donateur. Ce triptyque n’est pas conservé dans un encadrement d’origine. Il n’y a donc ni armureries ni inscriptions. Néanmoins, depuis la fin du 19e siècle en raison de la représentation architecture, on le baptise le triptyque Bladelin. A partir du moment où l’on s’est dit que ça devait être le château de Pierre Bladelin, il était clair que le personnage représenté au premier plan en noir ne pouvait être que Pierre Bladelin. Nous aurions donc dans l’image une sorte de double portrait : celui du donateur et celui de son château.La question est de savoir si le fameux château représenté à l’arrière-plan du panneau central est bien celui construit par Pierre Bladelin.

Ce genre de combinaison d’un visage individuel et d’une archichecture n’est pas rare au 15e siècle. Un autre exemple est celui du Maitre du Retable de Saint Barthélémy, Portrait d’homme avec tour de la Cathédrale d’Utrecht. Par la fenêtre, on aperçoit la tour de la cathédrale d’Utrecht. LA formule est donc attestée au 15e siècle.

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1.4. La question stylistique

D’un point du vu stylistique, lorsqu’on présente le château Bladelin aux castellologues, ils disent que c’est un château du 12e ou de la première moitié du 13e siècle, que l’on peut rapprocher de celui des Comtes de Flandre à Gand (12e). Pour un château construit au 15e, le château de Rogier de le Pasture parait démoder avec une série de baies géminées en plein cintres. Dans un palais du 15e

siècle, on retrouve des fenêtres à croisées (fenêtre séparée en 4 compartiments par une croix).

En d’autres termes, le château qui figure sur le triptyque n’est pas du tout de l’époque de Pierre Bladelin mais un château du 12esiècle. Si on examine la production de Rogier de le Pasture, on s’aperçoit que celui-ci a représenté à plusieurs reprises des édifices de style roman, style déjà dépassé à son époque.

Dans le panneau central du Triptyque de Sainte Colomba (Rogier de le Pasture, Munich), on aperçoit une structure en donjon qui ressemble à celle que l’on aperçoit également sur le triptyque Bladelin. Une structure est également fort similaire à l’arrière-plan de La Visitation (Rogier de le Pasture, Leipzig).

1.5. Conclusion Il est clair que ce château n’a probablement jamais existé à Middelburg. C’est un château sorti de l’imagination de Rogier de le Pasture qui ressemble fondamentalement à d’autres châteaux de style roman qu’il a représenté à l’arrière-plan de ses images.

On peut alors si demander si le graveur qui a travaillé pour Sanderus était de mauvaise foi. On considérait au 16e siècle que le panneau central représentait Pierre Bladelin et la ville de Middelburg. Au 17e, l’œuvre avait changé de statut. Ce triptyque avait été commandé pour être placée sur un autel, un retable destiné à remplir une fonction liturgique. Au 17e siècle, ce triptyque ne se trouvait plus dans une église mais avait été transporté dans la maison des Comtes d’Iseghem à Bruges. L’œuvre avait connu une mutation caractéristique des œuvres du 15e siècle : une mutation qui l’avait transformé en un document historique. Les œuvres démodés du point de vue du contenu religieux deviennent souvent au 17e siècle des documents. On essaie d’y voir des documents concernant l’histoire d’une famille noble. C’est donc au 17e siècle qu’on a voulu voir à l’arrière-plan une image de la ville fondée par le glorieux ancêtre. A cette époque, le retable ne pouvait plus se servir d’image de la Nativité puisqu’on ne la représentait plus de cette manière (ex. Joseph jeune vêtu de jaune).

Il faut essayer de replacer cette représentation de château dans ce qui a dû être l’intention de Rogier de le Pasture lorsqu’il a réalisé l’image. Au premier plan, vous avez une représentation de l’épisode de la nativité avec l’ancienneté évoqué par recourt à l’architecture romane. C’est une technique souvent utilisée au 15e siècle. Le présent et le passé se mêlent au premier plan et à l’arrière-plan puisque nous apercevons ce donjon du 12e-13e siècle dans une ville qui présente également des constructions de style gothique (édifices avec fenêtre à croisées sur la droite). La démarche du peintre a été de rapprocher par l’image le monde du commanditaire du monde du Christ.

Rogier se sert pour donner à cette ville une crédibilité esthétique de moyens qui relèvent de la rhétorique de l’image au 15e siècle. Cet édifice est représenté avec un luxe de détails qui donnent l’impression que l’édifice a été observé sur le vif (tâche d’humidité).

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2. Le cas de la gravure de Saint Thomas de Cantorbéry de Hollar

2.1. Introduction

Saint Thomas de Cantorbéry (Wenceslas Hollar, 1647)

Gravure assez rare aujourd’hui dont on ne connait plus que quelques exemplaires mais c’est une image qui a dû connaitre une grande diffusion au 17e et au 18e siècle. Le nombre d’exemplaires qui subsistent d’une image, lorsqu’il s’agit d’images imprimées, est inversement proportionnel au nombre d’images qui a été imprimé. Tout ce qui est tiré à un très grand nombre d’exemplaires est généralement jugé non digne d’être conservé alors que ce qui est tiré à un faible nombre d’exemplaires est soigneusement conservé. En histoire de la gravure, le principe est également d’application. Ce sont généralement des images de petits formats largement diffusés qui ne sont plus conservés aujourd’hui que par 1-2-3 exemplaires.

Cette gravure est de petite dimension de sorte que son prix ne devait pas être considérable. Elle mesure 9,3 cm de hauteur sur 5,7 cm de largeur. Cette gravure était destinée à être vue par un seul et unique spectateur. Il s’agit d’une image pieuse qui nous présente l’effigie en buste d’un chanoine (reconnaissable à la présence de l’aube, habit blanc plissé) avec les mains jointes en prière. Il présente une particularité puisqu’une sorte de sabre lui est fiché dans le crâne.

L’inscription qui figure en contre bas explique la raison de l’intérêt de cette image : « Vera effigies Sancti Thomae Archeipiscopi Cantuariensis et Martyris Wenceslaus Hollar fecit secundum originale Iohannis Ab Eyck ex collectione Arundeliana 1647 ». Il s’agit d’une image dotée d’une légende avec la prétention explicite d’être un document crédible concernant une figure importante de l’histoire du catholicisme en Angleterre : Saint Thomas de Cantorbéry, connu également sous le nom de Saint Thomas Becket. L’inscription dit du personnage qu’il s’agit d’une vraie effigie de Saint Thomas, archevêque de Cantorbéry et martyrs. En plus petit en dessous, on fait référence à l’auteur de la gravure, un graveur tchèque du XVIIe siècle originaire de Bohème du nom de Wenceslaus Hollar. Il a fait une grande partie de sa carrière d’une part en Angleterre et d’autre part à Anvers dans les années 1640-50. On nous dit qu’il a réalisé cette gravure selon un original de Jan Van Eyck conservé dans la collection d’Arundel en 1647. Cette information est hiérarchisée du point de vu optique. L’usage du mot original correspond tout à fait à l’usage que nous en faisons en français.

Saint Thomas de Cantorbéry (Graveur Anonyme, XIXe)

Ce document a visiblement été reçu comme un document puisqu’il y a une imitation de la gravure qui remonte au XIXe siècle. Le seul changement est la chape qui correspond à son statut d’archevêque.

2.2. L’histoire de Saint Thomas de Cantorbéry Saint Thomas est un archevêque du sud-est de l’Angleterre. Il entra en conflit avec le roi Henri II. Il défendait avec beaucoup de zèle les intérêts de l’église contre les tentatives de mainmises émanant

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du pouvoir royal. Dans un premier temps, sa carrière ecclésiastique avait été soutenue par Henri II. En 1170, Henri II va oser faire assassiner dans la cathédrale cet archevêque récalcitrant. La réaction populaire sera telle qu’Henri II sera obligé de confesser le meurtre et obligé de faire pénitence. En 1173, il va être canonisé. Saint Thomas va devenir un archevêque martyr.

La Cathédrale de Cantorbéry va tirer des bénéfices de la présence du corps. Il n’y avait pas de grands lieux de pèlerinage dans le royaume d’Angleterre jusqu’alors. Saint Thomas va être une figure très populaire de la dévotion en Angleterre et dans tout le nord de l’Europe. Les choses vont changer pour ce culte avec la réforme au XVIe siècle puisqu’Henri VIII va rompre avec Rome. En 1538, après avoir instauré l’église anglicane, il va faire retirer du chœur de la cathédrale ce symbole de résistance des autorités ecclésiastiques face au pouvoir royal. Dans la cathédrale de Cantorbéry, une bougie se trouve à l’endroit où se trouvait le tombeau de Saint Thomas. A partir du XVIe siècle, ce culte va être banni des églises d’Angleterre. C’est dans le milieu des catholiques romains anglais, dont beaucoup vivait en exil, que ce culte va être conservé. C’est vraisemblablement dans ce contexte qu’il faut placer la réalisation de cette effigie authentique réalisé à Anvers par un des meilleurs graveurs du temps. La gravure était sans doute destinée au milieu des catholiques exilés.

2.3. La question de la bonne foi du graveur L’effigie de Wenceslas Hollar n’est pas une invention pure et simple. On a remarqué depuis la fin du XIXe siècle que la gravure s’inspire assez fidèlement d’un portrait flamand du 15e siècle : Portrait de chanoine (Albrecht van Ouwater, N-Y). Il s’agit d’un portrait fragmentaire puisque dans l’angle supérieur gauche, nous apercevons une main, celle d’un saint patron qui pose sa main protectrice sur les tempes dégarnis du chanoine. Il s’agit d’un portrait de donateur. Il y avait derrière lui une figure de saint en pied, peut-être un saint Jean-Baptiste à cause du manteau rouge.

Ce portrait du XVe siècle a servi de modèle à Hollar. Toute la question est de savoir dans quelle mesure Hollar a vraiment cru qu’il avait sous les yeux un portrait de Van Eyck et de savoir si Hollar a vraiment cru que ce chanoine assez âgé pouvait être saint Thomas de Cantorbéry. Cette question ne peut pas véritablement être tranchée. Nous ne savons pas dans quelle mesure le graveur a eu la pleine conscience de réalisé une pseudo-effigie ou bien s’il a cru, en s’appuyant sur des témoignages, que ce morceau de tableau flamand du XVe siècle était vraiment une œuvre de Van Eyck représentant saint Thomas de Cantorbéry.

Il y avait au XVIIe siècle, un assez grand nombre de ces portraits découpés qui circulaient (autre exemple : Dieric Bouts, Portrait d’homme, N-Y). Ces portraits de donateurs ont été souvent mutilés à partir du XVIIe siècle. L’identité de celui-ci n’intéressait plus guère ce qui peut expliquer des changements d’identité.

2.4. La légende de l’image Il est intéressant de voir la stratégie qui apparait dans le commentaire de l’image et comment on peut expliquer que cette gravure a visiblement été considérée dans certains milieux comme étant une image de Saint Thomas de Cantorbéry.

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La légende : « Vera effigies Sancti Thomae Archeipiscopi Cantuariensis et Martyris Wenceslaus Hollar fecit secundum originale Iohannis Ab Eyck ex collectione Arundeliana 1647 »

« Vera effigies » : Ce terme était utilisé traditionnellement en occident depuis le XIIIe siècle en association avec le voile de Sainte Véronique, considéré comme une image authentique du Christ. L’utilisation de cette expression dans la légende de la gravure confère à cette effigie un caractère d’authenticité s’appuyant sur l’autorité ecclésiastique.

Le second élément qui a contribué à renforcer la crédibilité de ce document est la référence à un original de Jan Van Eyck. Pour le public cultivé du XVIIe siècle, Van Eyck est un portraitiste véritablement viable, sans doute le plus ancien portraitiste flamand digne de ce nom. Van Eyck est l’exemple d’un portraitiste qui travaille sur la base d’études très soignées du modèle vivant. Exemple : Dessin pour le Portrait du cardinal Albergati (Jan Van Eyck, Dresde, vers 1430). Van Eyck s’était fait une spécialité de reproduire un individu marqué par l’âge dans toute la particularité de ses traits.

Est-ce que le fragment qui a servi de modèle à Hollar était considéré comme une œuvre de Van Eyck ? Il est attribué actuellement à un peintre hollandais travaillant à Harlem au milieu du XVe siècle : Albrecht van Ouwater. Au XVIIe siècle, on pouvait croire que cette effigie de chanoine ridé avait pu être réalisée par Van Eyck lui-même. A l’autorité de caractère ecclésiastique, s’ajoute donc une autorité de type artistique mobilisé par le nom de Van Eyck.

Un troisième élément qui accrédite cette gravure est la référence à la collection du comte d’Arundel. C’est un élément important dans la société du XVIIe siècle, société dans laquelle l’aristocratie occupe une position de référence tout à fait centrale. Nous avons donc une référence à ce qui était une des plus importantes collections de la noblesse anglaise. On imagine que sur le public anglais vivant dans nos régions du XVIIe siècle, la combinaison entre Jan Van Eyck et un nom en vue de l’aristocratie anglaise donnait à cette image, une autorité particulière.

2.5. Le sabre, attribut de Saint Thomas Becket Enfin, nous avons un élément de manipulation dont Hollar devait être parfaitement conscient puisque c’est lui qui a transformé le modèle de façon à ce qu’il ressemble plus à Saint Thomas. Il a ajouté non seulement une paire de mains jointes mais également cette espèce de sabre qui lui traverse le crâne. Il s’agissait de le faire ressembler aux nombreuses images qui circulaient de Saint Thomas de Cantorbéry mais qui n’avait pas le statut de vera effigies. Les images qui se disent des verae effigies sont peu nombreuses et constituent un cas de figure particulier.

Sur ces deux gravures du XVII e siècle , contemporaine de la gravure de Hollar, Saint Thomas de Cantorbéry est à nouveau représenté. Elles se sont moins bien vendues puisqu’elles ne prétendaient pas dériver d’un portrait authentique. On y retrouve un élément caractéristique de son iconographie et qui apparait au XVIIe siècle : il est toujours représenté avec une sorte de sabre fiché dans le crâne.

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Dans ces trois miniatures flamandes du XVe siècle, nous voyons qu’il est plutôt représenté avec le motif de l’épée. Dans la première miniature des années 1440-50, nous trouvons un schéma assez classique dans l’iconographie de Saint Thomas de Cantorbéry, à savoir l’archevêque agenouillé devant l’autel avec des sbires, souvent au nombre de 3, qui sont en train de le tuer. Dans la deuxième de la fin du XVe siècle, l’image est destinée au public anglais. Il n’y a pas encore de sabre.Dans la troisième miniature de l’extrême fin du XVe siècle, nous retrouvons déjà ce sabre. On trouve un effet assez spectaculaire de gros plan avec le sbire casque dont seul le nez dépasse. L’intention de caricature est manifeste. Il s’agit de présenter les ennemis du saint sous un jour négatif. Un des assaillants tient ce sabre.

Ce sabre va devenir au XVIIe siècle un attribut de l’iconographie du saint. C’est en ayant la connaissance de ce motif que Hollar a manipulé son modèle de façon à ce qu’il ressemble plus à saint Thomas de Cantorbéry tel que les consommateurs de l’image au XVIIe siècle avaient l’habitude de le voir. Le succès de la gravure tient non seulement à la mobilisation d’une autorité ecclésiastique, d’une autorité artistique, d’une autorité liée à un statut social éminent et à la rencontre des attentes du spectateur.

2.6. Exemples de recyclage de portraits Ce genre de recyclage de portraits au XVIIe et au XVIIIe siècle est assez fréquent. Il s’explique par

le fait qu’après un ou deux siècles, plus personne ne s’intéressait à savoir exactement qui était ce jeune homme qui avait posé à une certaine époque pour un portraitiste en vue.

Portrait d’homme (Hans Memling, N-Y)

Hans Memling est un peintre brugeois qui travaille dans le dernier tiers du XVe siècle. Ce portrait a été transformé, sans doute au XVIIe siècle, en un Saint Sébastien. Si on le regarde soigneusement, on retrouve autour de la tête du personnage des restes d’une auréole qui a été effacée et une ligne sombre qui correspond à une ancienne flèche tenue par le personnage. Cette flèche a été effacée lorsqu’on a voulu rétablir ce portrait flamand dans son aspect premier au XXe siècle.

Sybilla Sanbetha (Hans Memling, 1480, Saint Janshospitaal de Bruges)

Ce portrait de femme remonte à 1480, indiqué dans la partie supérieure de l’encadrement. Cas assez rare pour un tableau flamand du XVe siècle qui a conservé son encadrement primitif. Au cours du XVIe siècle, on a ajouté des inscriptions qui transforment cette figure en un portrait de la Sybille Sanbetha qui aurait annoncé la venue du Christ. Les inscriptions n’ont pas été effacées et sur le talus du cadre, il y a une citation de la Sybille.

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Ce phénomène de changement d’identité est assez largement attesté et se trouve à l’origine de documents qui ont pu être accepté comme tel par la culture qui les a produits mais qui relève de la mystification et du recyclage d’images anciennes avec des fonctions nouvelles.

3. Le cas du portrait-obiit de Lambert Lombard

Portrait-obiit de Lambert Lombard (Liège, Musée de l’Art wallon)

Le portrait-obiit est un portrait réalisé lors de la mort du défunt. Il est destiné à être déposé sur son sarcophage lors de la cérémonie. Après celle-ci, on restitue généralement le portrait-obiit à la famille ou il peut être exposé dans l'église pour rappeler la cérémonie.

Ce panneau apparait dans la littérature scientifique en 1954 sous l’appellation de « Portrait-obiit de Lambert Lombard ». Le panneau a été acquis en 1954 par la ville de Liège qui considérait que nous étions en présence d’un document exceptionnel relatif à Lambert Lombard, figure centrale de la peinture de la Renaissance à Liège, artiste dont on ne conserve que peu de peintures mais qui a laissé une trace importante dans l’historiographie. Dans le contexte d’échauffement subnationaliste, d’affirmations régionales, Lambert

Lombard était devenu à Liège une figure centrale.

Sur l’encadrement de ce panneau, on peut lire une inscription latine : « In omnibus deo speravi Lambertus Lombardus / Obiit anno 1566 13 Augusto » que l’on peut traduire par : “En toutes choses j’ai espéré en dieu – Lambert Lombard / Il mourut en 1566, le 13 août ».

Cette image qui se présente donc à nous comme un document. Ce portrait occupe une place assez importante dans la littérature scientifique consacrée à l’artiste liégeois de la Renaissance. S’il en croit l’inscription, nous sommes devant un portrait de Lambert Lombard âgé, réalisé visiblement peu avant sa mort. On pouvait se croire en droit d’utiliser ce portrait comme un document presque photographique relatif à cet artiste. Ce portrait âgé complétait le témoignage d’autres portraits.

Portait de Lambert Lombard (Anonyme, XVIe siècle, Musée de l’art wallon, Liège)

Ce portrait était une véritable icône à la fin des années 60- début 70 puisqu’il ornait le billet de 100 francs. Il existe d’autres exemplaires de ce portrait peint (notamment à Assen, à Saint Petersburg, à Beveren, au château Jehay) qui sont considérés sur la base d’un témoignage du XVIIIe siècle comme des portraits de Lambert Lombard. Il n’y a pas de certitudes à ce sujet mais l’identification est généralement acceptée.

Lambert Lombard est une figure de l’histoire de l’art qu’on peut avoir le sentiment de bien connaitre dans son parcours individuel puisque nous possédons plusieurs portraits de cet artiste réalisés sans doute à différents moments de sa vie. Le document le plus fort en termes de crédibilité est la

gravure suivante.

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Lamberti Lambardi apud Eburones pictoris celeberrimi vita (Dominicus Lampsonius, 1565, Bruges)

Il s’agit d’une effigie qui illustre ce qui peut être considéré comme la première monographie d’artiste publiée dans nos régions. Son titre est « Biographie du célèbre Lambert Lombard, peintre Eburon (liégeois) ». Depuis le XVIe siècle, cette pratique de la monographie d’artiste est attestée Cet opuscule a été publié à Bruges en 1565 par Dominique Lampson. Il avait été élève de Lambert Lombard à Liège et a publié ce document du vivant de l’artiste (qui meurt en 1566). La biographie est accompagnée d’un portrait gravé sur lequel on peut lire « Lambertus Lombardus Pictor Eburonensis Anno Aetatis XLV » à savoir

« Lambert Lombard, peinture Eburon, réalisé lorsqu’il avait 45 ans en 1551 ».

Dans les ouvrages sur Lombard, on n’a pas manqué d’exploiter la série constituée par les 3 portraits. On a souvent comparée les 2 portraits conservés au Musée de l’Art Wallon.

Sous la plume de Jean Yernaux, on trouve déjà cette confrontation : « Or en les confrontant, nous avons d’un côté un homme à la fleur de l’âge au regard énergique, aux cheveux noirs en boucles (…) et presque juvénile. De l’autre, nous avons vieillards au regard éteint, aux cheveux et à la barbe blancs comme neige, la tête rentrant dans les épaules, la main égrenant son chapelet. Sans doute sous ce béret, on perçoit les traits de rude gaillard de l’autoportrait (à l’époque, on en était encore persuadé mais on sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas). On retrouve d’ailleurs le nez piriforme du concierge de Chif d’or, ses arcades sourcilières exhaussés, les creux sous les yeux, le profil de l’oreille, la moustache tombante, les doigts aux extrémités carrés et aux ongles rectangulaires ».

Yernaux fait l’effort de retrouver le même personnage derrière ces deux effigies, convaincu que nous avons deux fois le même personnage. « Après son séjour en Angleterre comme secrétaire du cardinal Paul, Lampson vécut de l’intimité de Lombard depuis 1558 jusqu’au décès de son maitre en 1566. Jeune, il avait été son élève. Lorsqu’il publia son opuscule, la vie de Lambert Lombard touchait à sa fin. On y trouve quelques émotions au Musée d’Art Wallon de Liège à imaginer leurs conversations. On se retrouve, en effet, devant deux portraits de Lombard. L’un, probablement de sa main, représente un homme solide, légèrement bedonnant, au regard vif, au visage expressif plein de cernes. L’autre est celui du même Lombard, petit vieillard bien net, endimanché, chenu, et dont le teint se colore d’un rose fragile. Sur le cadre, on

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trouve l’inscription suivante : « Lambertus Lombardus deo omnibus superavi ». C’est ce vieillard prématuré qui entendit la lecture, ou du moins la traduction du manuscrit et puis ainsi repassé mentalement les étapes de son existence. »Personne n’a remis en question la véracité de l’inscription qui se trouve sur le portrait et qui se trouve à l’origine de l’achat par la ville de Liège. En réalité, ce portrait obiit ne représente vraisemblablement pas Lambert Lombard. Il s’agit de l’œuvre d’un peintre colonais de la seconde moitié du XVIe siècle du nom de Barthel Bruyn le Jeune. Ce qui indique assez clairement qu’il s’agit d’une œuvre colonaise est le format chantourné. Ce format se rencontre assez souvent au XVIe siècle dans la peinture religieuse, en revanche, il n’est guère attesté dans le domaine du portrait sauf à Cologne (ex : Barthel Bruyn l’Ancien, Portrait d’Arnold von Brauweiler.). Il est assez clair que le prétendu portrait obiit est un portrait d’un patricien colonais de la seconde moitié du XVIe siècle peint par Barthel Bruyn le Jeune. Ce dernier était un portraitiste spécialisé dont nous possédons un très grand nombre de portraits. On a souhaité donner au XIXe siècle une plus valu en ajoutant en capitales latines le nom de Lambert Lombard. On a présenté ce portrait comme un portrait funéraire réalisé peu avant la mort de l’artiste. L’inscription ne présente nullement des lettres caractéristiques du XVIe siècle. De la plus, la référence au 13 août comme date de la mort de l’artiste n’est connue que depuis le XIXe siècle. Il y a donc un lien très étroit entre la redécouverte scientifique de Lambert Lombard et cette inscription.

4. Le cas du Rhinocéros de Dürer

Rhinocéros (Albrecht Dürer, 1515)Cette gravure a abusé des générations entières d’européens jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Tous les rhinocéros dans l’art occidental ont été représentés en s’appuyant sur cette gravure. Nous allons voir les mécanismes mis en œuvre par le graveur allemand pour accréditer cette image. Cette gravure a été réalisée par un artiste qui a réussi à s’imposer sur la scène internationale comme producteur d’images qui utilisait ce monogramme Ad (signature présentant un grand A et un petit d dans les jambages). On a souvent considéré

que Durer avait été le premier artiste a fabriqué un véritable logo. L’autorité artistique de Dürer a certainement contribué au succès de cette image.

Il s’agit d’une gravure sur bois. Au départ, il y a une planche gravée dans le creux réalisé par un professionnel de la gravure sur bois. On ne sait pas qui gravait les bois de Dürer mais il est peu probable qu’il les ait gravé lui-même. Cette gravure a eu beaucoup de succès dans la mesure où nous en avons des tirages pendant tous les XVIe et le XVIIe siècle. Au XVIIe siècle, le bois était encore conservé mais il ne devait plus être en très bon état puisque un certain nombre des lignes de la gravure qui correspondent à des saillis se sont cassés. Ce rhinocéros est présenté de façon surprenante avec plusieurs carapaces.

La légende est une légende imprimée avec de véritables caractères mobiles en plomb : « En la 1513e année après la naissance du Christ, le 1e mai, on a apporté depuis l’Inde au très puissant roi de Portugal Emmanuel un semblable animal vivant. C’est ce que l’on appelle un rhinocéros. Il est portraituré ici dans toute sa figure. Il a la couleur d’une tortue tacheté et est entièrement recouvert de grosses plaques. Du point de vu de la taille, il est comme l’éléphant mais plus trapu dans les pattes et bien protégé. Sur le nez en avant, il a une corne très forte. Quand il voit des pierres, il commence toujours par affûter cette corne. L’animal somnolent est l’ennemi mortel de l’éléphant. L’éléphant en a une peur terrible car quand le rhinocéros le rencontre, il lui rentre dedans avec sa tête entre les deux pattes antérieures et ouvre le ventre de l’éléphant et l’étrangle. L’éléphant ne peut rien faire car le

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rhinocéros est armé de telle manière que l’éléphant ne peut rien lui faire. On dit également que le rhinocéros et rapide, joyeux et rusé ». Cette légende est en allemand. Elle nous intéressera puisque la stratégie de Durer a été d’accréditer cette représentation. Le point de départ est l’arrivée en 1515 à Lisbonne d’un rhinocéros envoyé par un émir d’Inde au roi Emmanuel Ier de Portugal. Le représentant en Inde du roi Emmanuel pris livraison de ce rhinocéros qui a été transporté en bateau. Il a été conduit à Lisbonne à la cour où il a suscité un très grand intérêt. Emmanuel, qui souhaitait soigner ses relations avec le pape, décida de lui offrir le fameux rhinocéros. Il fut de nouveau embarqué de Lisbonne jusqu’au port d’Ostie (Rome) pour être offert à Léon X mais le bateau coula quelque part dans le Méditerranée. Entre temps, un texte avait dû circuler en Europe décrivant de façon succincte le rhinocéros. C’est sur la base de ce texte que Dürer flaira une des grandes occasions économiques de sa vie. Dürer avait le sens des affaires et une capacité à réaliser des images qui intéresseraient un très large public.

Le succès énorme tient au fait que l’inscription a été véritablement prise au sérieux. Si vous vous reportez à la deuxième ligne, on utilise le terme « geconterfeit » qui est le mot qu’on utilise en allemand à cette époque pour dire portraituré. Le choix des termes est extrêmement significatif.

Dans cette légende, on nous dit qu’il s’agit d’un animal qui s’est trouvé dans la collection d’un roi. C’est un élément important dans une stratégie d’accréditation. On nous dit que c’est un vrai portrait fait sur le vif, on complète des informations. On dit qu’il a la couleur d’une tortue tacheté, ce qui suggère que Dürer a vu l’animal s’il peut parler de sa couleur. Ce qui suit en repris à Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, qui a été la référence littéraire en matière de rhinocéros jusqu’à ce qu’un véritable rhinocéros réapparaisse en Occident. Il y avait des rhinocéros qui avaient participé à des jeux de cirques dans la Rome antique et on avait plus vu de rhinocéros depuis la chute de l’empire romain. Pline l’Ancien, auteur d’histoire Naturelle rédigé au 1e siècle p.C., y a fait référence.

Dans le texte de la légende, Dürer reprend des éléments du texte de Pline. Par exemple, quand il nous dit que le rhinocéros est plus trapu que l’éléphant, qu’il n’a qu’une seule corne très forte, que le rhinocéros est l’ennemi mortel de l’éléphant, etc. On voit très bien que la stratégie de Dürer vise d’une part à convoquer une autorité royale, d’autre part utilise son autorité d’artiste en prétendant qu’il a fait le portrait de l’animal comme s’il l’avait vu de ses propres yeux et enfin, utilise les attentes du spectateur en matière de rhinocéros. Puisque son image dans le milieu cultivé du XVIe siècle se ramenait au texte de Pline, on ressert ce texte mais on le gonfle un peu comme s’il avait été enrichi par une vision directe de l’animal.

Il avait déjà eu beaucoup de succès en 1496 avec la Truie de Landser (Albrecht Dürer, 1496), gravure sur cuivre, image vendu à la pièce sur les marchés. Landser est un petit village d’Alsace où était née une truie monstrueuse avec une sorte de triple corps. Durer, qui habitant Nuremberg (à environ 500km), n’avait guère songé à se déplacer pour aller voir de ses propres yeux cette truie. Sur la base d’un texte imprimé qui avait assez rapidement circulé, Dürer avait conçu cette image qui se présente comme une sorte de portrait de la truie de Landser mais il n’y a aucune inscription dans le cas présent. Ces naissances d’animaux monstrueux frappaient beaucoup l’opinion publique de la fin du XVe siècle car on considérait en général que les accidents naturels étaient des signes que Dieu envoyait à l’humanité pour lui faire comprendre que la fin des temps approchait. Cette truie dont beaucoup de monde parla mais que peu de gens purent voir inspira déjà à Dürer une gravure. Dürer ayant déjà très bien compris que si un graveur souhaitait connaitre un succès commercial, il fallait faire voir aux gens ce qu’ils souhaitaient voir mais qu’ils n’avaient pas la possibilité d’avoir vu. A l’arrière-plan, on remarque un paysage qui est censé suggérer que cette truie aurait vu dans son environnement

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naturel mais qui ne ressemble pas du tout à l’Alsace avec un lac et des montagnes. Le paysage accrédite d’une certaine façon l’image.

Après le succès de la truie, Dürer se dit qu’il allait réussir avec ce rhinocéros un coup similaire. S’appuyant sur les quelques témoignages écrits qui circulaient, il va imaginer ce rhinocéros avec carapaces, qui évoquent une sorte de tortue monstrueuse. Le succès sera énorme, de nombreuses copies furent produites : Rhinocéros (Enea Vico, 1548).

Tous les artistes qui, au XVIe et au XVIIe siècle, vont avoir à représenter un rhinocéros vont le faire en

considérant que la gravure était une sorte verra effigies : Projet de tapisserie (Pieter Coeck van Aalst, Londres, British Museum), Fayence de Delft au XVIIe siècle, Porcelaine de Meissen du XVIIIe siècle.

En 1684, un rhinocéros va être amené à Londres. Il va être présenté contre paiement au public londonien. Cette même année, un peintre anglais, Francis Barlow, va réaliser une gravure : A True Representation of the Elephant, and the Rhinoceros (Francis Barlow, 1684). Ce rhinocéros ne s’inspire pas du mais a clairement pour origine le rhinocéros de Dürer (qui avait déjà plus de 150 ans à cette époque).

Dans cette gravure on combine d’une part le modèle littéraire et d’autre part les attentes visuelles qui ont pour origine la gravure de Dürer. C’est une des grandes caractéristiques des documents figurés que celui-ci est stocké dans la mémoire de l’individu comme s’il s’agissait de l’objet réel.

Une gravure se présente comme un document authentique que l’on dit d’ailleurs « drawne after the life ». On voit l’émergence du peintre spécialiste dans un secteur spécifique du monde visible. Dans le cas présent, nous avons une gravure due à Barlow, nom qui figure en bonne place sur la

gravure à l’extrême gauche.

Rhinocéros (Pietro Longhi, The National Gallery à Londres)

En 1751, il y eu de nouveau un rhinocéros baladé partout en Europe, notamment lors du carnaval de Venise. Un peintre vénitien du XVIIIe siècle, Pietro Longhi, va illustrer cette venue. Le dompteur n’est pas masqué. Il se sert d’un fouet et d’une corne. Pietro Longhi a donc vu un rhinocéros. Il apparait que son rhinocéros porte quand même le souvenir visuel de la gravure de Dürer pour rencontrer les attentes du spectateur. Le rhinocéros est représenté de profil dans une attitude qui rappelle nettement la gravure. Les

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replis de peaux de l’animal sont mis en évidence de telle manière qu’on a l’impression d’un animal composé de plusieurs partis.

5. La Fidélité des portraits

Portrait de Jan de Leeuw (Jean van Eyck, Kunsthiroisches Musuem à Vienne)

Il s’agit d’un portrait flamand du 15e siècle dont nous avons la chance de posséder l’encadrement d’origine. Le personnage est représenté tenant dans la main droite une bague, attribut professionnel de l’orfèvre. L’encadrement comporte une inscription comme il était d’usage au 15e siècle. Le texte est néerlandais et dit ceci : « C’est le jour de la Sainte-Ursule que Jan de Leeuw vit la lumière du jour pour la première fois : 1401 » ; on ajoute « Jan Van Eyck m’a maintenant portraituré. On voit bien quand il a commencé : en 1436. ». Vous avez donc une inscription qui débute en haut à gauche par une croix. Au lieu d’écrire Leeuw, on a mis un petit lion. On suppose qu’il devait être la marque de cet orfèvre. Jan de Leeuw est connu par les documents d’archives brugeois. Grâce à cette peinture, nous apprenons

la date de naissance de Leeuw au jour près (21 octobre 1401), ce qui est tout à fait inhabituel. A l’époque, il n’y a pas d’état civil tenu de manière systématique de sorte que même pour des gens célèbres nous ne connaissons pas la date de naissance.

Dans la mesure où le sérieux de portraitiste du peintre est attesté par l’existence d’une étude préparatoire poussé (cf. supra : Portrait du Cardinal Albergati ), on peut considérer que Van Eyck a reproduit fidèlement les traits de Van Leeuw. Ce portrait peut être considérer comme un document particulièrement détaillé et fiable concernant l’apparence physique de ce personnage.

De Leeuw a été doyen de la gilde des orfèvres de Bruges. On le retrouve également mentionné dans un document de 1455 concernant une Joyeuse Entrée du duc de Bourgogne Philippe le Bon à Bruges à l’occasion de laquelle on avait demandé aux bourgeois de décoré leur façade ; le prix de la plus belle avait été financé par De Leeuw.

Madone au chanoine Van der Paele (Jan Van Eyck, 1436, Groeningemuseum à Bruges)

On peut considérer que le portrait du chanoine Van der Paele a également valeur de document. Il s’agit sans doute d’un panneau épitaphe commandé par un chanoine de Bruges. Nous avons une série d’inscriptions sur l’encadrement qui mentionne le nom du commanditaire puis le nom du peintre. Van de Paele s’est fait représenter avec son Saint Patron Saint Georges (à droite). Ce dernier est représenté avec une bannière sur laquelle il y a une croix rouge (et non

son dragon). Au centre, il y a une vierge à l’enfant et Saint Donatien à gauche. Saint Donatien était le saint patron de la collégiale dont Van der Paele était membre.

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On nous dit fondamentalement sur l’encadrement de l’image que l’œuvre a été commandé par Van der Paele et qu’il s’agit du chanoine représenté. On a la possibilité de combiner les nombreuses informations fournis par les archives de Bruges avec les informations fournies par Jan Van Eyck.

Van der Paele est une figure assez connue de la vie ecclésiastique brugeoise. Il a dû naitre vers 1370. Il a fait une assez belle carrière à Rome dans l’administration pontificale. Il a été régulièrement récompensé par des papes qui lui ont accordé des revenus ecclésiastiques. Ce monsieur est devenu notamment chanoine de la cathédrale saint Donatien de Bruges en 1410. Il n’y a donc aucune raison de douter que ce chanoine devait présenter en 1436 ce visage assez bouffi, ravagé par l’âge. Il devait avoir les yeux clairs que lui donnent Van Eyck, cette forte calvitie.

L’image a beaucoup inspiré un médecin belge qui, en 1951, a publié un ouvrage intitulé : « Rigueur de Jean van Eyck. A propos d’un diagnostic médical sur un tableau de 1436 ». Dans cet ouvrage Jules Desneux, médecin, a proposé un véritable diagnostic médical sur la base du portrait. Il y décrit les différentes verrues. Ce genre de démarche est tout à fait légitime dans la mesure où la valeur documentaire du portrait peut être considérée comme assurée.

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Chapitre III : Images dont le potentiel documentaire n’est pas signalé explicitement

C’est à l’historien que revient la mission de reconnaitre dans ces images un potentiel documentaires. Ce potentiel documentaire peut varier en fonction des époques, c’est une variable historique qu’il convient d’apprendre à gérer. A partir du 17e siècle jusqu’au début du 19e, s’impose en occident l’usage de représenter les épisodes bibliques en les projetant dans un espace-temps romain ayant en général pour sources les représentations des bas-reliefs romains. De telles images ont certainement un caractère documentaire plus faible que les images produites dans des cultures qui pratiquaient le principe d’actualisation dans le temps et dans l’espace comme c’était le cas de la culture du nord de l’Europe au 15e siècle.

1. Différence en peinture religieuse entre la peinture flamande du 15e siècle et la peinture italienne du 17e siècle

Lapidation de saint Etienne (Annibale Carracci, Louvre à Paris)

Dans cette peinture, le potentiel documentaire est assez maigre. L’œuvre illustre un sujet religieux : la lapidation de Saint Etienne. Nous sommes en présence d’une œuvre réalisé par un peintre originaire de Bologne, établi à Rome. Cette peinture donne à voir un épisode qui aurait eu lieu au 1e siècle de notre ère avec des personnages que le peintre a habillé à la romaine et auxquels il a donné l’aspect de romains du 1e siècle AC. A la base de cette image, nous

avons non seulement le texte de la Bible mais également une certaine connaissance de l’archéologie romaine s’appuyant notamment sur les sarcophages romains, sur la sculpture. Cette peinture s’efforce donc de représenter un épisode historique sous l’aspect d’une scène qui se serait déroulé au 1-2e siècle de notre ère.

Cette recherche d’authenticité historique apparait dans le personnage de Saül qui est décrit dans les textes comme assistant à la lapidation assis en gardant les vêtements de ceux qui participaient directement à la lapidation. Il est représenté avec une espèce de cuirasse athlétique qui provient de représentation d’empereur romain. Il y a aussi des personnages relativement dénudé qui s’inspire assez nettement de statues romaines. Globalement, une image comme celle-ci nous renseignent peu sur le monde dans lequel vivait Carracci.

Dans cette image, un élément a valeur de document visuel concernant la réalité dans laquelle vivait Carracci : la représentation des murs de la ville de Jérusalem avec un arbuste qui s’est développé à partir d’une anfractuosité de la muraille. Carracci reproduit l’état des anciennes fortifications des villes au début du XVIIe siècle.

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Au 15e siècle en Europe, la conception de la peinture religieuse est assez différente. Les peintres flamands du 15e siècle à la différence des peintres romains du 17e siècle pratiquent une esthétique qui repose premièrement sur l’appropriation locale des épisodes bibliques et sur leur actualisation.

Visitation (Rogier de le Pasture, Leipzig)

Rogier de le Pasture s’est efforcé de situer l’épisode dans nos régions et de donner aux personnages des vêtements que l’on portait au XVe siècle. Cette appropriation locale amène le peintre à situer la scène devant un édifice sans doute de fiction mais qui s’inspire d’édifices réelles avec une tour du XIIe siècle, du côté gauche une salle avec fenêtres gothiques et un pignon à degrés. Cette peinture reproduit un épisode biblique mais présente une information visuelle sur l’époque du peintre. Il ne cherche pas à projeter

dans le monde gréco-romain des épisodes de la Bible.

La valeur documentaire des images est fondamentalement une variable culturelle. Certaines périodes de l’histoire de l’art occidental vont produire des images qui travaillent avec des pans entiers de la réalité contemporaine du peintre et d’autres périodes de l’histoire de l’art où il y a des visées de vraisemblances archéologiques.

2. Conventions à connaitre

Ce potentiel documentaire ne peut être utilisé qu’en connaissant les règles qui gouvernent la production d’images à une époque donnée. SI on ne connait pas ses conventions, on risque d’accorder une valeur documentaire qui ne corresponde à aucune donnée empirique.

2.1. Convention de la taille Maitre de La Légende de sainte Ursule, Saint Michel avec donatrice (Museum à Bruges)

Œuvre d’un peintre brugeois du XVe siècle. Ce maitre a représenté Saint Michel archange avec des diables à ses pieds mais également une petite dame, une religieuse. Cette religieuse visible dans l’angle inférieure gauche

de la composition n’est nullement une naine. C’était une femme qui avait une taille normale mais en tant que religieuse, elle a éprouvé le besoin de se faire représenter dans un format plus petit que Saint Michel. Le peintre a donc utilisé un mode figuré qui met en évidence la modestie de cette femme.

Vierge à l’Enfant avec donateurs (fin XVe, Museum voor Schone Kunsten à Gand)

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Au centre de l’image, vous avez une énorme vierge à l’enfant ; au premier plan deux petits personnages les mains jointes et derrière eux, des personnages dont les proportions dépassent les donateurs mais quand même plus petit que la Vierge. Nous avons donc l’utilisation de proportions

symboliques. Les saints patrons sont saint Jean-Baptiste (agneau) et sainte Barbe (tour).

Les couleurs des visages dans la peinture des XVe et XVIe siècle sont bien souvent conventionnels. Les femmes ont les chairs plus claires.

2.2. Convention de couleurs

Portrait d’un couple (Robert Campin, The National Gallery à Londres)

Nous retrouvons cette convention sur ces volets. Les chairs plus sombres du mari constituent donc une convention de représentations.

2.3. Convention de prières de la nature

Triptyque Moreel (Hans Memling, Groeningemuseum à Bruges)

Dans la peinture flamande du 15e siècle, vous avez très souvent des représentations de personnages avec un prie-Dieu posé en pleine nature. Il s’agit d’une convention de représentation. Aucun indice dans les sources écrites qui permettent de conclure qu’au 15e siècle s’était développé une pratique de la prière en plein air même si elle est souvent illustrée dans la peinture flamande.

Lorsqu’on considère l’œuvre dans sa totalité, on comprend pourquoi le peintre a représenté les commanditaires en plein air. Il s’agit de

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représenter comment, par la prière, les donateurs rejoignent l’espace occupé par les saints (saint Christophe, saint Benoit et Gilles). Le paysage occupé par les saints se prolonge sur les volets. Si on ne connait pas cette formule, on aura tendance à considérer qu’au 15e siècle, il y a avait une pratique de la prière en plein air.

Madone au chanoine Van der Paele (Jan Van Eyck, 1436, Groeningemuseum à Bruges)

Il faut reconnaitre tout ce qui dans cette image, relève de la convention. Le code visuel est en partie analogique.

A gauche, vous avez une représentation d’un évêque tenant une roue sur laquelle se trouvent des bougies. Ce genre d’objet est un attribut iconographique de saint Donatien. Saint Donatien sauvé des eaux du Tibre (Lancelot Blondeel, The British Museum à Londres)

Selon la tradition légendaire, saint Donatien est un évêque de Reims du 4e siècle. Il était un jeune romain né dans une famille chrétienne qui tombe par accident dans les eaux du Tibre. Le pape décide de lancer une roue sur

laquelle on avait planté des bougies. Cette roue va s’arrêter miraculeusement où Donatien était étendu.

Histoire de Tarquin l’Ancien (seconde moitié du 15e siècle, Zamora)

Comme le dit la légende de cette tapisserie, il s’agit de l’histoire de Tarquin l’Ancien, roi étrusque (6e siècle AC). L’auteur des cartons qui ont servis de bases à la réalisation de cette tapisserie ne s’est nullement efforcé de situer le texte de Tite-Live dans un monde visuel romain, il projette donc sur le monde courtois du 15e siècle.

Dans une image comme celle-ci, le peintre s’est efforcé de conférer à la représentation une crédibilité particulière en recherchant des détails propres à la vie courtoise du 15e siècle. Cette œuvre ne peut guère être utilisée comme un document relatif à l’époque de Tarquin mais un document figuratif qui fournit une série d’informations par un historien de la culture du 15e siècle.

Il faut apprendre à lire ces documents car entre la réalité et l’image que nous avons sous les yeux, il y a un intermédiaire (artiste) qui se sert d’un langage pictural en partie analogique et en partie conventionnel. La part de convention est une variable en fonction des époques.

2.4. Culture plus conventionnelle qu’analogique Bas-relief du Mastaba de Thy (2300 AC, Saqqara)

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Pour les Egyptiens, l’image comporte des signes standardisés présentant le même de standardisation le signes écrits. Sans connaissance des conventions qui caractérisent cet art, on tirera des représentations figurées des informations qui se révèleront fausses.

Ces personnages sont en train de tirer des cordes. Pour une personne sans connaissance de cet art, l’impression est forte est que le personnage situé à l’extrême droite a l’épaule démise alors que l’épaule gauche est simplement rabattue dans le plan.

Dessin de Daniel Alain (1955)

Dans un ouvrage célèbre (Art and illusion de E.H. Gombrich) publié en 1960, vous trouvez ce dessin humoristique du à Daniel Alain qui est l’illustration de ce que peut être une lecture de l’art égyptien ne prenant pas en considération la part de convention qui le caractérise.

Saint Luc peignant le Vierge (Rogier de le Pasture, The Museum of Fine Arts à Boston)

Il s’agit de l’illustration d’une légende selon laquelle l’un des quatre évangélistes, Saint Luc, aurait également fait plusieurs portraits de la Vierge. Cette tradition est attestée dans le monde byzantin à partir du 8e siècle. Elle a donné lieu à partir du 15e siècle dans nos régions à des représentations de saint Luc faisant le portrait de la Vierge selon l’usage du temps, c'est-à-dire en réalisant une étude

dessinée de la vierge Marie qui aurait posée pour lui. En attribuant à saint Luc une activité de peintres modernes travaillant selon le modèle vivant, les peintres flamands ont conféré à leur propre pratique une autorité sainte.

2.5. Pivotement d’objets Parmi les autres conventions que l’on peut mettre en évidence dans la peinture de la fin du Moyen-âge, une formule largement répandue au 14e siècle-15e consiste à faire pivoter certains objets dans l’espace et certains personnages de façon à ce qu’ils apparaissent sur un angle de vu plus

satisfaisant.

Meurtre de saint Thomas de Cantorbéry (British Museum à Londres)

Les fuyantes du carrelage de la chapelle sont différentes de celles de l’autel. Il est clair que les autels n’étaient pas disposés en oblique. En réalité, le peintre se permet de faire violence à ce qui était l’usage commun (autel parfaitement axé) de façon à pouvoir présentés saint Thomas et ses assaillants de profil

ou de trois-quarts.

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Imposition de la chasuble à saint Ildefonse (Anonyme brugeois, fin XVème s)

Cette formule se retrouve à la fin du 15e siècle dans cette représentation d’un autre épisode légendaire qui concerne un saint espagnol du 7e siècle, saint Ildefonse, archevêque de Tolède, qui aurait reçu miraculeusement des mains de la vierge une chasuble dans la cathédrale de Tolède. La

scène est localisé dans une église flamande du 15e siècle (jubé, architecture gothique). On a donc une actualisation, une appropriation locale du mythe. La manière dont le trône de la vierge est situé dans la nef de l’église : il n’y aucune correspondance entre les fuyantes du pavement de la nef et ce trône disposés en oblique bien qu’il soit en pierre. De nouveau, il est clair que le peintre se permet une infraction aux lois qui gouvernaient l’ordonnance des sanctuaires de façon à donner une image de trois-quarts de la vierge.

2.6. Différences de proportions entre architecture et personnage

Une autre convention dans la peinture du 15e siècle est celle qu’avaient les peintres à représenter l’environnement architectural des personnages selon un autre système de proportions que les personnages eux-mêmes. Les personnages sont représentés dans un format beaucoup plus monumental que leur environnement spatial.

Revers du Polyptique de l’Agneau mystique (Frères Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint-Bavon à Gand)

La vierge et l’archange Gabriel sont représentés bien trop grand pour l’environnement. Selon une conception artistique qui va s’imposer en occident à

partir du 17e siècle, ce serait une erreur commise par le peintre. Or dans la première moitié du 15e siècle, il s’agit d’une convention qui veut que le format des personnages et le format de leurs environnements diffèrent de façon à ce que les personnages dominent clairement leur environnement.

Madone au chanoine Van der Paele (Jan Van Eyck, 1436, Groeningemuseum à Bruges)

On peut faire une observation similaire à propos de cette œuvre. Les colonnes des arcades semblent petites par rapport aux personnages. Ce choix correspond à l’attente visuelle du spectateur de l’époque qui voulait que l’arrière-plan d’un tableau soit optiquement dépendant du premier plan de façon à ce que la priorité des figures ne soit pas mise en question.

On pourrait aussi considérer que le chanoine Van der Paele ne se préoccupe guère ni de la vierge ni de l’enfant Jésus puisqu’il regarde devant lui dans le vide. Il s’agit du convention faite pour suggérer le fait que le chanoine ne voit

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pas la vierge et l’enfant Jésus comme il verrait un personnage terrestre mais que cette rencontre se fait dans son esprit.

3. Cas du portrait de Jean sans Peur

L’importance du facteur stylistique ne saurait être sous-estimé lorsqu’il s’agit d’évoluer le potentiel documentaire d’une représentation. Ceci vaut également pour des portraits, en particulier lorsque nous possédons plusieurs exemplaires d’un même portrait sans l’original. Il convient de prendre en considération le style dominant au moment où le portrait a été réalisé. C’est en prenant en considération cet élément stylistique que l’on pourra mettre en évidence la vérité d’un portrait et tout ce qui relève de la convention stylistique.

Nous allons examiner une série de portrait du duc de Bourgogne Jean sans Peur (1404 duc – assassiné en 1419). L’importance historique du duché de Bourgogne a fait que l’on a souvent commenté des séries de portraits des ducs où se trouvait l’effigie de Jean sans Peur.

Exemplaire du Musée des Arts

décoratifs (Paris)

Exemplaire de la Collection

Limburg-Stirum (Huldenberg)

Exemplaire de la Collection Heugel

(Paris)

Maître de la Légende de sainte Catherine (Anvers)

Sur l’exemplaire du Musée des Arts décoratifs (Paris), une inscription en contre bas dit « Jean, fils de Philippe, duc de Bourgogne ». Il y a toute une discussion parmi les spécialistes pour savoir si ce portrait est véritablement un portrait de Jean sans Peur (réalisé de son vivant) ou s’il s’agit d’une création à postériori à partir de portrait de Jean sans Peur. En effet, la formule du portrait de trois-quarts ne s’impose qu’à la fin des années 1420-30. La question est de savoir si dans son entourage, il y aurait pu y avoir un portraitiste innovateur qui aurait déjà réalisé un portrait de trois-quarts. Dans le cadre de ce cours, nous verrons plutôt la manière dont le style dominant transforme son visage et comment l’évolution stylistique au cours du 15e siècle qui va métamorphiser son portrait.

Le premier état du portait est attesté par 3 exemplaires : celui du musée des Arts Décoratifs (Paris), celui de la Collection Limburg-Stirum (Huldenberg) et celui de la Collection Heugel (Paris). Chaque fois, on remarque un nez particulièrement saillant avec une arête courbe et un sourire assez marqué. On remarque également l’étirement de la tête. Ils ont dû être réalisés dans les années 1420-30.

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L’exemplaire d’Anvers remonte à la fin du 15e siècle. Jean sans Peur a changé de look en dépend de son chapeau. Son nez comprend une arête rectiligne, la bouche est droite, les sourcils sont également droit. La tête est devenue beaucoup plus large. Ce contraste correspond à l’évolution stylistique.

A la fin du 14e siècle jusque dans les années 1420-30, les drapés sont dominés par un jeu de courbes souples tandis qu’après s’impose un drapé à plis cassés caractérisés par l’usage systématique de lignes brisées. Ce contraste se retrouve également dans la formulation du visage de Jean sans Peur. Les trois premiers portraits sont des portraits d’un gothique international tandis que le portrait d’Anvers est un visage gothique final. Ce jeu de courbes qui structuraient le visage dans le portrait des arts décoratifs à céder la placer à un visage avec un nez présentant une arête diagonale rectiligne, des lèvres

droites et un visage plus massif.

Dans la seconde moitié du 15e siècle, l’exemplaire du Palais des Beaux-arts de Lille a également été réalisé. Nous nous retrouvons à nouveau un document explicite puisqu’il est écrit sur le cadre « Jean, duc de Bourgogne » et une inscription similaire sur le panneau, ainsi que ses armoiries. La valeur documentaire de ce portrait doit être soumise à une analyse stylistique. Nous avons un curieux mélange de la première génération de portraits de Jean sans Peur et

de la seconde génération puisque nous avons un visage très allongé comme dans les œuvres de la première génération mais le nez présente une arête rectiligne et le sourire a presque disparu. Les générations de portraits peuvent être combinées. Cet exemplaire est une synthèse entre l’exemplaire des arts décoratifs de Paris et l’exemplaire du musée des Beaux-arts d’Anvers.

Il existe aussi des exemplaires du 16e siècle où l’on s’aperçoit que l’on a voulu complexifier et individualiser le visage. En général, on commande une série de portraits de duc de Bourgogne. Chaque fois, on essayait d’égaliser les différents portraits de façon à ce qu’ils aient plus ou moins la même crédibilité de documents. Il est clair que le peintre du 16e siècle qui a réalisé l’exemplaire de Tournai n’a jamais vu Jean sans Peur. Ce portrait est enrichi de notations véristes qui correspondent à l’état de l’art du portrait tel qu’on le pratiquait à l’époque où cette peinture a été réalisée.

Il y a même des exemplaires du 17e siècle : nous retrouvons ici un exemplaire de Madrid qui visiblement s’inspire des exemplaires les plus anciens des années 1420-30. Le modèle a été baroquisé, ce qui explique ce menton plus rond, ces grands yeux ouverts. L’auteur du panneau demeure tout de même assez fidèle au modèle ancien en conservant ce visage émacié et très

allongé.

D’autres artistes du 17e siècle ont confronté des effigies de Jean sans Peur à cette tradition iconographique, et ont opté pour des Jean sans Peur beaucoup plus gras et plus flasque, correspondant véritablement aux idéaux de beautés du 17e siècle. Vous avez ici une gravure tirée de : Les augustes représentations de tous les Rois de France (1688, Paris).

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Jean est représenté avec un manteau en galoche et des joues bien grasses.

La question est de savoir, au-delà de toutes ces variations stylistiques, à quoi ressemblait Jean sans Peur. Une fois que l’on a fait le compte des modifications profondes subies par cette physionomie, on se demande si derrière les changements stylistiques, il y a encore la possibilité de véritablement saisir la physionomie de Jean sans Peur.

4. Cas de la Crucifixion du Parlement de Paris

Crucifixion du Parlement de Paris (André d’Ypres, Louvre à Paris)

Cette crucifixion se trouvait au Parlement de Paris, c'est-à-dire dans les murs de l’institution juridique la plus importante du Royaume de France. Ce panneau présente une structure de retable. Il s’agissait d’un grand panneau suspendu dans la salle de justice. C’était un usage en France du 14e au 16e siècle que de placer une représentation de la crucifixion dans les espaces où l’on disait la justice.

Ce grand panneau se trouvait dans une salle de justice, vraisemblablement suspendu à une certaine hauteur au-dessus de la tête des juges. De prime abord devant ce type d’œuvre, on peut être surpris par la question de savoir si une telle image a une éventuelle valeur documentaire.

Nous avons donc une représentation du Christ en croix avec à gauche, la vierge Marie et les saintes femmes et à droite, saint Jean l’Evangéliste. C’est une image du calvaire élargie puisque nous avons également la représentation de 4 saints qui ne sont nullement des contemporains de la mort du Christ :

Saint Louis (Louis IX, roi du 13e siècle) représenté avec les attributs d’un roi de France (lys d’or) à l’extrême gauche.

Saint Jean-Baptiste, le dernier prophète, le précurseur, celui qui désigne l’agneau de dieu comme étant le christ d’où le fait qu’il est représenté tenant sur un livre l’agneau de dieu plus à droite.

Un saint céphalopode (portant sa propre tête) : saint Denis, figure importante à Paris puisque selon une tradition. Au 9e

siècle, il aurait été un disciple de Saint Paul. Venu prêcher le christianisme, il aurait été décapité avec ses disciples à Montmartre, le mont des martyrs. Après avoir été décapité, il se serait redressé, aurait ramassé sa tête et se serait mis en marche jusqu’à un village situé au sud de Paris où il serait finalement mort (Saint-Denis).

Charlemagne représenté avec le lys de France et l’aigle impérial. Il s’agit du dernier roi des Francs, premier empereur des Germains, mort en 814.

De prime abord poser la question de la valeur documentaire d’une telle image peut sembler paradoxal en raison du caractère manifestement surnaturel de la représentation. L’image comprend également une représentation de dieu le père dans l’axe de la croix avec la colombe du Saint esprit (image de la trinité dans l’axe de symétrie verticale de l’image). De plus, cette image présente un caractère fortement conventionnel puisque les spécialistes de la peinture flamande ont remarqué que le peintre qui a réalisé ce clavaire, identifié de

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manière hypothétique à André d’Ypres, a visiblement du avoir des contacts avec Rogier de le Pasture puisqu’il s’inspire visiblement des représentations du Christ de la Pasture. On le voit sur cette confrontation avec le Triptyque de la crucifixion (Rogier de le Pasture, Vienne). Nous avons la même formule d’un christ présentant un corps en zigzag. L’auteur du panneau avait recours à des dessins d’après des œuvres de Rogier De le Pasture et non pas du modèle vivant.

Donc, ce panneau est une œuvre de fiction, une représentation du calvaire dilaté dans le temps et dans l’espace puisqu’elle comporte la représentation de personnages qui ne sont pas contemporains. Nous sommes fondamentalement dans le domaine de la fiction.

Pourtant les choses ne sont pas aussi simples. Lorsqu’on on examine le fond, on remarque qu’il correspond à une démarche particulière du peintre qui a souhaité offrir à son commanditaire une image correspondant au standard les plus modernes en matière de représentations. Sur la miniature représentant la Chambre des Comptes à Paris à la fin du 15e siècle, vous avez la représentation d’un calvaire présentant un fond doré. Le fond doré demeure fondamentalement, jusque dans les années 1430, la norme. André d’Ypres n’était le premier à réaliser un calvaire pour le parlement de Paris. Nous savons par un document qu’il existait déjà un document similaire datant du début du 15e siècle qui se trouvait dans la salle de justice de Parlement de Paris et qui a été remplacé par cette peinture. Cette peinture a été financée par les amandes prononcées par la Parlement de Paris entre 1449 et 1453.

Cette peinture correspondait à la nouveauté la plus manifeste en matière d’art pictural puisque le peintre a renoncé à tout fond doré. Il a introduit une vue de Paris à la place de ce fond. Cette vue de Paris se présente sous l’aspect d’un diptyque.

Du côté gauche, derrière saint Louis et saint Jean-Baptiste, vous avez une représentation du Palais du Louvre. Le calvaire lui-même est situé sur la rive gauche de la Seine et sur la rive droite, vous apercevez le Palais du Louvre tel qu’il se représentait à partir de la fin du 14 e siècle suite aux travaux entrepris par Charles V.

Du côté droit, nous avons le Palais de la Cité (entre saint Denis et saint Charlemagne) avec le portail correspondant au règne de Philippe IV le Bel (début des années 1300). C’est cette image-là qui va particulièrement retenir notre attention car c’est quasi la seule image conservée de la façade du Palais de la Cité qui se trouvait sur l’ile de la Cité. Ce palais de la cité avait donc été réaménagé à l’époque du roi Philippe le Bel vers 1300. Il a été détruit au 18e siècle. Nous avons quelques descriptions du 16e et 17e siècle qui nous permettent de comprendre cette image qui date des années 1450. Ce fond introduit une dimension spéculaire dans la peinture religieuse, c'est-à-dire que le spectateur contemporain reconnait dans l’image une partie de son monde. On voit donc un portail du début du 14e siècle (remonte à l’époque du roi Philipe le Bel) tel qu’il se présentait à l’époque où le panneau a été réalisé. Les documents l’appellent la porte du bon roi Philippe ». Il n’était déjà plus en très bon état, notamment la polychromie de la statue du trumeau avait quelque peu souffert. Il y avait encore des restes de polychromie : la représentation du roi comme un roi de France avec son manteau bleu orné de Lys d’or. Le bleu était un peu passé par les pluies en dépit du baldaquin. La dorure était mieux conservée. Nous avons l’exemple étonnant d’un peintre du milieu du 15e siècle qui représente un monument existant et important. Nous avons l’extérieur du palais de la cité, à savoir l’extérieur du palais où se trouvait le parlement de Paris. Cette façade extérieure comportait donc un portail avec des statues. Il n’y en avait plus que deux.

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La polychromie des sculptures des portails constituait quelque chose de très important dans la société du 12-14e siècles. Ce sont des cultures qui aiment la sculpture polychrome. La polychrome devait être régulièrement renouvelée (tous les 30-40 ans). On l’adaptait à l’évolution du gout. C’était une manière de moderniser des statues anciennes. Ce n’est qu’à partir du 16e siècle qu’on a cessé de le faire. Il y a encore des restes, par exemple à la Cathédrale de Reims et sur la cathédrale de Lausanne qui date de la fin du 12e siècle, portail relativement profond de sorte que la polychromie s’est mieux conservée. A la cathédrale d’Amiens, il y a une tentative de reconstitution de la polychromie par jeu de lumières. Tout ceci pour dire qu’à l’époque d’André d’Ypres, les portails des cathédrales et des édifices profanes présentaient une polychromie dans un état plus ou moins bon. A en juger par le tableau, cet état était relativement médiocre (France ruiné par la guerre de cent ans qui venait de s’achever).

Le peintre a non seulement présenté la polychromie de la statue. Il a également représenté des taches d’humidité qui correspondent à des zones dans lesquels s’était constituée une couche de mousse. Il faut noter ici que de façon générale dans la peinture flamande du 15e siècle, il y a une attention particulière portée à des détails qui confèrent à la représentation un caractérise particulier de vraisemblance, comme si ce qui est représenté avait été observé sur le vif. Pour preuve ce détail tiré d’une représentation panoramique de la Panorama de la Passion du

(Hans Memling, 1470-1480, Turin). Au premier plan la représentation du Christ portant la croix qui sort de Jérusalem par une porte de la cité. Jérusalem a l’aspect d’une cité médiévale. Les constructions sont elle-même parfois de style flamand contemporain, parfois pseudo-antique pseudo-romane. On a la présence de ces zones d’humidités : au premier plan deux jeunes femmes qui regardent depuis une tour, le sommet des murailles présentent une couleur brunâtre qui indique que l’humidité se dépose sur les surfaces horizontale ou oblique.

Sacra conversazione (Hans Memling, N-Y)Cette rhétorique de la vraisemblance se retrouve même dans des images qui présentent un très haut degré de fonctionnalité. C’est une représentation de la vierge Marie entre sainte Catherine (roue et épée) et sainte Barbe (tour). Memling a représenté l’attribut iconographique de Sainte Barbe avec des tâches de couleurs orangés qui suggèrent que cette tour se comporte comme une tour réelle qui exposée au climat humide développe des tâches sombres avec le temps. Il s’agit de crédibiliser le symbole et suggérant qu’il a été observé dans la réalité quotidienne.

Miniature flamande : Sainte Catherine (vers 1500, Anvers)

Parfois, ces taches peuvent se retrouver n’importe où. Cela dépend du sens de la logique du peintre. Le bâtiment à l’arrière-plan présente ces tâches d’humidité sans aucun ordre.

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Dans ce contexte, on comprend mieux la particularité de la représentation de cette porte du roi Philippe : est-ce que les tâches étaient réelles ou sont le fruit de cette rhétorique du détail vraisemblable ? Il s’agit d’avoir toujours cette rhétorique à l’esprit.

5. Importance de considérer les œuvres en série

Crucifixion du Parlement de Paris (André d’Ypres, Louvre à Paris)

Nous pouvons faire les mêmes observations par rapport au côté gauche avec une représentation du Palais du Louvre. Cette image est complétée par

une image de la Seine. Au plan médian, vous avez des curieux. Ce motif est très largement répandu dans la peinture flamande du 15e siècle. Il ne faut pas nécessairement considéré que face au Palais du Louvre, il y avait régulièrement des gens qui se réunissaient. Ce motif des curieux se retrouve déjà dans la Madone au Chancelier Rolin (Van Eyck, Louvre à Paris), une génération avant. C’est également le cas dans Saint Luc peignant la Vierge (Rogier de le Pasture, Boston).

Il est donc très important de considérer les œuvres en série, de ne pas les isoler et de ne pas être victime de ce qui est un effet rhétorique de vraisemblance qui peut relever du vocabulaire du peintre et qui n’impliquera pas un document réalisé par le peintre.

Madone dans l’église (Jan van Eyck, 1429-30 Berlin)

Cette œuvre présente certainement une valeur documentaire même s’il est assez clair qu’il ne s’agit pas de la représentation précise d’un édifice existant.

Néanmoins c’est une image assez crédible d’un intérieur d’église de style gothique des années 1420-30. Toute une série de détails sont révélateurs. Van Eyck a représenté le processus d’installations de vitraux dans les fenêtres hautes comme un processus en cours. . Donc la plupart des fenêtres de

cette église sont fermées par du verre blanc au travers duquel on peut même distinguer les arcs boutants de l’extérieur. Le seul véritable panneau de vitrail coloré se trouve dans la fenêtre d’axe à l’est. Il s’agit d’un simple panneau, la baie n’est pas encore complètement recouvert. Cette situation correspond certainement à une réalité qui s’observait souvent dans les églises du 15e siècle. Il fallait des décennies avant que la totalité des fenêtres soient pourvues de vitraux. On célébrait le Christ dans une église inachevée.

Un autre élément qui donne à cette espace une crédibilité particulière et qui présente pour nous une certaine valeur de document, est le fait que cet intérieur

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exhibe une cassure stylistique. En effet, les parties basses de la nef a été réalisée avant les parties basses du chœur. Le triforium de la nef correspond à un style que l’on peut situer au 12e siècle, en revanche le style du triforium du chœur ne peut se situer avant le milieu du 13e siècle. C’est là aussi une réalité qu’on observait souvent dans les cathédrales gothiques puisque la construction pouvait durer des décennies. Dès que l’on avait un peu d’argent, on commençait à construire jusqu’à ce que tout l’argent soit utilisé. Il était souvent nécessaire de mettre au gout du jour le plan ancien. On voit dans cette intérieure de la cathédrale d’Amiens qu’il s’agit d’une des rares cathédrales françaises à avoir été construire d’ouest en est (construction de la nef et ensuite le chœur). En général, on commençait d’abord par le chœur, on édifiait ensuite le transept puis la nef. La cathédrale d’Amiens présente comme celle de Van Eyck présente la particularité de comporter une nef plus ancienne que le chœur. Dans la nef de la cathédrale d’Amiens, le triforium encore est aveugle. Dans les 1240-50 s’est imposée la formule du triforium ajouré que l’on trouve dans le

chœur. Il y a donc une différence stylistique majeure.

La présence du jubé est un autre élément

documentaire. Le jubé était un élément extrêmement important dans la vie des cathédrales et des collégiales au 12-13e siècle jusqu’à la fin du Moyen-âge. A partir du 17e siècle, sous l’influence des changements liturgiques inspirés par le Concile de Trente, on va détruire ces barrières qui séparaient la nef du chœur. Le chœur était une sorte d’église dans l’église avec une espèce de façade comportant un portique.

Relève également de ce document, le fait qu’il n’y ait aucune chaise qui encombre la nef. Il faut attendre le 19e siècle pour que s’impose l’usage d’installer des chaises dans les églises catholiques.

6. Vision de la vie quotidienne

Bergère au coq (Pietro Longhi, 1740, Bassano del Grappa)Berger debout

(Pietro Longhi, 1740, Bassano del Grappa)Couple joyeux (Pietro Longhi, 1740, Venise)

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Ce peintre vénitien (1702-1785) est un peintre de scènes de la vie quotidienne. Ce peintre avait débuté sa carrière vers 1740 avec des scènes paysannes qui se signalent pas leur faible caractère informatif. C’est un citadin qui ne connait guère le monde de la campagne. Il présente la vie paysanne essentiellement à travers de lieux communs empruntés à la peinture du 17e siècle. Les tons brunâtres sont caractéristiques des peintures d’auberge du peintre David Teniers.

Le tailleur (Pietro Longhi, 1741, Venise)

Dans les années 1740, il va réussir à se singulariser en proposant un nouveau type de scènes qui reproduisent la vie quotidienne de la bonne société vénitienne. Cette nouveauté fournie des documents figuratifs d’un grand intérêt.

Vous avez ici une dame de la bonne société qui reçoit la visite d’un tailleur qui lui montre des vêtements. On note la présence du portrait d’un ancêtre accroché au mur.

La diseuse de bonne aventure (Pietro Longhi, 1752, Venise)

Particulièrement intéressante, la documentation que nous fournit Longhi à propos de ce qui était une certaine vie démocratique dans la république de Venise au 18e siècle. A Venise, l’usage était que le curé de la paroisse était désigné par le suffrage des propriétaires de la paroisse. Il y avait des élections avec des peintures électorales. La scène se déroule sous les colonnes du portique du Palais des Doges

de Venise. A l’époque de Longhi, toute une activité s’y déroulait, notamment politique.

Chez l’apothicaire (Pietro Longhi, 1752, Venise)

Cette image reproduit assez fidèlement l’intérieur d’une pharmacie avec une plante grasse posée à même le sol. On note aussi la présence d’une peinture religieuse.

Il Casotto del Leone (Pietro Longhi, 1762, Venise)

L’intention documentaire de Pietro Longhi est manifestée de façon explicite puisqu’en contrebas, une inscription donne le nom de ce petit théâtre. Nous retrouvons un document figuré qui se présente à nous de façon explicite comme un document. Il est dit que le lion est peint sur le vif par Pietro Longhi. Ce dernier est le seul témoin à nous informer sur ce

spectacle avec un lion dompté avec les chaines ouvertes. On fait danser devant lui des petits chiens en habits de cour du 18e siècle. En haut en droite, un violoniste donne le rythme.

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Eléphant (Pietro Longhi, 1774, Venise)

La présentation d’un éléphant à Venise en 1774 et celle d’un rhinocéros en 1751 sont également attestée par la presse contemporaine. Le texte est très intéressant. Les formules que nous avions déjà rencontrées demeurent en usage au 18e siècle. Dans l’angle supérieur gauche de la peinture, on peut lire « Véritable portrait de l’éléphant amené à Venise en 1774 peint de la main de Pietro Longhi à la demande de la noble dame Marina Sagrado Pisani ».

Aussi bien son rhinocéros (cf. supra) que son éléphant trahissent un peintre qui n’est pas un professionnel de la peinture animalière. L’œuvre est néanmoins extrêmement intéressante parce qu’elle a une qualité de document.

Pietro Longhi s’est représenté lui-même en train de peindre. On le voit dessiner sur le vif. Cette peinture correspond aux conventions de la peinture du 18e siècle. On voit notre peintre en train de dessiner l’éléphant mais pas du tout depuis le point de vue qui correspond à la représentation picturale. Le personnage avec une sorte de cote de fourrure avait d’abord été représenté juste au-dessus de la trompe, il a été déplacé sans doute pour faire en sorte que l’éléphant soit bien visible.

Chapitre IV : Types d’argumentations qui permettent de mettre en évidence un faux

1. Sept millions de dollars pour un faux

Alain Tarica, marchand d’art, publie en 1991 un ouvrage intitulé 7 millions de dollars pour un faux. Les 7 millions et le faux font référence à la peinture Annonciation (Dieric Bouts,Malibu). Tarica

affirme que cette peinture est un faux.

« Autopsie d’un fauxSeptembre 1984

Un de mes clients, Ronald Lauder, alors sous-secrétaire d’État à la Défense aux Etats-Unis, m’appelle pour me demander mon avis sur un tableau qu’il vient d’acheter sept millions de dollars à Eugene Thaw, un grand marchand de tableaux new-yorkais. Je me rends donc chez Thaw qui, tout en me montrant la toile, m’explique qu’il s’agit d’une remarquable Annonciation du peintre flamand Dirk Bouts. Au premier regard, je comprends que nous sommes en présence d’un faux, à deux mains de surcroît. Le premier faussaire ayant

probablement opéré au siècle dernier, le second, infiniment moins habile, il y a moins de vingt ans. Cet ensemble, absolument grotesque, sera pourtant le point de départ d’une formidable polémique à laquelle seront confrontés aussi bien de très grands experts que le Metropolitan Museum de New York, le Getty Museum et la National Gallery de Londres »

Nous avons d’un côté Alain Tarica et de l’autre des experts qui ont travaillé en collaboration avec des musées anglo-saxons et américains. Le tableau a finalement été acheté par le Musée Paul Getty de Malibu en 1985. Il s’agit d’une annonciation, c'est-à-dire de la représentation de l’archange Gabriel

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venant annoncer à la Vierge que celle-ci se trouve enceinte par les œuvres du seigneur tel que raconté dans l’évangile de Luc.

1.1. Attributs de la Vierge et de Gabriel

« Quels étaient donc les attributs classiques d’une Annonciation ?Il s’agissait de faire comprendre au spectateur que la femme représentée était Marie et non une autre sainte, et l’ange, Gabriel, l’Annonciateur de l’Immaculée Conception.On utilisait alors différents symboles : un vase aux trois lys blancs pour Marie, soulignant qu’elle était trois fois Vierge (Ante partum, Virginitas in Partu, Post

Partum), ainsi qu’une colombe blanche dans un halo lumineux (l’Esprit Saint qui va devenir le Christ dans son corps) et, pour caractériser Gabriel, un sceptre à la main (il est le messager de Dieu) ou un phylactère, long ruban emmêlé à sa robe, sur lequel est écrite la prière de l’Annonciation qui commence par Ave Maria.L’Annonciation que venait d’acheter Ronald Lauder représentait bien un ange agenouillé devant une femme, mais sans aucun des symboles, aucun des attributs iconographiques classiques propres à toutes les Annonciations de ce siècle. Et personne ne songeait à s’en

étonner»

Alain Tarica a en tête des Annonciations comme celle de l’Annonciation (Rogier de le Pasture, N-Y). Rogier de le Pasture et Dieric Bouts sont à peu près contemporain. On y voit l’image classique de l’Annonciation avec la Vierge qui à côté de son prie un vase comportant un lys qui fait référence à la virginité de la vierge. Derrière elle, l’archange Gabriel tient un sceptre terminé en croix. Aussi bien la Vierge que l’archange sont immédiatement reconnaissable.

Annonciation (Hans Memling, 1480, N-Y)

On retrouve le vase au lys, la colombe du saint esprit et l’archange Gabriel avec son sceptre. Cette peinture est intéressante car elle est certes une représentation normale de l’Annonciation mais elle présente un détail unique : la présence de deux anges qui semblent aider la vierge. L’un d’entre eux semble agripper la vierge. Au 15e siècle, une part d’innovation peut être laissée au peintre ou au commanditaire.

Annonciation (Traduction française du Speculum humanae salvationis, milieu du XVème s, Malibu)

Par ailleurs, il suffit de chercher et l’on trouvera des représentations de l’Annonciation qui ne présentent que peu d’attribut. Nous avons, par exemple, cette miniature monochrome avec une vierge et l’archange Gabriel qui sont dépourvus d’attributs.

1.2. Le baldaquin

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Continuons l’argumentation de Tarica après avoir écarté cet argument :

« Je m’amusai à relever les erreurs et à les attribuer à leurs auteurs respectifs :D’abord le baldaquin.Qu’est-ce qu’un baldaquin au XVème siècle ? C’est un dais rectangulaire placé au-dessus d’un lit, et garni de rideaux destinés à protéger efficacement du froid pendant la nuit. Or, le baldaquin de ce tableau, de forme étrangement trapézoïdale, surplombe une sorte de banc qu’on ne peut prendre pour un lit, étant donné son étroitesse (…).De plus, ce baldaquin est dépourvu de rideau sur l’un des côtés, preuve que l’auteur de la peinture

ignore à la fois l’‘anatomie’ du meuble et son utilité.Les artistes de l’époque, eux, reproduisaient les baldaquins tels qu’ils les voyaient, c’est-à-dire obligatoirement rectangulaires et garnis de lourds rideaux sur tout leur périmètre. Il suffit, pour s’en persuader, de consulter l’étude très documentée sur les lits à baldaquin au XVème siècle de E.K. Hicks, parue dans la revue savante Antiek (Antiek, 1982, 16, n° 8, pp. 481-486), ou d’aller découvrir l’un de ces meubles d’époque au Musée des Arts décoratifs de Paris ou au Gruuthusemuseum de Bruges. »

Ce baldaquin serait anormal. Le faussaire serait reconnaissable au fait que le baldaquin ne faisant plus parti du monde dans lequel il vit, il l’aurait représenté de façon anormal.

« Examinons notre baldaquin d’encore plus près : le coin droit n’a manifestement pas été dessiné, au contraire du coin gauche qui est, lui, nettement précisé. Le résultat est que le baldaquin, au lieu d’être rectangulaire, a une découpe trapézoïdale, créant un effet de ‘tente de harem’.Le second faussaire a compris son erreur et, pour la dissimuler, a choisi de ne pas accuser le dessin du coin droit. C’est probablement à ce même ‘artiste’ que l’on doit l’extension de la zone rouge du baldaquin, et le geste, incroyable et encore jamais vu dans une Annonciation, de l’ange dont la main se perd dans les plis du rideau. »

En général, dans la peinture du 15e siècle, on retrouve principalement des lits à baldaquin (Annonciation de Rogier de le Pasture ; Annonciation de Memling). Mais lorsque l’on pousse un peu plus loin l’enquête, il s’avère que les baldaquins peuvent se retrouver dans des usages très divers. Il n’y a pas que les lits qui pouvaient y être abrité. On peut même en retrouvé au-dessus de baignoire (Maitre d’Antoine de Bourgogne, Miniature du Valère Maxime).

1.3. Geste de l’archange Le motif du rideau écarté par l’archange Gabriel se retrouve assez souvent (Annonciation de Martin Schongauer ; Annonciation d’un sculpteur du sud de l’Allemagne vers 1500 ; Annonciation d’Albrecht Dürer vers 1510 ; Retable de la sainte Parenté d’un Maître westphalien de 1473,).

L’argumentation de Tarica vise essentiellement à mettre en évidence le caractère unique de l’œuvre.

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1.4. Position du livre

« Autre erreur stupéfiante : la position du livre sur le mur.Au XVème siècle, un livre est un objet rare, précieux, très cher puisque fait à la main, traité d’autant plus religieusement qu’il s’agit presque toujours d’un livre de prières. Toutes les Annonciation de cette époque montrent l’extrême précaution avec laquelle on traite le livre, qui repose soit à plat sur un prie-Dieu, soit sur un coussin. Le second faussaire ignorait probablement qu’un peintre de l’école flamande n’aurait jamais représenté le Livre ouvert appuyé négligemment contre un mur. C’est pourquoi il n’a pas craint de badigeonner ce qui auparavant devait être la seconde draperie rouge du baldaquin au bas de laquelle se trouvait le prie-Dieu, le transformant en un mur gris-violacé. »

Selon Tarica, la manière dont le livre de prière est simplement appuyer contre un mur constituerait une manière peu respectueuse de représenter le principal respectable de la parole divine. Il apparait de nouveau de Tarica est mal informé concernant les pratiques religieuses au 15e et 16e siècle et le

développement de la piété personnelle. A partir de la fin du Moyen-âge, un nombre croissant de fidèles prennent l’habitude de réciter les prières dans l’espace privé. La vierge Marie va devenir le modèle de ce type de comportement religieux reposant sur une conception plus intériorisé de la piété. A partir du 15e siècle, s’impose la solution qui consiste à représenter la vierge Marie qui reçoit l’ange Gabriel dans un intérieur domestique. C’est l’occasion de la représenter comme modèle de cette nouvelle habitude de dévotion. Dans la mesure, où il était devenu d’usage de réciter des prières à domicile, il est normal qu’on utilise le peu de meuble disponible comme autant de prie-Dieu (Annonciation de Jean Prévost).

1.5. Taille de l’ange

« Une autre erreur, encore plus grossière, tient aux proportions de l’ange : il est agenouillé et la longueur de sa cuisse, au regard de sa taille, est

démesurée. Si on le faisait mentalement se relever, il paraîtrait immense (et ses ailes ridiculement petites), plus grand que la Vierge elle-même, alors qu’il se trouve au second plan. C’est qu’à l’origine,

l’ange peint par le premier faussaire se trouvait en position de génuflexion, et non agenouillé.Sa génuflexion, que l’on retrouve dans toutes les Annonciation de cette époque, était aussi une marque de déférence envers la Vierge Marie. Mais le second faussaire, en remaniant l’ange, transforme sa posture et le met à genoux sur le sol, sans déplacer la position de la ceinture, créant ainsi des cuisses exagérément allongées.De telles erreurs ne sauraient être imputables à un maître de la perspective comme Dirk Bouts, qui poussa probablement le perfectionnisme jusqu’à concevoir un cadre ajouré afin de renforcer les perspectives de son Jugement de Dieu, ou Justice d’Othon, conservé aux Musées Royaux de Bruxelles »

Le peintre aurait commis une erreur de perspective inconcevable chez Bouts en représentant l’ange trop grand par rapport à la vierge. Tarica fait référence à deux panneaux célèbres de Bouts, ceux de La décollation du comte (Dieric Bouts, entre 1468 et 1475, Bruxelles). Le récit illustré fait référence aux accusations que l’impératrice aurait

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formulées à l’égard d’un comte. L’histoire se passe aux alentours de l’an mil. L’impératrice avait espérer faire condamner son argent mais comme cela n’a pas marché elle vient accuser le comte auprès de son mari en lui disant qu’il lui a fait des propositions scandaleuses. L’empereur décide de faire exécuter le comte. Le compte est le personnage représenté avec sa simple chemise blanche (2 fois). L’empereur et sa femme ont pris place derrière le mur d’un jardin, ce sont des personnages relativement éloignés par rapport au premier plan, pourtant ils sont quasiment représentés au même format que les personnages du premier plan.

Ce n’est pas une erreur de perspective mais une manière de raconter en image, les figures qui participent à la même action seront en général représentées aux mêmes dimensions indépendamment de leurs positions dans l’espace. La perspective ne constitue nullement une norme absolue. Cette volonté l’emportait sur la recherche de corrections perspectives. Ceci explique Dirk Bouts représentant l’Annonciation à souhaiter représenter ces deux figures aux mêmes formats indépendamment du fait que l’ange soit nettement plus éloignés. Tarica commet un anachronisme en postulant une conception de la perspective qui ne va s’imposer qu’à partir du 17e siècle.

La rhétorique qui consiste à dire que telle ou telle solution adoptée par le peintre est une solution qui ne s’observe jamais au 15e ou 16e siècle repose sur une conception erronée de ce qu’est la peinture religieuse à la fin du Moyen-âge dans le nord de l’Europe qui intègre un très haut d’interprétation personnels qui, dans certains cas qui peut fort bien accueillir des solutions uniques.

Triptyque de Mérode (Maitre de Flémalle, 1430-40, N-Y)

Personne n’a jamais pensé à contester la véracité de cette œuvre. Elle comporte pourtant un certain nombre d’anomalies. La représentation de la vierge sur le panneau central est tout à fait unique dans l’histoire de l’art. Elle continue à regarder son livre d’heure comme si elle ne s’était pas aperçue de la présence de l’ange. La formule est tout à fait inusuelle. Nous sommes en présence d’une solution sans véritable descendance. Deux livres de prières sont représentés dans la pièce.

Nous avons donc vu qu’il est très facile de prétendre qu’une œuvre n’est pas authentique. C’est devenu un genre littéraire. Il arrive fréquemment qu’une œuvre soit descendue par un journaliste.

2. Type de faux qui met en œuvre une technique qui relève du collage

C’est un type de faux dont on retrouve des exemples en grand nombre au 19e et 20e siècle. Ils ne sont pas particulièrement aisés à desceller puisqu’ils ne présentent aucune anomalie stylistique le peintre

copiant des modèles existants. Il les copies de façon fragmentaire et combine des fragments venants d’œuvres authentiques sans prendre le risque de devoir inventer de toute pièce une peinture du 15e siècle.

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2.1. Madone au trône arqué ( Maitre des Portraits Baroncelli, Berlin)

Le simple fait de reconnaitre dans un tableau un collage d’emprunt ne permet pas en soi de dire qu’il s’agit d’un faux. Au 15 et 16e siècle, des peintres flamands ont réalisés des œuvres qui sont des collages d’emprunts.

Cette œuvre est le résultat d’un croisement entre deux modèles : la Madone au chanoine Van der Paele de Van Eyck : le

groupe de la vierge à l’enfant, ainsi que le pavement. la Madone au trône arqué : composition brugeoise de

la fin du 15e siècle dont il existe un grand nombre de copies plus ou moins fidèles dont celle du Maitre des Portraits Baroncelli (Grenade). Il a utilisé ce même modèle en le combinant à la Madone au chanoine Van der Paele. Le trône sur lequel est assis la Vierge sur le panneau de Berlin procède de la Madone au trône arqué, ainsi que les deux figures d’anges et l’arc visible sur le dossier.

Nous sommes donc en présence d’un véritable collage d’emprunt provenant de deux sources. La méthode du collage d’emprunt n’est pas propre aux faussaires. Nous la retrouvons également chez les peintres flamands du 15 et du 16e siècle.

Si le collage d’emprunts va pouvoir être utilisé comme un critère permettant de mettre en évidence des faux, il convient de préciser que c’est du collage de certains emprunts. Il est très improbable que deux faussaires différents aient eu au même moment l’idée d’emprunter à une même peinture du 15e siècle le même détail. Et encore plus improbable que deux faussaires aient pu combiner le même détail avec le même détail d’une autre peinture. Quand il a y une invraisemblance à admettre un cas de figure, on pourra considérer que ce cas de figure ne correspond pas à la réalité.

Les faux sont souvent d’autant plus convaincants que nous ne les connaissons que par la photographie.

2.2. Portrait d’homme et Portrait de femmes (New York)

Ces portraits vont constituer notre point de départ. En 1996, ils furent confiés pour analyse au laboratoire du Metropolitan de New York. Ces deux panneaux ont rapidement été reconnus comme faux grâce à une analyse de laboratoire. D’une part parmi les pigments, on a reconnu du sulfate de baryum or il n’est utilisé que depuis le 19e

siècle. D’autre part, en dessous de la couche picturale, on a découvert une couche de laque-gomme, produit utilisé par les faussaires de façon à produire rapidement des craquelures.Il n’y a pas de doute quant au fait que ces panneaux sont des faux-modernes.

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Ces deux panneaux avaient fait partie jusqu’au début des années 90 d’un triptyque fragmentaire dont le panneau central représentait une Vierge à l’Enfant qui fut vendu à Londres en 1993. On peut alors se demander si le faussaire avait l’intention de créer un triptyque endommagé puisqu’en termes de rhétorique de l’authenticité, il aurait fait un coup habile. On associe l’idée de fragments à l’idée d’ancienneté.

On a reconnu facilement les sources utilisées pour les volets :

Portrait d’homme (Hans Memling, Bucarest) dont il a repris le visage, le livre de prière et la position des mains. L’habit a été modifié

Portrait de femme (Hans Memling, Bucarest) On rajoute une couche en matière de dévotion. La clientèle qui achète des tableaux flamands est souvent catholique. Nous avons ici ce renforcement puisque la femme tient un rosaire et une petite croix.

Pour le panneau central, les sources sont des œuvres peu connues :

Pour la partie inférieure du manteau : Saint Luc peignant le vierge (Dirk Bargert, Münster).

A la fin du 19e siècle, les faussaires étaient très souvent des restaurateurs. Bien des restaurateurs copiaient des tableaux qui leur étaient confiés. On constate que le drapé est le même. Les faussaires du 19e et 20e siècle avaient reçu une formation de peintres académiques. Lorsqu’ils représentent une draperie, ils auront tendance à la représenter selon le modèle gréco-romain qui épouse le volume corporel. Les faussaires avaient beaucoup de difficulté à représenter les draperies de la fin du Moyen-âge.

Agneau Mystique (Van Eyck) : une partie du drapé provient du manteau de la Vierge (forme en cœur à gauche).

2.3. Triptyque de la Vierge à l’Enfant

Jusqu’à la fin des années 90, ce triptyque était attribué à Hans Memling (Pennsylvanie). Le caractère inauthentique apparait grâce à une photographie à l’infrarouge. L’infrarouge permet de voir le dessin sous-jacent, c'est-à-dire la mise en place des formes et du modelé sur la couche de craie et de colle. Avant que le peintre ne commence à peindre, il dessine les figures et les modèles en général en utilisant un pinceau et une couleur noir extrêmement dilué. Sous un vrai triptyque flamand, on peut voir la mise en place des ombres, travail fait très soigneusement.

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Un faussaire procédait différemment, les peintres n’ont plus aucune raison de mettre en place la composition (papier moins cher). Il n’y a pas de dessin sous-jacent.

Les sources : Portrait d’homme (Barthel Bruyn l’Ancien, Anvers) Portrait de femme (Barthel Bruyn l’Ancien, Anvers)

L’ambition du faussaire était de réaliser un faux triptyque flamand dans le goût de Memling.L’auteur de ce triptyque est probablement le même que le pseudo-triptyque de New York parce que les mains tenant un bréviaire sont exactement les mêmes. Nous avons donc un fil conducteur.

2.4. Triptyque de la Vierge à l’Enfant (Cuba)

Ce triptyque a été attribué à Memling dans les publications officielles. Il n’y a pas de doute quant au fait que ce triptyque est dû au même faussaire que les autres tableaux puisque qu’on retrouve à l’arrière-plan le même décor floral dont on n’a pas pu déterminer l’origine.

Les sources : Madone de saint Luc (cf. supra)pour le drapé du panneau central. Agneau Mystique (cf. supra): en combinaison pour le drapé. Triptyque Moreel (Hans Memling, Bruges) pour les donateurs.

- Pour le donateur, sur le volet gauche du triptyque de la Havane, on retrouve Guillaume Moreel

- Sur le volet droit, la situation est plus complexe. Le visage de la femme est bien celui de Barbara mais le manteau n’est pas le sien. La source est le portrait d’Elisabeth Borluth, épouse du commanditaire de l’Agneau Mystique. D’une certaine façon, on peut dire que la figure qui a servi de modèle à la femme de la Havane est Elisabeth Borluth mais son visage n’étant pas le plus beau, le faussaire l’a remplacé par celui de Barbara. L’embellissement est une méthode fréquente utilisé par les faussaires.

Autre transformation : le fait que l’enfant Jésus soit pourvu d’un cache-sexe. Au 15e et au 16e siècle, avant l’époque du Concile de Trente, il est normal dans la peinture de représenter l’enfant Jésus entièrement nu avec ses parties génitales parfaitement visibles. Elles étaient également visibles sur le panneau de la Madone de Saint-Luc. Le faussaire a considéré qu’il s’agissait d’une exhibition peu souhaitable. A partir du 17e siècle, les peintres dissimulent les parties génitales. Il aurait été impensable pour un collectionneur catholique de primitifs flamands du 19e siècle de tolérer une représentation totalement dénudé. Souvent, sur les véritables

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tableaux flamands, les parties génitales sont masqués par un surpeint. Le faussaire apparait dépendant de conventions culturelles qui ne sont pas celles du 15e siècle.

2.5. Vierge à l’Enfant (1992, Zurich)

Le même faussaire a également réalisé cette Vierge à l’Enfant. Il utilise à nouveau de modèles déjà employés comme Guillaume Moreel dont le visage a été rajeuni. Il a visiblement combiné son manteau avec le visage du fils.

Memling a eu un succès énorme auprès des collectionneurs au 19e

siècle ce qui explique le nombre de faux. Le faussaire suit le modèle de Memling mais s’en écarte de nouveau sur les parties génitales du christ.

Autre source : Triptyque des deux saints Jean (Hans Memling, Vienne) :

Toute la partie inférieure de la robe avec la cote et le surcot a exactement été repris à Memling.

2.6. Vierge à l’enfant (Bruxelles)

Il a réutilisé plusieurs fois ce modèle. A l’époque où ces faux ont été réalisés, les photographies de tableaux n’avaient pas la précision qu’elles ont aujourd’hui. Il est clair que le faussaire s’est constitué son répertoire de copies à partir d’originaux qu’il a copié. Sur les photos publiées avant 1920, le drapé n’apparait que de façon schématique.

Les sources : Vierge à l’enfant (Memling, N-Y)

Triptyque de Vienne : le bas est la partie inférieure de la Madone Assise de cette œuvre.

Le résultat n’est pas tout à fait convaincant. La Vierge tient son enfant dans une position inconfortable.

2.7. Vierge à l’Enfant (Michigan)

Vierge à l’Enfant (Dirk Bouts, Anvers)

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Page 98: Critique des sources

L’enfant a été discrètement rhabillé. Le faussaire part d’une image de la vierge à mi-corps et imagine comment elle aurait pu se prolonger vers le bas en utilisant un autre modèle.

Vierge à l’Enfant (Triptyque de Vienne, cf. supra)

Le faussaire a réalisé plusieurs exemplaires de cette même composition :

Vierge à l’Enfant (1904, Munich)En 1904, notre faussaire a une connaissance de la peinture flamande mais elle ne s’étendait pas du tout à la morphologie des supports. Il peint plus ou moins comme un peintre flamand mais ce triptyque a une morphologie italienne.

2.8. Vierge à l’Enfant avec anges (New York, vers 1950)

Les sources : Madone à la fontaine (Van Eyck, Anvers) pour le drap d’honneur

derrière la vierge et les anges Madone de Lucques (Van Eyck, Francfort-sur-le-Main) pour la

vierge et l’enfant Vierge à l’Enfant entre deux anges (Memling, Florence) pour l’ange

de droite Vierge à l’Enfant entre quatre anges (Memling, Munich) pour

l’ange de gauche

Le faussaire n’a pas bien réfléchi à la nature des emprunts qu’il faisait. Sur l’original, la robe de l’ange repose sur les marches d’une salle, ce qui explique la cassure des plis. Ici, il se retrouve en plein air dans un jardin, on ne comprend donc pas bien ce motif.

Ce qui

permet de dire qu’il s’agit du même faussaire que pour les autres, c’est cette espèce de

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«signature ». Le faussaire essaie de dissimuler sa personnalité artistique. Néanmoins, il utilise plusieurs fois le même modèle.

2.9. Triptyque de la Vierge à l’Enfant. Brno

2.10. Panneaux du Musée du petit Palais à Paris ( Saint Michel et Saint Sébastien )

Les deux panneaux sont sans doute les plus réussi de ce faussaire. Ils ont été publiés dans la revue du Louvre en 1962 par un spécialiste de la peinture espagnole qui les attribuait à Bartolomé Bermejo. En 1963, ils ont été présentés à une exposition intitulé « chef d’œuvre de la peinture espagnole ».

Les sources : Saint Michel avec donateur (Bartolomé Bermejo, Londres). Triptyque Tsforza (Rogier de le Pasture, Bruxelles): Le dragon

de Bermejo a été remplacé par le dragon de ce tableau.

Pour le donateur : Autoportrait (Jan Van Eyck, 1433,

Londres) pour le turban et le bas du visage. Portrait de Philippe de Croy (Rogier

de le Pasture, Anvers) pour le visage et pour une partie du drapé et les mains en prière.

2.11. Le faussaire

En 2004-5, on a pu identifier ce faussaire. Il s’agit d’un restaurateur du nom de Joseph Van der Veken (1872–1964). Il avait travaillé sur de nombreux originaux de Rogier van der Weyden en tant que restaurateur.

On a retrouvé chez lui des planchettes avec motifs utilisées dans plusieurs peintures du faussaire.

Partie V. (M. Andrin) : Les sources photographiques et filmiques.

Introduction

1. Photographie et cinéma.

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Page 100: Critique des sources

L’objet du cours est de s’attaquer à la critique de source quel qu’elle soit. On va du documentaire à la fiction. Il n’y a pas de domaine tabou. On peut pratiquement tout utiliser.

La règle élémentaire est de savoir quoi faire d’un document, comment l’aborder, comment l’avancer. Il faut aussi se rendre compte que nous sommes face à une construction visuelle. L’idée est de donner un bagage critique minimum quel que soit le domaine abordé. Il ne s’agit pas de juste s’intéresser à la forme mais aussi de s’intéresser à comment le contenu est exprimé.

2. Sources photographiques et filmiques.Ces sources présentent les mêmes postulats que dans le cas des autres sortes de documents. Tout compte, même la pellicule.La spécificité de ces sources est qu’elles sont une forme d’enregistrement de la réalité. Ce qui n’est pas le cas des textes, de la peinture, etc. On arrive à l’enregistrement de la réalité seulement par la caméra. C’est vrai et faux à la fois puisque la caméra va sélectionner la réalité, elle monte ça avec d’autres images et transforme la réalité.

Il existe différent degré d’objectivité et de construction de la réalité. Il faut dépasser le contenu et être conscient de l’esthétique. Par exemple, je suis près d’un personnage qui pleure, je ressens quelque chose. Il faut donc lier la forme et le fond, ces deux composantes sont indissociables. Il y a un effet recherché : les réalisateurs essayent d’imposer une impression sur nous. Ils veulent faire passer un sentiment.

On va observer une gradation dans ce degré d’objectivité :1) Documentaire2) Reconstitution3) Mise en scène4) Faux documentaire5) Fiction

Par exemple, le documentaire va expliquer la réalité sans faire de mise en scène alors que la reconstitution va chercher à reconstituer ce qu’on n’a pas capté (et est donc moins objectif). Les faux documentaires mettent en scène comme si c’était la réalité, mais on met tout en scène (Blair witch project). Et enfin il y a la fiction, a aucun moment on fait croire que c’est la réalité. La question est de savoir à qui s’adresse ce document, comment ils sont créés et comment on peut les utiliser ?

Chapitre I : Spécificité de l’image reproduite.

Fin 19e siècle on trouve le moyen de capter la réalité et de la reproduire. C’est un moyen qui ne tient plus de la subjectivité. Ici on est dans la captation et dans l’enregistrement de la réalité. Les images sont reproductibles. Il y a l’idée qu’il n’y a plus d’œuvre d’art unique, on est dans la reproduction qui est pratiquement infinie. On a donc le problème de source : quel est l’original ? La question de l’unicité est au centre des débats pour les sources ; pour W. Benjamin, l’œuvre d’art n’est plus unique.

1.1. Le postulat de l’objectivité essentielle L’appareil photo voit des choses que l’œil humain ne voit pas. La caméra et l’appareil photo vont cadrer des choses et vont porter l’attention sur des éléments que l’on n’aurait pas vus. Il y a l’idée de la révélation du réel. Cet œil n’est pas émotionnel, il va révéler des choses mais aussi exclure des choses dans la sélection des éléments montrés. On pense que la caméra est l’objet ultime qui enregistre et montre la réalité d’une autre façon (postulat de l’objectivité essentielle).

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Exemples : Paris, photographie touristique (1900) : photo prise par un anonyme. 1900 parce que c’est l’année de l’Expo Universelle. Tout ce qu’il y a à l’avant plan de la photo fait partie de l’expo. Mais on voit que l’on propose quelque chose au spectateur : la tour Eiffel : elle est centrée. Elle domine l’ensemble du paysage. La domination est symbolique, la tour Eiffel c’est la modernité.

Même sujet avec un cadrage différent : plan de demi-ensemble. On a la tour Eiffel et les gens. Ici, l’idée est que l’on montre l’échelle, pour montrer au combien ce monument est impressionnant. On confronte l’échelle humaine et l’échelle de la tour. Elle impose puisque les trois-quarts du plan sont occupés par la tour Eiffel.

La notion d’auteur arrive dans les années 20 : toujours le même sujet, mais cette fois avec une photographe professionnel : Germaine Krull, La tour Eiffel (détail, 1927).Elle montre juste un détail. C’est du métal. L’objet dans le paysage ne l’intéresse pas. On est ici dans le gros plan. On s’est encore rapproché de l’objet.

André Kertesz, Ombres de la tour Eiffel (1929) : ce qui est intéressant c’est le cadrage et l’angle de prise de vue. Il est dans une plongée : on met la caméra très haut et on regarde vers le bas. Ce qui occupe le centre est l’ombre de la Tour Eiffel.

1.2. Les notions importantes pour analyser des sources modernes

Il y a 4 notions dans l’observation des sources : le cadre, l’échelle des plans, la composition et les angles de caméra.

Le cadre : Il est utilisé en photographie et en cinéma. Il s’agit de l’espace plat et bidimensionnel qui délimite la surface matérielle de l’image. Il définit l’organisation formelle de l’image et, ce faisant, en délimite l’accès car ce qu’il monte est indissociable de ce qu’il cache. Il détermine donc une lecture de l’image

L’échelle des plans : Il s’agit de la distance qui existe entre la caméra et ce qui est filmé ou photographié. C’est un choix qui transforme l’enregistrement de la réalité en matière artistique. Elle donne des effets différents, provoque des interrogations. En effet, chaque image est conditionnée par sa perception et se répercute sur la clarté du récit. Le choix de l’échelle répond à la nécessité d’une adéquation entre la taille du plan et son contenu matériel pour permettre de voir ce que l’on décide de montrer (fonction descriptive) ainsi qu’à une adéquation entre la taille et son contenu dramatique (l’effet).

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Page 102: Critique des sources

Les plans varient selon qu’il s’agisse d’un décor ou de personnages.Pour les décors (plans descriptifs mettant en situation) : Plan général : caméra très éloignée qui cadre un paysage extérieur très vaste (une ville). Plan grand ensemble : caméra assez loin pour qu'on ne distingue pas encore les personnages (un

quartier). Plan d’ensemble : caméra qui donne une égale importance aux décors et aux personnages (une

rue). Plan de demi-ensemble : caméra assez proche montrant les personnages et le décor dans lequel

ils évoluent (une pièce).

Pour les personnages (plans narratifs mettant en scène les dialogues entre personnages) : Plan moyen : Le personnage est cadré de la tête aux pieds. Plan américain : Le personnage est cadré coupé aux genoux ou aux cuisses. Plan mi-moyen ou plan taille : Le personnage est cadré à partir de la ceinture. Plan rapproché : Le personnage est cadré à partir du buste ou des épaules. Gros plan : La caméra est si proche que la tête ou le visage occupe toute l'image.

La composition : Elle existe dans tous les arts visuels. On cherche un certain équilibre.il s’agit de l’action de choisir, disposer et coordonner les divers éléments constitutifs d’une oeuvre littéraire, artistique, architecturale,…

Angles de camera : Il s’agit de la position du cadre par rapport au sujet représenté.Il peut être au-dessus du sujet, dirigé vers le bas (plongée), à l’horizontal, à la même hauteur que le sujet (angle normal), dirigé vers le haut (contre-plongée).

1.3. Cinéma : du temps et du mouvement On va jouer sur une durée, et plus sur un instantané. On joue sur une succession d’évènements.

Par exemple, La sortie des usines : il y a une pseudo ouverture et clôture : l’ouverture des portes et la fermeture à la fin. Une délimitation est donc mise en place. Ici on retrouve un plan fixe d’ensemble. On a une espèce de magma qui sort : le chien, les gens qui partent à pieds, les gens qui partent en bicyclette, il y a beaucoup de femmes. Il s’agit d’un plan séquence (une seule prise, pas de montage).

1.4. Profondeur de champ Autre notion aussi importante que le cadre, le champ. Il y a une valeur de profondeur. Il s’agit de l’espace contenu dans le cadre, perçu à la fois comme une surface plate et comme une portion d’espace tridimensionnel imaginaire. On a l’imposition d’un espace.

Le champ est la portion d’espace dans laquelle l’image est nette. Le choix de la profondeur de champ désigne donc ce qui est à voir.

Il y a un contexte, une narration, esthétique, plan fixe, cadrage (plan d’ensemble avec profondeur de champ), durée (plan séquence, une seule prise, pas de montage).

1.5. After Lumière

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Page 103: Critique des sources

En 1974, Malcom LeGrice va faire un film « after lumière ». Il prend le sujet du jardinier qui fait son jardin. Il y a tout une histoire du cinéma avec des changements. Dans son film de 12’ il va refaire « l’arroseur arrosé » des frères Lumière.

Première version : il ne se passe rien pendant 45 secondes, il veut faire sentir le temps. Il n’y a pas de son. La femme ressemble un peu aux ouvrières de l’usine. On ne sait pas à quoi elle sert (plan vide). Et puis le petit garçon vient faire son gag. Il reste en bordure de l’image alors qu’avant il était au milieu. Il n’y a pas de chute. La punition est inexistante puisque hors champ, il n’y a pas de morale.Il s’agit d’un hommage (noir et blanc, pas de son) avec variations.

Deuxième version : le son est instauré à partir de 1929, il incorpore donc de la musique et des bruitages. Ici il nous montre que ce n’est pas une captation de la réalité puisqu’on voit la pellicule à la fin. La caméra bouge, il y a donc différents cadres.C’est une construction cinématographique, c’est quelque chose de travaillé. Il s’agit d’un hommage aux innovations techniques du cinéma.

Troisième version : on a toujours le son (musique, conversation entre la femme et le jardinier), mais on entend le « cut » du réalisateur (bruits directs). On a de la couleur, renvoyant à l’avènement des couleurs dans les années ’40 – ’50.Il s’agit d’un hommage aux innovations techniques de la réalisation puisqu’on voit la construction cinématographique (« cut »).

Quatrième version : un peu étrange, on se demande ce qu’il se passe. Cette version présente un autre point de vue, celui de la dame et non plus du jardinier ou de l’enfant (narration déplacée). Cette version est tournée caméra à l’épauleLa pièce manquante est pourquoi il n’y a plus de musique quand la femme sort, c’est elle qui jouait au piano.

LeGrice nous fait comprendre qu’il faut plusieurs points de vue pour comprendre un évènement.

Des gens refont l’épisode de l’arroseur sur youtube. Il y a un côté contemporain. Ce qui rythme le film c’est la musique. Le mouvement accéléré est primordial.

Chapitre II : Méthodologies et premiers exemples

On se dirige vers le sujet, quand on analyse, mais on ne se dirige pas vers la façon dont est fait le film.

1. Proposition d’une méthodologie

Base : Marc Ferro, « cinéma et histoire » (1977). Il s’agit d’un historien qui s’intéresse au cinéma et qui a voulu proposer des outils aux étudiants pour qu’ils puissent utiliser des films dans leur cours.

3 aspects, 3 formes de critique : Critique d’identification Critique d’analyse Critique d’authentification

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Page 104: Critique des sources

On va ajouter une critique d’esthétique afin de savoir comment le document est conçu esthétiquement.

1.1. Critique d’identification C’est la recherche de l’origine de l’archive, du document :

Identification de la date du document : il faut faire les recherches dans des catalogues, des fichiers, on peut aussi analyser le document lui-même pour déterminer la teneur chimique du papier ou le type de pellicule utilisé (8mm, 16mm, 35mm, 70mm,…).

Identification des personnages et des lieux : vaut pour les documentaires et pour la fiction. Interprétation du contenu : permet d’avoir une vue générale d’ensemble.

Tout ceci, sauf pour la date, peut être fait avec la première impression que l’on a du document. Il faut se pencher sur le document. Essayer de comprendre ce qu’il nous montre.

1.2. Critique analytique Ici, il s’agit d’analyser :

La source émettrice/l’auteur (avec tous les problèmes que cela pause au niveau du cinéma) : qui a eu l’intention du film ? qui a mis sur pied le projet ?

Les conditions de production. Elles sont essentielles, il faut les connaitre pour comprendre la nature du document.

La fonction du document et sa finalité. On va aussi déterminer le contenu. Il faut toujours savoir face à quoi on se trouve.

La fréquence. Cet aspect concerne l’idée de répétition. Est-ce une œuvre unique ou est ce qu’on joue sur la répétition ?

La réception par des spectateurs éventuels et le taux de critiques reçu.

1.3. Critique d’identification Marc Ferro observe un ensemble d’éléments afin de déterminer si l’archive est authentique ou fausse :

Présence des plans-séquences ou au moins des plans très longs (à quel rythme nous donne-t-on les images ?).

Angles de prises de vue (quand dans un film on a un plan frontal avec une séquence où les acteurs se déplace devant la caméra, et puis 2 minutes plus tard ils se déplacent ailleurs, on a besoin de deux caméras, ce qui n’est pas le cas du documentaire où on a d’office une caméra).

Degré de lisibilité des images et éclairage (si les images sont trop belles, c’est qu’elles sont fabriquées).

Degré d’intensité de l’action (si on cherche l’efficacité, il y a généralement peu de temps morts).

Le grain de la pellicule (quand les contrastes sont net et clair c’est généralement construit).

Cette critique nécessite en outre une bonne connaissance des archives du cinéma, de l’actualité ou des fictions pour garantir l’origine du document (repérer les reprises de plans).

1.4. La critique esthétique (uniquement pour la photo et le cinéma) Il s’agit d’analyser la terminologie vis-à-vis du médium (l’ensemble des termes) et le degré de construction (même le documentaire est construit ).Trois grands principes de base :

1. Comment est organisé la composition de l’image (cadrage, montage,…) et pour quel effet ? 2. Comment est organisé le point de vue du récit et de l’énonciation ?

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Page 105: Critique des sources

3. Le récit/l’image fait-elle appel à un système de référence préalable (références historiques, mythiques, artistiques,…) qui fourniraient un niveau d’interprétation supplémentaire ?

1.5. Rappel de consignes pour l’analyse de documents - Un document se lit dans sa totalité - Il faut recourir au texte dans sa langue originale- Le texte doit être replacé dans son contexte original- Le recoupement des différents documents est indispensable pour ju-

ger de la valeur du document mais aussi pour témoigner d’un im-pact sur la société

2. 9/11, Les documents photographiques

On va faire une étude de la représentation selon les quatre catégories de critique. On va examiner l’esthétique, la façon dont on a fait passer l’information. Le 11 septembre est un exemple parfait de la reproductibilité.

Pourquoi les images sont difficiles à analyser ?A cause de la proximité, il y a une somme colossale de sources disponibles. Il y a aussi le problème de la tragédie humaine. Le troisième élément est que l’on est face à une photographie traumatique, le problème est que c’est une photo choc et qu’elle n’a pas de valeur informative, ce qui compte c’est le choc. Les terroristes qui ont organisé les attentats ont utilisé les médias pour véhiculer une idéologie : ce sont des actes de communication, récupérés par les médias.

Ce qui est saisissant c’est qu’on a beaucoup d’images qui vont apparaitre, elles vont paraitre toutes les mêmes. Il s’agit d’un processus de globalisation et d’uniformisation à l’échelle mondiale.C’est un paradoxe, il s’agit de l’évènement le plus médiatisé mais c’est aussi le moins diversifié. Sur le site pointer.org ils ont répertorié 401 journaux parus quelques heures après les attentats du 11 septembre. On a constaté que 6 images types revenaient tout le temps, elles jouaient sur deux choses : faire passer l’information et marquer les esprits.

Les 6 sujets/images-type : 41% montrait les boules de feu produites par l’explosion des réservoirs du vol 175 lorsqu’il

percuta la Tour Sud. 17% montrent le nuage de fumée sur Manhattan après effondrement. 14% montrent des images du lendemain (ruines, fragments, gravats). 13,5% montrent l’avion s’approchant des tours avant l’impact (on est dans la reproduction) 6% montrent des scènes de panique dans les rues du Lower Manhattan pour échapper au

« killer cloud ». 3,5% montrent les pompiers qui hissent le drapeau américain sur les décombres.

Plus rare mais néanmoins présentes, on retrouve également des photos des jumpers qui sautèrent des tours pour éviter le pire.

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Explosion Image 1 : On est face aux plus grandes tours de New York, il faut montrer ça

Image 2 : Plan rapproché de la tour. Il y a des détails, on va décrire une pluie de papiers.

Image 3 : on est au pied des tours.

Nuage Image 1 : on fait des associations avec le nuage, plan où on a plus de distinction de ce qu’on devrait voir.

Image 2 : on voit encore la statue de la liberté, composition des plans généraux.

Ruines du lendemain Image 1 : cadrage du plan d’ensemble ; on est focalisé sur ce qui reste en place.

Image 2 : il y a un être humain et le drapeau. Le drapeau revient souvent.

Approche du deuxième avion Image 1 : on voit l’approche du deuxième avion, on est face à quelque chose qui menace.

Panique dans le Lower Manhattan

Image 1 et 2 : prise dans le vif

Pompier hissant le drapeau Image 1 : elle va être tirée en plusieurs exemplaires, sur différents supports. On voit les

pompier couvert de poussière de gravas, ils ont leurs regards vers le drapeau.

Jumper (Richard Drew) Image1 : un seul journal a montré cette photo. Le problème : où est l’information ? Qui est cette personne ? Ce qu’on a le plus reproché à cette photo c’est la composition esthétique.

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Page 107: Critique des sources

Image 2 : il y a d’autre jumpers qui n’ont pas été mise à la une. 1.1. Application des critiques

Critique d’identification : date : 11 septembre ; personnages : les victimes ; contenu : les conséquences.

Critique analytique : sources : photographes professionnels, freelances, touristes, etc. elles convergent vers un seul moyen de distribution, les agences de presse. C’est l’idée de témoignage qui est important. La fréquence c’est les % de réutilisation des photos dans la presse et la réception c’est les rejets comme les jumpers.

Critique d’authenticité : l’idée de construction de choix est très clair. Critique esthétique : la composition des images : elles sont composés de différents plan :

général avec tout Manhattan ou ensemble avec les tours. Le point de vue : le témoin. Systèmes de références : la photo des

pompiers.

Il s’agit du phénomène d’intericonicité (photo renvoyant à une autre photo), l’image renvoi a Iwo Jima (photo prise après la bataille, elle n’est pas mise en scène non plus).

1.2. Raisons de l’uniformisation, de la globalisation de ces images La répétition est liée au concept de trauma. La

répétition a toujours pour effet protecteur de neutraliser, d’amortir, d’éloigner un traumatisme

La censure/auto-censure La concentration des médias (agences de presse,…)

Face à cette globalisation, plusieurs alternatives ont été mises en place, notamment l’exposition Here is New York. A democracy ofPhotographs.Il s’agit d’une exposition mise sur pied deux jours après les attentats. Ils voulaient des photos prisent le jour de l’attentat : n’importe quelle photo. Il y a le côté spectaculaire et le côté anecdotique.

3. 9/11, Les documents télévisuels (direct)

La télévision en direct permet de voir les images en mouvement. On peut suivre les évènements avec une chronologie temporelle

3.1. Minutage :

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8h46 : crash vol AA 11 dans la Tour Nord9h03 : Crash vol 175 United Airlines dans la Tour Sud 9h37 : crash AA 77 à l’Ouest du Pentagone9h58 : Effondrement de la Tour Sud10h03 : crash du vol United 93 au sud-est de Pittsburgh après rébellion des passagers (destination de Washington DC)10h28 : Effondrement de la Tour Nord

3.2. Télévision-Premières images La télévision permet d’enregistrer la réalité en direct.

Question de l’authenticité : ici on est en direct, pas de possibilité de faire du montage (de préparer l’information), il faut commenter l’information. Certaines chaines vont choisir de laisser l’image des tours. D’autres vont quand même s’arranger pour avoir différentes échelles de plans.

Fonction d’information/entretien de la peur : c’est essentiel, il y a un relais d’uniformisation au niveau des images télévisuelles, puisque très vite l’Europe va recevoir ces images. On entretien la peur avec tout ce qui suit (vente d’abris nucléaire, appel à menace). On joue sur cette peur de façon insistante pour justifier la réponse qui va suivre (la riposte militaire).

On assiste également à l’uniformisation de l’information : la même image va tourner sur tout le visuel, on reprend les mêmes images pour les diffuser.

Conditions du direct : Presque pas de montage : on reste sur les tours comme sujet principal. Il faut que les tours

soit dans le cadre. Difficulté de choisir le cadrage : certains opte pour le plus large possible, d’autres veulent

comprendre et vont se rapprocher, mais il faut choisir. Jeu sur la durée (‘temps morts’) : on attend qu’il se passe quelque chose Commentaires en construction permanente

Analyse des directs des grandes chaines américaines : CNN-Premier avion Cadrage et échelle des plans : d’un plan d’ensemble vers des plans rapprochés. Angle de prise de vue : frontal (les images arrivent au compte goute). Durée longue des plans : on a la logique du temps morts (il ne se passe rien mais on reste sur

l’image). Ce type de plan dérangent car normalement il faut montrer que quelque chose se passe pour entretenir l‘intérêt l’individu. On remplit le temps morts par le son, c’est le commentaire qui cherche des réponses.

Légers décadrages (spontanéité) Transition entre les plans : on ne parle pas de montage parce qu’on n’est pas dans une

logique de montage, un montage c’est une construction de plan après plan, on n’est pas dans cette composition.

Coupe franche : on passe d’une image à l’autre sans forme de lien entre les deux. Fondu : on a un écran noir remplacé par un plan de façon progressive. Fondu Enchainé : apparition progressive d’une image sur une autre image qui est en

train de disparaitre.

ABC- premier avion

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Page 109: Critique des sources

Insertion dans un flux télévisuel : on est en direct, dans un processus de présentation visuel. Les images s’insèrent dans un ensemble plus grand.

Conventions télévisuelles-regard caméra : il y a un lien qui se créé, le présentateur regarde l’objectif, donc regarde le téléspectateur. C’est aussi une convention de fabrication : on accepte que quelqu’un parle au-delà de la caméra.

Cadrage et échelle : de plans d’ensemble vers des plans rapprochés (on va du plus grand au plus près possible).

Angle de prise de vue : on est encore en frontal Durée longue et continue Commentaires en voix off : « on ne sait pas encore très bien », « on cherche encore »,... La

différence du vrai direct et par exemple un mariage royal est que ce dernier est préparé. Continuité entre les plans par des zooms : on va rapprocher ou éloigner l’objectif mais dans

la continuité. Avec le zoom on ne coupe pas, une ligne se créé et n’est pas coupée par du montage.

ABC-Deuxième avion Il y a un problème de cadrage : ils n’ont rien vu venir, aucun des deux commentateurs n’a vu l’avion, la première personne qui remarque c’est celui qui est en direct au téléphone. On n’est même pas dans le bon angle. Les choses ne sont vraiment pas pensées.

Cadrage et échelle : plan d’ensemble sur les tours. Continuité dans la durée : pas de coupe, une seule séquence, pas de montage. Commentaire en voix off : on voit d’abord et puis on entend les commentaires.

NBC-deuxième avion On a essayé d’être plus dynamique au niveau des transitions. On a le même problème : on ne regarde pas les images qu’ils sont entrain de montrer. On ne voit rien, juste un morceau de l’explosion. On est dans une recherche dynamique du meilleur cadrage. On va montrer ces images encore et encore. Il y a aussi un jeu de savoir ce que les autres montrent.

Cadrage et échelle : plan général (avec Empire State Building) vers des plans rapprochés/gros plans.

Transition : coupes franches/zooms (dynamique). Explosion en hors-champ. C’est l’idée de morceler la réalité. Il y a ce que l’on voit à l’intérieur

des plans et ce qui existe en dehors. C’est l’idée que ce qui est au-delà du cadre existe aussi. Ce que l’on regarde n’est qu’un fragment de la réalité.

Répétition pour mieux révéler (transmission 11 fois de la séquence sur 30 min de temps).

4. 9/11, approches documentaires

Première exemple : 9/11 (Gédéon & Jules Naudet,John Hanlon, 2002)

4.1.1. Quatre phases de la critique :

Critique d’identification : les personnes principales seront les pompiers. On a une construction : point de vue qui accompagne les pompiers pendant l’attentat.

Critique analytique : la source émettrice : les frères Naudet. Les gens qu’ils suivent connaissent l’environnement, John Hanlon est un pompier qui connait bien les tours du Wall Street Center. C’est devenu un des documentaires les plus vu en Europe. Les conditions de production sur le moment même sont restreintes. La fonction du document pose problème, la fonction est d’informer les gens

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Page 110: Critique des sources

du parcours d’un pompier, la fonction va devenir une fonction de témoignage des attentats. La répétition, ils vont aussi utiliser une image télévisuelle. La réception va devenir le documentaire que l’on montre pour commémorer les évènements.

Critique d’authenticité : 3 types d’images : prises de vue directs, interviews, images d’archives télévisuelles. On va avoir des interviews sur fond noir. Le problème de cette critique est de juger le degré d’authenticité des trois formes d’images. Il y a des zooms et des temps morts.

Critique esthétique : la composition est un peu dépendante du niveau de l’image. Quelque part on va privilégier le niveau émotionnel. Le point de vue et l’énonciation sont ceux des réalisateurs, donc point de vue qui accompagne la situation, le réseau de référence est le direct du 11 septembre.

4.1.2. Principes du documentaire :

L’idée est d’informer/d’instruire sur un phénomène. Les réalisateurs vont expliquer ce qui s’est passé le 11 septembre. Le sujet de départ est les pompiers mais le sujet du documentaire sera finallement les attentats du 11 septembre, à travers le portrait des pompiers de New York.On se veut très proche de la captation de la réalité.

4.1.3. Les extraits

Extrait 1 (jusqu’à 4’25’’): La première chose que l’on va voir c’est du texte. On dit que ce genre de chose est parce que le documentaire ne suffit pas à lui-même. Il est un peu redondent. Il faut expliquer ce que l’on va voir, on fait donc une sorte de résumé.

Exposition de la fonction par le texte qui déroule (valeur de témoignage). Voix off systématique : James Hanlon, ou les différents témoins qui organisent non

seulement la cohérence de la narration pendant tout le film mais aussi l’empathie du spectateur : les images sont des illustrations de la voix.

Etablissement des Tours et de leur puissance (touche tragique par la musique, le crépuscule): contre-plongée et zoom out

Caméra à l’épaule pour donner l’impression au spectateur d’être sur les lieux. Transitions : coupes franches, peu de fondus Dramatisation : ralentis et accélération, musique,…

Il s’agit d’une véritable construction complexe qui nécessite la maitrise du montage et où tout est signifiant.

Le montage : Ça veut dire que toute prise de vue est sujette à un réarrangement, à une reconstruction et à un bouleversement chronologique permettant de déterminer un choix dans l’ordre des images qui favorise l’élaboration d’une narration. Fonction du montage :

On sélectionne les prises de vue Organiser le récit dans un ordre particulier Mettre en place les plans les uns par rapport aux autres Mettre au point les raccords entre les plans Rechercher un rythme à l’intérieur de chaque séquence Mettre en place les différentes bandes sonores Mixage : mixer les images et le son pour obtenir une bande unique

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Page 111: Critique des sources

La Bande son : Son Direct : tout ce qui est pris sur le vif (voix, bruits,…) Sons rajoutés : sons ajoutés pendant le montage Musique Voix off : commentaires, encadrement, lien, transition

Extrait 2 : Premier avion (22’-25’45’’) Hors-champs : il ne veut pas montrer les 2 personnes en feu qu’il entend crier. Il continue à filmer ailleurs.

Construction progressive : on passe du calme de début de matinée à la frénésie des attentats qui commencent.

Changement d’échelle des plans, expliqué par Jules qui s’exerce avec la caméra. Son et image : d’abord le commentaire qui annonce l’évènement, puis le son de l’avion, enfin

l’image de l’avion qui entre dans la Tour 1. Composition des plans qui suivent : nécessité d’avoir la Tour dans le cadre de façon

systématique.

Extrait 3 : deuxième avion (33’10-36’50’’) C’est Gédéon qui prend les images, puisque Jules est dans la tour. Il y a une présence de fracture entre les deux réalisateurs. Gédéon est beaucoup plus posé pour filmer les gens.

Plan plus long sur la réaction des gens Montage alterné entre les images prises par Jules (dedans) et Gédéon (dehors) et les images

d’archives télévisuelles Mixage sonore (commentaire des cinéastes, des pompiers, des journalistes)

Le réalisme de l’ensemble vient de la spontanéité des images mais aussi la démultiplication des points de vue qui engendre une construction minutieuse.

Extrait 4 : jumpers (38’32’’-40’09’’) On retrouve l’intericonicité : on voit resurgir des images qu’on a déjà vues dans ce qu’on est en train de voir. Il y a la volonté de ne pas montrer certaines choses. Comme dans les photographies, il y a un temps considérable pour montrer les choses. Ces images vont se répercuter sur des films qui vont arriver par la suite. C’est un processus historique. On est pris dans une sorte de chainon.

Concentration sur l’être humain : zooms/gros plans (surtout sur les pompiers). Les zooms viennent chercher les émotions.

Déconstruction des gestes Dramatisation à travers le ralenti : au moment où on parle des jumpers il y a un ralenti qui se

met en place. On s’en sert pour l’émotion. Rythme créé par un plan répété de façon systématique : les tours en feu

Extrait 5 : effondrement (50’-53’) Exemple d’aller et retour entre des images prisent en direct à l’intérieur et des images prisent en dehors.

Images enregistrées par Jules Naudet dans l’urgence Images d’archive et commentaires télévisuels Plans larges extérieur pour montrer la panique

Il s’agit donc d’un montage alterné.

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Page 112: Critique des sources

Extrait 6 : ground zero (1h40’20’’-1h42’) On va mettre en place une vraie dramatisation du récit. La dramatisation est naturelle. Le point de vue informatif est d’actualité dans toutes les séquences. Mais tout d’un coup on suspend la valeur informative et on fait passer la valeur émotionnelle. On le fait par la musique qui prend le pas sur tout le reste, on n’entend plus dialogues. La deuxième chose est un ralentissement du plan.

Construction dramatique : images ralenties, musique tragique. Composition plus marquée dans les cadrages, les plans (plans rapprochés).

Conclusion Volonté d’enregistrer la réalité telle qu’elle est vécue mais de la montrer via une construction

du témoignage, par le montage et l’organisation du récit, par les commentaires et l’encadrement,…

Fonction : montrer, informer mais aussi émouvoir et susciter un sentiment nationaliste

Deuxième exemple : 9/11 ( Michael Moore , 2004)

Ce sont des images montées, organisées, pour proposer un récit. Il y a une connaissance a postériori de l’évènement. C’est un film sur le 11 septembre mais sans le 11 septembre. Il va chercher les causes à la base de cet attentat. C’est un américain qui parle de politique américaine et qui parle à des américains.

4.2.1. Quatre phases de la critique : Critique d’identification : parle de la configuration politique dans laquelle les attentats vont arriver, les personnages ne sont pas les pompiers du 11 septembre, le personnage principal c’est Georges Bush.

Critique analytique : la source émettrice c’est Michael Moore, documentariste depuis 15 ans déjà. Il fait des documentaires pour poser des questions, voir provoquer une situation. Il fait des documentaires pour que les choses changent. Il y a toujours une finalité dans la réalité. Ici sa volonté était de faire que G. Bush ne soit pas réélu. On est dans quelque chose de plus volontaire, dérangeant que le témoignage. La répétition est essentielle chez lui. 70% de son film est composé d’images d’archives. Il montre son film pour la première fois à Canne. Film très bien reçu. Du côté américain, Moore travaille avec Miramax, quand ils ont su le résultat du projet ils ont refusé de le distribuer. On voit ce film pratiquement comme une propagande, ce n’est pas le cas, un film de propagande est lisse au point de vue esthétique et ne pose pas de question.

Critique d’authenticité : vrai problème ici, puisque les images sont des images d’archives. Il va les utiliser de façon malléable.

Critique esthétique : c’est une esthétique de télévision. Il veut être efficace. Le point de vue est celui de Moore. On va entendre sa voix du début à la fin. Son mode de fonctionnement est surtout l’ironie. On a plus simple de mettre les gens de son côté par empathie que par ironie. Le réseau de référence est toute la culture américaine.

4.2.2. Réutilisation des images d’archives La réutilisation d’images pose différentes questions :

La copie est-elle fidèle à l’original ? Quelles sont les différences avec les images originales ?

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Page 113: Critique des sources

Si la copie a été modifiée, pour quelles raisons ? Les copies ont-elles été volontairement falsifiées par es copistes qui ont fait disparaître

l’original ?

Dans son documentaire, Moore utilise différentes sources : Images de télévision récentes ou anciennes Images de télévision mais coupées au montage Image de télévision mais détournées de leurs intentions originelles Images de films de fiction, séries télévisées mais modifiées Images d’amateurs ou clandestines Documents écrits, titres de presse, rapports officiels Images filmées par l’équipe de Michael Moore où il apparait

Tout ça doit être géré au montage. Le montage prend le plus de temps dans ses films. Il écrit tous les textes. Il va créer un sens. La voix va permettre de focaliser l’attention sur certains évènements.

4.2.3. Les extraits

Extrait : Générique Générique basé sur la confusion entre le vrai et le faux : il remet en cause le réel dès la

première phrase « est ce que ceci est un rêve ». Observer qui est caché pour le révéler : il va littéralement regarder attentivement les images

télévisuelles, les relations entre les personnes. Nécessité de marquer la distance pour révéler : on ne joue pas sur l’empathie directement,

on reste à distance, ce qui permet la distance c’est la voix. Insistance sur la durée : on est dans un rythme de croisière rapide, on nous informe dans un

rythme soutenu. Contre-point entre image et son : la musique est assez tragique

On assiste à une mise à distance pour mieux rendre visible : l’image cinématographique va permettre de révéler les choses en regardant mieux l’information.

Extrait : 9/11 Cet extrait est hallucinant évidemment. Alors que tout le monde s'attendait à revoir encore une fois les images d'explosion et de carnage, il choisit de refuser le spectaculaire.

Plans noirs qui résume le chaos du. Il ne veut pas se laisser emporter par le pouvoir spectaculaire des images, au contraire de ce que l’on put observer à la télé.

Puisqu’il n’y a pas d'image, on se concentre sur le son. Construction de la bande sonore qui fait que l’on est dans une évocation, pas une représentation des événements.

Ensuite, quand on passe à la représentation, il ne montre pas le spectaculaire mais les réactions humaines. C'est ce que veut Moore : se placer à la hauteur des êtres humains qui ont subis ces événements.

Dimension intertextuelle : le plan avec tous les papiers qui s'envolent, et le titre en référence à Farhenheit 451 de R. Bradbury. La citation de fin de G Orwell, (1984) se situe dans le même ordre d’idée : on explique qu'on ne fait pas la guerre pour défendre un pays, mais pour pouvoir garder une situation politique stable.

Construction de l'image : image de G Bush sur sa chaise dans la classe.Composition de l’image : Bush tout seul dans son cadre, il est tout seul, il ne sait plus quoi faire.Durée de l’image : marque la durée absurde qu'il prend pour réagir. Très intéressant les choix de Moore pour rendre compte de ces dimensions.

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Page 114: Critique des sources

Extrait 3 : le maintien de la peur On observe le rôle du montage dans le documentaire : accumulations d’images d’archives afin de montrer à quel point il y a une répétition aussi bien au niveau médiatique que politique.

Extrait 4 : la guerre Il montre les accumulations (politiciens disent toujours la même chose), et en même temps montre les contradictions dans leur politique (images de la guerre).Il utilise un montage par écho en opposant une femme irakienne à une mère américaine.Ce passage est proche du film de propagande.

Extrait 5 : la coalition Choix volontaires des images-clichés pour la représentation des pays de la coalition. On est ici dans la construction pur, plus dans la réutilisation des images télévisuelles, et ce de manière tout à fait ironique. Cette partie fut fort critiquée mais il s'est justifié en disant qu'il s'agissait de la vision des américains sur ces pays.

Extrait 5 : la dernière lettre Alors que la spécialité de Moore, c'est la construction des plans, il s'agit d'ici d’un extrait montrant la lecture d'une lettre d'un soldat par sa mère. Le plan est américain (proximité, intimité,…) et relativement long afin de créer un maximum d'émotion.

Extrait 6 : interventionnisme Ce qu'il fait, c'est un documentaire interventionniste, qui veut faire changer les choses. Il va sur le terrain et essaye de faire changer les avis des gens. Il est donc omniprésent dans son film (à l’écran et dans les commentaires).

La position de la camera par rapport au personnage : plan taille mais on voit quand même l'environnement, on voit la continuité au-delà de la simple rencontre. On a l'événement et son contexte.

Accompagnement : le cameraman est dans une position caméra à l'épaule et il peut suivre les gens au besoin, tout en gardant le point de référence (Moore) toujours dans le cadre.

Voix off ironique et musique tragique (déjà présente au générique) : même s'il tourne ça à la rigolade il trouve toujours ça honteux.

5. 9/11, approches fictionnelles

Première exemple : World Trade Center (Oliver Stone, 2004)

Oliver Stone est un réalisateur qui s'intéresse aux sentiments patriotiques américains en recherchant le spectaculaire : watergate, Vietnam, WTC,…D'un niveau industriel, un film de fiction est beaucoup plus distribué qu'un documentaire comme ceux des Naudet, il est donc beaucoup plus grand public avait les différents avantages et inconvénients que cela comporte..

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5.1.1. Quatre phases de la critique :

Critique d’identification : 2004, mise sur pied super rapide pour un film Hollywoodien. Contenu, simple : sauvetage héroïque de deux pompiers. Personnages : les pompiers.

Critique analytique : production hollywoodienne. Public visé : tous les américains qui ont vécus ce moment. Le film est sorti en Europe de manière quasi confidentielle car c'est une histoire américaine, l'héroïsme américain. Fonction : travail de mémoire visant à entretenir l'héroïsme de ces pompiers.

Critique d’authenticité : zéro, fiction pure. Toutefois, certaines images vont être très problématiques. Les images des tours en feu et en décombres sont-elles des images complètement fausses, ou images préexistantes réarrangées? Est-ce que dans les images sans acteurs, on est encore dans une perception de la réalité, ou fiction pure?

Critique d’esthétique : la composition et le montage vont être complètement conditionnés parce qu’il s’agit d’un film de fiction qui est donc centré sur les personnages. Tout est attaché au point de vue des pompiers-personnages. On a le sentiment qu'on est pratiquement dans les images des Naudet, sauf qu'ici tout est faux. La seule chose qu'il reste du documentaire, c'est le « cut » final, comme si la camera avait été coupée. Musique et ralentis sont énormément utilisés pour le système émotionnel (permet de se mettre dans l’ambiance voulue par le réalisateur).« Le morcellement des plans n’a pas d’autre but que d’analyser l’événement selon la logique matérielle ou dramatique de la scène. C’est sa logique qui rend cette analyse invisible, l’esprit du spectateur épouse naturellement les points de vue que lui propose le metteur en scène, parce qu’ils sont justifiés par la géographie de l’action ou le déplacement de l’intérêt dramatique »André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?

5.1.2. Le film :

Ce qui nous intéresse, c'est le niveau incroyable de construction. On est avec les personnages, on suit leur évolution, on suit physiquement le parcours des pompiers. On a une démultiplication des points de vue mais ceux-ci sont toujours rattachés aux personnages principaux, ce qui n’est pas possible dans un documentaire (le point de vue étant celui du caméraman). On remarque aussi la reprise à de multiples reprises d’une même séquence : l’arrivée des pompiers dans la Tour.

Les images sont parfaitement maitrisées, le cadre est nickel, ... On peut être sûr qu'on est dans une fiction puisque la forme est totalement différente du documentaire. Ici N. Cage a l'air de savoir parfaitement ce qu'il fait, ou il va,… Alors qu’un documentaire montre les hésitations des personnages puisque ceux-ci n’ont pas de script.

On remarque aussi une forte dramatisation visant à montrer la douleur des victimes grâce aux ralentis. Ces ralentis sont également présents dans le feu de l'action pour pouvoir saisir ce qui se passe. La dramatisation est renforcée par d’autres moyens : musique, on arrête du son pour bien entendre les jumpers qui sautent (manipulations typiquement fictionnelle).

Synthèse visuelle de l'efficacité narrative : à l’opposé des images télévisuelles où attend que quelque chose se passe sans trop savoir quoi (temps morts), ici tout se suit. Tous les éléments qu'on nous donne à voir servent à la narration. L’ensemble est donc pensé, la narration se construit dès le début du film.

Critique des sources 115

Page 116: Critique des sources

Deuxième exemple : Cloverfield (Matt Reeves, 2008)

5.2.1. Quatre phases de la critique :

Critique d’identification : 2008, Pas à proprement parler à propos du 9/11, c'est un film catastrophe qui vient mettre en péril la vie généralement des USA. Ce n’est toutefois pas un hasard si cela se passe à New York. Les personnages sont des jeunes faisant une soirée pour le départ de l’un d’eux.

Critique analytique : il s’agit d’un film hollywoodien, ce qui signifie un investissement financier conséquent. Fonction : divertissement. On fait passer les événements fictionnels comme s'ils étaient vrais : confusion entre le vrai et le faux. Il faut d’habitude repérer les éléments qui vont nous aider à nous dire "ceci n'est pas une captation de la réalité mais une fiction". Mais ici, on retrouve un générique normal (de début et de fin) ainsi qu’un monstre (images de synthèse), ce qui indique bien que l’on se trouve dans un film de fiction sous la forme d’un faux-documentaire.

Critique d’authentification : au point de vue de la forme, on est plus proche d’un documentaire que d’un film de fiction. Il n’y a pas d'ellipse, on suit un personnage qui va filmer tous les événements d’un point de vue subjectif (caractéristique du documentaire). On entend sa voix et on voit ce qu'il voit à travers la camera (également des caractéristiques du documentaire).

Critique d’esthétique : même si on singe l'image documentaire, c'est extrêmement esthétique. On va très vite repérer qui sont les personnages principaux,…

5.2.2. Le film Comme dans n'importe quel film de fiction, il y a une narration. Dans ce cas-ci, celle-ci va être teintée de romantisme puisque la narration se concentre sur l’un des personnages qui va tenter de rejoindre sa copine au milieu de New-York dévasté. Ce qui est intéressant, c'est le problème de la confusion entre la captation de la réalité (caméra qui décadre, bouge dans tous les sens, typique des conditions du direct) et la fiction puisque malgré les apparences, tout est scriptés. On retrouve donc une construction extrêmement précise où tous les plans sont pensés à l'avance. Pour trancher au sujet de cette confusion (réalité-fiction), il faut chercher les marques qui indiquent que l’on est dans une fiction: les génériques, le monstres (images de synthèse),…

L’intericonicité est également fort présente dans le film, ce qui permet de rapprocher celui-ci des attentats du 11 septembre :

Le film suscite la peur indirectement (obscurité, monstre à peine visible,…) ce qui renvoie à ce que le gouvernement Bush avait fait au sujet du 11 septembre (susciter la peur pour justifier une riposte militaire).

Références médiatiques aux attentats, avec ce rôle de la télévision qui révèle ici le monstre avant même qu'on ne l’aperçoive dans le film. C'est également grâce à la télévision qu'on apprend ce qu'il se passe dans la ville.On retrouve aussi des images de panique dans la rue, des nuages de fumée, des débris,… (tout ce que l’on retrouvait à la une des journaux du lendemain des attentats et dans le documentaire des frères Naudet).

5.2.3. Extrait : Black out (17’30’’-22’30’’) Quelques caractéristiques:

Critique des sources 116

Page 117: Critique des sources

On retrouve les conditions du direct (temps mort, découvertes des événements en temps réel et au fur et à mesure de leur progression,…).

La notion de temps est admirablement bien intégrée. On a une continuité des séquences pratiquement en temps réel, entrecoupées d’ellipses particulièrement subtiles (ancienne vidéo sur la bande de la caméra).

Le film est tourné en caméra à l'épaule, à l’image des documentaires. On suit donc le point de vue du personnage qui film.

Dans cette scène, on retrouve des papiers qui volent, comme un rappel à peine caché des attentats (intericonicité). Encore moins caché, le premier truc que le monstre fait est de décapiter la Statue de la Liberté, ce qui renvoie d’une part à d’autres films catastrophes (cf. affiches) mais également aux terroristes du 11 septembre qui s’en prenne aux ondements des USA.

Pour l’examen :• Partir des 4 phases de la critique (identification, analytique, authentification, esthétique)• Pour la partie ‘esthétique’: composition, point de vue, références,… (pourquoi fait-on passer

ce contenu de cette manière-là et pas d’une autre ?).• Apprentissage de la terminologie (montage, échelle des plans, prise de vue, zoom,…).• Détermination du degré de construction de l’image, du plus objectif (documentaire) au plus

travaillé (fiction).• Fonction du document en ligne de mire (explique son degré de construction)

Critique des sources 117