cpb-us-w2.wpmucdn.com · Web viewavérés. Nous venons d’en avoir des exemples frappants à...
Transcript of cpb-us-w2.wpmucdn.com · Web viewavérés. Nous venons d’en avoir des exemples frappants à...
1
Le Zen de Sade : Théâtre et Philosophie
Première partie : Philosophie
I.
Ce qui semble évident ne l’est pas nécessairement toujours. Le fait qu’on
doive juger un écrivain par ses écrits semble par exemple un fait assez
évident, mais ne l’est pourtant toujours pas dans le cas de Sade, pour qui
continue à exister confusion de l’œuvre et de la vie de l’auteur. Il ne semble
pas qu’il y ait non plus un autre exemple dans l’histoire de la littérature où
il en soit aussi fréquemment et systématiquement le cas. Les héros de Sade
sont certainement des scélérats et des monstres, mesurés à l’aune de notre
morale, et voilà ce qui ferait de Sade lui-même un scélérat, et mieux encore,
il faut absolument qu’il l’ait été pour avoir pu imaginer des personnages si
abominables. Il n’y a aucune autre explication possible pour ceux qui
transposent ainsi et souvent d’ailleurs sans en être bien conscients la vie et
2
l’œuvre de l’auteur. Il ne reste plus alors qu’à aller déterrer quelques os au
fond d’un jardin, et, dans la vie de l’auteur, quelques anecdotes qui
viendront servir de preuves, et le tour est joué, l’amalgame, et la
monstruosité de Sade, avérés. Nous venons d’en avoir des exemples
frappants à l’occasion du bicentenaire de sa mort. Ses personnages, êtres
fictifs, et produits de l’imagination de l’auteur sans aucune existence réelle
se transforment alors en pièces à conviction dans un procès en criminalité
encore et toujours recommencé de l’auteur. Ce n’est sans doute pas un
hasard si tant d’études récentes sur Sade sont des biographies, que ce soit
pour l’accabler, ou lui trouver des circonstances atténuantes, lesquelles
devraient aussi servir à mieux informer son œuvre. Mais il semble assez
évident que ce soit d’abord par rapport à l’œuvre que l’écrivain doit être
jugé, si l’on cherche sérieusement à le comprendre, et que c’est par celle-ci
qu’il faudrait commencer. On ne juge pas Tolstoï par le fait qu’il s’amusait à
assassiner ses serfs et à violer leurs femmes, par exemple. Mais Sade
semble être une exception et un auteur que l’on cherche toujours à noircir
(quoiqu’il n’ait tué personne, et ait même sauvé ses beaux-parents et
d’autres pendant la Révolution). L’homme Sade n’existe d’ailleurs plus,
quels que soient l’amour ou la haine qu’on peut encore lui porter
aujourd’hui, alors que l’œuvre reste et continue à nous interroger, et qu’il
est bien évident que sans elle on ne parlerait plus de lui. Le cas de l’artiste
en général est sans doute exceptionnel puisque pour lui l’œuvre dit
l’homme, et il n’en va pas autrement de Sade, l’œuvre prime (même s’il
3
n’est pas interdit d’aller aussi jeter un coup d’œil du côté de la vie, elle-
même extraordinairement intéressante !). Il n’en reste pas moins vrai que
« Ce qui importe, chez un créateur, ce n’est pas d’où il vient, mais où il est
arrivé, »1 et que la question pour nous est surtout de savoir où en est arrivé
Sade. La réponse est d’ailleurs loin d’être claire ou facile, mais nous allons
l’explorer par rapport à l’idée, qui tient un rôle exceptionnel dans son
œuvre. Cette idée, qui est objet, est aussi un objet malléable, se prêtant en
chacun de nous à certaines transformations et aux jeux d’une imagination,
dont on sait quel un rôle important elle joue chez Sade. Par ailleurs, il existe
aussi un statut similaire en bien des points de cet objet et de son utilisation
dans le Bouddhisme Zen, dans un milieu et dans une culture entièrement
différents, et j’ai pensé qu’il serait utile autant pour ceux qui s’intéressent à
Sade qu’au Zen, de voir ce que peuvent être les rapports, la signification, et
les différences du rôle et des fonctions de cet objet qu’est l’idée dans les
deux cas.
Peut-être que le génie de Sade est d’avoir imaginé, et illustré avec son
œuvre la séparation radicale entre ce qui se passe ou peut se passer dans
l’esprit et ce qui se passe hors de lui, (intus, foris), séparation telle que la
concevait aussi Berkeley, mais avec une différence majeure : où l’évêque de
Cambre ne voyait dans l’existence que d’une seule réalité, intérieure (intus),
et que le monde objectif (foris) n’existait pas pour lui, les deux existent bel
et bien pour Sade, même s’ils sont situés dans un espace indistinct, et
1 Stefan Zweig. Sigmund Freud. Paris : Livre de Poche, 2012, 41.
4
définissent ainsi une certaine irréalité. Ce sont des mondes séparés, à la fois
entre eux et aussi de nous, ce qui est assure à la fois notre autonomie par
rapport à eux et par rapport à la pensée, confusion qui pour Sade peut
entraîner pour nous des conséquences désastreuses. Comme Delbène
l’explique à Juliette : « Le premier effet de [la] raison est, tu le sens, Juliette,
d’assigner une différence essentielle entre l’objet qui apparaît et l’objet qui
est aperçu. Les perceptions représentatives d’un objet sont encore de
différente espèce. Si elles nous montrent les objets comme absents et
comme ayant été autrefois présents à notre esprit, c’est ce que nous
appelons alors mémoire, souvenir. Si elles nous offrent les objets sans nous
avertir de leur absence, c’est alors ce qu’on nomme imagination, et cette
imagination est la vraie cause de toutes nos erreurs. Or, la source la plus
abondante de ces erreurs vient de ce que nous supposons une existence
propre aux objets de ces perceptions intérieures, et qu’ils existent
séparément de nous, de même que nous les concevons séparément.2 Je
donnerai donc, pour me faire entendre de toi, je donnerai, dis-je, à cette
idée séparée, à cette idée née de l’objet qui apparaît, le nom d’idée
objective, pour la différencier de celle qui est apparue, et que je nommerai
réelle. Il est très important de ne pas confondre ces deux genres d’existence
2 Idée que l’on retrouve aussi chez d’Holbach. « Ce qui paraît avoir donné le change à ceux qui ont soutenu que
l’âme tirait ses idées d’elle-même, c’est qu’ils ont regardé ces idées comme des êtres réels, tandis que ce ne sont
que des modifications produites en nous par des objets étrangers à notre cerveau. » D’Holbach, 190. Même idée
chez Kant : « En effet, d’après la doctrine kantienne, l’objet empirique qui n’est toujours que phénomène, ne peut
se trouver en dehors de nous et être quelque chose de plus qu’une représentation. » Jacobi, cité par Luc Ferry.
Kant. Paris : Grasset, 2006, 239. Cette idée est l’objet dont nous parlons dans cet essai.
5
; on n’imagine pas dans quel gouffre d’erreurs on tombe, faute de
caractériser ces distinctions. Le point divisé à l’infini, si nécessaire en
géométrie, est dans la classe des existences objectives ; et les corps, les
solides, dans celle des existences réelles. Quelque abstrait que ceci te
paraisse, ma chère, il faut pourtant me suivre, si tu veux arriver avec moi au
but où je veux te conduire par mes raisonnements. ». 3
Nous voyons dans cette description comment la littérature (la fiction,
l’écriture) tombe en quelque sorte dans le domaine des idées objectives
(que Sade appelle « subjectives ») et se différencie ainsi de celles qui ont
une existence réelle (« objective », chez lui), mais sans appartenir aux deux.
Sans doute que la même distinction existe aussi pour toute œuvre de fiction,
mais même en la pratiquant, l’écrivain n’en a pas nécessairement
conscience, ou en tout cas, pas conscience comme Sade du degré absolu de
cette séparation. Peu en tout cas en conçoivent la signification ou les
possibilités. En ce qui concerne Sade, il est par contre impossible d’ignorer
la distinction essentielle mentionnée ici par Delbène sans plonger le lecteur
dans le gouffre des erreurs signalées par elle, à savoir la confusion des
êtres et des pensées, ce qui est le cas de ceux qui n’en tiennent pas compte
3 Sade. Œuvres. Paris : Gallimard, coll. Pléiade. Vol. I, 1990, 209 ; vol. II, 1995 ; vol. III, 1998. Nous nous servirons
des trois volumes de cette édition dans cette étude. Ce même vide ou espace intérieur est conçu par Maine du
Biran en termes à peu près identiques : « Cet espace intérieur du corps propre dont le moi doit se distinguer pour
que le fait de conscience se complète, est le lieu des impressions affectives senties par l’individu, qui ne peut les
percevoir sous une autre forme ou sans se mettre hors d’elles, de même que l’espace extérieur est le lieu des
objets et des modes non affectifs, qui ne peuvent être aperçus qu’à distance et tout à fait en dehors de moi. »
(C’est moi qui souligne). Maine de Biran, De l’aperception immédiate. Paris : Livre de Poche, 2005, 40.
6
et de ceux qui lisent Sade au « premier degré », et à savoir, comme une
sorte de confession où nous seraient révélés les vrais désirs et les vraies
impulsions de Sade l’homme. On obtient ainsi une sorte de manuel pratique
de sadisme ou de méchanceté, comme l’expliquait par exemple récemment
Michel Onfray4 : ces lecteurs-là n’ont tenu aucun compte de la mise en
garde de Delbène/Sade et confondu les deux régimes de l’idée, l’intus et le
foris, tombant dans le gouffre d’erreurs signalé par lui.
Il est important de faire la même distinction que Delbène/Sade entre un
monde « réel » (objectif) et un autre « objectif » (subjectif) si l’on veut
pouvoir apprécier et mesurer la portée du projet sadien, puisque ce concept
est le point de départ de sa philosophie, laquelle s’appuie toute entière sur
cette distinction. C’est dans la notion d’une telle séparation, et de
l’étanchéité absolue des catégories du monde objectif et du monde subjectif
que se situe celle-ci, et ne pas en tenir compte reviendrait à vouloir
résoudre un problème sans en savoir les données. Ce qui est remarquable
dans l’œuvre de Sade, en effet, c’est la façon dont il s’en tient fidèlement et
systématiquement à cette conception de l’objet, ce qui ouvre aussi une
perspective inédite sur la phénoménologie, la psychanalyse, et les pouvoirs
de l’imagination, puisque les héros sadiens n’étant jamais tenus à
ressembler à des êtres « existants ou ayant existé » ni même à adhérer à
nos valeurs morales ou culturelles, deviennent alors, grâce au laboratoire
4 Michel Onfray. La passion de la méchanceté. Paris : Editions Autrement, 2014.
7
de la fiction où plus rien ne s’oppose à leur liberté, à leurs désirs ou à leurs
fantaisies, les outils d’expériences et d’analyses jusqu’alors inédites.
La séparation établie par Sade donc est importante non pas tout
simplement parce qu’on peut supposer que dans son for intérieur on peut
penser n’importe quoi (quoique cette séparation aussi soit importante),
mais parce qu’elle établit d’abord une séparation de l’être et de l’objet
essentielle à la réflexion. La devise des libertins du Grand siècle qui
voyaient eux aussi une séparation complète entre la sphère publique et la
sphère privée5 joue sans doute également ici un rôle de premier plan, mais
il s’agit ici encore d’autre chose. Les Dadaïstes, les Lettristes, les
Surréalistes ont retenu de Sade cette idée de liberté intérieure, que l’on
retrouve aussi bien entendu à l’origine du « courant de conscience » rendu
célèbre par James Joyce, mais ce n’est pas non plus de cela qu’il s’agit. Sade
a un autre projet, beaucoup plus ambitieux, et celui-ci de portée d’abord
encyclopédique. Il en donne la clé dans le préambule des 120 Journées de
Sodome : « On n’imagine pas à quel degré l’homme varie [les écarts des
passions], quand son imagination s’enflamme. Leur différence entre eux,
excessive dans toutes les autres manies, dans tous leurs autres goûts, l’est
encore bien davantage dans ce cas-ci, et qui pourrait fixer et détailler ces
écarts ferait peut-être un des plus beaux travaux que l’on pût voir sur les
mœurs et peut-être un des plus intéressants. »6 Voici donc ce dont il s’agit.
5 Selon leur formule, « Foris, ut moris est. Intus, ut libet », formule de Cesare Cremonini (1550-1631).6 Sade. I, 39.
8
Son intention est d’être le premier dans l’histoire de la littérature à avoir
écrit, sur le schéma de la séparation des idées, un roman nécessairement
immoral, « le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les
modernes».7 Ce projet suppose bien entendu de revoir de manière absolue
la question de la liberté de pensée, non pas en termes de penser n’importe
quoi, mais en termes des limites morales, culturelles, et intellectuelles de la
pensée et du sens même de la liberté de penser. Sans doute qu’il ne s’agit
ni d’un simple jeu ni d’une question académique, ni de formule littéraire,
mais d’un projet qui nous engage tout entiers en tant que personnes
humaines, qui nous concerne tous, et dont l’audace inouïe a d’ailleurs coûté
très cher à Sade. Un projet qu’il entend absolument mener à son terme, son
« système de pensée » – comme il le proclame – lui étant aussi cher que la
vie même.
Le grand mérite de Sade est donc la découverte de cette séparation initiale,
complète et radicale, entre le perçu et le percevant qui rappelle Husserl et
la phénoménologie, où existe également la même séparation, « mise entre
parenthèses » de la perception et de ses contenus, et où se pose donc
nécessairement de manière implicite la question de savoir si la pensée peut
être criminelle, par exemple, dans la mesure où, envisagée du point de vue
de son seul être et en tant que pensée, elle ne se traduirait pas en acte. Ce
n’est pas en termes d’éthique qu’Husserl approche la question, mais elle est
implicite chez lui et comme aussi ailleurs dans les catégories de Kant : à
7 Ibid., 69.
9
savoir, dans quelle mesure pouvons-nous être libres de ce que nous pensons
et aussi de penser ce que nous voulons. Est-ce que la loi, les mœurs, la
morale doivent ici servir de témoins et de juges à notre pensée, ou est-ce au
contraire que c’est cette pensée qui doit déterminer la validité de la loi ?
C’est en ces termes que Sade pose la question de la liberté de pensée et au-
delà de toute approche conceptuelle de la philosophie, du bien et du mal.
Et il ne s’agit pas seulement de ce que nous avons le droit de penser, mais
surtout, en ce qui le concerne, de ce que nous avons le droit de dire de ce
que nous pensons. Dans quelle mesure, à quel moment, une pensée,
nécessairement innocente parce qu’elle est la nôtre, devient-elle criminelle,
si partagée ? Ce qui engage aussi à-rebours la question de la validité de
toute censure – à savoir, la question de savoir si la Nature agissant toujours
en nous par la pensée,8 il puisse en exister une seule qui soit criminelle au
sens où pourrait la punir n’importe quelle loi où qu’elle s’exerce. La
question est d’actualité pour tous les temps et pour tous les lieux,
puisqu’elle revient à examiner si un individu peut être jugé responsable,
même en s’autocensurant, ou en obéissant à quelque forme extérieure de
censure, et s’il ne vaudrait pas mieux au contraire lui donner tous les
moyens possibles et imaginables de penser ce qu’il veut, voire de lui en
donner même aussi la formule, pour faire de lui un être vraiment libre. Tel
en tout cas semble bien avoir été le sentiment, très humain et éminemment
8 Au sens cartésien, qui comprend toutes les instances et manifestations sensibles ou intellectuelles de la
conscience.
10
humaniste, de Sade, telle application de la philosophie cadrant d’ailleurs
parfaitement bien avec le projet des Lumières d’oser savoir, le sapere aude
kantien. Sade en effet pose la question de savoir comment, si la Nature
existe en moi sous forme de pensée, comment donc il pourrait se faire que
cette pensée ne soit pas non plus naturelle, et donc aussi non-criminelle vis-
à-vis de la loi.
Cette perspective est ce qui sépare l’œuvre de Sade de celle des autres
écrivains de son temps et de la majorité des autres, et qui reste au centre
de nos préoccupations.
La séparation en question a toujours été de la nature de la fiction. L’écrivain
décrit un monde subjectif par rapport aux conventions qui sont celles du
lecteur, et par le biais desquelles il communique avec lui, et l’œuvre passe
ainsi sur un mode conventionnel du registre individuel au collectif. Les
conventions nous informent de la nature fictive de l’œuvre en soulignant au
besoin sa dimension de « réalité séparée » : (« Toute ressemblance avec des
personnes existant ou ayant vraiment existé, etc.. »). Dans La Chartreuse de
Parme, par exemple, le personnage de Fabrice Del Dongo tout comme les
autres personnages du récit n’existe véritablement que dans l’esprit de
Stendhal, même s’il a pu en trouver des modèles ailleurs, et c’est bien là ce
que représente pour nous la fiction. Ce que nous voyons d’abord ici c’est ce
qui se passe dans l’’esprit de l’auteur, même quand les liens avec le monde
objectif restent communs, et non seulement pour les lieux (la Chartreuse de
11
Parme, Waterloo, etc.), mais aussi pour les thèmes, les modes, les valeurs
morales, ou l’histoire et la culture en général. L’auteur s’efforce à produire
un certain effet par référence au monde objectif qui est le nôtre, mais nous
sommes pourtant entièrement immergés, avec l’œuvre, dans son monde
intérieur. C’est-à-dire qu’il triche d’une certaine manière. Ses héros jouent
à être réels comme le garçon de Jean-Paul Sartre jouait à être garçon. Leur
véritable être est ailleurs, au-delà même de la musique et de la poésie d’une
époque et d’une société dont l’œuvre se fait l’écho, et du plaisir de la
lecture. Tel est l’attrait traditionnel de la fiction.
Ce qui est différent chez Sade, c’est qu’il n’accepte pas de jouer le jeu et
n’oublie jamais qu’il s’agit en fait d’un jeu, ni non plus la nature séparée du
phénomène de fiction, son « isolisme ». Il n’oublie pas que ces objets que
sont nos pensées, ou nos perceptions, existent aussi séparément de nous de
même que nous les concevons séparément, et ceci, littéralement et dans
tous les sens. Il n’oublie pas que l’homme est avant tout telle idée que nous
nous en faisons, et en tant que tel un objet séparé, seulement moment de la
conscience, au point de contact de deux réalités, objective et subjective. En
termes kantiens, nous dirions que Sade n’oublie pas que l’humanité est
comme Janus tel être bicéphale dont un côté à jamais inconnaissable
appartient à la chose en soi, et l’autre, tel que nous l’interprétons, à la
chose pour soi, et cette compréhension du phénomène humain est
essentielle pour le comprendre. La littérature ordinaire ne s’intéresse
généralement à l’homme que du point de vue de son être pour soi, dans ses
12
différents aspects culturels ou historiques, là où Sade le situe, et dans ces
mêmes aspects, à l’intérieur du cercle plus grand des cycles naturels qui le
circonscrivent et qui le conditionnent, et c’est aussi pourquoi il peut en
donner une représentation plus vraie : « Si tu n’écris comme R… que ce que
tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par
mois, ce n’est pas la peine de prendre la plume, »9 dit-il de Rétif de la
Bretonne, mais le but de l’écrivain pour lui est d’« entr’ouvr[ir] avec
frémissement le sein de la nature… »10.
Les héros de fiction se conforment généralement à nos coutumes, à nos
mœurs ou à nos codes de morale, que ce soit pour les suivre, ou pour les
violenter, même sous les oripeaux de la fantaisie la plus débridée
(Hollywood ou Harry Potter par exemple), et nous les prenons comme ils se
présentent sans questionner leur statut, ou le fait qu’ils puissent en fait
aussi exister séparément de nous, et en ce qui concerne les mœurs et
usages, dans un autre univers dont les valeurs et les conventions seraient
radicalement différents. Nous nous satisfaisons de ce que l’idée de
séparation dans ce qui les concerne fait pour nous partie de la catégorie de
fiction, sans réfléchir davantage aux conséquences logiques de ce choix. Le
prendre au sérieux, comme le fait Sade, est aussi remettre en question les
paramètres traditionnels de la fiction et la séparer, comme Sade l’explique
des perceptions, de ce qui pourrait être son ancrage dans les coutumes et
9 Idée sur les romans. Paris : Rouveyre, 1878, 38.10 Ibid., 36.
13
dans les mœurs. En libérant ses héros, c’est-à-dire, en acceptant de ne pas
les tenir pour responsables de nos attaches morales, sensibles, ou
culturelles, Sade opère donc une révolution dans le domaine littéraire. Ses
héros, ainsi moralement détachés de notre univers de valeurs, nous forcent
à les suivre dans le leur, et en nous identifiant à eux, de renoncer aussi au
nôtres, c’est-à-dire aussi à nous faire vivre leur liberté, et goûter à une
certaine dimension de notre nature qui n’existe et qui ne peut exister que
sur le mode de la fiction et dans une réalité « séparée de nous, de même
que nous la concevons séparément ». Tout en reconnaissant dans
l’autonomie de ces héros ce que nos habitudes de lecture nous cachaient,
nous découvrons également ainsi les paramètres et la valeur de notre
autonomie. Il s’agit d’une innovation unique. Le fait que beaucoup de
lecteurs restent encore aujourd’hui incapables de « franchir le pas » et ne
reconnaissent pas dans l’œuvre de Sade cette révolution esthétique et la
rejettent, ne voyant dans la libération du héros revendiquée par lui qu’une
hérésie inacceptable, n’infirme aussi en rien le fait que ses héros sont
également l’illustration d’une thèse sur le statut et la fonction de l’idée.
Sade a accompli bien autre chose que d’illustrer la seule distinction
cartésienne entre chose pensante et chose étendue, la « chose » sadienne »
(pour reprendre la terminologie cartésienne), ne se situant ni dans l’une, ni
dans l’autre. Il s’agit en fait d’un espace discret, à tous les sens du terme,
totalement autonome, où évoluent êtres et pensées, espace dans lequel tous
ont le loisir et la liberté d’évoluer dans leur propre sphère, qui est différente
14
de la nôtre et où prévalent différentes valeurs de l’espace et du temps. Le
temps y est celui du désir, et l’espace, celui de la volonté. Alors que le
rapport établi par Descartes dans sa distinction implique aussi une morale,
dans la distinction des deux « choses », ce rapport est entièrement
transformé chez Sade, dans la distance établie entre l’objet et la perception
que nous en avons. Le Cogito cartésien s’apparente au Zen dans la mesure
où il ne suppose aucune réflexion critique sur le phénomène de la pensée, il
y suffit aussi de penser pour être, ce qui n’est pas suffisant pour Sade, chez
qui les phénomènes de la conscience, de la morale, des sentiments, etc., de
ses héros n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont pour nous mais seulement
avec ce qu’ils sont pour eux-mêmes dans l’univers entièrement séparé du
nôtre où ils vivent, un univers sans aucune attache éthique avec le nôtre. Où
Kant hésitait et revenait finalement sur ses pas, Sade affirme sans
ambiguïté qu’il n’y a jamais rien que du construit et du conventionnel
derrière tout édifice de morale ou de mœurs, et que l’éthique est une chose
infiniment malléable. Ses personnages illustrent ce sentiment non
seulement qu’il ne tient pas plus à nous d’être ce que nous sommes, qu’à la
feuille d’être verte ou au cube carré, mais encore que c’est en fait à la
société et pas à nous à s’arranger de cet état de choses.
Le Cogito se rapporte, comme l’Impératif catégorique kantien, à la croyance
au libre arbitre, croyance qui n’existe pas chez Sade, non plus que comme
chez la quasi-majorité des philosophes des Lumières (Rousseau y faisant
exception). Dans le Cogito, l’élément cognitif (« Je pense, donc je suis ») a
15
également une dimension éthique qui me rend responsable de mes pensées,
alors tout crible moral est aboli dans la pensée déterministe telle qu’on la
retrouve chez, ainsi que tout « impératif catégorique », lesquels agissent
toujours comme des policier de la pensée, nous forçant constamment à
choisir et la soumettant à une sorte de gymnastique assez peu naturelle où
elle est sans cesse amenée à devoir juger, comparer, rejeter, déguiser, ou
accepter pensées et sentiments qui sont moins les siens que ceux des
autres. Ce biais l’empêche ainsi de réaliser pleinement sa potentialité, la
soumettant à une contrainte qui est en fait la mort de toute pensée
rationnelle. Ce qui explique et justifie l’insistance de la morale commune
sur le libre arbitre, c’est évidemment que tout l’édifice des lois repose sur
lui, et qu’il sert excellemment bien au contrôle de l’individu si beaucoup
moins à sa connaissance. Il n’y a plus aujourd’hui de type d’éducation
systématique telle qu’existait en Grèce un modèle visant à donner à
l’individu une compréhension globale de l’être et de ses potentialités, que
l’on retrouve cependant encore dans le déterminisme sadien. Sans doute
qu’il est beaucoup plus facile de contrôler des individus tenus pour
« responsables » de leurs pensées. Il est plus facile de supposer qu’on a fait
le choix de ses actes, que de comprendre que puisqu’on a accompli une
chose ou l’autre, c’est qu’on n’avait pas le choix, et tel est bien le reproche
que Sade fait à la loi, celui d’empêcher l’homme de se mieux connaître et de
pouvoir ainsi s’améliorer. « La loi est un frein que l’homme a donné à
l’homme, quand il a vu la facilité avec laquelle il franchissait tous les
16
autres ; et comment, d’après cela, a-t-il pu croire que ce frein suppléant
pourrait jamais servir à quelque chose. Il est des punitions pour les
coupables, soit ; je vois à cela de la cruauté ; mais aucuns moyens de rendre
l’homme meilleur, et ce n’était, ce me semble, qu’à cela qu’il fallait
travailler. » (III, 836).
Sans doute que les lois sont nécessaires, Sade ne dit pas le contraire : « Il
est du devoir des sociétés de retrancher de leur sein les méchants capables
de leur nuire : et voilà qui justifie les lois. » (III, 515-16). Mais on condamne
quand même Sade pour sa pensée et non pas pour ses actes (il y a belle
lurette qu’on n’en parlerait plus s’il ne s’agissait que de cela !). Ce n’est pas
un hasard si Justine figure en bonne place parmi les livres brûlés par les
pompiers de Farenheit 451. On le condamne surtout parce que son œuvre
reste un manifeste déterministe, une attaque frontale, directe, et radicale
contre l’illusion du libre arbitre, et donc aussi du même coup contre les
institutions sociales qui en dépendent, et c’est-à-dire pratiquement toutes.
Mais le matérialisme bien compris exclue absolument toute nuance de libre
arbitre, on ne peut pas être à la fois matérialiste, et supposer l’existence
d’un libre-arbitre. Ceux qui prétendent les marier ne font qu’adultérer les
deux, comme ce fut le cas de Descartes ou de Kant quand ils s’effrayèrent
des conclusions logiques de leur philosophie. Le matérialisme est une
philosophie, une conception du monde, que les lois devraient émuler, mais
qu’elles préfèrent ignorer et tacitement les combattre, comme qu’elles le
font chaque fois qu’elles rendent un individu responsable de nos actes.
17
Si nos pensées ne nous appartiennent pas, la question se pose de savoir à
qui ou à quoi elles appartiennent. Si nous sommes de simples
« générateurs » de pensée selon certaines conditions locales qui ou quoi
sera le générateur universel ? Ce générateur-là, pour Sade comme pour les
philosophes ses contemporains, est en fait le même qu’il a toujours
été, pour la philosophie la plus ancienne : la Nature : « Tout est à la nature,
rien à nous, » écrit Sade. (II, 695). Il n’y aurait donc ici rien
d’extraordinaire, si Sade n’avait pas aussi conçu le projet d’inclure dans
cette philosophie ce que personne avant lui n’avait pensé y faire entrer :
toutes nos pensées, même les plus secrètes, ou les moins avouables. Nous
sommes bien conscients que tout ce qui tient à la chose étendue est séparé
de nous. Tel est le fameux en-soi de l’objet des philosophies modernes. Mais
il en est autrement pour la chose pensante, et pour ces pensées dont la
culture veut toujours nous tenir pour responsables, pour mieux aussi nous
contrôler, et depuis des temps immémoriaux : la Bible raconte déjà
l’histoire de cette répression brutale, toujours violente, visant à éradiquer
toute pensée individuelle pour la remplacer par la collective, jusqu’à ce que
cette violence devienne internalisée et fasse de chaque individu son propre
policier. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours de violence, même
là où elle est le mieux déguisée. L’idée sadienne d’une égale distanciation
de soi et des objets de la pensée équivalente à celle des objets de la chose
étendue crée un espace de liberté, un espace où l’individu ne peut plus être
coupable, ni tenu pour responsable de ses pensées. Un espace qui peut être
18
un véritable refuge et un espace de paix intérieure, comme c’est aussi le but
que se propose le Zen.
Sade et le Zen font de l’idée une utilisation inattendue, et alors que celle-ci
reste cependant toujours soumise au concept comme dans la philosophie (le
Bouddhisme en étant une). Chez Descartes, ou encore chez Spinoza, l’idée
reste conforme à une théologie, comme c’est également le cas dans le
Déisme des Lumières, qui continue à vouloir interpréter l’idée selon
certaines lois de la Nature comprises comme une sorte de théologie et sur
le modèle des lois de la société : les conséquences désastreuses de cette
approche nous ont été tragiquement démontrées au XXème siècle. Il en va
autrement chez Sade, qui ne nie pas non plus la naturalité du concept, mais
ne lui attribue pas non plus de valeur sociale ou précise, puisqu’il n’y a en
fait aucune pensée ni aucune action qui ne soient chez lui naturelles, toute
pensée et toute action servant indistinctement la nature et quelles qu’elles
soient, n’étant pas soumises aux règles de la société mais seulement de
l’être. C’est ce qui correspond dans le déterminisme à une vision du monde
où créations et destructions sont également nécessaires. A supposer que
quelqu’un arrive un jour à faire sauter la planète, il semble assez évident
que ceci n’aurait aucune incidence sur la Nature en général, le matériel
ainsi détruit selon nos conceptions de la destruction allant se recombiner
ailleurs sous une ou d’autres formes. Telle est la Nature chez Sade, le lieu
d’une perpétuelle création et re-création indifférentes, et l’homme ne peut
rien faire sans la servir que ce soit par ses destructions ou ses créations
19
comme par ses vices ou par ses vertus. Le héros sadien se révolte sans
doute occasionnellement contre cette tyrannie, mais elle lui laisse quand
même une liberté d’action extraordinaire et quasi-illimitée, et c’est cet
optimisme que Sade choisit avec la révolte : réalisme, pourrait-on dire,
puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement !, préférable en tout cas aux
lamentations sur notre condition humaine. Optique toujours pascalienne,
toujours celle du roseau pensant, mais Sade ne tire pas de l’analogie les
conclusions pessimistes de Pascal et au contraire, puisqu’il voit dans
l’acceptation de la nécessité de la destruction, et les pouvoirs de
l’imagination, la possibilité d’une maîtrise et d’une jouissance. « Les
philosophes ordinaires ont soumis l’homme à la nature pour s’accommoder
aux idées reçues ; prenant un vol plus rapide, je te prouverai quand tu
voudras qu’il n’en dépend nullement, » dit le Pape Braschi à Juliette. (III,
869-70). Cette liberté libère aussi de toute contrainte et fait de l’homme
comme il le proclame aussi ailleurs pratiquement l’égal des dieux.
Nature et liberté : tel est le « programme » sadien. Ce qui bien sûr remet en
question la liberté de l’une et la nature de l’autre, la nature de la liberté en
question et la liberté de la Nature, et c’est-à-dire la question de savoir ce
que devrait être telle conception de la liberté, qui nous permettrait à la fois
de rendre compte de sa nature, et telle conception de la Nature qui ne se
limite pas à celle de notre liberté. Sur cette question, Hegel choisissait son
point de départ à partir de conclusions déjà établies, comme c’est aussi
généralement le cas de la majorité des philosophes. Le milieu, les traditions,
20
les mœurs, les coutumes et les lois, fournissent déjà a priori un cadre de
valeurs auquel il est aisé de conformer des conclusions, et ceci est
également vérifiable pour les philosophes des Lumières, pour qui les
paramètres socio-culturels de leur époque fournissent les cadres d’une
réflexion sur les concepts-clés qu’ils veulent définir. C’est ainsi par exemple
qu’ils ont recours au mythe du bon sauvage pour illustrer leur critique de
l’ordre existant et appuyer leurs revendications, tel que Diderot le trouve à
Tahiti, et Rousseau dans la préhistoire, et que la tendance générale est de
vouloir trouver dans la Nature un modèle universel, y-compris des lois et
des mœurs existantes, le problème étant qu’à essayer de trop faire entrer
dans la même enveloppe, on arrive aussi à la faire éclater. La liberté, selon
les philosophes, devrait être basée sur un modèle universel, un peu comme
un costume, à la mesure de tous, dont la Nature serait le couturier, et que
Sade ridiculise dans son pamphlet Français, encore un effort si vous voulez
êtres républicains. « Ce procédé [de lois universelles], écrit-il, serait aussi
ridicule que celui d’un général d’armée qui voudrait que tous ses soldats
fussent vêtus d’un habit fait sur la même mesure. » (III, 124). La faillite de
cette illusion est toujours palpable dans les écrits des philosophes, et
notamment dans Candide (quoique Voltaire ait continué à la bercer jusqu’à
la fin de sa vie). Cette illusion est la grande marotte du siècle mais la liberté
à laquelle elle condamne n’est jamais que celle de la ruche, le modèle d’une
société où chacun est naturellement à sa place, du chef au plus humble
21
citoyen lambda, est aussi l’origine des grands systèmes totalitaires du XXème
siècle.
Nous devons quand même à Rousseau d’avoir eu le mérite, et le courage, de
commencer par les droits imprescriptibles de l’individu, et c’est où Sade le
suit mais et le dépasse aussi dans sa nouvelle équation du rapport Nature-
Liberté, dans laquelle le pessimisme de Rousseau (pour qui toute
réconciliation possible appartient à un âge d’or révolu), n’a pas de place, ni
comme d’ailleurs non plus l’optimisme aveugle de ses ennemis qui pensent
eux pouvoir réconcilier les deux en inféodant les lois de la société aux lois
de la Nature. Telle illusion n’existe plus chez Sade, chez qui toute liberté
doit commencer et finir avec celle de l’individu.11 Les seules lois chez Sade
sont celles que l’individu se reconnaît ou se donne à lui-même, la liberté
étant d’abord un espace intérieur de connaissance et une aventure
individuelle. A l’inverse des philosophes, il pense qu’il est impossible
d’imposer à l’individu la liberté de l’extérieur, parce que chacun est
différent et que toute vraie liberté doit nécessairement tenir compte de
cette différence, et une véritable société d’hommes libres ne peut exister
chez lui que sur la base de la reconnaissance de cette différence.12 Sans
doute que les lois restent toujours nécessaires dans cette optique, pour
nous protéger, mais il n’en reste pas moins que ces lois « vues d’après
l’intérêt particulier, seraient monstrueusement injustes. » (III, 516). C’est
11 Ce qui a été très bien expliqué par Philippe Mengue. L’ordre sadien. Paris : Kimé, 1996.12 Même dans ses écrits les plus radicaux, pendant la Révolution, alors qu’il conçoit une sorte de démocratie
directe où chacun, même dans les hameaux, aurait voix aux décisions collectives.
22
d’abord par l’éducation, et la connaissance de soi, que l’individu peut
vraiment se rendre libre et espérer pouvoir ainsi créer une société
d’hommes libres, ce en quoi Sade et le Zen partagent évidemment le même
idéal. Sans doute que dans le Zen, cette société d’hommes libres a ses
limites, et ne peut concerner qu’un groupe limité, le hoi polloi restant à
jamais condamné à l’ignorance, mais dans les deux cas existe aussi une
même perspective démocratique : les portes du royaume restent ouvertes à
quiconque en demande l’accès.
Sans doute que ce n’est pas par hasard que les concepts de Nature et de loi
naturelle avaient acquis une telle importance au siècle des Lumières. Ces
concepts sont d’une souplesse remarquable et d’une richesse pratiquement
inépuisable en ce qui concerne de pouvoir servir les intérêts de la
bourgeoisie montante face à l’ordre existant. Les philosophes les utilisent
comme une espèce de Livre des lois, là où la Bible n’a servi qu’à renforcer
le statu quo et a échoué à instaurer davantage de justice. Ils s’en servent
avec efficacité dans leur programme de rénovation et de promotion de leurs
intérêts de classe pour donner naissance à un nouvel ordre des choses, et
sans doute que ce fut un coup de génie que l’invention de ce « livre de la
Nature », qu’ils adoptent comme source d’inspiration et qui devient
pratiquement pour eux l’équivalent des livres religieux. Catéchisme
d’ailleurs d’autant plus redoutable qu’il est invisible, dont l’Encyclopédie est
le canon (à tous les sens du terme), ce livre est aussi supposé avoir été écrit
par Dieu lui-même, quoiqu’il n’existe que dans l’imagination de ceux qui le
23
lisent, et bien entendu, avec cet avantage qu’on peut en donner les
interprétations les plus diverses sans jamais être en contradiction avec soi !
On a beaucoup écrit sur l’espèce de frénésie qui s’empare alors des esprits
et l’espèce de copinage où flirtaient ensemble noblesse et bourgeoisie, les
deux classes y trouvant un langage commun à leurs propres intérêts, et au
moins l’illusion d’un accommodement, d’une possible solution aux
différences qui les divisaient, bien qu’il se soit agi d’un dialogue de sourds.
Les salons, les académies, etc., furent les structures d’accueil de cette
liaison que l’on ne savait pas encore dangereuse, et qui aurait même pu
produire de bons résultats si les évènements tragiques de la Révolution
n’avaient pas soudain mis fin à cette expérience. (A moins que Laclos ait eu
raison et qu’elle ait été dès le début vouée à l’échec, bien entendu).
L’œuvre de Sade tout comme celle des philosophes est une réflexion suivie
sur la question de la « nature » de cette Nature, ainsi que sur l’éventail des
possibilités permises par le concept, et en quoi Sade se conforme ici aussi à
la mode, non seulement des intellectuels, mais de toute la société et de son
élite culturelle. Tout le monde est inspiré par le concept, toute la culture de
l’époque en fait le terrain fertile d’une dispute animée et souvent violente
dont l’enjeu tels que la vivaient les contemporains n’était rien de moins que
le salut de l’humanité. Quant à savoir aujourd’hui qui de Sade ou des
philosophes aura le mieux interprété le concept, pour ceux qui auraient
encore des doutes, il suffit de voir que Sade trouve de plus en plus de
lecteurs parmi nous, et que la question est peut-être encore loin d’être
24
résolue. On peut au moins concevoir en tout cas que, sans détracter à
l’importance des lois, au sens où les entendaient les philosophes, il est
quand même évident que l’existence d’un espace intérieur de liberté nous
soit essentiel, espace où chacun puisse être lui-même « chez lui » et en
l’absence duquel chacun court le risque de se perdre et de se transformer
en machine, que ce soit une machine à gagner de l’argent, à jouir, à
souffrir, etc., mais toujours machine. Tel est la marque des états totalitaires
(mais aussi à un moindre degré, de nos démocraties) que l’individu doit s’y
accommoder de la perte de sa liberté, et de la violence et du viol quasi-
quotidiens de son espace intérieur pour pouvoir survivre. La situation
n’était d’ailleurs pas différente au Japon du début de l’ère chrétienne, à
l’époque où naquit le Zen, de ce qu’elle est toujours aujourd’hui. La
tendance naturelle de cette machine de pouvoir qu’est l’Etat est de ne voir
dans l’individu qu’un simple rouage, et sa tentation permanente de lui faire
adopter ce point de vue. C’est aussi à cet effet que les religions sont utiles
parce qu’elles offrent un « ready-made », succédané de vie intérieure, où
l’individu peut facilement trouver ce refuge tout prêt et nécessaire à sa
santé spirituelle. Solution facilement efficace : quelqu’un né à Dublin ne
s’étonnera pas plus d’être né catholique que quelqu’un né à La Mecque
d’être musulman, plutôt que juif ou hindou, et etc. Les religions colonisent,
et adaptent l’espace intérieur aux conditions locales, mais au détriment de
l’espace individuel : ceux qui se réclament d’une « relation intime » avec
Dieu le font toujours eux-mêmes dans le cadre d’une structure collective
25
existante et n’en installent pas moins le Dieu des autres au centre de leur
espace personnel. Ils adulent ce Dieu sans se rendre compte qu’il a pour
ainsi dire phagocyté leur espace intérieur, lequel en tant qu’espace
fonctionnel, doit nécessairement toujours rester vide, pour que puisse y
naître quelque chose, et où si Dieu est déjà là il n’y a plus de place pour
autre chose. Notre espace intérieur est d’abord un espace de destruction,
qui ne peut s’accommoder d’aucun partage, c’est le vide même, tel que le
Bouddhisme le revendique comme son idéal, son Nirvâna, mais un vide
actuel parce que conscient. Il s’agit du vide de la conscience et de la
conscience de ce vide à la fois, de l’essentialité du vide dans la conscience,
sans laquelle il n’y a pas de vraie liberté, il est l’espace du « Calme, luxe, et
volupté » évoqué par Baudelaire, où viennent d’abord se projeter nos
pensées.13 La religion est subversive parce qu’elle retourne contre l’individu
ce pouvoir critique destructif qu’il tient de la Nature, de manière à faire de
lui un être asservi, et en ce sens, aider à compléter aussi le projet de l’Etat
de domination et de contrôle de l’individu, et c’est où Sade reste
éminemment révolutionnaire. Dans une émission récente de radio, le
philosophe Raphaël Enthoven déclarait en parlant de Sade : « Vous avez
voulu la liberté, le droit, la morale et le progrès ? Eh bien, voici la dot de
tous ces gendres idéaux : soyez les bienvenus en enfer, là où triomphe le
plus fort, où Dieu agonise, où les enfants sont massacrés. »14 Tel est en effet
13 Pensées au sens cartésien, comme indiqué plus haut : tout ce que nous pensons et éprouvons, ou pouvons être
conscients.14 Emission « Le Gai Savoir » de Raphaël Enthoven du 19.5.2013 sur France Culture.
26
le résultat de l’idée socialement normative de Nature des philosophes. Sans
doute pas celle de Sade.
II.
« Le mot Nirvâna signifie « extinction ». Bouddha éclaire le sens du Nirvâna
par l’exemple de la lumière qui s’éteint faute de combustible. L’homme qui
n’alimente plus les feux de la passion « s’éteint » ; sa vie n’est suivie
d’aucune réincarnation, comme la lampe qui, une fois éteinte, ne peut plus
transmettre sa flamme. »15 Le Nirvâna serait le lieu idéal d’un vide présumé,
d’une non-existence absolue, mais qui existe quand même nécessairement
dans la conscience que nous en avons. C’est bien aussi la définition qu’en
donne Sade. On peut même affirmer que ce lieu n’existe nulle part ailleurs
que dans la conscience, ce qui est certainement la conclusion à laquelle en
viendra quiconque considère la question logiquement, ce lieu n’existant de
manière irréfutable qu’idéalement et un vide sans conscience du vide
restant une impossibilité. Le vide sadien se distingue cependant du vide
bouddhique par deux aspects essentiels, le premier étant sa localisation,
puisqu’il s’agit bien entendu d’un lieu actuel et non pas imaginaire et
extérieur à nous, d’un lieu bien réel dans la conscience que nous en avons
(et, de ce fait, pouvant aussi y jouer un rôle dynamique), et ensuite, parce
que dans ce lieu viennent s’inscrire, sous différentes formes, entre le monde
15 Henri Arvon. Le bouddhisme. Paris : P.U.F., 2007, 54-55.
27
objectif et le monde subjectif, nos pensées et nos perceptions. Notons que
ces perceptions restent chez Sade immatérielles et purement
occasionnelles, par rapport à un en-soi inexplicable, la conscience étant
aussi d’abord chez lui conscience du vide initial dont nous avons parlé entre
les deux absolus de la chose pensante et de la chose étendue. Lieu
insondable, donc, et tout entier peuplé d’avatars sans plus d’importance
eux-mêmes que ce qu’ils signifient, puisqu’il ne s’agit jamais que des deux
côtés de la même représentation ; mais aussi, lieu d’une liberté absolue,
puisque toutes les manipulations et toutes les interpolations y sont
permises. Un second aspect de ce vide se rapporte aux passions, puisqu’il
n’est jamais question chez Sade du type de « purgation » au sens où
l’entend le Bouddhisme ni qu’il ne peut y en être question, le vide étant par
nature également de l’essence des passions, et puisque Sade comme la
majorité des penseurs de son siècle ne conçoit pas de nature humaine, sans
passions. Bien au contraire, la passion joue toujours un rôle actif et
dynamique chez lui et toujours positif comme étant essentielle au
développement et à la plénitude de la personne. C’est dans ce vide (qui est
aussi celui des passions), et dans ce monde ci que se situe le « Nirvâna »
sadien et non pas après la mort ou dans un au-delà de la conscience. Les
passions revendiquées par lui se situent dans ce lieu vide de perception qui
est à la fois perception du vide et perception du vide des passions, et c’est
par la connaissance de ce vide primordial que nous pouvons saisir le sens et
les limites de notre liberté, dans la distanciation, la séparation du
28
contenant et du contenu, la conscience de ce vide et du vide des passions
(et donc de leur équilibre, d’une harmonie sur le mode du vide), dans la
conscience de l’irréalité d’un en-soi à jamais impénétrable.16 « La vacuité ne
connaît ni venir ni aller, et cette vacuité est le Tathâgata lui-même, » écrit
D. T. Susuky, ce qui est aussi la définition du vide sadien. 17 Ce vide (qui est
aussi l’« Innommable » du Taoïsme) est encore ce que nous appelons
« Dieu », il est le lieu de toutes les destructions et de toutes les créations,
de tout ce qui est, ou peut être, comme de tout ce qui n’est pas ou peut ne
pas être et tout aussi « amoral ». (Comment un lieu vide pourrait-il générer
de l’éthique ?). Seule la conscience de ce vide est porteuse de morale, parce
qu’en prendre conscience est concevoir l’inanité de toute action, et dans
cette mesure il est à l’origine d’un réflexe d’auto-préservation, lequel serait
ce que nous définissons comme « morale ». Le lien que les thèses de Sade
entretiennent avec la philosophie de son temps sont ici évidents, puisqu’il
est clair que le vide sadien doit s’accommoder de toutes les formes de
pensée telles que supposées par les catégories kantiennes,18 ou les identités
de Spinoza,19 et l’epoké phénoménologique, la mise entre parenthèses
husserlienne, en est plus près de nous également un autre modèle adéquat
puisque toute pensée y est aussi selon la définition de Sade, « séparée de
nous, de même que nous la concevons séparément ».
16 L’homme « a en lui le vide, le néant, il est formé pour ainsi dire en deux parties. » Gombrowicz, 97.17 D. T. Suzuki, 325. (Tathâgata : le Bouddha lui-même, et par extension, l’éveil, le satori.)18 Rappelons que nous entendons ici pensée au sens cartésien, c’est-à-dire comprenant toutes les formes de la
perception, affects, idées, pensées proprement dites, etc..19 L’idée que l’ordre des pensées et de la connexion des choses sont les mêmes.
29
Notons aussi que cette question du vide (du Nirvâna), était déjà un
problème pour les disciples du Boudhha. L’un d’eux (Mâlunkyâputta)
voulant savoir si celui qui l’atteint continue à vivre, ou est englouti par le
néant, « Bouddha, en guise de réponse, cite le cas d’un homme atteint par
une flèche empoisonnée. Retardera-t-il le traitement jusqu’à ce qu’il
réussisse à savoir exactement si c’est un noble ou un brahmane, un vaiçya
ou un çudra qui l’a blessé ? Quel en serait le résultat ? La mort du blessé. Il
en est de même de l’homme qui doit guérir du samsâra. Qu’il se contente
donc des quatre Vérités Saintes. Tout le reste est superflu et risque de
retarder le salut. »20 Le Bouddha s’en tire par une pirouette et la question
n’est pas résolue. Conscience, ou vide absolu ? Tout vide vient du « plein »
de la conscience et n’existe que par rapport à l’existence que nous lui
attribuons dans la perception ou la sensation. En tant que vide absolu, il
s’agit d’un mythe aussi avéré que celui de l’âge d’or. Mais on pourrait aussi
considérer que la réponse du Bouddha est déjà une sorte de koan, lequel
nous l’avons vu fonctionne aussi sur le modèle de la métaphore. (« Qu’est-ce
que le Nirvâna ? ». « Une flèche empoisonnée »). Ce qui existe est le koan.
L’esprit est vide, quoique toujours plein, les pensées se suivent, la
conscience jaillit, les sensations viennent dans le vide intérieur mais non
pas dans un vide cosmique et absolu tel que le Bouddhisme le suppose et
qui en fait l’archétype de tous les vides. Le seul vide réel est celui immédiat
et individuel de la connaissance qui en est mienne, qui est mon domaine et
20 Arvon, 55-56.
30
mon refuge, c’est d’abord là que je vis et où je puis être entièrement moi-
même. Ma prison également si l’on veut, la communication restant toujours
la chose la moins évidente qui soit, mais vide m’appartenant, dans tous les
cas. Une meilleure question de Mâlunkyâputta aurait peut-être été « Où est
le Nirvâna ? ». Nous ne sommes jamais vides que comme une maison est
vide, dans laquelle on peut toujours revenir comme aussi les personnages
sadiens dans leurs châteaux, les couvents, ou les souterrains. Sainte-Marie-
des-Bois par exemple, de l’extérieur un havre de paix, lieu sacré vénérable
et saint, mais à l’intérieur, enfer ou paradis, selon qu’on estime les choses
du point de vue des moines qui y torturent leurs victimes ou de celui de
celles-ci… Le vide ne saurait être nommé à moins et n’existe que dans cette
perception que nous en avons et le fait que le Bouddha élude la question et
en défère au dogme est peut-être logique, mais pas suffisante.
Le rapport de la philosophie et des passions dans la métaphore du
Bouddha rapportée ici par Arvon rappelle aussi la connexion faite par Sade
entre les deux : « On déclame contre les passions sans songer que c'est à
leur flambeau que la philosophie allume le sien. » Même image du feu, et du
rôle des passions, mais inversée dans le Bouddhisme et chez Sade ; négative
pour l’un, marquée du désir mortifère d’une annihilation complète, positive
chez l’autre, où il devient possible d’accéder à la connaissance par leur
truchement. Ceci est une différence majeure entre le Zen et Sade, un écart
qui souligne la distinction transformant chez Sade la pulsion de mort en un
désir de vie dont la philosophie serait l’expression suprême. L’apathie
31
sadienne est différente de celle suggérée à ses disciples par le Bouddha,
puisqu’elle ne se dissocie pas des passions mais vise au contraire à les
attiser et puisqu’elles ont pour lui le but d’amener à la philosophie. Pas de
passions, pas de philosophie. On pourrait supposer que le bouddhisme en
condamnant les passions condamne aussi d’une certaine manière cette
conception de la philosophie, mais ce n’est pas le cas, puisque ce qui reste à
la fin même sous un jour négatif est encore la passion : le Zen recrutait
surtout ses adeptes dans la classe guerrière des Samurai, et le mépris de la
mort qui caractérise le code de l’honneur militaire japonais de cette classe,
le bushido, repose sur la doctrine bouddhique des réincarnations.21 Voici
donc une doctrine du vide qui conduit à l’exaltation de la mort, sans doute
encore une passion, mais alors que chez Sade « Le flambeau des passions
allume à la fois dans les âmes fortes, celui de Minerve et celui de Vénus ; à
la lueur de celui-ci, je fous comme [Marie-Antoinette] ; aux rayons du
premier, je pense et parle comme Hobbes et comme Montesquieu. » (III,
1025).
La religion occupe pour le croyant ce vide essentiel à la pensée (vide
essentiel, parce que « Penser, c’est dire Non », comme l’écrit Alain). Dieu le
comble dans le monothéisme, mais sa survivance n’est pas non plus
garantie dans le Bouddhisme où prévaut une sorte de déification par
l’absolu. Cette philosophie a en commun avec la religion que le vide y
contient encore la promesse d’un plein dans la récompense, post-mortem,
21 Arvon, 134.
32
de l’ascèse et des sacrifices de cette vie, tel qu’on voit aussi que Justine y
investissait sous ses espoirs,22 mais il s’agit quand même ici et là d’un leurre
et d’un tour de passe-passe qui consiste à remplir le vide d’un invérifiable et
de le combler par une promesse gratuite, que ce soit par Yahvé, Allah, Dieu,
ou le Nirvâna. Dans tous les cas, il s’agit de combler ce vide par un plein au
nom duquel de ce vide deviendra manifeste dans le plein d’une foi ou de
certains commandements.
Notons que le Déisme, courant religieux majeur des Lumières, autorise
quand même davantage de liberté. Dans l’El Dorado de Candide par
exemple le seul culte prescrit est celui d’adorer Dieu « du soir au matin »
(c’est-à-dire de dormir ou de faire ces choses que l’on fait ordinairement du
soir au matin). A l’opposé des systèmes susmentionnés, le Dieu déiste ne
réclame aucun culte particulier autre que celui du fonctionnement normal
des facultés corporelles et de leur jouissance. Voltaire est assez près de
Sade dans cet épicurisme, même si son Dieu n’en occupe pas moins le vide
essentiel. Ce Dieu est chez lui le Dieu « vengeur et rémunérateur » qui
punit le mal et récompense le bien, mais bien entendu que ce bien et ce mal
n’existent que par rapport à une conscience morale déjà établie et à une
assignation de valeurs, ce qui fait que la distance, l’espace requis au
rapport efficace de la conscience et de l’objet, sont faussés. Le vide sadien
reste proche de l’en-soi kantien et du Dieu-nature spinozien, ou mieux
22 C’est ce sacrifice qui est symbolisé chez les Juifs et les Musulmans par les catégories alimentaires du Cacher et du
Hallal.
33
encore, de l’être-Un parménidien. Lieu de passage et de connaissance, ce
lieu suscite un très grand respect de la part des religions et tel qu’il trouve
à s’exprimer dans leurs préceptes, leurs commandements, leurs cultes et
leurs cérémonies, même si elles interdisent d’en questionner la nature ou
encore de demander comme le faisait encore Leibniz pourquoi il y avait
quelque chose, plutôt que rien.
Retournons à la définition de Sade, dans laquelle la Delbène établissait une
différence essentielle entre l’objet qui apparaît et l’objet qui est aperçu, et
insistait sur le fait que les objets de nos perceptions intérieures existent
séparément de nous de même que nous les concevons séparément. L’esprit
fonctionnerait donc comme un miroir, image que Sade reprendra plus loin
dans Juliette. L’important ici, dans ce que dit Delbène, et souligne comme
« la vraie cause de toutes nos erreurs », est de ne pas concevoir que ces
objets « existent séparément de nous ». La forme qui se reflète dans le
miroir n’existe jamais que par rapport à ce miroir, lequel reste cependant
toujours vide et alors que c’est paradoxalement aussi ce phénomène du vide
qui nous permet de réfléchir sur la nature même du phénomène. Comment
donc croire en un Dieu dont la forme n’existerait que dans un tel miroir, où
tout change quand le miroir change de position, par exemple, et comment
ne pas voir que ce Dieu, occupant tout l’espace vide éclipse, éclipse
entièrement le miroir et se substitue à lui ? Mais le Bouddhisme est encore
ici proche de Sade, puisqu’il déclare que toutes les formes qui s’inscrivent
dans le miroir sont illusoires. Dans le concept d’illusion, il décrit bien à la
34
fois le vide du miroir et des formes qui s’y reflètent.23 (Le Taoïsme s’en
approche aussi, dans sa négation de toute forme, mais n’en donne pas
davantage que le Bouddhisme d’explication, laissant cependant aussi un
vaste champ ouvert aux jeux de l’imagination).
Le « miroir » sadien est un lieu neutre, l’objet qui s’y reflète n’est pas
davantage dans ce miroir que le miroir n’est en lui, mais ailleurs et dans la
conscience que nous en avons, conscience et objet de cette conscience
restant séparés selon les modes de l’imagination et des facultés de chacun.
« … si cha[que] glace [continue Sade] unissait la faculté créatrice à la
faculté objective, elle […] donnerait […] un portrait tout à fait différent […]
en raison de la manière dont elle aurait aperçu l’objet. Si aux deux facultés
que nous venons de prêter à cette glace, elle joignait maintenant celle de la
sensibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme, vu par elle de telle ou telle
manière, l’espèce de sentiment qu’il lui serait possible de concevoir pour la
sorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace qui l’aurait vu affreux, le haïrait
; celle qui l’aurait vu beau, l’aimerait ; et ce serait pourtant toujours le
même individu. Telle est l’imagination de l’homme, Justine ; le même objet
s’y représente sous autant de formes qu’elle a de différents modes ; et,
d’après l’effet reçu de cette imagination par l’objet, quel qu’il soit, elle se
détermine à l’aimer ou à le haïr : si le choc de l’objet aperçu la frappe d’une 23 « Parce que l’huile, l’eau, le cristal, et le miroir sont clairs, transparents, et sans souillure ni poussière, quand une
personne se tient devant eux, son image s’y reflète. L’image ne sort pas de l’objet, elle ne vient pas non plus là du
dehors, ni ne s’y trouve par elle-même, ni n’est construite artificiellement. L’image vient de nulle part, s’évanouit
dans le nulle-part, elle n’est pas sujette à la naissance et à la mort ; elle n’a pas de résidence déterminée. » D. T.
Suzuki, 181. L’image est l’objet-même, séparé de toute réalité. Sade n’aurait pas dit mieux.
35
manière agréable, elle l’aime, elle le préfère, bien que cet objet n’ait en lui
aucun agrément réel ; et si cet objet, quoique d’un prix certain aux yeux
d’un autre, n’a frappé l’imagination dont il s’agit, que d’une manière
désagréable, elle s’en éloignera, parce qu’aucun de nos sentiments ne se
forme, ne se réalise qu’en raison du produit des différents objets sur
l’imagination. » (II, 673-4).24
La culture, l’éducation, la personnalité, l’expérience individuelle, etc.,
jouent un rôle important dans la manière dont l’imagination capte,
interprète, forme ou déforme les objets. La science étudie également cet
objet, sans que pour autant il soit ou puisse être jamais entièrement
accessible puisque sur le plan moral et philosophique les objets n’auront
jamais de valeur que celle qu’on leur accorde. Le « vide » du Bouddhisme
n’a ainsi guère de valeur (autre que de référence) pour un Chrétien, alors
que le paradis des Chrétiens n’en a pas davantage pour les Bouddhistes, ou
les Hindous, etc… L’objet reste toujours en-deçà ou au-delà de la perception
et n’a par rapport à la Nature aucune valeur particulière mais n’acquiert
une valeur que par rapport à nos traditions ou à notre volonté. « … comme
si, sauf par rapport à notre imagination, l’ordre était quelque chose dans la
Nature, » écrit Spinoza (Appendice à ‘De Dieu’, dans l’Ethique). Sade
partage entièrement son point de vue : « Les hommes jugent des choses
selon la disposition de leur cerveau et les imaginent (c’est moi qui souligne)
24 Pensée similaire dans le Bouddhisme. Dans la Prajnâ-pâramitâ, par exemple, on peut lire que « toutes choses
sont vides. […] Telle est la nature de toutes choses, dont la manifestation ici ou là n’est rien de plus qu’une
construction de notre pensée. » Cité par D. T. Suzuki, 295.
36
plutôt qu’ils ne les connaissent, » écrit-il encore (Ibid.), ce qui est la même
chose que ce que dit Sade. La Nature reflétée par les milliards de miroirs,
monades que nous sommes, reste en fait toujours séparée de nous, comme
nous d’elle. Elle est ailleurs et nous sommes ailleurs. Il ne peut donc pas y
avoir de bien ou de mal, vice, vertu, haut ou bas, etc., ni aucun ordre
quelconque autre que celui que nous lui donnons. C’est ce que Sade
expliquera avec une éloquence et une puissance poétique admirable dans le
discours du Pape, dans Juliette, où il écrit que les créatures, « dans cette
fourmilière de globes dont l'espace est rempli […] ne sont ni bonnes, ni
belles, ni précieuses, ni créées : elles sont l'écume, elles sont le résultat des
lois aveugles de la nature, elles sont comme les vapeurs qui s'élèvent de la
liqueur raréfiée dans un vase par le feu, dont l'action chasse de l'eau les
parties d'air que cette eau contient. Elle n'est pas créée, cette vapeur, elle
est résultative, elle est hétérogène, elle tire son existence d'un élément
étranger, et n'a par elle-même aucun prix ; elle peut être ou ne pas être,
sans que l'élément dont elle émane en souffre ; elle ne doit rien à cet
élément, et cet élément ne lui doit rien. (C’est moi qui souligne). Qu'une
autre vibration, différente de celle de la chaleur, vienne modifier cet
élément, il existera toujours sous sa nouvelle modification, et cette vapeur,
qui devenait son résultat sous la première, ne le sera plus sous la seconde.
Que la nature se trouve soumise à d'autres lois, ces créatures qui résultent
des lois actuelles n'existeront plus sous les lois nouvelles, et la nature
existera pourtant toujours, quoique par des lois différentes. » (III, 871). Nos
37
jugements ou nos catégories n’existent que par rapport à la culture, le vide
phénoménologique sadien est d’abord le lieu de cette prise de conscience
ou mise entre parenthèses de tous les objets de la conscience. « L’univers,
ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la
matière et du mouvement, »25 écrit d’Holbach. Il en est exactement ainsi
chez Sade, et c’est aussi la même apperception qu’on retrouve aux sources
du Zen.
C’est par rapport à ce principe que Spinoza peut écrire que « L’ordre et la
connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses,
» cette formule impliquant la séparation à la fois logique et arbitraire des
deux entités dans l’ordre des idées et des choses comme de toute autre
entité possible. Le cartésianisme suppose une existence autonome de l’idée,
alors que pour Spinoza ou le matérialisme il n’y a rien d’autre que la seule
identité de l’objet et de sa perception, l’objet restant ainsi à la fois séparé
de nous et de lui-même, dans les catégories qui sont siennes, et comme il y
a toujours un ordre et une connexion des idées et des choses26 et que les
deux sont identiques, ils seront aussi toujours différents.27 Il n’y a aucun
« bon » ordre particulier de la connexion (comme dans la religion, par
exemple), ce rapport change, non seulement d’individu à individu mais de
moment à moment dans chaque individu et c’est ce changement lui-même 25 D’Holbach, 44.26 C’est au niveau de l’idée que nous proposons cette étude, l’idée étant cet objet sur lequel portent le Zen et
l’œuvre de Sade. 27 « Si une chaise est une chaise, alors la conscience n’est jamais identique à soi-même puisqu’il faut toujours être conscient de quelque chose. » Gombrowicz, 97.
38
qui constitue l’essence de l’objet et sa vraie nature. L’Ulysses de James
Joyce est une bonne illustration de ce phénomène dans lequel nous pouvons
être conscients de l’objet et le concevoir en tant qu’Epoké, alors que la
parenthèse contient tous les objets possibles et toutes les possibilités de
l’imagination et de la perception. La Nature est le nom que Sade donne à ce
phénomène et donc son véritable objet qui se situe en dehors de nous,
puisque nous faisons partie de la Nature, le contraire n’étant vrai que sur le
mode de la construction de l’objet et de sa représentation culturelle (telle
par exemple que Kant en donne un schéma dans ses catégories). Ce monde
des idées est donc dès l’origine celui de la fiction, et c’est bien entendu la
conscience de ce statut qui en fait aussi celui de la philosophie. C’est à
partir de ce point de vue que Sade qui ne partage certainement pas les
prémisses de Descartes conçoit les deux univers séparés du philosophe dans
une conscience ayant son propre mode de vie à la fois dans l’objectif et dans
le subjectif. Mais le monisme sadien va ici au-delà du monisme spinoziste
qui se contentait (peut-être du fait de la schématisation géométrique du
projet) à noter la similitude de la chose étendue avec la chose pensante
alors que Sade insiste aussi sur le fait que nous sommes nous-mêmes
également séparés des deux. La chose existe en dehors de nous, comme
nous en dehors d’elle. « Les rapports de l’homme à la nature, ou de la
nature à l’homme, sont nuls » (III, 871). A la similitude, Sade ajoute aussi la
notion de gratuité. Les pensées sont libres justement parce que la liberté
n’existe pas. Elles sont déjà en dehors de l’arène des représentations,
39
l’ordre et la connexion des idées et des choses est un jeu qui se joue à notre
insu alors même que nous croyons en être les arbitres et que nous n’en
sommes que les jouets. Mais point de tristesse, ici. Comment en effet ne pas
trouver amusante telle situation ? C’est cette idée d’une séparation, et donc
aussi d’une entière irresponsabilité, qui conduit tout droit chez Sade au
monde pur de la fiction et à la philosophie.
Vivant dans un monde d’apparences, nous vivons aussi sur le mode de
n’être pas, ou d’être autre chose que ce que nous sommes : vapeur, huître,
feuille... tels le poète chinois Zhuangzi quand il se réveillait en rêvant qu’il
était un papillon et ne savait pas s’il était lui-même, rêvant qu’il était un
papillon, ou un papillon rêvant qu’il était lui… Les « choses » perçues (mais
ce qui n’est en fait jamais que la connexion des idées) ne sont aussi que des
moments uniques dans la perception du mouvement éternel de l’espace-
temps, lequel est cet Individu que Spinoza conçoit comme un Tout, et qui
n’existe que par rapport à la connexion de tous les autres mouvements.
Comme c’est aussi le cas pour l’être-Un immobile de Parménide, et c’est
aussi ce que perçoit Sade quand il dit que tout est mouvement – ce qui
signifie à la fois que le mouvement est le Tout, et qu’il est composé d’une
infinité de mouvements.28 Ces mouvements, ces moments de l’être que
Leibniz concevait comme des monades, n’ont de sens les uns que par 28 « Rien ne naît ; rien ne périt essentiellement, tout n’est qu’action et réaction de la matière, ce sont les flots de la
mer qui s’élèvent et s’abaissent dans la masse des eaux ; c’est un mouvement perpétuel qui a été, et qui sera
toujours, […]. C’est une variation infinie ; mille et mille portions de différentes matières qui paraissent sous toutes
sortes de formes, s’anéantissent et se remontrent sous d’autres, pour se reperdre et se remontrer encore. » (III,
877).
40
rapport aux autres, Tout (la Nature, Dieu) étant aussi une monade incluant
toutes les autres, le mouvement n’existant que par ce double rapport que
nous distinguons entre les différents mouvements de l’ensemble et leur
Tout. Nous n’existons qu’en tant que mouvements dans cet ensemble et
dans la mesure où nous ne sommes jamais rien d’autre que la connexion de
ces moments… Considérations nous ramènent à la conception sadienne déjà
évoquée dans laquelle il n’y a pas d’ordre naturel particulier, tout étant
mouvement, et où nous pouvons jouir de tout ce que nous voulons jouir de
toutes les façons possibles puisqu’il n’a plus besoin de faire correspondre
choses ou idées à un ordre particulier, chacune étant automatiquement
conforme et avec la même nécessité à l’ordre et à la connexion existants.
Sade approfondit donc la métaphysique de Spinoza dans ce domaine en
restituant à l’homme son pouvoir et sa maîtrise, si en lui faisant aussi
comprendre qu’il n’est maître de rien, mais tel est le programme, la
connaissance que l’auteur annonçait dans le prologue des Infortunes de la
vertu : « Le triomphe de la philosophie serait de démêler l’obscurité des
voies dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose
sur l’homme, et de tracer d’après cela quelque plan de conduite qui pût
faire connaître à ce malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté
par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement, la
manière dont il faut qu’il interprète les décrets de cette Providence sur lui,
la route qu’il faut qu’il tienne pour prévenir les caprices bizarres de cette
fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être parvenu à la
41
définir ». (II, 3). Définir cette fatalité de l’être dans le moment et dans le
mouvement sur le mode de la fiction, c’est aussi le meilleur moyen de la
donner comme fictive.
L’originalité de l’œuvre sadienne résiderait donc dans un certain aller-
retour de la valeur de l’objet, entre nature et culture, intéressant autant ses
aspects immanents que transcendants puisque tout phénomène est enraciné
dans l’être, autant l’être qui produit que celui qui est produit. La séparation
supposée par Descartes continue bien à exister ici entre chose étendue et
chose pensante mais plus sous forme d’entités séparées partes extra partes,
comme noté, ces entités faisant aussi partie de la symbiose de l’objet, et
devant nécessairement le faire, puisqu’elles n’existent que sur le mode de la
continuité et du courant de conscience. A la fois pulsion, imagination, et
perception, l’objet est idéel, comme il l’est également chez Spinoza ; il n’y a
pas rupture entre les entités, l’esprit produisant de lui-même l’ordre et la
connexion des choses et n’y ayant d’ordre que cet ordre-là, les objets et la
réalité sont définis par leur extériorité à toute extériorité. Il s’agit bien de la
même perception révolutionnaire que l’ordre et de la connexion des choses
et des idées, mais séparée de nous, « tout comme nous la concevons
séparément ». En tant que telle, l’idée ainsi mise entre scène est aussi un
manifeste de phénoménologie, toute réalité y figure dans la double
séparation d’une parenthèse, ce qui permet de percevoir comment du côté
« objectif » les choses ne sont que ce que nous les voyons et supposons
42
être,29 alors que du côté subjectif elles existent aussi nécessairement sur le
même mode. De cette exceptionnalité, Sade donne l’exemple d’un individu
qui trouverait désagréable l’odeur d’une rose, alors que le reste de
l’humanité la trouverait agréable, pour souligner comment l’objet se situe
dans une sphère séparée, au-delà du moi… La science parvient bien à
comprendre, maîtriser et utiliser certains aspects de la Nature par l’étude
et par l’observation et nous avons fait d’énormes progrès dans beaucoup de
domaines, mais tout ce savoir ne nous dira jamais ce que nous sommes, ni
rien sur le sens de l’être, ou de l’existence. On peut avoir connaissance
d’une infinité d’objets, mais pas de la conscience elle-même.30 Chacun sait
pour lui-même décide ce qui est pour lui agréable ou désagréable, et essaie
peut-être de considérer que l’un peut trouver bon ce que l’autre trouve
mauvais, mais il faut aussi aller plus loin, et comprendre le phénomène qui
suppose d’aller au-delà de la conscience de l’expérience jusqu’à
l’expérience de la conscience, et sans doute qu’il existe ici aussi un rapport
avec Sade dans le koan, dont l’exercice porte tout entier sur la méditation
de cette altérité du phénomène de la conscience.
III.
29 Mais un homme est tout aussi bien une huître, ou une vapeur, etc., et bien entendu le contraire.30 « La science ne peut jamais être le fondement de la philosophie, parce que seulement la conscience peut être consciente de la science, tandis que la science ne peut jamais fonder la conscience. » Gombrowicz, 100-1.
43
La distinction cartésienne entre chose étendue et chose pensante rappelle
aussi celle faite par Ferdinand de Saussure entre signifiant et signifié. Dans
les deux cas cependant on ne réussit pas à rendre compte de l’objet tel
qu’il échappe à toute détermination, est toujours « ailleurs », dans un en-soi
où il se révèle dans le dédoublement. L’objet du koan est la méditation de ce
dédoublement. Un exercice élémentaire du Bouddhisme Zen consiste à
regarder un arbre en pensant « ceci n’est pas un arbre ». La négation de
l’objet est ainsi effectuée à la fois dans la chose pensante et dans la chose
étendue, comme dans le signifiant et le signifié, dans un retour
spectaculaire au « Penser, c’est dire Non » donné par Alain comme base à
la signification. Un parcours circulaire s’établit, qui permet de percevoir
une autre réalité, le but de cet exercice étant de contourner nos habitudes
perceptuelles et de retourner à cette irréalité qui est nécessairement la
sienne, tout au moins avant la connotation ou la catégorisation culturelle.
Tel est aussi ce que découvre Roquentin dans La Nausée de Sartre, dans le
fameux passage de la racine d’arbre, dans un jardin public. Le koan Zen31,
énigme également dénuée de signification apparente, a pour but de
provoquer la même sorte de retour sur la perception et la révélation grâce à
laquelle un contact immédiat avec le réel devient possible au-delà même de
l’objet et dans le vide original de l’ineffable et du non-dit, le « Non » de la
pensée. Le koan vise donc à un plein de connaissance qui se situerait
ailleurs et au-delà de la signification, qu’il s’agit de contourner et de
31 « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? », par exemple, ou « Pourquoi le Bouddha est-il venu en
Chine ? ».
44
dépasser, pour retrouver l’espace original des perceptions. Arracher
d’abord l’individu à son confort culturel et familier et aux catégories
auxquelles il obéit dans son existence ordinaire pour l’amener à questionner
le sens de la réalité de l’univers qui l’entoure. C’est pourquoi la réponse à la
question « Pourquoi le Bouddha est-il venu de Chine ? » peut être n’importe
quoi et c’est aussi pourquoi la question de l’existence est sans réponse chez
Sade, où il n’y a en fait aucun rapport entre le monde objectif et le monde
subjectif ou le signifiant et le signifié, qui non seulement ne coïncident pas,
mais ne doivent pas le faire. Ils n’existent qu’en eux-mêmes, ailleurs, objets
qui n’ont pas non plus davantage d’importance que de réalité. « Le cyprès
au fond de la cour » du Zen ne peut évidemment pas expliquer la venue du
Bouddha en Chine, mais l’affirmer annule à la fois et la question et la
réponse. Double négation qui a son tour devient une affirmation laquelle
libère l’esprit de tout lien logique dans la destruction réciproque du
signifiant et du signifié, comme le vice et la vertu s’annulent
réciproquement chez Sade chacun se nourrissant de l’autre. Double
négativité qui permet au vide d’apparaître comme le seul terrain possible
où se joue le sens de la réalité, et nous mène aux portes du pays si
joyeusement envahi par Sade.
Le koan permet de séparer le sens et l’objet sans toutefois les dissocier,
comme c’est aussi le cas pour le signifiant et le signifié, dans le phénomène
de la signification. La question posée est un signe, qui fonctionne aussi
comme signifiant, dont le signifié serait la réponse. C’est tout au moins ce à
45
quoi l’on s’attendrait comme on suppose aussi que certain animal à quatre
pattes ayant certaines caractéristiques correspond au mot « cheval », mais
la substitution opérée dans la réponse occasionne dans le koan un
renversement du sens, et donc aussi du rôle du signifiant aussi bien que du
signifié. C’est comme si quelqu’un, pointant un cheval du doigt disait,
« vache ». Le cheval devient maintenant le signifié du signifiant signalé,
comme auparavant il désignait un animal tout à fait différent, et la réponse
devient maintenant la question, alors que la question initiale est à la place
de la nouvelle réponse. Il s’agit cependant toujours du même type de
transfert où le signifiant vient occuper la place du signifié, et vice-versa et
alors que c’est à partir de cette transmission que procède le sens, seul le
sens en a été inversé. Le non-sens de la réponse vient alors compléter ce
qui est le non-sens de la question, et nous avons à la fois deux signifiants et
deux signifiés, alors qu’au-delà de cette double négation et de leur nouveau
rapport continue toujours la connexion dans la séparation, et apparaît une
nouvelle signification implicite, laquelle est maintenant une question sur la
signification de la question. Quel pourrait être le sens d’un signifiant en
l’absence de tout signifié pouvant y correspondre ? « A quoi ressemblais-tu
avant ta naissance ? », demande le maître. Il y a toujours de l’être dans
l’affirmation, au sens où l’entendait Parménide, mais il serait vain d’en
chercher ou d’espérer en trouver la signification, puisque c’est l’être lui-
même dans ses infinies variétés qui en est la réponse, de la même manière
46
que chez Sade ou chez Spinoza, il reste vain de vouloir trouver une
explication de la Nature.
Le koan permet de retrouver l’innommé dans l’objet, et avec lui, le sens du
mouvement. Il vise à atteindre directement l’esprit de la chose dans
l’expérience, et à appréhender l’objet en tant que mouvement. C’est aussi
ce qui permet de se détacher du sens précis de l’objet en tant que
phénomène. Il devient alors possible de concevoir au-delà de l’horizon de
cet objet celui du mouvement seul et tel qu’il existe sans aucune attache
particulière ou exclusive pour quelque objet que ce soit dans tout objet.
L’objet n’est que la forme du mouvement. C’est ce qui apparaît le plus
clairement chez Sade dans la quatrième partie des Cent-vingt journées de
Sodome où les corps des victimes n’apparaissent que dans le moment de
leur destruction et dans le sens du mouvement de la destruction de toutes
les formes. On pourrait parler de poésie, parce qu’il n’y a pas moyen de
donner d’explication rationnelle du phénomène de l’être, de la matière (de
la Nature, ou de la vie), lesquels restent un mystère au-delà de toute
explication et que la destruction en assure aussi le renouvellement. Il s’agit
aussi d’une philosophie. Philosophie de l’indifférence, si l’on veut, puisque
l’indifférence de la signification y fait écho à l’indétermination de l’objet,
n’importe lequel pouvant tout aussi bien en être un autre : un cyprès, ou un
kilo de riz le Bouddha, dans le Zen, une feuille, une huître ou une vapeur un
homme, chez Sade, ni même sans qu’on puisse s’en tenir aux termes de
l’indifférence puisque son horizon en est l’indifférence elle-même, vide de
47
tout objet et y-compris du sien propre. C’est aussi ce qui fait la difficulté de
Sade. Justine et Juliette sont deux objets contradictoires et pourtant
identiques, la signification de l’un n’apparaissant que par rapport à celle de
l’autre, mais de toutes les deux d’un troisième, la Nature, qui est le
véritable « héros » de l’histoire. Objet qui peut être évoqué mais non pas
expliqué puisqu’étant vide, et n’étant dans toute perception qu’un seul
moment du phénomène de cette triangulation, dans laquelle l’un renvoie
toujours à l’autre, comme dans le koan. Le fait reste quand même que ce jeu
de substitutions délimite un domaine identique à lui-même dans la
perception où l’objet est absolu et où il n’y a d’être que dans cet être-là, et
que cette perception est la source d’un équilibre dans le mouvement, et
d’une sorte d’harmonie. On peut aussi bien lui donner un nom que de ne pas
le faire, puisque ce lieu reste innommable, mais il est aussi celui de cet
équilibre où tout devient égal, et il y a dans cet équilibre « une somme de
maux égale à celle de bien, » comme l’écrit Sade. « Il est essentiel pour le
maintien de l’équilibre qu’il y ait autant de bons que de méchants, et que
d’après cela il devient égal au plan général que tel ou tel soit bon ou
méchant de préférence. » (II, 4). Il suffit d’étendre cette distinction morale à
toutes les propriétés de l’objet en général pour voir comment aucun n’est ni
plus ni moins important ou ni meilleur ni pire que l’autre et comment par
rapport à un troisième elle peut servir de fondation à une vision du monde.
Ce que retrouve le lecteur dans ce mouvement, comme le novice dans le
koan, c’est une réalité autre, un univers parallèle au-delà des mots qui le
48
dénotent et qui ne correspond à aucune structure linguistique, logique, ou
formelle possibles. Il découvre que le signifiant ne correspond pas au
signifié mais que ce qu’il désigne est plutôt le nom d’une séparation au
cœur même de l’être, et que l’univers des formes, objectives ou subjectives,
s’inscrit en faux contre la perception de l’univers, inconnaissable, mais dont
l’existence est néanmoins incontestable.32 Il ne s’agit pas de schizophrénie,
dans laquelle un objet est littéralement confondu avec un autre, à moins
bien sûr de supposer que la structure sous-jacente normale de la
connaissance est celle de la schizophrénie. Il s’agit plutôt d’une prise de
conscience de ce qu’il n’y a de formes de l’objet que de perception, et que le
langage fait lui-même partie de cette multiformité. C’est pourquoi, comme
Bressac l’explique à Justine, aussi bien dans l’univers objectif que dans le
subjectif, « … le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme, il a tout
au plus celui de varier des formes, mais il n’a pas celui de les anéantir ; or
toute forme étant égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le
creuset immense où ses variations s’exécutent. » (II, 35). Le creuset est le
vide, bien sûr, et dans la forme de ce vide tout essentiel, toutes les formes
existent, et ce que Bressac explique ici est ce que découvre le novice zen
dans le satori.
Certaines choses ne peuvent être comprises que par l’expérience. On peut
très bien décrire le chemin pour atteindre un lieu, mais l’expérience de faire
le chemin et d’arriver à ce lieu sont autre chose. Il en est de même pour les 32 L’être humaine est « comme s’il était coupé en deux, et c’est ce qui lui permet d’être conscient de lui-même. » Gombrowicz, 97.
49
goûts et les couleurs. Comment décrire la couleur rouge à qui n’en a jamais
vu, ou le goût d’un aliment à celui qui n’en a jamais goûté ? Le satori et
l’effet Sade font partie de ces choses-là. Comme l’écrit Jean-Jacques
Pauvert, « Aborder Sade est toujours comme entreprendre un voyage
imprévisible. Personne ne peut vous conseiller, chacun s’y fait son propre
chemin ; de surcroît, il est rare qu’on y parcoure deux fois le même. Plus
que chez tout autre écrivain, la lecture de Sade est une aventure toujours
recommencée. »33 On pourrait en dire autant du Zen, qui mène aussi par le
chemin du koan à une expérience profondément personnelle, au-delà de
l’abolition des valeurs et des objets. La différence avec Sade serait que le
Zen n’avoue jamais sa méthode, alors que Sade ne manque jamais de
l’expliquer, quoique le but reste le même dans les deux cas, nous donner
une meilleure compréhension de notre être par la compréhension de l’être
dont il fait partie. L’énigme du koan est le pendant de l’encyclopédie
raisonnée des passions qu’est l’œuvre de Sade, et où le maître procède dans
le Zen à coups de bambou on pourrait même trouver Sade plus tendre si
l’on considère qu’il s’agit seulement chez lui de lire. Sade nous demande
seulement de le suivre dans la vie de ses héros.34 Sans doute que
l’expérience reste intraduisible dans les deux cas, mais la méthode et le
processus de transmission sont très différents, et la lecture de Sade est
toujours une aventure (comme le note Jean-Jacques Pauvert). Tout est dans
la forme de l’objet, dans un cas comme dans l’autre, et bien que rien ne le
33 Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, tome 1, 1986.34 Et d’ailleurs toujours très poliment, on oublie généralement de le remarquer.
50
soit, parce que comme l’écrit Sade, et comme le Zen aussi le suppose, tout
est à la Nature et rien à nous. Dans les formes de la perception « … il n’y a
rien de nous, rien à nous, tout est à la nature, et nous ne sommes jamais
dans ses mains que l’aveugle instrument de ses caprices. » (I, 677). Ce que
cela est ou pourrait être, nous n’en savons rien, sauf qu’il s’agit d’une chose
très semblable dans le Zen et d’une expérience de la liberté, d’une
connaissance ineffable et au-delà de toute description… Sade et le Zen nous
donnent également à comprendre que le langage fait partie de cette
expérience, puisqu’il en est la forme. Le mot « rosée » par exemple est
composé de lettres qui n’ont certainement rien à voir avec la chose, laquelle
reste aussi une énigme pour la science en tant que chose, et ce mot peut
s’appliquer à une infinité de choses, comme le démontre Sade en l’utilisant
comme synonyme d’humanité. C’est sur la même ambigüité que joue le Zen
dans son attention extraordinaire au moindre aspect du jeu des
substitutions du sens et de l’objet. Le Zen évite généralement le domaine
des passions, mais Sade a un autre projet. Dans Aline et Valcour, Valcour
explique à Déterville : « Je voudrais que tous les hommes eussent chez eux,
au lieu de ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je
voudrais, dis-je, qu'ils eussent un espèce d'arbre en relief, sur chaque
branche duquel, serait écrit le nom d'un vice, en observant de commencer
par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu'au crime né
de l'oubli de ses premiers devoirs : un tel tableau moral n'aurait-il pas son
utilité ? et ne vaudrait-il pas bien un Ténières, ou un Rubens ? » (I, 458).
51
N’est-ce pas aussi le plan des Cent-vingt Journées de Sodome ? Ce projet en
tout cas rend beaucoup mieux compte de l’universalité des formes,
seulement supposées par le Zen, en n’ignorant pas non plus leur dimension
morale. Les deux s’intéressent à ce qui est ici maintenant, mais où le Zen
assume que la question des passions ne mérite aucune attention
particulière, Sade voit au contraire le nexus de la connaissance et ce lien
essentiel qu’il établit ici avec la philosophie est ce qui l’en distingue
nettement. En effet, le Zen ignore aussi parallèlement les phénomènes de
culture, de mœurs, et de lois auxquels les passions renvoient implicitement.
A cet élitisme muet Sade préfère la transcendance philosophique et
l’acceptation du fait que l’être humain est un être sexué, que les passions
animent à tout moment, et dont toutes les actions intéressent la
connaissance.
IV.
Le principe zen que « la Forme est vide, et le Vide, forme, »35 est un concept
que l’on retrouve également chez bien des philosophes occidentaux (Alain,
Spinoza, Husserl, Sartre, etc.). On lit dans le Hsin Hsin Ming que « la Voie
Royale n’est pas difficile pour ceux qui ne discriminent ni ne choisissent
35 John Crook, Maître de Zen. Voir Susan Blackmore, p. 171. Les similitudes sur cette conception du vide sont
également nombreuses entre le Zen et le Taoïsme quoique nous n’en parlions pas davantage ici, mais citons
cependant le commentaire suivant du poète Zhuangzi (IVe siècle avant notre ère) : « Il y a des anciens dont la
connaissance s’est élevée à la perfection. Ils considéraient qu’il n’y a point d’existants particuliers : connaissance
parfaite, définitive, à laquelle on ne saurait rien ajouter. » (Cité par François Julien, 69).
52
pas, » et il est dit dans l’histoire de Sadâprarudita que « La vacuité ne
connaît ni aller ni venir, et [que] cette vacuité est le Tathâgata lui-même. »36
Mais est-ce que la vacuité ainsi évoquée est suffisante pour rendre compte
de tout l’existant ? Est-ce qu’il est vrai, par exemple, que le maître ou le
néophyte zen ne discriminent ou ne choisissent pas, alors que la littérature
zen évite systématiquement les exemples se rapportant aux passions et aux
mœurs ? On y trouve bien des exemples se rapportant à certains articles de
mœurs, comme par exemple lorsque le maître compare le Bouddha à une
« spatule à merde » ou quand il situe le satori au fond des W.C. mais il
s’agit de métaphores, qui n’engagent ni l’éthique ni certainement la
question existentielle des passions. Dire que les valeurs morales (comme
toutes les valeurs) sont vides est une chose, mais parler du vide de toute
forme en ignorant les catégories de telles formes spécifiques comme le sont
la sexualité, le vice ou la vertu, etc., c’est aussi ignorer que ces formes sont
vides et leur attribuer par ce choix une valeur et donc une plénitude. En les
ignorant, le Zen reste identique dans son approche éthique aux autres
grands systèmes de morale et de la religion, à un didactisme des valeurs
dans lequel le vice et la vertu restent inexpliqués, et où l’on est encore loin
du renversement systématique de tout au-delà du bien et du mal tel
qu’illustré par l’œuvre de Sade et comme il le sera aussi plus tard par celles
de Nietzsche, de Freud, ou de Rimbaud. S’il est avéré que « La philosophie
doit tout dire », en tout cas, il est évident que le Zen ne dit pas tout, en
36 Suzuki, 325.
53
gardant un silence quasi-total sur tel aspect important de la connaissance
que le sont les passions.
V.
Voir sa propre essence dans le visage du Bouddha et le visage de celui-ci
dans nos pensées est le but que se propose tout adepte du Zen. Mais
comment peut-on voir son propre esprit ? C’est la fonction du koan de le
révéler. En réponse à la question de la venue en Chine du 1er patriarche, la
réponse « cyprès » révèle la nature intime et indifférente de l’objet pour
l’esprit qui l’observe, et se confond avec lui. « Le pire ennemi de
l’expérience Zen, au moins au début, est l’intellect qui persiste à vouloir
distinguer entre le sujet et l’objet, » note D. T. Suzuki.37 Pour l’esprit tout
est objet. Mais qu’est-ce qui pourrait alors l’empêcher de l'identifier aux
objets obscènes, sadiques, violents, ou pourris, etc. ? Le koan révèlera que
tout est bien, et qu’il n’y a que de l’être au-delà de toute détermination
possible de l’être. L’intention est bien la libération de l’esprit par le retour à
ce vide où par rapport à la conscience tout objet a la même valeur : cyprès,
seau d’eau, Bouddha, etc., mais pourquoi pas telle ou telle pensée
déterminée ? On pourrait pourtant y établir le même type de filiation que
pour celui du cyprès ou du seau d’eau dans la cour au Bouddha, puisqu’il
faut qu’au-delà de tout arbre ou de tout autre objet et même au-delà comme
37 Ibid., 88.
54
de tout objet possible et imaginable et dans la nature entière il n’y ait rien
que du vide. Si tout est déjà là dans le cyprès au fond du jardin, il faut aussi
que les fantasmes et les passions y soient, tout comme le Bouddha, qui n’est
pas non plus au fond de la cour, mais qui est certainement dans l’esprit du
penseur, de la même manière que le sont chacune des passions des Cent-
vingt journées de Sodome. En effet, dans les deux cas, ce ne sont pas le
seau, ou le cyprès, ou la passion qui signifient, mais d’abord le vide qu’ils
signifient, l’espace de ce vide et sa plénitude en chacun de nous.
Restreindre cet espace, c’est aussi restreindre la connaissance de l’objet et
le fait que tout objet est apparence, ou fiction, séparé de nous dans le
moment même où nous nous identifions à lui par la pensée. Le fait que le
Zen hésite devant certaines limites à ne pas franchir condamne aussi la
connaissance à rester partielle, là il faut étendre ce même principe de non-
discrimination à tous les objets possibles. Ce genre de connaissance
« elliptique », par lequel le Zen contourne certaines valeurs, n’existe pas
chez Sade, et ne pourrait pas non plus exister chez lui sans infirmer la
valeur de son projet tout entier.
Toute forme n’est que forme de l’être que je suis, mais le Zen hésite. Le Zen
préfèrera ignorer certains types de transferts, comme celui-ci, par
exemple (encore anodin) : « En général, on se trompe sur les exhalaisons
émanées du caput mortuum de nos digestions ; elles n’ont rien de malsain,
rien que de très agréable… c’est le même esprit recteur que celui des
simples ; il n’est rien à quoi l’on s’accoutume aussi facilement qu’à respirer
55
un étron ; en mange-t-on, c’est délicieux, c’est absolument la saveur
piquante de l’olive… ». (III, 324). Le disciple zen est souvent torturé
(bastonnades, longues heures de méditation forcée, autres contraintes
physiques, corvées, etc…), pour découvrir ce qui dans cet exemple de
transfert est une même vérité que Sade donne en quelques mots :
l’interchangeabilité universelle de toutes les valeurs, le fait que la forme est
toujours valeur, et qu’en intervertissant les formes on n’intervertit pas
nécessairement les valeurs. Secret sadien dont le Surréalisme fera un bel
usage, si parfois un peu abusif. Puritain malgré lui, le Zen conduit ses
disciples à ce même savoir en faisant l’économie de la morale, mais échoue
dans son entreprise au niveau de l’universalité des passions où Sade va
droit au but et sans hésiter, parce que la pensée n’est jamais ni ne peut
jamais être pour lui séparée de l’être pensant que nous sommes.
L’idée (la forme) a toujours été au centre de nos préoccupations culturelles,
philosophiques et religieuses, sous différents aspects esthétiques et
éthiques, que ce soit pour en dénoncer le caractère illusoire, ou au
contraire pour en faire l’objet d’un absolu, voire les deux à la fois, sans y
voir d’ailleurs de contradiction. Dans le Christianisme par exemple, c’est
d’un côté son caractère illusoire qui est dénoncé (tout est vanité), alors que
de l’autre, la forme est absolument révérée, en Dieu, Satan, les anges, les
saints, etc. Les religions reposent sur ce genre de contradiction et sur un
processus inconscient de transfert, dont le résultat est la fixation de notre
vie affective, et touche à tous les aspects de notre psyché, aussi bien par
56
rapport aux croyances qu’à la réalité « objective », aux lois, à la culture et à
tous nos rapports sociaux en général. (Notre « fixation » sur les vedettes, de
la politique, du sport, du cinéma, etc., en découle également, et le rôle de
la philosophie est au contraire de nous libérer de ce genre de fixations
comme y visent le Zen et Sade). « Car le vide / accueille en lui tous les
mondes / possibles, » écrit le poète chinois Su Dongpo38 ; et « Si tu
rencontres le Bouddha, tue le Bouddha », prescrit aussi l’enseignement du
Bouddhisme : tue-le, parce que sinon tu ne seras jamais libéré de la forme.
Si tu en vénères encore une, et fût-elle celle du Bouddha lui-même, tu ne
seras pas livre, tu ne connaîtras pas le satori qui suppose que tu deviennes
toi-même Bouddha pour parachever son enseignement, lequel suppose la
néantisation de tout. Ce pré-réquisit du vide absolu et de l’absence de toute
valeur dans la forme est toujours souligné par Sade, qui s’en amuse
souvent : voyez ce qui arrive à Justine pour être allée à l’abbaye de Sainte-
Marie-des-Bois « adorer la Sainte Image » !… Telle connaissance de la
valeur de l’image, Sade et le Bouddhisme Zen visent tous les deux à nous en
libérer en dénonçant son caractère vide et son absence de toute valeur.
Leur but commun est de changer l’homme, en changeant son rapport à
l’objet, par l’élimination de toutes attaches affectives dont il est entouré.
Changer la société en changeant d’abord l’homme, plutôt que supposer que
l’homme peut être changé de l’extérieur. Nous savons aujourd’hui jusqu’où
38 Julien, 129.
57
cette autre expérience a conduit, et une fois que les individus n’ont plus été
réduits qu’à de simples unités et à de simples nombres.
Le moment du Cogito est celui du vide. Il apparaît en tant que pensée là où
il n’y avait rien dans la pensée, dans un processus où naissent d’un néant
originel toutes les pensées. Il importe donc peu que la forme de l’objet soit
celle d’un cyprès, d’un seau d’eau, ou du Bouddha, dans l’apperception
d’une forme. Ce qui importe, c’est la prise de conscience du phénomène, et
le même phénomène est aussi valable pour l’œuvre de Sade. Dans la phrase
suivante, par exemple : « Tous les détails de la plus piquante luxure sont
offerts aux yeux de notre pudique enfant, » (II, 412), qui semble d’abord
tout à fait ordinaire, mais qui contient les caractéristiques de l’objet et du
projet sadiens. Certes non pas directement, dans l’intention d’offrir tous les
détails de la « plus piquante luxure », mais dans celle de les offrir aux yeux,
de les dévoiler donc, comme un tableau, dans la distance, sans
discrimination de valeur, (« tous »), et la particularité de l’un chassant celle
de l’autre. Approche exemplaire, parce que Sade conçoit esthétiquement la
construction de son œuvre comme une sorte de fresque où l’œil et l’esprit,
avides de capturer l’ensemble du spectacle, sont incapables de s’arrêter à
un détail précis et naviguent de l’ensemble au détail dans un aller-retour
constant : « C’est le mouvement qui seul établit des rapports entre nos
organes et les êtres qui sont au-dedans ou hors de nous ; ce n’est que par le
mouvement que ces êtres nous impriment, que nous connaissons leur
existence, que nous jugeons de leurs propriétés, que nous les distinguons
58
les uns des autres, que nous les distribuons en différentes classes, » note
aussi d’Holbach.39 On ne peut pas s’arrêter sur ces « détails de la plus
piquante luxure », sans infirmer l’intention de l’auteur, ou ne pas voir et
non seulement qu’ils n’ont aucune importance en soi par rapport à
l’ensemble, mais encore qu’ils ne peuvent avoir d’importance que par
rapport à cet ensemble ou vice-versa, ce qui bien entendu est ce qui permet
à Sade de noter la « pudicité » du regard : comment le regard pourrait-il
être sali par ce qui n’a aucune signification en soi ? Le regard reste pur, et
l’enfant pudique. Le regard ne peut pas être sali par le détail puisque c’est
le mouvement, l’ensemble qui compte, et que le tableau de cet ensemble, tel
que le conçoit Sade, est précisément aussi celui d’une philosophie de
l’indifférence au détail et telle qu’illustrée dans les milliers de pages de
l’œuvre. Dans le mouvement d’ensemble, l’impureté ou la saleté ne peuvent
ainsi pas être dans le regard, lequel restera toujours pur, mais seulement
dans le détail et seulement si l’on choisit de s’y arrêter, alors que par
définition l’esprit ne s’arrête nulle part. Le Cogito sadien sera le moment de
cette apparition et de cette disparition constante.
Le Cogito naît du vide mais cela ne signifie pas non plus qu’il n’y a rien ou
alors il n’y aurait pas de vide. Le vide est une sorte d’espace auto-réflexif de
la conscience jamais vide. Nos rêves sont remplis d’objets dont nous ne
sommes pas conscients pendant le sommeil mais qui n’en sont pas moins là,
ce plein étant alors l’équivalent d’un vide, comme Descartes le précisait. Le
39 D’Holbach, 47.
59
vide et le plein sont dans la distance qui nous sépare d’eux. Le Cogito
contient toujours un objet qui n’apparaît que dans la séparation de la
conscience et de l’objet, entre le sujet et l’objet donc. C’est le type de
relation qui ressemble à celle de quelqu’un qui admirerait une peinture ou
se tiendrait devant un paysage pour le contempler. La peinture ou le
paysage n’apparaissent que par rapport au vide entre cet observateur et
eux. Aucun objet de la conscience n’est davantage réel, ou n’a davantage
d’importance par rapport à un autre. « Une mouche est-elle donc d’un plus
grand prix qu’un pacha, ou qu’un capucin ? ». (III, 881). L’idée de Nature
fait elle-même aussi partie de ces catégories. Elle est le nom de cet
inexplicable contenant toutes les formes possibles, elle-même objet, et dans
chaque objet particulier vide essentiel qui est à la source de toute
perception, et pour lequel il n’existe pas de nom. « Dieu » est aussi bien le
nom de ce vide de tous les pleins, et ce mot n’a pas plus de sens que
d’autres. Bouddha, cyprès, ou seau d’eau. Tous ces objets ne nous
apparaissent et ne prennent un sens que sur fond de vide essentiel et
mettre un objet à la place du vide est inverser le rapport, supposer à cet
objet une importance qui n’est pas la sienne alors que ce n’est que par
rapport au mouvement de l’ensemble que l’objet apparaît, mouvement sans
lequel il n’y aurait pas d’objet. Ce va-et-vient, ce constant aller-retour entre
le vide et l’objet, ou la conscience et l’objet, est ce qui préoccupe
essentiellement le Zen. Comme il est naturel de vouloir maîtriser ce
mouvement, et quoiqu’il s’agisse d’une impossibilité, l’individu se tourne
60
vers la religion et l’idée consolante d’un objet éternel, Dieu, sans se rendre
compte que cette idée de Dieu n’a de sens que par rapport au vide et qu’elle
est donc aussi vide de toute réalité. Ce phénomène est aussi ce qui fait que
le Bouddhisme met à la place du concept de divinité celui du vide comme
principe générateur et organisateur de l’être. Ici et comme dans le
matérialisme, le vide devient source de vie et le néant est créateur. « Le
principe de la vie, dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort, »
écrit Sade, (III, 874), et comme en écho, le poète bouddhiste chinois Gao
Xian , écrit qu’il « tient la vie et la mort pour égales. »40
Il ne suffit cependant pas de poser le vide en principe. Il renaît toujours
sous une nouvelle forme et même la pensée du vide en est une. Essayer
d’arrêter de penser est impossible. Le vide est un objet ultime, ineffable,
incompréhensible. C’est pourquoi nous lui donnons le nom de Dieu, ou de
Nirvâna, ou d’autres, par défaut de connaissance de ce qu’il est, ce qui
permet au moins de fixer le désir, mais n’avance pas notre connaissance de
la Nature. Sade vise au contraire à la libération du désir. Le vide qu’il
suppose est total et doit l’être pour véhiculer totalement le désir, ou sinon
risquer d’être son captif. C’est l’histoire de Pompée telle que rapportée par
Tacite qui, pénétrant dans le temple de Jérusalem, s’attendait à trouver
d’immenses trésors (les Romains manifestant leur dévotion aux dieux par
des offrandes, il supposait qu’un seul Dieu devait nécessairement avoir été
l’objet d’immenses offrandes), alors que le temple était vide. Au cœur de la
40 Jullien, 128.
61
religion hébraïque, ce même vide vénéré par le Bouddhisme, également
comme lui source de lois, ce qui ne peut pas bien entendu contenter Sade
(ni l’adepte du Zen) qui savent qu’il faut aller au-delà de la réification pour
accéder à l’être dynamique et authentique de la vie. Sade utilise les outils
de la fiction pour expliquer, par les actions et les dissertations de ses
personnages, le fonctionnement de la Nature que le Zen cache dans le koan,
mais les deux s’accordent quand même sur ce point que l’être et le néant
doivent être une même chose. « Le principe de la vie, dans tous les êtres
n’est autre que celui de la mort ; nous les recevons et les nourrissons, dans
nous, tous les deux à la fois. » (III, 874).
VI.
La science nous rappelle tous les jours que tout objet de connaissance est
reconstruction. Et si l’univers physique peut ainsi être indéfiniment
décomposé et recomposé, en termes scientifiques, comment alors supposer
que les objets de l’imagination puissent avoir davantage de « réalité » ? Il
faut toujours une sorte de révolution pour permettre à l’esprit de concevoir
un nouvel horizon de la pensée comme ce fut le cas avec l’arrivée du
Bouddhisme en Chine, mais ce nouvel horizon n’en est pas moins lui aussi
construit. Le fait que Sade ne formule sa théorie des « univers séparés »
qu’avec La Nouvelle Justine de 1797, date à laquelle la Révolution qui l’a
sans aucun doute inspiré et aidé à préciser sa pensée est déjà bien avancée
62
ou même terminée, ne signifie pas non plus qu’il n’avait pas déjà
entièrement pensé le concept bien avant cette époque. Elle est en tout cas
déjà toute entière dans ses premiers écrits, Les Cent-vingt journées de
Sodome ou Les Infortunes de la vertu, même si la formulation n’y figure
encore que dans la présence brute et l’affirmation de son incontournable
nécessité, telle par exemple qu’exprimée par Blangis quand il dit « Combien
de fois, sacredieu, n'ai-je pas désiré qu'on pût attaquer le soleil, en priver
l'univers, ou s'en servir pour embraser le monde ? ». (I, 158-9). Désir
d’apocalypse universelle d’un univers pour lequel les protagonistes des
Cent-vingt journées n’ont pas même l’ombre d’une considération. Il
semblerait que la théorie de la double distanciation, qui apparaît dans La
Nouvelle Justine de 1797, a été élaborée plus tard et après le
déclenchement de la Révolution (une supposition pour laquelle il faudrait
encore à savoir dans quelle mesure celle-ci a influencé la pensée théorique
de Sade), mais il nous semble assez évident que Sade n’aurait pas pu
imaginer la gigantesque orgie du château de Silling, s’il n’avait pas déjà eu
intuition de l’irréalité de l’objet, et de son statut d’entité séparée.
L’enfermement et le l’isolement total du château de Silling en sont des
symboles évidents et la formulation théorique en est une suite logique. La
nature monadique de l’objet y est en tout cas parfaitement illustrée,41 et cet
objet est aussi typiquement kantien. Il est, comme l’écrit Kant, «
uniquement dans [n]otre cerveau et ne peut aucunement être donné en
41 Qu’on se rappelle par exemple le discours du duc de Blangis aux femmes dans Les Cent-vingt journées de
Sodome.
63
dehors de lui ; par conséquent, vous n’avez qu’à vous soucier de vous
accorder avec vous-mêmes et de prévenir l’amphibolie qui fait de votre Idée
une prétendue représentation d’un objet empiriquement donné et donc
aussi susceptible d’être connu selon les lois de l’expérience. » (Cr. R. p., p.
466). L’objet empiriquement donné reste inconnaissable dans l’esprit qui
fonctionne comme chez Sade comme une sorte de miroir, de la même
manière aussi que dans le Zen : « Le cristal et le miroir sont clairs,
transparents, et sans souillure ni poussière, quand une personne se tient
devant eux, son image s’y reflète. L’image ne sort pas de l’objet, elle ne
vient pas non plus là du dehors, ni ne s’y trouve par elle-même, ni n’est
construite artificiellement. L’image vient de nulle part, s’évanouit dans le
nulle part, elle n’est pas sujette à la naissance et à la mort ; elle n’a pas de
résidence déterminée. » (Suzuki, II, p. 181). Sade nous dit la même chose.
L’objet est image, n’est nulle part, et ne peut pas avoir de valeur donnée.
L’idée # 90 des 120 Journées de Sodome par exemple : « Un bougre fait
bouillir une petite fille dans une marmite, » (I, 363), est tel objet aussi décrit
par Kant et ce serait commettre l’amphibolie qu’il signale que de chercher à
lui donner une réalité autre que la sienne, et donc aussi une valeur morale
particulière). Le désir (tout désir) est objet, et nul objet ne peut être exclu
du miroir, s’il fonctionne proprement.
L’idéal du Zen comme celui de Sade sont donc ceux d’un monde où tout
serait exactement à sa place, selon deux approches différentes sans doute,
mais les deux procédant de la critique de ce que nous considérons comme
64
réalité. Le néophyte zen cherche à retrouver au-delà du doute et de la
négation de l’objet une parfaite adéquation avec la Nature, devenir l’étoile
qu’il voit, la feuille, ou la grenouille qu’il entend (jusque dans le « plouf » où
elle disparaît dans l’eau), ne faire plus qu’un avec le monde et une
perfection qui ne puisse jamais être mise en doute. Telle est la promesse du
satori, comme aussi celle de Sade dans un même désir de communion, et la
description d’un univers où l’homme et la Nature se confondraient toujours
et même sur le mode de la séparation et de la différence. La Nature
sadienne règne à la fois par l’arbitraire et par la nécessité, et elle cautionne
toutes les réalités possibles et imaginables. « Que tu détruises ou que tu
crées (nous dit la Nature par la voix de Braschi), tout est à peu près égal à
mes yeux, je me sers de l’un et de l’autre de tes procédés, rien ne se perd
dans mon sein : la feuille qui tombe de l’arbuste, me sert autant que les
cèdres qui couvrent le Liban ; et le ver, qui naît de la pourriture, n’est pas
d’un prix moindre, ni plus considérable à mes yeux, que le plus puissant
monarque de la terre. » (III, 885). Et ce que dit ici la Nature peut aussi bien
être entendu du pratiquant zen que du lecteur de Sade. La fiction sadienne
autorise absolument tout de la part de ses héros parce que tout concourt
également bien au bien général, la perfection est déjà a priori acquise,
comme dans le Zen, ou aussi chez Kant. Son œuvre est l’expression du libre
jeu d’une imagination autorisée à franchir toutes les limites parce que, et de
quelque manière que « tombent les dés », ils donneront toujours le numéro
gagnant… Sade n’est pas en quête de conquête comme le pratiquant du
65
Zen, il sait déjà la parfaite harmonie de la Nature avant de se mettre en
chemin. Elle lui est donnée et son but est d’en faire partager la
connaissance. Ce qu’il recherche n’est pas l’illumination mais le plaisir de
pouvoir illuminer.
L’expérience du satori reste un mystère, parce que le biais anti-intellectuel
de l’école ne permet pas d’en rendre compte. Il s’agirait d’une sorte d’état
intense, d’une extase qui se produirait avec la violence et la soudaineté d’un
coup de foudre, mais on ne sait pas en quels termes ou comment le
reconnaître ou même en être sûr. Il s’agit d’une expérience profondément
personnelle et que le pratiquant du Zen associe nécessairement à sa
compréhension du phénomène, à son intuition, et dont la forme variera
donc d’un individu à l’autre, mais qu’il n’y a aucun moyen de reconnaître en
dehors du sentiment que l’on en a. Tout ce que l’on peut savoir, c’est que
par la médiation du koan s’opère un transfert entre deux formes, l’une
généralement objective (seau d’eau, cyprès, kilo de riz, etc.), l’autre de
nature abstraite et idéelle (question sur la forme de l’être avant la
naissance, bruit d’une main qui applaudit, venue du Bouddha en Chine,
etc.), d’où va naître une révélation sur le sens de la vie et la compréhension
du monde. En ce sens le satori ne semble pas très différent du « rêve » des
Indiens d’Amérique du Nord ou de l’expérience de certaines drogues par
leurs cousins mexicains ou sud-américains, mais d’essayer à partir des
éléments constitutifs de rendre compte du phénomène est impossible,
d’autant qu’il y a sans doute autant de satori que d’expériences du
66
phénomène. Il ne s’agit pas de fiction, mais le lien avec la fiction est
néanmoins évident, puisque différentes formes de perception y sont
également valables. N’est-ce pas d’ailleurs l’illusion que veut révéler le
Bouddhisme ? Il s’agit bien aussi de réalité, au sens où Spinoza dit que
toute détermination est une négation – la détermination du satori est aussi
négation des illusions, mais comment ne serait-il pas aussi négation de lui-
même ? La détermination en question s’avère aussi être auto-négation et
renvoie à l’illusion dans un mouvement circulaire, un éternel retour (lequel
illustre aussi le cercle, symbole du Zen), et le satori, produit par la
dissipation de l’illusion, apparaît aussi nécessairement lui aussi comme
l’expérience d’une illusion. Au-delà de la double négation des éléments
constitutifs, la formulation koanique engage l’univers tout entier, il n’y a
plus rien dans le cosmos qu’un cyprès-qui-est-Bouddha-qui-est-cyprès (par
exemple) et qui sont aussi toutes les créatures existantes et toutes les
formes d’être mais n’existent non plus qu’en idée. Réalité et fiction
s’imbriquent, s’inversent, et s’invertissent, se détruisent mutuellement tout
en s’investissant d’un être autre que le leur dans un contact intime avec un
être sans nom. Ce qui est bien le but recherché. Le Bouddhisme visant à
l’avènement d’un vide absolu, le satori est dans son ici et maintenant
l’expérience de ce vide, mais ce qui veut dire que le vide se révèle
également sous la forme d’une connaissance, et donc d’une forme d’être. Le
satori serait ainsi, au-delà de l’illusion, l’expérience d’une illusion de
l’illusion, savoir que tout est illusion, y-compris l’illusion elle-même. Le vide
67
et le plein alternant dans une expérience où le vide se révèle toujours plein
et le plein toujours vide, dans un aller-retour constant, trouve son
équivalent chez Sade dans le sentiment que l’homme et la Nature sont en
même temps intimement imbriqués et totalement indépendants l’un de
l’autre.
Le Zen ne parle pas de vide absolu, à moins d’entendre par là l’espace entre
les différents objets de la comparaison du koan où l’objet n’est révélé que
dans la forme mais disparaît là où il n’y a plus de formes, et alors qu’il y a
toujours de l’être. Là même où ces objets viennent se détruire
réciproquement, Bouddha et le cyprès ne sont donnés que par rapport à
leur mutuelle inversion, « Bouddha » pour être aussitôt éliminé et remplacé
par « cyprès », qui ne parvient à être que par le processus inverse de
substitution. Le résultat est une sorte d’équation, dans laquelle 1 + x
égalerait 2 + x et où « 1 » serait le Bouddha ou le cyprès et « x » la valeur
de leur élimination réciproque. Les deux objets s’annulant mutuellement il
reste alors plus que le « x » de la substitution et leur terme commun est
celui de l’inconnue. Pas d’être sans destruction de l’être, comme Sade le
pose en principe de sa philosophie : « – Je l’avoue, dit Rombeau […], je ne
conçois point par quelle inexplicable contradiction la mystérieuse nature
inspire tous les jours à l’homme le goût de la destruction de ses œuvres. – Je
l’entends parfaitement, moi, dit Rodin : ces portions de matière,
désorganisées et jetées par nous dans le creuset de ses œuvres, lui donne le
plaisir de recréer sous d’autres formes ; et si la jouissance de la nature est
68
la création, celle de l’homme qui détruit doit infiniment flatter la nature ; or,
elle ne réussit à ses créations que par des destructions. » (II, 556).
Rodin parle ici du même processus naturel familier pour la science
moderne, qui nous apprend qu’il n’y a pas d’existence dans l’univers dont la
destruction n’est pas nécessaire et ne participe en fait positivement au tout,
depuis les mystérieuses cordes, aujourd’hui objet de l’étude des physiciens,
et qui ne vivraient qu’une infime fraction de nano-seconde, jusqu’aux étoiles
et aux galaxies, qui vivent des milliards d’années. Tout participe également
au même mouvement d’ensemble binaire de destructions et de créations.
Rodin ne parle pas d’un point de vue scientifique, mais poétique, qui met en
valeur, dans le mouvement, l’importance du moment de la destruction, sa
nécessité pour la création, à laquelle on préfère généralement ne pas
songer dans le train-train de la vie quotidienne. Sade ne manque jamais de
souligner son importance pour la compréhension de la Nature. La
destruction « … ne contrarie aucune de ses lois [de la Nature], puisqu’[elle]
n’enlève rien à ses bases… à ces éléments indestructibles qu’elle-même
varie chaque jour sous mille formes différentes, » (I, 1050), et c’est
pourquoi la nature a « plaisir » chez lui à détruire. Le désir qu’elle en
inspire à l’homme et que l’homme éprouve à le faire se rapportent
philosophiquement sur le mode de la fiction à ce phénomène, la sensibilité
de l’homme étant elle-même dans cette action un moment du processus
naturel. Le héros sadien est amené à détruire sur le mode du plaisir par le
même la même raison que tout détruit suscite aussi un créé dans la Nature.
69
Nous sommes toujours entourés de créé qui continue et se reproduit sous
de nouvelles formes, grâce aux détruits qui alimentent cette création. Telle
est aussi l’explication que donne Spinoza du phénomène dans la distinction
qu’il établit entre nature naturante et la nature naturée, l’une nourrissant
l’autre, et aussi comme elle apparaît chez Kant entre un en-soi à jamais
inconnaissable et le pour-soi de ce que nous pouvons comprendre et donc
créer. Comme dans le Zen, la destruction de l’objet entraîne ici la création
dans un processus énergétique bergsonien, sans lequel il n’y aurait pas
d’évolution, et comme dans le Zen, c’est aussi dans la fiction chez Sade que
la connaissance de ce processus continu est l’occasion d’un plaisir. Rodin ne
détruit réellement rien (vu qu’il n’existe pas lui-même, étant personnage de
fiction – (mais cette non-existence n’est-elle pas aussi significative de
l’absence de réalité de toute objet ?)). Le plaisir en question ici est le même
que celui que le koan place dans le satori, qui est, dans la connaissance de
la destruction, celle aussi de l’avènement d’une création.
La découverte évoquée par Ferdinand de Saussure nous place aussi sur le
même terrain où se situe Roland Barthes dans son essai Sade, Fourier,
Loyola, dans lequel est établi un lien au niveau du libre jeu du signifiant
entre les œuvres de ces trois auteurs : « Je vois dans l’œuvre triple le
déploiement victorieux du texte signifiant, du texte terroriste, laissant se
détacher, comme une mauvaise peau, le sens reçu, le discours répressif
(libéral) qui veut sans cesse le recouvrir. »42 La cité imaginaire de Sade,
42 Barthes, 16.
70
comme également les œuvres de Fourier ou Loyola, serait « entièrement
suspendue à la parole » et leur seul univers « celui du discours ». Mais il
s’agit peut-être là d’un réductionnisme excessif pour rendre bien compte de
l’œuvre de Sade et qui l’enferme encore dans le langage dont Sade veut la
libérer. On a l’impression que c’est où en arrive Barthes, quand il réduit
Sade au seul plaisir de la lecture, quand il dit par exemple qu’il ne s’agit
plus chez Sade de raconter mais seulement « de raconter que l’on raconte.
»43 Raconter que l’on raconte se conçoit mieux pour les œuvres de Fourier
et de Loyola, s’agissant d’utopies – quoique les exercices spirituels de
Loyola rappellent aussi sur bien des points la pratique du koan. Raconter
pour raconter ne fait quand même de Sade qu’un écrivain ordinaire, dont le
seul but serait le dire, alors que le projet sadien se situe au-delà du dire.
Sans doute que son œuvre signifie au niveau du discours et de la libre
circulation des signifiants, mais elle vise aussi autre chose, dans la
signification. Son projet, Sade l’explique en ces termes : « Les objets [écrit-
il] n’ont de prix à nos yeux que celui qu’y met notre imagination : il est donc
très possible, d’après cette vérité constante, que non seulement les choses
les plus bizarres, mais même les plus viles et les plus affreuses, puissent
nous affecter très sensiblement. L’imagination de l’homme est une faculté
de son esprit, où, par l’organe de ses sens, vont se peindre, se modifier les
objets, et former ensuite ces pensées, en raison du premier aperçu de ses
objets ; mais cette imagination résultative elle-même de l’espèce
43 Ibid., 39.
71
d’organisation dont est doué l’homme, n’adopte les objets reçus que de telle
ou telle manière, et ne crée ensuite les pensées que d’après les effets
produits par le choc des objets aperçus. Qu’une comparaison facilite à tes
yeux ce que j’expose. N’as-tu pas vu, Justine, des miroirs de formes
différentes ; quelques-uns qui diminuent les objets, d’autres qui les
grossissent, ceux-ci qui les rendent affreux, ceux-là qui leur prêtent des
charmes ? T’imagines-tu maintenant que si chacune de ces glaces unissait
la faculté créatrice à la faculté objective, elle ne donnerait pas du même
homme qui se serait regardé dans elle, un portrait tout à fait différent ; et
ce portrait ne serait-il pas en raison de la manière dont elle aurait aperçu
l’objet. Si aux deux facultés que nous venons de prêter à cette glace, elle
joignait maintenant celle de la sensibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme,
vu par elle de telle ou telle manière, l’espèce de sentiment qu’il lui serait
possible de concevoir pour la sorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace
qui l’aurait vu affreux, le haïrait ; celle qui l’aurait vu beau, l’aimerait ; et ce
serait pourtant toujours le même individu. Telle est l’imagination de
l’homme, Justine ; le même objet s’y représente sous autant de formes
qu’elle a de différents modes. » (II, 673-4). Ces modes ne peuvent pas être
conçus seulement en termes de signifiants, puisque c’est sur l’objet tout
entier que porte la signification (tout comme dans le Zen, où la
confrontation de deux objets en vise en fait un troisième, non désigné ou
assignable qui se situe à la fois au-delà et en-deçà des signifiants). L’œuvre
de Sade comme le Zen questionne en fait aussi bien le signifiant que son
72
signifié, la nature double du miroir et de l’objet. Barthes a sans doute raison
de dire que ce que Sade « … « représente » est sans cesse déformé par le
sens, et [que] c’est au niveau du sens, non du référent, que nous devons le
lire, »44 mais il faut aussi tenir compte du fait que Sade n’a pas « foi » en la
Nature de la même manière que Loyola en Dieu ou Fourier en l’Avenir et
que la « foi » sadienne se distingue des deux autres, notamment en ce
qu’elle n’a aucune dimension religieuse.
Le mort saisit le vif de la même manière que le vif saisit le mort. La
mauvaise peau du signifié tombe mais la nouvelle peau du signifiant va
vieillir et tomber aussi, parce que l’être, réalité organique, est en constant
procès de renouvellement. Le Zen nous informe de ce phénomène, de la
même manière que l’individu dans le miroir sadien peut susciter amour ou
haine, puisque tel objet peut aussi y en représenter un autre, alors qu’il
s’agit pourtant « du même individu ». La violence n’est pas au seul niveau
du signifiant. Elle renvoie à un examen plus approfondi du processus de
signification, tel par exemple que celui décrit par Sanders Peirce.45 Le
schéma proposé par le philosophe américain est le suivant :
Représentamen ----------------- > Interprétant ---------------------- > Objet
Dans ce schéma, le représentamen est l’objet sans nom d’avant toute
perception et tel qu’il se donne à l’interprétation, par l’interprétant, pour
44 Barthes,41. 45 Peirce, Charles Sanders. Semiotics and Significs. Bloomington : Indiana University Press, 1977.
73
pouvoir accéder au statut d’objet. Cette thèse nous semble plus adéquate,
puisque c’est en fait la même explication que Sade donne du phénomène de
la signification, quand il dit que l’imagination46, « n’adopte les objets reçus
que de telle ou telle manière, et ne crée ensuite les pensées que d’après les
effets produits par le choc des objets aperçus. » Dans ce processus, il n’y a
ni signifiant ni signifié mais seulement un mouvement interprétatif
dynamique de la conscience, dans lequel le sens est créé et autour duquel
pivote le phénomène. Ici, comme dans le Zen, l’objet n’a de valeur que
l’interprétation que lui donne son interprétant. Il ne s’agit pas seulement
d’une violence sur le signifiant, mais sur l’ensemble du processus de
signification. Sade précise que les objets n’ont de prix à nos yeux que celui
qu’y met notre imagination. Ce n’est pas seulement pour raconter qu’il
raconte, auquel cas il ne ferait que nommer les objets (c’est justement ce
qu’il reproche à Rétif de la Bretonne), et puisqu’il explique et comme aussi
le Zen que la valeur de l’objet est variable. Il détache sans doute aussi le
signifiant du signifié là où il pourrait se « prendre » et vieillir avec lui et
devenir la mauvaise peau du sens reçu, mais c’est en même temps pour
nous dire que nous avons également sur l’objet un même devoir de violence,
de maîtrise et de destruction, pour pouvoir retrouver le sens d’une
dynamique, et l’autonomie de notre rôle essentiel de créateurs de valeurs et
de sens.
46 Image + ination. Le terme qui fait songer à une mise en images, ou animation de l’image…
74
Comme l’écrit Yvon Belaval, « … il ne faut pas confondre l’exprimé et son
expression, le signifié et son signe [signifiant]. Si le signe – sensation, image
ou symbole – se donne toujours dans l’espace, le signifié en lui-même n’est
pas représentable, nous ne l’appréhendons qu’analogiquement et jamais
dans son absolu. »47 Cet absolu, c’est également l’en-soi qui nous échappe
toujours. Il y a initialement une séparation complète entre les deux,
signifiant et signifié, telle que l’attribution d’une quelconque réalité à l’un
ou à l’autre conduit à la confusion et à ce que Kant appelle amphibologie de
la raison, dans laquelle sont confondus les objets qui nous sont donnés,
représentamens, avec ce qu’ils deviennent pour nous dans le processus de
construction et d’interprétation. « L’objet qui apparaît et l’objet qui est
aperçu. » (Sade). Toute interprétation de l’objet est également valable.
« Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. » Gilles Deleuze
écrit que « La conscience est seulement un rêve les yeux ouverts »,48 et
peut-être que tout examen du phénomène de la conscience devrait
commencer par cette considération. Le danger à vouloir l’interpréter sous
le seul aspect d’un signifiant est dans ce manque de recul, qui fait que le
rêve s’estompe et risque de devenir un sommeil éveillé qui cause de
traverser la vie en automate. La conscience n’est jamais quelque chose,
mais la conscience de cette chose. Elle se situe toujours ailleurs, comme
c’est bien le mérite de la philosophie de nous rappeler. Objet elle-même
(mais vide), elle est différente de tout objet, de tout signifiant, comme le
47 Belaval, 113.48 Deleuze, 31.
75
vase est différent de tout contenu ou le miroir de toute image. Le vase est
déjà potentiellement plein de lui-même, quoique vide, comme le miroir, et
peu importe ce que doit être son contenu.
« L’homme ne dépend point de la nature ; il n’en est pas même l’enfant ; il
est son écume, son résultat ; il n’a point d’autres lois que celles imprimées
aux minéraux, aux plantes, aux bêtes, et quand il se perpétue, il accomplit
des lois personnelles à lui, mais nullement nécessaires à la nature… ». (III,
1015). Sans doute que côté cour nous sommes bien c’est objet que voient ou
veulent voir les autres, certaine forme que la culture et la société nous
assignent, mais côté jardin, tout ce que la Nature voudra, et sous n’importe
quelle forme, l’homme n’en restant pas moins objet de la Nature et aussi
indifférent pour elle qu’une écume ou une vapeur… Côté cour, nous sommes
une sorte de miroir où se reflètent les autres, mais dans ce miroir rien de
certain, ni de réel, pas même le cyprès ou le Bouddha, ou n’importe quoi
d’autre. « Quel est le son d’une seule main qui applaudit ? » demande le
koan. Il y a deux mains, puisque ce n’est jamais que de chacune frappant
l’autre que s’obtient le son. Disons que cette autre main serait la
conscience. Elle est aussi « Le son qui résulte du choc de la baguette sur la
peau du tambour, » (III, 190). Telle est la nécessité du son. Il dénote la
conscience comme la conscience le son, quoique l’un sans l’autre,
conscience et objet ne soient rien. Là où n’existe pas cette dualité, il n’y a
pas non plus de connaissance. Une seule main qui applaudit, tel est l’état du
rêve, où la conscience s’abolit dans son objet, alors que seule la séparation
76
des deux, au moment du réveil, les transforme en connaissance, que le
signifiant retrouve son signifié. Paradoxalement, c’est sur le mode de la
séparation qu’ils se réunissent. La main qui applaudit est aussi celle qui est
séparée. Sépara au moment où s’ouvrent les yeux, comme nous le rappelle
violemment la toute première image du Chien andalou, c’est dans la
séparation que s’affirme l’union et l’unité du sens. On trouve chez Sade la
même double lecture du rapport de la conscience et de l’objet sur le mode
d’une séparation constante. Sans doute qu’on n’apprend rien du monde et
de la Nature au-delà des lois que nous y découvrons, de la science, et peu
aussi du monde intérieur, de la conscience, mais beaucoup de l’observation
de leur rapport réciproque. Le roman sadien fonctionne comme un
représentamen dont l’objet, donné dans le temps de la lecture à
l’interprétant, peut provoquer de sa part les réactions les plus diverses et
les interprétations les plus variées, puisque certains y voient entre les
lignes le visage d’un monstre et d’autres celui d’un saint, alors que
différentes lectures par le même lecteur peuvent aussi provoquer des
réactions différentes, comme le signalait Jean-Jacques Pauvert.49 Comme le
projet vise à l’explication de la Nature, et qu’il intéresse à la fois toute
perception, objective et subjective, de telle manière que et comme par
transparence toute lecture du pli devient aussi celle de son envers, le
phénomène n’est pas surprenant. C’est bien d’une réalité qui serait notre
réalité quotidienne, d’un côté, mais qui en même temps ne peut pas l’être,
49 Voir plus haut, p. 33.
77
parce qu’elle est sublimée, quintessenciée, dans une perception de laquelle
notre vie ordinaire reste une bien pauvre image. Il s’agit d’un effet de
signification, l’effet Sade, tel que produit par la lecture de son œuvre, à
l’exception des autres. L’univers sadien existe en tant que fiction vraie, qui
nous révèle que la réalité du nôtre n’en est pas moins fictionnelle, sur le
mode de l’existence des deux (comme en physique existent aussi deux
manières de concevoir la réalité, corpusculaire et ondulatoire, les deux
étant vraies à la fois et quoique contradictoires). Ce roman, pas si roman
que l’on croirait,50 projette de telle manière la conscience dans l’objet et
l’objet dans la conscience que la fiction de l’une devient aussi celle de
l’autre, et le réel imaginaire comme aussi le contraire. Conscience et objet,
ces deux « mains » qui applaudissent, donnent cependant aussi chez Sade
un son qu’on ne pas ailleurs, et c’est aussi ce qui fait aussi la difficulté de sa
lecture. Nous sommes d’un côté sur le point de voyager dans la galaxie
alors que de l’autre nous ne sommes pas plus avancés sur la connaissance
de ce « malheureux individu bipède » que nous sommes nous-mêmes (II,
131), mais la double lecture sadienne de la conscience et de l’objet et de la
Nature et du moi nous donne au moins un sens de direction. Peut-être que
d’attaquer le soleil comme Blangis en exprime le désir ne sera jamais une
option scientifique valable, mais en tant que désir, la chose nous apprend
beaucoup sur la baguette et la peau de tambour, puisqu’au-delà du monde,
objectif et subjectif, le désir révèle, dans l’objet de la conscience, l’existence
50 « Nous n’oserions peut-être pas le dire, si c’était un roman que nous écrivissions. » (III, 1261).
78
d’une liberté totale et inouïe, avec le caractère illusoire de tout
représentamen et dans le pouvoir de l’imagination. Au-delà du
représentamen (qui serait la Nature) et telle ou telle interprétation que l’on
pourrait en faire, Sade vise à dévoiler deux mondes contradictoires,
absolument différents et absolument similaires à la fois, leur être-sur-le-
mode-de-ne-pas-être s’inversant dans le ne-pas-être-sur-le-mode-d’être et
l’un de l’autre, de la circularité desquels viennent sa force. « Nihil foris,
intus redire, in interiore homine habitat veritas », disait Saint-Augustin. (Ne
sors pas de toi-même, reste à l’intérieur, c’est à l’intérieur de l’homme que
se trouve la vérité.) De la même manière chez Sade, l’intérieur contient
toutes les vérités en même temps que toute la vérité. Chacun peut y trouver
la sienne, mais la violence du texte est de lui donner l’occasion dans la
destruction de tout signifiant de lire aussi la sienne propre.
« « Ô Juliette ! » s’écria Clairwil, dès que son frère eut cessé de parler,
« trouves-tu qu’un tel homme soit digne de moi ?... ». Ce frère de Juliette,
Brisa-Testa, vient de raconter sa vie, qui n’est qu’un tissus abominable de
mensonges, de meurtres, de crimes, de trahisons, de perversions et
d’atrocités de toutes sortes, et Juliette lui répond alors : « Il l’est de tous les
philosophes, […] il l’est de tous ceux qui auront assez d’esprit pour sentir
que la première des lois est celle de travailler à son bonheur, abstraction
faite de tout ce que peuvent dire ou penser les autres. » (III, 1002-3). Telle
est du philosophe la définition de Juliette/Sade : celui (ou celle) qui saura
mettre son bonheur individuel au-dessus de celui des autres. Tel est aussi le
79
but du Zen. Ce savoir est également un art, dont les formes diffèrent, Sade,
aussi bien que le Zen, cherchant dans la subjectivité la connaissance de soi,
terre promise du satori et lieu d’une véritable communion avec le monde
pour les deux. Même sagesse qui s’inspire de la notion que charité bien
ordonnée commence avec soi-même et place dans ce sentiment le calcul
d’un bonheur, champ d’une connaissance que Sade approfondit davantage
en interrogeant aussi la nature du mal. L’approche renvoie à deux tradition
différentes et un autre art de vivre mais la visée est la même, et le libertin
sadien est à l’abri de la fiction, comme le moine zen dans sa retraite est à
l’abri du monde. Tous les deux cultivent également leur bonheur
« abstraction faite de tout ce que peuvent dire ou penser les autres, » parce
que le monde n’influe en rien sur leur vie ou sur leur bien-être. Notons aussi
que si le savoir sadien se rapporte à la lecture et celui du Zen à la
méditation, celle-ci aussi est une forme de lecture, et que tous les deux
trouvent encore ici une certaine compatibilité.
Ce que fut l’expérience de Sade en prison ressemble en bien des points à ce
que peut être l’expérience d’un moine zen dans sa retraite, comme aussi
avec ce que fut celle de Descartes dans son poêle : une solitude, une
isolation quasi-complète, dans lesquelles l’esprit dégagé de toute distraction
extérieure peut trouver un certain repos, se replier sur soi-même, et a toute
latitude pour la contemplation et pour s’adonner à l’exploration de lui-
même. Le Cogito sadien et le Cogito cartésien se rejoignent ici pour opposer
la tyrannie d’une réalité qui leur volait leur être vrai et refaire la découverte
80
de cet être, le retrouver dans sa réalité la plus pure : savoir d’abord qu’il est
ce moi qui se pense lui-même, qui est ce qui pense et ce qui est dans cette
pensée. Que ce soit alors par la formule cartésienne, le koan, ou les romans
de Sade,51 la réalité renaît de cette découverte où elle trouve un sens
nouveau et quelle serait, ou devrait être pour la conscience la chose la plus
importante : la réponse est déjà dans la question, puisqu’il ne peut pas y
avoir de réalité sans celui qui la pense. Cet être-là devrait donc avoir la
priorité. De là à le préférer à tout ce qui existe il n’y a qu’un pas, que
franchissent sans hésiter les libertins sadiens comme le penseur cartésien,52
ou le moine zen. Simone de Beauvoir disait que « dans la solitude des
cachots, Sade a réalisé une nuit éthique analogue à la nuit intellectuelle
dont s'est enveloppé Descartes, » mais qu’il n'en avait « pas fait jaillir une
évidence ».53 Mais il me semble que le « Je pense » peut aussi se concevoir
dans la perspective sadienne comme seulement un point de départ, qui
serait, au sens de la phénoménologie, celui d’une science de l’ego, et dont la
formule serait à l’inverse de cette de Descartes « Je suis, donc je pense ».54
Le koan est également vide au sens où le « Je pense » ne contient aucune
autre pensée que celle d’une pensée possible, Sade avance la légitimité de
51 Tel est bien « l’effet Sade », comme le note Philippe Sollers : « Je referme ce livre interminable, antimatière de
tous les livres. Je lève les yeux. Tout arbre est plus beau, toute fleur plus éclatante, l’enfance est là, les couleurs, les
odeurs, le toucher, les sons, les feuilles, le bois, l’eau, l’air. L’ennui ne pourra venir que de l’usage absurde que les
humains font d’eux-mêmes… ». Sade contre l’être suprême. Paris : Gallimard, 1996, 46. 52 Husserl en fera même une science, qu’il appelle « égologie ».53 Beauvoir, Simone de. Faut-il brûler Sade ? Paris : Gallimard, 1955. 54 On se souviendra que la réponse de Gassendi à Descartes était « Ambulo, ergo sum ». « Je ‘déambule’, donc je
suis », formule dans laquelle est maintenue le sens du mouvement essentiel à la philosophie matérialiste.
81
toutes. « La philosophie doit tout dire ». Sapere aude sadien. Oser penser.
Ce que le Cogito cartésien n’osait pas encore…
VII.
« Convainquez-vous bien, mon ange, que dussiez-vous troubler et déranger
l'ordre de la nature dans tous les sens possibles, vous n'auriez jamais fait
qu'user des facultés qu'elle vous a données pour cela... des facultés qu'elle
savait bien que vous emploieriez à cela, usage qu'elle ne blâme pas, sans
doute, puisque loin de vous priver d'aucune de ces facultés nuisibles, elle
vous inspire à tout moment le désir de les mettre en œuvre. Faites donc
tout le mal qu'il vous plaira, sans que cela trouble un instant votre repos :
soyez bien sûre que, de quelque espèce que soit celui que vous inventerez,
il ne sera jamais aussi violent que pourrait le désirer la nature... qu'elle veut
la destruction... qu'elle l'aime... qu'elle s'en nourrit... qu'elle s'en abreuve, et
que vous ne lui plairez jamais mieux que quand vos mains détruiront,
comme les siennes, de même que vous ne l'outragez jamais davantage... que
vous n'empiétez jamais autant sur ses droits, que lorsque vous travaillez à
une propagation qu'elle abhorre... ou que vous laissez subsister sans trouble
cette masse d'hommes qui nuit à ses facultés : car le crime et la mort sont
les véritables lois de la nature, et nous ne la servons jamais mieux qu'en
moissonnant, comme elle, tout ce que nos bras peuvent atteindre. » (609).
82
La philosophie exprimée dans ce passage (avec cette beauté et ce charme si
caractéristiques du style de l’auteur) est celle du principe de destruction, de
transfert, dans le mouvement continu de la matière, qui nous est donné qui
nous est donné comme principe fondamental. C’est aussi dans cette
perspective que s’inscrit une certaine irréalité originaire, puisqu’on peut
détruire autant qu’on le voudra sans rien changer à quoi que ce soit, la
Nature restant toujours la même, et la destruction étant de ce fait
impossible.55 Le substrat atomique et subatomique de notre univers est
combinatoire et il importe peu que les éléments constitutifs soient combinés
d’une façon ou d’une autre. Les formes de combinaisons peuvent changer
mais la combinatoire reste la même, et la Nature est d’abord ce lieu de
l’être que nous sommes nous-mêmes en tant que consciences, lequel peut
bien également décider de détruire, mais en vain. L’inutilité du projet est
entière, puisque sera aussi amené à construire celui qui le fait, tout acte
aboutissant nécessairement à une création dans la combinatoire. Le roman
sadien en est d’ailleurs un excellent exemple, puisqu’il est la somme totale,
en tant que création, d’une accumulation de destructions (et de la
jouissance accompagnant ces destructions). A la différence du koan qui
visait à établir un contact immédiat et sans intermédiaire entre le sujet et
l’objet, Sade situe entre les deux l’écran de la fiction : il n’y a rien dans le
koan entre le Bouddha et le cyprès où Sade préfèrerait sans doute s’amuser
et nous réjouir aussi du récit de leur destruction réciproque : le Bouddha
55 C’est la fameuse équation de Parménide : Tout est déjà là.
83
serait découpé en morceaux (par exemple), ou rôti sur un bon feu de bois
(de cyprès ?), et quelque acolytes se masturberaient ensuite sur les corps
calcinés, voilà comment des destructions naissent aussi de nouvelles
créations… Tel est « le Zen de Sade ». Il vise à illustrer par le biais de la
fiction le transfert circulaire du négatif au positif, et aller-retour, de notre
rapport avec l’être. « La matière […] ne se détruit pas ; elle ne fait que
changer de forme. » (III, 874). Dans le Tathâgata, le Bouddha devient la
Nature tout entière, mais ce n’est encore la nature de rien, et c’est aussi
pourquoi un précepte zen prescrit « Si tu rencontres le Bouddha, tue le
Bouddha », c’est seulement dans cette destruction que le cyprès pourra
redevenir cyprès, et le Bouddha Bouddha. La négation, le « S » barré du
désir lacanien, est ici ce même principe créatif qui attribue à l’objet une
positivité sur le mode d’une double négation et fait un positif de deux
négatifs. Détruire ce qui n’existe pas revient à lui donner vie, mais sur le
mode de le nier puisque de deux positifs (nier à la fois ce qui existe et sa
destruction) naît aussi un négatif. C’est aussi sur ce mode que le sujet et
l’objet deviennent un chez Sade comme dans le Zen.
Le Zen est une ascèse visant à l’immanence, de l’être et du moment, mais
un refus d’engager les grandes questions existentielles, un effort pour voir
les choses (la Nature) comme elles le sont vraiment, sans médiation,
exactement et absolument : fondre un Bouddha dans le corps d’un arbre, ou
transformer l’arbre en Bouddha. La contemplation d’un simple rocher, d’un
arbre, ou d’un seau, etc., peuvent dans la pratique dans cet exercice
84
provoquer une joie extraordinaire, le satori, qui est le but de l’ascèse. Il n’y
a non plus d’explication du phénomène. Il n’y a rien d’autre alors de présent
à l’esprit que l’objet lui-même, qui remplit momentanément l’horizon tout
entier de la conscience et ne laisse place à rien d’autre. Il n’y a plus que la
communion totale et immédiate du sujet et de l’objet. C’est ce qu’un
pratiquant zen explique en disant qu’au début de sa pratique de méditation
il regardait une montagne et voyait une montagne, alors que pendant son
initiation il regardait la montagne et ne la voyait plus, mais que dans le
satori il vit enfin la montagne. C’est par ce transfert, en devenant
momentanément l’objet lui-même que l’adepte opère une séparation, et une
union essentielles de lui-même et de l’objet dans laquelle il redevient lui-
même en l’autre. Admirable détour que Sade nous demande aussi de faire
en nous identifiant à ses personnages : Juliette, Justine, Saint-Fond, etc., à
voir le monde par leurs yeux, à adopter leur point de vue, et à devenir eux,
tout comme l’adepte Zen en vient à adopter « le point de vue » du seau, du
cyprès, ou de la montagne, et à devenir eux. La négation du moi est créative
dans les deux cas : c’est parce que je dis « non » à mon ego face à une
pierre qu’elle peut m’apprendre quelque chose. Que je peux par exemple en
venir à comprendre que par rapport à elle, je ne suis peut-être pas non plus
si exceptionnel dans la nature, que je suis tout simplement un être, comme
elle, comme Sade ne se fait jamais faute de nous le rappeler : « Le
monarque le plus important de la planète n’est pas plus important qu’une
huître ». Le jeu est le même. Au lieu de poser la question de savoir quelle
85
est la nature du Bouddha ou le sens de son voyage et de leur donner la
réponse du cyprès au fond de la cour, Sade pose la question « Qu’est-ce que
l’homme ? (ou l’humanité) » et lui donne le même genre de réponse : « Une
huître » (ou une feuille, une vapeur, etc.).56 D’énoncer l’huître devient la
même chose que de supposer l’homme, et l’univers s’éclaire d’une nouvelle
clarté. Et en effet, quelle peut être l’importance de l’homme, quand on
s’applique à réfléchir à cette question, qu’est-ce qui la détermine, quelle
doit être la mesure ? Le koan ne le dit pas. Il s’agit seulement de retrouver
dans la méditation un lien, un contact sensoriel et émotionnel de l’objet
avec le monde qui nous entoure, comme chez Sade, mais sans explication,
où Sade veut donner du rapport de l’individu à l’être, de la connaissance du
mouvement et de la souveraineté de l’être une explication cohérente. Sade
explique le moment précis qui est celui du satori, et où toutes les formes
disparaissent, englouties par la négation du transfert, comment elles sont
détruites pour renaître ailleurs sous une nouvelle forme qui est aussi la
même, comme la montagne dans l’expérience du néophyte zen, du fait que
le principe de la vie est aussi celui de la mort. La pratique sadienne de
l’écriture vise à la même connaissance, la complète par l’explication et en
assume toutes les conclusions. Le satori de Sade est dans l’inversion et la
perversion constante des valeurs, d’où transpire une infinité de mondes,
dont la révélation est intoxicante.
56 Bien entendu aussi, un oiseau sans plumes, qui était la réponse de Socrate.
86
Le monde mis à plat, où chaque objet serait à sa place, ne peut pas ignorer
les questions éthiques comme une initiation à une pure contemplation du
monde qui considèrerait l’homme seulement de manière intellectuelle et
dans laquelle la nature passionnelle de l’être humain serait occultée. Pour
que l’objet soit vide, il faut aussi que la passion le soit. S’il paraît normal au
maître zen de comparer le Bouddha à un seau d’eau, et même si ce seau
d’eau peut éventuellement se transformer en « spatule à merde », on ne
trouve pas dans l’école d’exemples de koans se rapportant aux objets
généralement considérés comme sales ou grossiers que sont certaines
passions, mais dont l’inclusion est essentielle à une philosophie de
l’indifférence. La coprophagie, la coprophilie, le sadisme, etc., sont de tels
objets, dont la valeur est ignorée, et le fait qu’ils soient, que les passions
restent généralement ignorées fait problème parce que ces catégories
subsistent dans l’absence même où ils sont relégués. Tout n’est pas inclus,
et le vide contient encore ce plein de l’absence d’objets que le néophyte est
censé ignorer, et alors que cette absence suppose aussi une échelle de
valeurs qui affecte l’universalité de la valeur du projet et l’invalide
précisément sur ce point. A la question de savoir pourquoi le Bouddha est
venu en Chine, telles références scatologiques ou d’ordre sexuel qui
pourraient en être la réponse sont soigneusement évitées, mais le fait
qu’elles le soient conduisent aussi à une impasse. L’exercice se trouve par-
là pré-programmé et orienté dans un certain sens, ce qui l’invalide aussi
d’une certaine manière. Il y a donc toujours ici et comme dans la religion un
87
même genre de séparation systématique éthique et absolue, comme dans le
monothéisme, un même dualisme du bien et du mal dans lequel la chair et
les passions qui s’y rattachent sont toujours négativement connotés, alors
que l’esprit l’est positivement de tout ce que le monothéisme ou la religion
en général célèbre comme positif. En tant que système philosophique, le
Zen ne cherche donc pas à tout dire, là où Sade n’exclut aucun objet, et
s’efforce même au contraire d’inclure dans le sien tous ces objets
systématiquement mis à l’écart par les autres, mais nous donnant aussi la
possibilité de concevoir un univers véritablement mis à plat et où toute
représentation aurait la même valeur. L’objet immoral n’est soumis à un
régime différent chez lui, et bien au contraire, puisque c’est d’abord celui-là
qu’il vider du plein d’une réalité qui risque de lui donner une importance
qui ne serait pas la sienne. C’est non seulement parce que pouvant mais
aussi parce que devant être inclus comme ayant la même valeur que tout
autre objet, et d’autant plus que la morale, les mœurs, ou la tradition
exigent de l’exclure, que l’objet s’impose chez Sade comme devant encore
mieux contribuer à l’universalité et à la validité du projet, et que le transfert
des valeurs reste entièrement intègre. Il semblerait que le Zen pèche ici en
voulant jouer sur deux tableaux, celui du monde matériel et celui du monde
culturel. Sade, évoluant dans la pure phénoménologie, et dans la droite
ligne de la philosophie matérialiste, « athéisme littéral et dans tous les
sens, » (comme l’écrit Annie Le Brun), parvient ainsi à faire tout dire à sa
philosophie. La perception de l’objet sur le plan où il n’est pas dans
88
l’homme pas amputé de sa dimension passionnelle en est la garantie. Sade
nous donne l’affect avec ses effets, et ne laisse au silence le soin de combler
ce vide.57
Sans doute que nos habitudes de lecture sont aussi cruciales. Nous sommes
accoutumés à nous projeter dans l’histoire racontée, d’en devenir en
quelque sorte moralement garants par procuration, tout simplement parce
que nous y sommes habitués, et parce que la fonction de la fiction est
d’entretenir en nous le genre de réflexe émotionnel qui nous fera identifier
avec les victimes ou haïr les bourreaux. La culture encourage toujours ce
type de lecture qui pose un problème en ce qui concerne Sade, quand on le
lit selon cette approche et que par paresse d’esprit on lui attribue la
responsabilité des actes ou des paroles de ses personnages, ou qu’on
cherche à voir en eux de vraies personnes. Le lecteur qui croit lire le texte
lit alors dans et à-travers le texte, le sub-texte de ses propres conceptions et
de ses préjugés, et c’est à la lumière de cette seconde lecture qu’il décode
le texte sadien. Le problème est ce décodage, puisque le texte de Sade est
déjà décodé. Il s’agit même du seul texte dans l’histoire de la littérature à
être aussi clairement et systématiquement décodé, et le problème alors
57 En effet, si tout est vide, il faut aussi que l’objet le plus plein le soit. « Le vieux P’ang n’a besoin de rien dans ce
monde : / tout est vide pour lui, il n’a même pas un siège, / car le vide absolu règne dans sa maison ; / quel vide en
effet, quand il n’y a aucun trésor ! / Quand le soleil s’est levé, il marche par le Vide ; / assis dans le Vide il chante
ses chants vides, / et ses chants vides se répercutent dans le Vide. / N’ayez surprise d’un Vide si bien vide, / […] le
vide n’est pas compris par les hommes de ce monde, / mais le Vide est le vrai trésor. » Cité par Suzuki, 350. Mais
bien entendu que si tout est vide, le palais de l’homme le plus riche du monde et toutes ses richesses le sont aussi,
ainsi que l’emploi qu’il peut en faire, ou les vices et les turpitudes morales que sa puissance peut lui inspirer.
89
vient de ce que le décoder une seconde fois revient aussi à l’encoder à
nouveau et à lui donner un code autre que le sien, qui est celui du lecteur,
celui que ses habitudes de lecture lui auront donné, de telle manière que ce
n’est plus alors le lecteur qui lit alors Sade mais plutôt le texte de Sade qui
lit le lecteur. Ce que lit le lecteur (comme c’est aussi d’ailleurs en général le
cas pour la littérature en général), c’est lui-même, dans le texte qu’il lit,
avec ses conceptions et ses préjugés. Non pas que les horreurs
représentées dans le récit n’aient pas vraiment lieu : les viols, les tortures,
les meurtres, toutes les infamies décrites, mais comme elles ont lieu sur le
mode de la fiction, du séparé, au sens où Sade le conçoit, mais non pas
l’écrivain ordinaire. Elles n’ont plus rien à voir avec la grille de lecture
morale que superpose le lecteur, restant hermétiquement isolées dans le
vide fictionnel qui est leur milieu. Ce n’est pas comme si vous deviez
imaginer des individus qui torturent ou tuent des gens, ou même que vous
les en soupçonniez ou les en croyiez capables. Sade n’essaie pas de situer
ses héros dans notre réalité, comme c’est le cas des grands classiques de la
littérature, où le héros est censé respecter les mêmes codes de valeurs que
les vôtres. Ce sont nos habitudes de lecture qui font que le réflexe de rejet
de certains lecteurs, en ce qui le concerne, est d’abord enté sur la peur.
Peur de la subversion de nos valeurs culturelles et des « bonnes » mœurs,
ces mêmes mœurs et habitudes qui structurent notre univers quotidien que
la littérature, et la culture, ont pour mission de défendre et que l’univers
sadien ont d’abord pour mission de détruire, en nous initiant à une réalité
90
où ne règnent que les lois de la fiction. Cet univers concerne une réalité
autre que la nôtre, dans laquelle les « règles du jeu » n’ont rien à voir avec
les nôtres, puisqu’elles structurent un univers subjectif entièrement
différent de celui qui nous sert habituellement de référence dans
l’évaluation de la fiction. Il se passe ici autre chose, qu’on l’aime ou qu’on
ne l’aime pas mais qui ne peut pas être autrement. Comme on ne peut pas
intervenir (appeler la police par exemple), on doit aussi laisser faire : la
police ne se déplace pas pour aller voir ce qui se passe au couvent de
Sainte-Marie-des-Bois, et bien entendu c’est justement pourquoi certaines
choses s’y passent. C’est dans cette différance que se situe une bonne
appréciation de l’œuvre sadienne.
Sade est une école de vie, parce que chacun de ses héros revendique
l’entière responsabilité de ses actes qu’il justifie à la fois par son bon plaisir
et par les lois de la Nature qui les lui inspire, les deux étant en fait la même
chose. Les objections que ce sont des criminels et que leur morale est celle
de l’égoïsme de plus pur, du Moi avant tout, etc., sont justes quand on la
transpose de l’univers qui est le leur dans le nôtre, mais les lois qui
régissent ces deux univers (fiction et réalité) sont ainsi faites que ce qui est
un crime dans notre univers ne l’est plus dans l’autre. En effet, tel acte qui
porte atteinte à autrui dans ce monde ci dans lequel nous vivons, ne lui fait
aucun tort dans l’autre, il suffit de refermer le livre pour effacer, en même
temps, toute trace d’offense. Les lois qui structurent ces deux univers
structurent également les droits des personnes qui y évoluent et c’est
91
pourquoi nous admirons le héros sadien dans son indifférence à la douleur,
des autres et la sienne, et sa persévérance dans le crime, alors que la même
chose dans notre réalité inspirerait de l’horreur : les horreurs qu’il commet
soulignent surtout cette différence et cette indépendance de la fiction. Dans
notre monde, son libertin aurait à tenir compte de limites qui n’existent pas
pour l’autre, lequel n’a à craindre aucun danger, aucun remords, ni non
plus la maladie, rien en fait qui puisse limiter ses désirs et ses forces
physiques. C’est aussi ce genre de transposition qu’attaquent les critiques
de Sade quand ils rejettent la séparation fiction/réalité sur laquelle repose
sa philosophie. Albert Camus voit dans Caligula et L’Homme révolté dans le
héros sadien le prototype d’un nihilisme destructif, ce qu’il est, mais comme
il est aussi le prototype de toutes les forces destructives de la nature sans
discrimination, l’intention de Sade n’étant pas de nous proposer le mode de
vie de ses libertins comme modèle, mais comme illustration du
fonctionnement de la Nature. Les exagérations manifestes de l’œuvre, les
énormités dont elle est remplie, vont dans ce sens et il ne s’agit pas d’un
exercice de style gratuit. Leurs crimes nous rappelant à la fois notre
souveraineté et notre liberté absolues dans la vie en même temps que la
criminalité de la Nature. Sade peut sembler placer son lecteur devant un
choix, mais en fait les dés sont pipés : il n’y a aucun choix en tant que
lecteur, dans l’univers matérialiste qui est aussi le sien, et comme
l’expliquent ses libertins pour justifier leurs actes. Ils torturent, ils violent,
ils tuent, parce que la Nature leur inspire ces actions, mais c’est aussi
92
comme elle inspire toutes les actions, et tous les mouvements de la matière.
Sade se met à la place de la Nature-Dieu, mais il ne s’agit pas d’un jeu,
puisque la Nature en agit exactement avec nous, comme lui avec les
personnages fictifs de son œuvre. Le « pari » sadien est celui de ce savoir et
c’est précisément la raison pour laquelle ses héros sont criminels et pour
nous faire mieux voir ce que nous sommes dans le mouvement de
l’ensemble, de la Nature, et comment nos actes qui n’y pas plus, ni moins
d’importance que dans une fiction. Les perspectives de liberté infinie et
sans contrainte de ses libertins sont cet étalon auquel il est possible de
mesurer notre liberté, parce que de la mesurer à celle d’autrui ne nous
apprendra rien suer ce qu’est la liberté, vu qu’autrui partage la même idée
de la liberté que nous et doit, comme nous, vivre dans le périmètre de cette
conception. Ni nous ni lui n’avons dans ce cas de mesure de comparaison,
alors que le pouvoir de la fiction au sens où l’utilise Sade permet de
comprendre, par l’exemple d’individus évoluant dans un monde où la liberté
n’est limitée par aucune loi ni aucune restreinte physique ou morale
s’appliquant aux nôtres, et aux êtres de chairs et d’os que nous sommes,
précisément aussi ce que nous sommes. On pourrait voir son œuvre comme
une sorte de laboratoire dans lequel Sade opère « sous vide », vide de notre
réalité et où sont étudiées les possibilités existentielles de notre être. C’est
aussi pourquoi il proclame que pourront le lire sans danger ceux qui
pourront le comprendre. « Je ne m’adresse qu’à des génies capables de
m’entendre, et ceux-là me liront sans danger. » (III, 126).
93
VIII.
« Peu de gens croient que leur/propre esprit est Bouddha./La plupart ne
prennent pas cela au sérieux,/et sont donc bloqués./Ils sont enveloppés
d’illusions, de désirs,/de ressentiments et autres afflictions,/tout cela parce
qu'ils aiment la grotte de l'ignorance ».58
Cette grotte de l’ignorance rappelle celle de Platon pour qui vivraient aussi
dans une semblable grotte la majorité des gens, prisonniers de leurs
illusions, des passions, de leur ignorance, et dont il faut sortir pour être
enfin libre et aller vers la lumière et le savoir (étant supposé qu’une grotte
doive nécessairement être sombre). La métaphore peut aussi bien servir au
Bouddhisme, et à son pessimisme, puisqu’il assimile également les passions
à l’ignorance, et investit tout optimisme dans l’idéal de leur annihilation.
Devenir Bouddha, c’est devenir maître absolu de ses passions. Fausse
alternative et qui n’a aucun sens pour qui comprend la nécessité des
passions. Comme le déclare ironiquement Juliette : « Les passions ne sont
pas les organes de la nature, comme vous le prétendez, vous gens
corrompus ; elles sont le fruit de la colère de Dieu. » (III, 1056). Les
passions sont de fait pour lui les organes de la Nature, et c’est ce qui pose
problème, les rejeter n’étant pas les comprendre ni les expliquer, ce qui
place quand même le Bouddhisme et le monothéisme du côté de l’ignorance
58 Fen-yang Shan-chao. (947-1024).
94
et de l’obscurité. On retrouve dans les deux cas le même dualisme dont le
cartésianisme reste un reflet : la matière et les passions d’un côté, du côté
du mal, doivent être vaincues par l’esprit. Ignorance = Passions, obscurité,
mal et « bloquage », d’un côté ; Savoir = esprit, lumière, liberté, de l’autre.
Séparation également du partage de Kant entre le raisonnable et le
pathologique, mais les passions nécessaires jouent un rôle positif dans la
construction de l’éthique et de la philosophie sadiennes. Elles sont un
aspect positif de l’être, et de l’harmonie de l’ensemble, du Tout dont tout
être fait partie, point de vue inséparable de toute vision matérialiste
conséquente du monde, dans laquelle l’homme ne peut pas être non plus
tenu pour responsable de ses passions. (La sanction des lois sur les effets de
ses passions est autre chose). Un organe est quelque chose de physique. Le
cœur, le foie, les poumons, les reins, etc., sont des organes, tous ont en
commun la vie, mais aussi le désir, la cupidité, la colère, l’envie, etc., qui
règlent notre vie avec autant de force et d’autorité que ces organes. On
peut également supposer que l’homme est un organe de la Nature qui n’est
composée que d’organes dont tous les êtres sont une forme. C’est ce que
fait Sade. Le Bouddhisme et les religions qui dénoncent les passions ne les
expliquent pas davantage que Platon où Sade voit au contraire la source
précieuse d’un enseignement et, dans l’acceptation et la connaissance de
leur nécessité une philosophie. Il est toujours possible d’objecter à ce point
de vue que tout n’en est pas moins illusion chez lui, ce qui est vrai, mais à
condition de ne pas séparer non plus l’être de la passion. Ailleurs qu’ailleurs
95
l’illusion se dédouble d’un nihilisme affectant l’essence même des
choses (les passions sont des illusions), le matérialisme sadien, beaucoup
plus satisfaisant, démontre que si les passions sont aussi des illusions, elles
n’en contribuent pas moins à jouer un rôle normatif non seulement au
niveau de l’individu, mais encore au niveau de cet Individu total qu’est la
Nature. Notre existence reste encore ici illusoire, mais c’est en s’amusant
de cette illusion que Sade traverse la vie. « L’homme n’a été mis sur terre
que pour s’y amuser de tout » Le type de Bouddha bedonnant et rigolard
dont la statuette nous est bien connue est aussi l’image de Sade. Mais alors
que le Bouddhisme cherche à fuir la grotte des passions pour accéder au
savoir et à la lumière, on pourrait dire Sade et ses libertins s’arrangent très
bien du logement, et ne conçoivent pas non plus l’idée d’en sortir. Au
contraire : Silling est soigneusement scellé, quasi-hermétiquement clos à
toute possibilité de pénétration. Que tout soit illusion est une chose, en
effet, mais de croire en avoir fini avec l’illusion seulement en la rejetant
dans la « grotte » des passions revient aussi à vivre une double illusion.
L’accepter, et accepter de la vivre dans tous ses aspects de toutes les
façons possibles, c’est philosopher.
Ce qui distingue l’homme de l’animal est la conscience et donc aussi
l’intelligence des instincts et des passions. L’animal agit instinctivement,
mais son intelligence est également toute entière instinctive et même quand
il s’agit d’une conduite apprise. Il est comme le serait une machine bien
réglée dont le cerveau serait l’ordinateur et qui suivant certains circuits
96
établis irait produire certains résultats précis, même si ces circuits étaient
jusqu’à un certain point modifiables (comme dans le dressage). A la
différence de l’homme, l’animal n’a pas conscience de son intelligence, de
sa conduite, de son être, ou de sa situation. Il est entièrement vécu par eux
et tout comme nous d’ailleurs, moins la conscience. Notons que nous ne
sommes pas non plus absolument différents de l’animal par rapport à
l’instinct, puisque les circonstances de l’expérience (lieu de naissance,
milieu, éducation, etc.) déterminent certains traits inconscients de conduite,
s’ils n’annulent pas le phénomène de la conscience. Nous pouvons souffrir
ou être cruels sans cesser de le savoir, ou de savoir comme l’écrit Sade que
« … la férocité n’est, comme la douleur, qu’un mode de l’âme absolument
indépendant de nous. »59 Nous pouvons les considérer comme des objets
séparés et ayant rapport à quelque chose d’autre que nous, un nous qui ne
serait pas nous, mais l’être que nous sommes comme vu de l’extérieur. A la
différence de l’animal, nous avons la possibilité de concevoir et d’être
conscients de la nature des forces qui nous animent, là où l’animal vit un
rêve éveillé dont il ne sort jamais, ce rêve étant toute sa réalité et l’animal
n’en connaissant pas d’autre. L’homme est éveillé. Même prisonnier de la
grotte de l’ignorance, il peut avoir conscience de sa situation, et concevoir
que ce qu’il voit n’est aussi qu’une illusion. Comme l’animal ne sait pas qu’il
est inconscient, il ne sait pas non plus qu’une grave injustice l’a condamné à
l’inconscience, alors que l’homme peut le savoir, et dominer ainsi la fatalité
59 II, 424.
97
de son sort par la pensée.60 Cependant, cette distinction essentielle
n’empêche pas la religion, comme le Bouddhisme, de dénoncer la passion,
qui est aussi en nous le lien indissociable avec l’animal que nous sommes,
parce qu’ils rejettent le fait que dans ce lien la conscience puisse être
subordonnée à l’instinct. Ils y voient donc une illusion dans le même
moment où ils déclarent que tout est illusion, alors que l’instinct n’annihile
pas non plus la conscience en l’homme. Chacun suit le sien, devient voleur,
saint, assassin, ou altruiste, mais a aussi cet avantage de pouvoir le savoir.
Chacun n’en sera pas moins enclin à suivre son instinct ou même à
devancer son appel (puisqu’il existe des individus qui cherchent les
occasions de pouvoir déchaîner en eux toute la violence des leurs), mais il a
toujours l’avantage de savoir qu’il le fait, et se distingue ici de l’animal dans
la conscience de ses actes et l’intelligence de cette conscience. La
conscience de ses actions entrait forcément dans leur intelligence chez un
Landru par exemple, et ce qui l’animait dans le crime était aussi un même
calcul de bonheur que chez le restant d’entre nous. « L’homme ne travaille
jamais qu’à sa félicité : quelle que soit la route qu’il adopte dans la carrière
de la vie, c’est toujours pour courir au bonheur, mais à sa manière. »61
Certains s’abandonneront toujours aux pires de leurs instincts en pleine
connaissance de cause, et c’est ce qui, réfléchi, devient chez Sade le
« principe de délicatesse ». « Néron trouvait autant de plaisir à égorger ses
victimes, que Titus à ne pas voir s’écouler un jour, qu’il n’eût fait un
60 C’est bien entendu ce qui fait dire à Socrate que la vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue.61 Ibid.
98
heureux »62. Telle est la conscience de nos actions. Essayer de comprendre
ce problème tout simplement en ignorant le rôle des passions n’est pas
possible, ce qui ne peut avoir lieu qu’en le comprenant à tous les sens du
terme et comme il devrait l’être, c’est-à-dire en considérant les passions
comme un mode opératoire normal et normatif du fonctionnement de l’être
humain en tant qu’être. On pourrait parler d’une normalisation sadienne
des passions, par rapport aux religions ou aux philosophies qui les déclarent
hors la loi.
La férocité ou la douleur sont des modalités de l’être que nous sommes.
Sade précise qu’elles sont aussi indépendantes de nous. La conscience que
nous en avons peut être tragique comme chez Pascal, ou dans
l’existentialisme, quand on considère l’homme comme une valeur absolue,
mais cesse de l’être par rapport à la Nature quand on le considère tout
simplement comme un produit naturel, égal à tout autre produit naturel. La
formule sadienne que « Tout est à la Nature, rien à nous », nous dégage de
toute responsabilité et nous réconcilie aussi avec le Tout, la Nature. La
connaissance de la nature de la férocité et de la douleur peut alors servir de
base à une morale, puisque cette morale sera fondée sur une meilleure
connaissance de ce que nous sommes, de nos affects, et de nos impulsions,
le moi venant ainsi se placer du côté de toutes les manifestations de l’être,
et le plaisir de la connaissance relativisant ce que notre condition peut avoir
de brutal et de douloureux. On peut alors aussi concevoir un monde où
62 Ibid.
99
pourrait véritablement opérer l’impératif catégorique kantien : « Toute la
morale humaine est enfermée dans ce seul mot : ‘rendre les autres aussi
heureux que l’on désire l’être soi-même’ et ne leur jamais faire plus de mal
que nous n’en voudrions recevoir, » comme le dit le moribond au prêtre
dans le Dialogue entre un prêtre et un moribond (I, 11). L’altruisme en
question ici est d’ailleurs littéralement sous nos yeux dans l’œuvre de Sade,
puisque si férocité et la douleur y sont bien présents à chaque page ils sont
aussi séparés de nous et que c’est sur le mode de cette séparation qu’ils
deviennent constitutifs d’un savoir, et donc d’un plaisir.63 La lecture devient
ici exercice de philosophie, parce qu’elle nous invite à voir dans la Nature
un mode de fonctionnement indépendant du nôtre, perception que Sade
baptise « stoïcisme heureux » dans la luminosité d’une formule qui contient
la promesse d’un bonheur compris comme transcendance (mais non rejet)
de tout affect par la conscience. Il s’agit encore de quelque chose de
similaire à ce que l’adepte zen expérimente dans le satori, et de cette même
illumination où tout est à la Nature, et rien à moi. La douleur et le mal sont
donnés chez Sade de toutes les manières possibles et imaginables comme
faisant nécessairement partie de la Nature, comme de nous, parce que nous
faisons aussi partie de la Nature. Il nous est impossible de nous y soustraire
comme de les faire disparaître, sauf par le savoir, désigné par Sade comme
le seul bonheur possible, et son partage. C’est ce qui explique le
dédoublement paradoxal de la conscience et de l’objet : alors que les
63 Comme les marins en détresse dans la tempête, dans le poème de Lucrèce.
100
libertins se réjouissent de pouvoir se vautrer dans la férocité, le crime, le
mal, et la douleur infligée, le lecteur lui se réjouit d’être ni bourreau, ni
victime. Il ne sera en tout cas jamais menacé par la punition, les
représailles, ou les remords de conscience, ni les conséquences
qu’entraînent les excès et ne risque donc pas de souffrir. D’autres le font à
sa place et le déchargent de la responsabilité de ces passions. Le libertin
n’a rien à craindre, son statut d’être fictionnel le met à l’abri de tout. C’est
donc dans la théâtralité, par la distanciation de la représentation esthétique
que le lecteur trouve son plaisir, un plaisir entièrement lucrétien parce que
la férocité et la douleur y restent hors de lui. Tout est toujours là mais sans
danger, alors que la participation aux mêmes actions mettrait bien
évidemment en péril ou au moins dans un état d’inquiétude ou d’angoisse,
nécessairement contraires à la tranquillité et au calme indispensables au
bonheur, celui qui s’y livrerait.
Le fait que pour être moi-même, il me faille d’abord sortir de mon moi est
sans doute un paradoxe. Stefan Zweig écrit en parlant de la méthode de
Freud qu’elle a su « mieux que n’importe quelle méthode spirituelle
antérieure, rapprocher l’homme de son propre Moi, mais non pas – ce qui
serait nécessaire pour la satisfaction totale du sentiment – le faire sortir de
ce Moi. »64 C’est pourtant ce que fait Sade, en nous invitant à nous
comprendre non plus en termes individuels mais universels. Le Zen et sa
philosophie ont ce même fondement dans le principe du « Je est un autre »
64 Stefan Zweig. Sigmund Freud. Paris : Livre de Poche, 1999, 136.
101
(comme de tout objet) qui fut aussi celui de Rimbaud. Le Je n’est en fait ni
l’un, ni l’autre, et ni pour le Zen ni pour Sade, si Sade n’en exclut rien :
« J’étrillai la mère, tenue par ses filles, puis l’une des filles, pendant que les
deux autres branlaient leur mère devant moi ; je leur enfonçai des aiguilles
dans le sein, leur mordis le clitoris et la langue, et leur cassai le petit doigt
de la main droite à chacune. Le sang qui ruisselait de leur corps lorsque
mes amis les ramenèrent, prouva bien qu’elles ne les avaient pas plus
ménagées que moi. » (III, 1078). Le transfert opère ici comme dans le Zen,
mais n’est pas anodin. Les termes n’en sont plus aussi aimables qu’un seau
d’eau ou un arbre, mais du sang, des coups, et de la douleur : « Qu’est-ce
que le Bouddha ? ». « Une petite fille étrillée, une aiguille enfoncée dans le
sein, le clitoris mordu et un petit doigt cassé… ». La séparation étant plus
radicale, il faut bien voir aussi que l’autre n’en renvoie que mieux à l’un, et
précisément parce que les termes de comparaison portent sur des valeurs
morales. Le vide requis pour la compréhension du moi dans la distanciation
et comme dans la distanciation de moi et de l’autre en est plus complet.
Pour que la séparation et donc la neutralisation des affects soit vraiment
effective, il faut que l’universalité de l’objet soit établie, et c’est pourquoi
Sade choisit les exemples qu’il choisit, parce que, pour que cette
distanciation soit absolue il est nécessaire d’intervertir les valeurs morales,
que le vice devienne la vertu, la vertu le vice, Justine Juliette, et vice-versa.
102
Dans le Zen de Sade, l’autre (Bouddha) est aussi bien le démon que le
démon Bouddha, ce qui fait de mon moi le démon de lui-même.65
« C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au
récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le
pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. » (I,
69). Aucun livre en effet n’avait jamais eu jusqu’à Sade le projet de dire le
fantasme, état pathologique dans lequel la conscience est momentanément
absorbée et comme suspendue, et qu’il n’est pas possible de vivre sur le
mode de la séparation, mais qui ne doit pas être sous-estimé en raison de
ses liens avec l’être, l’imagination, et la philosophie. Il est possible
d’imaginer un nouveau transfert de valeurs à ce niveau tel qu’il pourrait
aussi faire l’objet d’un koan : « Qu’est-ce que le fantasme ? ~ La
philosophie »… Un homme inquiet vit dans l’inquiétude, et un homme cruel
dans la cruauté. L’inquiétude et la cruauté ne peuvent pas être dissociées
des fantasmes qui les hantent dans les moments où ils les vivent, mais leur
description ou leur « peinture » (qualification affectionné par Sade)
contribuent à notre connaissance et à la paix de l’esprit quand on peut les
vivre sans être soumis à leur violence. C’est ainsi que le spectacle du mal,
de la férocité et de la douleur devient généralement agréable dans la
culture, comme dans la tragédie, par exemple, mais avec une différence
majeure. Ce spectacle nous est toujours extérieur chez Sade. D’abord bien
entendu par la médiation du texte, et puis aussi par la violence extrême des
65 Démon, du grec δαίμων / daímôn, qui signifie « puissance divine ».
103
situations, inimaginables dans la réalité, qui fait qu’il ne n’agit plus de
catharsis (il est impossible de s’identifier aux héros), mais de philosophie.
C’est aussi pourquoi l’œuvre de Sade n’est pas représentable, au contraire
de la tragédie, et qu’elle est morale justement parce qu’elle est si
absolument immorale dans cet espace clos où elle permet de mesurer la
distance de l’acte, et de la pensée de l’acte – laquelle n’est cependant
jamais que celle d’une lecture.
Le savoir que nos passions comme le monde qui nous entoure sont
indépendants de nous nous place nécessairement dans un calcul de
bonheur, nous mettant en situation de songer à éviter en ne les provoquant
pas telles situations dans lesquelles nous ne voudrions pas nous trouver (ou
le contraire). Sans doute que le monde est ainsi fait qu’il y aura toujours des
imprévisibles, et des gens cruels qui jouiront de la douleur d’autrui,
d’autant qu’ils imagineront que la passion est indépendante de nous, pour y
trouver un plaisir et un encouragement supplémentaire. Telle est notre
nature et Sade n’a ici rien inventé. L’histoire récente nous montre que tel
est par exemple le cas de la religion, quand le sadisme y prend le nom de
Dieu. L’objet peut aisément devenir mortifère quand il n’est plus
susceptible de transfert, quand il n’y a plus de distanciation nécessaire
permettant l’estimation et un calcul de valeur, et que la seule valeur devient
alors celle de l’objet lui-même, alors que la connaissance de la nature de
l’objet ne justifie nullement quelque action que ce soit. Celle-ci vise à
comprendre la Nature ; comment penser l’homme sous forme de structure,
104
par exemple, cette structure pouvant prendre aussi bien la forme de la
férocité que celle de la douleur, ou celles de la gentillesse ou de plaisir… La
fixation dans une forme particulière de l’objet est du domaine pathologique,
et la religion entre aussi dans les paramètres de ce domaine. Le pari des
religions est que cette fixation, étant à différents degrés toujours une
caractéristique de la nature humaine, elle doit aussi être contrôlable et
utilisable si canalisée dans une direction spécifique, mais le fait est qu’elle
produit aussi le fanatisme,66 alors que si tous les affects, sentiments et
passions inscrits dans la structure de notre être sont également séparés de
nous (comme le suppose Sade) il n’est plus nécessaire de s’identifier à eux
sur le mode moral comme les religions nous y invitent. Il suffit, pour être
moral, seulement de le savoir. Quitte à chacun ensuite de faire ce qu’il
voudra de ce savoir, sachant que ce savoir lui-même est déjà une liberté.
Sapientia ipsa libertas.67 Que l’on puisse ensuite songer à échanger cette
liberté contre telle ou telle forme d’aliénation telle que la férocité ou la
douleur est aussi une possibilité mais certainement pas un choix, là où
l’individu ferait un choix où il n’aurait rien à gagner et tout à perdre. Quand
nous devenons dans le fantasme tel objet ou tel objet du désir qui nous
anime, nous perdons la conscience de notre indépendance de cet objet.
Nous devenons une structure du monde qui nous échappe, et nous oublions
que vivants dans un monde de structures nous sommes nous aussi structure
66 Emile Durkheim explique très bien cet aspect de la religion dans Les formes élémentaires de la vie religieuse,
(Paris : P.U.F., 1912), ouvrage auquel nous référons le lecteur.67 Devise du College of Charleston, Caroline du Sud.
105
(physique, mentale, émotionnelle, etc.), qu’il n’y a rien non plus au-delà. Le
paradoxe bien sûr est ici que c’est encore dans une structure qui est celle
de ce savoir que nous trouvons notre liberté, parce que cette structure est
consciente. Où la conscience disparaît disparaît la structure, avec le savoir.
Il ne reste plus que la pathologie. « Tous les effets de [nos] passions, écrit
Sade, de quelque genre qu’on les ait reçues, sont des moyens par lesquels
on sert la nature dont nous sommes perpétuellement les agents sans nous
en douter, et sans que nous puissions nous en défendre, » (III, 531-2). Ce
savoir est celui qui s’établit dans la distance, le vide intermédiaire de la
lecture, et il ne peut pas être complet sans la peinture du fantasme.
N’importe cependant que nous nous conduisions d’une manière ou d’une
autre par rapport à la Nature. Tout lui est utile, mais il reste quand même
cette différence entre l’objet et le savoir de l’objet qui faisait dire à Socrate
que, si non examinée, elle faisait que la vie ne valait pas la peine d’être
vécue. Il est certain que nous ne sommes pas toujours capables de le faire,
mais il est encore possible dans le cadre du déterminisme de savoir que
quoique nous ayons fait, nous ne pouvions pas faire autrement. C’est donc
toujours au savoir que renvoie Sade. Savoir que nous sommes agents de la
nature, même sans le savoir ! Il ne nous dit pas que nous sommes
inconsciemment les agents de la Nature, parce que ce serait faire de nous
des automates, ou des fanatiques (c’est le cas de certain groupe religieux
aujourd’hui), mais il place dans l’intelligence la problématique de toute
action, et exige que nous en examinions les bases. Il veut que nous sachions
106
que tels actes que nous commettons sont toujours inspiré par la Nature, et
que ce rapport est essentiel. C’est pourquoi les libertins sadiens expliquent
toujours à la suite de leurs abominables actions le fait qu’ils sont les agents
de la Nature, même s’ils en avaient nécessairement perdu conscience
pendant le temps de l’action, renvoyant toute action à cette cause et
l’éclairant par elle du savoir de cette relativité. La Nature se retrouve alors
à la place de l’action accomplie (comme le Bouddha à la place du cyprès), et
cette explication donne une différente perspective au transfert, qui est celle
de la connaissance, et du savoir. Tout a un sens alors. « Whatever is, is
right ».68 « La Nature n’a pas deux voix », comme le dit Delbène. Elle
s’exprime aussi bien dans un langage minéral, végétal, ou animal, que par
celui de nos désirs ou nos passions. Quand nous ne pouvons pas vaincre ces
passions, c’est alors qu’elles parlent le mieux en notre nom. Ce savoir nous
donne une idée de la transgression et de ses limites, même si on ne peut pas
en même temps ignorer et se défendre, ou se défendre de ce qu’on ignore,
mais on peut toujours s’en remettre ensuite à l’entité supérieure de la
conscience et donc de l’intelligence pour comprendre ce lien entre les deux.
La signification de l’objet reste cependant ici comme dans le Zen dans une
certaine absence de signification, puisque la Nature chez Sade ne nomme
rien de particulier, et qu’elle est aussi dans le type de rapport où sont liés
les objets. Il suffit donc ici de mettre la Nature à la place du Bouddha, et le
nom d’une passion à la place de celui d’un objet, pour voir comment les
68 « Tout ce qui est, est bien ». Alexander Pope. Discours sur l’homme. Paris : Hachette, 2013.
107
deux approches se ressemblent. Comme l’adepte zen ne peut pas ignorer le
Bouddha dans le cyprès ou le seau d’eau, il est de la même manière requis
du libertin sadien ne peut pas ignorer la Nature dans la passion. Toute
passion est dans la Nature comme tout objet dans le Bouddha, même la plus
« tordue » (Sade donne aussi cette image d’un arbre tordu pour illustrer la
naturalité des passions). La philosophie n’est pas là pour empêcher la
passion, mais seulement pour en donner une explication.
Quand Alain dit que philosopher, c’est dire non, il dit aussi nécessairement
que c’est dire oui : dire oui à ce non, et pour pouvoir recommencer et
toujours continuer. Dire non suscite un nouveau oui, mais il n’y a vraiment
ni Oui, ni Non. Il y a l’être, conscience d’être, qui ne sont d’ailleurs jamais le
même être. Le cyprès au fond de la cour peut aussi bien être le Bouddha
qu’un meurtrier. Comment le savoir ? (« La nuit, tous les chats sont gris »,
dit le proverbe.) Le libertin sadien illustre cette même vérité que l’un
n’empêche pas l’autre et se réjouit aussi du quiproquo, ou du malentendu,
parce qu’il est tel être qui contient déjà en lui et sa circularité tous les
autres êtres, existants ou ayant existé, résolvant par le fait de sa seule
existence toutes les questions sur l’être. Telle est la Nature, toujours au-
delà de son être, à jamais incompréhensible mais sauf en termes d’être,
toujours non de ce oui ou oui de ce non, à la fois tout ce qui vient avec lui et
tout ce qui le quitte. Il suffit alors de comprendre que cet être c’est aussi
nous le lecteur, « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère… ». De la
même façon qu’il se manifeste ailleurs sous d’autres formes, l’être est
108
toujours être au-delà des formes, de ses manifestations, et la grande boucle
qu’il décrit retrouve, dans la conscience, que ce qui était au début est la
même chose que ce qui se trouve à la fin. C’est ainsi comme l’écrit un poète
taoïste que « Quand les Dix Mille choses sont considérées dans leur unité,
nous revenons à l'Origine et restons où nous avons toujours été. » (Sen
t'san).
***
« Le pire ennemi de l’expérience Zen, note D. T. Suzuki, est l’intellect qui
persiste à vouloir distinguer entre le sujet et l’objet. »69 En effet, l’unité du
sujet et de l’objet est déjà fait accompli dans l’esprit fait accompli, comme
nous le rappelait Plotin. « Tu étais déjà le Tout, mais parce que quelque
chose s’est ajouté à toi en plus du Tout, tu es devenu moindre que le Tout
par cette addition même. Cette addition n’avait rien de positif (qu’ajouterai-
je en effet à ce qui est Tout ?), elle était toute négative. En devenant
quelqu’un, on n’est plus le Tout, on lui ajoute une négation. Et cela dure
jusqu’à ce que l’on écarte cette négation. Tu t’agrandis donc en rejetant
tout ce qui est autre que le Tout : si tu rejettes cela, le Tout sera
présent. »70 Quand Sade écrit que « La philosophie doit tout dire », c’est
69 D. T. Suzuki. Essais sur le Bouddhisme Zen. Paris : Albin Michel, 1972, 88.70 Cité par Alexandre Jollien. Le philosophe nu. Paris : Seuil, 2010, 29.
109
aussi pour parler de ce dépassement de la séparation du sujet et de l’objet,
que critique Suzuki, et affirmer que la philosophie doit aussi dire ce que la
philosophie ne peut pas dire. Sade choisit donc la fiction, à la différence de
d’Holbach, d’Helvétius, de La Mettrie, ou des autres auteurs matérialistes,
mais dont les œuvres démontrent aussi les limites de la philosophie
conceptuelle pour « tout dire ». Comment dire l’unité du sujet et l’objet
dans le fantasme, ou la passion, quand leur moment est justement celui de
l’oubli du concept ? La passion s’apparente à l’état du rêve, elle est fille
de la fiction. Sade n’est pas dupe de ces limites de la philosophie, et de les
dire deviendra aussi pour lui l’objet de sa philosophie puisque la philosophie
doit tout dire et que le fantasme et la passion représentent une forme
d’unité du sujet de l’objet que l’on ne peut pas ignorer.71 Il s’agit sans doute
d’un paradoxe, puisque l’objet devient conscient par la description et ainsi
séparé de lui-même, mais il ne s’agit pas d’un tour de passe-passe. Le sujet
et l’objet ne sont véritablement un que dans le moment où la conscience
cesse d’être réflexive (c’est le moment du fantasme, ou du rêve), et ce
moment n’existe évidemment pas dans le Zen, ni chez Sade. Il n’existe pas
dans le Zen puisque le moment du satori reste dans l’illusion de l’unité celui
de l’intellect et donc du sujet séparé, ni chez Sade où c’est sur le mode de la
fiction et donc de la séparation qu’il nous est donné. Sartre explique ce
moment comme étant celui du mode d’être sur le mode de n’être pas (et
vice-versa), mais le premier et le dernier moment de cette connaissance
71 « Tous les traits sont essentiels à l’artiste qui développe aux hommes les monstruosités de la nature. » (III, 1197).
110
sont encore celui de l’intellect. Les deux ne font qu’un dans celui-ci, sur le
mode de la séparation et de la distinction sujet-objet. Ce moment n’a lieu
que dans un espace extérieur à l’unité, sur le mode du dépassement où « la
conscience empirique, avec tout ce qu’elle contient de conscient et
d’inconscient, est sur le point de déborder et d’entrer noétiquement en
relation avec l’Inconnu, l’Au-delà, l’Inconscient. »72 « Sur le point »,
précisément, mais non pas séparée. Ce moment que le Zen appelle satori et
Sade la Nature est celui où les deux restent encore objet et sujet. Suzuki
précise que « L’unité doit être atteinte par l’acceptation, non par la
lutte, »73 mais les termes de cette acceptation supposent aussi une distance,
et donc une conscience, pour permettre la connaissance. L’Inconnu, l’Au-
delà, et l’Inconscient en resteront séparés, et c’est cette séparation qui fait
l’objet de la philosophie. Pour Heidegger, l’homme serait une entité jetée
(geworfen) dans le monde, dont l’identification à l’objet est
existentiellement impossible sauf sur le thème de la gratuité : ce qui est
aussi ce que dit Sade. L’homme est « … lancé (c’est Sade qui souligne)
comme […] le bœuf, l’âne, le chou, la puce et l’artichaut, » (III, 884).
Paradoxalement (et voilà sans doute ce qui démontre bien les aléas de la
philosophie), ce sont les mêmes concepts, ou des concepts pratiquement
identiques qui conduisent chez l’un et chez l’autre à des conclusions
diamétralement opposées, pessimistes chez Heidegger et les
72 Ibid., 103. 73 Ibid., 306.
111
existentialistes, optimistes chez Sade, qui y trouve au contraire la source
d’un inépuisable gai savoir.
IX.
L’idée que toute destruction est création (négation sous forme de
destruction, et vice-versa) suppose en effet une création continue implicite,
toute création étant nécessairement le résultat d’une destruction préalable
et cette destruction la cause de cette création. Ce n’est donc voir les choses
qu’à moitié que de s’en tenir au moment de la création, des choses, comme
des idées ou des fantasmes, pour expliquer une Nature qui n’est pas
seulement ce qui est, chose naturée de Spinoza, mais aussi chose naturante
et en-soi kantien de l’objet toujours au-delà de la perception, du côté de la
mort et de la destruction. Les deux sont inséparables comme l’ombre et la
lumière. La grotte de Platon n’existe que par rapport à ce qu’elle n’est pas,
et c’est aussi ce qu’elle n’est pas qui la fait être ce qu’elle est. Si cela n’était
pas elle ne serait pas non plus. Comme dans la très belle image qu’en donne
Andrei Tarkovsky dans son film Andrei Roublev, il faut imaginer l’existence
comme un arbre déraciné dont les racines apparaissent en même temps que
le tronc, les branches et les feuilles, et au lieu de se contenter de ne voir
que ce qui est au-dessus du sol. Le mal, la mort, le vice, la souffrance et la
douleur, etc., toutes ces choses-là font aussi partie de l’existence. Nous
préférons ne pas y penser alors que le tableau de l’ensemble lui est
112
cependant supérieur et que la vie et la mort ne sont que de mots que nous
donnons au même phénomène unique, qui n’a pas de nom mais agit dans
l’altérité sans jamais commencer ici ou ailleurs, et qui même à lui supposer
un être surnaturel comme créateur est immuable. Ce que nous appelons
« mort » se nourrit de ce que nous appelons « vie », mais tout ce que nous
trouvons autour de nous est une création de cette « mort » et de la
destruction continue de formes qui n’existent que grâce à l’altérité.
Le héros sadien accepte ce principe universel de destruction, et comme
s’appliquant également à lui-même, sans apitoiement sur son sort. C’est
comme l’histoire de la bouteille à moitié remplie dont un Pascal pessimiste
dirait qu’elle est à moitié vide, alors que Sade la voit à moitié pleine. Le
héros sadien a conscience de sa mortalité et sait qu’il a cet avantage sur la
Nature, mais ce serait pour lui manquer de philosophie que de s’en
plaindre, la nécessité universelle de la destruction ne pouvant rien changer
au sort du « roseau pensant » qu’il est, pas plus qu’à celui de n’importe
quelle créature. Il faudrait donc dire que Sade est réaliste si être réaliste
est accepter cette loi universelle et sans en excepter l’homme : « Le
principe de la vie, dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ; nous
les recevons et les nourrissons, dans nous, tous les deux à la fois. » (III,
874). Ce sentiment accablant d’apitoiement sur soi-même, de solitude,
d’isolement et de séparation qui deviendra plus tard le désespoir
romantique est déjà en germe chez Pascal, alors que Sade développe de son
113
côté sa théorie de l’isolisme74 mais n’en dérive aucun sentiment de tristesse
ou de désespoir. Même si sa solitude produit parfois des moments de
révolte, il la conçoit comme faisant aussi partie des lois de la Nature. Nous
trouvons ici un effet diamétralement opposé. Sade n’oublie jamais de faire
la juste part des choses, dans la perspective matérialiste qui est la sienne et
qui consiste à ne pas attribuer à l’homme plus d’importance qu’aux autres
créatures, ou au vice qu’à la vertu, ou aux sentiments nobles qu’aux bas et
vulgaires. N’oubliant jamais que le tout est plus important que la partie, il
considère aussi que ce n’est jamais que par rapport à ce tout que la partie
a un sens. Comme pour Maître Dôgen, « l’univers entier est précisément le
véritable corps humain » pour lui aussi et ce n’est que par la vraie
connaissance de ce corps-là que l’homme peut commencer à avoir aussi
connaissance du sien propre. Cette métaphore de Maître Dôgen est aussi la
même que celle utilisée par Spinoza, et aussi la perspective de Sade. C’est
cette vision des choses qui l’amène aussi à l’acceptation de la nécessité de
toute destruction dans le mouvement de la nature.
Il est normal de toujours préférer ne penser qu’au côté vie de l’équation vie
= mort, et d’autant plus que l’autre donnée est omniprésente autour de
nous dans les journaux, à la télévision, les films, etc.. Il est aussi naturel
d’essayer d’ignorer ce qui se rapporte au second terme de l’équation
quoiqu’il soit aussi important que le premier. Nous préférons faire comme
s’il ne faisait pas partie de la même chose. Nous jugeons positivement du
74 Théorie de Sade selon laquelle l’homme, l’être humain est toujours seul.
114
côté création de la Nature et négativement de celui des destructions, mais
c’est pourtant dans cette différence que s’infiltre chez Sade le plaisir de la
philosophie, tel par exemple exprimé par la Nature qui nous dit que « … le
ver, qui naît de la pourriture, n’est pas d’un prix moindre, ni plus
considérable à mes yeux, que le plus puissant monarque de la terre. » (III,
885). La transcendance de la perception immédiate de l’être est ici
jouissance dans un pur contact au-delà de toutes les catégories. L’audace,
et l’originalité du projet sadien, sont d’avoir osé dire dans la droite ligne du
matérialisme, sans aucun détour, ce que la Nature est pour l’homme et ce
que nous sommes pour elle, dans les deux moments de l’altérité du
mouvement qui l’anime. Tout est égal, par rapport à la perception, puisque
tout n’est en fait question que de perspective, et de l’angle sous lequel
l’esprit appréhende l’objet, et le meilleur angle pour Sade sera toujours
celui qui donne du plaisir, tel que pour lui celui de la fiction et de la
philosophie. La double instance du monde (objectif et subjectif) et de notre
perception de ce monde en tant qu’assemblage d’objets fictifs et
perceptuels fait partie de ce projet qui mimique le double mouvement
diastole/systole de l’être et du non-être, de la vie et de la mort, philosophie
sous forme de tableau, de représentation, comme la poésie chez Parménide
ou Lucrèce ou la théâtralité chez Platon. Mais dans tous les cas le projet est
le même, qui est de rester au plus près de la perception, et au niveau le
moins contradictoire du concept et de son expression, là où le mouvement
de la pensée restera la représentation la plus efficace de la perspective. Ce
115
projet qui implique aussi une certaine structure géométrique, mais c’est en
tout cas et avant tout l’irréalité de notre existence, la distanciation
déréalisante entre l’objet et le sujet qui intéressent Sade et ce qui peut
expliquer à la fois sa philosophie, et son amusement. Si les objets, aussi
bien ceux du monde objectif que ceux subjectifs (choses étendues ou choses
pensantes) sont toujours distincts de nous, comment alors prendre au
sérieux le monde où nous vivons et sa « réalité » ? Comme nous ne sommes
pas non plus capables de maîtriser le courant de la conscience, comme
l’illustre l’Ulysse de James Joyce, nous pouvons quand même nous en
amuser. Non pas qu’il s’agisse non plus de nier ce que nous tenons
pour « réalité », mais ce que nous entendons par là est variable. Pour Sade
en tout cas il ne s’agit que d’un moment, dans la série infinie du mouvement
et l’infinité des mouvements de la matière dont la signification sera toujours
un mystère. Comment donc ne pas s’en amuser, tout au moins en pensée ?
Et pourquoi la philosophie ne serait-elle pas amusante… ?
***
Ce même feu des passions qui brûle et qui peut détruire l’être que nous
sommes est aussi celui qui lui communique chaleur et lumière. C’est le
même qui anime aussi bien la philosophie du Zen que celle de Sade, avec la
différence que le Zen condamne les passions si nécessaires à la philosophie
116
qu’elles inspirent à Sade qui au contraire en fait l’apologie. Le pratiquant
zen se trouve, avec le rejet des passions, en contradiction avec les
prémisses de sa philosophie, une contradiction qu’il vit nécessairement sur
le mode d’un non-être, ce qui est encore une passion, qu’il essaie de
dominer et de dépasser dans la méditation alors que Sade nous montre une
voie beaucoup plus facile et naturelle dans l’acceptation pure et simple du
sentiment, par où il accomplit dans son œuvre ce que Maine de Biran
définira plus tard en disant, « Une faculté créatrice spontanée, allumant son
flambeau au feu du sentiment, peut venir se placer, pour ainsi dire, dans le
point de contact de deux natures, sensible et intellectuelle, et emprunter
des affections de l’une tout ce qu’elle porte de grand, de sublime et
d’original dans les intuitions ou conceptions de l’autre. »75 Intuition du
processus de connaissance et du rôle des passions qui sont exactement les
siennes. Le feu sacré qui anime l’adepte du Zen est bien aussi celui de cette
même passion philosophique, dont le génie est de comprendre que toutes y
contribuent. Ce feu purificateur et destructeur, dont le foyer ardent de
l’imagination, est le creuset où viennent fondre également toutes les
passions. Le Zen se recommande d’un même vide originel que Sade, mais
hésite au bord du volcan des passions et ne réussit donc pas à nous faire
entièrement comprendre le dynamisme de la psyché, fournaise en
constance éruption et qu’on « ne peut pas enchaîner ».76
75 Maine de Biran, 261.76 On n’enchaîne pas les volcans est le titre de l’excellent essai d’Annie Le Brun.
117
Deuxième partie : Théâtre
I.
La nature de l’être et de l’objet tels que les conçoit Sade existent comme
nous l’avons vu sur un mode théâtral. La fiction sadienne est aussi le lieu
d’un théâtre imaginaire, entièrement clos, à l’intérieur duquel se déroulent
des scènes telles qu’elles ne pourraient jamais être représentées ailleurs. Il
s’agit d’un lieu séparé du public par un quatrième mur, mais pas au sens où
l’entendait Diderot qui a inventé la notion. “Imaginez, sur le bord du
théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile
ne se levait pas,” écrit-il. 77 Le précepte est bon en ce qui concerne le jeu de
l’acteur, mais il s’agit seulement d’une formule psychologique, d’un
stratagème visant à permettre de jouer sans inhibition ou à surmonter le
trac. Le mur aussi est imaginaire, mais le regard du public n’en est pas
moins là, et avec lui toutes les règles et toutes les conventions qui se
rapportent à la représentation, et au spectacle. Artaud visera à l’effet
contraire, en imaginant une scène sans murs, et l’inversion de la position du
public et des acteurs. Le public se trouvant au centre et entièrement
77 Denis Diderot. De la Poésie dramatique (1758), chap. XI, « De l’intérêt ».
118
enveloppé par la scène, les spectateurs seraient bombardés de stimuli, mais
l’absence de mur n’empêche pas ici non plus la continuité du rapport
spectacle-spectateurs, et avec lui la continuité du lien entre le spectacle et
les conventions qu’il suppose. Ces conventions varient, et peuvent aussi
inclure le spectacle de la mort, comme les jeux de l’arène, à Rome, ou
comme dans les exécutions publiques au XVIIIème siècle, mais ces genres
de spectacles sont encore liés comme le théâtre à la catharsis. Leur
dimension pédagogique en appelle aux mêmes catégories de la peur et de la
pitié que la tragédie grecque, dont les combats de gladiateurs sont
d’ailleurs dérivés. Sade avait une certaine admiration pour ces derniers.
Dans “Français, encore un effort…” par exemple, il écrit “Quel peuple fut à
la fois plus grand et plus cruel que les Romains […] ? Le spectacle des
gladiateurs soutint son courage, elle devenait guerrière par l’habitude de se
faire un jeu du meurtre, douze ou quinze cents victimes journalières
remplissaient l’arène du cirque, et là les femmes, plus cruelles que les
hommes, osaient exiger que les mourants tombassent avec grâce et se
dessinassent encore sous les convulsions de la mort.” (III, 148).
Quoi qu’il en soit, que ce soit sans murs comme dans les arènes ou chez
Artaud, ou derrière un mur imaginaire comme chez Diderot, la
représentation est entièrement différente de ce qu’elle peut être chez Sade
où il s’agit, déjà dans le choix de la fiction, d’un mur réel, d’un mur
infranchissable, tel qu’on le trouve dans tous les haut-lieux de l’action le
mieux représentatifs de ses romans : le château de Silling, le couvent de
119
Sainte-Marie-des-Bois, le château de Bandole, l’abbaye de Thélème, la
maison des roués de “La philosophie dans le boudoir”, et ainsi que les
souterrains, les caves, les prisons, etc., tous lieux privilégiés de la
perversion, du vice, et du crime. Des lieux entièrement clos, pour un théâtre
de la non-représentabilité, et d’ailleurs même là où le théâtre domine,
puisque “La philosophie dans le boudoir” (par exemple) est écrit pour la
lecture et non pas la représentation. La théâtralité de cette œuvre est
évidente, comme aussi celle des 120 Journées de Sodome, mais Sade ne
songeait pas non plus à une mise en scène ou une représentation factuelle
de l’une ou l’autre de ces œuvres. C’est pourquoi il convient de parler d’une
sorte de théâtre imaginaire, ou de l’imaginaire, qui serait obtenu par la
transposition de certaines catégories du théâtre au plan de la fiction, et
donc plutôt d’un anti-théâtre, dans lequel le 4ème mur diderotique devient
celui d’une réelle impossibilité qui est celle de représenter le type d’action
illustré par l’œuvre de fiction. Au contraire du théâtre, tout semble être
mur, dans la fiction sadienne. Par le choix du medium d’abord : il n’y a plus
de regard ou de vision directe où tout transite par les mots et les pages. Il
n’y a plus de spectateurs, seulement des lecteurs. Le 4ème mur de la fiction
clôt ici le quadrilatère de la scène et coupe et isole entièrement l’action du
monde. On peut alors se demander pourquoi un homme aussi passionné de
théâtre tel que le fut Sade a pu réserver le meilleur de son génie et de sa
puissance créatrice pour la fiction, et non pas pour le théâtre.
120
II.
On trouve, dès les 120 journées de Sodome, une réponse à cette question,
dans le discours du duc de Blangis aux femmes qui vont prendre part à
l’action. Les ayant rassemblées avant les orgies dans le salon aux
narrations, il leur dit ceci : « Etres faibles et enchaînés, uniquement
destinés à nos plaisirs, vous ne vous êtes pas flattés, j’espère, que cet
empire aussi ridicule qu’absolu que l’on vous laisse dans le monde vous
serait accordé dans ces lieux. Mille fois plus soumises que ne le seraient des
esclaves, vous ne devez vous attendre qu’à l’humiliation, et l’obéissance doit
être la seule vertu dont je vous conseille de faire usage : c’est la seule qui
convienne à l’état où vous êtes. […] Examinez votre situation, ce que vous
êtes, ce que nous sommes, et que ces réflexions vous fassent frémir. Vous
voilà hors de France, au fond d’une forêt inhabitable, au-delà de montagnes
escarpées dont les passages ont été rompus aussitôt après que vous les avez
eu franchis. Vous êtes enfermées dans une citadelle impénétrable ; qui que
ce soit ne vous y sait ; vous êtes soustraites à vos amis, à vos parents, vous
êtes déjà mortes au monde et ce n’est plus que pour nos plaisirs que vous
respirez.” (I, 65-66). Ces réquisits nous renseignent sur le type de
qualifications requises des personnages de la fiction sadienne : totale
séparation du monde et soumission absolue, lesquels bien entendu ne
peuvent faire l’objet d’une représentation que jusqu’à une certaine limite,
puisque ces conventions dictent toujours certaines limites, et comme c’est
d’ailleurs aussi le cas des jeux de l’arène ou des exécutions publiques que
121
nous avons cités. La scène reste ici toujours ouverte au regard public, et
avec lui, à l’action de la morale.78
Notons ici que Roland Barthes partage les conceptions d’Artaud sur la
notion de théâtralité. Artaud pense que “le théâtre est beaucoup plus que la
pièce écrite et parlée”,79 qu’il appartient tout entier “à la mise en scène,
considérée comme un langage dans l’espace et en mouvement,”80 et
“s’adresse d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme
le langage et la parole,”81 alors que pour Barthes la théâtralité est
également cela qui reste extérieur au texte. “Qu'est-ce que la théâtralité? –
écrit-il – C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de
sensations qui s'édifie sur la scène.”82 Le théâtral serait donc tout ce qui
concerne la, ou les machines du théâtre, ce qui nous ramène aussi à Sade.
Comme le note Franco Tonelli : “Quoi de plus théâtral que le triomphe du
mal [chez Sade], que cette force toute puissante qui remplit de sa présence
inéluctable ce qu’Artaud appelait “l’espace scénique” et qui, une fois
déclenchée, arrivera inévitablement jusqu’aux extrêmes conséquences sans
qu’aucun deus-ex-machina puisse s’interposer ? Quoi de plus théâtral que
cette immense symphonie baroque de lumières rouges, de machines à
torture infernales, de cris de victimes forcés à des accouplements
78 Souvenons-nous en effet que le but de Sade était d’écrire le premier roman immoral de l’histoire, dont le
triomphe absolu est sa Juliette, ou les prospérités du vice.79 Antonin Artaud. Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, (1964), 59. 80 Ibid., 66.81 Ibid., 54.82 Roland Barthes. « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), 41.
122
extraordinaires, de sang qui coule et fait jouir les bourreaux ?”83 Tout
autant de choses qui, évidemment, ne sont pas représentables sur scène,
même si tragique, ou dans le “théâtre total” rêvé par Artaud, ni celui des
arènes de Rome ou des exécutions publiques, mais que le quatrième mur
de la fiction l’autorise. C’est pourquoi “Le véritable théâtre de Sade doit
être recherché dans ses romans, ses contes, ses dialogues,” comme l’écrit
aussi Franco Tonelli.84 Et c’est pourquoi, comme le note Annie Le Brun,
“Sade choisit non pas le théâtre, mais le roman,”85 pour mener à bien
l’entreprise de la théâtralisation de son propre rapport au monde.
III.
Le théâtre de Sade, comme on l’a souvent noté, est ennuyeux, et d’ailleurs
tout autant que le sont devenus celui de Voltaire ou de Diderot aujourd’hui.
Seul le personnage d’Oxtiern est un personnage vraiment sadien, des dix-
huit pièces qu’il a écrites, mais même ici on peut parler d’un échec
puisqu’Oxtiern meurt pour que triomphe la vertu, ce qui s’accommode très
bien des conventions théâtrales, mais pas du génie de Sade. “L’entorse faite
au système sadien est si profonde, note Tonelli, qu’Oxtiern n’a plus de
raison d’exister et doit périr. »86 La théâtralité dont rêve Sade n’est pas
83 Franco Tonelli. L’esthétique de la cruauté. Paris : Nizet, (1972), 59.84 Ibid., 54. 85 Annie Le Brun. On n’enchaîne pas les volcans. Paris : Gallimard, (2006), 50-51.86 Tonelli, 57.
123
représentable, et à partir du moment où il doit tenir compte d’un public, et
c’est-à-dire aussi de la morale, de la décence et des conventions, son génie
s’évapore. Oxtiern meurt du regard du public, et de ne pas être à l’abri de
murs comme le duc de Blangis, de ne pas pouvoir être assez cruel, ou assez
perverti, ou « pourri », comme le dirait Sade, et donc, de ne pas pouvoir
rester intégralement fidèle à lui-même jusqu’au bout. Le regard de l’autre
ici change tout. Un acteur peut très bien s’inspirer de Diderot et prétendre
être à l’abri d’un mur invisible, mais il sait quand même que le spectateur
est là, et quoiqu’ il s’en défende, ce qui n’est plus le cas quand les
paramètres du théâtre sont transposés à la fiction. Ce n’est donc plus un
mur que Sade propose d’imaginer, mais une autre forme de théâtre. Ce qu’il
se propose, comme le note Annie Le Brun, c’est de « remettre en cause
l’idée que nous avons et du théâtre et du monde ».87 Les particularités et
conventions du théâtre ne peuvent plus suffire à son projet, et la théâtralité
(déjà dans les 120 Journées de Sodome sous forme de théâtre dans le
théâtre et dans la Philosophie dans le boudoir) devient celle d’un théâtre de
l’imaginaire, tel spectacle où un véritable mur sera enfin dressé entre les
acteurs et les spectateurs à l’abri duquel les acteurs pourront faire ce qui
leur plaira, sans avoir à se préoccuper de la présence du public, ni même
d’y songer.
87 Le Brun, 39.
124
IV.
Le principal reproche que fait Artaud au théâtre tel qu’il continue à se
pratiquer est celui d’être et d’être resté un théâtre psychologique. « Les
méfaits du théâtre psychologique venu de Racine nous ont déshabitués de
cette action immédiate et violente que le théâtre doit posséder, » 88 écrit-il.
Il rêve d’un théâtre métaphysique, « capable de réintroduire sur la scène un
petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le
théâtre ancien, »89 un théâtre qui « place l’homme face aux vérités les moins
accessibles, face à la vie cueillie dans son dynamisme cosmique au
détriment du rationnel, de la psychologie et de la vraisemblance. »90 Et l’on
sait par quelles formules souvent très innovantes il a aussi essayé de
renouveler le théâtre pour lui faire retrouver ce souffle métaphysique et
cosmique, dont il cherche les traces dans le No japonais, le théâtre balinais,
ou les rituels cérémonieux des Indiens du Mexique. Mais est-ce suffisant ?
Pour Sade en tout cas il est clair que ce ne l’est pas : la voix de la Nature,
telle qu’elle peut se faire entendre dans sa fiction, est diamétralement
opposée à celle qui s’énonce dans ses pièces de théâtre. En termes de
théâtralité, l’ésotérique de ses romans les plus fameux est le pendant d’un
exotérique dans son théâtre, quoique ce soit la voix d’une même Nature qui
parle, mais fait d’un côté fait l’éloge du vice, et de l’autre de la vertu.
88 Tonelli, 63.89 Ibid.90 Ibid.
125
L’inceste, par exemple, est rigoureusement condamné dans les pièces de
théâtre : on apprend dans Henriette et Saint-Clair et Sophie et Desfrancs
qu’il est contraire aux lois de la nature et qu’il leur répugne, alors qu’il n’y a
rien de plus naturel dans l’œuvre ésotérique : vertu côté cour, vice côté
jardin. Ses pièces de théâtre continuent à s’inscrire dans la longue
tradition du théâtre psychologique cathartique tel que le condamne Artaud,
dont le but est l’éducation du public, par le spectacle de la punition du
crime et de la récompense de la vertu. C’est ce qui est exactement l’inverse
de la thématique des œuvres de fiction, où est professé au contraire un anti-
tragique négateur de toute catharsis, dans le retour à une philosophie néo-
stoïque et épicurienne, à la fois, que Sade baptiste du terme assez adéquat
de « stoïcisme heureux ». Le but de cette philosophie, explique Bressac à
Justine dans son roman éponyme, est d’abord d’« éteindre » l’âme. « Tâche
de te faire des plaisirs de tout ce qui alarme ton cœur, lui dit-il. Parvenue
bientôt, comme nous, à la perfection du stoïcisme, ce sera dans cette
apathie que tu sentiras naître une foule de nouveaux plaisirs, bien
autrement délicieux que ceux dont tu crois trouver la source dans ta funeste
sensibilité. »91 Inversant la leçon tragique et pathétique, Sade se trouve
ainsi dans la distinction classique du côté de Platon plutôt que de celui
d’Aristote. La crainte et la pitié doivent être éliminées. C’est ainsi que dans
Juliette Noirceuil explique à l’héroïne que « si la pitié naît de la frayeur,
elle est donc une faiblesse, dont nous devons nous garantir, nous purger le
91 D.A.F. de Sade. Œuvres. Paris : Gallimard, Pléiade, (1995), II, 174.
126
plus tôt qu’il est possible. »92 Il ne s’agit plus d’obtenir une sorte de
purgation par la crainte et la pitié, comme le veut la catharsis et comme le
voulait Aristote, mais au contraire de nous en débarrasser. « La pitié –
explique Noirceuil – loin d’être une vertu, est un vice réel, dès qu’elle nous
entraîne à troubler une inégalité exigée par les lois de la nature. » Elle est
« un vice réel, […] une faiblesse de l’âme, comme une de ces maladies dont
il fa[ut] promptement se guérir, » et dont les effets sont « diamétralement
opposés aux lois de la nature. »93 Et il ajoute en note à ce discours
qu’« Aristote, dans son Art poétique, veut que le but et le travail du poète
soit de nous guérir de la crainte et de la pitié, qu’il regarde comme la
source de tous les maux de l’homme ; on pourrait même ajouter de tous ses
vices. »94 La note est intéressante, bien sûr, parce que Sade y inverse en fait
le sens de la catharsis aristotélicienne en son contraire, par l’utilisation du
verbe « guérir » qu’il met à la place de « purger » : le verbe « purger »
qu’employait Aristote souligne en effet ce fait que la crainte et la pitié ne
sont pas guérissables, et que le spectacle (et la catharsis) n’ont pour but
que de les apaiser, mais c’est-à-dire aussi de les nourrir et comme le leur
reprochait Platon, alors que Sade pense comme ce dernier que seule la
philosophie peut véritablement nous en guérir.
La théâtralité de la fiction sadienne est donc d’abord bâtie sur cette
négation du pathétique et de la sensibilité, laquelle suppose aussi un 92 Sade. Œuvres. III, 329.93 Ibid., III, 336.94 Ibid.
127
dépassement de toutes les formes de représentation possibles. C’est par la
saturation complète des catégories de la sensibilité, et notamment celles de
la crainte et de la pitié, dans l’insupportable et au-delà que cette théâtralité
devient exemplaire et significative, par la fiction, mais demeure
inimaginable comme que spectacle. En effet, il ne lui suffirait pas que le
spectacle soit pathétique, puisqu’il faut aussi de dépasser la catharsis, et
donc même l’horreur qui provoque la frayeur et la pitié. Il n’y suffirait pas
par exemple qu’un innocent périsse sur l’échafaud comme c’est le cas dans
La Nouvelle Justine, où le moine Jérôme arrange l’exécution de la mère
vertueuse d’un jeune homme, mais il faut encore que lui et ses amis se
livrent « en face du supplice » et avec son fils « aux plus voluptueuses
recherches de la sodomie. » « Je n’oublierai jamais – ajoute-t-il – qu’enculé
par Bonifacio, je déchargeais dans le cul du jeune homme, au moment où sa
mère expirait. »95 Voici sans doute un exemple de théâtralité où même la
présence d’un quatrième serait insuffisante, exemple parmi cent autres de
théâtre irreprésentable, parce qu’insupportable. Et Sade fait encore dire à
Jérôme avec humour : « La manière dont ce charmant jeune homme se
prêta à nos plaisirs, la joie qui parut sur son front, en voyant les apprêts de
la mort de celle qui lui avait donné la vie, tout nous donna de si hautes idées
de ses dispositions, que nous nous cotisâmes pour lui faire un sort, et pour
l’envoyer à Naples. » !96
95 Ibid., II, 773. 96 Ibid.
128
V.
Antonin Artaud partageait la même conception que Sade d’une
transformation radicale du théâtre telle que l’action pourrait y devenir
intérieure. « Le théâtre – écrit-il – ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-
dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur
des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions
érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des
choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé
et illusoire, mais intérieur. »97 Il diffère cependant de Sade sur les moyens à
employer pour atteindre ce but, et continue à croire qu’il serait possible de
l’atteindre sous forme de spectacle et par la création de tout un appareil
scénique fabuleux, « sous la forme de manifestations matérielles [diverses]
obtenues par des moyens scientifiques nouveaux. » Alors que pour Sade, il
s’agit d’abord d’abandonner entièrement le théâtre, de manière à mieux
l’intérioriser, n’y ayant plus alors aucune différence entre acteur et
spectateur, les deux devenant la même personne. Le théâtre ne peut
devenir chez lui ce lieu clos que souhaitait Artaud, qu’à cette condition
indispensable d’y faire entrer comme ce dernier l’écrit « … non seulement
le recto mais aussi le verso de l’esprit, [et où] la réalité de l’imagination et
des rêves [apparaisse] de plain-pied avec la vie. » 98
97 Artaud, 139. 98 Artaud, 186.
129
Ce théâtre imaginaire représente donc un renouveau, obtenu dans la fiction
sadienne par un renversement et une révolution de la représentabilité où la
scène, le lieu de l’action, transite à l’intérieur, où il n’y a plus de distinction
entre intérieur et extérieur, où tout ce que nous comprenons comme réel ou
réalité s’effondre, en même temps parce que l’intérieur peut se transformer
en extérieur dans son intériorité comme aussi le contraire. Il n’y a plus alors
que ce spectacle total que souhaitait Artaud, entièrement contenu dans
l’espace clos d’une perception dont rien ne vient distraire et dans lequel
l’univers entier est inscrit : comme Yukio Mishima le fait dire à Madame de
Sade dans sa pièce de théâtre éponyme, c’est ainsi que Sade « se plait à
clore de grilles le monde des hommes et à se promener à l’entour en jouant
avec les clés. Il est le gardien des clés, lui seul. »99
Pour que la philosophie puisse « tout dire », comme le voulait Sade,
l’imaginaire du désir peut alors être mis en scène dans toutes ses variantes
et son amplitude possibles. Annie Le Brun note que « la théâtralité sadienne
vise moins à mettre en scène tel ou tel fantasme qu’à représenter – à propos
de chaque fantasme – cet enracinement passionnel de la pensée dont Sade
est le grand découvreur. »100 Mais c’est parce que cette théâtralité vise à
l’unique dans l’exigence de représenter l’enracinement passionnel de
chaque fantasme qu’elle peut aussi atteindre à l’universel qui concerne la
représentation de tous les fantasmes, et il va de soi que ce projet, dont la
99 Yukio Mishima, Madame de Sade. Acte 3.100 Le Brun, 54.
130
nature reste d’essence philosophique, ne peut trouver toute son expression
que dans la fiction. C’est ici le désir d’expliquer le désir qui y est mis en
scène, et sous toutes ses formes, ce qui suppose une transcendance qui
permette de dépasser la passion, toute passion susceptible d’une
représentation quelconque, pour faire voir enfin l’enracinement passionnel
de l’être.
VI.
C’est donc l’idée, l’objet de la pensée qu’il s’agit de mettre en scène, et
cette idée que toute pensée est incarnée, comme le note Annie Le Brun,
qu’« il n’y a pas d’idée sans corps ni de corps sans idée »,101 illustre aussi un
concept, une philosophie qui veut que l’idée soit également inscrite dans la
destruction, destruction essentielle à la fiction et à la théâtralité sadiennes.
C’est justement parce qu’elle transcende les fantasmes et s’en nourrit que
Juliette triomphe où Justine échoue, parce qu’elle se situe toujours en-deçà
ou au-delà, alors que Justine est incapable de les assumer et les subit. La
théâtralité sadienne rend bien compte de la jouissance de cette idée,
maintenant « pensée incarnée »,102 laquelle peut être consommée de toutes
les manières possibles et imaginables. Pensée irreprésentable, par la raison
même qu’elle est incarnée. Dans Juliette, Sade écrivait que « La source la
plus abondante de [nos] erreurs vient de ce que nous supposons une
existence propre aux objets de [nos] perceptions intérieures et qu’ils
101 Le Brun, 103.102 Ibid., 34-35.
131
existent séparément de nous, de même que nous les concevons
séparément, »103 et alors que « toutes ces choses ne sont que des modalités,
ou manières d’exister de notre être, qui ne sont pas plus distinguées entre
elles, ni de nous-mêmes que l’étendue, la solidité, la figure, la couleur, [ou]
le mouvement d’un corps, le sont de ce corps. »104 Comment séparer le
fantasme de l’être qu’il est et qu’il représente à la fois ? Et comment le faire
sur la scène d’un théâtre sans dépasser les limites de l’insupportable ? C’est
alors le quatrième mur de la fiction qui cache ce mystère chez Sade, cet
autrement irreprésentable, et c’est pourquoi la scène sadienne se referme
entièrement sur l’esprit, par où elle peut embrasser, dans ses moindres
particularismes, toutes les variétés de l’objet. Sa portée devient alors
encyclopédique, parce qu’elle est exemplaire, et que comme l’écrit Sade
dans Les 120 Journées de Sodome, elle ne vise à rien de moins que de faire
voir « Tous les caprices, tous les goûts, toutes les horreurs secrètes
auxquels les hommes sont sujets dans le feu de leur imagination. » 105 Le
seul théâtre qui puisse accueillir un tel programme, aussi inouï et d’une
audace folle, mais aussi d’un tel courage et d’une telle générosité, est celui
de l’imaginaire, de l’esprit, à l’intérieur des murs du crâne et derrière les
murs du roman.
103 Œuvres, III, 209.104 Ibid., 210.105 Œuvres, I, 236.
133
Artaud, Antonin. Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, 1964.
Arvon, Henri. Le bouddhisme. Paris : P.U.F., 2007.
Barthes, Roland. « Le théâtre de Baudelaire », dans Essais critiques.
Paris : Seuil/Points, 1981.
Belaval, Yvon. Leibniz. Paris : Vrin, 2005.
Beauvoir, Simone de. Faut-il brûler Sade ? Paris : Gallimard, 1955.
Blackmore, Susan. Ten Zen Questions. Oxford : Oneworld, 2009.
Deleuze, Gilles. Spinoza. Paris : Editions de Minuit, 2003.
D’Holbach. Système de la nature. Paris : Fayard, 1990.
Diderot, Denis. De la Poésie dramatique (1758), chap. XI, « De l’intérêt ».
Durkheim, Emile. Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris :
P.U.F. 1912.
Ferry, Luc. Kant. Paris : Grasset, 2006.
Gombrowicz, Witold. Cours de philosophie en six heures un quart. Paris :
Payot, 1995.
Jollien, Alexandre. Le philosophe nu. Paris : Seuil, 2010.
Jullien, François. Eloge de la fadeur. Paris : Livre de Poche, 1991.
Lacan. « Kant avec Sade », dans Ecrits. Paris : Seuil, 1966.
134
Le Brun, Annie. On n’enchaîne pas les volcans. Paris : Gallimard, 2006.
Maine de Biran. De l’aperception immédiate. Paris : Livre de Poche, 2005.
Mengue, Philippe. L’ordre sadien. Paris : Kimé, 1996.
Mishima, Yukio. Madame de Sade. Paris : Gallimard, 1976.
Onfray, Michel. La passion de la méchanceté. Paris : Editions Autrement,
2014.
Parménide. Le Poème. (Tr. Jean Beaufret). Paris : P.U.F., 2013.
Pauvert, Jean-Jacques. Sade vivant. Paris : tome 1, 1986
Pope, Alexander. Alexander Pope. Discours sur l’homme. Paris : Hachette,
2013.
Sade, Donation Aldonse François, Marquis de. Œuvres. Paris : Gallimard,
ed. Pléiade. Vol. I, 1990 ; vol. II, 1995 ; vol. III, 1998.
-------------------------------------------------------. Lettres et Mélanges littéraires écrits
à Vincennes et à la Bastille. Paris : Borderie, 1980.
-------------------------------------------------------. Idée sur les romans. Paris :
Rouveyre, 1878.
Peirce, Charles Sanders. Semiotics and Significs. Bloomington I.N. :
Indiana University Press, 1977.
Sartre. L’Etre et le Néant. Paris : Gallimard, 1976.
135
Sclippa, Norbert. Pour Sade. Paris : L’Harmattan, 2006.
Sollers, Philippe. Sade contre l’être suprême. Paris : Gallimard, 1996.
Spinoza, Baruch. Œuvres , 3, Ethique. Paris : Garnier-Flammarion, 1965.
Stefan Zweig. Sigmund Freud. Paris : Livre de Poche, 1999.
Suzuki, D.T.. Essais sur le Bouddhisme Zen. Paris : Albin Michel, 1972.
Tonelli, Franco. L’esthétique de la cruauté. Paris : Nizet, 1972.