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1 Le Zen de Sade : Théâtre et Philosophie Première partie : Philosophie I. Ce qui semble évident ne l’est pas nécessairement toujours. Le fait qu’on doive juger un écrivain par ses écrits semble par exemple un fait assez évident, mais ne l’est pourtant toujours pas dans le cas de Sade, pour qui continue à exister confusion de l’œuvre et de la vie de l’auteur. Il ne semble pas qu’il y ait non plus un autre exemple dans l’histoire de la littérature où il en soit aussi fréquemment et systématiquement le cas. Les héros de Sade sont certainement des scélérats et des monstres, mesurés

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Le Zen de Sade : Théâtre et Philosophie

Première partie : Philosophie

I.

Ce qui semble évident ne l’est pas nécessairement toujours. Le fait qu’on

doive juger un écrivain par ses écrits semble par exemple un fait assez

évident, mais ne l’est pourtant toujours pas dans le cas de Sade, pour qui

continue à exister confusion de l’œuvre et de la vie de l’auteur. Il ne semble

pas qu’il y ait non plus un autre exemple dans l’histoire de la littérature où

il en soit aussi fréquemment et systématiquement le cas. Les héros de Sade

sont certainement des scélérats et des monstres, mesurés à l’aune de notre

morale, et voilà ce qui ferait de Sade lui-même un scélérat, et mieux encore,

il faut absolument qu’il l’ait été pour avoir pu imaginer des personnages si

abominables. Il n’y a aucune autre explication possible pour ceux qui

transposent ainsi et souvent d’ailleurs sans en être bien conscients la vie et

2

l’œuvre de l’auteur. Il ne reste plus alors qu’à aller déterrer quelques os au

fond d’un jardin, et, dans la vie de l’auteur, quelques anecdotes qui

viendront servir de preuves, et le tour est joué, l’amalgame, et la

monstruosité de Sade, avérés. Nous venons d’en avoir des exemples

frappants à l’occasion du bicentenaire de sa mort. Ses personnages, êtres

fictifs, et produits de l’imagination de l’auteur sans aucune existence réelle

se transforment alors en pièces à conviction dans un procès en criminalité

encore et toujours recommencé de l’auteur. Ce n’est sans doute pas un

hasard si tant d’études récentes sur Sade sont des biographies, que ce soit

pour l’accabler, ou lui trouver des circonstances atténuantes, lesquelles

devraient aussi servir à mieux informer son œuvre. Mais il semble assez

évident que ce soit d’abord par rapport à l’œuvre que l’écrivain doit être

jugé, si l’on cherche sérieusement à le comprendre, et que c’est par celle-ci

qu’il faudrait commencer. On ne juge pas Tolstoï par le fait qu’il s’amusait à

assassiner ses serfs et à violer leurs femmes, par exemple. Mais Sade

semble être une exception et un auteur que l’on cherche toujours à noircir

(quoiqu’il n’ait tué personne, et ait même sauvé ses beaux-parents et

d’autres pendant la Révolution). L’homme Sade n’existe d’ailleurs plus,

quels que soient l’amour ou la haine qu’on peut encore lui porter

aujourd’hui, alors que l’œuvre reste et continue à nous interroger, et qu’il

est bien évident que sans elle on ne parlerait plus de lui. Le cas de l’artiste

en général est sans doute exceptionnel puisque pour lui l’œuvre dit

l’homme, et il n’en va pas autrement de Sade, l’œuvre prime (même s’il

3

n’est pas interdit d’aller aussi jeter un coup d’œil du côté de la vie, elle-

même extraordinairement intéressante !). Il n’en reste pas moins vrai que

« Ce qui importe, chez un créateur, ce n’est pas d’où il vient, mais où il est

arrivé, »1 et que la question pour nous est surtout de savoir où en est arrivé

Sade. La réponse est d’ailleurs loin d’être claire ou facile, mais nous allons

l’explorer par rapport à l’idée, qui tient un rôle exceptionnel dans son

œuvre. Cette idée, qui est objet, est aussi un objet malléable, se prêtant en

chacun de nous à certaines transformations et aux jeux d’une imagination,

dont on sait quel un rôle important elle joue chez Sade. Par ailleurs, il existe

aussi un statut similaire en bien des points de cet objet et de son utilisation

dans le Bouddhisme Zen, dans un milieu et dans une culture entièrement

différents, et j’ai pensé qu’il serait utile autant pour ceux qui s’intéressent à

Sade qu’au Zen, de voir ce que peuvent être les rapports, la signification, et

les différences du rôle et des fonctions de cet objet qu’est l’idée dans les

deux cas.

Peut-être que le génie de Sade est d’avoir imaginé, et illustré avec son

œuvre la séparation radicale entre ce qui se passe ou peut se passer dans

l’esprit et ce qui se passe hors de lui, (intus, foris), séparation telle que la

concevait aussi Berkeley, mais avec une différence majeure : où l’évêque de

Cambre ne voyait dans l’existence que d’une seule réalité, intérieure (intus),

et que le monde objectif (foris) n’existait pas pour lui, les deux existent bel

et bien pour Sade, même s’ils sont situés dans un espace indistinct, et

1 Stefan Zweig. Sigmund Freud. Paris : Livre de Poche, 2012, 41.

4

définissent ainsi une certaine irréalité. Ce sont des mondes séparés, à la fois

entre eux et aussi de nous, ce qui est assure à la fois notre autonomie par

rapport à eux et par rapport à la pensée, confusion qui pour Sade peut

entraîner pour nous des conséquences désastreuses. Comme Delbène

l’explique à Juliette : « Le premier effet de [la] raison est, tu le sens, Juliette,

d’assigner une différence essentielle entre l’objet qui apparaît et l’objet qui

est aperçu. Les perceptions représentatives d’un objet sont encore de

différente espèce. Si elles nous montrent les objets comme absents et

comme ayant été autrefois présents à notre esprit, c’est ce que nous

appelons alors mémoire, souvenir. Si elles nous offrent les objets sans nous

avertir de leur absence, c’est alors ce qu’on nomme imagination, et cette

imagination est la vraie cause de toutes nos erreurs. Or, la source la plus

abondante de ces erreurs vient de ce que nous supposons une existence

propre aux objets de ces perceptions intérieures, et qu’ils existent

séparément de nous, de même que nous les concevons séparément.2 Je

donnerai donc, pour me faire entendre de toi, je donnerai, dis-je, à cette

idée séparée, à cette idée née de l’objet qui apparaît, le nom d’idée

objective, pour la différencier de celle qui est apparue, et que je nommerai

réelle. Il est très important de ne pas confondre ces deux genres d’existence

2 Idée que l’on retrouve aussi chez d’Holbach. « Ce qui paraît avoir donné le change à ceux qui ont soutenu que

l’âme tirait ses idées d’elle-même, c’est qu’ils ont regardé ces idées comme des êtres réels, tandis que ce ne sont

que des modifications produites en nous par des objets étrangers à notre cerveau. » D’Holbach, 190. Même idée

chez Kant : « En effet, d’après la doctrine kantienne, l’objet empirique qui n’est toujours que phénomène, ne peut

se trouver en dehors de nous et être quelque chose de plus qu’une représentation. » Jacobi, cité par Luc Ferry.

Kant. Paris : Grasset, 2006, 239. Cette idée est l’objet dont nous parlons dans cet essai.

5

; on n’imagine pas dans quel gouffre d’erreurs on tombe, faute de

caractériser ces distinctions. Le point divisé à l’infini, si nécessaire en

géométrie, est dans la classe des existences objectives ; et les corps, les

solides, dans celle des existences réelles. Quelque abstrait que ceci te

paraisse, ma chère, il faut pourtant me suivre, si tu veux arriver avec moi au

but où je veux te conduire par mes raisonnements. ». 3

Nous voyons dans cette description comment la littérature (la fiction,

l’écriture) tombe en quelque sorte dans le domaine des idées objectives

(que Sade appelle « subjectives ») et se différencie ainsi de celles qui ont

une existence réelle (« objective », chez lui), mais sans appartenir aux deux.

Sans doute que la même distinction existe aussi pour toute œuvre de fiction,

mais même en la pratiquant, l’écrivain n’en a pas nécessairement

conscience, ou en tout cas, pas conscience comme Sade du degré absolu de

cette séparation. Peu en tout cas en conçoivent la signification ou les

possibilités. En ce qui concerne Sade, il est par contre impossible d’ignorer

la distinction essentielle mentionnée ici par Delbène sans plonger le lecteur

dans le gouffre des erreurs signalées par elle, à savoir la confusion des

êtres et des pensées, ce qui est le cas de ceux qui n’en tiennent pas compte

3 Sade. Œuvres. Paris : Gallimard, coll. Pléiade. Vol. I, 1990, 209 ; vol. II, 1995 ; vol. III, 1998. Nous nous servirons

des trois volumes de cette édition dans cette étude. Ce même vide ou espace intérieur est conçu par Maine du

Biran en termes à peu près identiques : « Cet espace intérieur du corps propre dont le moi doit se distinguer pour

que le fait de conscience se complète, est le lieu des impressions affectives senties par l’individu, qui ne peut les

percevoir sous une autre forme ou sans se mettre hors d’elles, de même que l’espace extérieur est le lieu des

objets et des modes non affectifs, qui ne peuvent être aperçus qu’à distance et tout à fait en dehors de moi. »

(C’est moi qui souligne). Maine de Biran, De l’aperception immédiate. Paris : Livre de Poche, 2005, 40.

6

et de ceux qui lisent Sade au « premier degré », et à savoir, comme une

sorte de confession où nous seraient révélés les vrais désirs et les vraies

impulsions de Sade l’homme. On obtient ainsi une sorte de manuel pratique

de sadisme ou de méchanceté, comme l’expliquait par exemple récemment

Michel Onfray4 : ces lecteurs-là n’ont tenu aucun compte de la mise en

garde de Delbène/Sade et confondu les deux régimes de l’idée, l’intus et le

foris, tombant dans le gouffre d’erreurs signalé par lui.

Il est important de faire la même distinction que Delbène/Sade entre un

monde « réel » (objectif) et un autre « objectif » (subjectif) si l’on veut

pouvoir apprécier et mesurer la portée du projet sadien, puisque ce concept

est le point de départ de sa philosophie, laquelle s’appuie toute entière sur

cette distinction. C’est dans la notion d’une telle séparation, et de

l’étanchéité absolue des catégories du monde objectif et du monde subjectif

que se situe celle-ci, et ne pas en tenir compte reviendrait à vouloir

résoudre un problème sans en savoir les données. Ce qui est remarquable

dans l’œuvre de Sade, en effet, c’est la façon dont il s’en tient fidèlement et

systématiquement à cette conception de l’objet, ce qui ouvre aussi une

perspective inédite sur la phénoménologie, la psychanalyse, et les pouvoirs

de l’imagination, puisque les héros sadiens n’étant jamais tenus à

ressembler à des êtres « existants ou ayant existé » ni même à adhérer à

nos valeurs morales ou culturelles, deviennent alors, grâce au laboratoire

4 Michel Onfray. La passion de la méchanceté. Paris : Editions Autrement, 2014.

7

de la fiction où plus rien ne s’oppose à leur liberté, à leurs désirs ou à leurs

fantaisies, les outils d’expériences et d’analyses jusqu’alors inédites.

La séparation établie par Sade donc est importante non pas tout

simplement parce qu’on peut supposer que dans son for intérieur on peut

penser n’importe quoi (quoique cette séparation aussi soit importante),

mais parce qu’elle établit d’abord une séparation de l’être et de l’objet

essentielle à la réflexion. La devise des libertins du Grand siècle qui

voyaient eux aussi une séparation complète entre la sphère publique et la

sphère privée5 joue sans doute également ici un rôle de premier plan, mais

il s’agit ici encore d’autre chose. Les Dadaïstes, les Lettristes, les

Surréalistes ont retenu de Sade cette idée de liberté intérieure, que l’on

retrouve aussi bien entendu à l’origine du « courant de conscience » rendu

célèbre par James Joyce, mais ce n’est pas non plus de cela qu’il s’agit. Sade

a un autre projet, beaucoup plus ambitieux, et celui-ci de portée d’abord

encyclopédique. Il en donne la clé dans le préambule des 120 Journées de

Sodome : « On n’imagine pas à quel degré l’homme varie [les écarts des

passions], quand son imagination s’enflamme. Leur différence entre eux,

excessive dans toutes les autres manies, dans tous leurs autres goûts, l’est

encore bien davantage dans ce cas-ci, et qui pourrait fixer et détailler ces

écarts ferait peut-être un des plus beaux travaux que l’on pût voir sur les

mœurs et peut-être un des plus intéressants. »6 Voici donc ce dont il s’agit.

5 Selon leur formule, « Foris, ut moris est. Intus, ut libet », formule de Cesare Cremonini (1550-1631).6 Sade. I, 39.

8

Son intention est d’être le premier dans l’histoire de la littérature à avoir

écrit, sur le schéma de la séparation des idées, un roman nécessairement

immoral, « le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les

modernes».7 Ce projet suppose bien entendu de revoir de manière absolue

la question de la liberté de pensée, non pas en termes de penser n’importe

quoi, mais en termes des limites morales, culturelles, et intellectuelles de la

pensée et du sens même de la liberté de penser. Sans doute qu’il ne s’agit

ni d’un simple jeu ni d’une question académique, ni de formule littéraire,

mais d’un projet qui nous engage tout entiers en tant que personnes

humaines, qui nous concerne tous, et dont l’audace inouïe a d’ailleurs coûté

très cher à Sade. Un projet qu’il entend absolument mener à son terme, son

« système de pensée » – comme il le proclame – lui étant aussi cher que la

vie même.

Le grand mérite de Sade est donc la découverte de cette séparation initiale,

complète et radicale, entre le perçu et le percevant qui rappelle Husserl et

la phénoménologie, où existe également la même séparation, « mise entre

parenthèses » de la perception et de ses contenus, et où se pose donc

nécessairement de manière implicite la question de savoir si la pensée peut

être criminelle, par exemple, dans la mesure où, envisagée du point de vue

de son seul être et en tant que pensée, elle ne se traduirait pas en acte. Ce

n’est pas en termes d’éthique qu’Husserl approche la question, mais elle est

implicite chez lui et comme aussi ailleurs dans les catégories de Kant : à

7 Ibid., 69.

9

savoir, dans quelle mesure pouvons-nous être libres de ce que nous pensons

et aussi de penser ce que nous voulons. Est-ce que la loi, les mœurs, la

morale doivent ici servir de témoins et de juges à notre pensée, ou est-ce au

contraire que c’est cette pensée qui doit déterminer la validité de la loi ?

C’est en ces termes que Sade pose la question de la liberté de pensée et au-

delà de toute approche conceptuelle de la philosophie, du bien et du mal.

Et il ne s’agit pas seulement de ce que nous avons le droit de penser, mais

surtout, en ce qui le concerne, de ce que nous avons le droit de dire de ce

que nous pensons. Dans quelle mesure, à quel moment, une pensée,

nécessairement innocente parce qu’elle est la nôtre, devient-elle criminelle,

si partagée ? Ce qui engage aussi à-rebours la question de la validité de

toute censure – à savoir, la question de savoir si la Nature agissant toujours

en nous par la pensée,8 il puisse en exister une seule qui soit criminelle au

sens où pourrait la punir n’importe quelle loi où qu’elle s’exerce. La

question est d’actualité pour tous les temps et pour tous les lieux,

puisqu’elle revient à examiner si un individu peut être jugé responsable,

même en s’autocensurant, ou en obéissant à quelque forme extérieure de

censure, et s’il ne vaudrait pas mieux au contraire lui donner tous les

moyens possibles et imaginables de penser ce qu’il veut, voire de lui en

donner même aussi la formule, pour faire de lui un être vraiment libre. Tel

en tout cas semble bien avoir été le sentiment, très humain et éminemment

8 Au sens cartésien, qui comprend toutes les instances et manifestations sensibles ou intellectuelles de la

conscience.

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humaniste, de Sade, telle application de la philosophie cadrant d’ailleurs

parfaitement bien avec le projet des Lumières d’oser savoir, le sapere aude

kantien. Sade en effet pose la question de savoir comment, si la Nature

existe en moi sous forme de pensée, comment donc il pourrait se faire que

cette pensée ne soit pas non plus naturelle, et donc aussi non-criminelle vis-

à-vis de la loi.

Cette perspective est ce qui sépare l’œuvre de Sade de celle des autres

écrivains de son temps et de la majorité des autres, et qui reste au centre

de nos préoccupations.

La séparation en question a toujours été de la nature de la fiction. L’écrivain

décrit un monde subjectif par rapport aux conventions qui sont celles du

lecteur, et par le biais desquelles il communique avec lui, et l’œuvre passe

ainsi sur un mode conventionnel du registre individuel au collectif. Les

conventions nous informent de la nature fictive de l’œuvre en soulignant au

besoin sa dimension de « réalité séparée » : (« Toute ressemblance avec des

personnes existant ou ayant vraiment existé, etc.. »). Dans La Chartreuse de

Parme, par exemple, le personnage de Fabrice Del Dongo tout comme les

autres personnages du récit n’existe véritablement que dans l’esprit de

Stendhal, même s’il a pu en trouver des modèles ailleurs, et c’est bien là ce

que représente pour nous la fiction. Ce que nous voyons d’abord ici c’est ce

qui se passe dans l’’esprit de l’auteur, même quand les liens avec le monde

objectif restent communs, et non seulement pour les lieux (la Chartreuse de

11

Parme, Waterloo, etc.), mais aussi pour les thèmes, les modes, les valeurs

morales, ou l’histoire et la culture en général. L’auteur s’efforce à produire

un certain effet par référence au monde objectif qui est le nôtre, mais nous

sommes pourtant entièrement immergés, avec l’œuvre, dans son monde

intérieur. C’est-à-dire qu’il triche d’une certaine manière. Ses héros jouent

à être réels comme le garçon de Jean-Paul Sartre jouait à être garçon. Leur

véritable être est ailleurs, au-delà même de la musique et de la poésie d’une

époque et d’une société dont l’œuvre se fait l’écho, et du plaisir de la

lecture. Tel est l’attrait traditionnel de la fiction.

Ce qui est différent chez Sade, c’est qu’il n’accepte pas de jouer le jeu et

n’oublie jamais qu’il s’agit en fait d’un jeu, ni non plus la nature séparée du

phénomène de fiction, son « isolisme ». Il n’oublie pas que ces objets que

sont nos pensées, ou nos perceptions, existent aussi séparément de nous de

même que nous les concevons séparément, et ceci, littéralement et dans

tous les sens. Il n’oublie pas que l’homme est avant tout telle idée que nous

nous en faisons, et en tant que tel un objet séparé, seulement moment de la

conscience, au point de contact de deux réalités, objective et subjective. En

termes kantiens, nous dirions que Sade n’oublie pas que l’humanité est

comme Janus tel être bicéphale dont un côté à jamais inconnaissable

appartient à la chose en soi, et l’autre, tel que nous l’interprétons, à la

chose pour soi, et cette compréhension du phénomène humain est

essentielle pour le comprendre. La littérature ordinaire ne s’intéresse

généralement à l’homme que du point de vue de son être pour soi, dans ses

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différents aspects culturels ou historiques, là où Sade le situe, et dans ces

mêmes aspects, à l’intérieur du cercle plus grand des cycles naturels qui le

circonscrivent et qui le conditionnent, et c’est aussi pourquoi il peut en

donner une représentation plus vraie : « Si tu n’écris comme R… que ce que

tout le monde sait, dusses-tu, comme lui, nous donner quatre volumes par

mois, ce n’est pas la peine de prendre la plume, »9 dit-il de Rétif de la

Bretonne, mais le but de l’écrivain pour lui est d’« entr’ouvr[ir] avec

frémissement le sein de la nature… »10.

Les héros de fiction se conforment généralement à nos coutumes, à nos

mœurs ou à nos codes de morale, que ce soit pour les suivre, ou pour les

violenter, même sous les oripeaux de la fantaisie la plus débridée

(Hollywood ou Harry Potter par exemple), et nous les prenons comme ils se

présentent sans questionner leur statut, ou le fait qu’ils puissent en fait

aussi exister séparément de nous, et en ce qui concerne les mœurs et

usages, dans un autre univers dont les valeurs et les conventions seraient

radicalement différents. Nous nous satisfaisons de ce que l’idée de

séparation dans ce qui les concerne fait pour nous partie de la catégorie de

fiction, sans réfléchir davantage aux conséquences logiques de ce choix. Le

prendre au sérieux, comme le fait Sade, est aussi remettre en question les

paramètres traditionnels de la fiction et la séparer, comme Sade l’explique

des perceptions, de ce qui pourrait être son ancrage dans les coutumes et

9 Idée sur les romans. Paris : Rouveyre, 1878, 38.10 Ibid., 36.

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dans les mœurs. En libérant ses héros, c’est-à-dire, en acceptant de ne pas

les tenir pour responsables de nos attaches morales, sensibles, ou

culturelles, Sade opère donc une révolution dans le domaine littéraire. Ses

héros, ainsi moralement détachés de notre univers de valeurs, nous forcent

à les suivre dans le leur, et en nous identifiant à eux, de renoncer aussi au

nôtres, c’est-à-dire aussi à nous faire vivre leur liberté, et goûter à une

certaine dimension de notre nature qui n’existe et qui ne peut exister que

sur le mode de la fiction et dans une réalité « séparée de nous, de même

que nous la concevons séparément ». Tout en reconnaissant dans

l’autonomie de ces héros ce que nos habitudes de lecture nous cachaient,

nous découvrons également ainsi les paramètres et la valeur de notre

autonomie. Il s’agit d’une innovation unique. Le fait que beaucoup de

lecteurs restent encore aujourd’hui incapables de « franchir le pas » et ne

reconnaissent pas dans l’œuvre de Sade cette révolution esthétique et la

rejettent, ne voyant dans la libération du héros revendiquée par lui qu’une

hérésie inacceptable, n’infirme aussi en rien le fait que ses héros sont

également l’illustration d’une thèse sur le statut et la fonction de l’idée.

Sade a accompli bien autre chose que d’illustrer la seule distinction

cartésienne entre chose pensante et chose étendue, la « chose » sadienne »

(pour reprendre la terminologie cartésienne), ne se situant ni dans l’une, ni

dans l’autre. Il s’agit en fait d’un espace discret, à tous les sens du terme,

totalement autonome, où évoluent êtres et pensées, espace dans lequel tous

ont le loisir et la liberté d’évoluer dans leur propre sphère, qui est différente

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de la nôtre et où prévalent différentes valeurs de l’espace et du temps. Le

temps y est celui du désir, et l’espace, celui de la volonté. Alors que le

rapport établi par Descartes dans sa distinction implique aussi une morale,

dans la distinction des deux « choses », ce rapport est entièrement

transformé chez Sade, dans la distance établie entre l’objet et la perception

que nous en avons. Le Cogito cartésien s’apparente au Zen dans la mesure

où il ne suppose aucune réflexion critique sur le phénomène de la pensée, il

y suffit aussi de penser pour être, ce qui n’est pas suffisant pour Sade, chez

qui les phénomènes de la conscience, de la morale, des sentiments, etc., de

ses héros n’ont rien à voir avec ce qu’ils sont pour nous mais seulement

avec ce qu’ils sont pour eux-mêmes dans l’univers entièrement séparé du

nôtre où ils vivent, un univers sans aucune attache éthique avec le nôtre. Où

Kant hésitait et revenait finalement sur ses pas, Sade affirme sans

ambiguïté qu’il n’y a jamais rien que du construit et du conventionnel

derrière tout édifice de morale ou de mœurs, et que l’éthique est une chose

infiniment malléable. Ses personnages illustrent ce sentiment non

seulement qu’il ne tient pas plus à nous d’être ce que nous sommes, qu’à la

feuille d’être verte ou au cube carré, mais encore que c’est en fait à la

société et pas à nous à s’arranger de cet état de choses.

Le Cogito se rapporte, comme l’Impératif catégorique kantien, à la croyance

au libre arbitre, croyance qui n’existe pas chez Sade, non plus que comme

chez la quasi-majorité des philosophes des Lumières (Rousseau y faisant

exception). Dans le Cogito, l’élément cognitif (« Je pense, donc je suis ») a

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également une dimension éthique qui me rend responsable de mes pensées,

alors tout crible moral est aboli dans la pensée déterministe telle qu’on la

retrouve chez, ainsi que tout « impératif catégorique », lesquels agissent

toujours comme des policier de la pensée, nous forçant constamment à

choisir et la soumettant à une sorte de gymnastique assez peu naturelle où

elle est sans cesse amenée à devoir juger, comparer, rejeter, déguiser, ou

accepter pensées et sentiments qui sont moins les siens que ceux des

autres. Ce biais l’empêche ainsi de réaliser pleinement sa potentialité, la

soumettant à une contrainte qui est en fait la mort de toute pensée

rationnelle. Ce qui explique et justifie l’insistance de la morale commune

sur le libre arbitre, c’est évidemment que tout l’édifice des lois repose sur

lui, et qu’il sert excellemment bien au contrôle de l’individu si beaucoup

moins à sa connaissance. Il n’y a plus aujourd’hui de type d’éducation

systématique telle qu’existait en Grèce un modèle visant à donner à

l’individu une compréhension globale de l’être et de ses potentialités, que

l’on retrouve cependant encore dans le déterminisme sadien. Sans doute

qu’il est beaucoup plus facile de contrôler des individus tenus pour

« responsables » de leurs pensées. Il est plus facile de supposer qu’on a fait

le choix de ses actes, que de comprendre que puisqu’on a accompli une

chose ou l’autre, c’est qu’on n’avait pas le choix, et tel est bien le reproche

que Sade fait à la loi, celui d’empêcher l’homme de se mieux connaître et de

pouvoir ainsi s’améliorer. « La loi est un frein que l’homme a donné à

l’homme, quand il a vu la facilité avec laquelle il franchissait tous les

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autres ; et comment, d’après cela, a-t-il pu croire que ce frein suppléant

pourrait jamais servir à quelque chose. Il est des punitions pour les

coupables, soit ; je vois à cela de la cruauté ; mais aucuns moyens de rendre

l’homme meilleur, et ce n’était, ce me semble, qu’à cela qu’il fallait

travailler. » (III, 836).

Sans doute que les lois sont nécessaires, Sade ne dit pas le contraire : « Il

est du devoir des sociétés de retrancher de leur sein les méchants capables

de leur nuire : et voilà qui justifie les lois. » (III, 515-16). Mais on condamne

quand même Sade pour sa pensée et non pas pour ses actes (il y a belle

lurette qu’on n’en parlerait plus s’il ne s’agissait que de cela !). Ce n’est pas

un hasard si Justine figure en bonne place parmi les livres brûlés par les

pompiers de Farenheit 451. On le condamne surtout parce que son œuvre

reste un manifeste déterministe, une attaque frontale, directe, et radicale

contre l’illusion du libre arbitre, et donc aussi du même coup contre les

institutions sociales qui en dépendent, et c’est-à-dire pratiquement toutes.

Mais le matérialisme bien compris exclue absolument toute nuance de libre

arbitre, on ne peut pas être à la fois matérialiste, et supposer l’existence

d’un libre-arbitre. Ceux qui prétendent les marier ne font qu’adultérer les

deux, comme ce fut le cas de Descartes ou de Kant quand ils s’effrayèrent

des conclusions logiques de leur philosophie. Le matérialisme est une

philosophie, une conception du monde, que les lois devraient émuler, mais

qu’elles préfèrent ignorer et tacitement les combattre, comme qu’elles le

font chaque fois qu’elles rendent un individu responsable de nos actes.

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Si nos pensées ne nous appartiennent pas, la question se pose de savoir à

qui ou à quoi elles appartiennent. Si nous sommes de simples

« générateurs » de pensée selon certaines conditions locales qui ou quoi

sera le générateur universel ? Ce générateur-là, pour Sade comme pour les

philosophes ses contemporains, est en fait le même qu’il a toujours

été, pour la philosophie la plus ancienne : la Nature : « Tout est à la nature,

rien à nous, » écrit Sade. (II, 695). Il n’y aurait donc ici rien

d’extraordinaire, si Sade n’avait pas aussi conçu le projet d’inclure dans

cette philosophie ce que personne avant lui n’avait pensé y faire entrer :

toutes nos pensées, même les plus secrètes, ou les moins avouables. Nous

sommes bien conscients que tout ce qui tient à la chose étendue est séparé

de nous. Tel est le fameux en-soi de l’objet des philosophies modernes. Mais

il en est autrement pour la chose pensante, et pour ces pensées dont la

culture veut toujours nous tenir pour responsables, pour mieux aussi nous

contrôler, et depuis des temps immémoriaux : la Bible raconte déjà

l’histoire de cette répression brutale, toujours violente, visant à éradiquer

toute pensée individuelle pour la remplacer par la collective, jusqu’à ce que

cette violence devienne internalisée et fasse de chaque individu son propre

policier. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours de violence, même

là où elle est le mieux déguisée. L’idée sadienne d’une égale distanciation

de soi et des objets de la pensée équivalente à celle des objets de la chose

étendue crée un espace de liberté, un espace où l’individu ne peut plus être

coupable, ni tenu pour responsable de ses pensées. Un espace qui peut être

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un véritable refuge et un espace de paix intérieure, comme c’est aussi le but

que se propose le Zen.

Sade et le Zen font de l’idée une utilisation inattendue, et alors que celle-ci

reste cependant toujours soumise au concept comme dans la philosophie (le

Bouddhisme en étant une). Chez Descartes, ou encore chez Spinoza, l’idée

reste conforme à une théologie, comme c’est également le cas dans le

Déisme des Lumières, qui continue à vouloir interpréter l’idée selon

certaines lois de la Nature comprises comme une sorte de théologie et sur

le modèle des lois de la société : les conséquences désastreuses de cette

approche nous ont été tragiquement démontrées au XXème siècle. Il en va

autrement chez Sade, qui ne nie pas non plus la naturalité du concept, mais

ne lui attribue pas non plus de valeur sociale ou précise, puisqu’il n’y a en

fait aucune pensée ni aucune action qui ne soient chez lui naturelles, toute

pensée et toute action servant indistinctement la nature et quelles qu’elles

soient, n’étant pas soumises aux règles de la société mais seulement de

l’être. C’est ce qui correspond dans le déterminisme à une vision du monde

où créations et destructions sont également nécessaires. A supposer que

quelqu’un arrive un jour à faire sauter la planète, il semble assez évident

que ceci n’aurait aucune incidence sur la Nature en général, le matériel

ainsi détruit selon nos conceptions de la destruction allant se recombiner

ailleurs sous une ou d’autres formes. Telle est la Nature chez Sade, le lieu

d’une perpétuelle création et re-création indifférentes, et l’homme ne peut

rien faire sans la servir que ce soit par ses destructions ou ses créations

19

comme par ses vices ou par ses vertus. Le héros sadien se révolte sans

doute occasionnellement contre cette tyrannie, mais elle lui laisse quand

même une liberté d’action extraordinaire et quasi-illimitée, et c’est cet

optimisme que Sade choisit avec la révolte : réalisme, pourrait-on dire,

puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement !, préférable en tout cas aux

lamentations sur notre condition humaine. Optique toujours pascalienne,

toujours celle du roseau pensant, mais Sade ne tire pas de l’analogie les

conclusions pessimistes de Pascal et au contraire, puisqu’il voit dans

l’acceptation de la nécessité de la destruction, et les pouvoirs de

l’imagination, la possibilité d’une maîtrise et d’une jouissance. « Les

philosophes ordinaires ont soumis l’homme à la nature pour s’accommoder

aux idées reçues ; prenant un vol plus rapide, je te prouverai quand tu

voudras qu’il n’en dépend nullement, » dit le Pape Braschi à Juliette. (III,

869-70). Cette liberté libère aussi de toute contrainte et fait de l’homme

comme il le proclame aussi ailleurs pratiquement l’égal des dieux.

Nature et liberté : tel est le « programme » sadien. Ce qui bien sûr remet en

question la liberté de l’une et la nature de l’autre, la nature de la liberté en

question et la liberté de la Nature, et c’est-à-dire la question de savoir ce

que devrait être telle conception de la liberté, qui nous permettrait à la fois

de rendre compte de sa nature, et telle conception de la Nature qui ne se

limite pas à celle de notre liberté. Sur cette question, Hegel choisissait son

point de départ à partir de conclusions déjà établies, comme c’est aussi

généralement le cas de la majorité des philosophes. Le milieu, les traditions,

20

les mœurs, les coutumes et les lois, fournissent déjà a priori un cadre de

valeurs auquel il est aisé de conformer des conclusions, et ceci est

également vérifiable pour les philosophes des Lumières, pour qui les

paramètres socio-culturels de leur époque fournissent les cadres d’une

réflexion sur les concepts-clés qu’ils veulent définir. C’est ainsi par exemple

qu’ils ont recours au mythe du bon sauvage pour illustrer leur critique de

l’ordre existant et appuyer leurs revendications, tel que Diderot le trouve à

Tahiti, et Rousseau dans la préhistoire, et que la tendance générale est de

vouloir trouver dans la Nature un modèle universel, y-compris des lois et

des mœurs existantes, le problème étant qu’à essayer de trop faire entrer

dans la même enveloppe, on arrive aussi à la faire éclater. La liberté, selon

les philosophes, devrait être basée sur un modèle universel, un peu comme

un costume, à la mesure de tous, dont la Nature serait le couturier, et que

Sade ridiculise dans son pamphlet Français, encore un effort si vous voulez

êtres républicains. « Ce procédé [de lois universelles], écrit-il, serait aussi

ridicule que celui d’un général d’armée qui voudrait que tous ses soldats

fussent vêtus d’un habit fait sur la même mesure. » (III, 124). La faillite de

cette illusion est toujours palpable dans les écrits des philosophes, et

notamment dans Candide (quoique Voltaire ait continué à la bercer jusqu’à

la fin de sa vie). Cette illusion est la grande marotte du siècle mais la liberté

à laquelle elle condamne n’est jamais que celle de la ruche, le modèle d’une

société où chacun est naturellement à sa place, du chef au plus humble

21

citoyen lambda, est aussi l’origine des grands systèmes totalitaires du XXème

siècle.

Nous devons quand même à Rousseau d’avoir eu le mérite, et le courage, de

commencer par les droits imprescriptibles de l’individu, et c’est où Sade le

suit mais et le dépasse aussi dans sa nouvelle équation du rapport Nature-

Liberté, dans laquelle le pessimisme de Rousseau (pour qui toute

réconciliation possible appartient à un âge d’or révolu), n’a pas de place, ni

comme d’ailleurs non plus l’optimisme aveugle de ses ennemis qui pensent

eux pouvoir réconcilier les deux en inféodant les lois de la société aux lois

de la Nature. Telle illusion n’existe plus chez Sade, chez qui toute liberté

doit commencer et finir avec celle de l’individu.11 Les seules lois chez Sade

sont celles que l’individu se reconnaît ou se donne à lui-même, la liberté

étant d’abord un espace intérieur de connaissance et une aventure

individuelle. A l’inverse des philosophes, il pense qu’il est impossible

d’imposer à l’individu la liberté de l’extérieur, parce que chacun est

différent et que toute vraie liberté doit nécessairement tenir compte de

cette différence, et une véritable société d’hommes libres ne peut exister

chez lui que sur la base de la reconnaissance de cette différence.12 Sans

doute que les lois restent toujours nécessaires dans cette optique, pour

nous protéger, mais il n’en reste pas moins que ces lois « vues d’après

l’intérêt particulier, seraient monstrueusement injustes. » (III, 516). C’est

11 Ce qui a été très bien expliqué par Philippe Mengue. L’ordre sadien. Paris : Kimé, 1996.12 Même dans ses écrits les plus radicaux, pendant la Révolution, alors qu’il conçoit une sorte de démocratie

directe où chacun, même dans les hameaux, aurait voix aux décisions collectives.

22

d’abord par l’éducation, et la connaissance de soi, que l’individu peut

vraiment se rendre libre et espérer pouvoir ainsi créer une société

d’hommes libres, ce en quoi Sade et le Zen partagent évidemment le même

idéal. Sans doute que dans le Zen, cette société d’hommes libres a ses

limites, et ne peut concerner qu’un groupe limité, le hoi polloi restant à

jamais condamné à l’ignorance, mais dans les deux cas existe aussi une

même perspective démocratique : les portes du royaume restent ouvertes à

quiconque en demande l’accès.

Sans doute que ce n’est pas par hasard que les concepts de Nature et de loi

naturelle avaient acquis une telle importance au siècle des Lumières. Ces

concepts sont d’une souplesse remarquable et d’une richesse pratiquement

inépuisable en ce qui concerne de pouvoir servir les intérêts de la

bourgeoisie montante face à l’ordre existant. Les philosophes les utilisent

comme une espèce de Livre des lois, là où la Bible n’a servi qu’à renforcer

le statu quo et a échoué à instaurer davantage de justice. Ils s’en servent

avec efficacité dans leur programme de rénovation et de promotion de leurs

intérêts de classe pour donner naissance à un nouvel ordre des choses, et

sans doute que ce fut un coup de génie que l’invention de ce « livre de la

Nature », qu’ils adoptent comme source d’inspiration et qui devient

pratiquement pour eux l’équivalent des livres religieux. Catéchisme

d’ailleurs d’autant plus redoutable qu’il est invisible, dont l’Encyclopédie est

le canon (à tous les sens du terme), ce livre est aussi supposé avoir été écrit

par Dieu lui-même, quoiqu’il n’existe que dans l’imagination de ceux qui le

23

lisent, et bien entendu, avec cet avantage qu’on peut en donner les

interprétations les plus diverses sans jamais être en contradiction avec soi !

On a beaucoup écrit sur l’espèce de frénésie qui s’empare alors des esprits

et l’espèce de copinage où flirtaient ensemble noblesse et bourgeoisie, les

deux classes y trouvant un langage commun à leurs propres intérêts, et au

moins l’illusion d’un accommodement, d’une possible solution aux

différences qui les divisaient, bien qu’il se soit agi d’un dialogue de sourds.

Les salons, les académies, etc., furent les structures d’accueil de cette

liaison que l’on ne savait pas encore dangereuse, et qui aurait même pu

produire de bons résultats si les évènements tragiques de la Révolution

n’avaient pas soudain mis fin à cette expérience. (A moins que Laclos ait eu

raison et qu’elle ait été dès le début vouée à l’échec, bien entendu).

L’œuvre de Sade tout comme celle des philosophes est une réflexion suivie

sur la question de la « nature » de cette Nature, ainsi que sur l’éventail des

possibilités permises par le concept, et en quoi Sade se conforme ici aussi à

la mode, non seulement des intellectuels, mais de toute la société et de son

élite culturelle. Tout le monde est inspiré par le concept, toute la culture de

l’époque en fait le terrain fertile d’une dispute animée et souvent violente

dont l’enjeu tels que la vivaient les contemporains n’était rien de moins que

le salut de l’humanité. Quant à savoir aujourd’hui qui de Sade ou des

philosophes aura le mieux interprété le concept, pour ceux qui auraient

encore des doutes, il suffit de voir que Sade trouve de plus en plus de

lecteurs parmi nous, et que la question est peut-être encore loin d’être

24

résolue. On peut au moins concevoir en tout cas que, sans détracter à

l’importance des lois, au sens où les entendaient les philosophes, il est

quand même évident que l’existence d’un espace intérieur de liberté nous

soit essentiel, espace où chacun puisse être lui-même « chez lui » et en

l’absence duquel chacun court le risque de se perdre et de se transformer

en machine, que ce soit une machine à gagner de l’argent, à jouir, à

souffrir, etc., mais toujours machine. Tel est la marque des états totalitaires

(mais aussi à un moindre degré, de nos démocraties) que l’individu doit s’y

accommoder de la perte de sa liberté, et de la violence et du viol quasi-

quotidiens de son espace intérieur pour pouvoir survivre. La situation

n’était d’ailleurs pas différente au Japon du début de l’ère chrétienne, à

l’époque où naquit le Zen, de ce qu’elle est toujours aujourd’hui. La

tendance naturelle de cette machine de pouvoir qu’est l’Etat est de ne voir

dans l’individu qu’un simple rouage, et sa tentation permanente de lui faire

adopter ce point de vue. C’est aussi à cet effet que les religions sont utiles

parce qu’elles offrent un « ready-made », succédané de vie intérieure, où

l’individu peut facilement trouver ce refuge tout prêt et nécessaire à sa

santé spirituelle. Solution facilement efficace : quelqu’un né à Dublin ne

s’étonnera pas plus d’être né catholique que quelqu’un né à La Mecque

d’être musulman, plutôt que juif ou hindou, et etc. Les religions colonisent,

et adaptent l’espace intérieur aux conditions locales, mais au détriment de

l’espace individuel : ceux qui se réclament d’une « relation intime » avec

Dieu le font toujours eux-mêmes dans le cadre d’une structure collective

25

existante et n’en installent pas moins le Dieu des autres au centre de leur

espace personnel. Ils adulent ce Dieu sans se rendre compte qu’il a pour

ainsi dire phagocyté leur espace intérieur, lequel en tant qu’espace

fonctionnel, doit nécessairement toujours rester vide, pour que puisse y

naître quelque chose, et où si Dieu est déjà là il n’y a plus de place pour

autre chose. Notre espace intérieur est d’abord un espace de destruction,

qui ne peut s’accommoder d’aucun partage, c’est le vide même, tel que le

Bouddhisme le revendique comme son idéal, son Nirvâna, mais un vide

actuel parce que conscient. Il s’agit du vide de la conscience et de la

conscience de ce vide à la fois, de l’essentialité du vide dans la conscience,

sans laquelle il n’y a pas de vraie liberté, il est l’espace du « Calme, luxe, et

volupté » évoqué par Baudelaire, où viennent d’abord se projeter nos

pensées.13 La religion est subversive parce qu’elle retourne contre l’individu

ce pouvoir critique destructif qu’il tient de la Nature, de manière à faire de

lui un être asservi, et en ce sens, aider à compléter aussi le projet de l’Etat

de domination et de contrôle de l’individu, et c’est où Sade reste

éminemment révolutionnaire. Dans une émission récente de radio, le

philosophe Raphaël Enthoven déclarait en parlant de Sade : « Vous avez

voulu la liberté, le droit, la morale et le progrès ? Eh bien, voici la dot de

tous ces gendres idéaux : soyez les bienvenus en enfer, là où triomphe le

plus fort, où Dieu agonise, où les enfants sont massacrés. »14 Tel est en effet

13 Pensées au sens cartésien, comme indiqué plus haut : tout ce que nous pensons et éprouvons, ou pouvons être

conscients.14 Emission « Le Gai Savoir » de Raphaël Enthoven du 19.5.2013 sur France Culture.

26

le résultat de l’idée socialement normative de Nature des philosophes. Sans

doute pas celle de Sade.

II.

« Le mot Nirvâna signifie « extinction ». Bouddha éclaire le sens du Nirvâna

par l’exemple de la lumière qui s’éteint faute de combustible. L’homme qui

n’alimente plus les feux de la passion « s’éteint » ; sa vie n’est suivie

d’aucune réincarnation, comme la lampe qui, une fois éteinte, ne peut plus

transmettre sa flamme. »15 Le Nirvâna serait le lieu idéal d’un vide présumé,

d’une non-existence absolue, mais qui existe quand même nécessairement

dans la conscience que nous en avons. C’est bien aussi la définition qu’en

donne Sade. On peut même affirmer que ce lieu n’existe nulle part ailleurs

que dans la conscience, ce qui est certainement la conclusion à laquelle en

viendra quiconque considère la question logiquement, ce lieu n’existant de

manière irréfutable qu’idéalement et un vide sans conscience du vide

restant une impossibilité. Le vide sadien se distingue cependant du vide

bouddhique par deux aspects essentiels, le premier étant sa localisation,

puisqu’il s’agit bien entendu d’un lieu actuel et non pas imaginaire et

extérieur à nous, d’un lieu bien réel dans la conscience que nous en avons

(et, de ce fait, pouvant aussi y jouer un rôle dynamique), et ensuite, parce

que dans ce lieu viennent s’inscrire, sous différentes formes, entre le monde

15 Henri Arvon. Le bouddhisme. Paris : P.U.F., 2007, 54-55.

27

objectif et le monde subjectif, nos pensées et nos perceptions. Notons que

ces perceptions restent chez Sade immatérielles et purement

occasionnelles, par rapport à un en-soi inexplicable, la conscience étant

aussi d’abord chez lui conscience du vide initial dont nous avons parlé entre

les deux absolus de la chose pensante et de la chose étendue. Lieu

insondable, donc, et tout entier peuplé d’avatars sans plus d’importance

eux-mêmes que ce qu’ils signifient, puisqu’il ne s’agit jamais que des deux

côtés de la même représentation ; mais aussi, lieu d’une liberté absolue,

puisque toutes les manipulations et toutes les interpolations y sont

permises. Un second aspect de ce vide se rapporte aux passions, puisqu’il

n’est jamais question chez Sade du type de « purgation » au sens où

l’entend le Bouddhisme ni qu’il ne peut y en être question, le vide étant par

nature également de l’essence des passions, et puisque Sade comme la

majorité des penseurs de son siècle ne conçoit pas de nature humaine, sans

passions. Bien au contraire, la passion joue toujours un rôle actif et

dynamique chez lui et toujours positif comme étant essentielle au

développement et à la plénitude de la personne. C’est dans ce vide (qui est

aussi celui des passions), et dans ce monde ci que se situe le « Nirvâna »

sadien et non pas après la mort ou dans un au-delà de la conscience. Les

passions revendiquées par lui se situent dans ce lieu vide de perception qui

est à la fois perception du vide et perception du vide des passions, et c’est

par la connaissance de ce vide primordial que nous pouvons saisir le sens et

les limites de notre liberté, dans la distanciation, la séparation du

28

contenant et du contenu, la conscience de ce vide et du vide des passions

(et donc de leur équilibre, d’une harmonie sur le mode du vide), dans la

conscience de l’irréalité d’un en-soi à jamais impénétrable.16 « La vacuité ne

connaît ni venir ni aller, et cette vacuité est le Tathâgata lui-même, » écrit

D. T. Susuky, ce qui est aussi la définition du vide sadien. 17 Ce vide (qui est

aussi l’« Innommable » du Taoïsme) est encore ce que nous appelons

« Dieu », il est le lieu de toutes les destructions et de toutes les créations,

de tout ce qui est, ou peut être, comme de tout ce qui n’est pas ou peut ne

pas être et tout aussi « amoral ». (Comment un lieu vide pourrait-il générer

de l’éthique ?). Seule la conscience de ce vide est porteuse de morale, parce

qu’en prendre conscience est concevoir l’inanité de toute action, et dans

cette mesure il est à l’origine d’un réflexe d’auto-préservation, lequel serait

ce que nous définissons comme « morale ». Le lien que les thèses de Sade

entretiennent avec la philosophie de son temps sont ici évidents, puisqu’il

est clair que le vide sadien doit s’accommoder de toutes les formes de

pensée telles que supposées par les catégories kantiennes,18 ou les identités

de Spinoza,19 et l’epoké phénoménologique, la mise entre parenthèses

husserlienne, en est plus près de nous également un autre modèle adéquat

puisque toute pensée y est aussi selon la définition de Sade, « séparée de

nous, de même que nous la concevons séparément ».

16 L’homme « a en lui le vide, le néant, il est formé pour ainsi dire en deux parties. » Gombrowicz, 97.17 D. T. Suzuki, 325. (Tathâgata : le Bouddha lui-même, et par extension, l’éveil, le satori.)18 Rappelons que nous entendons ici pensée au sens cartésien, c’est-à-dire comprenant toutes les formes de la

perception, affects, idées, pensées proprement dites, etc..19 L’idée que l’ordre des pensées et de la connexion des choses sont les mêmes.

29

Notons aussi que cette question du vide (du Nirvâna), était déjà un

problème pour les disciples du Boudhha. L’un d’eux (Mâlunkyâputta)

voulant savoir si celui qui l’atteint continue à vivre, ou est englouti par le

néant, « Bouddha, en guise de réponse, cite le cas d’un homme atteint par

une flèche empoisonnée. Retardera-t-il le traitement jusqu’à ce qu’il

réussisse à savoir exactement si c’est un noble ou un brahmane, un vaiçya

ou un çudra qui l’a blessé ? Quel en serait le résultat ? La mort du blessé. Il

en est de même de l’homme qui doit guérir du samsâra. Qu’il se contente

donc des quatre Vérités Saintes. Tout le reste est superflu et risque de

retarder le salut. »20 Le Bouddha s’en tire par une pirouette et la question

n’est pas résolue. Conscience, ou vide absolu ? Tout vide vient du « plein »

de la conscience et n’existe que par rapport à l’existence que nous lui

attribuons dans la perception ou la sensation. En tant que vide absolu, il

s’agit d’un mythe aussi avéré que celui de l’âge d’or. Mais on pourrait aussi

considérer que la réponse du Bouddha est déjà une sorte de koan, lequel

nous l’avons vu fonctionne aussi sur le modèle de la métaphore. (« Qu’est-ce

que le Nirvâna ? ». « Une flèche empoisonnée »). Ce qui existe est le koan.

L’esprit est vide, quoique toujours plein, les pensées se suivent, la

conscience jaillit, les sensations viennent dans le vide intérieur mais non

pas dans un vide cosmique et absolu tel que le Bouddhisme le suppose et

qui en fait l’archétype de tous les vides. Le seul vide réel est celui immédiat

et individuel de la connaissance qui en est mienne, qui est mon domaine et

20 Arvon, 55-56.

30

mon refuge, c’est d’abord là que je vis et où je puis être entièrement moi-

même. Ma prison également si l’on veut, la communication restant toujours

la chose la moins évidente qui soit, mais vide m’appartenant, dans tous les

cas. Une meilleure question de Mâlunkyâputta aurait peut-être été « Où est

le Nirvâna ? ». Nous ne sommes jamais vides que comme une maison est

vide, dans laquelle on peut toujours revenir comme aussi les personnages

sadiens dans leurs châteaux, les couvents, ou les souterrains. Sainte-Marie-

des-Bois par exemple, de l’extérieur un havre de paix, lieu sacré vénérable

et saint, mais à l’intérieur, enfer ou paradis, selon qu’on estime les choses

du point de vue des moines qui y torturent leurs victimes ou de celui de

celles-ci… Le vide ne saurait être nommé à moins et n’existe que dans cette

perception que nous en avons et le fait que le Bouddha élude la question et

en défère au dogme est peut-être logique, mais pas suffisante.

Le rapport de la philosophie et des passions dans la métaphore du

Bouddha rapportée ici par Arvon rappelle aussi la connexion faite par Sade

entre les deux : « On déclame contre les passions sans songer que c'est à

leur flambeau que la philosophie allume le sien. » Même image du feu, et du

rôle des passions, mais inversée dans le Bouddhisme et chez Sade ; négative

pour l’un, marquée du désir mortifère d’une annihilation complète, positive

chez l’autre, où il devient possible d’accéder à la connaissance par leur

truchement. Ceci est une différence majeure entre le Zen et Sade, un écart

qui souligne la distinction transformant chez Sade la pulsion de mort en un

désir de vie dont la philosophie serait l’expression suprême. L’apathie

31

sadienne est différente de celle suggérée à ses disciples par le Bouddha,

puisqu’elle ne se dissocie pas des passions mais vise au contraire à les

attiser et puisqu’elles ont pour lui le but d’amener à la philosophie. Pas de

passions, pas de philosophie. On pourrait supposer que le bouddhisme en

condamnant les passions condamne aussi d’une certaine manière cette

conception de la philosophie, mais ce n’est pas le cas, puisque ce qui reste à

la fin même sous un jour négatif est encore la passion : le Zen recrutait

surtout ses adeptes dans la classe guerrière des Samurai, et le mépris de la

mort qui caractérise le code de l’honneur militaire japonais de cette classe,

le bushido, repose sur la doctrine bouddhique des réincarnations.21 Voici

donc une doctrine du vide qui conduit à l’exaltation de la mort, sans doute

encore une passion, mais alors que chez Sade « Le flambeau des passions

allume à la fois dans les âmes fortes, celui de Minerve et celui de Vénus ; à

la lueur de celui-ci, je fous comme [Marie-Antoinette] ; aux rayons du

premier, je pense et parle comme Hobbes et comme Montesquieu. » (III,

1025).

La religion occupe pour le croyant ce vide essentiel à la pensée (vide

essentiel, parce que « Penser, c’est dire Non », comme l’écrit Alain). Dieu le

comble dans le monothéisme, mais sa survivance n’est pas non plus

garantie dans le Bouddhisme où prévaut une sorte de déification par

l’absolu. Cette philosophie a en commun avec la religion que le vide y

contient encore la promesse d’un plein dans la récompense, post-mortem,

21 Arvon, 134.

32

de l’ascèse et des sacrifices de cette vie, tel qu’on voit aussi que Justine y

investissait sous ses espoirs,22 mais il s’agit quand même ici et là d’un leurre

et d’un tour de passe-passe qui consiste à remplir le vide d’un invérifiable et

de le combler par une promesse gratuite, que ce soit par Yahvé, Allah, Dieu,

ou le Nirvâna. Dans tous les cas, il s’agit de combler ce vide par un plein au

nom duquel de ce vide deviendra manifeste dans le plein d’une foi ou de

certains commandements.

Notons que le Déisme, courant religieux majeur des Lumières, autorise

quand même davantage de liberté. Dans l’El Dorado de Candide par

exemple le seul culte prescrit est celui d’adorer Dieu « du soir au matin »

(c’est-à-dire de dormir ou de faire ces choses que l’on fait ordinairement du

soir au matin). A l’opposé des systèmes susmentionnés, le Dieu déiste ne

réclame aucun culte particulier autre que celui du fonctionnement normal

des facultés corporelles et de leur jouissance. Voltaire est assez près de

Sade dans cet épicurisme, même si son Dieu n’en occupe pas moins le vide

essentiel. Ce Dieu est chez lui le Dieu « vengeur et rémunérateur » qui

punit le mal et récompense le bien, mais bien entendu que ce bien et ce mal

n’existent que par rapport à une conscience morale déjà établie et à une

assignation de valeurs, ce qui fait que la distance, l’espace requis au

rapport efficace de la conscience et de l’objet, sont faussés. Le vide sadien

reste proche de l’en-soi kantien et du Dieu-nature spinozien, ou mieux

22 C’est ce sacrifice qui est symbolisé chez les Juifs et les Musulmans par les catégories alimentaires du Cacher et du

Hallal.

33

encore, de l’être-Un parménidien. Lieu de passage et de connaissance, ce

lieu suscite un très grand respect de la part des religions et tel qu’il trouve

à s’exprimer dans leurs préceptes, leurs commandements, leurs cultes et

leurs cérémonies, même si elles interdisent d’en questionner la nature ou

encore de demander comme le faisait encore Leibniz pourquoi il y avait

quelque chose, plutôt que rien.

Retournons à la définition de Sade, dans laquelle la Delbène établissait une

différence essentielle entre l’objet qui apparaît et l’objet qui est aperçu, et

insistait sur le fait que les objets de nos perceptions intérieures existent

séparément de nous de même que nous les concevons séparément. L’esprit

fonctionnerait donc comme un miroir, image que Sade reprendra plus loin

dans Juliette. L’important ici, dans ce que dit Delbène, et souligne comme

« la vraie cause de toutes nos erreurs », est de ne pas concevoir que ces

objets « existent séparément de nous ». La forme qui se reflète dans le

miroir n’existe jamais que par rapport à ce miroir, lequel reste cependant

toujours vide et alors que c’est paradoxalement aussi ce phénomène du vide

qui nous permet de réfléchir sur la nature même du phénomène. Comment

donc croire en un Dieu dont la forme n’existerait que dans un tel miroir, où

tout change quand le miroir change de position, par exemple, et comment

ne pas voir que ce Dieu, occupant tout l’espace vide éclipse, éclipse

entièrement le miroir et se substitue à lui ? Mais le Bouddhisme est encore

ici proche de Sade, puisqu’il déclare que toutes les formes qui s’inscrivent

dans le miroir sont illusoires. Dans le concept d’illusion, il décrit bien à la

34

fois le vide du miroir et des formes qui s’y reflètent.23 (Le Taoïsme s’en

approche aussi, dans sa négation de toute forme, mais n’en donne pas

davantage que le Bouddhisme d’explication, laissant cependant aussi un

vaste champ ouvert aux jeux de l’imagination).

Le « miroir » sadien est un lieu neutre, l’objet qui s’y reflète n’est pas

davantage dans ce miroir que le miroir n’est en lui, mais ailleurs et dans la

conscience que nous en avons, conscience et objet de cette conscience

restant séparés selon les modes de l’imagination et des facultés de chacun.

« … si cha[que] glace [continue Sade] unissait la faculté créatrice à la

faculté objective, elle […] donnerait […] un portrait tout à fait différent […]

en raison de la manière dont elle aurait aperçu l’objet. Si aux deux facultés

que nous venons de prêter à cette glace, elle joignait maintenant celle de la

sensibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme, vu par elle de telle ou telle

manière, l’espèce de sentiment qu’il lui serait possible de concevoir pour la

sorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace qui l’aurait vu affreux, le haïrait

; celle qui l’aurait vu beau, l’aimerait ; et ce serait pourtant toujours le

même individu. Telle est l’imagination de l’homme, Justine ; le même objet

s’y représente sous autant de formes qu’elle a de différents modes ; et,

d’après l’effet reçu de cette imagination par l’objet, quel qu’il soit, elle se

détermine à l’aimer ou à le haïr : si le choc de l’objet aperçu la frappe d’une 23 « Parce que l’huile, l’eau, le cristal, et le miroir sont clairs, transparents, et sans souillure ni poussière, quand une

personne se tient devant eux, son image s’y reflète. L’image ne sort pas de l’objet, elle ne vient pas non plus là du

dehors, ni ne s’y trouve par elle-même, ni n’est construite artificiellement. L’image vient de nulle part, s’évanouit

dans le nulle-part, elle n’est pas sujette à la naissance et à la mort ; elle n’a pas de résidence déterminée. » D. T.

Suzuki, 181. L’image est l’objet-même, séparé de toute réalité. Sade n’aurait pas dit mieux.

35

manière agréable, elle l’aime, elle le préfère, bien que cet objet n’ait en lui

aucun agrément réel ; et si cet objet, quoique d’un prix certain aux yeux

d’un autre, n’a frappé l’imagination dont il s’agit, que d’une manière

désagréable, elle s’en éloignera, parce qu’aucun de nos sentiments ne se

forme, ne se réalise qu’en raison du produit des différents objets sur

l’imagination. » (II, 673-4).24

La culture, l’éducation, la personnalité, l’expérience individuelle, etc.,

jouent un rôle important dans la manière dont l’imagination capte,

interprète, forme ou déforme les objets. La science étudie également cet

objet, sans que pour autant il soit ou puisse être jamais entièrement

accessible puisque sur le plan moral et philosophique les objets n’auront

jamais de valeur que celle qu’on leur accorde. Le « vide » du Bouddhisme

n’a ainsi guère de valeur (autre que de référence) pour un Chrétien, alors

que le paradis des Chrétiens n’en a pas davantage pour les Bouddhistes, ou

les Hindous, etc… L’objet reste toujours en-deçà ou au-delà de la perception

et n’a par rapport à la Nature aucune valeur particulière mais n’acquiert

une valeur que par rapport à nos traditions ou à notre volonté. « … comme

si, sauf par rapport à notre imagination, l’ordre était quelque chose dans la

Nature, » écrit Spinoza (Appendice à ‘De Dieu’, dans l’Ethique). Sade

partage entièrement son point de vue : « Les hommes jugent des choses

selon la disposition de leur cerveau et les imaginent (c’est moi qui souligne)

24 Pensée similaire dans le Bouddhisme. Dans la Prajnâ-pâramitâ, par exemple, on peut lire que « toutes choses

sont vides. […] Telle est la nature de toutes choses, dont la manifestation ici ou là n’est rien de plus qu’une

construction de notre pensée. » Cité par D. T. Suzuki, 295.

36

plutôt qu’ils ne les connaissent, » écrit-il encore (Ibid.), ce qui est la même

chose que ce que dit Sade. La Nature reflétée par les milliards de miroirs,

monades que nous sommes, reste en fait toujours séparée de nous, comme

nous d’elle. Elle est ailleurs et nous sommes ailleurs. Il ne peut donc pas y

avoir de bien ou de mal, vice, vertu, haut ou bas, etc., ni aucun ordre

quelconque autre que celui que nous lui donnons. C’est ce que Sade

expliquera avec une éloquence et une puissance poétique admirable dans le

discours du Pape, dans Juliette, où il écrit que les créatures, « dans cette

fourmilière de globes dont l'espace est rempli […] ne sont ni bonnes, ni

belles, ni précieuses, ni créées : elles sont l'écume, elles sont le résultat des

lois aveugles de la nature, elles sont comme les vapeurs qui s'élèvent de la

liqueur raréfiée dans un vase par le feu, dont l'action chasse de l'eau les

parties d'air que cette eau contient. Elle n'est pas créée, cette vapeur, elle

est résultative, elle est hétérogène, elle tire son existence d'un élément

étranger, et n'a par elle-même aucun prix ; elle peut être ou ne pas être,

sans que l'élément dont elle émane en souffre ; elle ne doit rien à cet

élément, et cet élément ne lui doit rien. (C’est moi qui souligne). Qu'une

autre vibration, différente de celle de la chaleur, vienne modifier cet

élément, il existera toujours sous sa nouvelle modification, et cette vapeur,

qui devenait son résultat sous la première, ne le sera plus sous la seconde.

Que la nature se trouve soumise à d'autres lois, ces créatures qui résultent

des lois actuelles n'existeront plus sous les lois nouvelles, et la nature

existera pourtant toujours, quoique par des lois différentes. » (III, 871). Nos

37

jugements ou nos catégories n’existent que par rapport à la culture, le vide

phénoménologique sadien est d’abord le lieu de cette prise de conscience

ou mise entre parenthèses de tous les objets de la conscience. « L’univers,

ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la

matière et du mouvement, »25 écrit d’Holbach. Il en est exactement ainsi

chez Sade, et c’est aussi la même apperception qu’on retrouve aux sources

du Zen.

C’est par rapport à ce principe que Spinoza peut écrire que « L’ordre et la

connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses,

» cette formule impliquant la séparation à la fois logique et arbitraire des

deux entités dans l’ordre des idées et des choses comme de toute autre

entité possible. Le cartésianisme suppose une existence autonome de l’idée,

alors que pour Spinoza ou le matérialisme il n’y a rien d’autre que la seule

identité de l’objet et de sa perception, l’objet restant ainsi à la fois séparé

de nous et de lui-même, dans les catégories qui sont siennes, et comme il y

a toujours un ordre et une connexion des idées et des choses26 et que les

deux sont identiques, ils seront aussi toujours différents.27 Il n’y a aucun

« bon » ordre particulier de la connexion (comme dans la religion, par

exemple), ce rapport change, non seulement d’individu à individu mais de

moment à moment dans chaque individu et c’est ce changement lui-même 25 D’Holbach, 44.26 C’est au niveau de l’idée que nous proposons cette étude, l’idée étant cet objet sur lequel portent le Zen et

l’œuvre de Sade. 27 « Si une chaise est une chaise, alors la conscience n’est jamais identique à soi-même puisqu’il faut toujours être conscient de quelque chose. » Gombrowicz, 97.

38

qui constitue l’essence de l’objet et sa vraie nature. L’Ulysses de James

Joyce est une bonne illustration de ce phénomène dans lequel nous pouvons

être conscients de l’objet et le concevoir en tant qu’Epoké, alors que la

parenthèse contient tous les objets possibles et toutes les possibilités de

l’imagination et de la perception. La Nature est le nom que Sade donne à ce

phénomène et donc son véritable objet qui se situe en dehors de nous,

puisque nous faisons partie de la Nature, le contraire n’étant vrai que sur le

mode de la construction de l’objet et de sa représentation culturelle (telle

par exemple que Kant en donne un schéma dans ses catégories). Ce monde

des idées est donc dès l’origine celui de la fiction, et c’est bien entendu la

conscience de ce statut qui en fait aussi celui de la philosophie. C’est à

partir de ce point de vue que Sade qui ne partage certainement pas les

prémisses de Descartes conçoit les deux univers séparés du philosophe dans

une conscience ayant son propre mode de vie à la fois dans l’objectif et dans

le subjectif. Mais le monisme sadien va ici au-delà du monisme spinoziste

qui se contentait (peut-être du fait de la schématisation géométrique du

projet) à noter la similitude de la chose étendue avec la chose pensante

alors que Sade insiste aussi sur le fait que nous sommes nous-mêmes

également séparés des deux. La chose existe en dehors de nous, comme

nous en dehors d’elle. « Les rapports de l’homme à la nature, ou de la

nature à l’homme, sont nuls » (III, 871). A la similitude, Sade ajoute aussi la

notion de gratuité. Les pensées sont libres justement parce que la liberté

n’existe pas. Elles sont déjà en dehors de l’arène des représentations,

39

l’ordre et la connexion des idées et des choses est un jeu qui se joue à notre

insu alors même que nous croyons en être les arbitres et que nous n’en

sommes que les jouets. Mais point de tristesse, ici. Comment en effet ne pas

trouver amusante telle situation ? C’est cette idée d’une séparation, et donc

aussi d’une entière irresponsabilité, qui conduit tout droit chez Sade au

monde pur de la fiction et à la philosophie.

Vivant dans un monde d’apparences, nous vivons aussi sur le mode de

n’être pas, ou d’être autre chose que ce que nous sommes : vapeur, huître,

feuille... tels le poète chinois Zhuangzi quand il se réveillait en rêvant qu’il

était un papillon et ne savait pas s’il était lui-même, rêvant qu’il était un

papillon, ou un papillon rêvant qu’il était lui… Les « choses » perçues (mais

ce qui n’est en fait jamais que la connexion des idées) ne sont aussi que des

moments uniques dans la perception du mouvement éternel de l’espace-

temps, lequel est cet Individu que Spinoza conçoit comme un Tout, et qui

n’existe que par rapport à la connexion de tous les autres mouvements.

Comme c’est aussi le cas pour l’être-Un immobile de Parménide, et c’est

aussi ce que perçoit Sade quand il dit que tout est mouvement – ce qui

signifie à la fois que le mouvement est le Tout, et qu’il est composé d’une

infinité de mouvements.28 Ces mouvements, ces moments de l’être que

Leibniz concevait comme des monades, n’ont de sens les uns que par 28 « Rien ne naît ; rien ne périt essentiellement, tout n’est qu’action et réaction de la matière, ce sont les flots de la

mer qui s’élèvent et s’abaissent dans la masse des eaux ; c’est un mouvement perpétuel qui a été, et qui sera

toujours, […]. C’est une variation infinie ; mille et mille portions de différentes matières qui paraissent sous toutes

sortes de formes, s’anéantissent et se remontrent sous d’autres, pour se reperdre et se remontrer encore. » (III,

877).

40

rapport aux autres, Tout (la Nature, Dieu) étant aussi une monade incluant

toutes les autres, le mouvement n’existant que par ce double rapport que

nous distinguons entre les différents mouvements de l’ensemble et leur

Tout. Nous n’existons qu’en tant que mouvements dans cet ensemble et

dans la mesure où nous ne sommes jamais rien d’autre que la connexion de

ces moments… Considérations nous ramènent à la conception sadienne déjà

évoquée dans laquelle il n’y a pas d’ordre naturel particulier, tout étant

mouvement, et où nous pouvons jouir de tout ce que nous voulons jouir de

toutes les façons possibles puisqu’il n’a plus besoin de faire correspondre

choses ou idées à un ordre particulier, chacune étant automatiquement

conforme et avec la même nécessité à l’ordre et à la connexion existants.

Sade approfondit donc la métaphysique de Spinoza dans ce domaine en

restituant à l’homme son pouvoir et sa maîtrise, si en lui faisant aussi

comprendre qu’il n’est maître de rien, mais tel est le programme, la

connaissance que l’auteur annonçait dans le prologue des Infortunes de la

vertu : « Le triomphe de la philosophie serait de démêler l’obscurité des

voies dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu’elle se propose

sur l’homme, et de tracer d’après cela quelque plan de conduite qui pût

faire connaître à ce malheureux individu bipède, perpétuellement ballotté

par les caprices de cet être qui, dit-on, le dirige aussi despotiquement, la

manière dont il faut qu’il interprète les décrets de cette Providence sur lui,

la route qu’il faut qu’il tienne pour prévenir les caprices bizarres de cette

fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être parvenu à la

41

définir ». (II, 3). Définir cette fatalité de l’être dans le moment et dans le

mouvement sur le mode de la fiction, c’est aussi le meilleur moyen de la

donner comme fictive.

L’originalité de l’œuvre sadienne résiderait donc dans un certain aller-

retour de la valeur de l’objet, entre nature et culture, intéressant autant ses

aspects immanents que transcendants puisque tout phénomène est enraciné

dans l’être, autant l’être qui produit que celui qui est produit. La séparation

supposée par Descartes continue bien à exister ici entre chose étendue et

chose pensante mais plus sous forme d’entités séparées partes extra partes,

comme noté, ces entités faisant aussi partie de la symbiose de l’objet, et

devant nécessairement le faire, puisqu’elles n’existent que sur le mode de la

continuité et du courant de conscience. A la fois pulsion, imagination, et

perception, l’objet est idéel, comme il l’est également chez Spinoza ; il n’y a

pas rupture entre les entités, l’esprit produisant de lui-même l’ordre et la

connexion des choses et n’y ayant d’ordre que cet ordre-là, les objets et la

réalité sont définis par leur extériorité à toute extériorité. Il s’agit bien de la

même perception révolutionnaire que l’ordre et de la connexion des choses

et des idées, mais séparée de nous, « tout comme nous la concevons

séparément ». En tant que telle, l’idée ainsi mise entre scène est aussi un

manifeste de phénoménologie, toute réalité y figure dans la double

séparation d’une parenthèse, ce qui permet de percevoir comment du côté

« objectif » les choses ne sont que ce que nous les voyons et supposons

42

être,29 alors que du côté subjectif elles existent aussi nécessairement sur le

même mode. De cette exceptionnalité, Sade donne l’exemple d’un individu

qui trouverait désagréable l’odeur d’une rose, alors que le reste de

l’humanité la trouverait agréable, pour souligner comment l’objet se situe

dans une sphère séparée, au-delà du moi… La science parvient bien à

comprendre, maîtriser et utiliser certains aspects de la Nature par l’étude

et par l’observation et nous avons fait d’énormes progrès dans beaucoup de

domaines, mais tout ce savoir ne nous dira jamais ce que nous sommes, ni

rien sur le sens de l’être, ou de l’existence. On peut avoir connaissance

d’une infinité d’objets, mais pas de la conscience elle-même.30 Chacun sait

pour lui-même décide ce qui est pour lui agréable ou désagréable, et essaie

peut-être de considérer que l’un peut trouver bon ce que l’autre trouve

mauvais, mais il faut aussi aller plus loin, et comprendre le phénomène qui

suppose d’aller au-delà de la conscience de l’expérience jusqu’à

l’expérience de la conscience, et sans doute qu’il existe ici aussi un rapport

avec Sade dans le koan, dont l’exercice porte tout entier sur la méditation

de cette altérité du phénomène de la conscience.

III.

29 Mais un homme est tout aussi bien une huître, ou une vapeur, etc., et bien entendu le contraire.30 « La science ne peut jamais être le fondement de la philosophie, parce que seulement la conscience peut être consciente de la science, tandis que la science ne peut jamais fonder la conscience. » Gombrowicz, 100-1.

43

La distinction cartésienne entre chose étendue et chose pensante rappelle

aussi celle faite par Ferdinand de Saussure entre signifiant et signifié. Dans

les deux cas cependant on ne réussit pas à rendre compte de l’objet tel

qu’il échappe à toute détermination, est toujours « ailleurs », dans un en-soi

où il se révèle dans le dédoublement. L’objet du koan est la méditation de ce

dédoublement. Un exercice élémentaire du Bouddhisme Zen consiste à

regarder un arbre en pensant « ceci n’est pas un arbre ». La négation de

l’objet est ainsi effectuée à la fois dans la chose pensante et dans la chose

étendue, comme dans le signifiant et le signifié, dans un retour

spectaculaire au « Penser, c’est dire Non » donné par Alain comme base à

la signification. Un parcours circulaire s’établit, qui permet de percevoir

une autre réalité, le but de cet exercice étant de contourner nos habitudes

perceptuelles et de retourner à cette irréalité qui est nécessairement la

sienne, tout au moins avant la connotation ou la catégorisation culturelle.

Tel est aussi ce que découvre Roquentin dans La Nausée de Sartre, dans le

fameux passage de la racine d’arbre, dans un jardin public. Le koan Zen31,

énigme également dénuée de signification apparente, a pour but de

provoquer la même sorte de retour sur la perception et la révélation grâce à

laquelle un contact immédiat avec le réel devient possible au-delà même de

l’objet et dans le vide original de l’ineffable et du non-dit, le « Non » de la

pensée. Le koan vise donc à un plein de connaissance qui se situerait

ailleurs et au-delà de la signification, qu’il s’agit de contourner et de

31 « Quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? », par exemple, ou « Pourquoi le Bouddha est-il venu en

Chine ? ».

44

dépasser, pour retrouver l’espace original des perceptions. Arracher

d’abord l’individu à son confort culturel et familier et aux catégories

auxquelles il obéit dans son existence ordinaire pour l’amener à questionner

le sens de la réalité de l’univers qui l’entoure. C’est pourquoi la réponse à la

question « Pourquoi le Bouddha est-il venu de Chine ? » peut être n’importe

quoi et c’est aussi pourquoi la question de l’existence est sans réponse chez

Sade, où il n’y a en fait aucun rapport entre le monde objectif et le monde

subjectif ou le signifiant et le signifié, qui non seulement ne coïncident pas,

mais ne doivent pas le faire. Ils n’existent qu’en eux-mêmes, ailleurs, objets

qui n’ont pas non plus davantage d’importance que de réalité. « Le cyprès

au fond de la cour » du Zen ne peut évidemment pas expliquer la venue du

Bouddha en Chine, mais l’affirmer annule à la fois et la question et la

réponse. Double négation qui a son tour devient une affirmation laquelle

libère l’esprit de tout lien logique dans la destruction réciproque du

signifiant et du signifié, comme le vice et la vertu s’annulent

réciproquement chez Sade chacun se nourrissant de l’autre. Double

négativité qui permet au vide d’apparaître comme le seul terrain possible

où se joue le sens de la réalité, et nous mène aux portes du pays si

joyeusement envahi par Sade.

Le koan permet de séparer le sens et l’objet sans toutefois les dissocier,

comme c’est aussi le cas pour le signifiant et le signifié, dans le phénomène

de la signification. La question posée est un signe, qui fonctionne aussi

comme signifiant, dont le signifié serait la réponse. C’est tout au moins ce à

45

quoi l’on s’attendrait comme on suppose aussi que certain animal à quatre

pattes ayant certaines caractéristiques correspond au mot « cheval », mais

la substitution opérée dans la réponse occasionne dans le koan un

renversement du sens, et donc aussi du rôle du signifiant aussi bien que du

signifié. C’est comme si quelqu’un, pointant un cheval du doigt disait,

« vache ». Le cheval devient maintenant le signifié du signifiant signalé,

comme auparavant il désignait un animal tout à fait différent, et la réponse

devient maintenant la question, alors que la question initiale est à la place

de la nouvelle réponse. Il s’agit cependant toujours du même type de

transfert où le signifiant vient occuper la place du signifié, et vice-versa et

alors que c’est à partir de cette transmission que procède le sens, seul le

sens en a été inversé. Le non-sens de la réponse vient alors compléter ce

qui est le non-sens de la question, et nous avons à la fois deux signifiants et

deux signifiés, alors qu’au-delà de cette double négation et de leur nouveau

rapport continue toujours la connexion dans la séparation, et apparaît une

nouvelle signification implicite, laquelle est maintenant une question sur la

signification de la question. Quel pourrait être le sens d’un signifiant en

l’absence de tout signifié pouvant y correspondre ? « A quoi ressemblais-tu

avant ta naissance ? », demande le maître. Il y a toujours de l’être dans

l’affirmation, au sens où l’entendait Parménide, mais il serait vain d’en

chercher ou d’espérer en trouver la signification, puisque c’est l’être lui-

même dans ses infinies variétés qui en est la réponse, de la même manière

46

que chez Sade ou chez Spinoza, il reste vain de vouloir trouver une

explication de la Nature.

Le koan permet de retrouver l’innommé dans l’objet, et avec lui, le sens du

mouvement. Il vise à atteindre directement l’esprit de la chose dans

l’expérience, et à appréhender l’objet en tant que mouvement. C’est aussi

ce qui permet de se détacher du sens précis de l’objet en tant que

phénomène. Il devient alors possible de concevoir au-delà de l’horizon de

cet objet celui du mouvement seul et tel qu’il existe sans aucune attache

particulière ou exclusive pour quelque objet que ce soit dans tout objet.

L’objet n’est que la forme du mouvement. C’est ce qui apparaît le plus

clairement chez Sade dans la quatrième partie des Cent-vingt journées de

Sodome où les corps des victimes n’apparaissent que dans le moment de

leur destruction et dans le sens du mouvement de la destruction de toutes

les formes. On pourrait parler de poésie, parce qu’il n’y a pas moyen de

donner d’explication rationnelle du phénomène de l’être, de la matière (de

la Nature, ou de la vie), lesquels restent un mystère au-delà de toute

explication et que la destruction en assure aussi le renouvellement. Il s’agit

aussi d’une philosophie. Philosophie de l’indifférence, si l’on veut, puisque

l’indifférence de la signification y fait écho à l’indétermination de l’objet,

n’importe lequel pouvant tout aussi bien en être un autre : un cyprès, ou un

kilo de riz le Bouddha, dans le Zen, une feuille, une huître ou une vapeur un

homme, chez Sade, ni même sans qu’on puisse s’en tenir aux termes de

l’indifférence puisque son horizon en est l’indifférence elle-même, vide de

47

tout objet et y-compris du sien propre. C’est aussi ce qui fait la difficulté de

Sade. Justine et Juliette sont deux objets contradictoires et pourtant

identiques, la signification de l’un n’apparaissant que par rapport à celle de

l’autre, mais de toutes les deux d’un troisième, la Nature, qui est le

véritable « héros » de l’histoire. Objet qui peut être évoqué mais non pas

expliqué puisqu’étant vide, et n’étant dans toute perception qu’un seul

moment du phénomène de cette triangulation, dans laquelle l’un renvoie

toujours à l’autre, comme dans le koan. Le fait reste quand même que ce jeu

de substitutions délimite un domaine identique à lui-même dans la

perception où l’objet est absolu et où il n’y a d’être que dans cet être-là, et

que cette perception est la source d’un équilibre dans le mouvement, et

d’une sorte d’harmonie. On peut aussi bien lui donner un nom que de ne pas

le faire, puisque ce lieu reste innommable, mais il est aussi celui de cet

équilibre où tout devient égal, et il y a dans cet équilibre « une somme de

maux égale à celle de bien, » comme l’écrit Sade. « Il est essentiel pour le

maintien de l’équilibre qu’il y ait autant de bons que de méchants, et que

d’après cela il devient égal au plan général que tel ou tel soit bon ou

méchant de préférence. » (II, 4). Il suffit d’étendre cette distinction morale à

toutes les propriétés de l’objet en général pour voir comment aucun n’est ni

plus ni moins important ou ni meilleur ni pire que l’autre et comment par

rapport à un troisième elle peut servir de fondation à une vision du monde.

Ce que retrouve le lecteur dans ce mouvement, comme le novice dans le

koan, c’est une réalité autre, un univers parallèle au-delà des mots qui le

48

dénotent et qui ne correspond à aucune structure linguistique, logique, ou

formelle possibles. Il découvre que le signifiant ne correspond pas au

signifié mais que ce qu’il désigne est plutôt le nom d’une séparation au

cœur même de l’être, et que l’univers des formes, objectives ou subjectives,

s’inscrit en faux contre la perception de l’univers, inconnaissable, mais dont

l’existence est néanmoins incontestable.32 Il ne s’agit pas de schizophrénie,

dans laquelle un objet est littéralement confondu avec un autre, à moins

bien sûr de supposer que la structure sous-jacente normale de la

connaissance est celle de la schizophrénie. Il s’agit plutôt d’une prise de

conscience de ce qu’il n’y a de formes de l’objet que de perception, et que le

langage fait lui-même partie de cette multiformité. C’est pourquoi, comme

Bressac l’explique à Justine, aussi bien dans l’univers objectif que dans le

subjectif, « … le pouvoir de détruire n’est pas accordé à l’homme, il a tout

au plus celui de varier des formes, mais il n’a pas celui de les anéantir ; or

toute forme étant égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le

creuset immense où ses variations s’exécutent. » (II, 35). Le creuset est le

vide, bien sûr, et dans la forme de ce vide tout essentiel, toutes les formes

existent, et ce que Bressac explique ici est ce que découvre le novice zen

dans le satori.

Certaines choses ne peuvent être comprises que par l’expérience. On peut

très bien décrire le chemin pour atteindre un lieu, mais l’expérience de faire

le chemin et d’arriver à ce lieu sont autre chose. Il en est de même pour les 32 L’être humaine est « comme s’il était coupé en deux, et c’est ce qui lui permet d’être conscient de lui-même. » Gombrowicz, 97.

49

goûts et les couleurs. Comment décrire la couleur rouge à qui n’en a jamais

vu, ou le goût d’un aliment à celui qui n’en a jamais goûté ? Le satori et

l’effet Sade font partie de ces choses-là. Comme l’écrit Jean-Jacques

Pauvert, « Aborder Sade est toujours comme entreprendre un voyage

imprévisible. Personne ne peut vous conseiller, chacun s’y fait son propre

chemin ; de surcroît, il est rare qu’on y parcoure deux fois le même. Plus

que chez tout autre écrivain, la lecture de Sade est une aventure toujours

recommencée. »33 On pourrait en dire autant du Zen, qui mène aussi par le

chemin du koan à une expérience profondément personnelle, au-delà de

l’abolition des valeurs et des objets. La différence avec Sade serait que le

Zen n’avoue jamais sa méthode, alors que Sade ne manque jamais de

l’expliquer, quoique le but reste le même dans les deux cas, nous donner

une meilleure compréhension de notre être par la compréhension de l’être

dont il fait partie. L’énigme du koan est le pendant de l’encyclopédie

raisonnée des passions qu’est l’œuvre de Sade, et où le maître procède dans

le Zen à coups de bambou on pourrait même trouver Sade plus tendre si

l’on considère qu’il s’agit seulement chez lui de lire. Sade nous demande

seulement de le suivre dans la vie de ses héros.34 Sans doute que

l’expérience reste intraduisible dans les deux cas, mais la méthode et le

processus de transmission sont très différents, et la lecture de Sade est

toujours une aventure (comme le note Jean-Jacques Pauvert). Tout est dans

la forme de l’objet, dans un cas comme dans l’autre, et bien que rien ne le

33 Jean-Jacques Pauvert, Sade vivant, tome 1, 1986.34 Et d’ailleurs toujours très poliment, on oublie généralement de le remarquer.

50

soit, parce que comme l’écrit Sade, et comme le Zen aussi le suppose, tout

est à la Nature et rien à nous. Dans les formes de la perception « … il n’y a

rien de nous, rien à nous, tout est à la nature, et nous ne sommes jamais

dans ses mains que l’aveugle instrument de ses caprices. » (I, 677). Ce que

cela est ou pourrait être, nous n’en savons rien, sauf qu’il s’agit d’une chose

très semblable dans le Zen et d’une expérience de la liberté, d’une

connaissance ineffable et au-delà de toute description… Sade et le Zen nous

donnent également à comprendre que le langage fait partie de cette

expérience, puisqu’il en est la forme. Le mot « rosée » par exemple est

composé de lettres qui n’ont certainement rien à voir avec la chose, laquelle

reste aussi une énigme pour la science en tant que chose, et ce mot peut

s’appliquer à une infinité de choses, comme le démontre Sade en l’utilisant

comme synonyme d’humanité. C’est sur la même ambigüité que joue le Zen

dans son attention extraordinaire au moindre aspect du jeu des

substitutions du sens et de l’objet. Le Zen évite généralement le domaine

des passions, mais Sade a un autre projet. Dans Aline et Valcour, Valcour

explique à Déterville : « Je voudrais que tous les hommes eussent chez eux,

au lieu de ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je

voudrais, dis-je, qu'ils eussent un espèce d'arbre en relief, sur chaque

branche duquel, serait écrit le nom d'un vice, en observant de commencer

par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu'au crime né

de l'oubli de ses premiers devoirs : un tel tableau moral n'aurait-il pas son

utilité ? et ne vaudrait-il pas bien un Ténières, ou un Rubens ? » (I, 458).

51

N’est-ce pas aussi le plan des Cent-vingt Journées de Sodome ? Ce projet en

tout cas rend beaucoup mieux compte de l’universalité des formes,

seulement supposées par le Zen, en n’ignorant pas non plus leur dimension

morale. Les deux s’intéressent à ce qui est ici maintenant, mais où le Zen

assume que la question des passions ne mérite aucune attention

particulière, Sade voit au contraire le nexus de la connaissance et ce lien

essentiel qu’il établit ici avec la philosophie est ce qui l’en distingue

nettement. En effet, le Zen ignore aussi parallèlement les phénomènes de

culture, de mœurs, et de lois auxquels les passions renvoient implicitement.

A cet élitisme muet Sade préfère la transcendance philosophique et

l’acceptation du fait que l’être humain est un être sexué, que les passions

animent à tout moment, et dont toutes les actions intéressent la

connaissance.

IV.

Le principe zen que « la Forme est vide, et le Vide, forme, »35 est un concept

que l’on retrouve également chez bien des philosophes occidentaux (Alain,

Spinoza, Husserl, Sartre, etc.). On lit dans le Hsin Hsin Ming que « la Voie

Royale n’est pas difficile pour ceux qui ne discriminent ni ne choisissent

35 John Crook, Maître de Zen. Voir Susan Blackmore, p. 171. Les similitudes sur cette conception du vide sont

également nombreuses entre le Zen et le Taoïsme quoique nous n’en parlions pas davantage ici, mais citons

cependant le commentaire suivant du poète Zhuangzi (IVe siècle avant notre ère) : « Il y a des anciens dont la

connaissance s’est élevée à la perfection. Ils considéraient qu’il n’y a point d’existants particuliers : connaissance

parfaite, définitive, à laquelle on ne saurait rien ajouter. » (Cité par François Julien, 69).

52

pas, » et il est dit dans l’histoire de Sadâprarudita que « La vacuité ne

connaît ni aller ni venir, et [que] cette vacuité est le Tathâgata lui-même. »36

Mais est-ce que la vacuité ainsi évoquée est suffisante pour rendre compte

de tout l’existant ? Est-ce qu’il est vrai, par exemple, que le maître ou le

néophyte zen ne discriminent ou ne choisissent pas, alors que la littérature

zen évite systématiquement les exemples se rapportant aux passions et aux

mœurs ? On y trouve bien des exemples se rapportant à certains articles de

mœurs, comme par exemple lorsque le maître compare le Bouddha à une

« spatule à merde » ou quand il situe le satori au fond des W.C. mais il

s’agit de métaphores, qui n’engagent ni l’éthique ni certainement la

question existentielle des passions. Dire que les valeurs morales (comme

toutes les valeurs) sont vides est une chose, mais parler du vide de toute

forme en ignorant les catégories de telles formes spécifiques comme le sont

la sexualité, le vice ou la vertu, etc., c’est aussi ignorer que ces formes sont

vides et leur attribuer par ce choix une valeur et donc une plénitude. En les

ignorant, le Zen reste identique dans son approche éthique aux autres

grands systèmes de morale et de la religion, à un didactisme des valeurs

dans lequel le vice et la vertu restent inexpliqués, et où l’on est encore loin

du renversement systématique de tout au-delà du bien et du mal tel

qu’illustré par l’œuvre de Sade et comme il le sera aussi plus tard par celles

de Nietzsche, de Freud, ou de Rimbaud. S’il est avéré que « La philosophie

doit tout dire », en tout cas, il est évident que le Zen ne dit pas tout, en

36 Suzuki, 325.

53

gardant un silence quasi-total sur tel aspect important de la connaissance

que le sont les passions.

V.

Voir sa propre essence dans le visage du Bouddha et le visage de celui-ci

dans nos pensées est le but que se propose tout adepte du Zen. Mais

comment peut-on voir son propre esprit ? C’est la fonction du koan de le

révéler. En réponse à la question de la venue en Chine du 1er patriarche, la

réponse « cyprès » révèle la nature intime et indifférente de l’objet pour

l’esprit qui l’observe, et se confond avec lui. « Le pire ennemi de

l’expérience Zen, au moins au début, est l’intellect qui persiste à vouloir

distinguer entre le sujet et l’objet, » note D. T. Suzuki.37 Pour l’esprit tout

est objet. Mais qu’est-ce qui pourrait alors l’empêcher de l'identifier aux

objets obscènes, sadiques, violents, ou pourris, etc. ? Le koan révèlera que

tout est bien, et qu’il n’y a que de l’être au-delà de toute détermination

possible de l’être. L’intention est bien la libération de l’esprit par le retour à

ce vide où par rapport à la conscience tout objet a la même valeur : cyprès,

seau d’eau, Bouddha, etc., mais pourquoi pas telle ou telle pensée

déterminée ? On pourrait pourtant y établir le même type de filiation que

pour celui du cyprès ou du seau d’eau dans la cour au Bouddha, puisqu’il

faut qu’au-delà de tout arbre ou de tout autre objet et même au-delà comme

37 Ibid., 88.

54

de tout objet possible et imaginable et dans la nature entière il n’y ait rien

que du vide. Si tout est déjà là dans le cyprès au fond du jardin, il faut aussi

que les fantasmes et les passions y soient, tout comme le Bouddha, qui n’est

pas non plus au fond de la cour, mais qui est certainement dans l’esprit du

penseur, de la même manière que le sont chacune des passions des Cent-

vingt journées de Sodome. En effet, dans les deux cas, ce ne sont pas le

seau, ou le cyprès, ou la passion qui signifient, mais d’abord le vide qu’ils

signifient, l’espace de ce vide et sa plénitude en chacun de nous.

Restreindre cet espace, c’est aussi restreindre la connaissance de l’objet et

le fait que tout objet est apparence, ou fiction, séparé de nous dans le

moment même où nous nous identifions à lui par la pensée. Le fait que le

Zen hésite devant certaines limites à ne pas franchir condamne aussi la

connaissance à rester partielle, là il faut étendre ce même principe de non-

discrimination à tous les objets possibles. Ce genre de connaissance

« elliptique », par lequel le Zen contourne certaines valeurs, n’existe pas

chez Sade, et ne pourrait pas non plus exister chez lui sans infirmer la

valeur de son projet tout entier.

Toute forme n’est que forme de l’être que je suis, mais le Zen hésite. Le Zen

préfèrera ignorer certains types de transferts, comme celui-ci, par

exemple (encore anodin) : « En général, on se trompe sur les exhalaisons

émanées du caput mortuum de nos digestions ; elles n’ont rien de malsain,

rien que de très agréable… c’est le même esprit recteur que celui des

simples ; il n’est rien à quoi l’on s’accoutume aussi facilement qu’à respirer

55

un étron ; en mange-t-on, c’est délicieux, c’est absolument la saveur

piquante de l’olive… ». (III, 324). Le disciple zen est souvent torturé

(bastonnades, longues heures de méditation forcée, autres contraintes

physiques, corvées, etc…), pour découvrir ce qui dans cet exemple de

transfert est une même vérité que Sade donne en quelques mots :

l’interchangeabilité universelle de toutes les valeurs, le fait que la forme est

toujours valeur, et qu’en intervertissant les formes on n’intervertit pas

nécessairement les valeurs. Secret sadien dont le Surréalisme fera un bel

usage, si parfois un peu abusif. Puritain malgré lui, le Zen conduit ses

disciples à ce même savoir en faisant l’économie de la morale, mais échoue

dans son entreprise au niveau de l’universalité des passions où Sade va

droit au but et sans hésiter, parce que la pensée n’est jamais ni ne peut

jamais être pour lui séparée de l’être pensant que nous sommes.

L’idée (la forme) a toujours été au centre de nos préoccupations culturelles,

philosophiques et religieuses, sous différents aspects esthétiques et

éthiques, que ce soit pour en dénoncer le caractère illusoire, ou au

contraire pour en faire l’objet d’un absolu, voire les deux à la fois, sans y

voir d’ailleurs de contradiction. Dans le Christianisme par exemple, c’est

d’un côté son caractère illusoire qui est dénoncé (tout est vanité), alors que

de l’autre, la forme est absolument révérée, en Dieu, Satan, les anges, les

saints, etc. Les religions reposent sur ce genre de contradiction et sur un

processus inconscient de transfert, dont le résultat est la fixation de notre

vie affective, et touche à tous les aspects de notre psyché, aussi bien par

56

rapport aux croyances qu’à la réalité « objective », aux lois, à la culture et à

tous nos rapports sociaux en général. (Notre « fixation » sur les vedettes, de

la politique, du sport, du cinéma, etc., en découle également, et le rôle de

la philosophie est au contraire de nous libérer de ce genre de fixations

comme y visent le Zen et Sade). « Car le vide / accueille en lui tous les

mondes / possibles, » écrit le poète chinois Su Dongpo38 ; et « Si tu

rencontres le Bouddha, tue le Bouddha », prescrit aussi l’enseignement du

Bouddhisme : tue-le, parce que sinon tu ne seras jamais libéré de la forme.

Si tu en vénères encore une, et fût-elle celle du Bouddha lui-même, tu ne

seras pas livre, tu ne connaîtras pas le satori qui suppose que tu deviennes

toi-même Bouddha pour parachever son enseignement, lequel suppose la

néantisation de tout. Ce pré-réquisit du vide absolu et de l’absence de toute

valeur dans la forme est toujours souligné par Sade, qui s’en amuse

souvent : voyez ce qui arrive à Justine pour être allée à l’abbaye de Sainte-

Marie-des-Bois « adorer la Sainte Image » !… Telle connaissance de la

valeur de l’image, Sade et le Bouddhisme Zen visent tous les deux à nous en

libérer en dénonçant son caractère vide et son absence de toute valeur.

Leur but commun est de changer l’homme, en changeant son rapport à

l’objet, par l’élimination de toutes attaches affectives dont il est entouré.

Changer la société en changeant d’abord l’homme, plutôt que supposer que

l’homme peut être changé de l’extérieur. Nous savons aujourd’hui jusqu’où

38 Julien, 129.

57

cette autre expérience a conduit, et une fois que les individus n’ont plus été

réduits qu’à de simples unités et à de simples nombres.

Le moment du Cogito est celui du vide. Il apparaît en tant que pensée là où

il n’y avait rien dans la pensée, dans un processus où naissent d’un néant

originel toutes les pensées. Il importe donc peu que la forme de l’objet soit

celle d’un cyprès, d’un seau d’eau, ou du Bouddha, dans l’apperception

d’une forme. Ce qui importe, c’est la prise de conscience du phénomène, et

le même phénomène est aussi valable pour l’œuvre de Sade. Dans la phrase

suivante, par exemple : « Tous les détails de la plus piquante luxure sont

offerts aux yeux de notre pudique enfant, » (II, 412), qui semble d’abord

tout à fait ordinaire, mais qui contient les caractéristiques de l’objet et du

projet sadiens. Certes non pas directement, dans l’intention d’offrir tous les

détails de la « plus piquante luxure », mais dans celle de les offrir aux yeux,

de les dévoiler donc, comme un tableau, dans la distance, sans

discrimination de valeur, (« tous »), et la particularité de l’un chassant celle

de l’autre. Approche exemplaire, parce que Sade conçoit esthétiquement la

construction de son œuvre comme une sorte de fresque où l’œil et l’esprit,

avides de capturer l’ensemble du spectacle, sont incapables de s’arrêter à

un détail précis et naviguent de l’ensemble au détail dans un aller-retour

constant : « C’est le mouvement qui seul établit des rapports entre nos

organes et les êtres qui sont au-dedans ou hors de nous ; ce n’est que par le

mouvement que ces êtres nous impriment, que nous connaissons leur

existence, que nous jugeons de leurs propriétés, que nous les distinguons

58

les uns des autres, que nous les distribuons en différentes classes, » note

aussi d’Holbach.39 On ne peut pas s’arrêter sur ces « détails de la plus

piquante luxure », sans infirmer l’intention de l’auteur, ou ne pas voir et

non seulement qu’ils n’ont aucune importance en soi par rapport à

l’ensemble, mais encore qu’ils ne peuvent avoir d’importance que par

rapport à cet ensemble ou vice-versa, ce qui bien entendu est ce qui permet

à Sade de noter la « pudicité » du regard : comment le regard pourrait-il

être sali par ce qui n’a aucune signification en soi ? Le regard reste pur, et

l’enfant pudique. Le regard ne peut pas être sali par le détail puisque c’est

le mouvement, l’ensemble qui compte, et que le tableau de cet ensemble, tel

que le conçoit Sade, est précisément aussi celui d’une philosophie de

l’indifférence au détail et telle qu’illustrée dans les milliers de pages de

l’œuvre. Dans le mouvement d’ensemble, l’impureté ou la saleté ne peuvent

ainsi pas être dans le regard, lequel restera toujours pur, mais seulement

dans le détail et seulement si l’on choisit de s’y arrêter, alors que par

définition l’esprit ne s’arrête nulle part. Le Cogito sadien sera le moment de

cette apparition et de cette disparition constante.

Le Cogito naît du vide mais cela ne signifie pas non plus qu’il n’y a rien ou

alors il n’y aurait pas de vide. Le vide est une sorte d’espace auto-réflexif de

la conscience jamais vide. Nos rêves sont remplis d’objets dont nous ne

sommes pas conscients pendant le sommeil mais qui n’en sont pas moins là,

ce plein étant alors l’équivalent d’un vide, comme Descartes le précisait. Le

39 D’Holbach, 47.

59

vide et le plein sont dans la distance qui nous sépare d’eux. Le Cogito

contient toujours un objet qui n’apparaît que dans la séparation de la

conscience et de l’objet, entre le sujet et l’objet donc. C’est le type de

relation qui ressemble à celle de quelqu’un qui admirerait une peinture ou

se tiendrait devant un paysage pour le contempler. La peinture ou le

paysage n’apparaissent que par rapport au vide entre cet observateur et

eux. Aucun objet de la conscience n’est davantage réel, ou n’a davantage

d’importance par rapport à un autre. « Une mouche est-elle donc d’un plus

grand prix qu’un pacha, ou qu’un capucin ? ». (III, 881). L’idée de Nature

fait elle-même aussi partie de ces catégories. Elle est le nom de cet

inexplicable contenant toutes les formes possibles, elle-même objet, et dans

chaque objet particulier vide essentiel qui est à la source de toute

perception, et pour lequel il n’existe pas de nom. « Dieu » est aussi bien le

nom de ce vide de tous les pleins, et ce mot n’a pas plus de sens que

d’autres. Bouddha, cyprès, ou seau d’eau. Tous ces objets ne nous

apparaissent et ne prennent un sens que sur fond de vide essentiel et

mettre un objet à la place du vide est inverser le rapport, supposer à cet

objet une importance qui n’est pas la sienne alors que ce n’est que par

rapport au mouvement de l’ensemble que l’objet apparaît, mouvement sans

lequel il n’y aurait pas d’objet. Ce va-et-vient, ce constant aller-retour entre

le vide et l’objet, ou la conscience et l’objet, est ce qui préoccupe

essentiellement le Zen. Comme il est naturel de vouloir maîtriser ce

mouvement, et quoiqu’il s’agisse d’une impossibilité, l’individu se tourne

60

vers la religion et l’idée consolante d’un objet éternel, Dieu, sans se rendre

compte que cette idée de Dieu n’a de sens que par rapport au vide et qu’elle

est donc aussi vide de toute réalité. Ce phénomène est aussi ce qui fait que

le Bouddhisme met à la place du concept de divinité celui du vide comme

principe générateur et organisateur de l’être. Ici et comme dans le

matérialisme, le vide devient source de vie et le néant est créateur. « Le

principe de la vie, dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort, »

écrit Sade, (III, 874), et comme en écho, le poète bouddhiste chinois Gao

Xian , écrit qu’il « tient la vie et la mort pour égales. »40

Il ne suffit cependant pas de poser le vide en principe. Il renaît toujours

sous une nouvelle forme et même la pensée du vide en est une. Essayer

d’arrêter de penser est impossible. Le vide est un objet ultime, ineffable,

incompréhensible. C’est pourquoi nous lui donnons le nom de Dieu, ou de

Nirvâna, ou d’autres, par défaut de connaissance de ce qu’il est, ce qui

permet au moins de fixer le désir, mais n’avance pas notre connaissance de

la Nature. Sade vise au contraire à la libération du désir. Le vide qu’il

suppose est total et doit l’être pour véhiculer totalement le désir, ou sinon

risquer d’être son captif. C’est l’histoire de Pompée telle que rapportée par

Tacite qui, pénétrant dans le temple de Jérusalem, s’attendait à trouver

d’immenses trésors (les Romains manifestant leur dévotion aux dieux par

des offrandes, il supposait qu’un seul Dieu devait nécessairement avoir été

l’objet d’immenses offrandes), alors que le temple était vide. Au cœur de la

40 Jullien, 128.

61

religion hébraïque, ce même vide vénéré par le Bouddhisme, également

comme lui source de lois, ce qui ne peut pas bien entendu contenter Sade

(ni l’adepte du Zen) qui savent qu’il faut aller au-delà de la réification pour

accéder à l’être dynamique et authentique de la vie. Sade utilise les outils

de la fiction pour expliquer, par les actions et les dissertations de ses

personnages, le fonctionnement de la Nature que le Zen cache dans le koan,

mais les deux s’accordent quand même sur ce point que l’être et le néant

doivent être une même chose. « Le principe de la vie, dans tous les êtres

n’est autre que celui de la mort ; nous les recevons et les nourrissons, dans

nous, tous les deux à la fois. » (III, 874).

VI.

La science nous rappelle tous les jours que tout objet de connaissance est

reconstruction. Et si l’univers physique peut ainsi être indéfiniment

décomposé et recomposé, en termes scientifiques, comment alors supposer

que les objets de l’imagination puissent avoir davantage de « réalité » ? Il

faut toujours une sorte de révolution pour permettre à l’esprit de concevoir

un nouvel horizon de la pensée comme ce fut le cas avec l’arrivée du

Bouddhisme en Chine, mais ce nouvel horizon n’en est pas moins lui aussi

construit. Le fait que Sade ne formule sa théorie des « univers séparés »

qu’avec La Nouvelle Justine de 1797, date à laquelle la Révolution qui l’a

sans aucun doute inspiré et aidé à préciser sa pensée est déjà bien avancée

62

ou même terminée, ne signifie pas non plus qu’il n’avait pas déjà

entièrement pensé le concept bien avant cette époque. Elle est en tout cas

déjà toute entière dans ses premiers écrits, Les Cent-vingt journées de

Sodome ou Les Infortunes de la vertu, même si la formulation n’y figure

encore que dans la présence brute et l’affirmation de son incontournable

nécessité, telle par exemple qu’exprimée par Blangis quand il dit « Combien

de fois, sacredieu, n'ai-je pas désiré qu'on pût attaquer le soleil, en priver

l'univers, ou s'en servir pour embraser le monde ? ». (I, 158-9). Désir

d’apocalypse universelle d’un univers pour lequel les protagonistes des

Cent-vingt journées n’ont pas même l’ombre d’une considération. Il

semblerait que la théorie de la double distanciation, qui apparaît dans La

Nouvelle Justine de 1797, a été élaborée plus tard et après le

déclenchement de la Révolution (une supposition pour laquelle il faudrait

encore à savoir dans quelle mesure celle-ci a influencé la pensée théorique

de Sade), mais il nous semble assez évident que Sade n’aurait pas pu

imaginer la gigantesque orgie du château de Silling, s’il n’avait pas déjà eu

intuition de l’irréalité de l’objet, et de son statut d’entité séparée.

L’enfermement et le l’isolement total du château de Silling en sont des

symboles évidents et la formulation théorique en est une suite logique. La

nature monadique de l’objet y est en tout cas parfaitement illustrée,41 et cet

objet est aussi typiquement kantien. Il est, comme l’écrit Kant, «

uniquement dans [n]otre cerveau et ne peut aucunement être donné en

41 Qu’on se rappelle par exemple le discours du duc de Blangis aux femmes dans Les Cent-vingt journées de

Sodome.

63

dehors de lui ; par conséquent, vous n’avez qu’à vous soucier de vous

accorder avec vous-mêmes et de prévenir l’amphibolie qui fait de votre Idée

une prétendue représentation d’un objet empiriquement donné et donc

aussi susceptible d’être connu selon les lois de l’expérience. » (Cr. R. p., p.

466). L’objet empiriquement donné reste inconnaissable dans l’esprit qui

fonctionne comme chez Sade comme une sorte de miroir, de la même

manière aussi que dans le Zen : « Le cristal et le miroir sont clairs,

transparents, et sans souillure ni poussière, quand une personne se tient

devant eux, son image s’y reflète. L’image ne sort pas de l’objet, elle ne

vient pas non plus là du dehors, ni ne s’y trouve par elle-même, ni n’est

construite artificiellement. L’image vient de nulle part, s’évanouit dans le

nulle part, elle n’est pas sujette à la naissance et à la mort ; elle n’a pas de

résidence déterminée. » (Suzuki, II, p. 181). Sade nous dit la même chose.

L’objet est image, n’est nulle part, et ne peut pas avoir de valeur donnée.

L’idée # 90 des 120 Journées de Sodome par exemple : « Un bougre fait

bouillir une petite fille dans une marmite, » (I, 363), est tel objet aussi décrit

par Kant et ce serait commettre l’amphibolie qu’il signale que de chercher à

lui donner une réalité autre que la sienne, et donc aussi une valeur morale

particulière). Le désir (tout désir) est objet, et nul objet ne peut être exclu

du miroir, s’il fonctionne proprement.

L’idéal du Zen comme celui de Sade sont donc ceux d’un monde où tout

serait exactement à sa place, selon deux approches différentes sans doute,

mais les deux procédant de la critique de ce que nous considérons comme

64

réalité. Le néophyte zen cherche à retrouver au-delà du doute et de la

négation de l’objet une parfaite adéquation avec la Nature, devenir l’étoile

qu’il voit, la feuille, ou la grenouille qu’il entend (jusque dans le « plouf » où

elle disparaît dans l’eau), ne faire plus qu’un avec le monde et une

perfection qui ne puisse jamais être mise en doute. Telle est la promesse du

satori, comme aussi celle de Sade dans un même désir de communion, et la

description d’un univers où l’homme et la Nature se confondraient toujours

et même sur le mode de la séparation et de la différence. La Nature

sadienne règne à la fois par l’arbitraire et par la nécessité, et elle cautionne

toutes les réalités possibles et imaginables. « Que tu détruises ou que tu

crées (nous dit la Nature par la voix de Braschi), tout est à peu près égal à

mes yeux, je me sers de l’un et de l’autre de tes procédés, rien ne se perd

dans mon sein : la feuille qui tombe de l’arbuste, me sert autant que les

cèdres qui couvrent le Liban ; et le ver, qui naît de la pourriture, n’est pas

d’un prix moindre, ni plus considérable à mes yeux, que le plus puissant

monarque de la terre. » (III, 885). Et ce que dit ici la Nature peut aussi bien

être entendu du pratiquant zen que du lecteur de Sade. La fiction sadienne

autorise absolument tout de la part de ses héros parce que tout concourt

également bien au bien général, la perfection est déjà a priori acquise,

comme dans le Zen, ou aussi chez Kant. Son œuvre est l’expression du libre

jeu d’une imagination autorisée à franchir toutes les limites parce que, et de

quelque manière que « tombent les dés », ils donneront toujours le numéro

gagnant… Sade n’est pas en quête de conquête comme le pratiquant du

65

Zen, il sait déjà la parfaite harmonie de la Nature avant de se mettre en

chemin. Elle lui est donnée et son but est d’en faire partager la

connaissance. Ce qu’il recherche n’est pas l’illumination mais le plaisir de

pouvoir illuminer.

L’expérience du satori reste un mystère, parce que le biais anti-intellectuel

de l’école ne permet pas d’en rendre compte. Il s’agirait d’une sorte d’état

intense, d’une extase qui se produirait avec la violence et la soudaineté d’un

coup de foudre, mais on ne sait pas en quels termes ou comment le

reconnaître ou même en être sûr. Il s’agit d’une expérience profondément

personnelle et que le pratiquant du Zen associe nécessairement à sa

compréhension du phénomène, à son intuition, et dont la forme variera

donc d’un individu à l’autre, mais qu’il n’y a aucun moyen de reconnaître en

dehors du sentiment que l’on en a. Tout ce que l’on peut savoir, c’est que

par la médiation du koan s’opère un transfert entre deux formes, l’une

généralement objective (seau d’eau, cyprès, kilo de riz, etc.), l’autre de

nature abstraite et idéelle (question sur la forme de l’être avant la

naissance, bruit d’une main qui applaudit, venue du Bouddha en Chine,

etc.), d’où va naître une révélation sur le sens de la vie et la compréhension

du monde. En ce sens le satori ne semble pas très différent du « rêve » des

Indiens d’Amérique du Nord ou de l’expérience de certaines drogues par

leurs cousins mexicains ou sud-américains, mais d’essayer à partir des

éléments constitutifs de rendre compte du phénomène est impossible,

d’autant qu’il y a sans doute autant de satori que d’expériences du

66

phénomène. Il ne s’agit pas de fiction, mais le lien avec la fiction est

néanmoins évident, puisque différentes formes de perception y sont

également valables. N’est-ce pas d’ailleurs l’illusion que veut révéler le

Bouddhisme ? Il s’agit bien aussi de réalité, au sens où Spinoza dit que

toute détermination est une négation – la détermination du satori est aussi

négation des illusions, mais comment ne serait-il pas aussi négation de lui-

même ? La détermination en question s’avère aussi être auto-négation et

renvoie à l’illusion dans un mouvement circulaire, un éternel retour (lequel

illustre aussi le cercle, symbole du Zen), et le satori, produit par la

dissipation de l’illusion, apparaît aussi nécessairement lui aussi comme

l’expérience d’une illusion. Au-delà de la double négation des éléments

constitutifs, la formulation koanique engage l’univers tout entier, il n’y a

plus rien dans le cosmos qu’un cyprès-qui-est-Bouddha-qui-est-cyprès (par

exemple) et qui sont aussi toutes les créatures existantes et toutes les

formes d’être mais n’existent non plus qu’en idée. Réalité et fiction

s’imbriquent, s’inversent, et s’invertissent, se détruisent mutuellement tout

en s’investissant d’un être autre que le leur dans un contact intime avec un

être sans nom. Ce qui est bien le but recherché. Le Bouddhisme visant à

l’avènement d’un vide absolu, le satori est dans son ici et maintenant

l’expérience de ce vide, mais ce qui veut dire que le vide se révèle

également sous la forme d’une connaissance, et donc d’une forme d’être. Le

satori serait ainsi, au-delà de l’illusion, l’expérience d’une illusion de

l’illusion, savoir que tout est illusion, y-compris l’illusion elle-même. Le vide

67

et le plein alternant dans une expérience où le vide se révèle toujours plein

et le plein toujours vide, dans un aller-retour constant, trouve son

équivalent chez Sade dans le sentiment que l’homme et la Nature sont en

même temps intimement imbriqués et totalement indépendants l’un de

l’autre.

Le Zen ne parle pas de vide absolu, à moins d’entendre par là l’espace entre

les différents objets de la comparaison du koan où l’objet n’est révélé que

dans la forme mais disparaît là où il n’y a plus de formes, et alors qu’il y a

toujours de l’être. Là même où ces objets viennent se détruire

réciproquement, Bouddha et le cyprès ne sont donnés que par rapport à

leur mutuelle inversion, « Bouddha » pour être aussitôt éliminé et remplacé

par « cyprès », qui ne parvient à être que par le processus inverse de

substitution. Le résultat est une sorte d’équation, dans laquelle 1 + x

égalerait 2 + x et où « 1 » serait le Bouddha ou le cyprès et « x » la valeur

de leur élimination réciproque. Les deux objets s’annulant mutuellement il

reste alors plus que le « x » de la substitution et leur terme commun est

celui de l’inconnue. Pas d’être sans destruction de l’être, comme Sade le

pose en principe de sa philosophie : « – Je l’avoue, dit Rombeau […], je ne

conçois point par quelle inexplicable contradiction la mystérieuse nature

inspire tous les jours à l’homme le goût de la destruction de ses œuvres. – Je

l’entends parfaitement, moi, dit Rodin : ces portions de matière,

désorganisées et jetées par nous dans le creuset de ses œuvres, lui donne le

plaisir de recréer sous d’autres formes ; et si la jouissance de la nature est

68

la création, celle de l’homme qui détruit doit infiniment flatter la nature ; or,

elle ne réussit à ses créations que par des destructions. » (II, 556).

Rodin parle ici du même processus naturel familier pour la science

moderne, qui nous apprend qu’il n’y a pas d’existence dans l’univers dont la

destruction n’est pas nécessaire et ne participe en fait positivement au tout,

depuis les mystérieuses cordes, aujourd’hui objet de l’étude des physiciens,

et qui ne vivraient qu’une infime fraction de nano-seconde, jusqu’aux étoiles

et aux galaxies, qui vivent des milliards d’années. Tout participe également

au même mouvement d’ensemble binaire de destructions et de créations.

Rodin ne parle pas d’un point de vue scientifique, mais poétique, qui met en

valeur, dans le mouvement, l’importance du moment de la destruction, sa

nécessité pour la création, à laquelle on préfère généralement ne pas

songer dans le train-train de la vie quotidienne. Sade ne manque jamais de

souligner son importance pour la compréhension de la Nature. La

destruction « … ne contrarie aucune de ses lois [de la Nature], puisqu’[elle]

n’enlève rien à ses bases… à ces éléments indestructibles qu’elle-même

varie chaque jour sous mille formes différentes, » (I, 1050), et c’est

pourquoi la nature a « plaisir » chez lui à détruire. Le désir qu’elle en

inspire à l’homme et que l’homme éprouve à le faire se rapportent

philosophiquement sur le mode de la fiction à ce phénomène, la sensibilité

de l’homme étant elle-même dans cette action un moment du processus

naturel. Le héros sadien est amené à détruire sur le mode du plaisir par le

même la même raison que tout détruit suscite aussi un créé dans la Nature.

69

Nous sommes toujours entourés de créé qui continue et se reproduit sous

de nouvelles formes, grâce aux détruits qui alimentent cette création. Telle

est aussi l’explication que donne Spinoza du phénomène dans la distinction

qu’il établit entre nature naturante et la nature naturée, l’une nourrissant

l’autre, et aussi comme elle apparaît chez Kant entre un en-soi à jamais

inconnaissable et le pour-soi de ce que nous pouvons comprendre et donc

créer. Comme dans le Zen, la destruction de l’objet entraîne ici la création

dans un processus énergétique bergsonien, sans lequel il n’y aurait pas

d’évolution, et comme dans le Zen, c’est aussi dans la fiction chez Sade que

la connaissance de ce processus continu est l’occasion d’un plaisir. Rodin ne

détruit réellement rien (vu qu’il n’existe pas lui-même, étant personnage de

fiction – (mais cette non-existence n’est-elle pas aussi significative de

l’absence de réalité de toute objet ?)). Le plaisir en question ici est le même

que celui que le koan place dans le satori, qui est, dans la connaissance de

la destruction, celle aussi de l’avènement d’une création.

La découverte évoquée par Ferdinand de Saussure nous place aussi sur le

même terrain où se situe Roland Barthes dans son essai Sade, Fourier,

Loyola, dans lequel est établi un lien au niveau du libre jeu du signifiant

entre les œuvres de ces trois auteurs : « Je vois dans l’œuvre triple le

déploiement victorieux du texte signifiant, du texte terroriste, laissant se

détacher, comme une mauvaise peau, le sens reçu, le discours répressif

(libéral) qui veut sans cesse le recouvrir. »42 La cité imaginaire de Sade,

42 Barthes, 16.

70

comme également les œuvres de Fourier ou Loyola, serait « entièrement

suspendue à la parole » et leur seul univers « celui du discours ». Mais il

s’agit peut-être là d’un réductionnisme excessif pour rendre bien compte de

l’œuvre de Sade et qui l’enferme encore dans le langage dont Sade veut la

libérer. On a l’impression que c’est où en arrive Barthes, quand il réduit

Sade au seul plaisir de la lecture, quand il dit par exemple qu’il ne s’agit

plus chez Sade de raconter mais seulement « de raconter que l’on raconte.

»43 Raconter que l’on raconte se conçoit mieux pour les œuvres de Fourier

et de Loyola, s’agissant d’utopies – quoique les exercices spirituels de

Loyola rappellent aussi sur bien des points la pratique du koan. Raconter

pour raconter ne fait quand même de Sade qu’un écrivain ordinaire, dont le

seul but serait le dire, alors que le projet sadien se situe au-delà du dire.

Sans doute que son œuvre signifie au niveau du discours et de la libre

circulation des signifiants, mais elle vise aussi autre chose, dans la

signification. Son projet, Sade l’explique en ces termes : « Les objets [écrit-

il] n’ont de prix à nos yeux que celui qu’y met notre imagination : il est donc

très possible, d’après cette vérité constante, que non seulement les choses

les plus bizarres, mais même les plus viles et les plus affreuses, puissent

nous affecter très sensiblement. L’imagination de l’homme est une faculté

de son esprit, où, par l’organe de ses sens, vont se peindre, se modifier les

objets, et former ensuite ces pensées, en raison du premier aperçu de ses

objets ; mais cette imagination résultative elle-même de l’espèce

43 Ibid., 39.

71

d’organisation dont est doué l’homme, n’adopte les objets reçus que de telle

ou telle manière, et ne crée ensuite les pensées que d’après les effets

produits par le choc des objets aperçus. Qu’une comparaison facilite à tes

yeux ce que j’expose. N’as-tu pas vu, Justine, des miroirs de formes

différentes ; quelques-uns qui diminuent les objets, d’autres qui les

grossissent, ceux-ci qui les rendent affreux, ceux-là qui leur prêtent des

charmes ? T’imagines-tu maintenant que si chacune de ces glaces unissait

la faculté créatrice à la faculté objective, elle ne donnerait pas du même

homme qui se serait regardé dans elle, un portrait tout à fait différent ; et

ce portrait ne serait-il pas en raison de la manière dont elle aurait aperçu

l’objet. Si aux deux facultés que nous venons de prêter à cette glace, elle

joignait maintenant celle de la sensibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme,

vu par elle de telle ou telle manière, l’espèce de sentiment qu’il lui serait

possible de concevoir pour la sorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace

qui l’aurait vu affreux, le haïrait ; celle qui l’aurait vu beau, l’aimerait ; et ce

serait pourtant toujours le même individu. Telle est l’imagination de

l’homme, Justine ; le même objet s’y représente sous autant de formes

qu’elle a de différents modes. » (II, 673-4). Ces modes ne peuvent pas être

conçus seulement en termes de signifiants, puisque c’est sur l’objet tout

entier que porte la signification (tout comme dans le Zen, où la

confrontation de deux objets en vise en fait un troisième, non désigné ou

assignable qui se situe à la fois au-delà et en-deçà des signifiants). L’œuvre

de Sade comme le Zen questionne en fait aussi bien le signifiant que son

72

signifié, la nature double du miroir et de l’objet. Barthes a sans doute raison

de dire que ce que Sade « … « représente » est sans cesse déformé par le

sens, et [que] c’est au niveau du sens, non du référent, que nous devons le

lire, »44 mais il faut aussi tenir compte du fait que Sade n’a pas « foi » en la

Nature de la même manière que Loyola en Dieu ou Fourier en l’Avenir et

que la « foi » sadienne se distingue des deux autres, notamment en ce

qu’elle n’a aucune dimension religieuse.

Le mort saisit le vif de la même manière que le vif saisit le mort. La

mauvaise peau du signifié tombe mais la nouvelle peau du signifiant va

vieillir et tomber aussi, parce que l’être, réalité organique, est en constant

procès de renouvellement. Le Zen nous informe de ce phénomène, de la

même manière que l’individu dans le miroir sadien peut susciter amour ou

haine, puisque tel objet peut aussi y en représenter un autre, alors qu’il

s’agit pourtant « du même individu ». La violence n’est pas au seul niveau

du signifiant. Elle renvoie à un examen plus approfondi du processus de

signification, tel par exemple que celui décrit par Sanders Peirce.45 Le

schéma proposé par le philosophe américain est le suivant :

Représentamen ----------------- > Interprétant ---------------------- > Objet

Dans ce schéma, le représentamen est l’objet sans nom d’avant toute

perception et tel qu’il se donne à l’interprétation, par l’interprétant, pour

44 Barthes,41. 45 Peirce, Charles Sanders. Semiotics and Significs. Bloomington : Indiana University Press, 1977.

73

pouvoir accéder au statut d’objet. Cette thèse nous semble plus adéquate,

puisque c’est en fait la même explication que Sade donne du phénomène de

la signification, quand il dit que l’imagination46, « n’adopte les objets reçus

que de telle ou telle manière, et ne crée ensuite les pensées que d’après les

effets produits par le choc des objets aperçus. » Dans ce processus, il n’y a

ni signifiant ni signifié mais seulement un mouvement interprétatif

dynamique de la conscience, dans lequel le sens est créé et autour duquel

pivote le phénomène. Ici, comme dans le Zen, l’objet n’a de valeur que

l’interprétation que lui donne son interprétant. Il ne s’agit pas seulement

d’une violence sur le signifiant, mais sur l’ensemble du processus de

signification. Sade précise que les objets n’ont de prix à nos yeux que celui

qu’y met notre imagination. Ce n’est pas seulement pour raconter qu’il

raconte, auquel cas il ne ferait que nommer les objets (c’est justement ce

qu’il reproche à Rétif de la Bretonne), et puisqu’il explique et comme aussi

le Zen que la valeur de l’objet est variable. Il détache sans doute aussi le

signifiant du signifié là où il pourrait se « prendre » et vieillir avec lui et

devenir la mauvaise peau du sens reçu, mais c’est en même temps pour

nous dire que nous avons également sur l’objet un même devoir de violence,

de maîtrise et de destruction, pour pouvoir retrouver le sens d’une

dynamique, et l’autonomie de notre rôle essentiel de créateurs de valeurs et

de sens.

46 Image + ination. Le terme qui fait songer à une mise en images, ou animation de l’image… 

74

Comme l’écrit Yvon Belaval, « … il ne faut pas confondre l’exprimé et son

expression, le signifié et son signe [signifiant]. Si le signe – sensation, image

ou symbole – se donne toujours dans l’espace, le signifié en lui-même n’est

pas représentable, nous ne l’appréhendons qu’analogiquement et jamais

dans son absolu. »47 Cet absolu, c’est également l’en-soi qui nous échappe

toujours. Il y a initialement une séparation complète entre les deux,

signifiant et signifié, telle que l’attribution d’une quelconque réalité à l’un

ou à l’autre conduit à la confusion et à ce que Kant appelle amphibologie de

la raison, dans laquelle sont confondus les objets qui nous sont donnés,

représentamens, avec ce qu’ils deviennent pour nous dans le processus de

construction et d’interprétation. « L’objet qui apparaît et l’objet qui est

aperçu. » (Sade). Toute interprétation de l’objet est également valable.

« Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. » Gilles Deleuze

écrit que « La conscience est seulement un rêve les yeux ouverts »,48 et

peut-être que tout examen du phénomène de la conscience devrait

commencer par cette considération. Le danger à vouloir l’interpréter sous

le seul aspect d’un signifiant est dans ce manque de recul, qui fait que le

rêve s’estompe et risque de devenir un sommeil éveillé qui cause de

traverser la vie en automate. La conscience n’est jamais quelque chose,

mais la conscience de cette chose. Elle se situe toujours ailleurs, comme

c’est bien le mérite de la philosophie de nous rappeler. Objet elle-même

(mais vide), elle est différente de tout objet, de tout signifiant, comme le

47 Belaval, 113.48 Deleuze, 31.

75

vase est différent de tout contenu ou le miroir de toute image. Le vase est

déjà potentiellement plein de lui-même, quoique vide, comme le miroir, et

peu importe ce que doit être son contenu.

« L’homme ne dépend point de la nature ; il n’en est pas même l’enfant ; il

est son écume, son résultat ; il n’a point d’autres lois que celles imprimées

aux minéraux, aux plantes, aux bêtes, et quand il se perpétue, il accomplit

des lois personnelles à lui, mais nullement nécessaires à la nature… ». (III,

1015). Sans doute que côté cour nous sommes bien c’est objet que voient ou

veulent voir les autres, certaine forme que la culture et la société nous

assignent, mais côté jardin, tout ce que la Nature voudra, et sous n’importe

quelle forme, l’homme n’en restant pas moins objet de la Nature et aussi

indifférent pour elle qu’une écume ou une vapeur… Côté cour, nous sommes

une sorte de miroir où se reflètent les autres, mais dans ce miroir rien de

certain, ni de réel, pas même le cyprès ou le Bouddha, ou n’importe quoi

d’autre. « Quel est le son d’une seule main qui applaudit ? » demande le

koan. Il y a deux mains, puisque ce n’est jamais que de chacune frappant

l’autre que s’obtient le son. Disons que cette autre main serait la

conscience. Elle est aussi « Le son qui résulte du choc de la baguette sur la

peau du tambour, » (III, 190). Telle est la nécessité du son. Il dénote la

conscience comme la conscience le son, quoique l’un sans l’autre,

conscience et objet ne soient rien. Là où n’existe pas cette dualité, il n’y a

pas non plus de connaissance. Une seule main qui applaudit, tel est l’état du

rêve, où la conscience s’abolit dans son objet, alors que seule la séparation

76

des deux, au moment du réveil, les transforme en connaissance, que le

signifiant retrouve son signifié. Paradoxalement, c’est sur le mode de la

séparation qu’ils se réunissent. La main qui applaudit est aussi celle qui est

séparée. Sépara au moment où s’ouvrent les yeux, comme nous le rappelle

violemment la toute première image du Chien andalou, c’est dans la

séparation que s’affirme l’union et l’unité du sens. On trouve chez Sade la

même double lecture du rapport de la conscience et de l’objet sur le mode

d’une séparation constante. Sans doute qu’on n’apprend rien du monde et

de la Nature au-delà des lois que nous y découvrons, de la science, et peu

aussi du monde intérieur, de la conscience, mais beaucoup de l’observation

de leur rapport réciproque. Le roman sadien fonctionne comme un

représentamen dont l’objet, donné dans le temps de la lecture à

l’interprétant, peut provoquer de sa part les réactions les plus diverses et

les interprétations les plus variées, puisque certains y voient entre les

lignes le visage d’un monstre et d’autres celui d’un saint, alors que

différentes lectures par le même lecteur peuvent aussi provoquer des

réactions différentes, comme le signalait Jean-Jacques Pauvert.49 Comme le

projet vise à l’explication de la Nature, et qu’il intéresse à la fois toute

perception, objective et subjective, de telle manière que et comme par

transparence toute lecture du pli devient aussi celle de son envers, le

phénomène n’est pas surprenant. C’est bien d’une réalité qui serait notre

réalité quotidienne, d’un côté, mais qui en même temps ne peut pas l’être,

49 Voir plus haut, p. 33.

77

parce qu’elle est sublimée, quintessenciée, dans une perception de laquelle

notre vie ordinaire reste une bien pauvre image. Il s’agit d’un effet de

signification, l’effet Sade, tel que produit par la lecture de son œuvre, à

l’exception des autres. L’univers sadien existe en tant que fiction vraie, qui

nous révèle que la réalité du nôtre n’en est pas moins fictionnelle, sur le

mode de l’existence des deux (comme en physique existent aussi deux

manières de concevoir la réalité, corpusculaire et ondulatoire, les deux

étant vraies à la fois et quoique contradictoires). Ce roman, pas si roman

que l’on croirait,50 projette de telle manière la conscience dans l’objet et

l’objet dans la conscience que la fiction de l’une devient aussi celle de

l’autre, et le réel imaginaire comme aussi le contraire. Conscience et objet,

ces deux « mains » qui applaudissent, donnent cependant aussi chez Sade

un son qu’on ne pas ailleurs, et c’est aussi ce qui fait aussi la difficulté de sa

lecture. Nous sommes d’un côté sur le point de voyager dans la galaxie

alors que de l’autre nous ne sommes pas plus avancés sur la connaissance

de ce « malheureux individu bipède » que nous sommes nous-mêmes (II,

131), mais la double lecture sadienne de la conscience et de l’objet et de la

Nature et du moi nous donne au moins un sens de direction. Peut-être que

d’attaquer le soleil comme Blangis en exprime le désir ne sera jamais une

option scientifique valable, mais en tant que désir, la chose nous apprend

beaucoup sur la baguette et la peau de tambour, puisqu’au-delà du monde,

objectif et subjectif, le désir révèle, dans l’objet de la conscience, l’existence

50 « Nous n’oserions peut-être pas le dire, si c’était un roman que nous écrivissions. » (III, 1261).

78

d’une liberté totale et inouïe, avec le caractère illusoire de tout

représentamen et dans le pouvoir de l’imagination. Au-delà du

représentamen (qui serait la Nature) et telle ou telle interprétation que l’on

pourrait en faire, Sade vise à dévoiler deux mondes contradictoires,

absolument différents et absolument similaires à la fois, leur être-sur-le-

mode-de-ne-pas-être s’inversant dans le ne-pas-être-sur-le-mode-d’être et

l’un de l’autre, de la circularité desquels viennent sa force. « Nihil foris,

intus redire, in interiore homine habitat veritas », disait Saint-Augustin. (Ne

sors pas de toi-même, reste à l’intérieur, c’est à l’intérieur de l’homme que

se trouve la vérité.) De la même manière chez Sade, l’intérieur contient

toutes les vérités en même temps que toute la vérité. Chacun peut y trouver

la sienne, mais la violence du texte est de lui donner l’occasion dans la

destruction de tout signifiant de lire aussi la sienne propre.

« « Ô Juliette ! » s’écria Clairwil, dès que son frère eut cessé de parler,

« trouves-tu qu’un tel homme soit digne de moi ?... ». Ce frère de Juliette,

Brisa-Testa, vient de raconter sa vie, qui n’est qu’un tissus abominable de

mensonges, de meurtres, de crimes, de trahisons, de perversions et

d’atrocités de toutes sortes, et Juliette lui répond alors : « Il l’est de tous les

philosophes, […] il l’est de tous ceux qui auront assez d’esprit pour sentir

que la première des lois est celle de travailler à son bonheur, abstraction

faite de tout ce que peuvent dire ou penser les autres. » (III, 1002-3). Telle

est du philosophe la définition de Juliette/Sade : celui (ou celle) qui saura

mettre son bonheur individuel au-dessus de celui des autres. Tel est aussi le

79

but du Zen. Ce savoir est également un art, dont les formes diffèrent, Sade,

aussi bien que le Zen, cherchant dans la subjectivité la connaissance de soi,

terre promise du satori et lieu d’une véritable communion avec le monde

pour les deux. Même sagesse qui s’inspire de la notion que charité bien

ordonnée commence avec soi-même et place dans ce sentiment le calcul

d’un bonheur, champ d’une connaissance que Sade approfondit davantage

en interrogeant aussi la nature du mal. L’approche renvoie à deux tradition

différentes et un autre art de vivre mais la visée est la même, et le libertin

sadien est à l’abri de la fiction, comme le moine zen dans sa retraite est à

l’abri du monde. Tous les deux cultivent également leur bonheur

« abstraction faite de tout ce que peuvent dire ou penser les autres, » parce

que le monde n’influe en rien sur leur vie ou sur leur bien-être. Notons aussi

que si le savoir sadien se rapporte à la lecture et celui du Zen à la

méditation, celle-ci aussi est une forme de lecture, et que tous les deux

trouvent encore ici une certaine compatibilité.

Ce que fut l’expérience de Sade en prison ressemble en bien des points à ce

que peut être l’expérience d’un moine zen dans sa retraite, comme aussi

avec ce que fut celle de Descartes dans son poêle : une solitude, une

isolation quasi-complète, dans lesquelles l’esprit dégagé de toute distraction

extérieure peut trouver un certain repos, se replier sur soi-même, et a toute

latitude pour la contemplation et pour s’adonner à l’exploration de lui-

même. Le Cogito sadien et le Cogito cartésien se rejoignent ici pour opposer

la tyrannie d’une réalité qui leur volait leur être vrai et refaire la découverte

80

de cet être, le retrouver dans sa réalité la plus pure : savoir d’abord qu’il est

ce moi qui se pense lui-même, qui est ce qui pense et ce qui est dans cette

pensée. Que ce soit alors par la formule cartésienne, le koan, ou les romans

de Sade,51 la réalité renaît de cette découverte où elle trouve un sens

nouveau et quelle serait, ou devrait être pour la conscience la chose la plus

importante : la réponse est déjà dans la question, puisqu’il ne peut pas y

avoir de réalité sans celui qui la pense. Cet être-là devrait donc avoir la

priorité. De là à le préférer à tout ce qui existe il n’y a qu’un pas, que

franchissent sans hésiter les libertins sadiens comme le penseur cartésien,52

ou le moine zen. Simone de Beauvoir disait que « dans la solitude des

cachots, Sade a réalisé une nuit éthique analogue à la nuit intellectuelle

dont s'est enveloppé Descartes, » mais qu’il n'en avait « pas fait jaillir une

évidence ».53 Mais il me semble que le « Je pense » peut aussi se concevoir

dans la perspective sadienne comme seulement un point de départ, qui

serait, au sens de la phénoménologie, celui d’une science de l’ego, et dont la

formule serait à l’inverse de cette de Descartes « Je suis, donc je pense ».54

Le koan est également vide au sens où le « Je pense » ne contient aucune

autre pensée que celle d’une pensée possible, Sade avance la légitimité de

51 Tel est bien « l’effet Sade », comme le note Philippe Sollers : « Je referme ce livre interminable, antimatière de

tous les livres. Je lève les yeux. Tout arbre est plus beau, toute fleur plus éclatante, l’enfance est là, les couleurs, les

odeurs, le toucher, les sons, les feuilles, le bois, l’eau, l’air. L’ennui ne pourra venir que de l’usage absurde que les

humains font d’eux-mêmes… ». Sade contre l’être suprême. Paris : Gallimard, 1996, 46. 52 Husserl en fera même une science, qu’il appelle « égologie ».53 Beauvoir, Simone de. Faut-il brûler Sade ? Paris : Gallimard, 1955. 54 On se souviendra que la réponse de Gassendi à Descartes était « Ambulo, ergo sum ». « Je ‘déambule’, donc je

suis », formule dans laquelle est maintenue le sens du mouvement essentiel à la philosophie matérialiste.

81

toutes. « La philosophie doit tout dire ». Sapere aude sadien. Oser penser.

Ce que le Cogito cartésien n’osait pas encore…

VII.

« Convainquez-vous bien, mon ange, que dussiez-vous troubler et déranger

l'ordre de la nature dans tous les sens possibles, vous n'auriez jamais fait

qu'user des facultés qu'elle vous a données pour cela... des facultés qu'elle

savait bien que vous emploieriez à cela, usage qu'elle ne blâme pas, sans

doute, puisque loin de vous priver d'aucune de ces facultés nuisibles, elle

vous inspire à tout moment le désir de les mettre en œuvre. Faites donc

tout le mal qu'il vous plaira, sans que cela trouble un instant votre repos :

soyez bien sûre que, de quelque espèce que soit celui que vous inventerez,

il ne sera jamais aussi violent que pourrait le désirer la nature... qu'elle veut

la destruction... qu'elle l'aime... qu'elle s'en nourrit... qu'elle s'en abreuve, et

que vous ne lui plairez jamais mieux que quand vos mains détruiront,

comme les siennes, de même que vous ne l'outragez jamais davantage... que

vous n'empiétez jamais autant sur ses droits, que lorsque vous travaillez à

une propagation qu'elle abhorre... ou que vous laissez subsister sans trouble

cette masse d'hommes qui nuit à ses facultés : car le crime et la mort sont

les véritables lois de la nature, et nous ne la servons jamais mieux qu'en

moissonnant, comme elle, tout ce que nos bras peuvent atteindre. » (609).

82

La philosophie exprimée dans ce passage (avec cette beauté et ce charme si

caractéristiques du style de l’auteur) est celle du principe de destruction, de

transfert, dans le mouvement continu de la matière, qui nous est donné qui

nous est donné comme principe fondamental. C’est aussi dans cette

perspective que s’inscrit une certaine irréalité originaire, puisqu’on peut

détruire autant qu’on le voudra sans rien changer à quoi que ce soit, la

Nature restant toujours la même, et la destruction étant de ce fait

impossible.55 Le substrat atomique et subatomique de notre univers est

combinatoire et il importe peu que les éléments constitutifs soient combinés

d’une façon ou d’une autre. Les formes de combinaisons peuvent changer

mais la combinatoire reste la même, et la Nature est d’abord ce lieu de

l’être que nous sommes nous-mêmes en tant que consciences, lequel peut

bien également décider de détruire, mais en vain. L’inutilité du projet est

entière, puisque sera aussi amené à construire celui qui le fait, tout acte

aboutissant nécessairement à une création dans la combinatoire. Le roman

sadien en est d’ailleurs un excellent exemple, puisqu’il est la somme totale,

en tant que création, d’une accumulation de destructions (et de la

jouissance accompagnant ces destructions). A la différence du koan qui

visait à établir un contact immédiat et sans intermédiaire entre le sujet et

l’objet, Sade situe entre les deux l’écran de la fiction : il n’y a rien dans le

koan entre le Bouddha et le cyprès où Sade préfèrerait sans doute s’amuser

et nous réjouir aussi du récit de leur destruction réciproque : le Bouddha

55 C’est la fameuse équation de Parménide : Tout est déjà là.

83

serait découpé en morceaux (par exemple), ou rôti sur un bon feu de bois

(de cyprès ?), et quelque acolytes se masturberaient ensuite sur les corps

calcinés, voilà comment des destructions naissent aussi de nouvelles

créations… Tel est « le Zen de Sade ». Il vise à illustrer par le biais de la

fiction le transfert circulaire du négatif au positif, et aller-retour, de notre

rapport avec l’être. « La matière […] ne se détruit pas ; elle ne fait que

changer de forme. » (III, 874). Dans le Tathâgata, le Bouddha devient la

Nature tout entière, mais ce n’est encore la nature de rien, et c’est aussi

pourquoi un précepte zen prescrit « Si tu rencontres le Bouddha, tue le

Bouddha », c’est seulement dans cette destruction que le cyprès pourra

redevenir cyprès, et le Bouddha Bouddha. La négation, le « S » barré du

désir lacanien, est ici ce même principe créatif qui attribue à l’objet une

positivité sur le mode d’une double négation et fait un positif de deux

négatifs. Détruire ce qui n’existe pas revient à lui donner vie, mais sur le

mode de le nier puisque de deux positifs (nier à la fois ce qui existe et sa

destruction) naît aussi un négatif. C’est aussi sur ce mode que le sujet et

l’objet deviennent un chez Sade comme dans le Zen.

Le Zen est une ascèse visant à l’immanence, de l’être et du moment, mais

un refus d’engager les grandes questions existentielles, un effort pour voir

les choses (la Nature) comme elles le sont vraiment, sans médiation,

exactement et absolument : fondre un Bouddha dans le corps d’un arbre, ou

transformer l’arbre en Bouddha. La contemplation d’un simple rocher, d’un

arbre, ou d’un seau, etc., peuvent dans la pratique dans cet exercice

84

provoquer une joie extraordinaire, le satori, qui est le but de l’ascèse. Il n’y

a non plus d’explication du phénomène. Il n’y a rien d’autre alors de présent

à l’esprit que l’objet lui-même, qui remplit momentanément l’horizon tout

entier de la conscience et ne laisse place à rien d’autre. Il n’y a plus que la

communion totale et immédiate du sujet et de l’objet. C’est ce qu’un

pratiquant zen explique en disant qu’au début de sa pratique de méditation

il regardait une montagne et voyait une montagne, alors que pendant son

initiation il regardait la montagne et ne la voyait plus, mais que dans le

satori il vit enfin la montagne. C’est par ce transfert, en devenant

momentanément l’objet lui-même que l’adepte opère une séparation, et une

union essentielles de lui-même et de l’objet dans laquelle il redevient lui-

même en l’autre. Admirable détour que Sade nous demande aussi de faire

en nous identifiant à ses personnages : Juliette, Justine, Saint-Fond, etc., à

voir le monde par leurs yeux, à adopter leur point de vue, et à devenir eux,

tout comme l’adepte Zen en vient à adopter « le point de vue » du seau, du

cyprès, ou de la montagne, et à devenir eux. La négation du moi est créative

dans les deux cas : c’est parce que je dis « non » à mon ego face à une

pierre qu’elle peut m’apprendre quelque chose. Que je peux par exemple en

venir à comprendre que par rapport à elle, je ne suis peut-être pas non plus

si exceptionnel dans la nature, que je suis tout simplement un être, comme

elle, comme Sade ne se fait jamais faute de nous le rappeler : « Le

monarque le plus important de la planète n’est pas plus important qu’une

huître ». Le jeu est le même. Au lieu de poser la question de savoir quelle

85

est la nature du Bouddha ou le sens de son voyage et de leur donner la

réponse du cyprès au fond de la cour, Sade pose la question « Qu’est-ce que

l’homme ? (ou l’humanité) » et lui donne le même genre de réponse : « Une

huître » (ou une feuille, une vapeur, etc.).56 D’énoncer l’huître devient la

même chose que de supposer l’homme, et l’univers s’éclaire d’une nouvelle

clarté. Et en effet, quelle peut être l’importance de l’homme, quand on

s’applique à réfléchir à cette question, qu’est-ce qui la détermine, quelle

doit être la mesure ? Le koan ne le dit pas. Il s’agit seulement de retrouver

dans la méditation un lien, un contact sensoriel et émotionnel de l’objet

avec le monde qui nous entoure, comme chez Sade, mais sans explication,

où Sade veut donner du rapport de l’individu à l’être, de la connaissance du

mouvement et de la souveraineté de l’être une explication cohérente. Sade

explique le moment précis qui est celui du satori, et où toutes les formes

disparaissent, englouties par la négation du transfert, comment elles sont

détruites pour renaître ailleurs sous une nouvelle forme qui est aussi la

même, comme la montagne dans l’expérience du néophyte zen, du fait que

le principe de la vie est aussi celui de la mort. La pratique sadienne de

l’écriture vise à la même connaissance, la complète par l’explication et en

assume toutes les conclusions. Le satori de Sade est dans l’inversion et la

perversion constante des valeurs, d’où transpire une infinité de mondes,

dont la révélation est intoxicante.

56 Bien entendu aussi, un oiseau sans plumes, qui était la réponse de Socrate.

86

Le monde mis à plat, où chaque objet serait à sa place, ne peut pas ignorer

les questions éthiques comme une initiation à une pure contemplation du

monde qui considèrerait l’homme seulement de manière intellectuelle et

dans laquelle la nature passionnelle de l’être humain serait occultée. Pour

que l’objet soit vide, il faut aussi que la passion le soit. S’il paraît normal au

maître zen de comparer le Bouddha à un seau d’eau, et même si ce seau

d’eau peut éventuellement se transformer en « spatule à merde », on ne

trouve pas dans l’école d’exemples de koans se rapportant aux objets

généralement considérés comme sales ou grossiers que sont certaines

passions, mais dont l’inclusion est essentielle à une philosophie de

l’indifférence. La coprophagie, la coprophilie, le sadisme, etc., sont de tels

objets, dont la valeur est ignorée, et le fait qu’ils soient, que les passions

restent généralement ignorées fait problème parce que ces catégories

subsistent dans l’absence même où ils sont relégués. Tout n’est pas inclus,

et le vide contient encore ce plein de l’absence d’objets que le néophyte est

censé ignorer, et alors que cette absence suppose aussi une échelle de

valeurs qui affecte l’universalité de la valeur du projet et l’invalide

précisément sur ce point. A la question de savoir pourquoi le Bouddha est

venu en Chine, telles références scatologiques ou d’ordre sexuel qui

pourraient en être la réponse sont soigneusement évitées, mais le fait

qu’elles le soient conduisent aussi à une impasse. L’exercice se trouve par-

là pré-programmé et orienté dans un certain sens, ce qui l’invalide aussi

d’une certaine manière. Il y a donc toujours ici et comme dans la religion un

87

même genre de séparation systématique éthique et absolue, comme dans le

monothéisme, un même dualisme du bien et du mal dans lequel la chair et

les passions qui s’y rattachent sont toujours négativement connotés, alors

que l’esprit l’est positivement de tout ce que le monothéisme ou la religion

en général célèbre comme positif. En tant que système philosophique, le

Zen ne cherche donc pas à tout dire, là où Sade n’exclut aucun objet, et

s’efforce même au contraire d’inclure dans le sien tous ces objets

systématiquement mis à l’écart par les autres, mais nous donnant aussi la

possibilité de concevoir un univers véritablement mis à plat et où toute

représentation aurait la même valeur. L’objet immoral n’est soumis à un

régime différent chez lui, et bien au contraire, puisque c’est d’abord celui-là

qu’il vider du plein d’une réalité qui risque de lui donner une importance

qui ne serait pas la sienne. C’est non seulement parce que pouvant mais

aussi parce que devant être inclus comme ayant la même valeur que tout

autre objet, et d’autant plus que la morale, les mœurs, ou la tradition

exigent de l’exclure, que l’objet s’impose chez Sade comme devant encore

mieux contribuer à l’universalité et à la validité du projet, et que le transfert

des valeurs reste entièrement intègre. Il semblerait que le Zen pèche ici en

voulant jouer sur deux tableaux, celui du monde matériel et celui du monde

culturel. Sade, évoluant dans la pure phénoménologie, et dans la droite

ligne de la philosophie matérialiste, « athéisme littéral et dans tous les

sens, » (comme l’écrit Annie Le Brun), parvient ainsi à faire tout dire à sa

philosophie. La perception de l’objet sur le plan où il n’est pas dans

88

l’homme pas amputé de sa dimension passionnelle en est la garantie. Sade

nous donne l’affect avec ses effets, et ne laisse au silence le soin de combler

ce vide.57

Sans doute que nos habitudes de lecture sont aussi cruciales. Nous sommes

accoutumés à nous projeter dans l’histoire racontée, d’en devenir en

quelque sorte moralement garants par procuration, tout simplement parce

que nous y sommes habitués, et parce que la fonction de la fiction est

d’entretenir en nous le genre de réflexe émotionnel qui nous fera identifier

avec les victimes ou haïr les bourreaux. La culture encourage toujours ce

type de lecture qui pose un problème en ce qui concerne Sade, quand on le

lit selon cette approche et que par paresse d’esprit on lui attribue la

responsabilité des actes ou des paroles de ses personnages, ou qu’on

cherche à voir en eux de vraies personnes. Le lecteur qui croit lire le texte

lit alors dans et à-travers le texte, le sub-texte de ses propres conceptions et

de ses préjugés, et c’est à la lumière de cette seconde lecture qu’il décode

le texte sadien. Le problème est ce décodage, puisque le texte de Sade est

déjà décodé. Il s’agit même du seul texte dans l’histoire de la littérature à

être aussi clairement et systématiquement décodé, et le problème alors

57 En effet, si tout est vide, il faut aussi que l’objet le plus plein le soit. « Le vieux P’ang n’a besoin de rien dans ce

monde : / tout est vide pour lui, il n’a même pas un siège, / car le vide absolu règne dans sa maison ; / quel vide en

effet, quand il n’y a aucun trésor ! / Quand le soleil s’est levé, il marche par le Vide ; / assis dans le Vide il chante

ses chants vides, / et ses chants vides se répercutent dans le Vide. / N’ayez surprise d’un Vide si bien vide, / […] le

vide n’est pas compris par les hommes de ce monde, / mais le Vide est le vrai trésor. » Cité par Suzuki, 350. Mais

bien entendu que si tout est vide, le palais de l’homme le plus riche du monde et toutes ses richesses le sont aussi,

ainsi que l’emploi qu’il peut en faire, ou les vices et les turpitudes morales que sa puissance peut lui inspirer.

89

vient de ce que le décoder une seconde fois revient aussi à l’encoder à

nouveau et à lui donner un code autre que le sien, qui est celui du lecteur,

celui que ses habitudes de lecture lui auront donné, de telle manière que ce

n’est plus alors le lecteur qui lit alors Sade mais plutôt le texte de Sade qui

lit le lecteur. Ce que lit le lecteur (comme c’est aussi d’ailleurs en général le

cas pour la littérature en général), c’est lui-même, dans le texte qu’il lit,

avec ses conceptions et ses préjugés. Non pas que les horreurs

représentées dans le récit n’aient pas vraiment lieu : les viols, les tortures,

les meurtres, toutes les infamies décrites, mais comme elles ont lieu sur le

mode de la fiction, du séparé, au sens où Sade le conçoit, mais non pas

l’écrivain ordinaire. Elles n’ont plus rien à voir avec la grille de lecture

morale que superpose le lecteur, restant hermétiquement isolées dans le

vide fictionnel qui est leur milieu. Ce n’est pas comme si vous deviez

imaginer des individus qui torturent ou tuent des gens, ou même que vous

les en soupçonniez ou les en croyiez capables. Sade n’essaie pas de situer

ses héros dans notre réalité, comme c’est le cas des grands classiques de la

littérature, où le héros est censé respecter les mêmes codes de valeurs que

les vôtres. Ce sont nos habitudes de lecture qui font que le réflexe de rejet

de certains lecteurs, en ce qui le concerne, est d’abord enté sur la peur.

Peur de la subversion de nos valeurs culturelles et des « bonnes » mœurs,

ces mêmes mœurs et habitudes qui structurent notre univers quotidien que

la littérature, et la culture, ont pour mission de défendre et que l’univers

sadien ont d’abord pour mission de détruire, en nous initiant à une réalité

90

où ne règnent que les lois de la fiction. Cet univers concerne une réalité

autre que la nôtre, dans laquelle les « règles du jeu » n’ont rien à voir avec

les nôtres, puisqu’elles structurent un univers subjectif entièrement

différent de celui qui nous sert habituellement de référence dans

l’évaluation de la fiction. Il se passe ici autre chose, qu’on l’aime ou qu’on

ne l’aime pas mais qui ne peut pas être autrement. Comme on ne peut pas

intervenir (appeler la police par exemple), on doit aussi laisser faire : la

police ne se déplace pas pour aller voir ce qui se passe au couvent de

Sainte-Marie-des-Bois, et bien entendu c’est justement pourquoi certaines

choses s’y passent. C’est dans cette différance que se situe une bonne

appréciation de l’œuvre sadienne.

Sade est une école de vie, parce que chacun de ses héros revendique

l’entière responsabilité de ses actes qu’il justifie à la fois par son bon plaisir

et par les lois de la Nature qui les lui inspire, les deux étant en fait la même

chose. Les objections que ce sont des criminels et que leur morale est celle

de l’égoïsme de plus pur, du Moi avant tout, etc., sont justes quand on la

transpose de l’univers qui est le leur dans le nôtre, mais les lois qui

régissent ces deux univers (fiction et réalité) sont ainsi faites que ce qui est

un crime dans notre univers ne l’est plus dans l’autre. En effet, tel acte qui

porte atteinte à autrui dans ce monde ci dans lequel nous vivons, ne lui fait

aucun tort dans l’autre, il suffit de refermer le livre pour effacer, en même

temps, toute trace d’offense. Les lois qui structurent ces deux univers

structurent également les droits des personnes qui y évoluent et c’est

91

pourquoi nous admirons le héros sadien dans son indifférence à la douleur,

des autres et la sienne, et sa persévérance dans le crime, alors que la même

chose dans notre réalité inspirerait de l’horreur : les horreurs qu’il commet

soulignent surtout cette différence et cette indépendance de la fiction. Dans

notre monde, son libertin aurait à tenir compte de limites qui n’existent pas

pour l’autre, lequel n’a à craindre aucun danger, aucun remords, ni non

plus la maladie, rien en fait qui puisse limiter ses désirs et ses forces

physiques. C’est aussi ce genre de transposition qu’attaquent les critiques

de Sade quand ils rejettent la séparation fiction/réalité sur laquelle repose

sa philosophie. Albert Camus voit dans Caligula et L’Homme révolté dans le

héros sadien le prototype d’un nihilisme destructif, ce qu’il est, mais comme

il est aussi le prototype de toutes les forces destructives de la nature sans

discrimination, l’intention de Sade n’étant pas de nous proposer le mode de

vie de ses libertins comme modèle, mais comme illustration du

fonctionnement de la Nature. Les exagérations manifestes de l’œuvre, les

énormités dont elle est remplie, vont dans ce sens et il ne s’agit pas d’un

exercice de style gratuit. Leurs crimes nous rappelant à la fois notre

souveraineté et notre liberté absolues dans la vie en même temps que la

criminalité de la Nature. Sade peut sembler placer son lecteur devant un

choix, mais en fait les dés sont pipés : il n’y a aucun choix en tant que

lecteur, dans l’univers matérialiste qui est aussi le sien, et comme

l’expliquent ses libertins pour justifier leurs actes. Ils torturent, ils violent,

ils tuent, parce que la Nature leur inspire ces actions, mais c’est aussi

92

comme elle inspire toutes les actions, et tous les mouvements de la matière.

Sade se met à la place de la Nature-Dieu, mais il ne s’agit pas d’un jeu,

puisque la Nature en agit exactement avec nous, comme lui avec les

personnages fictifs de son œuvre. Le « pari » sadien est celui de ce savoir et

c’est précisément la raison pour laquelle ses héros sont criminels et pour

nous faire mieux voir ce que nous sommes dans le mouvement de

l’ensemble, de la Nature, et comment nos actes qui n’y pas plus, ni moins

d’importance que dans une fiction. Les perspectives de liberté infinie et

sans contrainte de ses libertins sont cet étalon auquel il est possible de

mesurer notre liberté, parce que de la mesurer à celle d’autrui ne nous

apprendra rien suer ce qu’est la liberté, vu qu’autrui partage la même idée

de la liberté que nous et doit, comme nous, vivre dans le périmètre de cette

conception. Ni nous ni lui n’avons dans ce cas de mesure de comparaison,

alors que le pouvoir de la fiction au sens où l’utilise Sade permet de

comprendre, par l’exemple d’individus évoluant dans un monde où la liberté

n’est limitée par aucune loi ni aucune restreinte physique ou morale

s’appliquant aux nôtres, et aux êtres de chairs et d’os que nous sommes,

précisément aussi ce que nous sommes. On pourrait voir son œuvre comme

une sorte de laboratoire dans lequel Sade opère « sous vide », vide de notre

réalité et où sont étudiées les possibilités existentielles de notre être. C’est

aussi pourquoi il proclame que pourront le lire sans danger ceux qui

pourront le comprendre. « Je ne m’adresse qu’à des génies capables de

m’entendre, et ceux-là me liront sans danger. » (III, 126).

93

VIII.

« Peu de gens croient que leur/propre esprit est Bouddha./La plupart ne

prennent pas cela au sérieux,/et sont donc bloqués./Ils sont enveloppés

d’illusions, de désirs,/de ressentiments et autres afflictions,/tout cela parce

qu'ils aiment la grotte de l'ignorance ».58

Cette grotte de l’ignorance rappelle celle de Platon pour qui vivraient aussi

dans une semblable grotte la majorité des gens, prisonniers de leurs

illusions, des passions, de leur ignorance, et dont il faut sortir pour être

enfin libre et aller vers la lumière et le savoir (étant supposé qu’une grotte

doive nécessairement être sombre). La métaphore peut aussi bien servir au

Bouddhisme, et à son pessimisme, puisqu’il assimile également les passions

à l’ignorance, et investit tout optimisme dans l’idéal de leur annihilation.

Devenir Bouddha, c’est devenir maître absolu de ses passions. Fausse

alternative et qui n’a aucun sens pour qui comprend la nécessité des

passions. Comme le déclare ironiquement Juliette : « Les passions ne sont

pas les organes de la nature, comme vous le prétendez, vous gens

corrompus ; elles sont le fruit de la colère de Dieu. » (III, 1056). Les

passions sont de fait pour lui les organes de la Nature, et c’est ce qui pose

problème, les rejeter n’étant pas les comprendre ni les expliquer, ce qui

place quand même le Bouddhisme et le monothéisme du côté de l’ignorance

58 Fen-yang Shan-chao. (947-1024).

94

et de l’obscurité. On retrouve dans les deux cas le même dualisme dont le

cartésianisme reste un reflet : la matière et les passions d’un côté, du côté

du mal, doivent être vaincues par l’esprit. Ignorance = Passions, obscurité,

mal et « bloquage », d’un côté ; Savoir = esprit, lumière, liberté, de l’autre.

Séparation également du partage de Kant entre le raisonnable et le

pathologique, mais les passions nécessaires jouent un rôle positif dans la

construction de l’éthique et de la philosophie sadiennes. Elles sont un

aspect positif de l’être, et de l’harmonie de l’ensemble, du Tout dont tout

être fait partie, point de vue inséparable de toute vision matérialiste

conséquente du monde, dans laquelle l’homme ne peut pas être non plus

tenu pour responsable de ses passions. (La sanction des lois sur les effets de

ses passions est autre chose). Un organe est quelque chose de physique. Le

cœur, le foie, les poumons, les reins, etc., sont des organes, tous ont en

commun la vie, mais aussi le désir, la cupidité, la colère, l’envie, etc., qui

règlent notre vie avec autant de force et d’autorité que ces organes. On

peut également supposer que l’homme est un organe de la Nature qui n’est

composée que d’organes dont tous les êtres sont une forme. C’est ce que

fait Sade. Le Bouddhisme et les religions qui dénoncent les passions ne les

expliquent pas davantage que Platon où Sade voit au contraire la source

précieuse d’un enseignement et, dans l’acceptation et la connaissance de

leur nécessité une philosophie. Il est toujours possible d’objecter à ce point

de vue que tout n’en est pas moins illusion chez lui, ce qui est vrai, mais à

condition de ne pas séparer non plus l’être de la passion. Ailleurs qu’ailleurs

95

l’illusion se dédouble d’un nihilisme affectant l’essence même des

choses (les passions sont des illusions), le matérialisme sadien, beaucoup

plus satisfaisant, démontre que si les passions sont aussi des illusions, elles

n’en contribuent pas moins à jouer un rôle normatif non seulement au

niveau de l’individu, mais encore au niveau de cet Individu total qu’est la

Nature. Notre existence reste encore ici illusoire, mais c’est en s’amusant

de cette illusion que Sade traverse la vie. « L’homme n’a été mis sur terre

que pour s’y amuser de tout » Le type de Bouddha bedonnant et rigolard

dont la statuette nous est bien connue est aussi l’image de Sade. Mais alors

que le Bouddhisme cherche à fuir la grotte des passions pour accéder au

savoir et à la lumière, on pourrait dire Sade et ses libertins s’arrangent très

bien du logement, et ne conçoivent pas non plus l’idée d’en sortir. Au

contraire : Silling est soigneusement scellé, quasi-hermétiquement clos à

toute possibilité de pénétration. Que tout soit illusion est une chose, en

effet, mais de croire en avoir fini avec l’illusion seulement en la rejetant

dans la « grotte » des passions revient aussi à vivre une double illusion.

L’accepter, et accepter de la vivre dans tous ses aspects de toutes les

façons possibles, c’est philosopher.

Ce qui distingue l’homme de l’animal est la conscience et donc aussi

l’intelligence des instincts et des passions. L’animal agit instinctivement,

mais son intelligence est également toute entière instinctive et même quand

il s’agit d’une conduite apprise. Il est comme le serait une machine bien

réglée dont le cerveau serait l’ordinateur et qui suivant certains circuits

96

établis irait produire certains résultats précis, même si ces circuits étaient

jusqu’à un certain point modifiables (comme dans le dressage). A la

différence de l’homme, l’animal n’a pas conscience de son intelligence, de

sa conduite, de son être, ou de sa situation. Il est entièrement vécu par eux

et tout comme nous d’ailleurs, moins la conscience. Notons que nous ne

sommes pas non plus absolument différents de l’animal par rapport à

l’instinct, puisque les circonstances de l’expérience (lieu de naissance,

milieu, éducation, etc.) déterminent certains traits inconscients de conduite,

s’ils n’annulent pas le phénomène de la conscience. Nous pouvons souffrir

ou être cruels sans cesser de le savoir, ou de savoir comme l’écrit Sade que

« … la férocité n’est, comme la douleur, qu’un mode de l’âme absolument

indépendant de nous. »59 Nous pouvons les considérer comme des objets

séparés et ayant rapport à quelque chose d’autre que nous, un nous qui ne

serait pas nous, mais l’être que nous sommes comme vu de l’extérieur. A la

différence de l’animal, nous avons la possibilité de concevoir et d’être

conscients de la nature des forces qui nous animent, là où l’animal vit un

rêve éveillé dont il ne sort jamais, ce rêve étant toute sa réalité et l’animal

n’en connaissant pas d’autre. L’homme est éveillé. Même prisonnier de la

grotte de l’ignorance, il peut avoir conscience de sa situation, et concevoir

que ce qu’il voit n’est aussi qu’une illusion. Comme l’animal ne sait pas qu’il

est inconscient, il ne sait pas non plus qu’une grave injustice l’a condamné à

l’inconscience, alors que l’homme peut le savoir, et dominer ainsi la fatalité

59 II, 424.

97

de son sort par la pensée.60 Cependant, cette distinction essentielle

n’empêche pas la religion, comme le Bouddhisme, de dénoncer la passion,

qui est aussi en nous le lien indissociable avec l’animal que nous sommes,

parce qu’ils rejettent le fait que dans ce lien la conscience puisse être

subordonnée à l’instinct. Ils y voient donc une illusion dans le même

moment où ils déclarent que tout est illusion, alors que l’instinct n’annihile

pas non plus la conscience en l’homme. Chacun suit le sien, devient voleur,

saint, assassin, ou altruiste, mais a aussi cet avantage de pouvoir le savoir.

Chacun n’en sera pas moins enclin à suivre son instinct ou même à

devancer son appel (puisqu’il existe des individus qui cherchent les

occasions de pouvoir déchaîner en eux toute la violence des leurs), mais il a

toujours l’avantage de savoir qu’il le fait, et se distingue ici de l’animal dans

la conscience de ses actes et l’intelligence de cette conscience. La

conscience de ses actions entrait forcément dans leur intelligence chez un

Landru par exemple, et ce qui l’animait dans le crime était aussi un même

calcul de bonheur que chez le restant d’entre nous. « L’homme ne travaille

jamais qu’à sa félicité : quelle que soit la route qu’il adopte dans la carrière

de la vie, c’est toujours pour courir au bonheur, mais à sa manière. »61

Certains s’abandonneront toujours aux pires de leurs instincts en pleine

connaissance de cause, et c’est ce qui, réfléchi, devient chez Sade le

« principe de délicatesse ». « Néron trouvait autant de plaisir à égorger ses

victimes, que Titus à ne pas voir s’écouler un jour, qu’il n’eût fait un

60 C’est bien entendu ce qui fait dire à Socrate que la vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue.61 Ibid.

98

heureux »62. Telle est la conscience de nos actions. Essayer de comprendre

ce problème tout simplement en ignorant le rôle des passions n’est pas

possible, ce qui ne peut avoir lieu qu’en le comprenant à tous les sens du

terme et comme il devrait l’être, c’est-à-dire en considérant les passions

comme un mode opératoire normal et normatif du fonctionnement de l’être

humain en tant qu’être. On pourrait parler d’une normalisation sadienne

des passions, par rapport aux religions ou aux philosophies qui les déclarent

hors la loi.

La férocité ou la douleur sont des modalités de l’être que nous sommes.

Sade précise qu’elles sont aussi indépendantes de nous. La conscience que

nous en avons peut être tragique comme chez Pascal, ou dans

l’existentialisme, quand on considère l’homme comme une valeur absolue,

mais cesse de l’être par rapport à la Nature quand on le considère tout

simplement comme un produit naturel, égal à tout autre produit naturel. La

formule sadienne que « Tout est à la Nature, rien à nous », nous dégage de

toute responsabilité et nous réconcilie aussi avec le Tout, la Nature. La

connaissance de la nature de la férocité et de la douleur peut alors servir de

base à une morale, puisque cette morale sera fondée sur une meilleure

connaissance de ce que nous sommes, de nos affects, et de nos impulsions,

le moi venant ainsi se placer du côté de toutes les manifestations de l’être,

et le plaisir de la connaissance relativisant ce que notre condition peut avoir

de brutal et de douloureux. On peut alors aussi concevoir un monde où

62 Ibid.

99

pourrait véritablement opérer l’impératif catégorique kantien : « Toute la

morale humaine est enfermée dans ce seul mot : ‘rendre les autres aussi

heureux que l’on désire l’être soi-même’ et ne leur jamais faire plus de mal

que nous n’en voudrions recevoir, » comme le dit le moribond au prêtre

dans le Dialogue entre un prêtre et un moribond (I, 11). L’altruisme en

question ici est d’ailleurs littéralement sous nos yeux dans l’œuvre de Sade,

puisque si férocité et la douleur y sont bien présents à chaque page ils sont

aussi séparés de nous et que c’est sur le mode de cette séparation qu’ils

deviennent constitutifs d’un savoir, et donc d’un plaisir.63 La lecture devient

ici exercice de philosophie, parce qu’elle nous invite à voir dans la Nature

un mode de fonctionnement indépendant du nôtre, perception que Sade

baptise « stoïcisme heureux » dans la luminosité d’une formule qui contient

la promesse d’un bonheur compris comme transcendance (mais non rejet)

de tout affect par la conscience. Il s’agit encore de quelque chose de

similaire à ce que l’adepte zen expérimente dans le satori, et de cette même

illumination où tout est à la Nature, et rien à moi. La douleur et le mal sont

donnés chez Sade de toutes les manières possibles et imaginables comme

faisant nécessairement partie de la Nature, comme de nous, parce que nous

faisons aussi partie de la Nature. Il nous est impossible de nous y soustraire

comme de les faire disparaître, sauf par le savoir, désigné par Sade comme

le seul bonheur possible, et son partage. C’est ce qui explique le

dédoublement paradoxal de la conscience et de l’objet : alors que les

63 Comme les marins en détresse dans la tempête, dans le poème de Lucrèce.

100

libertins se réjouissent de pouvoir se vautrer dans la férocité, le crime, le

mal, et la douleur infligée, le lecteur lui se réjouit d’être ni bourreau, ni

victime. Il ne sera en tout cas jamais menacé par la punition, les

représailles, ou les remords de conscience, ni les conséquences

qu’entraînent les excès et ne risque donc pas de souffrir. D’autres le font à

sa place et le déchargent de la responsabilité de ces passions. Le libertin

n’a rien à craindre, son statut d’être fictionnel le met à l’abri de tout. C’est

donc dans la théâtralité, par la distanciation de la représentation esthétique

que le lecteur trouve son plaisir, un plaisir entièrement lucrétien parce que

la férocité et la douleur y restent hors de lui. Tout est toujours là mais sans

danger, alors que la participation aux mêmes actions mettrait bien

évidemment en péril ou au moins dans un état d’inquiétude ou d’angoisse,

nécessairement contraires à la tranquillité et au calme indispensables au

bonheur, celui qui s’y livrerait.

Le fait que pour être moi-même, il me faille d’abord sortir de mon moi est

sans doute un paradoxe. Stefan Zweig écrit en parlant de la méthode de

Freud qu’elle a su « mieux que n’importe quelle méthode spirituelle

antérieure, rapprocher l’homme de son propre Moi, mais non pas – ce qui

serait nécessaire pour la satisfaction totale du sentiment – le faire sortir de

ce Moi. »64 C’est pourtant ce que fait Sade, en nous invitant à nous

comprendre non plus en termes individuels mais universels. Le Zen et sa

philosophie ont ce même fondement dans le principe du « Je est un autre »

64 Stefan Zweig. Sigmund Freud. Paris : Livre de Poche, 1999, 136.

101

(comme de tout objet) qui fut aussi celui de Rimbaud. Le Je n’est en fait ni

l’un, ni l’autre, et ni pour le Zen ni pour Sade, si Sade n’en exclut rien :

« J’étrillai la mère, tenue par ses filles, puis l’une des filles, pendant que les

deux autres branlaient leur mère devant moi ; je leur enfonçai des aiguilles

dans le sein, leur mordis le clitoris et la langue, et leur cassai le petit doigt

de la main droite à chacune. Le sang qui ruisselait de leur corps lorsque

mes amis les ramenèrent, prouva bien qu’elles ne les avaient pas plus

ménagées que moi. » (III, 1078). Le transfert opère ici comme dans le Zen,

mais n’est pas anodin. Les termes n’en sont plus aussi aimables qu’un seau

d’eau ou un arbre, mais du sang, des coups, et de la douleur : « Qu’est-ce

que le Bouddha ? ». « Une petite fille étrillée, une aiguille enfoncée dans le

sein, le clitoris mordu et un petit doigt cassé… ». La séparation étant plus

radicale, il faut bien voir aussi que l’autre n’en renvoie que mieux à l’un, et

précisément parce que les termes de comparaison portent sur des valeurs

morales. Le vide requis pour la compréhension du moi dans la distanciation

et comme dans la distanciation de moi et de l’autre en est plus complet.

Pour que la séparation et donc la neutralisation des affects soit vraiment

effective, il faut que l’universalité de l’objet soit établie, et c’est pourquoi

Sade choisit les exemples qu’il choisit, parce que, pour que cette

distanciation soit absolue il est nécessaire d’intervertir les valeurs morales,

que le vice devienne la vertu, la vertu le vice, Justine Juliette, et vice-versa.

102

Dans le Zen de Sade, l’autre (Bouddha) est aussi bien le démon que le

démon Bouddha, ce qui fait de mon moi le démon de lui-même.65

« C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au

récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le

pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. » (I,

69). Aucun livre en effet n’avait jamais eu jusqu’à Sade le projet de dire le

fantasme, état pathologique dans lequel la conscience est momentanément

absorbée et comme suspendue, et qu’il n’est pas possible de vivre sur le

mode de la séparation, mais qui ne doit pas être sous-estimé en raison de

ses liens avec l’être, l’imagination, et la philosophie. Il est possible

d’imaginer un nouveau transfert de valeurs à ce niveau tel qu’il pourrait

aussi faire l’objet d’un koan : « Qu’est-ce que le fantasme ? ~ La

philosophie »… Un homme inquiet vit dans l’inquiétude, et un homme cruel

dans la cruauté. L’inquiétude et la cruauté ne peuvent pas être dissociées

des fantasmes qui les hantent dans les moments où ils les vivent, mais leur

description ou leur « peinture » (qualification affectionné par Sade)

contribuent à notre connaissance et à la paix de l’esprit quand on peut les

vivre sans être soumis à leur violence. C’est ainsi que le spectacle du mal,

de la férocité et de la douleur devient généralement agréable dans la

culture, comme dans la tragédie, par exemple, mais avec une différence

majeure. Ce spectacle nous est toujours extérieur chez Sade. D’abord bien

entendu par la médiation du texte, et puis aussi par la violence extrême des

65 Démon, du grec δαίμων / daímôn, qui signifie « puissance divine ».

103

situations, inimaginables dans la réalité, qui fait qu’il ne n’agit plus de

catharsis (il est impossible de s’identifier aux héros), mais de philosophie.

C’est aussi pourquoi l’œuvre de Sade n’est pas représentable, au contraire

de la tragédie, et qu’elle est morale justement parce qu’elle est si

absolument immorale dans cet espace clos où elle permet de mesurer la

distance de l’acte, et de la pensée de l’acte – laquelle n’est cependant

jamais que celle d’une lecture.

Le savoir que nos passions comme le monde qui nous entoure sont

indépendants de nous nous place nécessairement dans un calcul de

bonheur, nous mettant en situation de songer à éviter en ne les provoquant

pas telles situations dans lesquelles nous ne voudrions pas nous trouver (ou

le contraire). Sans doute que le monde est ainsi fait qu’il y aura toujours des

imprévisibles, et des gens cruels qui jouiront de la douleur d’autrui,

d’autant qu’ils imagineront que la passion est indépendante de nous, pour y

trouver un plaisir et un encouragement supplémentaire. Telle est notre

nature et Sade n’a ici rien inventé. L’histoire récente nous montre que tel

est par exemple le cas de la religion, quand le sadisme y prend le nom de

Dieu. L’objet peut aisément devenir mortifère quand il n’est plus

susceptible de transfert, quand il n’y a plus de distanciation nécessaire

permettant l’estimation et un calcul de valeur, et que la seule valeur devient

alors celle de l’objet lui-même, alors que la connaissance de la nature de

l’objet ne justifie nullement quelque action que ce soit. Celle-ci vise à

comprendre la Nature ; comment penser l’homme sous forme de structure,

104

par exemple, cette structure pouvant prendre aussi bien la forme de la

férocité que celle de la douleur, ou celles de la gentillesse ou de plaisir… La

fixation dans une forme particulière de l’objet est du domaine pathologique,

et la religion entre aussi dans les paramètres de ce domaine. Le pari des

religions est que cette fixation, étant à différents degrés toujours une

caractéristique de la nature humaine, elle doit aussi être contrôlable et

utilisable si canalisée dans une direction spécifique, mais le fait est qu’elle

produit aussi le fanatisme,66 alors que si tous les affects, sentiments et

passions inscrits dans la structure de notre être sont également séparés de

nous (comme le suppose Sade) il n’est plus nécessaire de s’identifier à eux

sur le mode moral comme les religions nous y invitent. Il suffit, pour être

moral, seulement de le savoir. Quitte à chacun ensuite de faire ce qu’il

voudra de ce savoir, sachant que ce savoir lui-même est déjà une liberté.

Sapientia ipsa libertas.67 Que l’on puisse ensuite songer à échanger cette

liberté contre telle ou telle forme d’aliénation telle que la férocité ou la

douleur est aussi une possibilité mais certainement pas un choix, là où

l’individu ferait un choix où il n’aurait rien à gagner et tout à perdre. Quand

nous devenons dans le fantasme tel objet ou tel objet du désir qui nous

anime, nous perdons la conscience de notre indépendance de cet objet.

Nous devenons une structure du monde qui nous échappe, et nous oublions

que vivants dans un monde de structures nous sommes nous aussi structure

66 Emile Durkheim explique très bien cet aspect de la religion dans Les formes élémentaires de la vie religieuse,

(Paris : P.U.F., 1912), ouvrage auquel nous référons le lecteur.67 Devise du College of Charleston, Caroline du Sud.

105

(physique, mentale, émotionnelle, etc.), qu’il n’y a rien non plus au-delà. Le

paradoxe bien sûr est ici que c’est encore dans une structure qui est celle

de ce savoir que nous trouvons notre liberté, parce que cette structure est

consciente. Où la conscience disparaît disparaît la structure, avec le savoir.

Il ne reste plus que la pathologie. « Tous les effets de [nos] passions, écrit

Sade, de quelque genre qu’on les ait reçues, sont des moyens par lesquels

on sert la nature dont nous sommes perpétuellement les agents sans nous

en douter, et sans que nous puissions nous en défendre, » (III, 531-2). Ce

savoir est celui qui s’établit dans la distance, le vide intermédiaire de la

lecture, et il ne peut pas être complet sans la peinture du fantasme.

N’importe cependant que nous nous conduisions d’une manière ou d’une

autre par rapport à la Nature. Tout lui est utile, mais il reste quand même

cette différence entre l’objet et le savoir de l’objet qui faisait dire à Socrate

que, si non examinée, elle faisait que la vie ne valait pas la peine d’être

vécue. Il est certain que nous ne sommes pas toujours capables de le faire,

mais il est encore possible dans le cadre du déterminisme de savoir que

quoique nous ayons fait, nous ne pouvions pas faire autrement. C’est donc

toujours au savoir que renvoie Sade. Savoir que nous sommes agents de la

nature, même sans le savoir ! Il ne nous dit pas que nous sommes

inconsciemment les agents de la Nature, parce que ce serait faire de nous

des automates, ou des fanatiques (c’est le cas de certain groupe religieux

aujourd’hui), mais il place dans l’intelligence la problématique de toute

action, et exige que nous en examinions les bases. Il veut que nous sachions

106

que tels actes que nous commettons sont toujours inspiré par la Nature, et

que ce rapport est essentiel. C’est pourquoi les libertins sadiens expliquent

toujours à la suite de leurs abominables actions le fait qu’ils sont les agents

de la Nature, même s’ils en avaient nécessairement perdu conscience

pendant le temps de l’action, renvoyant toute action à cette cause et

l’éclairant par elle du savoir de cette relativité. La Nature se retrouve alors

à la place de l’action accomplie (comme le Bouddha à la place du cyprès), et

cette explication donne une différente perspective au transfert, qui est celle

de la connaissance, et du savoir. Tout a un sens alors. « Whatever is, is

right ».68 « La Nature n’a pas deux voix », comme le dit Delbène. Elle

s’exprime aussi bien dans un langage minéral, végétal, ou animal, que par

celui de nos désirs ou nos passions. Quand nous ne pouvons pas vaincre ces

passions, c’est alors qu’elles parlent le mieux en notre nom. Ce savoir nous

donne une idée de la transgression et de ses limites, même si on ne peut pas

en même temps ignorer et se défendre, ou se défendre de ce qu’on ignore,

mais on peut toujours s’en remettre ensuite à l’entité supérieure de la

conscience et donc de l’intelligence pour comprendre ce lien entre les deux.

La signification de l’objet reste cependant ici comme dans le Zen dans une

certaine absence de signification, puisque la Nature chez Sade ne nomme

rien de particulier, et qu’elle est aussi dans le type de rapport où sont liés

les objets. Il suffit donc ici de mettre la Nature à la place du Bouddha, et le

nom d’une passion à la place de celui d’un objet, pour voir comment les

68 « Tout ce qui est, est bien ». Alexander Pope. Discours sur l’homme. Paris : Hachette, 2013.

107

deux approches se ressemblent. Comme l’adepte zen ne peut pas ignorer le

Bouddha dans le cyprès ou le seau d’eau, il est de la même manière requis

du libertin sadien ne peut pas ignorer la Nature dans la passion. Toute

passion est dans la Nature comme tout objet dans le Bouddha, même la plus

« tordue » (Sade donne aussi cette image d’un arbre tordu pour illustrer la

naturalité des passions). La philosophie n’est pas là pour empêcher la

passion, mais seulement pour en donner une explication.

Quand Alain dit que philosopher, c’est dire non, il dit aussi nécessairement

que c’est dire oui : dire oui à ce non, et pour pouvoir recommencer et

toujours continuer. Dire non suscite un nouveau oui, mais il n’y a vraiment

ni Oui, ni Non. Il y a l’être, conscience d’être, qui ne sont d’ailleurs jamais le

même être. Le cyprès au fond de la cour peut aussi bien être le Bouddha

qu’un meurtrier. Comment le savoir ? (« La nuit, tous les chats sont gris »,

dit le proverbe.) Le libertin sadien illustre cette même vérité que l’un

n’empêche pas l’autre et se réjouit aussi du quiproquo, ou du malentendu,

parce qu’il est tel être qui contient déjà en lui et sa circularité tous les

autres êtres, existants ou ayant existé, résolvant par le fait de sa seule

existence toutes les questions sur l’être. Telle est la Nature, toujours au-

delà de son être, à jamais incompréhensible mais sauf en termes d’être,

toujours non de ce oui ou oui de ce non, à la fois tout ce qui vient avec lui et

tout ce qui le quitte. Il suffit alors de comprendre que cet être c’est aussi

nous le lecteur, « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère… ». De la

même façon qu’il se manifeste ailleurs sous d’autres formes, l’être est

108

toujours être au-delà des formes, de ses manifestations, et la grande boucle

qu’il décrit retrouve, dans la conscience, que ce qui était au début est la

même chose que ce qui se trouve à la fin. C’est ainsi comme l’écrit un poète

taoïste que « Quand les Dix Mille choses sont considérées dans leur unité,

nous revenons à l'Origine et restons où nous avons toujours été. » (Sen

t'san).

***

« Le pire ennemi de l’expérience Zen, note D. T. Suzuki, est l’intellect qui

persiste à vouloir distinguer entre le sujet et l’objet. »69 En effet, l’unité du

sujet et de l’objet est déjà fait accompli dans l’esprit fait accompli, comme

nous le rappelait Plotin. « Tu étais déjà le Tout, mais parce que quelque

chose s’est ajouté à toi en plus du Tout, tu es devenu moindre que le Tout

par cette addition même. Cette addition n’avait rien de positif (qu’ajouterai-

je en effet à ce qui est Tout ?), elle était toute négative. En devenant

quelqu’un, on n’est plus le Tout, on lui ajoute une négation. Et cela dure

jusqu’à ce que l’on écarte cette négation. Tu t’agrandis donc en rejetant

tout ce qui est autre que le Tout : si tu rejettes cela, le Tout sera

présent. »70 Quand Sade écrit que « La philosophie doit tout dire », c’est

69 D. T. Suzuki. Essais sur le Bouddhisme Zen. Paris : Albin Michel, 1972, 88.70 Cité par Alexandre Jollien. Le philosophe nu. Paris : Seuil, 2010, 29.

109

aussi pour parler de ce dépassement de la séparation du sujet et de l’objet,

que critique Suzuki, et affirmer que la philosophie doit aussi dire ce que la

philosophie ne peut pas dire. Sade choisit donc la fiction, à la différence de

d’Holbach, d’Helvétius, de La Mettrie, ou des autres auteurs matérialistes,

mais dont les œuvres démontrent aussi les limites de la philosophie

conceptuelle pour «  tout dire ». Comment dire l’unité du sujet et l’objet

dans le fantasme, ou la passion, quand leur moment est justement celui de

l’oubli du concept ? La passion s’apparente à l’état du rêve, elle est fille

de la fiction. Sade n’est pas dupe de ces limites de la philosophie, et de les

dire deviendra aussi pour lui l’objet de sa philosophie puisque la philosophie

doit tout dire et que le fantasme et la passion représentent une forme

d’unité du sujet de l’objet que l’on ne peut pas ignorer.71 Il s’agit sans doute

d’un paradoxe, puisque l’objet devient conscient par la description et ainsi

séparé de lui-même, mais il ne s’agit pas d’un tour de passe-passe. Le sujet

et l’objet ne sont véritablement un que dans le moment où la conscience

cesse d’être réflexive (c’est le moment du fantasme, ou du rêve), et ce

moment n’existe évidemment pas dans le Zen, ni chez Sade. Il n’existe pas

dans le Zen puisque le moment du satori reste dans l’illusion de l’unité celui

de l’intellect et donc du sujet séparé, ni chez Sade où c’est sur le mode de la

fiction et donc de la séparation qu’il nous est donné. Sartre explique ce

moment comme étant celui du mode d’être sur le mode de n’être pas (et

vice-versa), mais le premier et le dernier moment de cette connaissance

71 « Tous les traits sont essentiels à l’artiste qui développe aux hommes les monstruosités de la nature. » (III, 1197).

110

sont encore celui de l’intellect. Les deux ne font qu’un dans celui-ci, sur le

mode de la séparation et de la distinction sujet-objet. Ce moment n’a lieu

que dans un espace extérieur à l’unité, sur le mode du dépassement où « la

conscience empirique, avec tout ce qu’elle contient de conscient et

d’inconscient, est sur le point de déborder et d’entrer noétiquement en

relation avec l’Inconnu, l’Au-delà, l’Inconscient. »72 « Sur le point »,

précisément, mais non pas séparée. Ce moment que le Zen appelle satori et

Sade la Nature est celui où les deux restent encore objet et sujet. Suzuki

précise que « L’unité doit être atteinte par l’acceptation, non par la

lutte, »73 mais les termes de cette acceptation supposent aussi une distance,

et donc une conscience, pour permettre la connaissance. L’Inconnu, l’Au-

delà, et l’Inconscient en resteront séparés, et c’est cette séparation qui fait

l’objet de la philosophie. Pour Heidegger, l’homme serait une entité jetée

(geworfen) dans le monde, dont l’identification à l’objet est

existentiellement impossible sauf sur le thème de la gratuité : ce qui est

aussi ce que dit Sade. L’homme est « … lancé (c’est Sade qui souligne)

comme […] le bœuf, l’âne, le chou, la puce et l’artichaut, » (III, 884).

Paradoxalement (et voilà sans doute ce qui démontre bien les aléas de la

philosophie), ce sont les mêmes concepts, ou des concepts pratiquement

identiques qui conduisent chez l’un et chez l’autre à des conclusions

diamétralement opposées, pessimistes chez Heidegger et les

72 Ibid., 103. 73 Ibid., 306.

111

existentialistes, optimistes chez Sade, qui y trouve au contraire la source

d’un inépuisable gai savoir.

IX.

L’idée que toute destruction est création (négation sous forme de

destruction, et vice-versa) suppose en effet une création continue implicite,

toute création étant nécessairement le résultat d’une destruction préalable

et cette destruction la cause de cette création. Ce n’est donc voir les choses

qu’à moitié que de s’en tenir au moment de la création, des choses, comme

des idées ou des fantasmes, pour expliquer une Nature qui n’est pas

seulement ce qui est, chose naturée de Spinoza, mais aussi chose naturante

et en-soi kantien de l’objet toujours au-delà de la perception, du côté de la

mort et de la destruction. Les deux sont inséparables comme l’ombre et la

lumière. La grotte de Platon n’existe que par rapport à ce qu’elle n’est pas,

et c’est aussi ce qu’elle n’est pas qui la fait être ce qu’elle est. Si cela n’était

pas elle ne serait pas non plus. Comme dans la très belle image qu’en donne

Andrei Tarkovsky dans son film Andrei Roublev, il faut imaginer l’existence

comme un arbre déraciné dont les racines apparaissent en même temps que

le tronc, les branches et les feuilles, et au lieu de se contenter de ne voir

que ce qui est au-dessus du sol. Le mal, la mort, le vice, la souffrance et la

douleur, etc., toutes ces choses-là font aussi partie de l’existence. Nous

préférons ne pas y penser alors que le tableau de l’ensemble lui est

112

cependant supérieur et que la vie et la mort ne sont que de mots que nous

donnons au même phénomène unique, qui n’a pas de nom mais agit dans

l’altérité sans jamais commencer ici ou ailleurs, et qui même à lui supposer

un être surnaturel comme créateur est immuable. Ce que nous appelons

« mort » se nourrit de ce que nous appelons « vie », mais tout ce que nous

trouvons autour de nous est une création de cette « mort » et de la

destruction continue de formes qui n’existent que grâce à l’altérité.

Le héros sadien accepte ce principe universel de destruction, et comme

s’appliquant également à lui-même, sans apitoiement sur son sort. C’est

comme l’histoire de la bouteille à moitié remplie dont un Pascal pessimiste

dirait qu’elle est à moitié vide, alors que Sade la voit à moitié pleine. Le

héros sadien a conscience de sa mortalité et sait qu’il a cet avantage sur la

Nature, mais ce serait pour lui manquer de philosophie que de s’en

plaindre, la nécessité universelle de la destruction ne pouvant rien changer

au sort du « roseau pensant » qu’il est, pas plus qu’à celui de n’importe

quelle créature. Il faudrait donc dire que Sade est réaliste si être réaliste

est accepter cette loi universelle et sans en excepter l’homme : « Le

principe de la vie, dans tous les êtres n’est autre que celui de la mort ; nous

les recevons et les nourrissons, dans nous, tous les deux à la fois. » (III,

874). Ce sentiment accablant d’apitoiement sur soi-même, de solitude,

d’isolement et de séparation qui deviendra plus tard le désespoir

romantique est déjà en germe chez Pascal, alors que Sade développe de son

113

côté sa théorie de l’isolisme74 mais n’en dérive aucun sentiment de tristesse

ou de désespoir. Même si sa solitude produit parfois des moments de

révolte, il la conçoit comme faisant aussi partie des lois de la Nature. Nous

trouvons ici un effet diamétralement opposé. Sade n’oublie jamais de faire

la juste part des choses, dans la perspective matérialiste qui est la sienne et

qui consiste à ne pas attribuer à l’homme plus d’importance qu’aux autres

créatures, ou au vice qu’à la vertu, ou aux sentiments nobles qu’aux bas et

vulgaires. N’oubliant jamais que le tout est plus important que la partie, il

considère aussi que ce n’est jamais que par rapport à ce tout que la partie

a un sens. Comme pour Maître Dôgen, « l’univers entier est précisément le

véritable corps humain » pour lui aussi et ce n’est que par la vraie

connaissance de ce corps-là que l’homme peut commencer à avoir aussi

connaissance du sien propre. Cette métaphore de Maître Dôgen est aussi la

même que celle utilisée par Spinoza, et aussi la perspective de Sade. C’est

cette vision des choses qui l’amène aussi à l’acceptation de la nécessité de

toute destruction dans le mouvement de la nature.

Il est normal de toujours préférer ne penser qu’au côté vie de l’équation vie

= mort, et d’autant plus que l’autre donnée est omniprésente autour de

nous dans les journaux, à la télévision, les films, etc.. Il est aussi naturel

d’essayer d’ignorer ce qui se rapporte au second terme de l’équation

quoiqu’il soit aussi important que le premier. Nous préférons faire comme

s’il ne faisait pas partie de la même chose. Nous jugeons positivement du

74 Théorie de Sade selon laquelle l’homme, l’être humain est toujours seul.

114

côté création de la Nature et négativement de celui des destructions, mais

c’est pourtant dans cette différence que s’infiltre chez Sade le plaisir de la

philosophie, tel par exemple exprimé par la Nature qui nous dit que « … le

ver, qui naît de la pourriture, n’est pas d’un prix moindre, ni plus

considérable à mes yeux, que le plus puissant monarque de la terre. » (III,

885). La transcendance de la perception immédiate de l’être est ici

jouissance dans un pur contact au-delà de toutes les catégories. L’audace,

et l’originalité du projet sadien, sont d’avoir osé dire dans la droite ligne du

matérialisme, sans aucun détour, ce que la Nature est pour l’homme et ce

que nous sommes pour elle, dans les deux moments de l’altérité du

mouvement qui l’anime. Tout est égal, par rapport à la perception, puisque

tout n’est en fait question que de perspective, et de l’angle sous lequel

l’esprit appréhende l’objet, et le meilleur angle pour Sade sera toujours

celui qui donne du plaisir, tel que pour lui celui de la fiction et de la

philosophie. La double instance du monde (objectif et subjectif) et de notre

perception de ce monde en tant qu’assemblage d’objets fictifs et

perceptuels fait partie de ce projet qui mimique le double mouvement

diastole/systole de l’être et du non-être, de la vie et de la mort, philosophie

sous forme de tableau, de représentation, comme la poésie chez Parménide

ou Lucrèce ou la théâtralité chez Platon. Mais dans tous les cas le projet est

le même, qui est de rester au plus près de la perception, et au niveau le

moins contradictoire du concept et de son expression, là où le mouvement

de la pensée restera la représentation la plus efficace de la perspective. Ce

115

projet qui implique aussi une certaine structure géométrique, mais c’est en

tout cas et avant tout l’irréalité de notre existence, la distanciation

déréalisante entre l’objet et le sujet qui intéressent Sade et ce qui peut

expliquer à la fois sa philosophie, et son amusement. Si les objets, aussi

bien ceux du monde objectif que ceux subjectifs (choses étendues ou choses

pensantes) sont toujours distincts de nous, comment alors prendre au

sérieux le monde où nous vivons et sa « réalité » ? Comme nous ne sommes

pas non plus capables de maîtriser le courant de la conscience, comme

l’illustre l’Ulysse de James Joyce, nous pouvons quand même nous en

amuser. Non pas qu’il s’agisse non plus de nier ce que nous tenons

pour « réalité », mais ce que nous entendons par là est variable. Pour Sade

en tout cas il ne s’agit que d’un moment, dans la série infinie du mouvement

et l’infinité des mouvements de la matière dont la signification sera toujours

un mystère. Comment donc ne pas s’en amuser, tout au moins en pensée ?

Et pourquoi la philosophie ne serait-elle pas amusante… ?

***

Ce même feu des passions qui brûle et qui peut détruire l’être que nous

sommes est aussi celui qui lui communique chaleur et lumière. C’est le

même qui anime aussi bien la philosophie du Zen que celle de Sade, avec la

différence que le Zen condamne les passions si nécessaires à la philosophie

116

qu’elles inspirent à Sade qui au contraire en fait l’apologie. Le pratiquant

zen se trouve, avec le rejet des passions, en contradiction avec les

prémisses de sa philosophie, une contradiction qu’il vit nécessairement sur

le mode d’un non-être, ce qui est encore une passion, qu’il essaie de

dominer et de dépasser dans la méditation alors que Sade nous montre une

voie beaucoup plus facile et naturelle dans l’acceptation pure et simple du

sentiment, par où il accomplit dans son œuvre ce que Maine de Biran

définira plus tard en disant, « Une faculté créatrice spontanée, allumant son

flambeau au feu du sentiment, peut venir se placer, pour ainsi dire, dans le

point de contact de deux natures, sensible et intellectuelle, et emprunter

des affections de l’une tout ce qu’elle porte de grand, de sublime et

d’original dans les intuitions ou conceptions de l’autre. »75 Intuition du

processus de connaissance et du rôle des passions qui sont exactement les

siennes. Le feu sacré qui anime l’adepte du Zen est bien aussi celui de cette

même passion philosophique, dont le génie est de comprendre que toutes y

contribuent. Ce feu purificateur et destructeur, dont le foyer ardent de

l’imagination, est le creuset où viennent fondre également toutes les

passions. Le Zen se recommande d’un même vide originel que Sade, mais

hésite au bord du volcan des passions et ne réussit donc pas à nous faire

entièrement comprendre le dynamisme de la psyché, fournaise en

constance éruption et qu’on « ne peut pas enchaîner ».76

75 Maine de Biran, 261.76 On n’enchaîne pas les volcans est le titre de l’excellent essai d’Annie Le Brun.

117

Deuxième partie : Théâtre

I.

La nature de l’être et de l’objet tels que les conçoit Sade existent comme

nous l’avons vu sur un mode théâtral. La fiction sadienne est aussi le lieu

d’un théâtre imaginaire, entièrement clos, à l’intérieur duquel se déroulent

des scènes telles qu’elles ne pourraient jamais être représentées ailleurs. Il

s’agit d’un lieu séparé du public par un quatrième mur, mais pas au sens où

l’entendait Diderot qui a inventé la notion. “Imaginez, sur le bord du

théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile

ne se levait pas,” écrit-il. 77 Le précepte est bon en ce qui concerne le jeu de

l’acteur, mais il s’agit seulement d’une formule psychologique, d’un

stratagème visant à permettre de jouer sans inhibition ou à surmonter le

trac. Le mur aussi est imaginaire, mais le regard du public n’en est pas

moins là, et avec lui toutes les règles et toutes les conventions qui se

rapportent à la représentation, et au spectacle. Artaud visera à l’effet

contraire, en imaginant une scène sans murs, et l’inversion de la position du

public et des acteurs. Le public se trouvant au centre et entièrement

77 Denis Diderot. De la Poésie dramatique (1758), chap. XI, « De l’intérêt ».

118

enveloppé par la scène, les spectateurs seraient bombardés de stimuli, mais

l’absence de mur n’empêche pas ici non plus la continuité du rapport

spectacle-spectateurs, et avec lui la continuité du lien entre le spectacle et

les conventions qu’il suppose. Ces conventions varient, et peuvent aussi

inclure le spectacle de la mort, comme les jeux de l’arène, à Rome, ou

comme dans les exécutions publiques au XVIIIème siècle, mais ces genres

de spectacles sont encore liés comme le théâtre à la catharsis. Leur

dimension pédagogique en appelle aux mêmes catégories de la peur et de la

pitié que la tragédie grecque, dont les combats de gladiateurs sont

d’ailleurs dérivés. Sade avait une certaine admiration pour ces derniers.

Dans “Français, encore un effort…” par exemple, il écrit “Quel peuple fut à

la fois plus grand et plus cruel que les Romains […] ? Le spectacle des

gladiateurs soutint son courage, elle devenait guerrière par l’habitude de se

faire un jeu du meurtre, douze ou quinze cents victimes journalières

remplissaient l’arène du cirque, et là les femmes, plus cruelles que les

hommes, osaient exiger que les mourants tombassent avec grâce et se

dessinassent encore sous les convulsions de la mort.” (III, 148).

Quoi qu’il en soit, que ce soit sans murs comme dans les arènes ou chez

Artaud, ou derrière un mur imaginaire comme chez Diderot, la

représentation est entièrement différente de ce qu’elle peut être chez Sade

où il s’agit, déjà dans le choix de la fiction, d’un mur réel, d’un mur

infranchissable, tel qu’on le trouve dans tous les haut-lieux de l’action le

mieux représentatifs de ses romans : le château de Silling, le couvent de

119

Sainte-Marie-des-Bois, le château de Bandole, l’abbaye de Thélème, la

maison des roués de “La philosophie dans le boudoir”, et ainsi que les

souterrains, les caves, les prisons, etc., tous lieux privilégiés de la

perversion, du vice, et du crime. Des lieux entièrement clos, pour un théâtre

de la non-représentabilité, et d’ailleurs même là où le théâtre domine,

puisque “La philosophie dans le boudoir” (par exemple) est écrit pour la

lecture et non pas la représentation. La théâtralité de cette œuvre est

évidente, comme aussi celle des 120 Journées de Sodome, mais Sade ne

songeait pas non plus à une mise en scène ou une représentation factuelle

de l’une ou l’autre de ces œuvres. C’est pourquoi il convient de parler d’une

sorte de théâtre imaginaire, ou de l’imaginaire, qui serait obtenu par la

transposition de certaines catégories du théâtre au plan de la fiction, et

donc plutôt d’un anti-théâtre, dans lequel le 4ème mur diderotique devient

celui d’une réelle impossibilité qui est celle de représenter le type d’action

illustré par l’œuvre de fiction. Au contraire du théâtre, tout semble être

mur, dans la fiction sadienne. Par le choix du medium d’abord : il n’y a plus

de regard ou de vision directe où tout transite par les mots et les pages. Il

n’y a plus de spectateurs, seulement des lecteurs. Le 4ème mur de la fiction

clôt ici le quadrilatère de la scène et coupe et isole entièrement l’action du

monde. On peut alors se demander pourquoi un homme aussi passionné de

théâtre tel que le fut Sade a pu réserver le meilleur de son génie et de sa

puissance créatrice pour la fiction, et non pas pour le théâtre.

120

II.

On trouve, dès les 120 journées de Sodome, une réponse à cette question,

dans le discours du duc de Blangis aux femmes qui vont prendre part à

l’action. Les ayant rassemblées avant les orgies dans le salon aux

narrations, il leur dit ceci : « Etres faibles et enchaînés, uniquement

destinés à nos plaisirs, vous ne vous êtes pas flattés, j’espère, que cet

empire aussi ridicule qu’absolu que l’on vous laisse dans le monde vous

serait accordé dans ces lieux. Mille fois plus soumises que ne le seraient des

esclaves, vous ne devez vous attendre qu’à l’humiliation, et l’obéissance doit

être la seule vertu dont je vous conseille de faire usage : c’est la seule qui

convienne à l’état où vous êtes. […] Examinez votre situation, ce que vous

êtes, ce que nous sommes, et que ces réflexions vous fassent frémir. Vous

voilà hors de France, au fond d’une forêt inhabitable, au-delà de montagnes

escarpées dont les passages ont été rompus aussitôt après que vous les avez

eu franchis. Vous êtes enfermées dans une citadelle impénétrable ; qui que

ce soit ne vous y sait ; vous êtes soustraites à vos amis, à vos parents, vous

êtes déjà mortes au monde et ce n’est plus que pour nos plaisirs que vous

respirez.” (I, 65-66). Ces réquisits nous renseignent sur le type de

qualifications requises des personnages de la fiction sadienne : totale

séparation du monde et soumission absolue, lesquels bien entendu ne

peuvent faire l’objet d’une représentation que jusqu’à une certaine limite,

puisque ces conventions dictent toujours certaines limites, et comme c’est

d’ailleurs aussi le cas des jeux de l’arène ou des exécutions publiques que

121

nous avons cités. La scène reste ici toujours ouverte au regard public, et

avec lui, à l’action de la morale.78

Notons ici que Roland Barthes partage les conceptions d’Artaud sur la

notion de théâtralité. Artaud pense que “le théâtre est beaucoup plus que la

pièce écrite et parlée”,79 qu’il appartient tout entier “à la mise en scène,

considérée comme un langage dans l’espace et en mouvement,”80 et

“s’adresse d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme

le langage et la parole,”81 alors que pour Barthes la théâtralité est

également cela qui reste extérieur au texte. “Qu'est-ce que la théâtralité? –

écrit-il – C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de

sensations qui s'édifie sur la scène.”82 Le théâtral serait donc tout ce qui

concerne la, ou les machines du théâtre, ce qui nous ramène aussi à Sade.

Comme le note Franco Tonelli : “Quoi de plus théâtral que le triomphe du

mal [chez Sade], que cette force toute puissante qui remplit de sa présence

inéluctable ce qu’Artaud appelait “l’espace scénique” et qui, une fois

déclenchée, arrivera inévitablement jusqu’aux extrêmes conséquences sans

qu’aucun deus-ex-machina puisse s’interposer ? Quoi de plus théâtral que

cette immense symphonie baroque de lumières rouges, de machines à

torture infernales, de cris de victimes forcés à des accouplements

78 Souvenons-nous en effet que le but de Sade était d’écrire le premier roman immoral de l’histoire, dont le

triomphe absolu est sa Juliette, ou les prospérités du vice.79 Antonin Artaud. Le théâtre et son double. Paris : Gallimard, (1964), 59. 80 Ibid., 66.81 Ibid., 54.82 Roland Barthes. « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), 41.

122

extraordinaires, de sang qui coule et fait jouir les bourreaux ?”83 Tout

autant de choses qui, évidemment, ne sont pas représentables sur scène,

même si tragique, ou dans le “théâtre total” rêvé par Artaud, ni celui des

arènes de Rome ou des exécutions publiques, mais que le quatrième mur

de la fiction l’autorise. C’est pourquoi “Le véritable théâtre de Sade doit

être recherché dans ses romans, ses contes, ses dialogues,” comme l’écrit

aussi Franco Tonelli.84 Et c’est pourquoi, comme le note Annie Le Brun,

“Sade choisit non pas le théâtre, mais le roman,”85 pour mener à bien

l’entreprise de la théâtralisation de son propre rapport au monde.

III.

Le théâtre de Sade, comme on l’a souvent noté, est ennuyeux, et d’ailleurs

tout autant que le sont devenus celui de Voltaire ou de Diderot aujourd’hui.

Seul le personnage d’Oxtiern est un personnage vraiment sadien, des dix-

huit pièces qu’il a écrites, mais même ici on peut parler d’un échec

puisqu’Oxtiern meurt pour que triomphe la vertu, ce qui s’accommode très

bien des conventions théâtrales, mais pas du génie de Sade. “L’entorse faite

au système sadien est si profonde, note Tonelli, qu’Oxtiern n’a plus de

raison d’exister et doit périr. »86 La théâtralité dont rêve Sade n’est pas

83 Franco Tonelli. L’esthétique de la cruauté. Paris : Nizet, (1972), 59.84 Ibid., 54. 85 Annie Le Brun. On n’enchaîne pas les volcans. Paris : Gallimard, (2006), 50-51.86 Tonelli, 57.

123

représentable, et à partir du moment où il doit tenir compte d’un public, et

c’est-à-dire aussi de la morale, de la décence et des conventions, son génie

s’évapore. Oxtiern meurt du regard du public, et de ne pas être à l’abri de

murs comme le duc de Blangis, de ne pas pouvoir être assez cruel, ou assez

perverti, ou « pourri », comme le dirait Sade, et donc, de ne pas pouvoir

rester intégralement fidèle à lui-même jusqu’au bout. Le regard de l’autre

ici change tout. Un acteur peut très bien s’inspirer de Diderot et prétendre

être à l’abri d’un mur invisible, mais il sait quand même que le spectateur

est là, et quoiqu’ il s’en défende, ce qui n’est plus le cas quand les

paramètres du théâtre sont transposés à la fiction. Ce n’est donc plus un

mur que Sade propose d’imaginer, mais une autre forme de théâtre. Ce qu’il

se propose, comme le note Annie Le Brun, c’est de « remettre en cause

l’idée que nous avons et du théâtre et du monde ».87 Les particularités et

conventions du théâtre ne peuvent plus suffire à son projet, et la théâtralité

(déjà dans les 120 Journées de Sodome sous forme de théâtre dans le

théâtre et dans la Philosophie dans le boudoir) devient celle d’un théâtre de

l’imaginaire, tel spectacle où un véritable mur sera enfin dressé entre les

acteurs et les spectateurs à l’abri duquel les acteurs pourront faire ce qui

leur plaira, sans avoir à se préoccuper de la présence du public, ni même

d’y songer.

87 Le Brun, 39.

124

IV.

Le principal reproche que fait Artaud au théâtre tel qu’il continue à se

pratiquer est celui d’être et d’être resté un théâtre psychologique. « Les

méfaits du théâtre psychologique venu de Racine nous ont déshabitués de

cette action immédiate et violente que le théâtre doit posséder, » 88 écrit-il.

Il rêve d’un théâtre métaphysique, « capable de réintroduire sur la scène un

petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le

théâtre ancien, »89 un théâtre qui « place l’homme face aux vérités les moins

accessibles, face à la vie cueillie dans son dynamisme cosmique au

détriment du rationnel, de la psychologie et de la vraisemblance. »90 Et l’on

sait par quelles formules souvent très innovantes il a aussi essayé de

renouveler le théâtre pour lui faire retrouver ce souffle métaphysique et

cosmique, dont il cherche les traces dans le No japonais, le théâtre balinais,

ou les rituels cérémonieux des Indiens du Mexique. Mais est-ce suffisant ?

Pour Sade en tout cas il est clair que ce ne l’est pas : la voix de la Nature,

telle qu’elle peut se faire entendre dans sa fiction, est diamétralement

opposée à celle qui s’énonce dans ses pièces de théâtre. En termes de

théâtralité, l’ésotérique de ses romans les plus fameux est le pendant d’un

exotérique dans son théâtre, quoique ce soit la voix d’une même Nature qui

parle, mais fait d’un côté fait l’éloge du vice, et de l’autre de la vertu.

88 Tonelli, 63.89 Ibid.90 Ibid.

125

L’inceste, par exemple, est rigoureusement condamné dans les pièces de

théâtre : on apprend dans Henriette et Saint-Clair et Sophie et Desfrancs

qu’il est contraire aux lois de la nature et qu’il leur répugne, alors qu’il n’y a

rien de plus naturel dans l’œuvre ésotérique : vertu côté cour, vice côté

jardin. Ses pièces de théâtre continuent à s’inscrire dans la longue

tradition du théâtre psychologique cathartique tel que le condamne Artaud,

dont le but est l’éducation du public, par le spectacle de la punition du

crime et de la récompense de la vertu. C’est ce qui est exactement l’inverse

de la thématique des œuvres de fiction, où est professé au contraire un anti-

tragique négateur de toute catharsis, dans le retour à une philosophie néo-

stoïque et épicurienne, à la fois, que Sade baptiste du terme assez adéquat

de « stoïcisme heureux ». Le but de cette philosophie, explique Bressac à

Justine dans son roman éponyme, est d’abord d’« éteindre » l’âme. « Tâche

de te faire des plaisirs de tout ce qui alarme ton cœur, lui dit-il. Parvenue

bientôt, comme nous, à la perfection du stoïcisme, ce sera dans cette

apathie que tu sentiras naître une foule de nouveaux plaisirs, bien

autrement délicieux que ceux dont tu crois trouver la source dans ta funeste

sensibilité. »91 Inversant la leçon tragique et pathétique, Sade se trouve

ainsi dans la distinction classique du côté de Platon plutôt que de celui

d’Aristote. La crainte et la pitié doivent être éliminées. C’est ainsi que dans

Juliette Noirceuil explique à l’héroïne que «  si la pitié naît de la frayeur,

elle est donc une faiblesse, dont nous devons nous garantir, nous purger le

91 D.A.F. de Sade. Œuvres. Paris : Gallimard, Pléiade, (1995), II, 174.

126

plus tôt qu’il est possible. »92 Il ne s’agit plus d’obtenir une sorte de

purgation par la crainte et la pitié, comme le veut la catharsis et comme le

voulait Aristote, mais au contraire de nous en débarrasser. « La pitié –

explique Noirceuil – loin d’être une vertu, est un vice réel, dès qu’elle nous

entraîne à troubler une inégalité exigée par les lois de la nature. »  Elle est

« un vice réel, […] une faiblesse de l’âme, comme une de ces maladies dont

il fa[ut] promptement se guérir, » et dont les effets sont « diamétralement

opposés aux lois de la nature. »93 Et il ajoute en note à ce discours

qu’« Aristote, dans son Art poétique, veut que le but et le travail du poète

soit de nous guérir de la crainte et de la pitié, qu’il regarde comme la

source de tous les maux de l’homme ; on pourrait même ajouter de tous ses

vices. »94 La note est intéressante, bien sûr, parce que Sade y inverse en fait

le sens de la catharsis aristotélicienne en son contraire, par l’utilisation du

verbe « guérir » qu’il met à la place de « purger » : le verbe « purger »

qu’employait Aristote souligne en effet ce fait que la crainte et la pitié ne

sont pas guérissables, et que le spectacle (et la catharsis) n’ont pour but

que de les apaiser, mais c’est-à-dire aussi de les nourrir et comme le leur

reprochait Platon, alors que Sade pense comme ce dernier que seule la

philosophie peut véritablement nous en guérir.

La théâtralité de la fiction sadienne est donc d’abord bâtie sur cette

négation du pathétique et de la sensibilité, laquelle suppose aussi un 92 Sade. Œuvres. III, 329.93 Ibid., III, 336.94 Ibid.

127

dépassement de toutes les formes de représentation possibles. C’est par la

saturation complète des catégories de la sensibilité, et notamment celles de

la crainte et de la pitié, dans l’insupportable et au-delà que cette théâtralité

devient exemplaire et significative, par la fiction, mais demeure

inimaginable comme que spectacle. En effet, il ne lui suffirait pas que le

spectacle soit pathétique, puisqu’il faut aussi de dépasser la catharsis, et

donc même l’horreur qui provoque la frayeur et la pitié. Il n’y suffirait pas

par exemple qu’un innocent périsse sur l’échafaud comme c’est le cas dans

La Nouvelle Justine, où le moine Jérôme arrange l’exécution de la mère

vertueuse d’un jeune homme, mais il faut encore que lui et ses amis se

livrent « en face du supplice » et avec son fils « aux plus voluptueuses

recherches de la sodomie. » « Je n’oublierai jamais – ajoute-t-il – qu’enculé

par Bonifacio, je déchargeais dans le cul du jeune homme, au moment où sa

mère expirait. »95 Voici sans doute un exemple de théâtralité où même la

présence d’un quatrième serait insuffisante, exemple parmi cent autres de

théâtre irreprésentable, parce qu’insupportable. Et Sade fait encore dire à

Jérôme avec humour : « La manière dont ce charmant jeune homme  se

prêta à nos plaisirs, la joie qui parut sur son front, en voyant les apprêts de

la mort de celle qui lui avait donné la vie, tout nous donna de si hautes idées

de ses dispositions, que nous nous cotisâmes pour lui faire un sort, et pour

l’envoyer à Naples. » !96

95 Ibid., II, 773. 96 Ibid.

128

V.

Antonin Artaud partageait la même conception que Sade d’une

transformation radicale du théâtre telle que l’action pourrait y devenir

intérieure. « Le théâtre – écrit-il – ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-

dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur

des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions

érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des

choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé

et illusoire, mais intérieur. »97 Il diffère cependant de Sade sur les moyens à

employer pour atteindre ce but, et continue à croire qu’il serait possible de

l’atteindre sous forme de spectacle et par la création de tout un appareil

scénique fabuleux, « sous la forme de manifestations matérielles [diverses]

obtenues par des moyens scientifiques nouveaux. » Alors que pour Sade, il

s’agit d’abord d’abandonner entièrement le théâtre, de manière à mieux

l’intérioriser, n’y ayant plus alors aucune différence entre acteur et

spectateur, les deux devenant la même personne. Le théâtre ne peut

devenir chez lui ce lieu clos que souhaitait Artaud, qu’à cette condition

indispensable d’y faire entrer comme ce dernier l’écrit « … non seulement

le recto mais aussi le verso de l’esprit, [et où] la réalité de l’imagination et

des rêves [apparaisse] de plain-pied avec la vie. » 98

97 Artaud, 139. 98 Artaud, 186.

129

Ce théâtre imaginaire représente donc un renouveau, obtenu dans la fiction

sadienne par un renversement et une révolution de la représentabilité où la

scène, le lieu de l’action, transite à l’intérieur, où il n’y a plus de distinction

entre intérieur et extérieur, où tout ce que nous comprenons comme réel ou

réalité s’effondre, en même temps parce que l’intérieur peut se transformer

en extérieur dans son intériorité comme aussi le contraire. Il n’y a plus alors

que ce spectacle total que souhaitait Artaud, entièrement contenu dans

l’espace clos d’une perception dont rien ne vient distraire et dans lequel

l’univers entier est inscrit : comme Yukio Mishima le fait dire à Madame de

Sade dans sa pièce de théâtre éponyme, c’est ainsi que Sade « se plait à

clore de grilles le monde des hommes et à se promener à l’entour en jouant

avec les clés. Il est le gardien des clés, lui seul. »99

Pour que la philosophie puisse « tout dire », comme le voulait Sade,

l’imaginaire du désir peut alors être mis en scène dans toutes ses variantes

et son amplitude possibles. Annie Le Brun note que « la théâtralité sadienne

vise moins à mettre en scène tel ou tel fantasme qu’à représenter – à propos

de chaque fantasme – cet enracinement passionnel de la pensée dont Sade

est le grand découvreur. »100 Mais c’est parce que cette théâtralité vise à

l’unique dans l’exigence de représenter l’enracinement passionnel de

chaque fantasme qu’elle peut aussi atteindre à l’universel qui concerne la

représentation de tous les fantasmes, et il va de soi que ce projet, dont la

99 Yukio Mishima, Madame de Sade. Acte 3.100 Le Brun, 54.

130

nature reste d’essence philosophique, ne peut trouver toute son expression

que dans la fiction. C’est ici le désir d’expliquer le désir qui y est mis en

scène, et sous toutes ses formes, ce qui suppose une transcendance qui

permette de dépasser la passion, toute passion susceptible d’une

représentation quelconque, pour faire voir enfin l’enracinement passionnel

de l’être.

VI.

C’est donc l’idée, l’objet de la pensée qu’il s’agit de mettre en scène, et

cette idée que toute pensée est incarnée, comme le note Annie Le Brun,

qu’« il n’y a pas d’idée sans corps ni de corps sans idée »,101 illustre aussi un

concept, une philosophie qui veut que l’idée soit également inscrite dans la

destruction, destruction essentielle à la fiction et à la théâtralité sadiennes.

C’est justement parce qu’elle transcende les fantasmes et s’en nourrit que

Juliette triomphe où Justine échoue, parce qu’elle se situe toujours en-deçà

ou au-delà, alors que Justine est incapable de les assumer et les subit. La

théâtralité sadienne rend bien compte de la jouissance de cette idée,

maintenant « pensée incarnée »,102 laquelle peut être consommée de toutes

les manières possibles et imaginables. Pensée irreprésentable, par la raison

même qu’elle est incarnée. Dans Juliette, Sade écrivait que « La source la

plus abondante de [nos] erreurs vient de ce que nous supposons une

existence propre aux objets de [nos] perceptions intérieures et qu’ils

101 Le Brun, 103.102 Ibid., 34-35.

131

existent séparément de nous, de même que nous les concevons

séparément, »103 et alors que « toutes ces choses ne sont que des modalités,

ou manières d’exister de notre être, qui ne sont pas plus distinguées entre

elles, ni de nous-mêmes que l’étendue, la solidité, la figure, la couleur, [ou]

le mouvement d’un corps, le sont de ce corps. »104 Comment séparer le

fantasme de l’être qu’il est et qu’il représente à la fois ? Et comment le faire

sur la scène d’un théâtre sans dépasser les limites de l’insupportable ? C’est

alors le quatrième mur de la fiction qui cache ce mystère chez Sade, cet

autrement irreprésentable, et c’est pourquoi la scène sadienne se referme

entièrement sur l’esprit, par où elle peut embrasser, dans ses moindres

particularismes, toutes les variétés de l’objet. Sa portée devient alors

encyclopédique, parce qu’elle est exemplaire, et que comme l’écrit Sade

dans Les 120 Journées de Sodome, elle ne vise à rien de moins que de faire

voir « Tous les caprices, tous les goûts, toutes les horreurs secrètes

auxquels les hommes sont sujets dans le feu de leur imagination. » 105 Le

seul théâtre qui puisse accueillir un tel programme, aussi inouï et d’une

audace folle, mais aussi d’un tel courage et d’une telle générosité, est celui

de l’imaginaire, de l’esprit, à l’intérieur des murs du crâne et derrière les

murs du roman.

103 Œuvres, III, 209.104 Ibid., 210.105 Œuvres, I, 236.

132

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