Courtney Milan Les Frères ténébreux – 2 -...

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CourtneyMilan

LeCouragedel’héritière

LesFrèresténébreux–2

Traduitdel’anglais(États-Unis)parÉlisabethLuc

MiladyRomance

PourBajeeny,masœurlaplusproche.

J’ailongtempsattendupourtefairecettedédicace,maisjevoulaisqu’ellesoitparfaite.

J’aichoisiunromandanslequeljen’aipasdonnétonnomàl’héroïne.

Regardebienladate…

Chapitrepremier

Cambridgeshire,Angleterre,janvier1867

JaneVictoriaFairfieldn’avaitjamaiseupeurdeschiffres,bienaucontraire:elleavaittendanceàdénombrerlesdétailslesplusinfimes.Ainsi,lorsdel’essayagedesarobe,lacouturièrel’avaitdéjàpiquéeseptfoisenplaçantquarante-troisépingles,maisellen’avaitressentiqu’unlégerpicotement.Soncorsetcomptaitdouzeœillets,unmalnécessaire,car,sanseux,ellen’auraitpuréduiresontourde tailledequinze centimètres.Celadit, cet instrumentde torturene suffisait pas à la rendre aussimincequel’exigeaientlescanonsdelamode…

Elle appréciait modérément le chiffre deux. Les jumelles Johnson regardaient, non sansjubilation,lacouturières’affairersursasilhouettepulpeuse.Aucoursdestrentedernièresminutes,ellesavaientricanépasmoinsdesixfois.Non,décidément,certainsnombresétaientagaçants,tellesdesmouchesqu’elleécartaitd’uncoupd’éventail.

Àdirevrai,lesproblèmesdeJaneserésumaientàdeuxnombres:lepremier,centmille,étaitunvéritablepoison.

Jane respira aussi profondément que le lui permettait son corset et adressa un signe de tête àGéraldineetGenevièveJohnson.Celles-cijouissaientd’uneréputationdesplushonorablesauseindelahautesociété.Ellesétaientvêtuesdefaçonpresqueidentique–mousselinebleupâlepourl’uneetvertamandepourl’autre–etagitaientchacuneunéventailfinementornédescènesbucoliques.Ellesétaientd’unebeautéclassique:unetailledeguêpe,unteintdeporcelaine,desyeuxbleuazur,etdescheveuxblondsbouclésàl’anglaise.Seulungraindebeauté,queGéraldineportaitsurlajouedroiteetGenevièvesurlajouegauche,permettaitdelesdistinguer.

Dèslespremièressemaines,elless’étaientmontréesfortaimablesenversJanemêmesicelle-cidevinaitqu’ilnefallaitpaslespousserdansleursderniersretranchements.OrMissFairfieldavaitledond’irriterlesâmeslespluscharitables.

—Voilà !annonça lacouturièreenmettantenplaceuneultimeépingle.Regardez-vousdans laglace et dites-moi si vous souhaitez quelques retouches. Je pourrais peut-être déplacer un peu dedentelle,ouensupprimer…

PauvreMrsSandeston!Elles’exprimait teluncondamnéàmortà l’aubedesondernier jour :avec nostalgie, comme si elle énonçait une dernière volonté un peu loufoque que sa cliente auraitpeut-êtrelagrandebontédeluiaccorder.

Janes’avançaverslemiroirpourjugerdel’effetdesatenue.Sonvisages’illuminadejoie.Ellen’eutmême pas à se forcer. Seigneur, cette robe était hideuse ! Jamais autant d’argent n’avait étédépensépourunetellehorreur.Ravie,ellebattitdescils.Lemiroirluirenvoyaitl’imagedecequ’elleétait:unebrunettepulpeuseauregarddebraise,àlafoiscoquetteetmystérieuse.

—Qu’enpensez-vous,mesdemoiselles?demanda-t-elleenseretournant.Faut-ilajouterunpeudedentelle?

Àsespieds,lamalheureuseMrsSandestonétouffauneplainte.Ilyavaitdequoi…Larobedébordaitdéjàdefroufrousetdedentellesdiversesetvariées.Lebas

dumodèle était littéralement drapé de tulle bleu pâle d’un prix exorbitant. Le décolleté était ourlé

d’une fine dentelle duchesse commandée spécialement en Belgique, tandis que les manchesruisselaientdedentelledeChantillynoire.Larobeelle-mêmeétaitcoupéedansunesoiemagnifiquedontlemotifdisparaissait,hélas,sousleflotdesornements.

Entoutehonnêteté,cettetoiletteétaituneabomination,lecombledumauvaisgoût.Janel’adorait.Quelle réussite !Uneamiedignedecenom luiauraitconseilléd’ôter le surplusafindemettreenvaleurlaqualitédutissu.

—Ellemanqueunpeudedentelle,non?fitremarquerGeneviève.Seigneur!songealacouturière.Ilneluirestaitplusuncentimètrecarrédetissu…—Quediriez-vousd’uneceinture?suggéraGéraldine.Cetteamitiéétaitbienétrange.Alorsquelesjumellesétaientréputéespourleurgoût infaillible,

ellesnemanquaient jamaisuneoccasiondeduper Jane.Maisellesprocédaient si aimablementqueceladevenaitpresqueunplaisird’êtrel’objetdeleursmoqueries.

EtcommeJanenedemandaitqu’àchoquer,elleseréjouissaitdeleursefforts.Ellesluimentaient,etelleleurrendaitlapareille.Janevoulaitêtreridiculeet,surceplan-là,elles’yprenaitàmerveille.

Parfois, Jane se demandait ce qu’il se passerait si les sœurs Johnson jouaient la carte de lafranchise,siellesdevenaientdevéritablesamiesaulieud’incarnerd’exquisesennemies…

Géraldineobservalarobeethochalatête.—J’insiste.Illuifautuneceintureendentellequiajouteraitunetouchedemaintien.MrsSandestonétouffaunjuron.L’idéequelesjumellespuissentunjourdevenirdevéritablesamieseffleuraitàpeinel’espritde

Jane,quiconsidéraitplutôttouteslesraisonsquilesenempêcheraient.—Quepensez-vousdelabandededentelledeMaltequenousavonsexaminéetantôt?s’enquit-

elle.Ladentelledoréeornéederosaces?—Excellenteidée!s’exclamaGéraldine.Lesdeuxsœurséchangèrentunregardentendupar-dessusleurséventails.Unregardquidisait :

«Voyonsunpeujusqu’oùnousparviendronsàpousserl’héritière,aujourd’hui.»—MissFairfield,imploraMrsSandestonenjoignantlesmains.Jevousenprie!N’oubliezpas

quel’onpeutobteniruneffetbienplusélégantenutilisantmoinsd’ornements.Lasobriétéestparfoispréférableàl’excès…

Savoixs’éteignit,maiselleaffichaunregardéloquent.—Commentvoulez-vousque lesgenssachentcequevousavezàoffrir? intervintGeneviève.

Géraldineetmoin’avonsquedixmillelivresàdépenserchacune.Celadoitsevoirsurnostoilettes.—Hélas!soupiraGéraldine,lesdoigtscrispéssursonéventail.—Maisvous,MissFairfield,vousdisposezd’unedotdecentmillelivres…Vousdevezfaireen

sortequelesgenslesachent.Orriennedénotelarichessemieuxqueladentelle.—Etrienn’estpluséloquentqu’unecascadededentelle,renchéritGéraldine.Elleséchangèrentdenouveauunregardentendu.Janeleursourit.—Merci, dit-elle. Que ferais-je sans vous ?Vous êtes si bonnes ! Vousme prodiguez tant de

précieuxconseils…Jen’aiaucuneidéedecequiestàlamode,nidumessagequ’envoieunetoilette.Sansvous,Dieusaitquellebourdejecommettrais?

MrsSandestonétouffaungrommellement.Centmillelivres.C’étaitl’unedesraisonspourlesquellesJaneessuyaitlesréflexionscruellesde

deuxravissantesjeunesfemmespersuadéesqu’elleajoutaitfoiàleurspropos.Ellesselivraientàdesmessesbasses,derrièreleurséventails,puisregardaientdanssadirectionenricanantdelacrédulitédeleurvictime.

Janen’ensouffraitpaslemoinsdumonde.Peu lui importaitqu’ellesprétendentêtresesamies toutencherchantà la fairepasserpourune

imbécileauxyeuxdetous,qu’ellesl’incitentàseruinerendentelles,enbijoux,enperles,uniquementparjeu.Celaneladérangeaitenriend’êtrelariséedetoutCambridge.

N’était-ce pas précisément le résultat que Jane recherchait ? Elle leur sourit, comme si leursgloussementsn’étaientquedesmarquesd’amitié.

—JechoisisdoncladentelledeMalte,déclara-t-elle.Centmillelivres.Ilexistaitdesfardeauxpluslourdsàporterqu’unetellefortune.— Il faudra porter cette robemercredi prochain, suggéraGéraldine.Vous êtes invitée chez le

marquisdeBradenton,n’est-cepas?Nousavonsinsistépourqu’ilvousconvie…Ellesagitèrentleurséventailsavecplusdevigueur.Janeaffichasonplusbeausourire.—Naturellement!Jenemanqueraisl’événementpourrienaumonde.—Ilyauraunnouvelinvité.Lefilsd’unduc.Unfilsillégitime,certes,maisleducl’areconnu.

C’estpresqueaussiprestigieuxqued’êtrelégitime.Janedétestaitqu’onluiprésentedesgentlemen.Lefilsillégitimed’unducétaitàsesyeuxl’espèce

la plus dangereuse. Il aurait sans nul doute une haute opinion de lui-même et n’éprouverait queméprispourelle.Maisc’étaitprécisémentlegenred’hommeàconvoitersescentmillelivres,quitteàfaireabstractiondel’excèsdedentelle.Legenred’hommeprêtàs’accommoderdebiendesdéfautspourempocherunedotaussisubstantielle.

—Ahoui?demanda-t-elled’untondétaché.—MrOliverMarshall,précisaGeneviève.Jel’aicroisédanslarue,iln’estpas…Sasœurluidonnauncoupdecoude.Aussitôt,ellesereprit:—Disonsqu’ilestplutôtélégant…Seslunettessonttrèsdistinguées.Etsescheveux…sontd’une

joliecouleur…cuivrée.Jane imaginait sans mal ce monsieur. Sans doute avait-il une bedaine sanglée dans un gilet

ridiculeetportait-ilunemontreàgousset.Ildevaitêtreàlafoisfierdesesprérogativesetcomplexéparsesorigines.

—Ilseraitparfaitpourvous,Jane,insistaGéraldine.Avecnospauvresdots,nousneprésenteronspourluiaucun…intérêt.

— Jemedemande ce que je ferais sans vous, répéta Jane, sincère. Si vous n’étiez pas là pourveillersurmoi,jecroisque…

Si elle n’avait pas déployé autant d’efforts pour être la risée de la bonne société, elle auraitcertainementpluàunhomme…Maisc’étaitprécisémentlacatastrophequ’ellecherchaitàéviter.

—Vousêtesdessœurspourmoi,reprit-elle,toutensongeantqu’ellesressemblaientplutôtàdesmarâtresdecontesdefées…

—Ilenestdemêmepournous,assuraGéraldineenluisouriant.Cesdeuxchipiesn’étaientabsolumentpasdignesd’êtresessœurs.QuelleinjurefaiteàEmily,sa

cadette ! Janeavaitun sensde la famille sidéveloppéque,pourelle, ellen’hésitaitpasàmentir, àtricher,àporterdestoilettesdégoulinantesderubansetautresfanfreluches…

Centmillelivresn’étaientpasunfardeautrèslourdàporter,pourunejeunefemme,saufquandcelle-cidevaitabsolumentrestercélibatairepourvivreauprèsdesasœuretlaprotégerdesontuteur.Alors,cettefortunedevenaitunpoids.

Outrecentmille,unautrenombretourmentaitJane:quatrecentquatre-vingts,soitlenombredejoursquiséparaientEmilydesamajorité.Alors,seulement,ellepourraitquitterledomiciledesontuteur, qui tolérait Jane sous son toit à la condition qu’elle épouse le premier beau parti qui lui

demanderaitsamain.Dans quatre cent quatre-vingts jours, Jane pourrait cesser ce jeu de dupes…En attendant, elle

devait donner le change : chercher assidûment un époux, en évitant avec soin toute demande enmariage…La seule solution était de jouer les écervelées, les extravagantes, afin de repousser lesprétendantséventuels.

Fortedelacertituded’êtredenouveauridicule,elleadressaauxjumellesJohnsonsonplusbeausourire.

Quelquesjoursplustard

EnentrantdanslademeuredumarquisdeBradenton,OliverMarshalln’avaitguèreenvied’ôter

sonmanteau.Ilsentaitencoreleventglacialtranspercersesvêtementsetlecuirdesesgants.—Marshall!lançasonhôted’untonaimable.Quelplaisirdevousrevoir…Oliverôtasesgantsetsonpardessuspuisserralamaindumarquis.—Toutleplaisirestpourmoi!Celafaisaitsilongtemps.Bradentonavaitlesmainsglaciales,luiaussi.Cesdernièresannées,ilavaitprisduventreetson

crânes’étaitdégarni,maisilaffichaittoujoursunsourireamical,quoiqu’unpeucrispé.Oliverréprimaunfrisson,espérantquelesdomestiquess’empresseraientd’alimenterlepoêleà

charbonouderaviverlesfeuxdecheminée.Cesvieillesdemeuresétaientélégantes,maisdifficilesàchauffer,avecleurshautsplafonds,leurspiècesimmensesetleurssolsenmarbre.Partoutoùilposaitlesyeux,Olivernevoyaitquedesmiroirs,dumétaletdelapierre.

L’atmosphèreseraitsansdoutepluschaleureusedèsqued’autresinvitésferaientleurentrée.Pourl’heure,iln’yavaitquelemarquis,Oliver,etdejeunesgens.Bradentonleurfitsignedes’avancer.

—Hapford,Whitting, jevousprésenteOliverMarshall,unanciencamaraded’école.Marshall,voicimonneveu,JohnBloom,comtedeHapforddepuispeu.(Lemarquisdésignaensuitel’hommequisetenaitàsoncôté.)AinsiqueGeorgeWhitting,monautreneveu.

Ilavaitlescheveuxclairsetarboraitdesfavorisunpeutropfournis.—Messieurs,jevousprésenteOliverMarshall.Jel’aiinvitéàcontribueràvotreformation.Oliverinclinalatête.— Je suis chargé de l’introduction de Hapford, expliqua Bradenton. Dès le mois prochain, il

siégeraàlaChambredeslords.C’estassezinattendu,jel’avoue…Sombrementvêtu,Hapfordportaitunbrassardindiquantqu’ilétaitendeuil.Voilàquiexpliquait

peut-êtrel’atmosphèretristedeslieux.—Jevousprésentemescondoléances,ditOliver.Lejeunecomteseredressaetsetournaverssononcleavantderétorquer:—Jevousremercie.J’ail’intentiondefairedemonmieux.Ceregard,cettedéférence…VoilàpourquoilemarquisavaitconviéOliver.Cen’étaitpaspourse

rappelerl’époquedupensionnat,àlaquelleiln’étaitguèreattaché.Lemarquisétaitlegenred’hommeà prendre sous son aile les nouveauxmembres du Parlement. Ensuite, il tissait des liens pour lesconserverentantqu’alliés.Ilenavaitdésormaistoutunbataillon.

—J’auraisaiméavoirplusdetempspourtepréparer,maisc’estimpossible.Ilposaunemainsurl’épauledesonneveu.—EtCambridgene seprête pas à cegenred’exercice.C’est unmicrocosmede la société.Tu

verras,leParlementn’estguèredifférent.—Unmicrocosme?

Oliverendoutait.Iln’avaitjamaiscroisélemoindremineurnilemoindreouvrieràCambridge,cequisemblaitéchappertotalementàBradenton.

—Onycroisepasmaldemoins-que-rien,reprit-ilenregardantOliver.Celui-cineditmot.Auxyeuxdumarquis,iln’étaiteneffetpasgrand-chose.—Maiscesgens-làsedébrouillentgénéralementseuls.C’estl’objectifd’uneinstitutiontelleque

Cambridge. N’importe qui peut aspirer à faire ses études là-bas. En s’y prenant bien, les plusambitieuxdecespetitesgensdeviennentdesgenscommenous.Dumoinscherchent-ilsàintégrernosrangsavecunetellefouguequeleurambitiondévorantelesporteverslagloire.

Autrefois,cediscoursauraitulcéréOliver.Cessous-entendussournoisluirappelaientqu’iln’étaitpas à sa place. Il lui était encore plus pénible d’entendre qu’il était tributaire deBradenton au lieud’êtreunepersonneàpartentière…

Àl’âgedetreizeans,ilavaitfrappécemêmemarquispouravoircommiscettefaute.Àprésent,ilcomprenait.Bradentonluirappelaitunvieuxfermierquiinspectechaquejoursesterrespourvérifierlesclôtures,afinquenulnelesfranchisse.

Oliveravaitmisdesannéesàapprendrelaleçon.Mieuxvalaitsetaireetlaisserleshommestelsqueluivérifierleursclôtures.Leurméfianceétaitvaineet,detoutefaçon,unjourviendraitpeut-êtreoùilseraitenpositionderacheterleursterres.

Olivertintdoncsalangueetsourit.—Cesdamesnevontpastarder,déclaraBradenton.Sivoussouhaitezcommencerparunverrede

cognac…Ildésignalesalond’ungeste.—Volontiers,déclaraWhitting.Le trio s’éloigna.Bradenton consacrait une pièce entière à la consommation d’alcool : sur les

tablettesétaientdisposésdesverresetunflaconremplideliquideambré.Cepetitsalonétantexigu,ilyfaisaitpluschaud.Lemarquisservittroisverresgénéreux.

—Vousallezenavoirbesoin,annonça-t-ilenservantsesneveuxd’abord,puisOliver.—Merci,ditcedernier.Jesouhaitaisvousentreteniràproposdefévrierprochain.LeReformAct

seraprésentéàlaprochainesessionparlementaire…Bradentonsemitàrireetvidasonverred’untrait.—Non,non!Nousn’allonspasdiscuterpolitiquetoutdesuite,Marshall.—Peut-êtrepourrons-nousenparlerplustard,alors.Demain,ouencore…—Ouaprès-demain,ou le jour suivant, termina lemarquis,une lueur espiègledans le regard.

Nous devons enseigner à Hapford comment se comporter avant de lui apprendre quoi faire. Lemomentestmalchoisi.

Tousnesemblaientpasdecetavis.Hapfordavaitlevélatêteavecintérêt.Contrarié,ilsedétourna.Oliversegardad’insister.—Commevousvoudrez,répondit-ilsimplement.Plustard.IlconvenaitdetraiterBradentonavecdéférence.Oliversavaitcomments’yprendre.Lemarquis

étaitfacileàmanipulertantqu’ilavaitl’illusiond’avoirlamainmisesursoninterlocuteur.Oliverlaissadonclaconversations’orienterversdessujetsplusanodins,leursamiscommuns,la

santédufrèred’Oliveretdesafemme…Pendantquelquesinstants,ilsdonnèrentl’impressiond’uneréunionintimeetchaleureuse.PuisBradentonselevaets’approchadelafenêtre.

—Finissezvosverres,ordonna-t-il.Lapremièredecesdamesvientd’arriver.Whittingjetauncoupd’œilparlafenêtreetémitungrognementréprobateur.—Ohnon,seigneur!Nemeditespasquevousavezinvitél’Héritièreàplumes.

—Tun’asqu’àt’enprendreàtoncousin,rétorquaBradenton.Hapfordsouhaitepasserquelquesminutesdansuncointranquilleavecsafiancée.Pouruneraisonétrange,MissJohnsoninsistepourqu’ellesoitinvitée.

—Àpropos,ditHapfordavecunedignitéquicontrastaitavecsonvisagepoupin,jepréféreraisquenousévitionsdecalomnierlesamiesdemafiancée.

Whitting poussa un soupir et afficha un air grave, comme s’il venait d’écoper de trois ans detravauxforcés.

— Quel rabat-joie, marmonna-t-il avant de s’approcher d’Oliver. Il faut que l’on vousprévienne…

—Àquelpropos?Ilsepenchaversluipourmurmurersurletondelaconspiration:—Àproposdel’Héritièreàplumes.—Tiendrait-ellesafortuneducommercededuvetd’oie?—Non,réponditWhittingsansunregard.Elleprovientàl’originedutransportmaritime,sivous

tenezàlesavoir.Onlasurnommeainsiparcequesetrouverensacompagniec’estcommesefaireétoufferpardescentainesdeplumes.Quelmanquedegoûtvestimentaire!

Faceàsonairsérieux,Oliversecoualatête.—Onnepeutétoufferquelqu’unavecdesplumes,fit-ilremarquernonsansironie.—Seriez-vousunexpert?Maiscen’estpastout!C’estunevéritabletorture…,lançaWhittingen

redressantlatête.Imaginezunefemmequineprofèrequedessottises.Parfois,c’estàsedemandersilamortn’estpaspréférableàsacompagnie…

—Vousêtesvraimentcruel,commentaOliver,perplexe.—Elleestencorepirequecela,assuraWhitting.—Ah,ah,ditBradentonenlevantunindex.Préparez-vous,messieurs,ellearrive!Ilposasonverre.D’unsigne,il invitasesneveuxàlesuivredanslevestibule, tandisqu’Oliver

demeuraitenretrait.Oliverimaginaittrèsbienlasuite.Iln’avaitquetropsouventsubidesinsultesàpeinevoilées.La

cruauté polie des membres de la haute société se mesurait non pas aux mots énoncés, mais à lalongueurdeleurssilences.

Un domestique introduisit deux femmes. La première était drapée d’une cape de laine sombreencoreparseméedefloconsdeneige.Unchaperon,detouteévidence.Elleôtasacapuche,révélantsescheveuxgrisetseslèvrespincées.

Quantàl’autre…Sielleavaitvouluproclameràlafacedumondequ’elleétaitunerichehéritière,ellenes’yserait

paspriseautrement.Elleneménageaitpasseseffortspourfaireétalagedesarichesseavecsacapeourléedefourrureblancheetsesgantsenagneaubordésd’hermine.Lorsqu’elledégrafalefermoird’ordelacape,Oliverremarqual’éclatdesesbouclesd’oreillesendiamants.

Lestroishommesseprécipitèrentàsarencontre.—MissFairfield!s’exclamaBradentond’untonavenant,ens’inclinant.—Monsieurlemarquis…,retourna-t-elle.Olivers’approchadupetitgroupe,maiss’arrêtanetdèsquelajeunefemmeôtasacape.Éberlué,illadévisagea.Elleauraitdûêtrebelle,avecsonregarddebraise,sescheveuxrelevés

enunchignond’oùs’échappaientquelquesbouclessoyeuses,seslèvrespurpurinesquiesquissaientun sourire. Sa silhouette, du moins ce qu’il en devinait, correspondait en tout point à ce qu’ilappréciaitchezunefemme,avecdescourbesquemêmeleplusdéterminédescorsetsneparvenaitpas

àdompter.End’autrescirconstances,ill’auraitadmirée.Hélas,satoiletteconstituaituncrimecontrelebongoût.Sarobeétait…hideuse,iln’yavaitpas

d’autretermepourlaqualifier.Oliverréprimaunfrissond’effroi.Silamodeétaitàladentelle,pourourlerlesmanchesd’unerobe,parexemple,MissFairfielden

étaitlittéralementenveloppée.Elleployaitpresquesousplusieurscouchesdedentelles,commesisacouturièreavaitvouluexposerlestockd’unemerceriesurunseuletmêmemodèle.

Une chose était sûre : l’objectif n’était pas d’embellir la jeune femme. Les autres invitéssemblaienttoutaussipétrifiésparsatenue.

—MissFairfield,répétaBradenton,quifutlepremieràseremettreduchoc.—Oui,vousm’avezdéjàsaluée,répliqual’intéresséed’unevoixmélodieuse.Enfermantlesyeux,Oliverauraitsansdoutepufaireabstractionde…Elle s’avança vers le marquis, qui recula de quelques pas. Oliver vit scintiller les énormes

diamantsdesesbouclesd’oreilles.Uneseuledecespierresauraitsuffiàacheterlafermedesesparents,etbienplus…—Grandmercipourvotreinvitation,déclara-t-elleentendantsacape.Le laquais en livrée grise aurait dû la débarrasser, mais il était encore abasourdi par tant

d’opulenceetdemauvaisgoûtaffichés.MissFairfieldneparutpass’enformaliser.Sansunregardendirectiond’Oliver,elleluitenditsa

cape. Il s’en saisit avant que Janen’ait eu le tempsde se rendre comptede sabévue.Elle fit alorsvolte-faceetsaluaHapfordetWhittingd’untonaimable.Oliverneputs’empêcherderemarquersanuquedélicatecaresséeparquelquesbouclesdecheveux.

Elle luiavait remissacape…commes’ilétaitundomestique.Lelaquaiss’approchaenfinet lesoulagea de son fardeau en s’excusant,mais il était trop tard.Whitting afficha un sourire horrifiéqu’iln’avaitpasréussiàréprimer.Cettefemmeétaittellementinsupportablequ’Olivereneutpresquedelapeinepourelle.

—MissFairfield!lançaBradenton.Ilyaiciunmonsieurquejenevousaipasencoreprésenté!—Vraiment?fitlajeunefemmeenposantenfinlesyeuxsurOliver.Seigneur!Jenevousavais

mêmepasvu…C’étaitunmensonge.Ellel’avaitvu,maisellel’avaitprispourundomestique.Simpleméprise,à

n’enpasdouter.—MissFairfield,déclara-t-ild’untonposé.Enchanté…—JevousprésenteMrOliverMarshall,ditBradenton.Elle inclina la têteet leconsidérad’unairpensif.Elleétait indéniablement jolie,endépitdesa

tenueextravagante.Àconditiond’apprécierlesfemmesauteintdeporcelaine,cequiétaitsoncas…Quandallait-elleprendreconsciencedesabévue?Ellesemblaréfléchiruninstant,puisafficha

uneexpressionsoucieuse.—Maisnousnoussommesdéjàrencontrés,dit-elle.Cen’étaitpaslaréactionàlaquelleils’attendait.Oliverdemeuraperplexe.— J’en suis certaine, reprit la jeune femme. Vous me semblez familier. Vous avez quelque

chose…unje-ne-sais-quoi…MissFairfieldréfléchitencorepuissecoualatête.—Non,conclut-elletristement.Non,jedoisfaireerreur.Maisvousavezl’airsiordinaire,avec

cescheveux,ceslunettes,quejevousaiprispourunautre.«Ordinaire?»Touteautre femmecherchantà l’injurieraurait souligné le termepourêtrecertained’êtrebien

comprise.MissFairfieldn’enfitrien.Elles’exprimaitavecunnaturelconfondant.—J’ensuisdésolé,dit-ilenseredressantpourladévisagerfroidement.—Oh,nevousexcusezpas!Vousn’êtespasresponsabledevotreapparence!Loindemoil’idée

devousentenirrigueur.Elleluiadressaunsignedetêtedigned’unereine,puisfronçalessourcils.—Jeregrette,maispourriez-vousmerappelervotrenom?—OliverMarshall,répondit-ilens’inclinant,unpeutendu.Pourvousservir…Neprenezsurtoutpascetteexpressionaupieddelalettre,songea-t-il.—Oliver…Ceprénomserait-ilunhommagedevosparentsàOliverCromwell?Sonsouriren’avaitriend’authentique.Toutenellesonnaitfaux.—Non,mademoiselle.—Vousneportezdoncpasleprénomdel’ancienprotecteurduroyaumed’Angleterre?Ilavait

pourtantdequoiinspirervosparents.Ilestdebasseextraction,commevous,n’est-cepas?— Les raisons de ce choix n’ont rien de prestigieux, énonça-t-il avec difficulté. Je porte

simplementleprénomdemongrand-pèrematernel.—Peut-êtreavait-illui-mêmeétébaptiséainsi…—Non, l’interrompit Oliver. Aucun membre de ma famille ne mériterait un tel sort, je vous

l’assure.Ileutl’impressionfugacequ’elleesquissaitunsourire,maisn’eneutpaslacertitude.Unsilence

pesants’installaentreeux.Un,deux,trois…Quandilétaitpetit,Oliverétaittirailléenpermanenceentredeuxmondes,naviguantentrelahaute

société guindée et l’univers populaire et chaleureux de ses parents. Ce genre de silence traduisaitinvariablementunmomentdegêne.Quelquesoit leurdegrédesavoir-vivre, leshommesprésentspréféraienttaireleurspenséespournepasrisquerdecommettreuneerreurenprenantlaparole.Danssa jeunesse, Oliver avait souvent suscité un tel mutisme lorsqu’il avouait qu’il avait passé l’été àtravaillerdansleschampsouquandilévoquaitlepassédeboxeurdesonpère.Enréalité,avantqu’iln’assimilelesrèglesdujeu,chacunedesesprisesdeparoleétaitponctuéed’unsilencegêné.

S’ilsevoulaitavanttoutpoli,cesilencepouvaitserévélerredoutable.Olivernelesavaitquetropbien,hélas.IlsetournaversJaneFairfield.

Quatre,cinq,six…Elle souriait d’un air détaché comme si elle n’avaitmêmepas remarqué la tension qui régnait

danslapièce.—Quid’autresejoindraànous,cesoir?s’enquit-elle.Cadford?Willton?—Euh…PasWillton…,bredouillaHapford.Ilest…indisposé.—Serait-ceundeces…commentappelle-t-oncesraisonsquel’oninvoqueparfoispouréviter

dedirelavérité?Janesecoualatête,agitantsesbouclesd’oreillesendiamants.—J’ailemotsurleboutdelalangue…C’estun…Soudain,elleredressalatête,commesiellevenaitd’avoirunerévélation.—Uneuphémisme!s’exclama-t-elleenclaquantdesdoigts.Dites-moi,Willtona-t-ilvraimentdu

malàseremettredelasoiréed’hier?Lesautreséchangèrentunregardembarrassé.—Bon…,lançaHapford,MissFairfield,sivousvoulezbienvousdonnerlapeine…Ill’entraînaauloin.

—Queldommage,commentaWhitting.Hapfordn’étaitpasledernieràsegausserd’elle,jusqu’àcequeMissJohnsonleluiinterdise.Depuisqu’ilestépris,ilesttristeàmourir.

Olivern’aimaitpassemoquerdesautresderrièreleurdos,uncomportementqu’iljugeaitlâcheetcruel,carilsavaitd’expériencequelesvictimess’enrendaientcompte.

PauvreMiss Fairfield ! Elle n’avait aucune conversation, ses tenues étaient un affront au bongoût…Ceschacalsallaientlaréduireenpièces,etilseraitcontraintd’assisteraumassacre.

Chapitre2

Lesouperserévélapluséprouvantqu’Olivernelecraignait.MissFairfieldparlaittropfort.Etquediredesespropos…ElleinterrogeaWhittingsursesétudes.Lorsqu’ilfituneboutadepotachesursapréférencepour

l’étudedesfluides,elleleregardafixement,lesyeuxécarquillés:—Comme c’est étonnant ! Je n’aurais jamais cru que vous auriez les capacités intellectuelles

nécessairespourcomprendrelaphysique!Whittingn’encrutpassesoreilles.—Venez-vousde…?Un gentleman n’aurait pas osé demander à une femme si elle venait de le traiter délibérément

d’abruti.Whittingseressaisitetpoursuivit:— Je… Je n’ai guère l’esprit scientifique nécessaire pour l’étude de la physique, je l’avoue…

Quant à mes capacités intellectuelles… Sans doute vous ai-je mal comprise, ajouta-t-il avec unsourireforcé.

Danssarhétoriquetouteeneuphémismesetenpolitessedefaçade,«Sansdoutevousai-jemalcomprise » signifiait : « Tenez votre langue », l’une des pires insultes.Gêné,Oliver détourna lesyeux.

L’intéresséen’enfutpastroubléelemoinsdumonde.— Vous m’avez mal comprise ? répéta-t-elle avec sollicitude. J’en suis navrée… J’aurais dû

comprendrequemaphraseétaittropcomplexepourvous.Ellesepenchaversluiethaussaleton,toutenralentissantsondébit,commesielles’adressaità

quelquevieillardsénile:— Je voulais dire que je ne vous croyais pas intelligent ! Or il faut l’être pour comprendre

l’universdelaphysique!Whittings’empourpra.—Mais…C’est…—Jemetrompepeut-être,ajouta-t-elle.Appréciez-vousvraimentl’étudedelaphysique?—Ehbien,non,mais…Elleluitapotalamainpourleréconforter.—Ne vous inquiétez pas. Tout le monde ne peut être un génie. Vous compensez vos lacunes

intellectuellesparunegrandegentillesse.Réduitausilence,Whittingsecalaaufonddesachaise.De lapartd’uneautre femme,une telle injureaurait été impardonnable.SiMissFairfieldavait

donné lamoindre impressionquecette cruauté était délibérée, lahaute société l’aurait rejetée sansautreformedeprocès.EntapotantlamaindeWhittingpourleconsolerd’êtrestupide,Janesemblaitavoirsincèrementdelapeinepourlui…

Fidèle à elle-même, elle demanda à Hapford s’il comptait prendre des cours d’élocution.Lorsqu’illuiréponditparlanégative,elles’empressadeluiassurerquenuln’oseraitluireprochersavoixfluette.

—Lejusdecitronfaitdesmerveillespoureffacerlestachesderousseur,déclara-t-elleensuiteà

Oliver.Yavez-voussongé?—Figurez-vousquematantem’adonnélemêmeconseil,murmura-t-il.Non,jen’aipasencore

essayé.—Jelevoisbien,reprit-elle.Oh,jesuisvraimentinsensible!J’imaginequ’iln’estpasaisédese

procurerdescitrons,dansvotresituation…Oliversegardadeluidemanderdansquellesituationellelecroyait.Continuantsursalancée,ellecomplimentalemarquisdeBradentonsurlacoupedesaveste,lui

assurantquesesépaulestombantesnesevoyaientpresqueplus.Lemalheureuxneputquebredouillerquelquesmotsavantdesedétourner.—Allons,nesoyezpasgêné!luidit-elleenposantsaserviette.L’artdelaconversationn’estpas

àlaportéedetoutlemonde.Ilfautavoirdel’espritpourtrouverunerepartie!Ulcéré,Bradentonpinçaleslèvres.—Deplus,vousêtesmarquis.Vousavezpeut-êtredesdifficultésdecompréhension…Enfin,nul

nes’enrendracomptetantquevousferezvaloirvotretitre.LaissantBradentonfulminer,Janes’adressadenouveauàOliver.—MrCromwell,commentoccupez-vousvosjournées?Vousêtes…comptable,sijenem’abuse.La vérité était bien plus complexe.À quoi bon s’expliquer ? Si elle le confondait avecOliver

Cromwell,unpersonnagemortdepuisplusdedeuxsiècles,ellenepouvaitsesoucierdesdétailsdesonexistence.

—J’aiétudiéledroitàCambridge,répondit-ilenfin.N’ayantpasbesoind’exercer,je…— Seriez-vous un genre de notaire ? Peut-être pourriez-vous m’expliquer en quoi un notaire

diffèred’uncomptable?J’aitoujourscruqu’ilsétaientdelamêmeveine.Olivermaîtrisasonagacement.—Unnotaire…—Parcequelemiennefaitriendeplusquem’envoyerdescomptes,poursuivitlajeunefemme

d’unairinnocent.Quefaites-vous,àpartenvoyerdescomptes,MrCromwell?FaceausérieuxdeMissFairfield,Oliverrenditlesarmes.Commentexpliquerlesfondementsde

lavieensociétéàunepersonneimperméableàlaréalité?Deplus,ilcraignaitdel’insulter.—Vousavezsaisileprincipe,déclara-t-ilpoliment.Ildétournalesyeux.Hélas,lajeunefemmedutremarquersamoue,carelleattaquadenouveau:—Oh,pauvreMrCromwell!Seriez-voussouffrant?De peur d’être discourtois en l’ignorant, il se prépara au pire, même si Jane se souciait

sincèrementdesonbien-être.—Cegémissement,cettegrimace…Vousmerappeleznotrejardinier,quisouffred’unlumbago.

Jeconnaisuncataplasmetrèsefficace.Envoulez-vouslaformule?—Ilnes’agitpasd’unlumbago,répliqua-t-ilunpeusèchement.—C’estcequeprétendnotrejardinier,alorsquemoncataplasmeluifaitunbienfou.Permettez-

moidevousenenvoyerlarecette,MrCromwell.Vousmesemblezbienjeune,pourunlumbago…Entantqu’employédebureau,vousêtessansdouteexposéàcesdésagréments…

Olivereutenviedeluirétorquerquesonpèrenesouffraitpasdudosmalgrédesannéespasséesdansleschamps.Peut-êtrevalait-ilmieuxrirefaceàtantdesottise?Ilserefusaittoutefoisàmettrelajeunefemmedansl’embarras.

—Dans ce cas, envoyez-moi cette recette àmon adresse en ville :OliverCromwell, Tour deLondres,Angleterre.

Cettenoted’humourdéstabilisaJane,quiseressaisitaussitôt:

— Allons ! Correspondre avec un monsieur ne serait pas convenable. Je crois que je vaism’abstenir…

Bradentonetsesneveuxn’avaientpasmenti:lacompagniedeMissFairfieldétaitunsupplice,endépit de ses bonnes intentionsmanifestes. Avec sa dot substantielle, elle ne pouvait espérer qu’unprétendantdanslebesoin…etsourd,depréférence.

Àl’issuedurepas,lesmessieursseretirèrentdanslabibliothèquepourfumerlecigareetjouird’unmomentderépit.

—N’est-ellepasépouvantable?déclaraWhittingàOliver.—Allons!legrondaBradentonensecouantlatête,iln’estpastrèsgalantd’insulterunedame…—Eneffet,renchéritHapford.Whittingvoulutprotester,maisilcroisalesourirenarquoisdesononcle.—Sinousnepouvionspasnousmoquerd’elle,ceneseraitpasdrôle,déclara-t-il.Hapfordsoupira,maisOlivers’abstintdetoutcommentaire.Lamalheureusen’ypouvaitrien,si

elleétaitinfréquentable.Àuneépoque,c’étaitluiquicommettaitlespiresbévues,affirmantparexempleàdesaristocrates

qu’ilsn’étaientrespectésquegrâceàleurtitre,lapireinsultequel’onpuisseasseneràunmarquis.—Dieuqu’elleestagaçante!Saprésencemedonnedel’urticaire,repritWhitting.OliveravaittropsouffertduméprisdesautrespourinfligerlemêmesortàJaneFairfield.Ilse

servitunverredecognacetrestaenretrait,prèsdelafenêtre,sansprêterattentionauxrailleriesdesescamarades,mêmelorsquelemarquiss’adressaitàlui.

Cefutpresqueavecsoulagementqu’ilrejoignitlesdames.Malheureusement, la situation alla de mal en pis. Après chaque réflexion de Miss Fairfield,

Whittingluiadressaitunregardentendu,s’attendantàcequ’ilpartageleurdérision.Àtourderôle,ilsprirentunmalinplaisiràprovoquerlajeunefemme.

Unbuffetproposaitunesélectiondepetits-fours.Oliverendisposaplusieurssuruneassiette,puisils’éloignaverslafenêtredansl’espoirdes’isoler.

—MrCromwell!lançaMissFairfieldenlerejoignant.Il lui adressa un signe de tête. Aussitôt, elle déversa sur lui un flot de paroles. Elle avait une

intonationagréableetchantante,unrirecristallin…àconditiondefaireabstractiondufonddesondiscours.

Sanscesserdel’appelerCromwell,elles’apitoyasurladifficultéd’êtrecomptableetréitérapartroisfoisqu’ellerespectait lesmalheureuxcontraintsdegagner leurvie.Sachantdésormaisàquois’entenir,Olivers’armadepatience.

Sanscriergare,Janeluichapardaunpetit-four. Inconscientedesoninconvenance,ellesemitàagiterladélicatepâtisserieenbabillantavecanimation.

Songesten’avaitéchappéàpersonne.Derrièreelle, les invitésriaientsouscape.Whittingfituneremarquesur lescochonsprêtsàse

nourrir dans n’importe quelle auge.Oliver dut semaîtriser pour ne pas s’exposer à son tour auxmoqueries.

—Vousdevezêtredouéencalcul,repritJane.C’estuntalenttrèsutile.Vousn’aurezguèredemalàtrouverunemployeur.

Ellepritunautregâteau.— Je m’étonne qu’elle n’ait pas trouvé suffisamment de dentelle pour s’en envelopper tout

entière,persiflaWhittingassezfortpourqu’ellel’entende.Ellenesourcillapas.

Oliver comprit qu’elle finirait par triompher à force de patience. Non pas parce qu’elle étaitinsupportable, car ses bonnes intentions rachetaient en partie sonmanque d’éducation,mais parcequ’ilétaitincapabled’endurercequ’ilentendaitpendantqu’ilsetenaitàsoncôté.

Vingtansplustôt,àlaferme,deuxgarçonsavaienttraitésajeunesœurLauradegrossevache.Ilsl’avaientsuiviejusqu’àlamaisonenmeuglant.Àl’époque,Oliverrésolvaitn’importequelproblèmegrâceàsespoings.

SiMissFairfieldn’étaitpassasœur,elleétaitpeut-êtrecelledequelqu’unquin’apprécieraitpascetristespectacle.

Oliver était venu dans l’espoir de parler aumarquis duReformAct, pas pour être témoin desquolibetsd’unepoignéed’arrogants.

Ilrestadoncsilencieuxet,quandelletenditlamainpourprendreunautregâteau,illuioffrittoutel’assiette.

Étonnée, elle ledévisagea.Oliverparvintpresqueà faire abstractionde sa robeet à la trouverravissante,avecsonregardpétillantetsonteintdeporcelaine.

— Je vous réservais justement cette assiette… Si vous voulez bien m’excuser, je dois…m’entreteniravecquelqu’un.

Àcesmots,ils’inclinalégèrementets’éloigna.—QuellemoucheapiquéMarshall?entendit-ilWhittingdemander.C’était très simple : il n’aimait pas se moquer d’autrui. La victime de leurs plaisanteries lui

rappelait cruellement le jeune homme qu’il avait été. En dépit du chemin parcouru, ces souvenirsrestaientgravésdanssamémoire.

Janerefermalaportedelachambredesasœuretpoussaunsoupir.Dieuquecettecomédieétait

épuisante!Elleposasacapesurunechaiseettentadesedétendrepourredevenirelle-même,avecsessentimentsetsesdésirs,aulieudecesimulacredenigaudeinfréquentable.

D’autantquelaraisondecettefarceétaitassisesursonlit,enchemisedenuit:—Alors?demandaEmily.Comments’estdérouléelasoirée?Janeaffichaenfinunsouriresincère.Ellesneseressemblaientguère:siEmilyavaitdescheveuxblondscascadantenbouclessurses

épaules,destraitsfinsetréguliers,lessourcilsarquéssurdelongscilssoyeux,Janen’avaitriendedélicat,sanstoutefoisêtrequelconque.Avecsesrondeurs,ellenemanquaitpasdecharme.

En présence de sa cadette, elle avait néanmoins l’impression d’être un cheval de trait que l’onregardaitpasserdanslarueens’émerveillantdesarobustesse.

Chacunetenaitdesonpère,sansdoute…CequiconstituaitunepartieduproblèmedeJane.—Quelleimpressionas-tufaiteàcenouveaumonsieur?insistaEmily.Certainsattribuaientsonénergieàl’enthousiasmedelajeunesse.Ilestvraiqu’ellenetenaitpasen

place,surtoutcesdernierstemps.Janeréfléchituninstantavantderépondreàsaquestion:—Ilestgrand,aumoins.OliverdépassaitJanedequelquescentimètres,cequiétaitdéjàremarquable.—Etspirituel…Dieumerci,j’ensuisvenueàbout.Cettevictoireavaitungoûtamer.Marshallavaitdéployétantd’effortspoursemontreraimable

enverselleetsonargent…—Commentas-tufait?—J’aidûmerésoudreàpicorerdanssonassiette,avouaJane.

—C’estadorable!Tuasutilisémonastuce,commentaEmilyavecunsourireradieux.Jecroyaisquetulagardaisenréserve.Jevaisdevoirtrouverunenouvellestratégiededéfense.

—Jelagardaiseffectivementenréserve,admitJane,maisMarshallpersistaitdanssagentillesse.Ilétaitdrôle,desurcroît.Sijel’avaislaisséparlerpluslongtemps,ilm’auraitfaitrire.Ilfallaitluiporterl’estocadeavantquelepireneseproduise.

Il avait affiché une expression des plus étranges, à la fois solennelle etmaussade, comme s’ilcherchait désespérément à apprécier Jane et était contrarié par son échec. Était-il capable degoujaterie?Deplus,lesverresdeseslunettesdissimulaientenpartiesesyeuxclairs.

—Ilvafalloirtrouverunenouvellearmeàfourbir,déclaraEmily.JanenesesentiraitensécuritéquelorsqueMarshallpoufferaitaveclesautresàsesdépens.Ilétait

sipatientqu’elleenvenaitpresqueàregrettersesrebuffades.Elleneluiavaitpourtantdonnéaucuneraisond’êtreaimable…àpart lescentmilleraisonsquimotivaienttouthommequil’abordait.Ellechassasonimagedesonesprit.

—J’aiquelquechosepourtoi,annonça-t-elleenglissantunemaindanssapoche.—Oh!s’exclamaEmily,ravie.Celafaisaitsilongtempsquej’attendaislasuite!—Jel’aiachetécetaprès-midi,maisoncleTitusarefuséquejetedérangependanttasieste…—Merci,merci!Jet’adore!Lajeunefillecaressalacouverturedulivreavecunsoupird’aise.—J’espèrequeMrsBlickstalln’apasposétropdedifficultés…Jane avait conclu un accord avec le chaperon que leur oncle avait engagé.Mais n’était-ce pas

l’héritagede Janequi réglait son salaire ?Moyennantunepetite augmentation,MrsBlickstall étaitdisposéeàfermerlesyeuxsurlesactivitésdecontrebandedeJane.

Elleprocuraitàsacadettedesromansqu’ellenecautionnaitpas.—Mrs Larriger en terre Victoria, lut Jane. Vraiment, Emily… Où diable se trouve la terre

Victoria?L’airrêveur,lajeunefilleserrasonouvragecontresoncœur.— C’est une terre de glace et de neige située au pôle Sud. À la fin du dernier volume,

Mrs Larriger est enlevée par des chasseurs de baleines portugais qui réclament une rançon.Heureusement,ellelespersuadedelalibérer.Furieux,lecapitainel’abandonneenterreVictoria.

—Jevois,déclaraJane,perplexe.—Celafaitdeuxmoisquejebrûlededécouvrircequ’illuiestarrivé!— J’ignorais que la terre Victoria était habitée, avoua Jane. Un pays sans terres à cultiver

constitueunenvironnementhostilepourl’êtrehumain.—Ilyadespingouins,desphoquesetDieusaitquoid’autreencore!N’oubliepasqu’ils’agitde

MrsLarriger!ElleaéchappéàuneexécutionenRussieenprouvantsoninnocencedanslemeurtreduloupapprivoisédelatsarine.Elleestvenueàboutd’unerévoltearméeauxIndes,elleadéjouélesarméesduJaponetdelaChine,avantd’êtrecapturéeparleschasseursdebaleines…

—Cettefemmeestlacibledetantdebourreauxpotentielsdeparlemonde…Ilsnepeuventpastoussefourvoyer.

Emilysemitàrire.—Situnel’aimespas,c’estparcequ’elleteressembletrop.—Moi ? Je ressemble à une femme de cinquante-huit ans ? rétorqua Jane, les mains sur les

hanches,feignantlacolère.—Non,réponditEmily,espiègle.Enrevanche,tuesautoritaireetcontrariante.—Pasdutout!

—Hum…Emilyhumaleparfumsiparticulierdu livreneuf.Lamanchedesachemisedenuit remonta le

longdesonbras,exposantdeuxcicatricescirculaires.—Autoritaireoupas,jetrouvequecerécitestuntissudesottises,repritJane,soudaincontrariée.Jamais elle ne pardonnerait àTitus d’avoir infligé ces blessures à sa sœur.Emily ne fit aucun

commentairesursonchangementd’humeur.— Rien ne sent aussi bon qu’un livre qui sort de l’imprimerie. Sache que ces romans sont

instructifscarilsmepermettentdedécouvrirdespaysétrangers.Lessouffrancesd’Emilyneladispensaientenriendestaquineriesbienveillantesdesonaînée,qui

luidonnauncoupdecoude.— Il ne s’agit que de fiction, j’espère que tu en es consciente !Chaque volume est sans doute

rédigéparunauteurdifférent,quines’estsansdoutejamaisaventuréhorsdelacapitale.LesRusses,lesChinoisetlesJaponaisseraientfortcontrariésd’apprendrecequetaMrsLarrigerraconteàleursujet.

—Certes,mais…La porte de la chambre s’ouvrit, coupant court à leur débat. Emily cacha vivement le livre

derrièresondos.Janesepostadevantsasœur.Troptard…TitusFairfieldlesobservatouràtourpuissecouatristementlatête.—Allons,lesfilles…Bedonnant et joufflu, l’oncle Titus s’exprimait d’une voix grave et affichait une expression

courroucéequ’ilcultivaitavecsoinpourimpressionnersonmonde.—Jenesuispasdupe,déclara-t-il.—OncleTitus!s’exclamaEmily.Quelplaisirdevousvoir!Sans se laisser distraire, il tendit lamain. Emily réprima un soupir et, lentement, se leva. Son

oncles’emparaaussitôtdulivre.—C’estunrécitd’unegrandemoralitéàpropos…—MrsLarrigeren…enterreVictoria!tonna-t-ilavecdédain.Jane,machère,quet’ai-jerépété

millefoissurleslecturesnéfastesdetacadette?Janeauraitappréciéqu’EmilyrenonceàMrsLarrigeretsesexploitsimprobables.Iln’auraitpas

fallugrand-chosepourladistraire:lalaissersortirdelamaison,neserait-cequedixminutes.Elleavaitsisouventessayédeleconvaincre.—Oh,mononcle,gémitEmily,c’estunrécitinstructiftrufféderéférencesgéographiques.—Cen’estqu’unroman.Emilyn’endémordaitpas:—Unehistoirevraie,souscouvertdefictionafindeprotégerl’identitédesinnocents!TitusFairfieldsemitàfeuilleterl’ouvrageenlisantàvoixhaute:—«Ayant convaincu lesphoquesde tractermon radeauet demepêcherdupoisson, il neme

restaitplusqu’àdresserlespingouins…»Illevalesyeuxverssesnièces.—«Unehistoirevraiesouscouvertdefiction»?railla-t-il.MêmeTitusn’étaitpasàcepointcrédule.Emilysebouchalesoreilles.—Nemerévélezpaslasuite!Vousallezgâchermonplaisir.—Sicelapeutterameneràlaraison…Tum’asdésobéiettudevrasensubirlesconséquences.

Puisquetuneveuxpasconnaîtrelafindel’histoire…Iltournalespagesetlut:

—Chapitrevingt-sept.«Aprèsquelesrequinssontvenus…»Lajeunefillesemitaussitôtàchantonnerpourcouvrirlavoixdesononcle.Laminerenfrognée,

ils’interrompitetrefermalelivre.—Emily,machère,quit’aapprisàmentir?Àdéfierl’autoritédetesaînés?Àcouperlaparoleà

tontuteur?Vous,songeaJane.Parpurenécessité.Leur oncle ne l’entendait pas de cette oreille. Il se tourna vers Jane d’un air qui n’avait rien

d’accusateur.Ilaffichaitsimplementuneexpressionpathétique.— Allons, Emily, reprit-il en lui tapotant l’épaule. Je sais que tu es honnête et je connais ta

profondeaffectionpourtasœur.Enréalité,Titusn’avaitjamaisaccordélamoindreattentionàsesnièces.—C’estbiennaturel,reprit-il,commesiJanenesetrouvaitpasdanslapièce.Tudoisterendre

comptequ’ellemanquede…moralité.Janeserefusaàréagir.Àquoibons’insurger?Toutéclatneferaitquerenforcer l’impression

négativeduvieilhomme.—Jen’appréciepasvospropos,déclaraEmily.Cequevousditesn’estpasvrai!—Jecomprends,assuraleuroncled’untonlas.Jenetedemandepasdedétestertasœur,loinde

moicettepensée.Celaneteressembleraitpas.Emilynetoléraitpaslamoindreinsulteàl’encontredesonaînée.Nedisrien,songeaJane.Contente-toidehocherlatêteetdelelaisserpoursuivresansdiscuter.—Vousvoustrompez!fulminalajeunefille.—Tutelaissesemporterpartesémotions,ditTitusenglissantleromandanssapoche.Etjecrois

deviner qui en est responsable… Si tu cherches un peu de lecture, mon bureau ne manque pasd’ouvragesintéressants.Iltesuffitdedemander.

Emilyregardasononcledanslesyeux.—Votrebureau?Maisilnecontientquedevieuxtraitésdedroit!—Desouvragestrèsinstructifs,affirmaTitus.—Lequelmeconseillez-vous?Lecodedelapropriété?Cedoitêtrepalpitant!J’espèrequevous

possédezunexemplaireducodedelafamille?Janeluifitsignedesetaire,maisEmilyn’enavaitpasterminé:—De toute façon, je lesai lus. Je suisprisonnièredanscettechambre,vousm’interdisez toute

fréquentation…Jen’aimêmepasaccèsàdesrécitsdécrivantdevraiespersonnes.Oudesêtresfictifs,songeaJane.—Tuexagères!grondasononcle.Tuvasàlamesse,etMrsBlickstallt’emmèneenpromenade

chaquematin.Quellemouche t’adoncpiquée?Tun’aspas coutumede t’emporterde la sorte.Teserait-ilarrivé…quelquechose,aujourd’hui?

—Ehbien…oui.D’abord,jemesuisréveillée.Titusfronçalessourcils.—Allons,machèreenfant,nefaispassemblantdenepascomprendre!—Quevouliez-vousdire,aujuste?—Aurais-tu…eulamalchance…d’êtrevictimed’une…—J’aieuunecrise,oui!l’interrompitEmily,visiblementtendue.Titusaffichaunairinquiet.—Mapauvrepetite,dit-il enposantunemain sur sonbras.Pasétonnantque tu soisagitée.Tu

devraisdormirunpeu.

—MaisJanenem’apasencoreracontésasoirée!Titus leva les yeux vers Jane, qui ne parvenait pas à le haïr. Ses bonnes intentions, ses idées

reçues,sadéterminationinsenséeàvouloirguérirsasœur…Cen’étaitpasunhommemalveillant:ilétaitsimplementfatiguéetstupide.

—Emily,soupira-t-il.Ilfautdireàtasœur…—Commentvoulez-vousquejeluifasseentendreraisonsivousnem’autorisezjamaisàparler

avecelle?—Trèsbien,concédasononcle.Conversezencoreunmoment.Maisrappelle-luiqu’elledoitse

marier,jet’enconjure!Ceseraitpréférablepournoustous.TitusvoulaitqueJanedisparaissedesavie.Lajeunefemmeenétaitenpartieresponsable,avec

ses choix pour le moins controversés. Comment s’étonner qu’il l’accuse d’avoir une influencenéfaste sur sa cadette ? Il savait qu’elle n’était pas vraiment la fille de son père, un péchéimpardonnable,àsesyeux.Mieuxvalaitqu’elleconsacretoutesonénergieàassurer l’avenirdesasœur.

—C’estpromis,mononcle,déclaraEmily.—Tuesuneinspirationpournoustous,chèreenfant,conclutTitusavantdequitterlapièce,un

souriretristeaucoindeslèvres.Emilyattenditqu’ilsefûtéloignédanslecouloirpourlaisserlibrecoursàsacolère.—Jeledéteste!lança-t-elleenmartelantsonoreillerdesespoings.Jehaissatêted’enterrement

etsesgrosyeux.Jelehais!—Jesais…,murmuraJaneenlaprenantdanssesbras.—Toi, aumoins, tu as ledroit de sortir. J’aidix-neuf ans et il neme laisse jamais allernulle

part!Ilapeurqu’ilm’arrive«quelquechose»,commeilditàproposdemescrises.Commentpeut-ilcroirequejemeportemieuxàdépérirdanscettechambrecommeuneprincessedecontedefées,avecpourseuleslecturesdestraitésdephilosophieetdesouvragesdedroit?

Janeavaitrenoncéàcomprendrelesmotivationsdesononcle.Endépitdesesbonnesintentions,iln’avaitpassouhaitéêtreletuteurdedeuxniècesdontl’unen’étaitmêmepasdesonsangetl’autresouffraitdecrisesinexplicables.

JanesoupiraetserraEmilydanssesbras:—Plus que quinzemois à tenir.Quand tu auras vingt et un ans, tu seras libre.Nous pourrons

partird’icietvivregrâceàmonhéritage.Je teprometsque tupourras lire tous les romansque tuvoudras,alleraubal.Nuln’oserat’enempêcher.

— Je voulais tellement savoir comment Mrs Larriger s’échappait de la terre Victoria, gémitEmilyavecunemoueboudeuse.

Estimantquelajeunefilleavaitassezsouffertpourcettesoirée,Janesortitdesapocheunsecondouvrage.

—CommeTituslestrouvechaquefois,j’enaiachetédeuxexemplaires.Emilyétouffauncridejoie.—Jet’adore!s’exclama-t-elleencaressantlacouverturedulivre.Jemedemandecequejeferais

sanstoi…Jane se posait la même question. Emily n’avait guère besoin d’un tuteur. Il lui fallait surtout

quelqu’un qui empêche Titus de la couper du monde, qui repousse les charlatans, qui l’aide àsurmontersarage,quiluidonneunbutdanslavie.Elle-mêmenepouvaitqueluifournirdesromansunpeustupides…

—OncleTitusneseraitpasd’accord,ditJane.Tuescenséem’encourageràchercherunmari.

—Jamaisdelavie!rétorquaEmily.Jeneveuxpasquetumequittes…Étantlefruitdupéchédesamère,Janeétaitcontrariante,grossière,bientropspontanée,dumoins

d’aprèssononcle.Unvéritablepoisondanssamaison,oùilnetoléraitsaprésencequepardevoirenverssondéfuntfrère.

Était-ce donc à cela qu’elle se résumait ? Une épine dans le pied de Titus ? Il n’avait aucuneobligationlégaledel’accueillirsoussontoit.Dèsqu’unhommerespectabledemanderaitsamain,ilpourraitlachasserdechezlui,laconsciencetranquille.

Jane songea au regard dur du marquis de Bradenton et aux sourires doucereux des jumellesDawson.Elle revit également l’expression d’OliverMarshall lorsqu’elle avait chapardé des petits-fours sur son assiette.Un tel niveau d’insolence exigeait d’elle des efforts surhumains.Malgré salassitude,elleesquissaunsourire.

—Net’inquiètepas,jenememarieraijamais.N’avait-ellepasréussil’exploitderepousserl’honorableMrMarshall?

Chapitre3

Bienaprèsledépartdesdames,lesmessieurss’étaientattardésausalon.BradentonavaitconviéOliver,quiespéraitavoirenfinl’occasiondes’entreteniraveclui.

Hélas,lemarquisavaitprisunflacondecognacets’étaitinstalléencompagniedesonneveu.—Soisvigilant,Whitting.Tontourviendrabienassezvite.Ilétaitfascinantdelevoirtransformerungarçond’àpeinevingtetunansenhommepolitique.

Mentorattentifetpédagogue,lemarquisavaitlonguementinterrogéHapford.—Bien,avait-ildéclaréensuite.Cen’estpastropmal.Tusaisécouterett’attardersurlesdétails

pertinents.Tuseraslafiertédetafamille.Hapfordbaissalatêteetrougitlégèrement.—Jeferaidemonmieux…Le regard du marquis se porta sur Oliver et passa de l’indulgence à un sentiment bien plus

complexe.—Dis-moi,quepenses-tudeMrMarshall?Visiblementgêné,HapfordsetournaversOliver.—Je…ehbien…,bredouilla-t-il.—Jesais.Jet’obligeàparlerensaprésence.Maisnoussommesdevieillesconnaissances,etila

unserviceàmedemander.Ilneverradoncaucuninconvénientàcequetut’exprimesfranchement.N’est-cepas,Marshall?

—Absolument,acquiesçal’intéresséenhochantlatête.—Trèsbien,déclaraHapfordenrespirantprofondément.D’aprèsmesobservations,MrMarshall

est…—Ah,ah!l’interrompitlemarquis.Tumeprendsaumot,jevois…—N’aurais-jepasdû?s’enquitlejeunehomme,désarçonné.—Ne prends jamais personne aumot.Nimoi niMarshall. (Il sourit et tapota l’épaule de son

neveu.)Tuestrèsbonélève.Passonsàlavitessesupérieure.Marshall,veuillezexpliqueràmonneveupourquoivousavezabondédansmonsens.

—J’aimeraissavoiroùvousvoulezenvenir,l’interrogeaOliver.—Dites-luidoncpourquoijemesuisexprimédelasorteenvotreprésence.Oliver hésita. Bradenton voulait-il vraiment qu’il s’explique à voix haute ? Le marquis

l’encouragead’ungeste.—Pour luimontrerquevouspouviezm’inciterà fairecequevousvouliez,quevousaviez la

mainmisesurmoi.— Précisément, concéda Bradenton. Tu vois, Hapford ? Nous autres avons le pouvoir et la

connaissance. Ces avantages, nous pouvons les négocier.Un petit pouvoir procure des faveurs demoindre importance,etungrandpouvoir…ehbien…(Ilhaussa lesépaules.)D’après toi,quepeutbienconvoiternotreamiMarshall?

—Votresoutiensur laquestionde l’élargissementde labaseélectorale, réponditvivementsonneveu.Etjevoulaisluidemander…

—Plustard.Quedésire-t-ild’autre?

—Ilveut…(Hapford semordit la lèvre inférieure.) Il veutbénéficierdevotre influence.Vousêtesunhommepuissantetvotresoutienluirapporteraitd’autresalliés.

—Bienvu.Àprésent,voyonssituasbiencompris.QueveutMrMarshall,également?Ils’adossaplusconfortablementsursonsiègeetattendit.Lesilences’éternisa.Hapfordobserva

Oliverd’unregardperçant,puisilsecoualatête.—Mets-toiàsaplace,luiconseillasononcle.Tuasgrandidansunefermeettesparentsonttiré

lediableparlaqueuepourt’envoyeràEton,puisàCambridge.Tanaissancetesituedansuncertainmilieu, mais tu as des attaches dans une classe supérieure. Dans ces conditions, Hapford, queconvoites-tu?

Telsétaient lesconseilsdontétaientabreuvés les filsde famillesnoblessur lecomportementàadopter. Voilà comment ces institutions se perpétuaient au fil des siècles, comment le pouvoir setransmettaitd’unegénérationàl’autreauseindumêmemilieu.

Oliversejuradenejamaisl’oublier.Pourl’heure,ilsesentaitobservécommeunmonstredefoire.Hapford portait une lourde chevalière qu’il ne cessait de faire tourner sans quitter Oliver des

yeux.—Del’argent?hasardalejeunehomme.Lemarquishochalatête.—Delareconnaissance?Sononcleopinadenouveau.—Euh…S’avouantvaincu,lejeunecomteeutunmouvementderecul.—Dites-le-lui,Marshall.—Jeveuxtout,avouaOliver,plusdétendu,carilnefaisaitqu’énoncerlavérité.Plus tard, après le départ d’Oliver, lemarquis poursuivrait sa leçon. Il expliquerait àHapford

commentMarshallgravissaitpeuàpeuleséchelonsd’unparcoursquis’annonçaitplustortueuxquelesien.Pourl’heure,Olivervoulaittout,etBradentonavaitlepouvoirdel’aider.

—Ah…,bredouillaHapford.—Àpropos,repritOliver,cetteloi…—Pasmaintenant,l’interrompitBradenton.Dis-moi,Hapford,quepenses-tudeMissFairfield?Sonneveuparutdéconcertéparlatournuredelaconversation.—Elleestunpeuétrange, jevous leconcède,maisGéraldine l’apprécie…Jenesaispas…Je

n’aimepasdiredumaldesgens.— Voilà une qualité dont tu devras te défaire, lui conseilla Bradenton. Qu’est-ce qui rend

MissFairfieldaussiétrange,selontoi?Lejeunehommeselevaetsedirigeaverslafenêtre.Ilregardaau-dehorsunlongmoment,puisil

fitvolte-face.—Ellenesemblepassavoircequel’onattendd’elle,quelleplaceestlasienne…Oliver capta une lueur glaciale dans le regard de Bradenton, d’ordinaire enjoué, ainsi qu’un

pincementde lèvres imperceptible.Parmi toutes lesâneriesqu’elleavaitdébitéesdans la soirée, lajeunefemmeluiavaitaffirméquenulnes’intéresseraitàluis’iln’étaitpasmarquis.

—En effet, fit Bradenton avec dédain. Elle ne sait pas rester à sa place.De plus, elle est tropstupidepourapprendrelaleçonselonlesméthodeshabituelles.Commentyremédier,Hapford?

Lejeunehommefronçalessourcils.—Jenevoispaspourquoinousdevrionsintervenir.Ellenefaitdemalàpersonne,aprèstout,et

Whittings’amusetellementdesesbévuesqu’ilseraitdommagedelepriverdecedivertissement.—C’est là que tu te trompes, déclara Bradenton. Quand on ne sait pas rester à sa place, tout

l’entourageenpâtit.Ilfautagir.Hapfordréfléchitàsespropos.—Certes…(Ilsecoualatête.)Non,Géraldinenetolèrepasquel’oncritiquesonamie,et jene

voudraispaslacontrarier.—Dansquelquesannées,nousverronsbiensituestoujoursaussipromptàobéiràMissJohnson,

rétorqualemarquisd’untoncassant.Peuimporte…Tuasraisonsurl’essentiel:ungentlemannefaitjamaisdetortàunedame.Lesrépercussionséventuellesn’envalentpaslapeine.

Bradentonébouriffatendrementlescheveuxdesonneveu,quiparutsoulagé.—Regardebien.Jevaistemontrercommentt’yprendre.Àcesmots,ilsetournaversOliveretleregardacommesicemomentétaitprévudepuisledébut.

Olivern’étaitpasrassuré.—Trèsbien,Marshall.Àvotre tour.Nousallonsparlerduvote.Savez-vouspourquoi j’aivoté

contreladernièrepropositiondeloi?—Jesupposequevousallezmeledire…,répondit-il,mêmes’ilavaitsapetiteidée.—Elleétaittroplibérale.Lesgensdoiventresteràleurplace.Sinon,c’estlechaos.Simêmele

Parlementneparvientpasàassurerl’ordre,autantrendrelesarmes.— En fait, monsieur, déclara Oliver, la gorge nouée, la dernière proposition était très

conservatrice.Voyez-vous,le…—Jen’iraipasplusloin.Jenedemandepasgrand-chose,uniquementlaclausequej’aiintroduite

surlerevenuminimumconférantl’obtentiondudroitdevote.Silesgensn’atteignentpasceseuilderevenus,pourquoidonneraient-ilsleuravis?

Agacé,Oliverredoutaqueledébatnesoitrepousséauxcalendesgrecques.Toutefois,unpetitpasenavantétaittoujoursbonàprendre.

—Nouspourrionspeut-êtreparveniràunaccordsileseuilderevenusn’étaitpastropélevé.— Peut-être, admit Bradenton en tapotant son accoudoir. Mais il y a autre chose : Hapford,

pourquoiMarshalltient-iltellementàcettepropositiondeloi,d’aprèstoi?—Jepensaisàsesoriginessociales,réponditlejeunehommeenrougissant.Désoléd’enparler

ouvertement,Marshall.—Oui.Quoid’autre?—Je…Hapfordcherchauneréponsedansleregardd’Oliver,puissonvisages’illumina.—Parceque tout lemondeparledeceprojet.S’il joueunrôleclédans levotedecette loi,sa

réputationserafaite.—Précisément,confirmaBradenton.Mesamisetmoiavonsfaitrejeterladernièreproposition.

ImaginelesconséquencessiMarshallparvenaitàuncompromis.Ilseraitrespecté,tiréverslehaut…Ce serait un coup demaître. Je le lui concède volontiers. Nous autres ne nous contentons pas devoter:nousdonnonsdupouvoir.

Foud’impatience,Oliversentaitdéjàlegoûtdelavictoire.—Doncsinousdevonsenarriverlà,repritlemarquis,nousdevonsêtresûrsdelui.—Ahoui?lançaHapford.—Absolument.Nousdevonsavoirlacertitudequ’ilestduboncôté,qu’ilsauraresteràsaplace

etexigerlamêmechosedesautres.Legoûtdelavictoirepritsoudainunesaveurplusamère.Olivernesavaitpasresteràsaplace.Il

avait passé trop de nuits à ressasser ses idées noires, à attendre son heure de gloire, à viser lepouvoir,pasuniquementpourenjouir,maisaussipourl’arracherdesmainsdeceuxquienabusaient.Cesgens-làessayaientdeleremettreàsaplacedepuisdesannées.Ilavaitapprisàsesdépensqueleseulmoyend’avancerétaitdesetaire,defaireprofilbas,jusqu’àcequel’onsoitassezfortpourêtreinvincible.

—Jepenseavoirprouvémadiscrétion,aufildesans,déclara-t-ilsimplement.—Vousnem’avezpasbienentendu,Marshall?demandaBradentonavecunsourire.Jeneveux

pasdebellesparoles.J’aiunemissionàrempliretjenepeuxm’enchargermoi-même.Oliverfutenvahid’unesourdeappréhension.— Tu vois, Hapford ? reprit le marquis. Il convoite quelque chose que je détiens. Nous ne

pouvonsfaireaffairequesij’aiégalementbesoindequelquechose.(Ilsepenchaenavant.)Etcequejeveux,Marshall,c’estMissFairfield…

Ilneputdissimulerlefielquerecélaientsespropos.—Jeneveuxpluslavoir,niellenisesrobeshideuses.Jeneveuxplusentendresesréflexions

incessantes.Ellereprésentecequ’ilyadepireaumonde:unefemmequin’estpasbiennée,maisquipensequesescentainesdemilliersdelivresfontd’ellemonégale.Sasottise,sonmauvaisgoûtsontunvéritablefléau.Jeveuxqu’elledisparaisse.

—Iln’enestpasquestion,rétorquaOliver.Jenedéshonorejamaisunefemme,siinsupportablesoit-elle.

Visiblementinquiet,Hapforddévisageatouràtourlesdeuxhommes.—Bienparlé,Marshall,bégaya-t-il.Bradentonseressaisitetpoussaunlongsoupir.Lahainequ’exprimaitsonregardfitplaceàune

lueuramusée.—Vousavezbonnemine,touslesdeux!La«déshonorer»?Seigneur,quelleidéesordide!Jene

demanderaismêmepasàmonpireennemidel’embrasser…—Quemedemandez-vous,alors?s’enquitOliver.—Jeveuxqu’elleresteàsaplace.Humiliez-la,blessez-la,donnez-luiunebonneleçon.Vousavez

vous-mêmemisassezlongtempsàcomprendrequelleétaitvotreplace,non?Olivercrutdéfaillir.Certes,ilavaitapprislaleçon.Ilsavaitsetaireenpublicetfulminerenprivé,

masquersesambitions,montrerauxhommestelsqueBradentoncequ’ilsavaientenviedevoir…—Neme répondez pas,Marshall. Revoyez vos principes, déclara Bradenton avec un sourire.

Nous savons tous très bien comment cela va se terminer. Soit vous vous chargez de cetteenquiquineuse,soitvousmettezvotreavenirenpéril.Ainsiqueceluidelaloisurledroitdevote.

—Mince,marmonnaHapford.—Cen’estpastrèsjoli,admitBradenton.Parmoments,Hapford,turisquesdenepasapprécier

certainesméthodes.Maisc’estainsi.Siturechignesparfoisàeffectuercertainesbesognes,ilfaudrateforcer…

—Mais…—Unbeau jour, taMiss Johnson regretteradenepasavoircoupé lespontsplus tôtaveccette

créature.Tuvasl’épouser,Hapford.Ilestdetondevoirdeveilleràsesintérêts,mêmeàsoninsu.Lejeunehommesemuradanslesilence.—Quantàvous,Marshall…Prenezletempsqu’ilfaudrapourapaiservotreconscience,faireen

sortequelesmesuresquevousprendrezvoussoientsupportables.Vousluirendrezunfierservice.Non,songeaOliver.Ceneseraitpasunserviceàluirendre.Etjen’enferairien.Hélas, lemalaisequ’il ressentaitaufonddesonâmeaffirmait lecontraire.Tuvasaccepter, lui

murmuraitunepetitevoix.En général, il suffisait d’un jour, deux tout au plus, à Jane pour décourager un homme de

s’intéresseràelle.Laconvoitisequesuscitaitsonhéritageétaitfacileàrefouleràconditiondefairetrèsmauvaiseimpressiondèsledépart.

OliverMarshallnedérogeraitpasàlarègle,dumoinslecroyait-elle.Elle se trompait. Leur deuxième entrevue se déroula au coin d’une rue. En se rendant chez sa

couturière pour un essayage, en compagnie de son chaperon, elle croisa Oliver, lui-même encompagnie d’un ami.C’est lorsqu’il s’arrêta pour la saluer que se produisit une catastrophe : elleplongeasesyeuxdanssonregard.

En cette matinée ensoleillée, ses iris d’un bleu très pâle pétillaient d’intelligence derrière seslunettes.Nullementgênéparcetterencontrefortuite,ilnepritpasunairdedédainquisembleraitdireàsonami:«C’estelle,l’excentriquedontjeteparlais.»Aucontraire,illaregardacommes’ilsedemandait ce que dissimulait cette toilette criarde à motifs orange et vert. Puis il lui adressa unsourirequiallaitau-delàdelacourtoisiedefaçade.

Sansseshautstalons,elleétaitpluspetitequelui.Quelquesmèchesdecheveuxcuivréssemirentàvoleter dès qu’il souleva son chapeau. Ouvert, détendu, il était on ne peut plus éloigné des hérostourmentésquipeuplaientlesromansdontEmilyétaitavide.

Janefutenvahied’unesensationqu’elleneconnaissaitqu’autraversdesdescriptionsquel’onenfaisaitdansleslivres:untroublenaquitaucreuxdesonventre,unechaleursoudaineparcourutsoncorps.Unfrisson…D’unregard,ilavaitréussiàlafairevibrer.

C’étaitunecatastrophe.—MrCromwell,bredouilla-t-elleensedétournant.Quelplaisirdevousrevoir!Nonseulementilnes’offusquapaslemoinsdumonded’êtreappeléCromwell,maisilnefitrien

pourladémentir.—MissFairfield,répliqua-t-ilavecunsourireirrésistible.L’amideMrMarshall,lui,avaittoutdeshérosténébreuxdelalittérature.Intrigué,illesobserva

touràtoursansdissimulersacuriosité.—Cromwell?marmonna-t-il.—Absolument,déclaraMrMarshall.Aurais-jeoubliédetelepréciser?Jesuisentréenpolitique

sousunnomd’emprunt.Réveille-toi,monvieux!(IlsetournaversJane.)MissFairfield,puis-jevousprésentermonami?MrSebastian…

Ils’avançaetluitenditlamain.— Sebastian Brightbuttons, lança-t-il en adressant un regard de biais à Oliver. J’ai droit à un

pseudonyme,moiaussi,non?Jane jouait la comédie depuis des mois et maîtrisait ses réactions à merveille. Elle pouvait

exprimern’importequelleémotion,delacolèreàl’incrédulité.Enrevanche,ellen’avaitpascoutumedefairefaceàl’espiègleried’uninterlocuteur.Elleabordacetteconversationtelleunevoiturefilantàviveallure,malheureusementellealladroitdansunfossé.

—Sebastian…,répéta-t-elle,pensive.CommeSebastianMalheur,lecélèbrescientifique?La comparaison ne manquerait pas de déstabiliser ce monsieur. À Cambridge, le nom de

MrMalheurétaitsurtoutesleslèvres.Ilétaitréputépoursesconférencesdanslesquellesilévoquaitouvertementlasexualitésousleprétextedeparlerd’héréditéetdegénétique.PresqueaussidécriéqueCharlesDarwin,ilprovoquaitsouventdavantagederemous.

Aulieudes’empourprerdecolère,lesdeuxhommeséchangèrentunregardamusé.

—Absolument,confirmaMrBrightbuttons.Seriez-vousadeptedesestravaux?Personnellement,jelesuis.(Ilsepenchalégèrementverselle.)Enfait,jeletrouvebrillant.

Sousleregardperçantd’Oliver,Janeressentaitd’étrangespicotementssurlapeau.Ellecompritalorsqu’ellevenait de commettreuneerreur.Ses tachesde rousseur, sonpassédouloureux…Elles’étaitméprisesurMrMarshallenleprenantpourunpersonnageeffacé.

C’était loind’être lecas. Ilavait toutd’un loupguettantpatiemmentun troupeaudemoutons. Ilobservait ce qui se passait autour de lui. Loin d’être un solitaire, il était à l’affût de la premièrepersonnequicommettraituneerreur.

Etilsemblaitdisposéàattendreaussilongtempsqu’illefaudrait…Jane s’en voulut d’avoir abusé de sa tactique de l’erreur sur le nom. Mr Marshall l’avait

troublée…MrBrightbuttons,ouquelquesoitsonnom,étaittoutsourires.—Dites-moi,mademoiselle, vous trouvez vraiment que je ressemble à SebastianMalheur ? Il

paraîtqu’ilestextrêmementséduisant.Janecomprit,unpeutard,qu’elles’étaitfourvoyée.EllesetrouvaitenprésencedeMrMalheuren

personne!MrMarshallétaitl’amidel’infâmeSebastianMalheur…—Danscecas,vousnepouvez lui ressembler, rétorqua-t-elle, lagorgenouée.Vos traitsn’ont

absolumentrienderemarquable,sachez-le.Oliverneputs’empêcherdes’esclaffer:— Très bien, mademoiselle. Vous l’aurez cherché. Je vous présente Sebastian Malheur, mon

cousin et néanmoins ami. Il n’est pas homme à juger quelqu’un en fonction de sa réputation, simauvaisesoit-elle.Faites-enautantpourlui,jevousprie.

Janeouvritlabouchepouracquiescerquandellepritconsciencedesespropos.Elleeuttouteslespeinesdumondeànepasluitendrelamainensigned’amitié.

—Que racontez-vous là ? demanda-t-elle d’unevoix haut perchée. Je n’ai nullementmauvaiseréputation.QuantàMrMalheur,n’est-ilpaspartisandelathéoriedel’évolution?J’aientendudirequesesconférencessonttotalementdémentielles.

—J’aiprévud’intitulermonprochainouvrageOrgiesdelaphalènedubouleau!lançaMalheur.Unesériedequestionscrucialessurlespapillonsnocturnesqui,entièrementnus,necessentde…

MrMarshallluidonnauncoupdecoude.—Quoi?Aurais-tudescomptesàrégleraveclespapillonsnoctur…?—Vraiment,Sebastian!Sonamihaussalesépaules,puissetournadenouveauversJane.—Ilnerestedoncqu’unmoyend’ensavoirplus, reprit-il.Venezdoncassisteràmaprochaine

conférence,quiaura lieudansquelquesmois. Jecommenceraipar la reproductiondesgueules-de-loupetdespois.Quitrouveraitàredireàunexposésurlabotanique?Pourquoinepasexigerquelesfleursportentdesjuponspournepasexposerleurspartiesreproductricesauregarddetous?

Janeréprimaunrire,maisOliversemblaitintrigué.—MissFairfield,connaissez-vouslescaméléons?s’enquit-il.— Il se trouve que je viens de lire un ouvrage les concernant, répondit Jane d’un ton grave,

désireusederetrouverunecontenance.Ils’agitd’uneespècedefleurs,non?Marshallnesourcillamêmepas,cequinefitqu’amplifierlemalaisedelajeunefemme.N’était-il

pascensésemoquerdesonignorance?—Oualorsc’estunstyledechapeau,insista-t-elle.

Paslamoindreréaction.—Lecaméléon,repritOliver,estuneespècedelézardquichangedecouleurafindesefondre

danssonenvironnement.Quandilestsurlesable,ilprenduneteintebeige.Enforêt,ilestvert.LesyeuxdeMrMarshallluiévoquaientunlaclimpide.Deplusenplusdésorientée,Janerendit

lesarmes.—Quelleétrangecréature…—Ehbien,vousêtestoutlecontraire.Unesorted’anti-caméléon,pourainsidire,ajouta-t-il.—Unanti-quoi?— Un anti-caméléon, répéta-t-il. Vous changez de couleur, certes, mais dans le sable, vous

arboreriezunerobebleuvifafinquelesablesachequevousn’enfaitespaspartie.Dansl’eau,vousporteriezdurougepourclamerhautetfortquevousn’êtespasliquide.Aulieudevousfondredanslepaysage,vousvousendémarquezàtoutprix.

Janenesutcommentréagir.—Dis-moi,Sebastian,quepenses-tudecetteformed’adaptation?Quelgenredecréaturecherche

àsefaireremarquerdanssonenvironnementnaturel?MrMalheur fronça les sourcils et semassa le front comme s’il réfléchissait intensément à la

question.— Les créatures venimeuses, répondit-il enfin. C’est un phénomène très fréquent chez les

papillons, qui se parent de teintes chatoyantes afin que les oiseaux ne puissent les confondre avecd’autresproies.Cescouleurssignifient:«Nemedévorepasoujeterendraimalade!»Cependant,onnepeutappliquer lesprincipesde l’évolutionaucomportementhumainetauxchoixindividuelsd’unepersonne.

Lacomparaisonétaitpourtantpertinente,carl’objectifdeJaneétaitprécisémentderepousserlesprétendantséventuels,mêmesiellen’avaitjamaisconsidérésastratégiesouscetangle.

—Ehbien,chèredemoiselle,vousvenezdel’entendredelabouchedeMrMalheurenpersonne:nousnepouvonstirerdeconclusionsdéfinitives.

—MrCromwell…Oliver l’interrompitd’ungeste. Jane fut ànouveauparcourued’un frissonquinaquit cette fois

danslecreuxdesesreins.—Jem’appelleMarshall,maisvousêtesassezintelligentepourl’avoircompris.Elle se trouvait décidément en mauvaise posture. Certes, s’entendre dire que l’on était assez

intelligentepourmémoriserdeuxsyllabesn’avaitriend’uncompliment,maislajeunefemmen’avaitpassuscitéuncommentaireélogieuxdepuisdesmois.L’ondedechaleurquil’avaitenvahiemenaçaitdel’engloutir…

—Je…Jenesuispascertaine…Elle prit une profonde inspiration et s’efforça de recouvrer le contrôle de ses émotions afin

d’interprétersonpersonnage.—Meserais-jeméprise?J’ensuissincèrementdésolée,MrCrom…enfin,MrMarshwell.—Écoutez,jenevaispasvousmentir.Puis-jevousdonnerunconseil?Ellelevalesyeuxversluietlesplongeadanssonregardbleu.Sonvisage,siordinaireaupremier

abord,lafascinait.Soudain,iln’yeutplusqueluietsescommentairesétrangesquin’étaientmêmepasdescompliments.

—Puis-jevoussuggérerdeneplusmementir?Cen’estplusnécessaire,déclara-t-il.—Je…Ill’interrompitunefoisdeplus.

—Réfléchissezbien,MissFairfield.Etquandvousaurezbienréfléchi…nouspourronspeut-êtreavoirensembleuneconversationinstructive.

—Surlamode?Vousnesemblezpashommeàvousensoucier…—Suruncertainnombredechoses, répondit-il,un sourireaucoindes lèvres.Sansoublier la

mode,lescouleursquevousarborezetcequ’ellesdissimulent…Surcesmots,ileffleuraleborddesonchapeauetentraînasonami.—Bonnejournée,mademoiselle,conclut-ilaimablement,commes’ilnevenaitpasdeluiglacer

lesangparsaclairvoyance.—Seigneur,entendit-elleMrMalheurdéclarertandisqu’ilss’éloignaient.Qu’est-cequec’estque

cettehistoire?Laréponsed’Oliverneluiparvintpasàcausedubruitdesattelages.

Chapitre4

La troisièmeentrevue avecMrMarshall se révéla encoreplus alarmantepour la jeune femme.Lorsd’undînerchezlesJohnson,ellesentitsonregardrivésurelleduranttoutlerepas.Ilétaitassisnon loin d’elle, de telle sorte qu’ils pouvaient converser. Quoi qu’elle dise, quel que soit le tonqu’elleemployait,ilnes’offusquaitderien.

Aucontraire:ilsemblait…amusé.Durant la soirée, Jane se sentit oppressée, comme si l’armure qu’elle s’était forgée était

désormaistropétroite.Quandlesmessieursrejoignirentlesdamesausalon,ellesetrouvadécontenancéeparlaprésence

d’Oliver,untroublequineluiétaitpascoutumier.Elleétaitbeletbienl’anti-caméléonquiressortaitdanstoutesasplendeur.

Nem’épousezpas, jesuisvenimeuse.Effectivement,elleétaitunpoison,unfléau.Cesoir-là,sarobeétaitunvéritableenchevêtrementdesoieriesrougeetnoiredefortmauvaisgoût,ourlédeperlesquis’entrechoquaientàchacundesesmouvements.Elleavaitmisaupointunefaçond’agiterlamainafinquel’éclatdesonbraceletendiamantséblouisselesmessieursqu’ellecherchaitàrepousser.Partroisfois,elleavaittentéd’aveuglerainsiMrMarshall,quin’avaitmêmepasesquissél’ombred’uneréaction.

Quefaire?LorsqueOliver suggéra un intermèdemusical, l’assemblée se retira dans le salon demusique.

Janes’enréjouit:pendantquelesinvitésseraientconcentréssurlesartistes,ellen’auraitpasàjouerlespestes,unrôleépuisant,àlalongue.

Ellerestaàsaplace,espérantquenulneremarqueraitsonabsence.Comme prévu, les autres quittèrent la pièce sans même lui lancer un regard. Quoi de plus

naturel?Ilspréféraientnepaslavoir.Dèsque laportese fut refermée,Janese laissaallersursachaise.Enfinseule !Plusbesoinde

fairesemblant,deréfléchir,d’interpréterchaquesourire…desedemanderpourquoiMrMarshallnecessaitderegarderdanssadirection…

Pourapaisersatension,ellesemassadoucementlestempes.—Dieumerci,dit-elleàvoixhaute.—C’estplutôtmoiquevousdevriezremercier.Ellerouvritvivementlesyeuxetselevad’unbond.Danssahâte,ellesepritlespiedsdanssarobe

etfaillittomberàlarenverse.Depuisl’autreextrémitédelapièce,MrMarshalll’observaitd’unœilamusé.

—MrCromwell…,bredouilla-t-elle.Jevouscroyaissorti.Lesyeuxbleuacierd’Oliverplongèrentdanslessiens.—Inutiledefairesemblant,luidit-ild’unevoixsuave,commes’ilcherchaitàl’hypnotiser.Vous

n’avezaucuneraisondevousinquiéter.Cet homme n’avait décidément rien d’ordinaire. Une première impression pouvait être

trompeuse…Derrièreseslunettessecachaitunhommedangereuxetindomptable.Saseuleprésencesuffisaitàprovoquerenelleuntroubledeplusenplusobsédant.

Ilposasonverresurlatableetladévisagealonguementcommeunevoleusepriselamaindanslesac.

—«M’inquiéter»dequoi?souffla-t-elle.Vousêtesungentlemanetjesuisunedame…Jecroisquejevaismejoindreauxautres,finalement.

—Nevousdonnezpascettepeine,MissFairfield.J’aidessœurs.Jesaisreconnaîtreunefemmequijouelesinnocentes.Sachezquejenesuispasdupe.

—Pourquoijouerais-jelesinnocentes?Jen’airienàmereprocher.Mr Marshall se leva. Il lui parut soudain très grand. Il n’avait plus rien du petit employé

insignifiantqu’elleauraitpuvoirenluiaudépart.—Vousvousfatiguezpourrien,reprit-ilens’approchant.Jeconnaisvossecrets.—Jen’aiaucunsecret,je…—Jevous enprie,MissFairfield ! Soit vous êtes particulièrement stupide, soit d’une extrême

intelligence,aucontraire.Pourmapart,jepencheraispourlasecondesolution.—MrCromwell,cetteconversationdevientinconvenante,rétorqua-t-elled’unairdéterminé.Ilhaussalesépaulesets’approchaencore.—Vousêtescapabled’identifieruncomportementinconvenantquandcelavousarrange…Enlevoyanttendrelamain,elleretintsonsouffle.—Etd’êtred’unsans-gêneconfondant…,reprit-il.Samainétaitsiprocheduvisagedelajeunefemmequ’ilauraitpuluieffleurerlajoue.Maisil

n’enfitrien.Lorsqu’ilclaquadesdoigts,Janesursauta.—Jenesuispasvotreennemi,alorscessezdemeconsidérercommetel.—Jen’aiaucunennemi,bégaya-t-elle,lecœurbattantàtoutrompre.—Balivernes!Vousn’avezquecela,aucontraire,etvouslesaveztrèsbien.—Je…Je…— Je sais exactement ce que l’on ressent dans cette situation. Regardez-moi ! Je suis le fils

illégitimed’unducet j’aigrandidansune ferme. Jen’ai jamaisétéàmaplacenullepart.ÀEton,j’étaisentourédecessombrescrétins.Jenecessaisdemebattreavecmescamaradesquivoulaientmeremettreàmaplace.Bradentonetmoinesommespaslesmeilleursamisdumonde.

Lalueurférocequiétincelaitdanssonregardtémoignaitd’untempéramentdécidéetfier.Cettecolèrerentréenepouvaitêtrefeinte.

—Bradentoncroitpouvoirmedictermaconduite.Insultez-les,luietsessemblables,autantqu’ilvousplaira!Jevousapplaudiraiàdeuxmains.Maiscessezdem’assimileràeux.Jevousavoueraimavéritésivousmerévélezlavôtre.

En plein désarroi, Jane ne sut que lui répondre. Personne n’avait jamais mis en doute sonpersonnaged’écervelée.

—J’ignoredequoivousmeparlez…—Alorstaisez-vous!Asseyez-vousetécoutez-moijusqu’aubout.Ilfallaitqu’elles’enailleimmédiatement…—Asseyez-vous,répéta-t-ilenluiindiquantlachaisequ’ellevenaitdequitter.Ilavaitréussiàrestercourtoisalorsque,delapartd’unautrehomme,elleauraiteul’impression

de recevoir un ordre. Elle s’assit donc, le corps et l’esprit en émoi, cherchant désespérément àretrouverunecontenance.

—Jenevousépouseraipas,déclara-t-elleenfin.—Voilàdonclefinmotdel’histoire!Vouscherchezàéviterlemariage.Vousvousyprenezà

merveille,ilfautl’admettre…

Lajeunefemmeeneutlesoufflecoupé.—Enfait…Maisjevousaipromismavérité,alorslavoici :vousêtesladernièrefemmeque

j’aie envie d’épouser. Je n’ai pas besoin de votre argent. Mon frère et moi nous entendons àmerveille.Enatteignantsamajorité,ilm’aremisunecoquettesomme.Encasdeproblème,c’estàluiquejem’adresserais.Jeveuxfairecarrièredanslapolitique,MissFairfield.JeviseleParlement,etjen’aipasl’intentiond’attendredesannéespourréalisermesambitions.Jedoispourcelamefairedesalliés,avoirdel’influence.Jeveuxquelesgensm’écoutent,merespectent.Unjour,jeseraiPremierministre.

MrMarshalln’avaitpasditqu’ilsouhaitaitledevenir,ilavaitaffirméqu’illeserait.—Jeveuxqueceuxquim’ontdédaigné,quim’onttraitédebâtard,s’inclinentdevantmoietme

lèchentlesbottespouravoirosécroirequ’ilsm’étaientsupérieurs.Jeferaitairequiconqueavoulumeremettreàmaplace!déclaraOliver,avechargne.

Dansl’atmosphèrepesante,ilcrispalespoings.—Ladernièrechosedontj’aienvieestdem’uniràvous.Vousnem’ouvririezaucuneporte,vous

nem’apporteriez aucune relation influente.Si j’encrois la rumeur,vousnepossédezcette fortunequeparcequevousêtesunebâtardecommemoi.Vousavezunpèreofficielquin’estpasl’hommequivousaengendrée…

Ses centmille livres d’héritage resurgissaient… Sentant venir unemigraine, elle semassa lestempes.Uninconnuluiavaitléguésafortunealorsqu’ellen’avaitquetreizeans.Àquinzeans,elleavaitcomprispourquoicethommequ’ellecroyaitêtresonpèreavaitabandonnéfemmeetenfantsenpleine campagne.Elle était la fille illégitime, le fruit infâmed’unemésalliancequeTitusFairfieldréprouvait.Ellen’étaitchezellenullepartetsafortuneladémarquaitdesautres.

—Jesais,ditOliver.Jesaiscequel’onressentànepastrouverlesommeil.Jesaiscequec’estqued’avoirenviedecriersarage,d’êtrerejetéenpermanence…

—Pourquoimeracontez-voustoutcela?demanda-t-elle, touchéeauplusprofondd’elle-mêmeparlajustessedesespropos.

—C’esttrèssimple,MissFairfield.Jepensequechacunaledroitdevivre,derespirer.«De respirer » ? La simple présence de cet homme troublant lui coupait le souffle. Comment

deviner ses intentions, dans la pénombre ? Il rivait sur elle son regard acéré qui avait le don detranspercerlarobedesoiebarioléequiluiservaitd’armure.

—Jenemanquepasd’air,répliqua-t-elleparbravade.—Vraiment?s’étonna-t-ilenarquantlessourcils.Cen’estpasl’impressionquevousmedonnez.

Vousêtescrispée,tendue,vousn’esquissezmêmepasl’ombred’unsourire…Vousn’avezguèrelechoix,Miss Fairfield. Et vous savez aussi bien que moi qu’à la moindre erreur, votre réputationfaçonnéeauprixdetantd’effortsseraréduiteànéant.

Lajeunefemmesesentitsoudainoppressée.—Nemementezpas, repritOliver.Àquoipensez-vous, lanuit,quandvous fermez lesyeux?

Attendez-vouslelendemainavecimpatienceoubienl’appréhendez-vous?Comptez-vouslesjoursenregrettantqu’ilsnepassentpasplusvite?C’estainsi,quandonn’estàsaplacenullepart.Cecalvaireestinsupportablesil’onn’entrevoitpasleboutdutunnel.Pendantcombiendetempsencoredevrez-vousjouerlacomédie?

—Quatrecentsoixante-quinzejours,admit-ellemalgréelle.Sidéréeparcetaveuspontané,elleportalamainàsabouche.Olivernesemblaitenrienseréjouir

deluiavoirfaitavoueraussifacilementlavérité.Ilsecontentadesecouerlatête.—Quatre cent soixante-quinze jours à porter ce fardeau ?Allons,Miss Fairfield ! Vous osez

affirmerquetoutvabien?—Jene…,bredouilla-t-elled’unepetitevoixpeuconvaincante.— Je sais, l’interrompit-il. Sans moi, vous auriez continué. C’est ainsi, quand on compte les

jours:ilfautavancercoûtequecoûte,mêmequandonn’enpeutplus.Jesuispasséparlà,moiaussi.J’ai dû compter les jours qui me séparaient de ma sortie d’Eton, puis de la fin de mes études àCambridge.Aujourd’huiencore,jerefrènemacolère.

Ilôtaseslunettespourenessuyerlesverres.—Jenelesaisquetropbien,reprit-ilenlevantlesyeux.Sansseslunettes,iln’avaitnullementleregardtrouble,commeellel’auraitpensé.Sesprunelles

d’unbleulimpidelafigèrent.— Vous êtes une femme intelligente. J’en conclus que le sort que vous refusez de subir est

terrible.Jane voulut parler, dire quelque chose, n’importe quoi, mais elle ne parvint qu’à émettre une

plainteétouffée.Elleignoraitqu’unetellesouffranceétaitenfouieauplusprofonddesoncœur.Voilàdoncl’originedufrissonquil’avaitparcourue…Cen’étaientpassesyeux,nisaprestance,

niseslargesépaules…Cethommesavaitsimplementcequel’onressentaitàêtrerejeté.Ilsavait,sansqu’elleaitbesoindeleluidire.

— Telle est donc votre vérité ? parvint-elle à lui demander. Cette vérité que vous m’aviezpromise?

—Jevousenailivréquatre-vingt-quinzepourcent,répondit-ilenremettantseslunettes.Àcesmots,illasaluad’ungesteets’éloigna,sansluilaisserletempsderétorquerquoiquece

soit.C’étaientlescinqpourcentrestantsquirongeaientOliver,surlaterrasse,danslefroid,tandisque

luiparvenaientlesnotesd’unesonateinterprétéeaupianoparlesinimitablessœursJohnson.Personne n’avait réagi en le voyant quitter le salon de musique. Nul ne se souciait de lui, et

réciproquement.Iln’avaitaucuneenvied’accepterlapropositiondeBradenton.Ildevaitexisterunautremoyende

leconvaincre…Peut-êtreavait-ilparlédelasorteàMissFairfieldpourseprouverqu’iln’accéderaitpasàlarequêtedumarquis.

Oriln’avaitpasfranchementdit«non»àBradenton.SiOliver avait salué la jeune femme dans la rue, c’était en partie à cause de la suggestion du

marquis.Parcequecelarépondaitàundésirobscurenlui.Ilrevit lesyeuxécarquillésdeJane,seslèvresentrouvertes,commepourmurmurerun«oui»,sesmainscrispées.Ilavaitsuvoirclairenelle.

Bradenton avait raison. Non seulement il était capable de l’anéantir, mais il savait exactementcomments’yprendre.Faceàcetteperspectivequiluidonnaitdessueursfroides,ilavaitéprouvélebesoindes’éclipser.Briserunepersonnesolitaireétaitfacile:ilsuffisaitdegagnersaconfiance,deluiapportersonsoutien,puisdel’enpriversanscriergare.

Lafraîcheurdecettesoiréedejanvierluiremitdel’ordredanslesidées.Aucœurdecettevilleglaciale, la terrasse couverte était oppressante pour un homme de la campagne. À Cambridge, ils’étaittoujourssenticommeunlionencage.

Enentendantlaportes’ouvrirderrièrelui,ilneseretournapas.MissFairfieldlerejoignit.Sesperlestintaientàchacundesesmouvements,etsarobedebrocart–arboréetelunbouclier–

scintillaitdanslapénombre.Sansunmot,ellevints’appuyeràlabalustrade,lesoufflecourt,comme

silasimplepenséed’accordersaconfianceàautruisuffisaitàaffolersoncœur.Elleauraitmieuxfaitdes’éloigner,songeaOliverensegardantd’exprimercettemiseengardeà

voixhaute.—Ehbien,jeunefilleimpossiblequevousêtes?Queva-t-ilsepasser,maintenant?—Jecomptelesjours,murmura-t-elle.Ilmituncertaintempsàserappelerleurprécédenteconversation.—Jecomptelesjours,répéta-t-elleensetordantlesmains.Oliverneditrien,malgrésonenviedelaréconforter.—Jen’osepasdireunmot.Car je risquedeparler,parler,parlersans jamaism’arrêter. Ilya

tropàdire.Intrigué,illadévisagea.—Vousaurais-jedonnél’impressiond’êtreunhommen’ayantaucuneraisondeseplaindre?—Non,assura-t-elleensecouantlatête,désemparée.J’ignorecequevousvoulez.Jesaisceque

recherchenttouslesautres,maisvous…jen’enaiaucuneidée…OliverpensaàBradentonetausoutienqu’ilpouvaitluiapporterdanslesdébatssurleReformAct,

argumentqu’ilbrandissaittelunappât,persuadédepouvoiracheterOliver.Orcelui-cirefusaitd’êtremanipuléparquiquecesoit.

—JesuisalléaupensionnatavecBradenton,raconta-t-ilenfin.C’étaitdéjàungoujat,àl’époque,jusqu’à…(Ilsetut.)Àprésent,ilestplusdouéquemoipourlecacher,voilàtout.

Lajeunefemmesecontentadeleregarder,intriguée.—Jeveuxqu’ilpaie.Qu’ilpaiepouravoireucetteidéeabjecte…IlsetournaversJane,quil’observaitavecattention.—C’est aussi simplequecela, reprit-il.Vous ledérangez.C’estunebonnechose…Mais jene

veuxpasquevousvoussentiezseule.Cettefois,Janeretintsonsouffle.Oliversavaitqu’ilsemontraitcruel.Laperspectived’uneamitiéétaitattirantepourunefemme

quienétaitréduiteàrepousserleshommes.Iln’avaitpasidéedecequ’ellefuyaitdelasorte,maisilpressentaitquec’étaitunsortpeuenviable.

D’autantplusque lui-mêmenesavaitpasvraimentcequ’ilcherchait…Peut-êtreétait-il sincèredanssespropos?Néanmoins,s’ilavaitvouluaccepterl’offreindignedeBradenton,ilnes’yseraitpasprisautrement:ilauraitcommencépargagnerlaconfiancedelajeunefemme…

S’il rejetait totalement l’idéed’obéiraumarquis,pourquoinepas retourner lasituationafindemanipulercedernier,luifairecroirequ’ill’avaitàsabotte?Lamanœuvreétaittentante.Enprenantle dessus, Oliver pourrait lui rendre la monnaie de sa pièce. Ce n’était pas l’envie qui lui enmanquait…

—Pourriez-vousmerépétercequevousvenezdedire?demandaJaned’unevoixtremblante.Ce n’était pas un mensonge. Enfin, pas vraiment. Oliver ne ferait pas ce que Bradenton lui

demandait.Iln’étaitdoncpasnécessairequ’ilenparleàJane.Et si tu décides d’obéir, mieux vaut garder le silence, pour avoir une échappatoire en cas de

problème.Oliverfittairesaconscience.—Vousn’êtespasseule,déclara-t-il.C’étaitlavéritéàquatre-vingt-quinzepourcent.Quelquesminutesaprèsminuit,Oliverpritcongédeseshôtes.Nonsanssurprise,ilvitlemarquis

lui emboîter lepas.Sur le trottoir, au lieude l’ignorer,Bradentonappela soncocheret fit signeàOliverdes’approcher.Celui-ciobéitdemauvaisegrâce.

—Vousdevriez rencontrer leshommesconcernéspar l’extensionde labaseélectorale…Vousverriezque…

—Nesoyezdoncpasridicule!s’esclaffaBradenton.Jelescroisechaquejour.Ilsfaçonnentmeschaussures,prennentmesmesurespourmetaillerdescostumes.Jenepeuxfaireunpasdanslaruesansvoirunartisan.Cen’estpasenm’enmontrantd’autresquevousferezavancervotredossier.

Danslapénombre,lesfenêtresn’étaientquedestachessombresderrièrelesquellesildevinaitlalueur des lampes à pétrole. Le bruit des sabots de l’attelage de Bradenton leur parvint depuis lesécuriessituéesderrièrel’hôtelparticulier.

—Jeparlaisdelesrencontrer,insistaOliver,etnond’avoirrecoursàleursservices.Leurparler,découvrir les hommes qu’ils sont vraiment.Ma belle-sœur etmoi organisons une série de dînerspourmonretouràLondres…

—Vousvoudriezque je les traiteenégaux? Jen’oubliepasmesbonnesœuvres,Marshall. (Ilsourit.)Nesuis-jepasentraindediscuteravecvous?

Sic’estlàunexempledevotrecharité,vousdevezêtretrèsappréciédevotrepersonnel…Oliversegardad’exprimercettepenséeàvoixhaute.Ilrefoulasarancœurensepromettantde

prendreunjoursarevanche.—Vousavez toujoursétéamusant,déclara-t-il.Maisneprenezpas toutceque jevousdisà la

légère.Bradentons’esclaffaunefoisdeplus.—Allons,Marshall!Jen’aipasenviedeparlerdevotreprécieuseréforme.Lavoituretournaaucoindelarueetapparut,fantomatique,danslebrouillard.—Jevoisquevousréfléchissezàmaproposition,repritlemarquis.Vousn’imaginezpasàquel

pointilestgratifiantpourmoidedécouvrirquejevousavaisbienjugé,finalement.Ulcéré,Olivercrispalespoings.—Quellesétaientvos intentionsenverselle,cesoir?Sivouscomptez lablesseren la rendant

amoureuse avant de l’abandonner, vous parviendrez à vos fins. Mais à mon avis, c’est par tropsordide…

—On ne peut blesser quelqu’un que l’on ne connaît pas, répliquaOliver. Parfois, lemeilleurmoyend’anéantirunepersonneestdeluifairecroirequel’onestdesoncôté,puisdelapriverdesonsoutien.

Cesproposéquivoquesn’étaientpassansrisque,maisBradentonsemitàrire.—Voilàpourquoij’aibesoindevosservices.Jenevaispasvousflatter,Marshall,maisj’admets

quej’aiunintérêtpersonnelàvoirMissFairfieldtropmalheureusepourévoluerpluslongtempsausein de notre société. (Il esquissa un rictus haineux.)Vous êtes intelligent et ambitieux.Mais vousn’obtiendrezriendemoitantquejeneseraipascertaindevotreloyauté.

—Uneseulepreuvesuffirait-elleàvousdonnercettecertitude?—Non,carjesaisquevousirezdansmonsensmalgrévous.Dansunpremiertemps,vousvous

direzquec’estun incidentdeparcours.Dansundeuxième temps,vousdouterezdevous-même.Etenfin…

Ilsetutsoudaincommesiundétailluirevenait.—Etenfin,vousvouspersuaderezquevousavezeuraisond’agirdelasorte.—Doncilyaurapourmoid’autrestâchesàaccomplir…Iln’yarriveraitjamais!Lasimpleperspectivedecettemissionlerendaitmalade,carelleravivait

tropdemauvaissouvenirsenfouisauplusprofonddesonâme.Lavoituredumarquiss’arrêtaetlecochersautaàterrepourluiouvrirlaportière.—Jenevousdemanderairiend’autre,conclut-ild’untonenjoué.D’aprèsmescalculs,vousen

êtesdéjààdouterdevous-même…

Chapitre5

EmilyFairfieldavaitdécouvertquetroiscompétencesspécifiquesétaientnécessairesàsasurvie:lemensonge,ladissimulation,etsurtoutl’escalade,untalentqu’ellemettaitàprofitencetinstant.

Après une promenade de dixminutes dans le jardin, enmilieu de journée, elle s’était trouvéeconfinéedanssachambrepourfairelasiestecommeuneenfantdequatreans.

Elle avait attendu que le silence s’installe dans la maison, que les domestiques soient toutesoccupéesousorties,poursortirparlafenêtre.Ilfallaitqu’elles’enaille,n’importeoù…

Dans la poche de sa cape, elle avait un roman et un mouchoir, mais elle était armée d’unedéterminationsansfaille:ellepasseraitletempsdesasiesteàl’extérieur.

La maison de Titus Fairfield se trouvait dans les faubourgs de Cambridge. C’était une tristebâtisseenpierresgrises,entouréed’unehaiefamélique.Emilyrelevalebasdesarobepouréviterlesronces, puis elle se fraya un chemin aumilieu de la végétation. La liberté se trouvait au bout duchemindegravier,àtraverschamps,verslescollines.

Sononcle aurait fortement réprouvécette escapade. Il était inconvenantpourune jeune filledesortirsanschaperon,demarcheràlonguesenjambées,aulieudesedéplaceràpetitspas,sansparlerdedisparaîtrependantdesheures…

Peut-êtreavait-il raison,ne serait-cequ’enpartie…Mais laperspectivede resterallongéedanssonlitalorsqu’ilfaisaitgrandjour,àregarderfixementleplafond,às’imaginerqu’elleassommaitson tuteur à coups de traité de droit, lui semblait encore plus déraisonnable. Parfois, elle étaittellementfrustréequ’elleentremblaitderageaupointd’avoir lafièvre.Danscesmoments-là,elleauraitvolontiersétranglésontuteur.Ellen’étaitpasfièredecesidéesdemeurtre.

Elles’aventurasurlaroute,saluantquelquespaysans.Elledevaitavoirl’aird’unejeunefilledebonne famille ayant échappé à son chaperon, mais peu importait. Elle chemina donc fièrement,effleurantduboutdesdoigtslesclôturesetlesmursdepierre,savourantlacaressefraîchedelabrisesursonvisage,ceparfumdeliberté…

«Ets’illuiarrivaitquelquechose?»Lavoixlugubredesononclerésonnadanssonesprit.Celafaisaitdesannéesqu’ils’inquiétaitpourellealorsqu’enréalité,ilneluiétaitjamaisrienarrivé.

Ce jour-là, elle avait leprojetdegagnerGrantchester,unebourgadedesalentours.Certes, elleétait loin des exploits deMrsLarriger…Elle pourrait se promener en toute insouciance et nul nesaurait qu’elle avait échappé aux griffes de Titus Fairfield, et non des pirates, des flibustiers, ouencoredutsardeRussie.

—Jemesuisévadéepouréchapperàunesieste!lança-t-elleàlacantonade.Emilypassadevantuneferme,puisuneautre,puisellevitunmoulin.Dansuneécole,desélèves

travaillaient assidûment. Elle adressa un signe de tête à un forgeron qui examinait les sabots d’uncheval.

Enatteignantlaplaceprincipale,elleeutenvied’acheterunepommechezl’épicier,neserait-cequepourseprouverqu’elleenétaitcapable.Maisàquoibongaspillerquelquessous?

Ellenedemandaitpasgrand-chose:ellevoulaitsimplementvivrecommelesautres.Était-cetropdemander?

«Ets’illuiarrivaitquelquechose?»

Soudain, cette pensée sematérialisa sous la forme d’un goût amer dans la bouche. Au fil desannées,elleavaitapprisàidentifiercettesensationquil’envahissait,unesensationfamilière,àlafoistroublante et très désagréable. La crise était proche… Il allait lui arriver « quelque chose ».Cettechosequesononcleredoutaittant,laraisonpourlaquelleellen’avaitpasledroitdesortir.

Elle n’avait pas le temps de quitter le village pour regagner les champs. Et si elle s’écroulaitdevantcetteécole,secouéedespasmes,quelqu’unlaverrait,c’étaitcertain.Ouunpassantappelleraità l’aide, insisterait pour la raccompagner chez elle. Son oncle découvrirait la vérité, et… elle nesortiraitplusjamaisdelamaison.Emilyn’avaitletempsnideréfléchirnideprendreunedécision.Elletraversalaplaceetentradanslataverne.

Faiscommesiderienn’était.Tandisquemontaitenellelemalaisefamilierquil’empêchaitdehumerleparfumdupainfraiset

delasoupe,elleaffichaunlargesourireets’installaàlatablelaplusproche.Parchance,quelquesminutess’écoulèrententoutetranquillité.Pourvuque…

—Mademoiselle,fitunevoixagréable.S’ilvousplaît,nevousasseyezpasici.Emilylevalesyeux.Unhommeétaitassisenfaced’elle,adosséaumur.Iltenaitunlivreouvert

devantlui,àcôtéd’uneassiettevideetd’unmorceaudepain.Lesjambesdelajeunefillecommençaientdéjààs’agiter.—Jeregrette,marmonna-t-elle,maisjesuisincapabledetenirdeboutpourl’instant.L’élocution de l’inconnu était très étudiée, sa tenue impeccable, avec son foulard noué à la

perfection et retenu par une épingle en or. Son chapeau était des plus élégants et ses manchettesimmaculéesdépassaientdesmanchesdesonmanteau,contrastantavecsapeauhâlée.

Emilyleregardadanslesyeux.Ilsétaientpresquenoirs,ourlésdecilsfournis.—Mademoiselle…,souffla-t-il,leslèvrespincées,avantdeposerlesmainssurlatable.Il était indien.Lesétudiants indiensétaient asseznombreuxàCambridge,maisellene lesavait

toujours vus que de loin. Jamais son oncle ne l’aurait autorisée à s’en approcher. Il aurait pu luiarriver«quelquechose»…

—Jeregrette,répéta-t-elle.Jenevousfaispaslagrimace,maisjesuissurlepointd’avoirunecrise.Iln’yenaquepourquelquesminutes…

L’hommefronçalessourcils,maisellen’eutpasletempsdes’expliquer.LedocteurRussell,venudeLondres,avaitdéclaréqu’ellenesouffraitpasd’épilepsie,carellene

perdaitjamaisconnaissance.Lessymptômesétaientdésormaisfamiliers.Engénéral,sajambedroiteétaitsecouéedespasmes

et son cœur se mettait à battre à un rythme endiablé, après quoi elle était saisie de tremblementsirrépressibles.

Sonvoisindetablel’observa,consterné,pendantunlongmoment.—Puis-jefairequelquechosepourvous?—Neditesàpersonnecequiestentraindesepasser,répondit-elleenserrantlesdents.Il émit un son qu’elle prit pour un acquiescement. Parfois, Emily regrettait de ne pas perdre

connaissance.Elleimaginaitsanspeinecequelesautrespensaientd’elle.Elleauraitaimédisparaître,puisrevenirsansconserverlemoindresouvenirgênant.Elleconstituaitunvéritablecasmédical.Iln’existaitpasdetraitementconnu,nid’origineétabliepoursamaladie.

Pournepassongeràcequiétaitentraindeseproduire,elleseconcentrasurleboisdelatable.Quelqu’unyavaitgravédes initiales.Elleseconcentrasurcesdeuxlettres,unAetunM,etse lesrépétaencoreetencorejusqu’àcequesesspasmessecalment.

Lacriseavaitdurévingtsecondes,bienpeudetemps,enréalité.Ellepoussaunsoupir.

—Mademoiselle, lança soudain une voix, derrière elle. Vous sentez-vous bien ? Cemonsieurserait-ilentraindevousimportuner?

Ellesetournaversunefemmeplantureusearméed’untorchon.—S’ilvousennuie,jevaisledireàmonmari…—Non, assura la jeune fille d’une voix stridente. Pas le moins du monde ! J’ai eu un léger

malaise…Ils’estmontrépleindesollicitude.—Cherche-t-ilàs’imposeràvous?—Bienaucontraire,réponditEmily.Jecrainsdem’êtreimposéeàsatablesansluiendemander

l’autorisation.L’inconnun’avaitpasprononcéunmot,commes’ilavaitl’habitudedenepasêtreconsulté.Ilse

contentadegardersesyeuxdebraiserivéssurEmily.—Bon…,maugréal’aubergiste.Ils’esttenutranquillejusqu’àprésent,maisonnesaitjamais.—Pourrais-jeavoirduthé,jevousprie?demandalajeunefille.J’ailagorgeunpeusèche.—Biensûr,monpetit.Vousêtessûrequ’ilnevousdérangepas?Emilyacquiesçad’unhochementdetête.Rassurée,lafemmes’éloigna.L’inconnugardalesilence

unlongmoment.—Mercidenepasm’avoirfaitchasserdecetétablissement.C’estleseulendroitsituéàmoinsde

six kilomètres deCambridge qui serve du potage. J’en ai assez de neme nourrir que de pain, defromage,etdelégumesbouillis.

—Vousêtesdoncétudiant?L’ouvrageouvertdevantluienattestait.Commentsefaisait-ilqu’ilnemangepasàsafaim?Les

filsdebonnefamilledevaient-ilssecontenterdelégumesbouillis?Ellen’osal’interrogerdepeurdes’imposer.

—D’iciquelquesminutes, jepourraidenouveaume lever,expliqua-t-elle. Jedisparaîtraiaussivitequejesuisvenue…

—Preneztoutvotretemps,répliqua-t-ilpoliment.Ilbaissalesyeuxverssonlivre,puislaregardadenouveau.Elledéceladanssesyeuxnoirsune

prudenceteintéed’unautresentiment.—Je suis sincère, reprit-elle. Je suisdésoléedem’être imposéeàvous.Vousêtes arrivéavant

moi,et…Ilesquissaalorsunsourirequieffaçatoutetracededéfianceàsonégard.—J’airarementlachancedem’asseoiràlamêmetablequ’unejoliejeunefille,déclara-t-il.Vous

nemedérangezpaslemoinsdumonde.Le cœur d’Emily se mit à battre à tout rompre. Les séquelles de sa crise, sans doute. C’était

évident.Cenepouvaitêtreparcequecejeunehommelaregardait…Pourtant,danssesyeux,ellesesentaitjolie.

En réalité, elle l’était. Emily l’avait toujours su.Les domestiques le lui avaient dit, Titus aussi.Maisàquoibon,danssasituation?«Queldommagequecemalaffligeuneaussijoliejeunefille!selamentaientlesmédecins.Quedebeautéperdue…»

Cen’étaitpaslecasenprésencedecemonsieursicourtoisquil’admirait.—Jem’appelleEmilyFairfield.Illadévisageaencoreunmoment.—Ravidevousrencontrer,MissFairfield,assura-t-il.AnjanBhattacharya.Prononcédanssalangue,sonnomprenaitdessonoritésexotiques.—Attendez!fitEmilyensemordantlalèvre.

Ilparuttroublé.—Jesuisdésolée…Bhatta…charya…?Ellesesentitrougir.—Eneffet.Vousavezunebonneoreille…—Bhatta…charya.Bhattacharya, répéta-t-elleensouriant.Non,enfait,c’estassezfacile.Jene

suispashabituéeàcessonorités.Vousvenezde…— Des Indes, bien sûr. De Calcutta, plus précisément. Mon père est fonctionnaire auprès du

gouverneurduBengale.Etmononcle…peuimporte.Jesuislequatrièmefils.Onm’aenvoyéiciafinquejebénéficied’uneformationdequalité.

Ilbaissalesyeuxverssonlivre.—Etvousétudiez ledroit…Mononcleestprofesseurdedroit, expliquaEmily.Quand jen’ai

riend’autreàlire,jemerabatssurseslivres.J’aid’ailleurslucelui-ci.Illuisourit.—Danscecas,jevousconsulteraiencasdebesoin.—Vouspouvez toujoursessayer, répliqua-t-elle. Jecomprendsunpeuses théories,mêmesi je

n’aipassuivid’études.Néanmoins,jeseraisravied’endiscuter…Cetaveuluiparutsoudainsipathétiquequ’elleravalalerestedesaphrase.—Maisjesuissûre,reprit-elle,quevousavezbiend’autrespersonnesavecquibavarder.Àquel

stadeenêtes-vousdevosétudes?—Jesuisendernièreannée,répondit-il.Jeréviseencemomentmesexamens.D’iciàPâques,je

neseraipasdetrèsbonnecompagnie,jelecrains.J’ail’intentionderéussir.Emilycompritqu’elledevaitsetaire.Ellegardadonclesilence.Enbuvantsonthé,elles’efforça

de ne pas regarder le jeune hommequi lisait en prenant des notes dans un petit calepin. Pourquoiressentait-elleunétrangepicotementsurlapeau?

—Ehbien,MrBhattacharya,j’aiétéenchantéedefairevotreconnaissance.Jepensequejevaisvouslaisseràvotrelecture.

Il leva la tête et cligna des yeux, comme si elle l’avait surpris, puis il lui adressa un sourirechaleureux.Celuiqu’ellerecherchaitenquittantlamaison.Soncœursemitàtambourinercontresapoitrine.Étrangement,ellesesentaitsurlepointdevivreuneaventure.

—MissFairfield…—Appelez-moiEmily.J’aiunesœuraînée.—Jecroisqu’ilneseraitpasconvenablequejevousproposedevousraccompagnerpourveiller

àcequ’ilnevousarriverien.—Ah…L’idéeluiplaisaittantqu’elleeutdumalàmasquersonenthousiasme.«Ets’illuiarrivaitquelquechose?»— Je ne pense pas que je puisse parcourir plus de quelques pas en votre compagnie, dit-il

simplement. En ville, peut-être.Mais ici… (Il secoua la tête.) Je n’ai aucune envie de prendre descoupsaujourd’hui,doncjevaisdevoirmeconduireengoujatetvousdireaurevoir.

—Jecomptefaireunepromenadejeudiprochainvers13heures,déclaraEmily.Etjen’apprécieguèrelafoule.

Ilaffichaittoujourscesourireradieuxquilafascinait.—Ahoui?—IlyauncheminlelongduBinBrook,aucroisementdelaroutedeWimpole.—Jeleconnais,dit-ildoucement.Maisjesuiscertainquevosparentsneverraientpasd’unbon

œil…—Mesparentssontmorts.Jevischezmononcle.Ellesetut.Sielleluidisaitlavérité,ilnevoudraitplusjamaislarevoir.—Jesorssanschaperon.Mononclen’estpastrèsconventionnel,MrBhattacharya.Ilmelaisse

fairecequejeveux.Tantquenousrestonsdansunlieupublic,iln’auraaucuneobjection.Cen’étaitpasfaux,maissesproposétaienttrompeurs.—Mais…—Jesouffreparfoisdecrises,expliqua-t-elle.Mononcle saitque je suisavided’échanges,de

conversationsintéressantes.Làencore,elledisaitlavérité.Elleluisouriteteutlasatisfactiondepercevoirsonadmiration.Elledécidadementir.Aupointoù

elleenétait…— Il ne me refusera pas une promenade, assura-t-elle. Et il est parfaitement acceptable qu’un

hommeetunefemmemarchentensemble,dumomentqu’ilssontenpublic.—Vouscroyez?Emilyhochalatêteetretintsonsouffle.—Ehbien,dit-ilprudemment,jesupposequevousavezraison.Àjeudi.Elleseleva,lesjambesencoreendoloriesmaisivred’enthousiasme.Lesprochainsjoursallaient

passerbienlentement…—Àjeudi,lança-t-elle.«Ets’illuiarrivaitquelquechose?»Ellepensaàsachambrevide,àsessiestesobligatoires,auxsoiréespasséesencompagniedeson

oncleomniprésent.Ellepensaàlasensationdelibertéqu’elleavaitressentielorsqu’elles’étaitglisséehorsdesachambre.Elleauraitvoulucrierdejoie,maissononclel’auraitcruefolle.

Enfin,ilsepassaitquelquechose!Janen’avaitpasparléavecMrMarshalldepuistroisjours.Siseulementelleavaitpuluiavouer

toutelavérité!Laveille,elleavaitàpeinefermél’œildelanuittantellepensaitàcequ’elleluidiraitlorsdeleurprochaineentrevue.Commeilseraitagréabled’avoirquelqu’unquilacomprenne!

Elleavaitdresséune listedechosesà luidire,un inventaire rationneletprécis. Ilne fallaitpasqu’elle luidéverseun flotdeparoles telun torrent incontrôlé.Ellenevoulaitpaspasserpourunefolle.

Jane y crut jusqu’à leur rencontre suivante. Elle venait de descendre de voiture et attendaitMrsBlickstall,quisetenaitjustederrièreelle,quandelleaperçutOliver.

D’unpasvifetdéterminé, ilmarchaitsur le trottoirendirectiondumarché,quelquesruesplusloin.IlpassaprèsdeJanesanslavoiret,déjà,commençaitàs’éloigner.Elleesquissaungestedelamain,maisseravisa.

Oliver était le fils d’unduc et, de sonpropre aveu, il visait le postedePremierministre.Sansdoute avait-il des préoccupations bien plus importantes que les questions qui taraudaient la jeunefemme : la tutelle de sa sœur cadette, son traitement médical.MrMarshall préférait certainementconsacrersontempsprécieuxàlalecturedepropositionsdeloi.

Il s’était montré aimable et assez intelligent pour comprendre de nombreux aspects de sonpersonnage.Delààs’attacheràelle…Ellenedevaitpassebercerd’illusions.

DétournantlatêtedelasilhouettedeMrMarshall,Janeseredressafièrementetsedirigeaverslalibrairie.Laboutiqueétaitpoussiéreuseetdéserte.MrsBlickstallpritunsiègeetcroisasagementles

mainssursesgenoux,tandisqueJaneparcouraitlesrayonnages,aufonddumagasin.Elleentenditletintement du carillon, puis le murmure d’un client s’adressant au commerçant. Sans leur prêterattention,ellepritunlivreetpoursuivitsonexploration.Soudain,elleentenditdespasderrièreelle.

Elle ne put s’empêcher de songer à cet homme qu’elle essayait désespérément d’oublier. Et sic’était lui… Quelle idée ridicule. Ce ne pouvait être lui. Il avait manifestement un rendez-vousimportant.Pourquoiperdrait-ilsontempsavecunejeunefemmequifaisaitdesemplettes…

—Tiens,tiens…Quivoyons-nouslà?Janesursauta.C’était bien sa voix. Comment la décrire ? Chaleureuse, mélodieuse… L’autre soir, elle était

empreinted’unecolèrerentréeet,encetinstant,résolumentamusée.Lajeunefemmefitvolte-faceetfutparcourued’unfrisson.Elleretintsonsoufflemaisrienn’y

fit:elleneputs’empêcherdeluisourireavecbeaucouptropd’enthousiasme.Pluselleleconnaissait,pluselleappréciaitsonvisage.Sestachesderousseurétaientpresqueune

invitationauxcaresses.Lagorgeserrée,Janeseretintdetendrelamainverslui.Sentantsonattentionconcentréesurelle,elleeutsoudainlecœurléger.Iltenaitunlivreàlamain.LeGuidepratiqued…Lajeunefemmeneputdéchiffrerlafindutitredissimuléparsamain.—MrMarshall!lança-t-elleavecunrirequisevoulaitdésinvolte.Nedéversepastoutd’unseulcoup,Jane.Quoiquetufasses,neparlepastrop…—Quelplaisirdevousvoir!Commentallez-vous?reprit-elleposément.Elle se félicitadecette retenuepeucoutumière…qui futdecourtedurée.Lesmots semirentà

sortird’eux-mêmes.—Jevousaivudanslarue,voussembliezoccupéetjenevoulaispasdéranger.Vousaviezun

rendez-vousimportant,sansdoute.C’estcertainementencorelecas.Jedevraisvouslaisser…Tais-toi,Jane!Elleseforçaàrefermerlabouche.Faceàceflotdeparoles,MrMarshallnesourcillapas.Illuipritdesmainslelivrequ’elleavait

choisi.—Vouspermettez?MrsLarrigeretlescriminelsdeNouvelle-GallesduSud?Il ne masqua pas son étonnement. Sans doute lisait-il des ouvrages sérieux tels que LeGuide

pratiquedusavoir-vivre.Ilallaitlatrouverfrivole…—Iln’estpaspourmoi,maispourmajeunesœur,Emily,bredouilla-t-elle.Ilsemblaplutôtamusé.—J’ailedroitdememoquerdesesgoûtslittéraires,maisnevousavisezpasd’enfaireautant,le

prévint-elle.—J’aimoi-mêmetroissœurs.Quatre,encomptantmabelle-sœur.Jamaisjen’oseraisendirele

moindremal.Alors,quevautceroman?CettequestionintriguaJane.—Jenel’aipaslu,avoua-t-elle.Enrevanche,j’aiparcourulespremierstitresdelasérie.Ilssont

médiocres,quoiqueétrangementfascinants.— « Étrangement fascinants » ? C’est intéressant… « Médiocres », cela me plaît aussi. Me

conseilleriez-vousdel’acheter?Ellemanqua de s’étouffer en imaginant des aventures deMrsLarriger dans la bibliothèque de

MrMarshall,àcôtéd’unguidedescarrièrespolitiques,parexemple.Pourtant,ilfeuilletaitl’ouvragecommes’ilenvisageaitd’enfairel’acquisition.

—MrsLarrigerestvieille,autoritaire,agaçante,etjecroisqu’elleaquelquepeuperdularaison.Vousn’aimeriez…

—ToutleportraitdematanteFreddy,l’interrompit-ilavecunsourire.Elleestvieille,autoritaire,agaçante,ellenesortjamaisdechezelle.Maisn’allezsurtoutpasaffirmerquematanten’aplussatête.Jel’aimetroppourtolérerlamoindrecritiqueàsonencontre.

— Si vous y tenez, autant commencer par le premier roman de la série, déclara-t-elle ens’éloignantversl’extrémitédel’allée.Tenez.

ElleluitenditunexemplairedeMrsLarrigers’envaetguettasaréaction.— Jolie page de garde, commença-t-il. Pensez-vous que l’auteur se nomme vraiment

MrsLarriger?—Non,réponditlajeunefemme.Jenecroispas.Lepremierromandated’ilyadeuxansetdemi,

et depuis, vingt-deux autres titres ont été publiés, presque un parmois.Àmon avis, il s’agit d’ungrouped’auteurs.Une seulepersonnene saurait écrire aussivite, àmoinsdene rienavoir à faired’autre.

—Eneffet,celasembleimprobable,admitOliveravantdesemettreàlire.«Durantlescinquantepremièresannéesdesavie,LauraLarrigervécutàPortsmouth,dansunemaisonavecvuesurleport,sansjamaissedemanderquelleétaitladestinationdesnavires.Ellenesesouciaitdeleurretourquelorsque l’un d’eux lui ramenait sonmari, parti en voyage d’affaires. Pourquoi aurait-elle dû s’ensoucier?Son foyerétaitconfortable, sonépouxgagnaitbiensavie,et,à sagrandesatisfaction, iln’étaitpresquejamaislà.»

Oliverlevalesyeux.—Celacommenceplutôtbien,non?—Continuez.—«Unbeaujour,enl’unedesraresoccasionsoùsonmarisetrouvaitàlamaison,uneenclume

luitombasurlatête,letuantsurlecoup…»(MrMarshallparutintrigué.)Attendez,jenecomprendspas…Commentuneenclumea-t-elleputombersurla têtedesonmariàl’intérieurdelamaison?D’oùdiableprovenaitcetteenclume?Avait-ilpourhabituded’ensuspendreauplafond?

—Vousdevrezlirelasuite,luiréponditJane.Jenevoudraispasdéflorerl’intrigue.—Trèsbien,concéda-t-il.«Ce jour-là,MrsLarrigerétait assisedans sonsalon.L’atmosphère

était curieusement étouffante.Elle avait l’impression que lesmurs se refermaient sur elle. Pendantprèsdesoixanteans,ellenes’étaitpasintéresséeàcequisepassaitendehorsdechezelle.Etvoilàquelemondel’appelaitàtoutquitter,àpartirtrèsloinavantl’enquête.»(Oliversemitàrire.)Ah,jecommenceàcomprendrelerôledel’enclumeetdeMrsLarriger!«Ellefitdoncsavalise.Puis,auprixd’ungroseffort,ellefranchitleseuildesamaisonpoursortirsouslesoleildecemoisdemai.Elles’enharditetsedirigeaversleportpouracheteruneplaceàbordduprochainnavireenpartance,quilevaitl’ancrecinqminutesplustard.»

Oliverrefermalelivre.—Trèsbien,jel’achète.—IliraàmerveilleavecLeGuidepratiquedesécritsdePlaton.—Commentcela?demanda-t-ilenfronçantlessourcils.—N’est-cepaslelivrequevousavezchoisi?répondit-elleavecungeste.—Ah…Illuimontralacouverture:LeGuidepratiquedesplaisanteriesetexcentricités.— Je suis un grand nostalgique. Il est loin, le temps où je pouvais laisser libre cours à ma

fantaisie,soupira-t-il.Unsoir,quandnousétionsétudiantsàTrinityCollege…nousavonscroiséun

homme qui se pavanait à bord de son phaéton flambant neuf.Mon frère, Sebastian et moi avonsdémontélavoiture,avantdelareconstruireentièrementdanssesappartements.Certes,nousn’avonspaspufixerlesroues,maistoutlereste…Bref,enrentrantchezlui,ilétaittellementivre,qu’iln’arienremarqué.Vousl’auriezentendu,lelendemainmatin!

CethommequiprétendaitdevenirPremierministren’étaitpastelqu’ellesel’étaitimaginé.Unelueurmutinepétillaitdanssonregard.Àquelmomentfaisait-ilsemblant?Danssaviepolitiqueoudanssavieprivée?

—Etmoiquivoyaisenvousunhommerespectable…Ilpoussaunsoupir,puissonregardsevoila.—Hélas,jelesuis,confirma-t-ilcommeàregret.J’ailargementpassél’âgedesplaisanteriesde

potache.Enfin,onpeuttoujoursrêver…Ensaprésence,Janeavaiteffectivementl’impressiondevivreunrêve.—QuandvousditesSebastian,vousparlezdeMrMalheur,n’est-cepas?—Ilestleseuld’entrenousàs’êtredispensédesapériodederespectabilité.Ilatoujourscherché

lesennuis.Àcertainségards,jel’envie.Surd’autresplans,unpeumoins…—Commentcela,«leseuld’entrenous»?— J’avais oublié : vous ne nous connaissez pas tous. Mon frère, Ro… le duc de Clermont,

Sebastian Malheur et moi… étions surnommés « les frères ténébreux » parce que nous étionsinséparables.Enoutre,nousécrivonstousdelamaingauche.

—Maisêtes-voustaciturnes?demanda-t-elle.Unelueurétrangenaquitdanslesyeuxd’Oliver,unsoupçondegêne,peut-être.—Àvousd’endécider.Jesuismalplacépourenjuger.Lanervositédelajeunefemmes’étaitévanouie.Ellenepouvaits’empêcherdeluisourire.— Qu’en pensez-vous, Miss Fairfield ? murmura-t-il. J’ai la nette impression que vous êtes

expertedanscedomaine.Jane avait rêvé d’avoir un ami, quelqu’un avec qui s’amuser, qui pourrait la regarder pour le

simpleplaisirdesaprésenceetnonpourcritiquersatenuevestimentaire.Sielleosait,ellerêveraitdeplusencore…

Hélas, le carillon de la porte tinta de nouveau. En se retournant, Jane retint son souffle. Ils’agissaitdeSusan,unefemmedechambre,quis’adressaàMrsBlickstall,toujoursàl’entrée.Celle-ciseredressaetdésignaJaned’ungeste.

Lajeunefemmeallaau-devantdeladomestique.—Veuillezm’excuser,MissFairfield,dit-elle,haletante,commesielleavaitcouru.SusanremarqualaprésencedeMrMarshall.—Pourrais-jevousdiredeuxmotsàl’extérieur?—Parlezlibrement.Cemonsieurestunami.Voyantqu’ilnelacontredisaitpas,lajeunefemmesentitsoncœurs’emballer.—Unmédecinvientd’arriver,expliqualadomestique.Jesuisvenuedèsquej’aipu…Ilestavec

MissEmilydepuisvingtminutes.—MonDieu!Etquelleestdoncsaspécialité,àcelui-là?—Lescourantsgalvaniques,mademoiselle.Enfin,c’estcequ’ilprétend.—Dequois’agit-il?—D’untypedecourantélectrique,expliquaOliver.Engénéral,ilprovientd’unesortedebatterie

quiémetdesdécharges…Ils’interrompitenvoyantJaneblêmir.C’enétaitterminédesonrêved’amitié,deconversations

surleslivres,derirespartagés.LemomentétaitvenuderedescendresurTerre.Ellesortitunepiècedemonnaiedesapocheetlatenditàladomestique.—Merci,Susan.LajeunefilleprofitaitdelamésententeentreJaneetsononclepouraméliorersesrevenus.—MissFairfield…,ditprudemmentOliver.Puis-jevousraccompagner?Elleeutenviedetoutluiraconter,tantelleavaitbesoind’êtrerassurée.Hélas,illuiavaitpromis

denepasluimentir.Danssavie,iln’yavaitdécidémentpasdeplacepourl’insouciance.—Non,répondit-elled’unevoixbrisée.N’enfaitesrien.Vousêtesunepersonnerespectable,etil

fautquevouslerestiez.Orjevaisdecepascorrompreunmédecin…

Chapitre6

Lorsqu’elleatteignitlamaison,Janeétaithorsd’haleineàcausedesoncorset,aupointd’êtreauborddel’évanouissement.

Lagouvernantel’accueillitàl’entrée,puisregardaau-dehors,sansunmot.Janeréponditàsesquestionstacites:—J’ailaissélavoitureunpeuplusloin.J’aipenséqu’unepetitemarchemeferaitdubien…Envérité, ence jourdemarché,elleauraitmis troisquartsd’heureà revenirenvoiture, alors

qu’ilneluiavaitfalluqu’unquartd’heureàpied.— Naturellement, répondit la gouvernante comme si l’essoufflement de la jeune femme était

normal.Quelquesmèches s’étaientdétachéesde sonchignon, sibienqu’il était légèrementpenché.Elle

tentaderemettreunsemblantd’ordredanssacoiffure,envain.—Cettemarchevousadonnébonnemine,déclaralagouvernante.Janesentitunfiletde transpirationcoulerdanssondos.Sansdouteétait-elle rougecommeune

pivoine…—Jedoisvoirmasœur,déclara-t-elled’untonquisevoulaitenjoué.MrsBlickstalldébouchaàsontouraucoindelarue.—J’aideuxmotsàluidire…Lagouvernantel’observaavecpitié.Ellen’étaitpasdupedecesmanigances.Janeluiremitune

piècedemonnaie,qu’elleglissadanssapoche.—MissEmilyestaupetitsalon,avecAliceetledocteurFallon.Jeveilleraiàcequel’onnevous

dérangepas.Folled’angoisse,Janes’éloignadanslecouloir.Elletrouvasasœurattablée,unemancherelevée,

lebrasattachéàlatable,exposantsescicatrices.Un bandage blanc enroulé autour de son poignet et de son bras tenait en place des plaques

métalliques. Celles-ci étaient reliées à des fils, eux-mêmes branchés à une sorte d’appareil. Elleremarquaaussiunesériedeboîtiersquidégageaientuneodeurétrange.

Emilysemblaitplusennuyéequ’ensouffrance.—Jane!s’exclama-t-elleens’illuminant.—Quesepasse-t-il?—Nousattendonslaprochainecrise,expliqua-t-elleenlevantlesyeuxauciel.—Allons,mademoiselle ! lança l’hommequi se tenaitprèsde la fenêtre, jecroisvous l’avoir

déjàdit:vousnedevezpasbouger.Sivousvousagitezsanscesse,vousallezdébrancherlesfils.Emilyadressaàsasœurunregardentendu.—Trèsbien,maugréa-t-elle.Jane,voiciledocteurFallon.Ilneménagepassesefforts.C’était un homme svelte d’une quarantaine d’années qui arborait unemoustache et des favoris

châtains.— Je suis Jane Fairfield, la sœur d’Emily. Veuillez m’expliquer en quoi consistent vos

méthodes…Étonnéparsarequête,ilfronçalessourcils.

—Maisj’aidéjàtoutditàMrFairfield.—Ilsetrouvequejem’intéresseauxprogrèsdelamédecine,insistaJaneens’asseyantàcôtéde

sasœur.J’aimeraisensavoirdavantagesurvotreméthode.Elle esquissa un rictus qu’elle ne parvint pas à faire passer pour un sourire. Visiblement

décontenancé,lemédecinluiréponditdemême.— Je suis galvaniste, répondit-il avec le plus grand sérieux. C’est-à-dire que je pratique une

médecine d’ordre galvanique. J’ai découvert que le passage d’un courant électrique dans le corpshumainpeutavoirdenombreuxeffets:douleur,convulsions,engourdissements…

IlbaissalesyeuxversEmily,quifaisaitgrisemine.— Cependant, j’ai aussi découvert quelques effets bénéfiques. Ce courant est notamment

susceptibledetraiterlesmaladiesimaginaires.Infliger des décharges électriques à un patient simulant une maladie était certainement très

efficace,songeaamèrementJane.—C’estformidable,commenta-t-elle.Vousavezfaitlàunebelledécouverte.Ilsourit,unpeuhésitant.— Je suis sérieuse, reprit Jane. Et cette méthode n’est pas en contradiction avec le serment

d’Hippocrate?Cettefois,ledocteurFallonrougit.— Eh bien, voyez-vous, mon titre de docteur est… honorifique. Il m’a été décerné par des

dizainesdepatientsreconnaissants.Encoreuncharlatan!Unefoisdeplus,sononcles’étaitlaisséabuser…—C’estintéressant,reprit-elle.Avez-vousdéjàrencontréunepersonneprisedeconvulsions?—Non.Maisj’aidéjàprovoquédesconvulsions,et…IlbaissalesyeuxversEmilycommes’ilsedemandaits’ilpouvaits’exprimerentoutelibertéen

saprésence.S’ilétaitprêtàluiadministrerdesdéchargesélectriques,autantfairepreuvedefranchisejusqu’aubout.Janeluifitsignedecontinuer.

—Voyez-vous,j’aiunethéorie.Encirculantdansunsens,lecourantdoitpouvoirfairecesseruneconvulsion en rencontrant un courant de même puissance venant dans l’autre sens. C’est uneapplicationtrèssimpledesthéoriesdeNewton.Avecunéquipementadéquat,jesuissûrdecalculerladoseexacteàadministrer.

—Vous en êtes sûr ? s’enquit la jeune femmed’un air perplexe.Qu’en est-il de la sécurité dupatient?

—Jesuis…pleind’espoir,répondit-il,hésitant.Quelquesannéesplus tôt,Jane luiauraitsansdouteaccordéunechance.Hélas,elleavaitcroisé

unedizained’escrocstoutaussigrandiloquents,avecdesthéoriesfantaisistesfaisantappelàlatorturepoursoignerlescrisesdesasœur.Siaucuntraitementn’avaitfonctionné,lescicatricesdesbrûluresdelajeunefilleattestaientdesessouffrancesinutiles.

—Que je comprenne bien, vous entendez imposer àma sœur des décharges électriques pourdémontrerunevaguehypothèse.

—Vousêtesinjuste!s’indigna-t-il.Jen’aimêmepaseulachance…—Assez!intervintEmily.Iladémontréqu’ilétaitcapabledeprovoqueruneconvulsiongrâceà

soncourant.Jeluiaiditquemescrisesétaientdifférentes.Maisaprèstout,cen’estquemoncorps!Commentpourrais-jesavoir?

JanevoulaitprotégerEmily.Pourquoidiablesononcles’évertuait-ilàfaireappelàcesescrocs?—Jesuisunexpert,persistalecharlatan.Quepeut-elleycomprendre?

Un médecin avait affirmé que les convulsions d’Emily n’étaient que pure invention et qu’ilsuffisaitdeprovoquerenellel’envied’arrêter.Lamalheureuseengardaitdestracesdebrûlureauxbrasetsurlescuisses.Àsesyeuxaussi,lajeunefillen’étaitqu’uneignorante…

—Eh bien, reprit Jane d’une voix tremblante, il n’y a qu’une seule façon de découvrir l’avisd’Emily.

—Jevousdemandepardon?Janes’efforçadenepasleregarderavecdédain.—Jeproposedeluiposerdirectementlaquestion.Emily,quepenses-tudecetraitement?Lesmainstremblantesdelamalheureusesuffirentàrépondreàsaquestion.Janeravalasacolère

etattenditlaréponsedesasœur.—Jepréfèreencoreavoirunecrise.Lesoi-disantdocteurFallonpouvaitalleraudiable.—Jevousremerciebeaucoup,dit-elleensetournantverslui,maisnousn’avonsplusbesoinde

vosservices.Hébété,ilobservasesbatteries,puissapatiente.— Vous ne pouvez me renvoyer, déclara-t-il enfin à Jane. C’est ma seule chance. Je pourrai

ensuiteécrireunlivre,mefaireunnom…Janegardaittoujoursquelquesbilletsdebanquedanssapoche.Ellelessortitetlesdépliadevant

lui.—Jenevousrenvoiepas,docteur.Prenezdonccesvingtlivresetallez-vous-enimmédiatement.

Vousn’aurezqu’àdireàmononclequevotretraitementneconvientpasàlamaladiedemasœur.Ilvouspaiera.Toutlemondeseragagnant.

—Commentsaurai-jequemontraitementn’estpasadaptésijenemèneaucuneexpérience?Parfois,Janeregrettaitdenepasmaîtriserl’artdesregardsfuyantsetdessouriresinnocents.Elle

n’étaitpastrèsdouéepourcesformesdepersuasion.Ellenesavaitfairequedeuxchoses:payerlesgensetdonnersonavis.

—Vousn’ensaurezjamaisrien,luidit-elle.Vousdevrezvivredansl’ignorance.C’estleprixàpayerquandonestàvendre.Jevousdonnedel’argent,etvousproférezlesmensongesnécessaires.

—C’estmalhonnête!protesta-t-il.Seigneur!Sononcleavaitdénichéleseulcharlatanhonnête…Lesautresnes’étaientmontrésque

tropravisd’empochersesprécieuxbillets.—Vingt-cinqlivres,insistaJane.Vingtpourvous,etcinqquevousverserezauxbonnesœuvres

poursoulagervotreconscience.Fallonhésita.—Allons,repritJane.Voulez-vousquelespauvresdevotreparoissesouffrentuniquementparce

quevousn’avezpaseulecouragedequittercettemaison?Iltenditlamainverslesbillets,maislaretiraaussitôt,visiblementchoqué.—Cettemaisonestl’antredudiable,maugréa-t-ilensecouantlatête.Janeeutenviedelefrapper.Iln’étaitmêmepasmédecin,ilétaitprêtàtorturersasœur,etc’était

elle,ladiabolique?Peut-êtrequ’enluiproposanttrentelivres…Emilyparvintàsourireetleregardad’unairinnocent.—Vousavezraison,dit-elled’unevoixfaussementnaïve.Noussommestousd’affreuxmenteurs.

Vousferiezmieuxdenepasvousattarder:c’estpeut-êtrecontagieux.Janesongeaamèrementqu’elledisaitlavérité.—Accepteznotreargentsaleetmettez-vousviteàl’abridesmensonges,repritEmily.

Ilobservalesdeuxsœursd’unaireffaré.—Tenez,renchéritJaneenajoutantuntroisièmebillet.Prenezdonctrentelivresetpartez.Vous

pouvezencoreattraperletrainde18heures.L’hommehésitaitencore.—Alicevafairevosbagages.N’est-cepas,Alice?Ladomestiqueétaitassiseprèsdelafenêtre,sansdoutepournepaslaisserEmilyseuleavecle

médecin.Commesescollègues,ellenerefusaitjamaisuneprime.Elleselevad’unbondetsemitàl’œuvre.Lefauxmédecinnefitrienpourl’empêcherd’emballersonmatériel.

—Celanemesemblepastrèsjuste,bredouilla-t-il.—Ehbien,sivoustenezàrester,ditEmily,vousêteslebienvenu.Janeobservasasœurd’unairsurpris.Alicedébranchalesfilsreliésàlapatientepourpermettreàlajeunefilledeselever.—Commevous l’avezdit,vousêtesdans lamaisondudiable.NousprionsSatanchaque soir,

déclaraEmilyavecgrandsérieux,ens’approchantdufauxmédecin.Ainsiqu’Apollon,dieudusoleil,chaquematin.Aimeriez-vousvousjoindreànous?

Janedutsemordrelalèvreinférieurepournepaséclaterderire.—IlyapeudepaïensenAngleterre,etvousmesemblezunerecruedechoix…LedocteurFallons’empourpraetarrachalesbilletsdelamaindeJane.—Vousavezraison,répliqua-t-ilfroidement.Jenepeuxrestersouscetoitpluslongtemps.Sansunmot,Aliceluitenditlamallettecontenanttoutl’équipementnécessaireàsoncommerce.—Jem’envais!annonçaFallonavecemphase.Jenereviendraipas,mêmesivousmesuppliezà

genoux,àmoinsquevousnevousrepentiezetquevousacceptiez…—Quesepasse-t-ilici?Lesdeuxsœursfirentvolte-face.Seigneur!Ilnemanquaitplusquelui.L’oncleTitusentradansla

pièce et balaya l’assemblée d’un regard soupçonneux. Il vit le docteur Fallon brandir sa mallettenauséabonde,lesbilletsdebanquefroissésentresesdoigts,puisilsetournaversEmily,quiaffichaitunlargesourire.

—Jevousécoute,lesfilles!—Cettemaisonestunlieud’infamie!tonnalecharlatan.Onm’amenti,onm’atrompé…Ilbaissalesyeuxverssonargentmalacquis.—Onm’acorrompu ! ajouta-t-il d’unevoix rauque. Jeme lave lesmainsdecequipeutvous

arriver.Quelediablevousemporte!Àcesmots,ils’enalla.Janes’enréjouit,carilauraitsansdouteexpliquéàTitusquesespropos

étaientàprendreaupieddelalettre.Abasourdi,Titusattenditquelaported’entréesesoitreferméepoursetournerverssesnièces.La

tensionétaitàsoncomble…—Jeme trouvais dansma chambre, expliqua Jane, quand j’ai entendu des éclats de voix.Une

sortede…dedélire.—C’estlavérité,renchéritEmily.J’étaisassise,enattendantlacrise,afinqu’ilpuisseessayersur

moisaméthode.Soudain,ilapointéundoigtversmoietaproférédeterriblesaccusations.Emilymentaitplutôtbien,ilfallaitl’admettre.Janelalaissamenerlejeu.—Jenesaispascequil’amisdanscetétat.Ilnecessaitde…demeregarder,marmonnantdes

paroles pour lui-même, affirmant que je voulais le séduire. Ce n’était aucunement le cas ! J’étaisassise,immobile…

Faceàcerécittrèscrédible,Titushochalatête,puisilaffichaunairdecompassion.

—Ehbien,bredouilla-t-il,je…D’oùvenaientcesbilletsdebanque?—Dieuseul le sait, réponditEmily. Il étaitdéjàenpleindélire surSatan.Sansdoutevoulait-il

repousserquelqueespritmaléfique…Jane croisa le regard de sa sœur. Elle seule pouvait la comprendre : Emily semblait à la fois

heureuseetfurieuse.Ellecompritqu’ellen’étaitpasseuleaumonde.N’ytenantplus,ellesfurentsaisiesd’unfourire.—Allons,Jane,selamentaitTitusensecouantlatête.Quevais-jedoncfairedetoi?Au lieude luidonner sonavis sur laquestion–elle s’étaitdéjàattiré suffisammentd’ennuis–

Janebalayaduregardlebureaudesononcle.C’étaitàsedemanderpourquoi ilqualifiaitcettepiècedebureau.Car,enréalité,elleneservait

pasàgrand-chose.Iln’yrecevaitmêmepassesétudiants.Titusnetravaillaitvraimentquelorsqu’ilseprenaitdepassionpouruneidéeouunethéorie.Aprèssonarrivéesoussontoit,lajeunefemmeavaitainsientenduparlerpendantdesmoisd’uneinterprétationdeL’Odyssée.Ensuite,ils’étaitpenchésurlediscoursconcernantlestravailleursetlecapital,lisanttouslesouvragesparussurlaquestion.Peuimportait le sujetpour lequel il sepassionnait, il finissait toujourspar s’en lasser. Ilnechangeraitjamais.Àsesyeux,sonengagementétaitindispensableàlabonnemarchedelacommunauté.

Ilsavaientdéjàeulamêmeconversationbiendesfois.—Jane,tumedéçoisbeaucoup.Depuisqu’ilétaitdevenuletuteurdesdeuxsœurs,deuxansplustôt,iltenaitlemêmediscours.—Jefaisdemonmieux.Fallonétaitunhommehonnête,disposéàprodiguerlesmeilleurssoins

àunepatienteaussidifficilequ’Emily.—Luiavez-vousaumoinsdemandédesréférences?Vousêtes-vousentretenuavecdespatients

qu’ilauraitguéris?Biensûrquenon…—C’étaitunhonnêtehomme!—J’ignoraisqu’ilyavaitunetellepénuriedemédecinsdésireuxdemenerdesexpériencessur

masœur,déclaralajeunefemme,quiregrettaaussitôtsesparoles.À quoi bon discuter avec lui ? Il se contenterait de secouer la tête d’un air navré avant de se

replongerdansquelquemarottedontelleentendraitparlerpendantdesmois,jusqu’àcequ’ilselasseetpasseàautrechose.

—Jet’aipardonnébiendesfaiblesses,repritTitus.Tuesentêtéeetcontrariante,commeilsedoitpourunepersonnenéedanscescirconstances.J’ai toujoursespéréquemesattentions,mapatienceparviendraientàt’infléchir.Jecommenceàdésespérer,jel’avoue.

Elleavaittoujoursrécusécesaccusations,maissononcleavaitdesidéesbienarrêtées.—Jeregrette,mononcle.Jefaisdemonmieux,déclara-t-elled’unairquisevoulaitcontrit.Plusviteelleexprimeraitdesexcuses,plusvitecetteentrevuepénibleseraitterminée.Ilyavaitau

moinsunavantageàavoirunonclecrédule:ilsuffisaitdes’excuserpouravoirlapaix.Pourtant,ilneselançapasdanslediscoursqu’elleconnaissaitpresqueparcœursurl’immoralité

qu’elleavaithéritéedesamère.Ilsecontentadefroncerlessourcils.—Cequim’inquiète,cettefois,c’estquetusemblesavoirentraînétasœurdansteserrances.Je

crainsquetoncomportementnecommenceàdéteindresurelle.Danssoninnocence,elles’imaginesansdoutequetuasdel’affectionpourelle.

—C’estlecas!protestaJane.Commentpouvez-vousendouter?—Situl’aimais,tunel’entraîneraispassurlamauvaisevoie.

—Quellevoie?—Celledumensonge,réponditgravementTitus.Tuluiasapprisàmentir.Emilyn’avaitnulbesoindeleçonsdanscedomaine.—Sicelacontinue,repritTitus,jevaisdevoirt’envoyerchezmasœurLily.Elleestloind’être

aussiconciliantequemoi.Ellenetepermettrajamaisdecourirlesdînerssanstrouverdefiancé.Ellenecessedemerépéterquejem’yprendsmal,quesiturésidaischezelle,tutrouveraisunmaridanslesmeilleursdélais.

Un époux – quel qu’il soit – risquait de l’éloigner d’Emily durant desmois,mais elle n’osaitimaginerquelgenred’hommesatanteenvisageaitpourelle…Janecrispalespoingssouslatable.

—Non!Jevousenprie,mononcle!Nemechassezpas!Vousnevousyprenezpasmal.Grâceàvous,jeprogresse.

Detouteévidence,Janeavaitatteintleslimitesdesacrédulité.—Tu as remis de l’argent au bondocteur afin qu’ilmemente.Tu as persuadé ta sœur deme

mentir,alorsquejetiensàcequ’elledevienneunebonnechrétienne.Tuascongédiécemédecinavantmêmequ’ilaiteul’occasiondevérifierl’effetdesontraitementsurEmily.

—Cen’estqu’uncharlatan!Ilauraitpul’électrocuter,mononcle!Elleregrettaaussitôtdeluiavoirrépondu.Cettefois,Titusneluifitpaslaleçonsursoncaractère

emporté.Ilsecontentadehochertristementlatête.—Etcen’estpastout,reprit-il.Jevisàl’écartdesfollesmondanitésdeCambridge,maisj’aieu

ventdetoncomportementensociété.SeulTituspouvait considérer les raresdînersdonnés enville commede follesmondanités.La

plupart des soirées n’étaient pas convenables pour les jeunes femmes car elles accueillaient desjeunesdébauchésquiseprenaientpourdesadultes.

Les compétences en droit deTitus lui rapportaient plusieursmilliers de livres par an, de sortequ’il n’avait jamais eu à travailler.Fort de ses étudesdedroit, il se considérait commeunmentorpour ces jeunes écervelés. Cette année-là, il n’avait qu’un seul élève, ce dont il s’accommodait àmerveille. Il se rendait à des conférences et se considérait comme un personnage de grandeimportance.

—Commentsefait-ilquepersonnenet’apprécie?demanda-t-il.Cettequestionlapiquaauvif.Elles’étaitpourtantforgécetteréputationauprixdegrosefforts.—D’aprèsmesinformations,toncomportementn’estpasinconvenant,soulignasononcle,etje

m’enréjouis.Maisilyadeslimitesànepasdépasser…Unejeunefemmebien-pensanten’insultepasunmonsieur.Elleneparlepasquandunepersonnederangsupérieurestentraindes’exprimer.Ellemangetrèspeu,labouchefermée,etjamaisaveclesdoigts.Ellesaitquellefourchetteutiliser.

—Commentsuis-jecenséesavoircequiestacceptable?s’insurgeaJane.Lesautresfillesonteuunegouvernante.Certaines sont allées au collège ouont reçu l’éducation d’une tante, d’unemère,d’une sœur, bref d’une personne ayant consacré plusieurs années à leur inculquer les règles dusavoir-vivre.

Ulcéréepartantd’injustice,elleprituneprofondeinspiration.—Mon père a négligé sa femme et ses filles pendant dix-neuf ans.Mamère estmorte quand

j’avaisdixans.Ensuite,j’aivécudansunmanoirisolé,sansgouvernante.Jen’aiapprisaucunerègle.Vousavezdécidédememarier.Quevousimaginiez-vous,enmejetantenpâturedanslahautesociétésanslemoindrebagage?

—Unedamedignedecenomauraitsu…—Non!Lesbonnesmanièresnesontpasinnées!Àquoiserviraientlescollèges,sinon?Vous

croyezqu’uneenfantnaîtensachantfairelarévérence?Entreteniruneconversation?Manifestement,sononclerestaitcampésursespositions.—Jenesavaisrienetjemesuisretrouvéedanslahautesociétésansyavoirétépréparée.Etvous

osezmereprocherdenepasavoirtrouvédemari?—Tumedoislerespect!Elle ouvrit la bouche pour discuter,mais rendit aussitôt les armes.N’était-elle pas grandement

responsabledesapropreréputation?— Je vais t’accorder une dernière chance, déclara son oncle. Même si mon esprit rationnel

m’ordonnelecontraire.Jenelaisseraipastasœursuivretestraces.Toutefois…Ilpoussaunsoupir.—Siseulementvouslalaissiezsortir.Elleest…—Assez!Emilyesttropfragilepoursortir.Jet’accordeunedernièrechance,Jane.Nelagaspille

pasavantmêmed’avoirquittécettepièce.Tais-toi,Jane.Apprendsàtetaire.Elleravalaamèrementsesprotestations.—Changed’attitude, repritTitus.Cessedediscuter,d’influencer ta sœurdans lemauvais sens.

Trouve-toiunmari.Tuespeut-êtreunpeutropenchair,maistuasdel’argent,celadevraitsuffire.Etsij’apprendsquetuascorrompuunautremédecin…

Ilpritunairmenaçant.—C’estpromis.Vousn’entendrezplusunmotsurmoncompte.Illuisuffiraitdemieuxpayerlesmédecins,àl’avenir…Quatrecentsoixanteetonzejoursàtenir.Commentallait-ellemaintenircettefaçadependantun

anetdemi?Ellesesentaitdéjàsilasse…—Jeferaitoutcequevousvoudrez,mononcle.

Chapitre7

Ce soir-là, l’assemblée était brillante : jeunes gens élégants, belles dames parées de leurs plusbeaux atours… Oliver se demandait pourquoi il était venu. Pour voir Miss Fairfield, sans doute.Quantàsavoircequilemotivait…

Il n’accepterait pas la proposition de Bradenton. Il trouverait un autre moyen d’infléchir lemarquis.Aprèstout,ilétaitcapabledesemontrerraisonnable.

Mêmesisarequête,elle,n’avaitrienderaisonnable.Oliver chassa vite cette pensée. Il avait vu le visage de la jeune femme se figer lorsque la

domestiquel’avaitinforméedelaprésenced’unmédecin.Quellequesoitl’épreuvequ’elleaffrontait,cedevaitêtreterrible.Bradentonn’auraitqu’àsemontrerraisonnable,voilàtout.

Etsilemarquispersistait?Oliversecoualatête.Bradentoncéderait.Lasalleétaitpluspetitequelaplupartdessalonslondoniens,etlesinvitésmoinsnombreux,pas

plusd’unedizainedecouples.Silesconversationsallaientbontrain,plusieursjeunesfilleslançaientdesœillades timides àOliver.Depuisque sa conditionde filsd’unducétait connue, il suscitait uncertainintérêt.Ils’entretintsansgrandeconvictionaveccertainesd’entreelles.S’iln’avaitpasguettél’arrivéedeJane,ilauraitpus’amuser.

Nonqu’ilaitvraimentenviedelavoir…Enfin, elle était assez plaisante à regarder, à en juger par les parties de son corps qu’elle ne

dissimulaitpassousdescouchesdetissubariolé.À la librairie, ils avaient devisé agréablement, aupoint qu’il en avait oublié lemotif criardde

satoilette.Etvoilàqu’ilattendaitavecimpatiencesonentrée,uneimpatiencequiallaitau-delàdelasimple

curiosité.Aumomentoùilallaitrenonceràtoutespoirdelavoir,elleapparutenfin.Oliver en demeura pétrifié. Pendant quelques secondes, nul ne lui prêta attention. Les dames

continuèrent à parler, les messieurs offrirent leur bras à leur compagne, les verres en cristaltintèrent…

Unhommelevalesyeux,suivid’unautre,etquelquesdamestournèrentlatête.LarobedeJaneles laissa tous médusés. Oliver lui-même demeura bouche bée. Un silence électrique s’installa,commeceluiquisefaitentreunéclairetunclaquementdetonnerre.

Lacoupede larobeétaitacceptable.Leseulmotifvisibleétaitunentrelacsourlant lebasde larobe.Enrevanche,letissuétaitd’unrosevifdelacouleurdes…des…

Iln’yavaitpasdemotpourqualifiercettecouleur.Cetonderosenepouvaitexister!Lanaturenepouvaitêtreresponsabled’unetelleignominie!

Si la robe de Jane faisait mal aux yeux, Oliver ne put détourner le regard. Les premierscommentairesdesinvitésluiparvinrent:

— Votre robe est très… très rose. Quelle teinte magnifique ! déclara une dame d’un tonnostalgique,quisemblaitregretterl’époqueoùleroseétaitagréableàregarder.

—N’est-cepassuperbe?s’enquitJaned’unevoixpuissante.J’aisuivileconseildeGeneviève.Elleaffirmequecettenuanceesttrèsappropriéepourunedébutante.

—Ehbien,bredouillaladame,cetterobenemanquepasderelief.—Eneffet,confirmaJaneavecentrain.Jenevouslefaispasdire.Touslesregardsétaientrivéssurelle.Iln’yavaitpasuneseulepersonnedanslasallequinesoit

effaréeparcespectacle.Enréalité,lacouleurauraitpuêtresupportables’iln’yavaitpaseuautantdecouchesdetissu.Or

lacouturièren’avaitpaslésinésurlesdrapés,lesfroncesetautresfroufrous.Pourcouronnerletout,l’étoffeétaitscintillante.

Fière de sa toilette et totalement inconsciente des remous qu’elle provoquait, Jane affichait unsourireradieux.

Oliver neput réprimerun frissond’effroi. Janene lui accordait aucune attention.Elle allait sebrûler les ailes si elle n’y prenait pas garde.Elle semit à déambuler dans la salle pour saluer lesinvités.Derrièreelle,unmonsieuresquissaungestegrossierendésignantsonpostérieur.Lesriresqu’ildéclenchaparcetteattitudeinacceptableétaientaussiméprisables.

Miss Fairfield donnait l’impression d’avoir accompli quelque exploit.Non, elle n’allait pas sebrûler les ailes, songeaOliver.Lemal était déjà fait. Elle riait avec insouciance comme si elle semoquaitdecequel’onpensaitd’elle.Faceà lacruautédelasituation,Olivervoulutseconvaincrequ’ilne lui feraitaucunmal,qu’iln’étaitpascegenred’homme.Encet instant,pourtant, iln’avaitqu’uneseuleenvie:larepousserleplusloinpossibleafindeneplusjamaisavoiràentendrecesriresmoqueurs.

Incapabledesupporterplus longtempscette scène intolérable, il sedétourna.Hélas, il entendaitencoresavoix.Ellesaluasonhôtesseavecemphase.

—MrsGedwin!Jesuisravied’êtreici.Quelmagnifiquelustre!Onpourraitcroirequ’ilestneufs’ilavaitétédépoussiérédernièrement.

Olivercrispalespoings.Cetteimbécilecherchaitvraimentlesproblèmes…—Seigneur,soufflauneinvitée,mêmesesgantssontassortis.Sebastian avait affirmé que la nature se parait des couleurs les plus vives en guise demise en

garde. Si c’était bien le cas, Miss Fairfield venait de proclamer qu’elle était le papillon le plusdangereuxquipuissefréquenterlessalons.Ellefitletourdelasalle,semantdanssonsillageregardscritiquesetcommentairesmalveillants.

Lorsqu’elle arriva enfin à sa hauteur, Oliver avait la migraine. Même sans la requête deBradenton,ilauraitpularepousserpournepasavoiràendurercesriresinsupportables.

—MrMarshall!Ilpritsamainetinspiraprofondément,recouvrantaussitôtsesespritsenreconnaissantleparfum

réconfortantdelavandequiémanaitd’elle.Ilavaitpromisdenepasluimentir.Ilsavaitcequ’illuirestaitàfaire.—MissFairfield,voussemblezvousporteràmerveille.Illatoisa,avantdefixersonregarddenouveausursonvisage.—Enrevanche,votrerobe…medonneenviedecommettreunmeurtre.Etpourtant,jenesuispas

violent.Queportez-vouslà?—Unerobedesoirée,répondit-elleenposantsesmainsgantéessurseshanches.—Jen’aijamaisvudecouleurplushideuse.Quantàcetissuscintillant…—Nesoyezpasridicule,déclara-t-elle.Lesouriredelajeunefemmeparutsoudainplussincère.—J’aipeurquecerosenesoitcontagieux,poursuivit-il.Ilaledondefaireresurgirmesplusbas

instincts. J’ai l’envie irrépressible dem’enfuir dans n’importe quelle direction, tant je redoute que

mongiletnesoitsoudainaffligéd’untelcoloris.Elleritdesespropos.—L’effetseraitmagnifique,necroyez-vouspas?Nevousinquiétezpas,cettecouleurn’estpas

contagieuse.Enfin,pasencore…—Quelnomdonne-t-onàcetteabomination?—Ils’agitd’unrosefuchsia,répondit-elled’unairsatisfait.—Cesimplemotestdisgracieux,commentaOliver.Quelleestdonccettecréationdudiable?Ellescrutalesalentourspours’assurerquepersonnenerisquaitdel’entendre.—Ils’agitd’uneteinture,expliqua-t-ellecommesicen’étaitpasévident.Unnouveauproduità

basedegoudron,jecrois.C’estunchimistedetalentquil’amisaupoint.—Unactedemalveillance,oui,maugréaOliver.— Vous critiquez ce rose, murmura-t-elle en se penchant vers lui. Je vous parie que cette

honorableassembléel’apprécieraitautantquemois’ilétaitportéparuneautrefemme.—Peut-être,concédaOliver.Àconditionquecettepionnièrefassepreuvedemodération.— J’ai commandé cette robe spécialement pour cette soirée… Je songeais à faire incruster

quelquespetitsbrillantssurledécolleté,mais…Ellehaussalesépaules.—Vousavezpréférénepasaffolerlesinvités.C’esttoutàvotrehonneur…—Non.Jegardecettepetite touchefinalepourunerobeverte,répliqua-t-elled’unairmutin.Il

fautsavoirmonterenpuissance.Àquoibonêtreunehéritièresil’onnepeutfairegrincerlesdents?—Certes,mais…—C’estincroyable!Vousêtesleseulàmedireenfacequevoustrouvezmarobehideuse.Tous

lesautresn’ontfaitquedescomplimentsduboutdeslèvres.Tiens,jevoisquelqu’unquis’approche.Sansdouteva-t-ilmeféliciterpourmarobe.

—Vousdéployezdegrosefforts,MissFairfield,déclaraOliver.Lalimiteànepasfranchirpouréviterd’êtrelynchéen’estpasfacileàdéterminer.

—Jenecalculerien.C’estl’effetqueproduitmonstatutd’héritière.Sansdouteavait-elleraison.Cethéritagefaisaittouteladifférenceentrelescommentairesacerbes

proférésdansledosdelajeunefemmeetlespicotementsqu’ilressentaitdanslanuque.Ilesquissaunsourirepeuconvaincant.

—MissFairfield,vousmefaitespeur,vousetvotregarde-robe.Elleluitapotalepoignetdesonéventail.—Telestjustementmonobjectif.Jerepoussedesdizainesd’hommesd’unseulcoup,sansmême

ouvrirlabouche.Etnulnepeutaffirmerquematenueestindécente.Jeportemêmedesperles.Il baissa les yeux en faisantmine de les admirer. Ellesmettaient admirablement en valeur son

décolleté.Sapoitrinegénéreuse,sapeaulaiteuserendaientcerosepernicieuxpresquesupportable.—MissFairfield,reprit-ilaprèsunsilencepesant, jevous inviteraisvolontiersàdanser.Hélas,

notredernièreconversationaétéinterrompue.LesouriredeJanefitplaceàunairsoucieux.—Etsinoussortionssurlaterrasse…Ilfaitunpeufroid,mais…d’autresinvitésprennentl’air.

Nous ne serons pas seuls. Si l’on vous pose des questions, vous n’aurez qu’à affirmer que vousrendezserviceàtouslesinvitésenleurépargnantcespectaclehorriblependantunquartd’heure.

Malgrésonsourire,ellesemblaitparfaitementsérieuse.Oliverressentitunpincementaucœur.Iln’étaitpascegenred’homme.Iln’allaitpasl’humilier.Non.

Hélas,soninstinctluimurmuraitlecontraire.

—Cen’estpasvousquiêteshorrible,c’estlacouleurdevotrerobe.—Jecroissavoirpourquoivousvousdonnezautantdepeine,déclaraMrMarshallendésignant

larobefuchsia,tandisqu’ilss’isolaientdesautresinvités.Jane s’y attendait. Les implications de la conversation qu’il avait entendue ne pouvaient avoir

échappéàcethommeintelligent.Ellesedétournapourseconcentrersurlapierregrisedelabâtisseetlabalustrade.Lesarbresdénudésprojetaientdesombresinquiétantessurlesol.

—Faites-voustoutcelapourvotresœur?—Elles’appelleEmily.—Elleestdoncmalade…—Cen’estpasletermeapproprié.Ellesouffredeconvulsions.C’est-à-direqu’elleadescrises…Unefoisdeplus,elleparlaittrop.Elleseravisa.—Nes’agit-ilpasdecrisesd’épilepsie?—Certainsmédecinsparlentd’épilepsie, eneffet,déclara-t-elleprudemment.Maiselleenavu

tellement!Ilsnes’accordentquesurunpoint:iln’existepasdetraitement.—Ceque j’ai entendu l’autre jour, cettehistoired’expériences…certainsmédecinsveulent lui

imposerdeschocsélectriques,n’est-cepas?—Entreautres tortures, ilsontessayélessaignées, lessangsues, lespotions…Etencore, jene

vouscitequelesmoinspénibles.Lereste…Enfermantlesyeux,ellevoyaitencoreletisonrougeoyantsurlebrassasœur,elleentendaitson

cridedouleur.—Jepréfèrevousépargnerlereste.—Jecroissavoirquesontuteurestfavorableàcesexpériences,contrairementàvous.—Emily,elle,n’estpasd’accord, rétorquaJane, les lèvrespincées.Donc jene le suispasnon

plus.Ilallaitsansdoutelacontrediresurcepoint,luiexpliquerquec’étaitlerôled’untuteurdeveiller

aubien-êtredesesprotégées.— J’ai peine à l’imaginer, déclara-t-il enfin.Ma belle-sœurMinnie, la duchesse de Clermont,

enfin,peu importe son titre…Bref, reprit-il en l’entraînantversunmassifde rosiers, lameilleureamie de ma belle-sœur a épousé un médecin, le docteur Grantham. Nous discutons souvent desprogrèsdelamédecine.Lesmédecinsracontentuntasd’histoiresterrifiantes…

—Vingt-sept,repritJaned’unevoixdouce.Elleavuvingt-septmédecins,sanscompterceuxquin’avaientpasderéférencessuffisantes.Enréalité,lasituationestsimple:sijememarie,jedevrailalaisser seule cheznotreoncle. J’ai de l’argent,maispas elle, et ellen’est pas encore en âgede semarier.L’argentquejeluiverseraistomberaitentrelesmainsdesontuteur.Inutiledevousdirequ’ils’en servirait pour engager d’autres médecins. Je dois donc rester chez lui afin de soudoyer cescharlatanspourqu’ilslalaissenttranquille.

Cen’étaitpastout.Elles’inquiétaitbeaucouppoursasœur,quirestaittropsouventseule.Emilydébordait d’énergie.Entraver sesmouvements ne faisait que l’agiter davantage.De plus, elle avaitbesoindecompagnie,d’amiesdesonâge.

— C’est ce que je pensais avoir compris, déclara Oliver. Mais pourquoi en arriver à cesextrémités?Pourquoinepassimplementdéclarerquevousn’avezaucuneintentiondevousmarier?

Ellepoussaunsoupir.—C’estàcausedemononcleetdesonsensdudevoir.Ilnetolèremaprésencequeparcequ’il

croitme rendre service enm’aidant à trouver unmari capable de venir à bout demesmauvaises

habitudes.Jenesuisplussoussatutelle.Illuiseraitfaciledemechasserdechezlui.—Quelleshabitudes?—Jesuisentêtée,contrariante,etilcraint,auvudescirconstancesdemanaissance,quejenesois

dépourvuedemoralité.Ellene levapas lesyeuxpourvoircomment il réagissaitàsespropos.Sansdouten’aurait-elle

pasdûluiparlerainsi.Qu’allait-ilpenser…—C’estmerveilleux!Vousvenezdedresserleportraitdemongenredefemme.—Trèsdrôle…—Jeneplaisantepas.—Aucunhommenevoudraitd’uneépousequidiscutesanscesse.Etquivoudraitd’unefemme

libertine?Oliversemitàrire.—Vous avez une conception étrange de ce que les hommes recherchent chez une femme. La

plupartdeceuxquejeconnaispréfèrentcellesquiapprécientunebonnenuitde…Savoixs’éteignit.—Dequoi?—Dediscussion,répondit-il.—C’estridicule,déclara-t-elleenesquissantunsourire.Jen’aiaucunepreuveconcrètequevous

ayeztortsurcepoint,maisjenecessedemedisputeravecleshommes,etilsmeméprisent.—Jevoisquevousavezcomprisleprincipe.Montrez-vousencorecontrariante,MissFairfield,

etvousverrezàquelpointcelameplaît.—Iln’enestrien.—Réfutezcetargumentsicelavouschante.Nousauronsbeaudébattredespréférencesdusexe

fort,jel’emporteraitoujourspourcequiconcernemesgoûtspersonnels.—Vouscroyezquecelam’arrêterait?L’impostureestchezmoiunesecondenature.—Àcepropos,ditOliveravecunsoupir,enrecouvrantsonsérieux.Nousavonsétablipourquoi

vous ne souhaitiez pas vous marier.Mais il existe des moyens plus simples de rester célibataire.Pourquoicetteméthode?

Elle ne s’attendait pas à cette question. Même sa propre sœur ne lui avait jamais demandépourquoielleappliquaitcettestratégie.Dessouvenirsresurgirent.Dessouvenirsquimenaçaientdelasubmergersiellen’yprêtaitpasattention.

—Ellemeconvient,répondit-elle,laconique.—Jen’encroispasunmot.— Vous n’êtes pas en mesure de discuter de mes préférences, répliqua Jane. Je l’emporterai

toujours.—MissFairfield…Il n’avait pas prononcé son nom en préambule à quelque réflexion, mais uniquement pour le

plaisird’énoncercessyllabes.Ilposaunemainsurlasienne.Jane observa les alentours. Personne ne les regardait. Etmême dans le cas contraire, les gens

n’auraient vu que deux personnes près d’un mur de pierre. Il l’avait effleurée sans presque s’enrendre compte…elle, en revanche, était particulièrement consciente de ce contact qui lui coupa lesouffle.

—Miss Fairfield, répéta-t-il, dites-moi que votre choix vous satisfait pleinement, que vous nesouffrezpasd’êtrelariséedetoutelahautesociétédèsquevousavezledostourné…Dites-moiquevousnemourezpasd’envied’avoiruneconversation rationnelle.Persuadez-moiquece rôlevous

convient,etjem’avoueraivaincu.—Je…Commentprétendreêtreheureused’êtreprivéed’amissincèresalorsqu’ellen’ycroyaitpaselle-

même?Elledemeurasilencieuseuninstant,savourantlachaleurdesamainsurlasienneetespérantqu’ilnelaretireraitpasdèsqu’ilserendraitcomptedesongeste.

— Je ne suis pas totalement épanouie, mais je suis très douée : je sème la zizanie dans lesconversations,jenerespecteaucunerègledesavoir-vivre,j’enchaînelesmaladresses…

Faceausilenced’Oliver,ellepoursuivitsursalancée,commetoujoursquandelleétaitnerveuse:—Quand toutacommencé, j’ignoraisencoreque jedevrais restercélibataire. J’avaisdix-neuf

ansquandnoussommesvenueshabitercheznotreoncle.Pourdiversesraisons,ilnemetientpasenhauteestime.Ilvoulaitmemarieretj’étaisd’accord,carj’avaisenviedefonderunefamille,d’avoirunemaisonàmoi.J’avaistoujoursvécudansunmanoirisolé.J’avaisenvied’avoirenfindesamis…

Ellesentitlesdoigtsd’Oliversecrispersurlessiens.—Jen’avaisjamaiseudegouvernante, jamaisreçuunseulcoursdemaintien.Mononcles’est

contentédem’acheterunmanueld’unautreâge!précisa-t-elleenriant.—Manifestement,ilnevousapasétéd’ungrandsecours.— Je n’avais personne pour me donner des conseils vestimentaires. J’adore cette robe, par

exemple. Je sais qu’elle est affreuse, mais… je manquais cruellement de goût et possédais assezd’argentpourm’offrirtoutcequejevoulais.Quantàmesbonnesmanières…inutiled’enparler.Unvéritabledésastre.Vousn’imaginezpasàquelpointj’étaisinfréquentable.

— Je l’imagine très bien, au contraire, rétorqua-t-il. Si vousm’aviez vu, à Eton, les premiersmois…J’étaiscouvertdeplaiesetdebosses.Cen’estqu’àl’âgededix-septansquelesmenacesdemon frère etmon apprentissagedes convenancesont fini par payer et que j’ai cesséd’être l’objetd’agressionsquotidiennes.

— Quant à moi, poursuivit Jane, je n’ai jamais eu la mémoire des noms. Si je me trompaismalencontreusementdepatronymeensaluantquelqu’un,j’avaisl’impressiond’avoircommislepiredescrimes.Jen’avaisriend’unegastronome.Jeposaisdesquestionsinconvenantesenprésencedesmessieurs…J’aitoujoursbeaucouptropparléet,quandjesuisnerveuse,jedeviensintarissable.Jenefaisaisdoncqu’accumulerlesbourdes.Maréputationétaitfaitedèslepremiermois.Quecesoitdansmon dos ou en ma présence, je n’entendais que des railleries cruelles. Les membres de la hautesociété avaientmême inventé un jeu. Les jeunes gens venaientme voir tour à tour en semoquantouvertementdemesgoûts.Ilsnemanquaientpasuneoccasiondem’humilier.

—Jane,ditOliver,enluicaressantlamainduboutdupouce.—N’ayezpaspitiédemoi,supplia-t-elleenredressantlatête,lecœurserré.Quandj’aicompris

combienmasœuravaitbesoindemoi,j’airemerciélecield’avoirtrouvéuneméthodepouréviterlemariage.Lesgensme trouvaient insupportable? Ils segaussaientdemon ignorance?Ehbien, ilsallaientêtreservis!Jen’aieuqu’àforcerletraitpourmerendreinépousable.

Olivercontinuaitàluicaresserdoucementlamain.—Cettesociétén’estqu’unniddevipères,déclaralajeunefemmed’untonféroce.Sivoussaviez

àquelpointjelesdéteste!Jen’aipaschoisicerôle,MrMarshall.C’estluiquim’achoisie,etjel’aiexploité.

Ilneditrienpendantunlongmoment.—Jesaiscequevouspensez,reprit-ellevivement.Parcequejevousaitraitécommelesautres,

lorsdenotrepremièrerencontre.Vousnem’aviezpourtantrienfait,etj’ai…—Jen’enpenserien,luiassura-t-il.

—Jesaisquejenedevraispas.Encemoment,toutvasimal,dansmavie…L’uniquesolutionseraittotalementdéplacée.J’ignorequandj’aiarrêtédejouerunrôle,quandmonpersonnageaprisledessus.Désormais,ilm’estimpossiblederevenirenarrière.Chacuns’attendàcequejesoissans-gêne.C’estbienlàleproblème:jesuisdevenueinsupportable.

Janen’avaitpaseul’intentiondeseconfieràlui,mêmequandelleenvisageaitdeluirévéler lavérité.Gênée,ellefermalesyeux.

—Veuillezm’excuser.Jem’apitoiesurmonsort.Jenefaisqueparler,etparlerencore.Vousmeconnaissezàpeine.Vousavezcertainementdeschosesbienplusimportantesàfaire.Maisvousêtestellement…adorable.

Elles’envoulutaussitôt.Qu’allait-ilpenserd’elle?Latrouverait-illibertine,audacieuse…—Jevoulaisdirequevousêtesdroitetdignedeconfiance,alorsquelesautressont…Pluselleparlait,pluselles’enfonçait.—MissFairfield…Troubléeparsavoixgrave,ellesetournaverslui.Ilnesemblaitenriendéstabiliséparsesconfidences.Ilavaitplutôt l’air…intrigué.Auclairde

lune,sesyeuxclairsétaientpresquetranslucides.Ilôtaenfinsamaindelasienne.—Nefaitesjamaisconfianceàunhommequiaffirmerévélerquatre-vingt-quinzepourcentde

lavérité.Ces mots firent à Jane l’effet d’une douche froide. Il y avait dans l’expression d’Oliver une

gravitéqu’elleneparvenaitpasàdéchiffrer.—Quevoulez-vousdire?demanda-t-elle.— Que feriez-vous si je répétais cette conversation à qui voulait l’entendre ? Les gens vous

prennentpouruneécervelée…Quesepasserait-ils’ilsapprenaientqu’ils’agitd’uneimposture?Elleouvritlabouchepourluirépondre,maislarefermaaussitôt.—Vousnedirezrien,n’est-cepas?Oliversecouanégativementlatête.—MissFairfield,pourquoisuis-jeaimableavecvous,àvotreavis?—Parcequevous…disonsque…Seriez-vousentraindemedirequevousn’êtespasvraiment

aimable?—Non.Sij’avaiseulechoix,jevousauraissimplementévitéeaprèscetteterriblesoirée.Sije

vousaiparlé,c’estparcequeBradentonm’achargédelefaire.Janeeutunmouvementdereculinvolontaire.—Bradenton?Quevient-ilfairedanscettehistoire?—Ilveutquequelqu’unvousremetteàvotreplace.Ilm’aproposéunmarché.Ilmegarantitson

voteauParlementsijevoushumilie.Jen’aiconverséavecvousquepourévaluersij’étaisenmesuredelefaire.

Lajeunefemmesesentitdéfaillir.Elleauraitdûs’endouter.C’étaittropbeaupourêtrevrai.Cettemainsurlasienne,ceregard…toutétaitcalculé…

Elles’efforçadechassercespensées.—Vousnemediriezpascelasivousaviezl’intentiond’acceptersonmarché…Ilpinçaleslèvres,puislapritparlebras.—Venez,faisonsquelquespas,proposa-t-il.Ilsdurentsecontenterdefaireletourdelaterrasse.Ils’arrêtaprèsdelabalustradeetluifitsigne

des’asseoirsurunbanc,àl’abridesregards.Puisilscrutalesalentoursets’assitàsontour.

—Vous savez, déclara-t-il en admirant le ciel étoilé. Jemedis exactement lamêmechosequevous.Àquinzeans,déjà,aupensionnat…jen’étaispasàmaplace.Monfrèreetmoncousinfaisaientdeleurmieuxpourm’intégrer,maisdèsqu’ilsavaientledostourné,jedevaismedébrouillerseul.Etc’est ce que j’ai fait. Nous étions une poignée à ne pas être issus de la haute société. Nous nouspromenions, nous faisions nos devoirs ensemble, nous nous soutenions pour rendre nos journéessupportables.

—Lesadultesnefaisaientrienpourempêcherlesautresgarçonsdevousmalmener?Ilsetournaverselleetlaregardadroitdanslesyeux:—Lesgarçonssontainsi,MissFairfield.D’unemanièregénérale, lesbrimadesn’étaientpassi

terribles.Nousétionsbousculés,insultés,parfoisfrappés.Commebiendesgarnementsdansunecourd’école.Lesautresvoulaientsimplementquenousrestionsànotreplace.

Ils’interrompitunlongmoment,leregarddur.— J’ai moins souffert que certains autres. Mon père avait fait de la boxe, et mes camarades

avaientapprisàseméfierdemoi.Ilsnem’agressaientques’ilsétaientdeuxoutrois.Janeravalauncri.—Maismêmequandonsaitsebattre,ilvienttoujoursunmomentoùl’onenaassez.Janeposaunemainsurlasienne.Elleredoutauninstantqu’ilnelarepousse,maisiln’enfitrien.—JemerappelleungarçondunomdeJosephClemons,racontaOliveravecunsoupir.Ilétait

petit pour son âge, et timide. Il se cachait toujours derrière moi. Eh bien figurez-vous que je ledétestais ! J’ai essayé de l’apprécier. Ce n’était pas sa faute s’il souffrait tant, si son père étaitcordonnier,s’ilétaitdouéenlatin…Pourtant,jeluienvoulaisdemeposerautantdeproblèmes.Sijele protégeais, c’était uniquement par…parmépris.Une bagarre, ce n’est rien.Deux bagarres nonplus.Troisansàsebattrepresquetouslesjours,c’esttrèslong.Unjour,j’aisurprisJosephsouslamenace de deux garçons plus grands. J’avais l’intention de les arrêter, comme d’habitude. MaisBradentonétaitlà.Ilm’aditquelesdeuxgrandsnevoulaientqu’unechose:quejecessedelesdéfier.Il suffisait que je les laisse faire pour être tranquille. Je crois qu’il aurait pu invoquer n’importequelleraison,jel’auraisacceptée.Etc’estcequej’aifait.

—JesupposequeBradentonavaittort.—Ohnon,soupiraOliver.Ilavaitraison,aucontraire.Cesdeuxgarçonsnes’ensontplusprisà

moi.Quant à Joseph… j’ignore ce qu’il a subi.À sa sortie de l’infirmerie, il n’est pas revenu enclasse.

Lajeunefemmeparutchoquée.— Donc, Miss Fairfield, libre à vous de croire que je suis ainsi. Vous savez ce dont je suis

capable.Jenecessedemerépéterquejenesuispasmauvaisaupointdefairedutortàquelqu’un,maisjesaistrèsbienquec’estfaux.

Ellesedétourna.—Vousnepouvezvousreprocherlesactesd’autresgarçons…— Ce ne fut pas l’unique fois. N’importe quel enfant né sans pouvoir mais fort de grandes

ambitions…Faites-moiconfiance,jen’ensuispasarrivélàenrespectantmesprincipes.J’aiapprisàmetaire,àfairecequ’unhommedepouvoirmedemandaituniquementparcequ’ilmeledemandait.Jem’estimechanceuxd’avoirsurvécu.Nevousméprenezpas,MissFairfield,jepourraisvousfairedutort.

Lajeunefemmegardalesilencependantunlongmoment.Àenjugerparlalueurquiétincelaitdanssonregardgrave,Oliverétaitsincère.Ilserrasamaindanslasienne.

—Etvousmeraconteztoutcelaparceque…

—Parcequecequivousarriven’estpasjuste,avoua-t-ild’unevoixtendue.J’aibeaumerépéterque je ne le ferai jamais, je n’arrive pas àme faire confiance. L’offre est si alléchante… Je vousaccordeunechancedevousenfuiravantquemonambitionneprennelepassurmaraison.

Janeouvritlabouchepourluirépondre,maislarefermaaussitôt.Cequ’ilracontaitn’avaitaucunsens,àmoins…

Ellesetournaverslui.—Êtes-voustoujoursaussihonnête?demanda-t-elle.Elle connaissait déjà la réponse à sa question, car elle avait vu Marshall évoluer parmi les

aristocrates.Ilsouriait,savaitsefaireapprécier.Ilétaitparfaitementintégrédanssonenvironnement.Commentsemontrerhonnêteentoutecirconstance?

—Vous êtes un cas particulier, déclara-t-il à voix basse. J’en voulais à Joseph,mais ce que jeconnaisdevousmeplaîtplutôt.

Illevadoucementsonautremainpoureffleurerlajouedelajeunefemmed’unecaresse.— Il y a si peu de gens dans cemonde à qui j’ose avouer la vérité… Je ne voudrais pasme

tromper.Non,cen’étaitpasunfrissonquivenaitdelaparcourir,nidespicotementsqu’elleressentaitsur

sapeau…Elleétaitentraindevivreuneexpériencepresquecharnelle,commesilesannéesécouléesavaientenfouisesémotionsauplusprofondd’elle-mêmeetquecethommevenaitdeleslibérer.Ellese pencha légèrement vers lui en quête d’un contact. Si seulement cet instant avait pu dureréternellement…

Hélas,illuilâchalamainets’écarta.Soudain,elleeuttrèsfroid.—Voyez-vous,murmura-t-il,celacontinueencoremaintenant.Envousracontanttout,jenefais

qu’aggraverlasituation.Vousnedevriezpasmepermettredevoustoucher,MissFairfield…Ellen’avaitaucuneenviequ’ils’arrête.—Ah,lâcha-t-elle.Trèsbien…Ellesedétourna,désemparée.—Maintenant,vousêtesfâchée…— Je devrais l’être, en effet. Or je ne le suis pas vraiment. Je ne m’étonne guère que vous

souhaitiezmetrahir.N’est-cepaslecasdetoutlemonde?Elleémitunpetitrireunpeutropstridentquirévélaitlemalaisequ’ellesentaitnaîtreenelle.—Trahissez-moisicelavouschante,maissachezquevousêtesmontraîtrepréféré…—Vousdevriezêtreencolère,répliqua-t-il.Merepousser…—MrMarshall,n’avez-vousdoncriencompris?Jesuistropdésespéréepourêtreencolère.Ces paroles à la fois audacieuses et terribles n’avaient rien de pitoyable. La vérité la rendait

presquemoinsvulnérable.—Peut-êtrequesi j’avaisquelquesamissincères, jepourraismepermettreunaccèsdecolère,

reprit-elle.Vousm’avezsimplementavouéquequelqu’unvousavaitdemandéd’êtrecruelenversmoietquevousenvisagiezdelefaire.Laplupartdesgensn’ontpasbesoinqu’onleleurdemande.Ilssemontrentcruelstoutsimplement.

—Bonsang,MissFairfield,comprenez-vouscequejevousdis?Jerefusedecéderàlatentation.Jeneveuxpasêtreunhommequiblesseunefemmepourdéfendresespropresintérêts!Giflez-moi,qu’onenfinisse!

—Laissez-voustenter,MrMarshall.Jen’attendsriendevousmais,aumoinspourlemoment,jepeuxmelaisseralleràcroirequej’aiunami,qu’ilyaaumoinsunepersonneaumonde,àpartmasœur,quisesouciedemoi.Quandonn’ajamaismanquédechaleurhumaine,onn’apasidéedece

quec’estqued’enêtreprivé.Lefaitquecesoitunhommetelquevous…Sesjouess’empourprèrentviolemmentdèsqu’ellecompritcequ’impliquaientsesparoles.—Oh,bégaya-t-elle.Jenem’attendspas…Enfin,jenepensenullement…Vousavezdéclaréque

j’étaisladernièrefemmequevousépouseriez.Sachezquejen’aiaucuneintentiondememarier…Janeavaitperdutoutcontrôledelasituation.Elleportaunemainàsaboucheetévita leregard

d’Oliver.—MonDieu…,souffla-t-elle.Il ne dit rien pendant un long moment, au point qu’elle se demanda si elle avait fini par le

repousser,luiaussi.—Pourquoifaut-ilquejepersiste?selamenta-t-elle.—Commentcela?—Jeparletrop.Jebavardecommesimavieendépendait.Jemesenscontraintedecomblerle

vide.Jeparlesanspouvoirm’arrêter,mêmequandjesaisqu’illefaudrait.Jesaisquejedevraismetaire,maisj’endistoujourstrop.

Elleluilançaunregardàladérobée.Ill’observaitd’unairindéchiffrable.—Allez,dites-le!implora-t-elle.«Taisez-vous,Jane.»Vousvoyez?Cen’estpasdifficile.—Continuez,Jane.—Necherchezpasàmeplaire…—Sivousnemerepoussezpas,pourquoivousrepousserais-je?Vousêtesunejeunefemmevive

etmordante.N’étantpastrèsloquace,jepeuxvousécouter.Lesgensvousontsisouventordonnédevoustairequevouscommencezàvousledirevous-même.

—Croyez-vous?demanda-t-elle,décontenancée.—Vosproposmettentlesautresmalàl’aise.Ilestnormalqu’ilsveuillentvousréduireausilence.—Jenevousmetsdoncpasmalàl’aise?Il sourit. Soudain, il tendit la main et effleura ses lèvres de son pouce, comme si elles lui

appartenaient. Troublée par ce contact intime, Jane retint son souffle. Elle eut soudain l’envieirrépressibledecapturersondoigtàl’aidedesabouche.

Ellesecontentadepousserunlongsoupir.—Vousmemettezmalàl’aise,murmura-t-il.Maispasdelafaçonquevouscroyez…—C’estparcequevousêtesunhommemerveilleux…Elleserenditcomptedecequ’ellevenaitdedireetrougitdeplusbelle.—Ohnon!Enfin,cen’estpasquejevoustrouveséduisant…Enfin,biensûrquevousêtes…Unevéritablecatastrophe.—Tais-toi,Jane,murmura-t-ellepourelle-même,lesyeuxfermés.—Non,dit-ilsanscesserdeluicaresserlalèvreinférieure.Parlez,Jane.—C’estunemauvaiseidée,insista-t-elled’unevoixrauque.Celanemèneraitàrien.Peuimporte

que je vous trouve séduisant. Vous vous moquez éperdument de ce que je pense. Même moi, jem’enmoque.

— Je vous trouve très courageuse, chuchota-t-il. Vous êtes comme un feu de brindilles qui seconsume en quelques secondes. Je sais ce que l’on ressent quand on déborde d’énergie. Et vouspersistez,soiréeaprèssoirée.Riennepeutvousarrêter,niunmarquis,niuntuteur,niunmédecin,nilesattentesdelahautesociété…

Ellepoussaunsoupirquiressemblaitàunbaiser.—Silesgensveulentquevouscessiezdeparler,quevouscessiezdevoushabillerdelasorteou

quevouschangiez,toutsimplement,c’estparcequevousleurfaitesmalauxyeux.Ilsonttousappris

ànepasregarderverslesoleil.Oliverluicaressaencoreleslèvres.—Jenepeuxniregarder,nidétournermesyeuxdevous.N’ayezcrainte,MissFairfield.Jeme

souciedecequevouspensez.Illuifitleverlatêtetrèsdoucement,commepourluiposerunequestiontacite.Elleplongeales

yeuxdanssonregardlimpide.—Doncvousmetrouvezséduisant…—Oui…Ils’inclinaverselle,siprèsqu’ellesentitsonsoufflecontreseslèvres.Ellenepouvaitrespirer

sanshumersonparfum.Unfrissond’impatiencelaparcourut,commes’ilsétaientdeuxpiècesd’unmécanismesurlepointdes’emboîter.

Hélas,Oliverseredressaavecunemoueetbaissalamain.—Aurais-jeditquelquechose?demandalajeunefemme.—Vousêtesimpossible!Aprèscemoment tendrequ’ilsvenaientdepartager,elleneputs’empêcherd’êtrevexéeparce

qualificatif.—Sijelesuis,c’estuniquementparcequej’ysuiscontrainte,rétorqua-t-elle.Mais lasituationétaitbienpluscomplexe.Mêmesiellecherchaitàse racheteruneconduite, la

hautesociéténel’accepteraitjamaisensonsein.—Jesuispeut-êtreimpossible,maisaumoinsjenesuispas…jenesuispas…—Cen’estpascequejevoulaisdire,reprit-ilentendantlamainverselle.Janesefigea.Siseulementcesquelquescentimètresquiséparaientcettemaindesajouepouvaient

s’effacer…—Vous êtes impossible, répéta-t-il d’un ton suave, presque sensuel. Jeme le dis pour ne pas

l’oublier,etnonpourvousinsulter,Jane.Vousêtestrèscourageuse…etadorable.Cettefois,illuicaressalajoue,unesensationexquisequoiquefugace.—Jenedevraispasvoustoucher.Nivousembrasser,nivousposséder…Lesouriretristequ’ilaffichaitluirappelaqu’elleétaitladernièrefemmequ’ilvoudraitépouser.—Vousêtessivive.Queldommagequevoussoyezimpossible,MissFairfield,parcequej’aurais

volontierstentémachanceavecvous.Ellepréféraitqu’ill’appelleJane.Elleaimaitsafaçondeprononcersonprénomdesavoixgrave.Àsontour,elleposaunemainsursajoueetsentitsachaleur.Ilémitunesortedegémissement,

pastoutàfaituneprotestation,maisnereculapas.—N’oubliezpasque je réfléchisà lapropositiondeBradenton, laprévint-il. Jenedevraispas

tenterdevousfairesuccomber.—Ilesttroptardpourcela,lâcha-t-elle.Il recula sa main comme si cela pouvait changer quelque chose. Quelle importance ? Il avait

réussi à s’insinuer sous les couchesdedentelle dont elle protégeait son cœur.Elle nepouvait êtreassezstupidepourtomberamoureusedelui.Mêmeellen’étaitpasaussitéméraire.Toutefois…

—Vousêtesletraîtreleplushonnêtequej’aiejamaiscroisé,luidit-elle.Ileutunemoueteintéed’amertume.—Venez,MissFairfield.Ilcommenceàfairefroid.Nousdevrionsrentrer.

Chapitre8

—Tuesdepuisplusdedeux semainesàCambridge, et tuneme rendsvisitequemaintenant ?déclaral’hommequ’Oliveravaittoujoursconsidérécommesonpère.

Deboutauborddel’eau,ilobservaitlebouchondesacanneàpêche.En ce milieu d’après-midi, le moment était mal choisi pour pêcher, surtout en plein mois de

janvier.Pourtant,ilavaitacceptécetteescapadeavecOliver.Avecsescheveuxbrunsébouriffés,sestraitsacérés,sonnezcassé,HugoMarshallneressemblait

enrienàsonfils,etpourcause:lesdeuxhommesn’étaientpasliésparlesang.Oliver évita avec soin son regard. Il s’étaitposté surunegrossepierregrisequi constituaitun

perchoiridéal.—J’aibientroptardé,jesais.La fermede sesparents se trouvait endehorsd’unpetitvillage, à environquaranteminutesde

Cambridge.Quandilétaitàl’université,illeurrendaitvisiteleplussouventpossible.—Freepensequetulafuis,repritsonpère.Sa sœur cadette avait toujours eu du caractère et une fâcheuse tendance à croire que lemonde

tournaitautourd’elle.Certes,personnenecherchaitjamaisàl’endissuader.—Ellesetrompe,luiassuraOliver.C’estvousquej’évitais.Sisonpèresemitàrire,Olivergardasonsérieux,concentrésursacanneàpêche.—Jevois,repritHugoauboutd’unmoment.Quelcrimeai-jedoncencorecommis?Oliverlançaunenouvellefoissonhameçond’ungesterageuretregardalebouchonremonterà

lasurface.—Cen’estpasvous.C’estmoi.Hugoattenditqu’ilpoursuive.—Jesuisenproieàuncrueldilemme.—Ah…,ditsonpèreenscrutantl’horizon.Serait-ceunproblèmed’éthiquedontlasolutionest

évidente,bienqu’uneautresoitplusattrayanteetmoinsacceptable?Hugo avait le donde comprendre à demi-mot ce qui le taraudait. Il ne levapas les yeuxde sa

canne.Entempsordinaire,lejeunehommeluiauraittoutconfié…Cettefois,iln’étaitpascertaindevouloirluiracontersonhistoire,carHugoMarshallétaitimpliquémalgrélui.

Sesparentss’étaientsacrifiéspourqu’ilfassedesétudes.Ilcommençaitseulementàcomprendreceàquoiilsavaientrenoncépourlui.

Quand leduc, ledemi-frèred’Oliver, avait atteint samajorité, cedernier s’était renduchez lesClermontpour lapremièrefois. Ilsavaitqu’Hugoavait travaillépourClermont,sansconnaître lesdétailsdesonpassé.

Etce,jusqu’àsesvingtetunans.IlétaitalorsarrivéàLondres,accompagnédesonfrère,pourêtreprésentéaupersonnel.Ilrestaitencorecinqousixdomestiquesdel’époqueoù,vingt-deuxansplustôt,HugoMarshalltravaillaitpourleduc.Ilss’étaientmontréstrèscurieuxàproposd’Oliver…etencoreplusdudestind’HugoMarshall.

—Je leconnaissais, lui raconta lagouvernante. Jen’étaisque femmedechambre.En toutcas,nousnousquerellionspournepasluiservirlethé,tantilnousterrorisait.

Entantquepère,Hugos’étaitfâchéàplusieursreprises.Oliverletrouvaitimpressionnant,certes,maiscettefemmedécrivaitplutôtunhommed’uneintelligencevivenetolérantpaslastupidité.

—Àmes yeux,MrMarshall avait tous les atouts pour s’imposer au sein de la haute sociétélondonienne,luiconfialagouvernanteavecunsoupir.Parfois,onsentqu’unhommeestpromisàungrandavenir.C’estcequenousdisionstous.Ilémanaitdeluiuneaurade…Bref,celan’auraaboutiàrien,finalement.

«Àrien…»Oliver observa son père. Immobile,Hugo surveillait sa ligne, sans rien attendre, sachant qu’il

s’exprimeraits’ilenéprouvaitlebesoin.En réalité, son père avait au moins réussi quelque chose : ses efforts, ses attentions pour un

garçonquin’étaitpaslesien,l’argentgagnéetinvestidansl’avenirdesesenfants…Illeuravaittoutdonné.IlavaitainsiaidéLauraetsonmariàouvriruneépicerieenville,financé

lesétudesd’Oliver,puiscellesdePatricia.LorsquecettedernièreavaitépouséReuben,ilavaitpermisaujeunecoupledes’installeràManchester.

«Àrien…»Oliverferaitensortequesonpèrenesesoitpassacrifiépourrien.—Ets’ils’agissaitd’unechosequejesouhaiteplusquetout?demandalejeunehomme.—Queconvoites-tudonc?Jeveuxquevoussoyezfierdemoi,jeveuxréalisertousvosrêvesetlesdéposeràvospieds.Oliver ramassaunebrindilleet la fit tournoyerentresesdoigts. Ilexistaitdesambitionsmoins

nobles,songea-t-il,plusdérangeantes…Jeveuxqu’ilspaient.—Pourquoiavez-vousfaitcela?demanda-t-il.Pourquoiavez-vous toutsacrifiépourélever le

filsd’unautre?Cettefois,Hugolevalatête.—Jen’aipasélevélefilsd’unautre,déclara-t-il.J’aiélevémonfils.—Vouscomprenezcequejeveuxdire.Pourquoim’avez-vousreconnu?Pourquoim’avez-vous

traitécommevotreenfantàpartentière?Jesaisquevousaimiezmaman,mais…—Tuasétémonsalutautantquetamère.Tun’asjamaisétéunfardeau.C’esttrèssimple:sije

réussissaisàfairedetoimonfilsendépitdesliensdusang,jen’étaisplusàlui.—Àqui?demandaOliver,intrigué.—Monproprepère.Situétaisàmoi,jen’étaisplusàlui.Oliverobservaleseauxtranquilles.Ilsavaitquelepèred’Hugon’étaitpasunhommehonorable

grâceàquelquesbribesdesouvenirsévoquésaufildesannées.—En te reconnaissant, jeme suis reconnumoi-même.Riendeplus facile…(Oliver ferma les

yeux.)Alors,quelleestdonccettechosequetuconvoites?— Je veux être quelqu’un, souffla Oliver. Quelqu’un… qui compte. Un homme capable de

grandesréalisations,unhommedepouvoir.Etquineseraitplusmalmenéparpersonne.Bradentonavaitraison:lemarquisavaitlepouvoiret

Oliverdesambitions.Ilsuffisaitderétablirl’équilibre.Hugogardalesilenceunlongmomentavantdereprendrelaparole:—De tousmes enfants, toi et Free êtes ceux quime ressemblent le plus.Naturellement, toute

médailleasonrevers.—C’estbizarrequejetiennedevousdavantagequelesfilles.Hugoémitungrognementdeprotestationmaisdemeurasilencieux.

—Je sais, ditOliver. Jene sous-entendspasquevousn’êtespas tout à fait unpère, pourmoi.C’estque…lefilsd’HugoMarshallnedevraitpasenvisagerd’accepterlapropositionquiluiaétéfaite.LefilsduducdeClermont,lui,auraitçadanslesang.

—Hum…Tuasunedrôlevisiondemoi.J’aifaituntasdechosesdontjenesuispasfier.—Moiaussi.Parmoments,j’aiétésage.Ilm’estaussiarrivédeparleralorsquej’auraismieux

faitdemetaire,uniquementpournepasavoiràmebattre.—Celanefaitpasdetoileportraitdetongéniteur.Tuesunhomme,voilàtout.Laligned’Olivers’éloignaunpeutrop.Ilactionnasonmoulinetpouréviterquesonhameçonne

seperdedanslavégétationaquatique.—Supposons,purehypothèse,qu’unhomme,disonsunmarquis,mepromettesavoixlorsd’un

vote très important, à la conditionque je…(Ilhésitaun instant avantde reprendre.) Ilme suffiraitd’humilierunefemme.Pasphysiquement:elleneseraitpascompromise.Toutefois…

Illuisuffitdeplongerdansleregarddesonpère.IlconnaissaitlasituationdeJane,ilsavaitcequ’elleressentaitetàquelpointellesouffrirait.

Elleneseraitpascompromise,maiselleseraitanéantie.—Ils’agittoujoursd’unesimplehypothèse?s’enquitHugo.—Silevoteenquestionétaittrèsimportant,auriez-vous…?—Tuesunadulte.Sijedoisencoretedirequepenserd’unetelleproposition,j’aimalaccompli

mondevoirdepère,auquelcasmonopinionn’aguèred’importance.— Et si ce vote était vraiment crucial ? Si cette loi pouvait vraiment changer la situation de

nombreusespersonnesauprixdeladéchéanced’uneseulefemme?Iln’osaitmêmepasénoncerlesconséquencessursaproprecarrière.—Non,Oliver.Garde tes dilemmes pour toi et tes camarades d’université. Je refuse que tu te

délestesdecefardeausurmoi.—Quevousêtescontrariant!Avecvous,toutsemblesifacile!«Ehbien,Oliver,soittuarrêtes,

soit tu continues », railla-t-il en évoquant le conseil de son père lorsqu’il avait voulu arrêter sesétudes.

—Jesuistonpère,ditHugoavecunsourire.Ilestdemondevoirdetecontrarier.Commecen’étaitpaslasaisondelapêche,ilsn’attrapaientrien.—Etquandils’agitd’unefemme,oùsesituelalimitedel’inconvenance?—Jevaistedireunechose.Aucunpoissonnemordraàtonhameçonsituneleplongespasdans

l’eau.Lancetaligne!Lejeunehommerougitlégèrementetobéit.—Etlefaitquej’hésiteencore?Qu’est-cequecelarévèledemoi?Sonpèrehaussalesépaules.—Vousnem’êtesd’aucuneutilité,protestaOliver.J’espéraisquevousmediriezquoifaire.—Jenesuispasvenuicipourvousêtreutile.Jesuisvenupêcher.Olivergardaquelquesinstantslesilence,puisilreprit:—Enfait,vousêtesunescroc.Vousjouezleshommessagesetavisés,maisvousvouscontentez

dedébiterquelquesbanalitéssurlapêcheenmelaissanttoutdevinerparmoi-même.—Celat’étonne?pouffaHugo.Jet’aienseignécetteastuceilyadesannées:quandonsetait,les

autresonttendanceàexprimerleurspenséeslesplusintelligentesànotreplace.Unlongsilences’installaentreeux,durantlequelilparvintàpêcherunetruiteminuscule,quifut

remiseàl’eausanslemoindrecommentaire.—Quandjenesuispaslà,allez-vousàlapêcheseul?

—Freem’accompagne,engénéral.—Jenevoulaispasl’empêcherdevenir.M’enveut-elle?Ellem’aàpeineadressélaparole,hier

soir,avantdeseplongerdanssalecture.—Non,cen’estpastoi,répondit-il.Jeluiaiproposédenousaccompagner,maisellearefusé.—Doncellem’enveut.Jemedemandebiencequej’aifait…—Tun’asqu’àluiposerlaquestion.Jesuiscertainqu’elleterépondra.Olivern’endoutaitpasnonplus.Freen’étaitpasdugenreàruminerdanssoncoin.—Jem’inquièteunpeupourelle,avouaenfinHugo.Jen’avaispasremarquéàquelpointLaura

etPatriciaétaientfacilesàvivre.Ellesn’ontjamaiseud’exigencesparticulièresetnerecherchentquelasécuritéd’uneviedefamille.Enfin,passeulement,biensûr…MaispourcequiestdeFree…Jenepensaispasquetamèreetmoiallionstransmettretoutesnosambitionsàcetteseuleenfant.

—Queveut-elledonc?insistaOliver.Sonpèreaffichaunsouriredésabusé.—Demande-moiplutôt cequ’elleneveutpas. Je tecroyaisambitieux,Oliver.Par rapport à ta

plusjeunesœur,tuesloinducompte,crois-moi.Sur le chemin du retour, la jeune fille attendait son frère au sommet de la colline, près de la

rivière.Lesbrascroisés,ellen’avaitpasprislapeinedereleversescheveux,quivoletaientdanssondostelleunecrinièreflamboyante.

—Free…,dit-ilenarrivantàsahauteur.Aulieudeluirépondre,elleseredressafièrement.Detouteévidence,elleétaitencolèrecontre

lui.Elle n’avait pas mauvais caractère, du moins pas dans le sens où les gens l’entendaient

généralement.Patienteetaimable,ellepouvaitaussisemontrerentêtée.—Free,répéta-t-il.Quefais-tu?Voulais-tumeparler?Elleévitasonregard.— Pourquoi voudrais-je te parler ? Tu n’as pas tenu ta promesse, alors pourquoi voudrais-je

t’adresserlaparole?—Quelle«promesse»?demanda-t-il,désemparé.Ellefinitparsetournerverslui.—Tum’aspromisdem’enseignerquelquesnotionsdegrecancien !Mamanneconnaîtpas le

grec,doncellenepeutpasm’aider.Toi,tuasfaitdesétudesàEton.—Jetel’aipromis?—Ilyaplusd’unan,àNoël,répondit-elle,déterminée.Unvague souvenir revint àOliver : une soirée passée devant la cheminée avec sa sœur, à lire

lejournal.—J’arriveàledéchiffrerdansleslivres,expliqua-t-elle,maisj’aibesoindepratique.J’aibesoin

detoi,Oliver.—Sijem’ensouviensbien,j’aipromisdet’aiderdèsquej’enauraisletemps.Orjen’aipaseu

letemps,cetteannée.J’ai…—Tuaspassédesmoisavecleduc!accusa-t-elle.—C’estdifférent.JediscutaisduReformAct.Voilàpourquoij’aimanquédetemps.Quandlevote

auraeulieu,quandtoutseraterminé,alorsje…Lajeunefilleseredressafièrement.—«Quandtoutseraterminé»?Combiendetempsencorecelaprendra-t-il?

—Jenelesaispas,aujuste.—IlafalluplusdetrenteanspourquecettequestionsoitenfinexaminéeparleParlement,après

ladernièreloideréforme.L’amendementdel’andernieraétérejeté.Ilestraisonnabledepenserquetun’atteindrastonobjectifquedansplusieursannées.

—Voilàpourquoijem’acharne,figure-toi,rétorqua-t-il.Plusdurjetravaillemaintenant,plusvitelevotepassera.Legrecnedisparaîtrapasentre-temps.

—Sijecommencelegrecdansdeuxans,ilseratroptard,protesta-t-elle.—Troptardpourquoi?Troptardparcequetuserasmariée?Ellesecoualatête.—Troptardpourquej’ailleàCambridge.Oliverenrestasansvoix.Soudain,unfrissond’appréhensionleparcourut.Ileutenviedeprendre

sa sœur dans ses bras pour la rassurer, la protéger.Contre quoi ? Il l’ignorait.Contre elle-même,peut-être…

—LesfemmesnesontpasadmisesàCambridge,déclara-t-ilenfin.—Tun’esdoncpasaucourant?Ellesnelesontpaspourl’instant.Iln’existeaucunprojetdansce

sens.Enrevanche,uncomitédiscuteactuellementd’unétablissementpourfemmesdanslevillagedeGirton.Jesuisencoretropjeunemaisquandj’aurai…

Seigneur!FreevoulaitétudieràCambridge!Oliverpoussaunlongsoupir.Sonespritrationnelluimurmuraquecelaauraitpuêtrepire:FreeauraitpuviserEton.

Illapritparlamain.Sespremierssouvenirsd’elleétaientceuxd’unefillettevulnérable.Ilveillaitsurelle,laramassaitquandelletombait,lafaisaittournoyerdanssesbras…

—Tupensesqu’ilsuffitdeconnaîtreunpeudegrec?demanda-t-il.Elleposasurluiunregardemplidedéfi.—As-tuaumoinsune idéedecedont tuparles? reprit-il.Quand j’étaisétudiant, lesautresne

cessaientdem’insulter,quecesoitouvertementoudansmondos.Ilnesepassaitpasunejournéesansquequelqu’unmereprochedenepasêtreàmaplace.Tuconnaîtrastouscesdésagréments.Saufquemoi,j’avaismonfrèreetSebastian,alorsquetoi,tuserasseule,ettuesunefemme.Seulecontretous.Lesautresvoudrontquetuéchouesautantqu’ilsvoulaientmevoirchuter.D’abordparcequetun’espersonne,socialement,ensuiteparcequetun’esqu’unefemme.

Freenel’entendaitpasdecetteoreille.—Dans ce cas, jedevrai réussir encoreplusbrillamment !Tu espourtantbienplacépourme

comprendre.—Je t’aime, lança-t-il.C’est aussi simplequecela. Je t’aimeet jeneveuxpasque tu souffres.

Pour moi, Cambridge ne fut qu’un début : des cours, des examens, quelques professeurs et desdevoirsàrendre…J’enaigardédebonsetdemauvaissouvenirs,ungrouped’amisetd’ennemis…

Elleledéfiadeplusbelle.—Pourtoi,iln’enserapasainsi.Cetteexpériencefaçonneralapersonnequetudeviendras.Pour

lerestedetesjours,tuseraslafillequiestalléeàCambridge.—Ilfautbienquequelqu’unsoitcettefille-là!rétorquaFree.Pourquoipasmoi?Sachequeje

n’aiaucuneintentiondem’arrêtersurmalancéedèsquej’auraisobtenumondiplôme.Jepréfèreagirque de rester oisive. Et jamais je n’aurais cru que tu chercherais à me dissuader, Oliver. Tu escertainementledernierdontj’auraispuimaginerqu’ilpuissesouhaitermonéchec.

— Je ne le souhaite pas, répliqua-t-il, tendu. Si tu dois aller à Cambridge, j’espère que turéussiras, envers et contre tout. Je déplore simplement que tu sois condamnée à subir les piresbrimades.

—Danscecas,soismonalliéaulieud’êtreunebarrière.Tupeuxm’aideràapprendrelegrec.Lereste,jel’apprendsparmespropresmoyens.Seullegrec…

—Jenesuispastrèsdouéengrec.J’enconnaislesbases,sansplus.Situveuxréussircoûtequecoûte,tuaurasbesoindesmeilleursconseilspossibles…Écoute,jesaisquepapaetmamanontdesprincipestrèsstrictssurl’utilisationdel’argentduduc,mais…enréalité,cetargentm’appartient.Etsij’engageaisunprécepteur?

—Voilàdoncmesbesoins,d’aprèstoi?Ainsi,tuauraislaconsciencetranquille.—Jenetefaispascettepropositionafindemedéchargerdecetteresponsabilité,luiassura-t-il.

J’ail’impressionquetunecomprendspasàquelpointmongreclaisseàdésirer.Situveuxréalisertonprojet,tuvasdevoirt’habituerauxcoupsdurs.

Lentement,elles’assitdansl’herbe.—Quedirapapa?—Tut’enchargeras,répondit-ilens’asseyantàcôtéd’elleavantdelaprendreparlesépaules.Ilsrestèrentainsiunlongmoment,sansparler.Olivernesavaitquedire.Ilconnaissaittropbien

sasœurpourespérerl’infléchir.Néanmoins…Ilétaitégalementconscientdecequil’attendait.Quelétaitdonccebutdontellerêvaitdetoutson

cœur?Ellefiniraitpars’enlasser.Lesannéesqu’ilavaitpasséesàl’université,ilnelessouhaitaitàpersonne.Surtoutpasàsasœur.

—Jem’inquiètepourtoi,avoua-t-ilenfin.J’aipeurquetunesoisdéçue,quetuneteretrouvesisolée.

— Non, rétorqua-t-elle, les cheveux au vent. Je vais mettre le monde entier à mes pieds, aucontraire.

Ellesemblaitpresquenepasavoirentenducequ’il luidisait, tantsonregardseperdaitdans lelointain,commesisadécisionétaitprisedepuisdesannéesetqu’elleneressentaitpluslebesoind’yréfléchir.

Il l’observa avec attention, sous le soleil. Les yeux fermés, elle laissait la brise lui caresser levisage,commesiellepouvaitl’emporterailleurs,trèsloin.

—C’est cequi s’estpassépour toi ?demanda-t-elle enfin sansouvrir lesyeux.Cambridge t’abrisélecœur?

Il réprima difficilement un tressaillement et se tourna vers elle. Mais elle n’avait pas bougé.Elleétaitassise,latêterejetéeenarrière,leventdanslescheveux.Pourquoilecœurd’Oliverbattait-ilàtoutrompre?Pourquoicrispait-illespoingsenregardantdroitdevantlui?

—Nesoispasridicule,lança-t-il.Cen’estqu’uneécole.Riendeplus.Uneécole.

Chapitre9

L’universitédeCambridgerecélaitdesuperbesjardinsbotaniquesregorgeantd’espècesexotiquesrapportéesdumondeentieretclasséesselonlestravauxdeLinné.Siétrangesetparfoismonstrueusessoient-elles,cesplantesnepouvaientrivaliseraveclaconfusiondessentimentsdeJane,cejour-là.

Ellesentaitencoresurses lèvres lebaiserqu’OliverMarshallavait failli luidonner trois joursplus tôt. Ce souvenir la hantait délicieusement tel un doux secret. Chaque mot qu’elle prononçaitdésormaissemblaitportercettepromessedebaiser.

—Vous appréciez beaucoupMrMarshall, cela saute aux yeux, déclaraGeneviève Johnson, aucoursdelapromenade.

Ellespassèrentdevantuneplanteasiatiquedontlesbranchesétaienthérisséesd’aiguilles.—Ilestamusant…,concédaJane.Lesjumelleséchangèrentunregardentendu.—Enfin,jeveuxdire…MrMarshallestcertainementunhommetrèsfiable,repritJane.—Celanefaitaucundoute,admitGéraldine.Ellelapritparlebras,affichantunemouequiauraitpupasserpourdudédain.Janeauraitdûfaire

une réflexion désobligeante sur ses origines sociales, histoire de décourager les deux sœurs dedévelopperleurinterrogatoire.Hélas,elleneputs’yrésoudre.

—Ilestlefrèred’unduc,déclara-t-elle.Celasignifiequ’iljouitdumêmestatutqu’unmarquis,pourlemoins.

Lesjumellesseregardèrentdenouveau.— Non, déclara Géraldine. Vous pouvez penser au frère d’un duc, je ne crois pas que vous

devriezenvisagerunmarquis…Leur affectation soudaine était d’autant plus étonnante qu’elles ne se laissaient pas facilement

déstabiliser.Genevièveavait leslèvrespincéesetGéraldinefaisaitgrisemine.Janesaisitcequilescontrariait:Seigneur!SiGéraldineétaitfiancéeaucomtedeHapford,sononcleétaitdisponible…etmarquis!Genevièveaurait-elledesvuessurBradenton?

Jane lui souhaitait bien du courage ! Ces deux jeunes filles bien nées, cousines d’un comte,disposaientdejoliesdots.Bradentonrecherchaitsansdouteunefortuneplusimposante.

—Certainementpasunmarquis,renchéritGéraldine.Geneviève lapritpar lebraset luiadressaunpetit signede tête.Aussitôt, elle se tut :non loin

d’elles,sousunauventcouvertdevignevierge,setenaitlemarquis.Janen’avait jamaisvraimentappréciéBradenton,maisellene luiétaitpashostile.N’était-ilpas

tropcentrésurlui-mêmepoursesoucierd’elle?Néanmoins,MrMarshallluiavaitavouélaveillequelemarquissouhaitaitlavoirhumiliée…

«Humiliée.»Elleenressentaitunerancœurféroce.Encroisantsonregardfroid,elleeutenviedelegifler,de

luifairesavoirqu’ilnelavaincraitpas.—Etsinousallionslesaluer?proposaGéraldine.— C’est inutile, murmura Jane. Il est occupé. Ne le dérangeons pas en nous montrant trop

audacieuses.

—Eneffet,admitGéraldineunpeutropvite.Vousavezraison.—Deplus,repritGenevièved’unevoixstridente,jen’aimeraispasqu’ilmevoiedanscettetenue

ordinaire.Etenpleinsoleil.Seigneur,ilrisquederemarquerlemoindredéfautdemonteint!—Trèsbien,conclutGéraldine.L’affaireestréglée.Ohnon,ilnousavues!Ilvientversnous…—Jane,soufflaGeneviève,ai-jetropdepoudresurlevisage?Dites-le-moivite!Naturellement,elleavaitleteintimpeccable.—Nevous inquiétezpas, assura Janeavecentrain. Jedécèle justeunpetit amas survotre joue

droite…Genevièvepritsonmouchoirpours’essuyer,maisilétaittroptard.—MissJohnson,MissGeneviève,déclaraBradenton.Quelplaisirdevousrencontrer.Vousaussi,

MissFairfield…SiJaneavaitétésurpriseunmouchoiràlamain,elleauraitsansdoutecommisquelquebourde,

ellel’auraitfaittomberouglissédanssapochepourformerunebossedisgracieusesursarobe.Geneviève se contenta d’un sourire, comme si le mouchoir était un bouquet de fleurs, un

accessoirenaturel.Elleexécutaunerévérenceparfaite.—Monsieurlemarquis,direntlesdeuxsœursàl’unisson.—Bradenton,ditJaneàsontour,avecunerévérencehésitante.Lemarquisparutquelquepeuagacéparsafamiliarité.—Ilyaunenouvelleplantedans l’unedesserres.Jepensais lafaireadmireràMissFairfield,

déclara-t-il.Lesdeuxjeunessœurséchangèrentunregardsoupçonneux.—Naturellement,déclaraGéraldine.Nousserionsraviesdeladécouvrir…— Hélas, reprit le marquis en secouant tristement la tête, c’est un spécimen délicat. Nous ne

pouvonspastousentrerenmêmetemps.Oùdiablevoulait-ilenvenir?sedemandaJane.— Je propose que nous nous rendions devant la serre, repritBradenton. Puis j’accompagnerai

MissFairfieldàl’intérieur.Vousregarderezparlavitrepoursauvegarderlesconvenances.Cen’estl’affairequedequelquesminutes…

LesdemoisellesJohnsonseréfugièrentdansunsilenceréprobateur.SiGenevièveavaitdesvuessurlemarquis,elledevaitavoirenvied’étranglerJane,maisellen’enlaissarienparaître.

—Naturellement,monsieur,déclara-t-elle.—Àvotreguise,renchéritGéraldine.ContrairementàcequeJaneauraitcru,laserreenquestionn’étaitpasunestructuredeverre,mais

uncomplexed’édificesconstruitsdepartetd’autred’unealléecentrale,constituésd’unsoubassementen briques surmonté d’un vitragemontant jusqu’au plafond. En passant, Jane sentit de l’air chauds’échapperdecertainspanneauxouverts.

—Àtoutdesuite,mesdemoiselles,ditlemarquisauxjumelles,avantdefaireentrerJane.Un vaste espace s’étendait devant elle, donnant sur des salles aux températures et degrés

d’humiditévariables.Danscetteatmosphèrechaudeetmoite,lesplantestropicalesétaientluxuriantes.Chaquespécimenportaituneétiquetteprécisantsonnomenlatin,ainsiqu’uneréférencequ’elle

necompritpas.Sansdoutecesplantesfaisaient-ellesl’objetd’étudespoussées.Ungargouillisd’eauchaudeémanaitdetuyauxdiffusantlachaleur.Trèsvite,Janesesentitmalàl’aise.

Jamais il ne serait venu à l’idée de Géraldine de faire une chose aussi inconvenante quetranspirer…

Affable,BradentonentraînaJaneversdespotsenargileremplisdesable.Lajeunefemmenelui

renditpassonsourire.N’était-cepasluiquivoulaitlavoirhumiliée?QuiétaitprêtànégociersonvoteauParlementpouratteindrecetobjectif?

—Ehbien,monsieur,oùestdonccetteplantesirare?—Jenevouscomprendspas,déclara-t-ilenladévisageant.—Vraiment?Ellepivotasurelle-mêmepourbalayerleslieuxduregard.—Vousetmoi,nousnousressemblons,reprit-elle.Danscettesalle,ilfaisaitchaudetsec.Ungrandbacremplidepierresetdesablecontenaittoutes

sortesdepetitesplantesvertesépineusesquiauraientviteétéenvahiesparlesbroussaillesdansuneforêtdesalentours.

—«Nousnousressemblons»?—Absolument,affirmaJane, refusant toujoursde le regarder.Noussommesdesgenssimples.

Deuxêtresdontnulnesesoucieraitend’autrescirconstances.Jemesuisélevéedanslasociétégrâceàmafortune,etvousgrâceàvotretitre.

Bradentonémitungrommellementincrédule.—Est-ce pour cela que vousm’avez éconduit ? Parce que vous vous considérez commemon

égale?Elledéceladelaméchancetéetduméprisdansletondesavoix.Enréalité,ellel’avaitrepoussé

uniquementparcequecelacorrespondaitàsonpersonnaged’écervelée.Aveclui,elleavaitpeut-êtreforcé un peu le trait. L’entourage dumarquis n’avait pas tardé à se moquer d’elle, et au bout dequelquessemaines,ilavaitfiniparlesyencourager.Orilfaisaitcommesicen’étaitpaslecas.

—Vous«éconduire»? répéta-t-elleen riant.Commentaurais-jepuvouséconduire?Vousnem’avezjamaisrienproposé.

—Peuimporte.—Pourquoimeproposeriez-vousquoiquecesoit,d’ailleurs?Vousêtesmarquis.Vousn’avez

pasbesoin…Elles’interrompitcommesiuneidéevenaitdesurgirdanssonesprit.—Oh…Ilposasurelleunregardbrûlant,maisJaneétaitdécidéeànepasselaisserdéstabiliser.Ilfallait

qu’ilressenteaumoinsunepartiedelasouffrancequ’ilvoulaitluiinfliger.—Enfait,vousavezbesoindemonargent,n’est-cepas?lança-t-elle.—Taisez-vous!—Naturellement, reprit-elle avec une sollicitude qu’elle était loin de ressentir. Vousme faites

beaucoupdepeine.Cedoit être embarrassant !Vousne risquezpasdeperdrevos terres,même sivous lesgérezmal,etmalgré touscesavantages,vousn’arrivezmêmepasà réaliserdebénéficesgrâceàvotrepatrimoine.Ilfautvraimentlevouloirpourêtreaussiincompétent…

Furibond,ilfitunpasverselle.—Taisez-vous!—Nevousinquiétezpas,jenelediraiàpersonne.Vousconnaissezmadiscrétionlégendaire…Ils’avançaencore.Janeavaitdépassélesbornes.Letitillerétaitunechose,leprovoquerenétait

une autre. Pétrifiée, elle affronta son regard menaçant. Les sœurs Johnson les observaient del’extérieur,maisellesnepourraient rien faires’ilvenaità l’idéedumarquisde l’agresser. Janesetrouvaitàlamercidecethommequiluivoulaitdumal,quientendaitlaréduireausilence…

La discrétion n’ayant jamais été son point fort, elle afficha un sourire radieux et feignitl’ignorance.

—Vousmefaitesdelapeine,Bradenton.Quiapuvousfairecroirequej’étaisunemalheureuseenfantprêteàsuccomberàvotreespritetàvotrecharme?Quelledéceptioncelaadûêtrepourvous!Vousvous imaginiezdéjàavecmadotenpoche,etvoilàquejemegausseaupremiercomplimentquevousm’adressez…

—Salepetitegarce!maugréa-t-il,ulcéré.Vouslefaitesexprès,n’est-cepas?—Quoidonc?demandaJanesanssedépartirdecesourirequiluiservaitdeboucliercontreles

flammesdudragon.Jen’aifaitqu’énoncerquelquesvérités.N’appréciez-vouspascertainesvérités,monsieurlemarquis?

Apparemmentpas.Ilavançaenbrandissantsacannetelleunearme.Soudain,Janepritpeur.Elleavaitvraimentdépassélesbornes…

—Voussouhaitiezmemontreruneplanteexotique,jecrois.Bradentons’arrêtanetet se ressaisit, commes’il se souvenaitque lesparoisde la serreétaient

transparentes.Quellequesoitlateneurdeleurconversation,Janen’enétaitpasmoinsunefemme,etsilahautesociétéapprenaitqu’ill’avaitagressée,saréputationseraitternie.

—Absolument,souffla-t-ilentendantsacanneverslaplanteenquestion.C’estcelle-ci…Lespécimennepayaitpasdemine,avecsonentrelacsdetigeshérisséesdepetitesaiguillesd’un

vertgrisâtre.—Ellevousressemble,MissFairfield,déclara-t-ild’untonchargédefiel.Janen’endoutaitguère.— Elle me plaît, commenta-t-elle. Elle se dresse fièrement en milieu hostile… Et si nous

cherchionsuneplantequivouscorresponde…Jesais!J’aiaperçuungenredemauvaiseherbe,prèsdel’entrée,uneespècegrimpanteàl’odeurnauséabonde.

Elletournalestalons.Ducoindel’œil,ellevitalorslemarquissaccagerdupommeaudesacannelestigesépineuses.Lajeunefemmesefigead’effroi.Commentignorercetactedeviolence?Unsourirenesuffirait

pas.Ilneluirestaitqu’unesolution:fairemineden’avoirrienvu.Elleavançadoncd’unpasassuré,mêmesielletremblaitdetoussesmembres.

—C’estici,déclara-t-elle.Approchons-nous,voulez-vous?—Non,réponditlemarquis,lesoufflecourt.Retournonsplutôtauprèsdesautres.Il n’avait pas cherché à lamenacer, dumoins Jane essaya-t-elle de s’en persuader. Elle l’avait

irrité,riendeplus,etilavaitlaissélibrecoursàsafrustration.Lemalheureuxcactusn’étaitqu’unevictimeinfortunéedesacolère.

Bradentonseréfugiadanslemutisme.Janesesentaitincapabledeprononcerunmot.Lorsqu’ilsouvrirent la porte menant vers l’extérieur, ils trouvèrent Geneviève et Géraldine en grandeconversation.

—Tul’asbienvu,soufflaGéraldineàsasœur.Tul’asvu…Soudain,ellesseturentetsetournèrentverslemarquisetJaneenaffichantunsourirecandide.—Monsieurlemarquis…,ditGeneviève.—ChèreMissFairfield, renchéritGéraldine en s’avançant, visiblement tendue.Quel plaisir de

vousrevoir!Mercidenousl’avoirramenée,monsieurlemarquis.—Ehbienvoilà,conclutBradenton.Mesdemoiselles,jevousrendsvotreamie.Janen’étaittoujourspasremisedesamésaventure.Elleentenditàpeinel’invitationquel’unedes

jumellesadressapourlaformeaumarquis.—J’imaginequevousnesouhaitezpasvousjoindreànouspourlasuitedenotrepromenade?Non,songea-t-elle.Non,partez,allez-vous-en.

—Jeregrette,répondit-ilavecunsourireglacial.Ilestgrandtempsquejeprennecongé,maiscefutunplaisir.Mesdemoiselles…MissFairfield,ajouta-t-ilàl’intentiondeJane.

Lecœurdelajeunefemmesemitàbattrelachamade.—Puisquevousdeveznousquitter…,ditGenevièved’unairpincé.Les sœurs Johnson se postèrent entre Jane et le marquis, puis le regardèrent s’éloigner dans

l’allée.Auboutdequelquespas,ilseretourna,peut-êtrepourobserverJane.Lessœursdemeurèrentimpassibles.SiBradentonavaitvouluadresserunemenacetaciteàJane,iln’eneutpaslapossibilité.Géraldineesquissanéanmoinsunsignedelamain.

Jamais Jane n’avait autant apprécié leur badinage.Les deux sœurs se tournèrent vers elle.Nonseulementellesneluisouriaientpas,maisellesl’observaientd’unairinquiet.

—MissFairfield…,ditGéraldinedesavoixmélodieuse.Nousvousavonsobservésàtraverslavitreetnousn’avonspunousempêcherderemarquer…

—Quevousa-t-ildit?s’enquitGeneviève.La gorge de Jane se noua d’émotion.Elle refusait d’en parler, surtout avec ces deux-là…Elle

n’avaitquefairedeleurjalousiestupideetdéplacée.Bradentonavaitsaccagéuncactusetavaitbienfaillis’enprendreàelleégalement.—Rien,assura-t-elleenpriantpourqu’ellesneremarquentpasletremblementdesesmains.—Écoutez,insistaGéraldineenposantunemainsursonbras.Endevenantvosamies,nousavons

décidéde…veillersurvous.—Pourainsidire,ajoutaGeneviève.Janesecoualatête.—Cen’étaitrien!Ilm’amontréuneplanteendéclarantqu’ellemeressemblait.N’est-cepas…Elle faillit dire « touchant »,mais cemot refusait de sortir de sa bouche.Géraldine pinça les

lèvresetsetournaverssasœur.—Tuasraison,déclara-t-elle.Nousdevonsleluidire.Quellenouvelleépreuveallait-elleendurer?Janeenavaitassezdecespetitsjeuxcruels.—Jesensvenirunemigraine,déclara-t-elle.GéraldineresserrasonemprisesursonpoignetetGenevièvevintseposteràcôtéd’elle.—MissFairfield…Commentvousdire?Parfois…parfois,j’ail’impressionquevous…—Nouspensonsquevousnesavezpastoujoursinterpréterlesintentionsdesautres,poursuivit

Géraldine.Interloquée,Janelesdévisageatouràtour.—Ainsi,repritGeneviève,vousn’avezpeut-êtrepasbieninterprétélesintentionsdumarquis.Je

necroispasquevousayezvusonexpression,lorsquevousvousêteséloignée…etcequ’ilafait.Jane avait très bien compris, au contraire. Et elles aussi. Mieux valait couper court à cette

conversation.Ellen’avaitnulleenvied’entendredeleurbouchequelemarquisvoulaitl’humilier.—Nous avons tout vu ! déclaraGeneviève. Son intention était très claire…Nous n’avons pas

toujoursététrèsgentillesavecvous.Que racontait-elle donc ?Elle dut se forcer à croiser le regard deGeneviève.Ce qu’elle y lut

n’avait rienàvoir avecunequelconque jalousie.Lesdeux sœurséchangèrentun regardcomplice,puishochèrentlatête.

— En réalité, reprit Geneviève, depuis que nous vous connaissons, nous n’avons sans doutejamais étégentilles avecvous.Nousavonsexploitévoscompétences.Celapeut semblerdifficile àentendreetvousrisquezdenepasbiensaisirnospropos…

Janeenavaitlesoufflecoupé.

—Toutefois,poursuivitGeneviève,jevouspriedemecroirequandjevousconseilledeneplusvous trouver seule avec le marquis. Plus jamais, même dans un jardin public. Nous nous étionsengagéesàvouséviter lespiresennuis.JenepuisêtrecertainedesintentionsdeBradentonàvotreégard,maisjerefusederesterlàànerienfaireenattendantqu’ilpasseàl’action.

—Cequ’ilafaitesttrèsmal,décrétaGéraldineencroisantlesbras.Peum’importentlessottisesquevousdébitezparfois.Jememoquequevousfranchissiezleslimitesdelabienséance.L’attitudedeBradentondépasselesbornes.Deplus,Hapfordm’aparlédesaconduite…j’auraisdûvousenparlerauparavant.Vousn’auriezpasdûvousretrouverseuleaveclui…

Querépondreàcesrévélations?Janes’attendaittellementaupirequ’ellesetrouvaitdésemparée.Ellenes’attendaitcertainementpasàcetaveu…

Genevièvelapritparlebras.—Jecomprendsvotredésarroi.Mêmesinousnenoussommespastrèsbiencomportéesparle

passé,nousnepermettronspasqu’ilvousarrivequoiquecesoitdefâcheux.C’estpromis.Janepoussaunlongsoupir,puiselleobservalesdeuxsœurs.Bienquepluspetitesqu’elle,elles

semblaientladominerdeleurprésence.Soudain,Janesentitdeslarmesluimonterauxyeux.—Allons,allons,fitGéraldineenlaprenantdanssesbras.Cen’estrien.Toutvas’arranger…Janeprenaitenfinconsciencedesapeur,desonterriblesentimentdesolitude.LessœursJohnson

ayant abattu cette barrière, elle pouvait laisser libre cours à ses émotions. Lorsqu’elle chancela,Genevièvelarattrapa.

—Allons,allons,répétaGéraldine.—Depuisquelquesmois,j’aimauvaiseconscience,avouaGeneviève.Jemesensaussimauvaise

queBradenton.Nousavonsétéodieuses…—C’estarrivéfortuitement,expliquaGéraldine.Vousétiezl’instrumentidéalpourrepousserles

prétendantséventuelsdeGeneviève.Aprèslacolèreetlapeur,Janesombradanslastupeur,puiselleneputs’empêcherd’éclaterde

rire.—Jecroisqu’ellenecomprendpas,soufflaGéraldine.Jane se redressa, prit une profonde inspiration et regarda autour d’elle, cemonde étrange qui

l’entourait.Enfin,elleselança:—Géraldine,Geneviève,j’aiunaveuàvousfaire.Jen’aipasététrèsgentilleavecvous,moinon

plus.Etce,dèslespremièressemaines…Lesdeuxsœursécarquillèrentlesyeux.—Je…jejouelacomédie.Jefaissemblantd’êtremaladroiteetinsupportable.Jevousdoisdes

excuses.—Oh,non!soufflaGéraldine,avantd’afficherunlargesourire.— C’est incroyable ! s’exclama Geneviève en riant de bon cœur. Vous ne nous devez pas

d’excuses.Enrevanche,uneexplicationseraitlabienvenue.Lestroisjeunesfemmesdéambulèrentpendantdesheures,àbavardergaiement,sansvraimentse

soucierdesplantesquilesentouraient.—Voyez-vous, résumaGenevièveaumomentdeprendrecongé, jene souhaitepasmemarier.

Chaquefoisquej’imaginelesmainsd’unhommesurmoi,jecèdeàlapanique.Géraldinepritlebrasdesasœur.— Maman affirme qu’elle va s’en remettre. Mais Geneviève et moi, nous ne nous séparons

jamais.Noussommesfusionnelles.Jelasoutiens,parsolidaritéfamiliale.

— Quel dommage ! soupira Geneviève. Je ferais une épouse merveilleuse, si seulement jetrouvais l’équivalent d’un Hapford. J’adorerais dépenser l’argent de mon mari pour des œuvrescaritatives.Hélas,jevaisêtreobligéedefairedeséconomies…Masœurmettradesenfantsaumondeet jeserai leur tanteunpeuexcentrique.Je leurdonneraidesfriandises,puis je lesconfieraià leurnurseavantderentrerchezmoi.

—Vousêtesnotreangegardien!déclaraGéraldine.Jusqu’àprésent,nousn’avonsjamaisfailliànotremission.Geneviève redoutait de sevoir imposerun triste sirequi la rendraitmalheureuse…Puis nous vous avons rencontrée. Il nous a suffi de refuser de nous séparer de notre chèreMissFairfieldpourquelesinvitationssefassentplusrares.

Cetteamitiéétaitdoncuneaubainepourtouteslestrois.Maintenantqu’ellesavaientmiscartessurtable,ellespouvaientrepartirsurdenouvellesbasesetpartageruneamitiésincère.

—Alors,àcesoir!conclutGéraldine.MrsBlickstallattendaitJane,assisesurunbancàl’entréeduparc.Ellelevalesyeuxverslestrois

amies qui marchaient bras dessus, bras dessous avec un plaisir évident, mais se garda de toutcommentaire.

LesjumellesembrassèrentJaneaveceffusion.—Toutvas’arranger,maintenant,promitGéraldine.Pournoustrois.Vousverrez…MrsBlickstallseleva.Janen’avaitcependantaucuneenviedepartir.Ellenepouvaits’empêcher

derevoirlecactusdéchiqueté.—J’aibesoind’encoreunpeudetemps,dit-elle.Grâce à quelques pots-de-vin, Jane faisait toujours ce qu’elle voulait.MrsBlickstall haussa les

épaulesetserassit.Janes’éloignaendirectiondesserres.Elle était un fléau, unpoison, une écerveléeque les hommes fuyaient comme la peste.Elle les

détestaitàcausedesplaisanteriesqu’ilsfaisaientàsesdépens.Àquelmomentavait-ellecommencéàcroirequ’ilsavaient raison?Quenulnepourrait jamais l’apprécier?Àpenserquechaqueparolequ’elleprononçaitétaitunfardeaudepluspourlesautres?

Elle entra dans la serre abritant les plantes désertiques, espérant que les dégâts seraientmoinsgravesquedanssonsouvenir…Hélas,Bradentonavaitfaitpreuved’unetelleviolencequelaplanteétaitdéracinée.Orcen’étaitqu’uneplante…

Comment redevenir elle-même ? Une jeune femme comme les autres ? Jamais elle neressembleraitàGéraldineetGeneviève,avecleursbonnesmanièresetleurteintdeporcelaine.Elleseraittoujoursbavarde,maladroiteetdénuéedegoût.Néanmoins…

Peut-êtrepouvait-elleévoluer,neserait-cequ’unpeu…Ellecompritalorsquelleseraitlapremièreétapedesamétamorphose.Janedutfrapperàtroisportesavantd’obteniruneréponse.La serre était pleine de petits pots en terre cuite contenant de jeunes pousses. Une femme aux

mains gantées vêtue d’une blouse sombre apparut. Elle posa sur Jane un regard interrogateur quis’attardasurlarobed’unorangecriardornéed’angelots.

—Quepuis-jefairepourvous?— Je suis désolée de vous déranger,mais jeme promenais et… il est arrivé quelque chose à

uncactus.Labotanisteneparutenrienimpressionnée.—C’estuncactus.Eneffet,ilsonttoujoursl’airsouffreteux.C’estnormal.Àcesmots,ellefitminederefermerlaporte.

—Attendez!s’exclamaJane.Ilestentrèsmauvaisétat,commesiungarnementl’avaitdétruit.—Trèsbien,soupirasoninterlocutrice.Allonsexaminercecactus.Elleallachercherunsécateuretuneautrepairedegants.Janeluiemboîtalepas.Elles’étaitattendueàtrouverunvieuxjardiniergrisonnant,ouunjeune

hommeauxmainscalleuses.Orcettefemmes’exprimaitavecéléganceetlarobequ’elleportaitsoussontabliersemblaitfortbiencoupée.

—J’ignoraisquelejardinbotaniqueemployaitunefemme.—«Employer»?pouffa-t-elle.Nesoyezpasridicule!Jesuisbénévole.Ellenesemblaitpastrèsloquace…—Naturellement,serepritJane.Jesuisdésolée.C’estparici.Pourquoidiables’excusait-elle?—Jesais.Nousn’avonsqu’uneseulesalleconsacréeauxplantesdésertiques.Avec son tablier, elle ressemblait plutôt à une infirmière. Elle observa un instant les débris

éparpillésducactusdétruitparBradenton.—Oh!dit-elled’unevoixmélodieusequiavaitperdudesafroideur.Pauvre,pauvrepetite…Elleredressalepotavectendresseetreplantadoucementcequ’ilrestaitducactus.—Pourrez-vouslesauver?s’enquitJane.— C’est un cactus, répondit distraitement la botaniste. Ils poussent dans le désert, résistent au

soleil et aux tempêtes de sable… Difficile de tuer un cactus. On peut le noyer en l’arrosantabondamment.Quantàcetactedevandalisme…Ils’agitplutôtd’unactedepropagation.

Àcesmots,ellepritunpeudesabledansunpetitpotqu’elleavaitapportéetentrepritdetaillerlestentaculesbrisés.

—Voilà,dit-elleenfin.Àprésent,passonsàlapartielaplusamusante.Elleplantaquelquestronçonsdanslesable.—Audépart,ilyavaitunseulcactus.Àprésent,nousenavonsseptouhuit.Etmêmeneuf.—C’esttout?Vousn’avezpasbesoind’eaunid’engrais?— Il faudra quelques mois pour qu’ils prennent racine, expliqua la botaniste, en les arrosant

uniquement si le sableest sec. Jevous l’aidit :uncactusest increvable. (Elle tendit lepotà Jane.)Tenez.Jevousl’offre.

—Oh!Enavez-vousledroit?Enfin,vousvenezdem’offriruneplante…Attendez…Vousêtesbénévole.Vousnepouvezpas…

—Sivousquittezleslieuxaveccepot,ilvousappartiendra.Jenepensaispasqu’unefemmeaussiintrépidequeMissJaneFairfieldselaisseraitimpressionnerparundétailtelqueledroitdepropriété.

—Quivousaindiquémonnom?—JesuisVioletWaterfield,comtessedeCambury,énonça-t-ellecommesicelaallaitdesoi.—Raviedevousrencontrer,madame,ditJane,déconcertée.—Vousignorezquijesuis?Oliveroublietoujourslesmembreshonoraires…Vousconnaissez

lesfrèresténébreux?Oliver,Sebastian,Robert?—Oliver…Vousvoulezdire…—OliverMarshall,absolument!—Commentsavez-vous…?Elleaffichaunsouriremystérieux.—Jesaistout.C’estmonrôle,auseindenotrepetitgroupe.—Jevois…Unebienbellevocation.—Unevocation?railla-t-elleavecunsouriresatisfait.Certainementpas!Jesuisbénévole.

Chapitre10

Cesoir-là,Janeentrafortementagitéedanslachambredesasœur.Depuisdesannées,Emilyétaitsonuniqueconfidente.Et,enquelquesjoursàpeine,voilàqueJane

avaitglanédessecretsdontellenepouvaitluiparler…Figure-toiqu’unhommeveutm’humilier,maispeuimporte,jevaisplutôtteraconterl’histoiredes

sœursJohnson.Savais-tu que Bradenton avait mis un contrat sur ma tête ? Apparemment, je vaux aussi cher

qu’unevoixauParlement…Ouladestructiond’uncactus.Jenesaispasquelestleplusflatteur.Crois-tuqueMrMarshallm’apprécie?Jen’aiaucuneidéedecequ’ilpensedemoi.Encoreunmensonge:Janesavaitpertinemmentcequ’ilpensaitd’elle.Tandisqu’ellecherchaitàremettredel’ordredanssesidées,sasœurpritlaparole.—Sais-tuqu’ilexistedesgensquineboiventpasd’alcool?—J’enaientenduparler,réponditJane.ÀCambridge,cesmalheureuxétaientvictimesdespiresrailleriesdelapartdesétudiantsnoceurs.—Sont-celesquakersquirefusentdes’enivrer,oubienlesméthodistes?demanda-t-ellefaceau

regardcurieuxd’Emily.Jelesconfondstoujours.Pourquoicettequestion?— Je l’ai lu quelque part, répondit la jeune fille en rougissant légèrement. Mais il y en a…

d’autres,n’est-cepas?—Hum…Jenemesuisjamaisposélaquestion.—Naturellement,fitEmilyenbaissantlesyeux.Janeétaitdésemparée.Siellecommençaitàluiracontersonhistoire,elleseraitcontraintedetout

luirévéler.Orellenepouvaitdivulguerlessecretsd’autrui.—Tuesbienpensive,déclaraEmily.Quediablet’est-ilarrivé?—Rien,mentitJane.Emilyladévisagea.PuiselleobservalecactusenpotqueJaneavaitposésursacommode.— Oh, souffla-t-elle d’un air entendu, je vois. Et dire que je croyais être la seule à qui rien

n’arrivaitjamais…—Jesuisdésolée…—Necherchepasàm’amadouer!lançaEmily.Iln’yavaitrienàrépondreàcela.Janetintdoncsalangue.—Aufait,repritEmily,savais-tuquecertainespersonnesnemangentpasdeviande?C’étaitdécidémentlejourdesquestionsétranges.—J’aiconnuunhommequin’aimaitpaslejambon.—Jeneteparlepassimplementdejambon,maisdetouteslesviandes!Pouruneraisoninconnue,Emilyévitaitsonregard.Janeeutsoudaindessoupçons.—Dis-moi,cesgensquinemangentpasdeviandeetneboiventpasd’alcoolauraient-ilsunnom,

parhasard?Sasœurhaussalesépaulesd’unairdésinvolte.—Biensûrquenon!Dumoins,àmaconnaissance.Commentlesaurais-je?Jane n’ignorait pas à quel point sa sœur savait mentir. En la dévisageant longuement, elle

remarquaquequelquechoseavaitchangé.Emilyn’était pas agitée, n’affichait pas lemoindre tremblement.Elle semblait plus sereineque

decoutume.AvantleurarrivéechezTitus,Janeétaitcapablededevinerlesactivitésdesasœuràlafaçondont

elleseconduisaitlesoir.Quandellerestaitenferméeàlamaison,ellenetenaitplusenplace.OrEmilynebougeaitpas.Deplus,elleavaitlesjouesroses.—Emily,as-tu…?Sasœurlevavivementlesyeux.—Jen’airienfait!railla-t-elleenchantonnant.Toutcommetoi.—Peu importe. Je ne veux pas vraiment le savoir. SiTitus l’apprend, je veux pouvoir plaider

l’innocence,cequiseraimpossiblesitumeracontestout.Unsourirenostalgiqueeffleuraleslèvresdelajeunefille,quidétournalesyeux.Janeconnaissait

cesourire.—Dis-moisimplementcequetuasfait,oucequetun’aspasfait…Quellesqu’aientétélesactivitésdesasœur,elleavaitcertainementquittélamaisonseule,puisque

Jane avait passé la journée en compagnie de leur chaperon. La situation était périlleuse, et passeulementàcausedesinquiétudesinfondéesdeleuroncle.

—Raconte-moi!insista-t-elle.Etdis-moiquetunefaispasdebêtises.—MêmeTitusn’yverraitpasd’inconvénient,ditEmilyavecunsourireespiègle.Jemecontente

deliresestraitésdedroit.—Enlisantceslivres,tuaurassansdouteremarquéquecertainespersonnesfontparfoisdumal

auxautres.Jenevoudraispasquetuenfassesl’expérience.—Ohnon ! s’exclamaEmilyenenroulantunemèchedecheveuxautourde sondoigt. Iln’ya

aucunrisque.—Ilyatoujoursunrisque…—Émettonsunehypothèse,repritlajeunefille.Siquelqu’unrefusedemangerunanimalparce

qu’ilneveutpasluifairedumal,ildoitrespecterlemêmeprincipeenversleshumains.—Non,réfutaJane.Cen’estpassystématique.Emilydemeurauninstantimmobile.C’étaitsirarequeJaneeutpresqueenviedelasecouerpour

voirsiellerespiraitencore.—Mais quelqu’un me fait déjà du mal, reprit-elle enfin. Si je ne bouge pas, Titus finira par

annihilermapersonnalité.Parfois,jemedemandesij’existeencore.—Celan’arriverapas,luipromitJaneenluieffleurantlajoued’unecaresse.—Celanedépendpasdetoi.Etnemeconseillepasderesterenferméeparcequejerisqued’être

blessée.—Jen’enferairien.Emilyluipressalamain.—Danscecas,gardetespenséespourtoi,etjegardelesmiennes.C’était la troisième fois qu’Emily quittait subrepticement sa chambre pour rejoindre

MrBhattacharya.Sisononclel’avaitsu,iln’auraitpasmanquéderéitérersonsermonhabituelsursoninnocence,

sajeunesse,avantdelamettreengardecontreleshommesmalintentionnés.OrMrBhattacharyasemontraitbientropconvenableaugoûtd’Emily.Illuisouriait,luiprenaitle

brasuninstantlorsquelechemindevenaittropétroit.Ill’admirait,certes,maissansfranchirlalimite

desconvenances.Ce jour-là, il s’étaitmontré plus réservé que de coutume. Ils s’étaient promenés le long de la

rivièresanséchangerunmot.Auboutd’unedemi-heure,lejeunehommes’étaitenfinexprimé:—Jesuisdésolédenepasêtredetrèsbonnecompagnie.Jesuisaccaparéparmesrévisions.J’en

aipresquedesmigraines.—Souhaitez-vousendiscuter?Elleavaitlucertainsouvragesdedroitdesononcleafindeconverseraveclui.Unpeuétonnépar

sonenthousiasmesoudain,Titusl’avaitautoriséeàprendreconnaissancedecertainsdossiers.Mr Bhattacharya ne mettait jamais en doute ses capacités à comprendre son raisonnement. La

dernièrefois,ilavaitsortiunlivredesoncartableetilsenavaientparcouruunpassageensemble.Ilsétaientsiprochesqu’ilauraitpuluiprendrelamain…

Iln’enavaitrienfait.Cejour-là,pourtant,aulieud’ouvrirunlivre,ilregardaleciel.—Jetravaillesurunprocèsaucoursduquellacourrejetteunerequêteconcernantunesuccession

en arguant qu’une femme de quatre-vingts ans aurait pu avoir un enfant après la rédaction dutestament.

Emily croisa les bras sans rien dire,mais il ne poursuivit pas, se contentant d’afficher un airaccablécommes’ilportaitlefardeaudesièclesentiersd’absurditésjudiciaires.

—Peut-êtrequesivousm’expliquiezenquoivousavezdesdifficultés,jepourraisvousêtreutile,hasardalajeunefille.

—Je…Monproblèmen’est-ilpasévident?Unefemmedequatre-vingtsansnepeutpasporterd’enfant.

—DanslaBible,Sarahaenfantétrèstard,rappelaEmily.Elleavaitaumoinsquatre-vingtsans.— La Bible…, répéta-t-il en secouant la tête. Même si nous avions le droit d’invoquer cet

argument,lecasresteraitobscur.Lebénéficiaired’untestamentdoitsefaireconnaîtredanslesvingtetunansquisuiventlamortdelapersonnedontilhérite.QuevientfairelaBibledanscettehistoire?

—C’estvrai,ditEmilyenétouffantunrire.Jeneconnaispasgrand-choseaudroit.Enrevanche,jesuiscertainequevousnepouvezpasinvoquerlaBible.

—Pourquoipas?Jésusn’est-ilpasressuscitéd’entrelesmorts?—Lesjugesparleraientdesacrilège.Ilhaussalesépaulescommes’ilnes’ensouciaitguère.—JesupposequesijecitaislaBhagavad-Gita,jerencontreraisdesréactionshostiles.—Dequois’agit-il?demandalajeunefille,curieuse.—CesontenquelquesortelesécrituressaintesdesHindous.Elleréfléchituninstant.—IlmesemblequevousfaitesbiendenepasciterlesÉcrituresdesHindousdevantuntribunal

anglais.—Ledroitanglaisesttrèscomplexe.LesÉcrituressontlesseulsargumentsvalidesquejepuisse

trouver,maisjenepeuxpaslesutiliserpoursoutenirmathèse.Celan’aaucunsens.—Jecrois,MrBhattacharya,quevouscomprenez trèsbien.Levéritableproblèmeestceluide

l’acceptation.—Jeraisonneàl’envers,admit-ilaveccalme.Commentappliquercequiestillogique?Etvous

prétendezqueledroitanglaisconstituelesommetdelacivilisation.—Moi?Jen’aijamaisrienaffirmédetel.Auxyeuxdelaloi,jesuistropjeunepourprendremes

propresdécisions.Jesuisenâgedememarieretd’avoirdesenfants,maisjenepeuxpaschoisiravec

quijeveuxvivreetquialedroitdemetoucher.Laloim’obligeàobéiràmononcle,alorsqu’ilveutmeconfinerdansmachambre.

—Votreoncle…Jecroyaisqu’il…Vousvoulezdirequ’ilvousenfermedansvotrechambre?—Absolument.Iln’estpasaussipermissifquejevousl’aidécrit,avoua-t-elleunpeugênée.Lejeunehommefitunpasenarrière.—Vousnedevriezpasdéfiervotreoncle.Ilfaitpartiedevotrefamille.Laloin’arienàyfaire.

C’estunequestiondebonsens.Jepensais…—J’aiunpeuarrangélavérité…—Personnellement,jenedéfieraispasmafamilledelasorte.—Biensûrquesi,sivotrefamilleexigeaitdevousquelquechosed’inacceptable.Supposezque

votrepèresoituntyrancommeNapoléonetqu’ilvousordonnede…—Jenevouscomprendsvraimentpas…EnquoiNapoléonétait-ilsiterrible?Le jeune homme était si posé, si souriant, qu’elle crut dans un premier temps qu’il plaisantait.

Maisellelutvitedanssonregardqu’iln’enétaitrien.—Nesoyezpasridicule!lança-t-elle.Ilvoulaitconquérirl’Europeàn’importequelprix…Elles’interrompit,conscientequesesparolesavaientdépassésespensées.—Oh…,lâcha-t-elleaveceffroi.Anjannebougeapas.—Oh…,répéta-t-elle,enposantunemainsursonventre.Pendantunmoment,sonamisetut.Voyantcombienelleétaitembarrassée,ils’exprimaenfin.—LaCompagniedesIndesaprisCalcutta.Vousn’imaginezpaslesscènesd’horreurauxquelles

j’ai assisté. Il y a dix ans, un soulèvement a éclaté dans le Nord. Sans doute n’en avez-vous pasentenduparler.

Ilavaitraison.Emilyn’ensavaitrien.—Continuez,souffla-t-elle.—Plusieursbataillonsindienssesontmutinés.DesIndienssesontmisàtuerdesIndiens.Ilcrispalespoings,happéparsonsouvenir.—Monfrèreétantdansl’armée,ilsl’ontappeléàlarescousse,reprit-ilensecouantlatête,avant

deplongerdanssonregard.—Dequelcôtévotrefrères’est-ilbattu?—Jesuisici.Celarépond-ilàvotrequestion?Elleacquiesça.—ToutacommencéparcequelaCompagniedesIndesafournidesmunitionsenduitesdegraisse

animaleauxcipayes.Delagraissedeporc,delagraissedebœuf,cequ’ilsavaientsouslamain.Orlessoldatsdevaientplacerlacartouchedansleurbouche…LesAnglaisnecomprenaientpasquecequ’ils leur demandaient était un sacrilège. Ils ignoraient pourquoi ces gens étaient furieux.L’informations’estrépanduedeprovinceenprovinceetlescombatssontdevenusplusviolents.Enconclusion,MissFairfield,NapoléonBonaparten’étaitpaspirequecertainsautrestyrans.

—Jecomprendsquevoussoyezfavorableàl’indépendancedesIndes.Outoutdumoins,àunecertaineautonomie.

Ilsemblaitsicalme,malgrélatristessequ’ellelisaitdanssesyeux,qu’elleeutsoudainenviedeleconsoler.

—Non.N’avez-vousdoncpasécoutécequejevousaidit?Jen’osepasêtrefavorableàquoiquecesoit.Jesuisissud’unefamilleaisée.Ilm’estcompliquédevousexpliquerlasituationsivousneconnaissez pas le système.Mon frère aîné était officier dans les forces indiennes.Mon deuxième

frère est magistrat. Mon père fonctionnaire. Il occupe un poste à responsabilités au sein de laCommission des chemins de fer. Et moi, je suis ici précisément parce que ma famille accepte ladominationbritannique.Commentpuis-jeparlerderévolte?Queleurarriverait-il?

Lajeunefillesecontentadesecouerlatête.—Monfrèrem’aparlédelarévoltedescipayes.DesIndienscontredesIndiens.Qu’avons-nousà

gagner?Non,jenerêvepasd’indépendance.Jerêvedecequiestàmaportée.—Mais…—Sijerêvaisd’indépendance,jen’accompliraisrien.Jeseraistropradicalet,finalement,rienne

changerait.Laviolencerecommencerait.Àquoibon?Elles’imagina,commelui,incapablederêverdeliberté.—NemeparlezpasdeNapoléon.Vousnepouvezpascomprendre.Emily ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de la maison de son oncle, mais elle avait

l’impressiond’avoirvoyagéversdenouveauxhorizons,commesielleavaitétéhappéeparlemondeextérieur.Commeelleavaitétéaveugle!

—Cen’estpasunsujetdeconversationconvenable,déclara-t-il.Jevousprésentemesexcuses.Touteférocitéavaitdisparudesonregard.Ilsouritcommesiriennes’étaitpassé.—Non,dit-elleavecpassion.Non,nevousexcusezpaspourcela.Jamais.J’ignorecequevous

faitesaveclesautres,maisavecmoi…Pourquoiétait-elleàcepointbouleversée?—Vousêtesmonéchappatoire,avoua-t-elleenfin.Laseulechosequirendelerestedelajournée

supportable.Cesmomentspartagésdevraientaussiêtreuneévasionpourvous.L’espaced’uninstant,ilsecontentadelaregarderendissimulantsesémotions.—Jedevraisvousinviterànepasdéfiervotreoncle,déclara-t-ilenfin.—S’iln’yavaitpasdefonctionnaires,niderisquedereprésailles…Dites-moi,MrBhattacharya,

dansquelcampseriez-vous?Ilprituneprofondeinspiration.—Jenecroispasquecesoitunebonneidéedepenseràcela.J’ail’impressionquevousessayez

dedétournerlaconversation.—Moi, je crois tout autre chose, réponditEmily.M’avez-vousvraiment cruequand jevousai

affirméquemafamilleétaithorsnorme?Qu’ellemepermettraitdemepromeneravecvousaussisouventsansquenousayonsétéprésentésl’unàl’autre?

—Ehbien…Je…—Voussaviez.Vousnevouliezpeut-êtrepasl’admettre,maisvoussaviez.Etsivousconsidérez

quejen’aipasàmepromenerainsi,quefaites-vousavecmoi?Pendant un longmoment, il demeura silencieux. Puis, doucement, il lui prit lamain,mais pas

pour l’aider à franchir un passage difficile. Il la caressa du bout du pouce. Lorsqu’elle replia lesdoigtssurlessiens,ils’inclinapourluiembrasserlapaume.

Sansenavoirl’intention,Emilys’étaitaventuréeeneauxprofondes…

Chapitre11

C’étaitenévitantlatentationquel’onparvenaitàluirésister.Quandonnesupportepasl’alcool,on fuit les tavernes. SiOliver ne voulait pas humilier une femme… lameilleure solution était degarder ses distances. Il avait réussi à s’y tenir pendant trois jours et espérait que le souper quis’annonçaitsedérouleraitsansencombre.

JaneFairfieldn’avaitfaitaucunprogrèsdanssafaçondes’habiller.Aprèslarobebleuetordontlemotiffaisaitmalauxyeux,elles’étaitprésentéeavecunetenuesurgiedel’enfer,selonlestermesdeWhitting:lasoiemoiréedumodèlen’étaitpas,effectivement,sansrappelerlesflammes.

Etpuisilyavaitlatoilettequ’ellearboraitcesoir-là…Elle avait le don d’enlaidir une base élégante au-delà de toute imagination.Oliver n’avait rien

contreunerobeentulleetensatinquandlescoloriss’accordaientpourcréeruneffetdelégèreté.Letulle rouge sur du satin blanc prenait ainsi un aspect rosé à la lumière. Le satin noir dont étaitconstituéelarobedeJaneauraitpuêtreduplusbeleffet,siseulementelles’étaitarrêtéeautulledoré.Maisilavaitfalluqu’ellefasseajouterdescouchessuccessives–bleu,rouge,blanc,vert,pourpre–dontl’aspectétaitimpossible.

Impossibleétaitbienlemot.Commetoujours, lesréflexionsmoqueusesfusaient.Oliverétait leseulinvitéàposersurelleunregardbienveillant.

Car elle lui plaisait. Il aurait volontiers ôté les épingles ornées de fleurs multicolores quimaintenaientsacoiffurepourglisserlesdoigtsdanssesbouclessoyeusesetluivolerenfinunbaiser.

Surtout,nepascéderàlatentation…La jeune femme remarqua qu’il l’observait.Avant qu’il ne puisse détourner le regard, elle lui

sourit,puiselleluiadressaunclind’œil.Quelleaudace!Oliverfutparcourud’unlongfrisson.Ilauraitdûsedouterqueceseraitpluscompliquéqueprévu.Unpeuplustard,ellefinitparl’accoster.—MrCromwell!lança-t-elle,taquine.—MissFairchild,railla-t-ilmalgrélui.Elleluiadressaunsouriresiirrésistiblequ’ilsuccomba.—MissFairfield,reprit-ilenfinàvoixbasse.N’avions-nouspasconcluunaccord?Orvoilàque

nousbadinons…Cequiestimpossible.—Un«accord»?murmura-t-elle.Personnellement,jen’airiendit.Pourconclureunaccord,il

fautêtredeux.—Danscecas,jevaismemontrerplusclair.Jane,ilnefautpas.Nousnedevonspasêtre…amis.Amis.Cen’étaitpasparamitiéqu’Oliverluiavaitcaressélajoue,ladernièrefoisqu’ilss’étaient

retrouvésseuls.Ilétaitattiréparelle,c’étaitcertain,maisilétaitégalementconscientdesafaçondeleregarder, de lui sourire dès qu’elle l’apercevait. Jane était vulnérable. Ne lui avait-elle pas avouéqu’elleétaittropdésespéréepourêtreencolère?

—Quelquechoseachangé,déclara-t-elleenleregardantdroitdanslesyeux.Toutachangé.Chaquefoisqu’ellebougeaitlatête,lespetitesfleursmulticoloresdesesépinglesscintillaientde

millefeux.—Ahbon?s’étonna-t-ilmalgrélui.

Ellesouritdeplusbelle.Oliverneputréprimerunfrissondedésirenlavoyantapprocher.—SivouscroyezquejevaisaccorderlavictoireàBradenton,vousvousméprenez.—Jen’aiaucuneintentiondelelaissergagner,rétorquaOliver,unpeusèchement.Néanmoins…— Vous croyez intriguer avec lui à mes dépens, reprit-elle sans se départir de son sourire.

Détrompez-vous,MrMarshall!C’estvous,ledindondelafarce.Oliverendemeurasansvoix.—Vousmeprenezpourunepetitechosefragile.Vousredoutezdemettrelefeuauxpoudresde

peurdem’anéantir…Sonregardledéfiaitd’affirmerlecontraire.Quelquesinstantsplustôt,c’étaitexactementcequ’il

pensaitd’elle.Maisjamaisilnel’avaitvuesiradieuse.Déjà,lafièvremontaitenlui…—J’aiquelquechoseàvousdire,murmura-t-elleensepenchantàsonoreillecommepour lui

confierunsecret.Jenesuispasunfléau,niunepeste,etjerefused’êtreunpionquel’onsacrifieafind’obtenirlavictoire.

Pourquoidiableavait-ilimpressionqu’elleletouchaitalorsqu’ellenel’effleuraitmêmepas?Ilsentaitpresquesamainsursontorse,lachaleurdesonsoufflesurseslèvres…Ilgoûtaitsasaveur,humaitsonlégerparfumdelavande.Ilétaitsurlepointd’êtreengloutiparunevaguededésir.

—Sivousn’êtesriendetoutcela,admit-il,qu’êtes-vousdonc?—Jesuislefeu…Àcesmots,elle luisouritetesquissaunerévérenceavantdetourner les talonsetdes’éloigner

soussonregardmédusé.Ses paroles n’avaient aucun sens. Lorsqu’elle se retourna en faisant bruisser ses jupons et ses

couchesdetulle,ilneputqueconstaterqu’elleavaitraison:elleétaitrayonnante.Oliver en eut alors le cœurnet : non seulement il n’allait pas fuir la tentation,mais il allait se

précipiteràsarencontre.Sadécisionétaitprise.Ilignoraitencorecequ’ilallaitfaire.Ilsecontentad’admirerlajeunefemmedurantlerestedela

soiréeenessayantderemettrede l’ordredanssespensées. Il lavit riredansuncoinde lasalleencompagniedessœursJohnson,puisellebavardaavecd’autreshommesquinesemblaientabsolumentpasavoirremarquésamétamorphose.Elles’entretintmêmeavecBradenton,quisemblaitfuribond.

Lorsqu’ilaperçutOliver,illegratifiad’unregardglacialauquelilneréponditpas.Bradentonlerejoignitquelquesinstantsplustard.

—Dansneuf jours, je reçoisquelques invités :Canterly,Ellisford,Carleton…Vousconnaisseztous ces noms, je suppose. Mes amis du Parlement seront de la partie. Je tiens à leur présenterHapford.

BradentonregardaendirectiondeJane,dontlerireleurparvenaitdepuisl’autreextrémitédelasalle.

—J’aivouluunmomentquevousfassiezvospreuves.C’estpeut-êtreencorelecas.Désormais,jetienssurtoutàvoirtombercettefille.Sivousparvenezàl’anéantiravantledépartdemesinvités,jelesrallieraiàvotrecause.

L’avenird’Oliver.Toutcedontilavaittoujoursrêvéétaitàportéedemain,maisàquelprix…AuprixdelaréputationdeJane,desonsourireradieux.Olivereneutlanausée.«Jesuislefeu.»Cettesimplephrasebalayaitsesderniersdoutes.Oliverneregardapaslemarquisdanslesyeux.Il

secontentadehausserlesépaules.—Neufjours,assura-t-il,sic’estcequevousm’accordez.

Lelendemainmatin,lecielétaitchargédenuagesgris.Oliverseréveillaaveclesouvenird’un

rêveimmatériel.Cettesoiréenepouvaitavoirexisté…Il se redressa. Il se trouvait dans une chambre, chez son cousin. Il attendit que sonmalaise se

dissipe, mais ses rêves se firent plus prégnants, les images prirent de la substance, jusqu’à lasubmerger : le sourire de Jane, sa robe improbable, son expression lorsqu’elle lui avait souri endisant:«Jesuislefeu.»

Ilnesavaitplusquefaire…—Es-tuprêt?lançasoncousinenfrappantàsaporte.Laveille,ilavaiteulabêtised’accepterdepasserlamatinéeavecSebastian.Oliversefrottales

yeuxetregardaparlafenêtre.Ilétaitencoretôt.Unebrumelégèreflottaitau-dessusdeschamps.Plusloin,lebrouillardenveloppaitlarivièreetlesarbres.

—Dépêche-toi,Oliver!insistaSebastian.—Pourquoifaut-ilquemoncousinsoit leseulhommedemonentouragequiaimese leverde

bonneheure?L’intéressésecontentaderire.Oliversepréparademauvaisegrâce.Danslarue,lebrouillardcommençaitàsedissipersousle

soleilmatinal.Lesoiseauxchantaient.Pendantquelquesminutes,lesdeuxhommessecontentèrentdemarcherd’unpasvifensefrottantlesmains,afindelesréchaufferunpeu.Ilsfranchirentlepontpuisarrivèrentàproximitédel’université.Enfin,ilsatteignirentleschampsd’alentour.

—Quandcomptes-tum’expliquercequetumijotes?demandaSebastian.—Jetel’aidéjàdit.Bradenton…—AudiableBradenton!l’interrompitsoncousin.Jenel’aijamaisapprécié,detoutefaçon.Jene

pensaispasàcela.—Jenevoispasdequoituparles…—JeneparlaispasdetaMissFairfield,nonplus,soupiraSebastian,maisdequelquechosede

bienplusimportant.Lachoselaplusimportanteaumonde,lecœurdel’univers,audiableCopernic:moi.

Oliverdévisagea soncousin.Sesparents lui avaientparléde sonpèrebiologiquedès sonplusjeuneâge.S’ilsavaittoutsurRobert,iln’avaitapprisl’existencedesoncousinSebastianqu’àl’âgededouzeans.

La sœur aînée du duc de Clermont avait épousé un industriel dans l’espoir un peu futile derenflouerlescomptesdelafamille.DecemariageétaitnéSebastianMalheur,unbrunténébreuxetcharmeur,qui,adolescent,accumulaitlesfrasques,cequin’avaitpaschangé.

CegenredecharmantevantardiseétaitprécisémentcequeSebastianfaisaitlemieux.EtOlivernesavaitjamaiscequepensaitréellementsoncousintantilmanquaitdesérieux.

—Tune cessesdemeposerdesquestionsouvertesdu style«Commentvas-tu ?»ou«Es-tuvraimentheureuxdesavoirque…?»Bref,untasdequestionssurcequejeressens,repritSebastian.J’aivoulutedonnerl’occasiond’êtreunpeuplusdirect.Tutecomportescommesij’allaismourir.Pourquoi?

Décidément,ilétaitincorrigible.Oliversoupira.—Ce sont tes lettres, répondit Oliver. Comme je comptais venir ici, Robert m’a demandé de

vérifiercommenttuallais.—Mes « lettres », répéta Sebastian en regardant autour de lui comme s’il s’attendait à ce que

quelqu’unluifournisseuneexplication.Quelestleproblème?

—Jen’ensaisrien,avouaOliverenhaussant lesépaules,maisRobertaffirmequetun’esplustoi-même.Ettuleconnais…Soninstinctestinfaillible.Selonlui,tun’espasheureux.

Sebastianaffichaunsourirebéat.— Pourquoi ne serais-je pas heureux ? Je connais un succès dont rêveraient la plupart des

hommes.J’attirel’attentiondetoutel’Angleterre,voiredumondeentier.Jesèmeledésordrepartoutoù je vais, et le pire, c’est que mes théories sont justes et que je peux le prouver. Dans cescirconstances,commentveux-tuquejenesoispasheureux?

—Jen’ensaisrien,avouaOliver.Jeconstateenrevancheque,danscettetirade,tunem’aspasditquetuétaisheureux.

Sebastianl’observauninstant,puissecoualatêted’unairdésabusé.—Minnie, énonça-t-il comme s’il s’agissait d’une explication.Depuis queRobert l’a épousée,

vous ne cessez d’analysermes propos pour voir ce que vous pouvez en tirer. Si elle était là, elleverraitsansdoutecequinesepassepas.Tun’esqu’unamateur.

—Etqu’est-cequ’ilnesepassepas?demandaOliver.Sebastianl’ignora.— Supposons, simple hypothèse, que tu aies raison. Je suis profondément blessé, malheureux

commelespierres,sanspouvoirexpliquerpourquoi.Ilaffichaunsourirepourprouverquecettethéorieétaitabsurde.—Nevaudrait-ilpasmieuxpartirduprincipequej’aidesraisonsd’agirdelasorteetqu’ilfaut

lesrespecter?— Peut-être, admit Oliver.Mais… j’ai l’impression que tu n’es plus tout à fait toi-même, ces

dernierstemps.Quelquechoseachangéentoi.—Admettons,concédaSebastian.Maiscen’estpasensoulignantàquelpointj’ail’airmisérable

quetuparviendrasàmeréconforter.—Trèsbien.Commetuvoudras.Ilslongèrentlecheminetpassèrentdevantunecour.Lafilled’unfermierdonnaitàmangeràses

oies.Ilsvirentunhommetransporterdesseauxd’eau.—Qu’entendais-tupar«cequinesepassepas»?demandaOliver.— Tant de choses ne se passent pas, répondit Sebastian, désinvolte. Je ne vole pas. Je ne

transformepastoutcequejetoucheenor.Jen’aipasencoreconcluunpacteaveclediable…—Situasquelquechoseàmedire,autantparlerfranchement.—Justement,réponditSebastiand’unairgrave.Sij’avaissignéunpacteaveclediable,ilyaurait

sansdouteuneclausem’interdisantd’enparler.Alorsjediraisimplementceci:êtremoi-mêmen’estplusaussiamusantquenaguère.

Oliverlecroyaitvolontiers.Sebastianavaitconnulagloiretrèsrapidement.Hommefortuné,bienné, sans raison de travailler, il avait fait comme ses semblables : il avait couru les jupons jusqu’àdevenirunhédonistenotoire.

Ilétaitintelligentetpleind’humour.Dixansplustôt,Olivern’auraitpuprévoirqueSebastianseferaitunnomdans ledomainedes sciencesnaturelles.Ordu jourau lendemain, il avaitpubliéunarticlesurlesgueules-de-loupquiavaitobtenuuncertainsuccès.Sixmoisplustard,ilavaitrédigéunautrearticlesurlespois,suivid’unautresurleslaitues.

Àpeinetroismoisaprèscedernierarticle,Sebastianavaitannoncéqu’iln’avaitpassimplementdécouvertquelquesbizarreriessurlesplantes,maistoutunsystème.Ilétaitenmesurededémontrerque certains traits de caractère se transmettaient de parents à enfants de façon systématique. Onpouvaitdéterminerlecaractèrepotentield’unenfantetcomprendrecommentlanaturesedétournait

parfoisduhasard.Silesrésultatsdesestravauxétaientprobants,lathéoriedeDarwinseraitattestée.Cetarticleavaitfaitscandale.Ilcontenaitquatreexemplesdémontrantcomment lanatures’était

écartée du hasard. Sebastian Malheur avait cessé d’être considéré comme un scientifique un peuexcentriqueauxtendanceshédonistespourdevenirunhérétique.

—Jem’inquiètepourtoi,avouaOliver.Jem’inquiètebeaucoup.—Ehbien,tudevraist’inquiéterdefaçonplusproductive,rétorquaSebastian.Jen’aipasbesoin

detapitié.Enfait…—Ah,levoilà!lançaunevoixderrièreeux.MrMalheur?Est-cebienvous,MrMalheur?Enseretournant,Sebastianvitunhommeveniràsarencontred’unpasvif.—Quiest-ce?maugréa-t-il.Quiquecesoit,jen’aipasenviedeluiparler.Aide-moi,Oliver.Soncousin scruta lesalentours. Iln’yavaitqu’unchemin,aubordde la rivière. Ilyavaitbien

quelquesbuissons,maisrienquipuisseservirdecouverture.—Ilt’avu.Tunepeuxplustecacher.—Si seulement jepouvaisme transformer en arbre…Je suis trèsdouépour les imitations, je

t’assure.L’inconnuarrivaàleurhauteur,horsd’haleine.— Mr Malheur ! Je vous cherchais depuis notre dernière entrevue. Je vous ai envoyé des

messages.Vousnelesavezdoncpasreçus?—Jereçoisénormémentdemessages,réponditSebastianenfronçantlessourcils.Rappelez-moi

votrenom…—Fairfield.TitusFairfield.Intrigué,Oliverledévisageadeplusprès.Fairfieldétaitunnomassezcourant.Ilpouvaits’agir

d’unecoïncidence…MrFairfieldsortitunmouchoirpours’épongerlefront.—Naturellement,vousnevous souvenezpasdemoi.C’estbiennormal. Je suisunhabitantde

cette ville, expliqua-t-il avec un sourire un peu forcé.Un notable. Je n’ai pas besoin de travailler,mêmesi,detempsentemps,jeprendssousmonaileunétudiantendroitprometteur.

Unprécepteurquineprenaitqu’unseulétudiant?Ilnedevaitpasêtretrèscompétent…Sebastianpoussaunlégersoupir.— Je mets un point d’honneur à rester disponible afin de garder ma liberté d’action. Un peu

commevous,ajoutaFairfieldenseredressant.Sebastiancroisaleregardironiqued’Oliveretsemorditlalèvreinférieure.—Votre travail, repritFairfieldaprèsunsilencegêné,votre travail…me laisse songeur. Jene

puis penser à rien d’autre depuis que j’ai assisté à votre conférence. Songez à ses implications,MrMalheur!Pourlapolitique,legouvernement,l’économie…

Sebastiansecontentadeleregarder.—J’ignoraisquemestravauxsurlesfleurspouvaientavoirdesrépercussionspolitiques…—Jen’aipastoutsaisi,ditFairfield.Vosconnaissancessontbiensupérieuresauxmiennes.Mais

s’ilexisteunfondementhéréditaireàl’évolution,nesommes-nouspasl’espècesupérieure?N’est-cepasunepistederéflexionqu’ilvousfaudraitenvisager?

—Parquelmoyen?Enmenantdesrecherchessurlareproductionhumaine?Fairfieldparutdécontenancé.—Lareproductionhumaineestbienplusdifficileàmaîtriserquelapropagationdesfleurs.Les

gens préfèrent se multiplier comme bon leur semble. C’est notamment mon cas. Je détesteraisimposerquoiquecesoitàmessemblables.

—Vouspourriezpayercertaines…—N’est-cepasvous,lespécialistedudroit?Lesrapportssexuelstarifésseraient-ilsdésormais

légaux?—Vousmarquezunpoint,admitFairfield,laminesoucieuse.Celademanderéflexion.Pourrions-

nousnousrevoirafind’endiscuter?— Non, répondit Sebastian avec un sourire radieux. Nous n’en ferons rien. Votre idée est

abominable.—Mais…— Il n’y a pas de «mais », insista Sebastian. À présent, si vous voulez bienm’excuser,mon

cousinetmoitournonsàgauche.Verslagauche,iln’yavaitquedeschamps…—Bonnejournéeàvous,monsieur,conclutSebastian.J’auraisaiméresterbavarderavecvous.

Hélas,jedoisvousquitter.—Attends!criaOliver.Mais son cousin l’entraînait déjà dans l’herbe encore tapissée de rosée. Au bout de quelques

secondes, ils avaient les pieds trempés. Sebastian affichait un sourire fort satisfait. Il avançanéanmoinsd’unbonpas,sanslâchersoncousin.

—Voilà!dit-ilenfin.C’étaitl’undemespartisans.Àprésentdis-moi,Oliver,pourquoineserais-jepasheureux?

Chapitre12

C’était une journée chaude et ensoleillée pour la saison. Quelques jours après avoir révélé àMr Marshall qu’elle était en conflit avec Bradenton, Jane ignorait encore quelle mouche l’avaitpiquée.Commentavait-ellepusemontrersitéméraire?

Enlerevoyant,elleneseposapluslamoindrequestion.Ilétaitmidi,ellefaisaitmined’assisteràunepartiedecricketaveclessœursJohnson,quandelle

vitOliver,engrandeconversationavecunjeunehommeennoir,veniràleurrencontre.Elle le regarda marcher à longues enjambées, avec la grâce d’un félin… Sous son chapeau

voletaientquelquesmèchesdecheveux.Jane comprit qu’elle ne renoncerait pas à cet homme qui lui avait dit qu’elle avait le droit de

parler,quilatrouvaitcourageuse.Ilestàmoi.Oliverl’avaittouchée,etelleavaitaimécecontact.Ilestàmoi.—Jane?Surprise,elleseretournapourcroiserleregardamusédeGenevièveetdeGéraldine.—Dites-moi,déclaracettedernière,àquoipensiez-vousdonc?—Àrien!—MêmeGéraldinenementpasaussimal!raillaGeneviève.Etc’estpourtantsonfiancéquise

trouvelà-bas.Votre«rien»aurait-illescheveuxauburnetdeslunettes,parhasard?Janerougit.—Votre«rien»marcherait-ilàcôtédeHapford?insistaGéraldine.—Non,intervintGeneviève.Jecroisque«rien»vientànotrerencontre.Allons,Jane,faites-lui

signe!Jane levaunemaingantée.Malgré la distancequi les séparait encore, elle se sentit troublée. Il

réponditd’unsigne.Jesuislefeu,songea-t-elle.Cettefois,cen’étaitpasseulementuneimage.—MrMarshall,déclara-t-elledèsqu’ilputl’entendre.—MissFairfield,mesdemoisellesJohnson,répondit-ild’untonaimableens’attardantsurJane.Hapfordlessaluaàsontour,puisGéraldineluipritlebras.Genevièvesepostaàcôtédesasœur.

Janeseretrouvadoncprèsd’Oliver.—Aimez-vousmarobe?Iladmirasondécolleté,puislatoisalonguementd’unregardaussiintensequ’unecaresse.—Dites-moilavérité,insista-t-elle.Mesamiesnepeuventpasvousentendre.LessœursJohnsonavaientdiscrètemententraînéHapfordàplusieursmètres.—Jediraisqu’elleestunpeumoinseffarantequed’habitude,concéda-t-il.Justedétestable.Ilfitminedefrissonnerd’effroi…—Sont-cebiendepetitesbananesécarlatesquisontimpriméessurletissu?reprit-il.—Eneffet.Superbe,n’est-cepas?Regardez.Janedésignasonpendentif,unpetitsingeenémailvertauxyeuxdetopaze.

—N’est-ilpasmagnifique?Olivers’approchapouradmirerdeplusprèslebijou.Derrièreseslunettes,Janevitlesyeuxd’Olivers’aventurerau-delàdupendentif…Saroben’étaitpasvraimentdécolletéepuisqu’unempiècementdedentelle foncée recouvrait sa

gorge.Maisladentelleétaitajourée…Ens’approchant suffisamment,pourexaminerunpendentif,parexemple, ildevaitdeviner sans

difficultésesformes…Illevaenfinlesyeuxetluiadressaunsourirefaussementcontrit.—Vous avez raison.Cebijou rehausse admirablement votre tenue.Laissez-moi le regarder de

plusprès…Janerougit.Nonloindelà,Géraldinesemitàtoussoter.—Géraldine!s’exclamaGeneviève.J’espèrequetun’aspasattrapéfroid.—Pasdutout,assuraHapford.—Jecrainsquesi,lecontreditGéraldine.Nousferionsmieuxdenousenaller.Voulez-vousbien

meraccompagner,Hapford?—Mais…Ellepritlebrasdesonfiancéetl’entraîna.—Venezdonc!luiordonna-t-elle.—Mais…— À moins que vous ne teniez à ce que nous restions avec vous, Miss Fairfield ? demanda

Géraldine.—Hum…,bredouillalajeunefemme.Non…Ceneserapasnécessaire.Genevièveluiadressaunsignedelamain,puisle trios’éloigna.TandisqueJanelessuivaitdu

regard,MrMarshallgardaitlesyeuxrivéssurson…pendentif.—Ilyaunepetitetachesurleverredevoslunettes,fit-elleremarquer.—Vraiment?—Oui,répondit-elle.Unetracededoigt,ici…Ilfitmined’êtreagacéetôtaseslunettespourlesessuyeravecsonmouchoir.— Voilà ce qu’il vous en coûte d’avoir regardé de trop près mon petit singe. Je vous laisse

imaginercequejeferaissivousacceptiezlemarchédeBradenton.Lesourirequiflottaitaucoindeslèvresd’Oliverdisparutaussitôt.—Jane…,souffla-t-il.—Dequelvotes’agit-il?s’enquit-elle.Cevotesicrucial…Ilneréponditpastoutdesuite,maisluioffritsonbras.—Faisonsquelquespas,proposa-t-il.Voussavezquejesuisl’enfantillégitimed’unduc…—Oui.—D’un point de vue légal, je ne suis pas n’importe quel bâtard.Mamère était mariée à ma

naissanceetsonmarim’areconnu.Jusqu’àilyapeu,jen’étaismêmepasconsidérécommelefilsnaturelduduc.Peudegenslesavaient,etilsn’enparlaientpasouvertement.

Légalement,Janen’étaitpasuneenfantillégitime,ellenonplus,maisonlatraitaitencorecommetelle…

—Parfois, repritOliver, j’oublie que les gens voient enmoi le fils deClermont et non celuid’HugoMarshall.C’estétrange,carjel’aitoujoursconsidérécommemonpère.Iln’ajamaisfaitdedifférenceentresesfillesbiologiquesetmoi.Pendantmajeunesse,jenemerendaispascompted’àquelpointc’étaitextraordinaire.

La jeune femme ressentit un soupçond’envie. Si seulement elle avait pu grandir au sein d’unevraiefamille…

—Commentétait-ce?demanda-t-elle.— Ilm’a appris àpêcher à la ligne, àposerunpiègeà lapin, àmebattre sanspasserpourun

goujat et àuserde toutes sortesde ruses, aubesoin. Ilm’aappris à tenirdes comptes, à faireunecocotteenpapier,àtransformerunbrind’herbeensifflet…Jeluidoistout.

—Doncvousêtesunmembredelafamilleàpartentière?—Ohoui!J’aigrandiavecmessœurs,dansunepetiteferme.Mesparentsn’ontjamaisététrès

fortunés,maisilsn’ontmanquéderien.Ilssonttouslesdeuxtrèsintelligents.Deuxfoisparan,ilslouent une manufacture afin de transformer leurs huiles essentielles en élégantes savonnettesparfumées.Mamèrelesemballejolimentetendemandevingtfoiscequ’ellesvalentauxdamesdelahautesociété.(Illuisourit.)D’ailleurs,jecroisquevousutilisezLeSecretdeladySerena.

Cettesavonnetteétaiteneffetprésentéedansuneravissanteboîtecolorée,dansunécrindepapierdesoie,avecunenoticeexpliquantsacomposition.Ilexistaitunparfumpourchaquemoisdel’année.Leplaisirdelesdéballeretd’enrespirerleparfumdélicatvalaitbienunprixunpeuplusélevé.

—Mesparentsontbiensugérerleursaffaires.J’aitroissœurs.Lesdeuxpremièresviennentdesemarier.Ilslesontaidéesàs’établir.IlsontfinancémesétudesàCambridge.Etsil’actuelducdeClermont,monfrère,m’averséunesommeàmamajorité,ilsontrefuséd’enpercevoirunpenny.

—Vosparentsseraient-ilspauvres?—Maisnon!s’empressa-t-ildepréciser.Enfin…Oui,selonvoscritères,sansdoute.Monpère

estmétayer,ilpaieunloyerannueldequarantelivrespourcultiversesterres.Lajeunefemmenecomprenaitpaslerapport.—J’aitoujoursadorémonpère.Jecroyaisqu’iln’yavaitpasdelimitesàsonpouvoir,reprit-il.

Àseizeans,j’aicomprisquecen’étaitpaslecas.Janecrispalamainsursonbras.—Nuln’estinfaillible,mêmelesmeilleurs…—Jeneluiaipasdécouvertdedéfauts.Cequejevoulaisdire,c’estque…ilyaunechoseque

monpèren’apasledroitdefaire.Ellelelaissapoursuivre:—Iln’apasledroitdevote.Lajeunefemmeécarquillalesyeux.—C’est…C’est…—Jane,imaginezunpeuunepersonnequinevousdoitrienetquivousatoutdonné.Unefamille,

une place au sein de la société, de l’amour.Hélas, lemonde qui vous entoure considère que cettepersonnen’aaucunevaleur.Queferiez-vouspourlui?

—Pourelle,murmuraJanemalgréelleen lâchantsonbras.Quandonn’apresquepersonne…Pourelle,jeferaisn’importequoi.

Elledemeurasilencieuseunlongmoment.—QuevousadoncpromisBradenton?reprit-elleenfin.SonvoteenfaveurduReformAct?—Plusquecela,admit-il.Leméritedel’avoirinfléchi.Ilestàlatêted’ungroupetrèspuissantet

aprisHapfordsoussonaile.S’ilparvientàlesrallieràmacause,jemeferaiunnom.Ceseramonpremiergrandpasenavant.Jenem’excuseraipasdemonchoix.Dansquelquesjours,Bradentonetsescomparsesseronttousenville.Ilssontneuf.Jenesaispas…(Ilsoupira.)Jecroisquejeferaismieuxdepartirtoutdesuite.LasessionduParlementcommencedansquelquessemaines.Ilesttempspourmoid’avancer.

Ilestàmoi.Peut-êtreétait-ceaudacieuxde lapartde la jeune femme,voire injustifié,maisBradentonavait

brisésoncactusetellevoulaitleluifairepayer…— Dites-moi, Mr Marshall, qu’en serait-il de votre premier grand pas en avant si vous ne

récoltiezquehuitvoixaulieudeneuf?—C’estjustementcequej’aiessayédefaire.J’étaisenpleinediscussionavecHapford.Quantaux

autres,l’amitiécompteénormémentàleursyeux.EtsiBradentonleurditdumaldemoi…—Justement,déclaraJane.Jenelesaijamaisrencontrés,maisBradentonn’apaslamainmisesur

Hapford. Ilnepeutpasvraiment influencer lesautres.Sivouspouviezmettreà l’épreuveces liensd’amitié…

Oliversecontentadelaregarder.—Ils serontprésents, reprit-elle.C’est l’occasion rêvée. Il suffitdepeudechoses.Dequoi les

inciter à vous écouter, vous, et nonBradenton.Vous vous assurerez les votes que vous convoitez,moinsun.Etvousen recueillerez tout lemérite.QuantàBradenton,ehbien…jecroisqu’il seraitparticulièrementcontrarié.

—MonDieu,souffla-t-il,unsourireaucoindeslèvres.Commentprocéder?—Voyons,MrMarshall!grondaJane.Jenepensequ’àcela.Ladernière conversationqu’Emily avait eue avecMrBhattacharya la laissait perplexe.Depuis,

elleobservaitTitusd’unœilattentif,enessayantdesemontrer…sicen’étaitobéissante,dumoinsplusrespectueuse.Moinsellelemettaitencolère,plusilétaitsupportable.

Àprésent, aubordde la rivière, elle attendait son arrivée, plusnerveuseque jamais.Et s’il nesouhaitaitpluslarevoir?Ets’ilavaitdécidéquel’autorisationdesononcleétaitindispensable?Àchaque petit craquement de brindilles, son cœur s’emballait. Elle avait les mains moites en serappelantlecontactdessiennes.

Enfin, elle l’aperçut et afficha un large sourire en le regardant approcher. Il était toujours trèsbien habillé. Les étudiants de Cambridge manquaient souvent d’élégance, sans doute à cause desblousesqu’ilsportaient.Ilsfinissaientparsemoqueréperdumentdel’imagequ’ilsdonnaient.Anjan,quantàlui,étaittiréàquatreépingles,sonchapeaubienenplacesursatête.

—MrBhattacharya,souffla-t-elleàsonapproche.Ils’arrêtaàquelquesmètresetl’observad’unairperplexe.—Est-celàlafaçondontvouscomptezmesaluer?Ellerougit.—Qu’aviez-vousentête?demanda-t-elle.Ilfaisaitsûrementallusionàunbaiser.Passurleslèvres,uneperspectivequisuffisaitàlafaire

frissonnerdetoutsonêtre.—Vousnevousrappelezpasmonprénom?demanda-t-il,penaud.C’étaitdonccela…Lajeunefemmerefoulasondésirnaissant.—Biensûrquejem’ensouviens!Anjan…Il afficha enfin un large sourire. Devait-elle, comme la dernière fois, lui reprendre la main,

commesielleluiappartenait?Oubienvalait-ilmieuxsemontrerplusréservée?Ilfitunpasdeplusverselle.—JolieEmily,sidouce,siintelligente…Iltenditlamain,nonpaspourprendrelasienne,maispourcaresseruneboucledesescheveux.—Jecroisquevousêtesmonplusbeaurêve,murmura-t-elled’unevoixtremblante.

Ilparutintriguéparcetaveu.—Mon tuteur exige que je fasse la sieste, expliqua-t-elle. Je sais que je n’aurais pas dû vous

mentir.Je…J’essaiedemeracheter.Ellelevitsecrisperlégèrement.—Jevois…,dit-il,sanslâchersamèchedecheveux.— Je ne crois pas, non, répliqua-t-elle. « Jolie Emily », « si intelligente », et si menteuse,

également.Mavien’estpratiquementqu’untissudemensonges.—Lamienneaussi, avoua-t-il.En tantqu’Indien, je suis censéêtre aimable,nepasentendre la

moitiédecequiseditenmaprésence.Lebonsauvagequineseplaintjamais.Comments’étonnerquevousmentiezàvotre tuteur?EnAngleterre,bienpeudeparentsmepermettraientdecourtiserleurfille,quellesquesoientmesperspectivesd’avenir.

—«Courtiser»?répétaEmily.C’était unmotqu’ellen’était pas certainedecomprendrevraiment.Elle savait ceque signifiait

badineretétaitcertainequ’ilappréciaitsacompagnie.Hélas, ils’en iraità lafinde l’année,etsononclenesauraitjamaiscequ’ilseseraitpasséentreeux.

—Neretournerez-vouspasauxIndesdèsquevousaurezobtenuvotrediplôme?—Non,répondit-ilenlaregardantfixement.—Vousallez…certainementépouserunejeunefemmeindienne.—C’estpeuprobable,déclara-t-il.J’aiiciunamidunomdeLirington.Sonpèremeproposeun

emploidanssoncabinetd’avocats.Jeresteraidoncici.—«Ici»? répéta-t-elle.Àmangerdes légumesbouillis,entourédeNapoléonsenpuissance…

Votrefamilledoitvousmanquer.Pourquoirester?Anjangardalesilenceunlongmoment,puisilpoussaunsoupiretdétournalesyeux.—Monfrèreaîné…Nousétionsassezproches,mêmesij’avaisdixansdemoinsquelui.Jele

vénérais, je le suivais partout. Ilme confiait tous ses projets. Il avait toujours eu l’intention de serendre en Angleterre. Aux Indes, on ne voyait en lui qu’un militaire à la peau sombre. « Noussommessinombreux»,medisait-il…Onnenousajamaisconsidéréscommedesêtreshumains.Ilm’aditquesileschoseschangeaient,ildevraitserendrechezlesAnglais.Ilprévoyaitdes’installericià l’âgedevingt-cinqansetdemonteruneentreprise.Ilvoulaitpasser lerestedesaviedanscepays,apprendreàconnaîtrelesAnglais.

Soudain,ils’interrompit,puisreprit,plusbas:—Ilredoutaitqued’autresviesnesoientsacrifiéesparpureidiotie.Larévoltedescipayes…Je

ne pense pas qu’il y ait eu lamoindre intentionmalveillante,mais si les Anglais avaient été plusattentifs, ils auraient compris sa signification.Pour eux, cen’était quede lagraisse animale, de laviande.Ilsnecomprenaientpasqu’ilsdemandaientàdessoldatsindiensd’alleràl’encontredeleurscroyances.Sonjitcroyaitpouvoirmettrefinàcetteabsurdité.Commejevousl’aidit,jel’adorais…

Emilysecontentadel’observer.— Pendant la révolte des cipayes, il a reçu un coup de couteau dans le ventre. Quelqu’un l’a

agressédanslarue.Quandonl’aramenéà lamaison, ilétait troptard.Nousavonsdûleregardermourir.Ilm’adit:«Ondiraitquejeneverraijamaisl’Angleterre.»Ainsi,jeluiaipromisdeveniràsaplace.

Anjanavaitlagorgenouéeparl’émotion.—Jesuisdésolée,ditEmilyenposantunemainsurlasienne.Ilsecoualatêtecommepourchassersesvieuxsouvenirs.—J’airépétéàmesparentscequ’ilm’avaitditenprécisantquejevoulaishonorersamémoire.

Nousavonsdiscuté.Mafamillem’avaittrouvéunefiancée.Lamalheureuseestmortetrèsjeune,etjen’avaispasencoredenouvellepromise.J’aiexpliquéquejeseraismieuxacceptésije…

Anjansetut.—Siquoi?— Si j’étais célibataire. Ou si je trouvais une épouse en Angleterre. La conversation s’est

envenimée.Au termedediscussions interminables,mesparentsont finiparcéder. JecroisquemamèreespèreencoremefaireépouserunegentilleBengalaise.

—Votremariageétaitarrangédepuisvotreenfance?—Cen’estpascequevouscroyez.Mesparentsm’aiment. Ilsneveulentquemonbonheur. Ils

m’auraient choisiquelqu’unque j’aurais appris à aimer,une jeune fille au tempéramentprochedumien.C’estcequ’ilsontfaitpourmesfrères.

Ildétournaunenouvellefoisleregard,puisôtasonchapeauqu’ilfittournerentresesdoigts.—Lecourriermettrèslongtempsàarriverjusqu’ici,reprit-il.Néanmoins,jeleuraiécritpour

leurdemanderleurbénédiction.Emily sentit sa gorge se nouer. Elle ne pouvait imaginer l’énormité de ce qu’il évoquait. Elle

appréciaitsacompagnie,unpeutroppeut-être,mais…—Nos enfants devraient séjourner régulièrement àCalcutta, déclara-t-il, les yeuxbaissés.Elle

insisteraitpourlesgâterunpeu.Jeparledemamère,biensûr…—Anjan,seriez-vousentraindemedemanderenmariage?murmuralajeunefille.Parceque…—Non,biensûrquenon!Ceseraitprématuré.Nousnenousconnaissonspassuffisamment,or

lesAnglais accordent beaucoup d’importance à ce détail. Et j’attends une lettre demes parents. Jevousracontesimplementunehistoire…

«Unehistoire.»Lajeunefilles’efforçad’imaginerlasuite.Savieneseraitpasfacile,c’étaitunecertitude. Même si Anjan n’en parlait que rarement, elle avait la nette impression que les gensn’étaientpastrèsbienveillantsàsonégard,bienaucontraire.Était-elleprêteàendurercerejet?Était-cecequ’ellesouhaitaitpoursesenfants?Ellesesentaittropjeunepourêtremèreetpourprendreunedécisiondecetteimportance…

—Àmoidevousraconterunehistoire,proposa-t-elled’unevoixdouce.Jesuismineure.Mononcleneme laissepassortirde lamaisonàcausedemescrises. Jamais ilnemepermettradememarier.

Surtoutpasavecvous,songea-t-elle.—Quoiqu’ilarrive,jedevraiattendremesvingtetunans,reprit-elle.Dansunanetdemi…—Vraiment?Seriez-vousprêteàpatienter,sicettehistoiredevenaitréalité?Emilyavaitbeauessayerdesepersuaderducontraire,lademandevoiléed’Anjanétaitsérieuse.—Chaquefoisquenousnousvoyons,jemedisqu’ilnefautpas,avoua-t-elle.J’aipeurquemon

oncle ne l’apprenne et qu’il ne me juge aussi sévèrement qu’il juge Jane. Enfin, peu importe…Commentpuis-jefairedesprojetsd’aveniralorsquejenepeuxmêmepasenvisagerlelendemain?

—Jesuisdésolé…— Ne le soyez pas. Ce n’était qu’une histoire, une question rhétorique, dit-elle, soudain

submergéeparunegrande tristesse.Leplusétrange,c’estquesinosparentsavaientarrangénotremariage,jem’enréjouirais.N’est-cepascruel?Jem’inquièteuniquementparcequej’ailechoix.

Ilfitunpasdeplusverselle.—Mêmeencasdemariagearrangé,vousauriezlechoix.Aprèsnotrepremierentretien,votre

mèrevousdemanderaitcommentcelas’estpassé,sicejeunehommevousplaît,commetoutemèreoffrantàsonenfantbien-aiméunprécieuxcadeauenespérantqu’illuiconviendra.

Emilypensaàsonpère,siabsent,àcettemère,dontellenegardaitaucunsouvenir,etquis’étaitdélestéedesesenfants.Ellepassaitsontempsàseplaindredelaviecampagnardequelui imposaitson mari. La jeune fille pensa à Titus, à sa tristesse quand Jane et elle avaient chassé ce terribledocteurFallonetsesflaconsnauséabonds.

—Non,dit-elle,enpesantsesmots.Cen’estpasainsiqueleschosessepasseraient.Mononclediraitqu’une jeunefillededix-neufansabesoind’un tuteurparcequ’elleest incapabledeprendreunedécisionelle-même.

Anjansetut.Lentement,illevalamaineteffleuralajouedelajeunefilled’unecaresse.—Cettefois,ilnes’agitpasd’unehistoire,dit-il.Sivotreonclenevousconsidèrepascommeun

trésor,jeleferai.Cen’étaitqu’unecaressesurlajoue,maiselleeneutleslarmesauxyeux.Ellenes’écartapas,ne

cherchapasà retenirses larmes.Elle restaavec luiun longmoment,à regarderdéfiler lesnuagesdansleciel,jusqu’àcequelesoleilresurgisseenfin.

— Je vais réfléchir à votre histoire, déclara-t-elle enfin d’une voix rauque.Malgré toutes lesdifficultésqu’ellelaisseprésager,elledoitêtrepassionnante.

Chapitre13

Aprèsplusieursjoursd’effervescence,Oliverserendità laréceptiondumarquisdeBradenton,qui avait convié tous ses amis du Parlement. Dans une atmosphère fébrile, plus d’une vingtained’invitésétaientréunis:deslords,desdéputés,tousaccompagnésdeleursépouses.

—Marshall ! lança Bradenton en venant à la rencontre d’Oliver. J’avoue que je suis un peudéçu…déçuetsurpris,précisa-t-ilàvoixbasse.MesamissontarrivésetMissFairfieldcontinuedesévirentouteimpunité.Jem’attendaisàmieuxdevotrepart.

—Faites-moiconfiance,moncher.J’ail’intentiondepasseràl’actioncesoirmême.—Vraiment?s’étonnaBradenton.Leplan avait étémis aupoint avec leplusgrand soin.À l’autre extrémitéde la salle,Hapford

croisasonregard.Ilcrispalespoingsetdétournalatête.—Disonssimplementqu’elleestàpoint,repritOliver.D’iciàlafindelasoirée,MissFairfield

sauraprécisémentquelleestsaplace.—À la bonne heure ! déclaraBradenton avec un sourire. Je savais bien que vous finiriez par

entendreraison.Justement,lavoici!Ilallaau-devantdelajeunefemme.—MissFairfield!Quelplaisirdevousrecevoir…La réponse de Jane fut noyée dans le brouhaha des conversations, puis Bradenton s’inclina et

s’éloigna.—Commentallez-vous?demandaOliveràJanepourlaforme,quelquesinstantsplustard.Elle semblait fébrile, impatiente. Son regard pétillait d’enthousiasme. Oliver trépignait autant

qu’elleàlaperspectivedecequ’ilsaccompliraientpeut-être,cesoir-là.Cequ’ilressentaitdépassaitlesimpledésirderevoirJane,ilbrûlaitd’embrasserseslèvres,ses

mainsdélicates,dedécouvrirlesseinsgénéreuxqu’ildevinaitsoussondécolleté…Nelatouchepas.Évitant tout contact, il s’inclina comme pour saluer une vague connaissance, puis il la laissa

deviseraveclesautresinvités.Elleneluiappartenaitpas.Ilsn’étaientque…Desamis.Hélas,songea-t-il.Commentdiableenétaient-ilsarrivéslà?Pour une fois, sa robe était presque acceptable. Certes, ses bracelets étincelaient de pierres

précieuses,etlebrocartétaitunpeutropvoyant,maiscertainsexcèsavaientdisparu.Elleétaitpasséedel’outranceàl’exubérance.

Bradentonréapparutpourluioffrirunverredecitronnade.Ellel’acceptaetpritlebrasqu’illuitendait. Oliver le regarda présenter la jeune femme à ses amis : Canterly, Ellisford, Rockway. Ilénumérasirapidementleursnomsqu’illuiauraitétéimpossibledelesretenirsansêtrepréparée.Ellesaluaainsichacund’euxtrèspolimentenl’appelantparsonnom,avecunlargesourire.Certes,ellesetrompaenénonçantletitredelordJamesWard.Parchance,l’unedessœursJohnsonluisoufflacequ’ilconvenaitdedire.Lajeunefemmerougitets’excusa.

Oliver aurait presque pu croire que Jane faisait partie de cet univers, à condition d’ignorer leregarddesautresfemmes.Deplus,elleparlaitunpeutropfort.

Lesinvitéss’attablèrentpourlesouper.Jane n’interrompit aucune conversation, n’insulta personne. Les sœurs Johnson s’exprimèrent

presqueautantqu’elle.LordJamesfinitparaborderlesujetdelapolitique.—Donc,dit-il,j’aireçulavisitedelacomtessedeBranford.Elleaffirmequelesfemmesparlent

duprojetdeloisurlesmaladiescontagieuses.—Ah,ah!s’exclamaBradenton.Regardezautourdevous!dit-ilendésignantlessœursJohnson.Lapolitiquen’étaitpastoujoursunsujetdediscussionacceptableenprésencedesdames.Maisau

sein de ce groupe qui en était féru, il ne pouvait en être autrement. Plus de lamoitié des femmesprésentesétaientépousesousœursdepoliticiens.

—Jesuisdésolé,moncher,répliqualordJames,surpris.JepensaisqueMissJohnson…Enfin,peuimporte.

—Oh, l’interrompit Jane, je vous en prie, ne vous gênez pas pour nous. J’aimerais connaîtrel’opiniondesunsetdesautres,àcommencerparlavôtre,lordBradenton…

Lemarquislevalesyeuxetsecaressalementond’unairpensif.—ObligezdoncMissFairfield,ditOliveràBradenton,enhaussantunsourcil.IladressaunregardentenduàBradenton,quin’hésitapasuneseconde.—Biensûr!déclara-t-il.Chacunconnaîtmonopinion.Cettepropositiondeloidoitpasser,même

silesconséquencessontrudes.Jepensequenoussommestousplusoumoinsd’accord.Quepensez-vous de cette loi sur les maladies contagieuses, Miss Fairfield ? Je suis certain que vous avezbeaucoupàendire…

—Eneffet,réponditJane.Jecroisqu’ilconvientd’élargirlaportéedecetteloidefaçonradicale.Perplexe,Bradentonlaregardafixement.Unsilencegênés’installaauseindel’assemblée.—Jusqu’àquelpoint?demandalordJames.— La feriez-vous appliquer dans d’autres villes ? renchérit Canterly. Ou bien feriez-vous

enfermerlessuspectespluslongtemps?Ouencore…Ils’interrompitetregardaJaneetlesdeuxsœursJohnson.Lemarquissouritdeplusbelle,commes’ilcroyaitconnaîtrel’intentiond’Oliver:inciterlajeune

femmeàévoquer lasexualité, lancerune rumeur,peut-être.Les ragotsse répandraientcommeunetraînée de poudre. Une jeune fille vierge ne pouvait évoquer des thèmes comme la politique dugouvernement ou la prostitution. À la suite de ce scandale, la réputation de Miss Fairfield seraitanéantie.

— C’est simple, reprit Jane. Je sais ce qu’il faut faire. Au lieu d’enfermer les femmessoupçonnéesd’êtremalades,ilfaudraitenfermertoutes lesfemmes.Ainsi,cellesquisontenbonnesanténerisqueraientpasd’êtrecontaminées.

Àl’autreextrémitédelatable,Whittingsemblaitsceptique.—Mais…commentleshommesferaient-ilsappelàleursservices,danscesconditions?—Queviennentfaireleshommesdanscettehistoire?demandaJane.—Hum…,dit lordJamesenbaissant lesyeux.Vousaviezraison,Bradenton.Cen’estpeut-être

paslesujetdeconversationidéal…—Aprèstout,poursuivitJanesursalancée,sileshommesétaientsusceptiblesdecontaminerles

femmes,notregouvernement,danssagrandesagesse,nesecontenteraitpasd’enfermerlesfemmes.Celaneserviraitàriencar,fautedecontraintessurleshommes,lacontagionpersisterait.Etilseraitinjuste de ne confiner que les femmes, dont le seul péché serait d’avoir été contaminées par leshommes.(Ellesourit,triomphante.)PuisquenotrebonmarquisdeBradentonsoutientceprojet,cene

serajamaislecas.Jenelevoispassigneruntexted’unetelleinjustice.Autourdelatable,latensionétaitpalpable.Bradenton,quiavaitécoutésonpetitdiscoursd’unairglacial,leslèvrespincées,setournavers

Oliver.—Ehbien…,bredouilla-t-il,unelueurmenaçantedansleregard.—Cettedemoisellemarqueunpoint,admitCanterlyenesquissantunsourire.—Vraiment?demandaJaned’unairinnocent.Parcequesitelestlecas,jeviensderemporter

unemanchedelapartie,Bradenton.Lesilencesefitdeplusenpluspesant.LemarquisfoudroyaJaneduregardetsepenchaenavant

commepourmieuxl’observer.—«Lapartie»?répéta-t-il.—Maisoui,repritJane.Voussavez,cepetit jeuoùjefeinsd’être ignoranteetoùvousjouezà

m’insulter.—Commentcela,«jejoue»?soufflaBradenton.—Carcen’estqu’unjeu,biensûr,repritlajeunefemme.L’autreraisonseraitquevouséprouviez

une certaine rancœur contre moi uniquement parce que vous avez besoin de vous refairefinancièrementetquejevousaisuggérédecourtiseruneautrehéritièrequemoi.

Ulcéré,Bradentonselevad’unbond.—Salepetite…Sonvoisindetableposaunemainsursonbras.—Allons,allons,Bradenton.Lemarquisseressaisitetserassitlentement.—Seigneur ! lança Jane, vous n’êtes pas contrarié, j’espère ?Etmoi qui commençais enfin à

m’amuser…—Jenecomprendspas,avouaCanterly.—Jene regrettequ’une chose, reprit Jane.MrWhitting, il y aquelque temps, j’ai insinuéque

vousaviezdesproblèmesdecompréhension.Cen’étaitpastrèsaimabledemapart.Certes,vousavezproférédescritiquesbienplusméchantesàmonencontre,mais…jen’auraispasdûsous-entendrequevousétiezstupide.

—Un« jeu»,maugréaBradentonen s’étouffantpresque.Un« jeu».Vous croyezqu’il s’agitd’unjeu!

—Voussemblezétonné.Etmoiquivousprenaistouspourdesjoueurs!déclaraJaneenbalayantla table du regard.Après tout,Bradenton n’a-t-il pas offert d’influencer vos votes en faveur de lapropositiondeloideréformeàlaconditionqueMrMarshallm’humilie?Seriez-vousentraindemedirequelesautrespersonnesprésentesl’ignoraient?

Lesilences’installaunenouvellefois.SeulOliversemblaits’enréjouir.EnfacedeJane,MrEllisfordposasacuillère.—Bradenton,dit-il,laminegrave,tusaisquejesuistonami.Jeteconnaisdepuistrèslongtemps.

Jamais tu ne jouerais avec notre amitié pour des raisons aussi sordides… Je sais que tu en esincapable.

Malgrécettecertitudeaffichée,savoixtrahissaitquelquedoute.—Bien sûr que non, affirmaBradenton d’un ton qui se voulait enjoué.Ne vous fiez pas à ce

qu’elleraconte.Tupeuxdemanderàn’importequi.(IlsetournaversOliver.)Enfin,saufàMarshall.Cebâtardestprêtàn’importequelmensongepourarriveràsesfins…

—Non,ditposémentOliver.

—Non,vousn’êtespasunbâtard?Vousnepouvezpourtantpasreniervosorigines.—Non,insistaOliver.JenesuispasleseulàpouvoirconfirmerlesproposdeMissFairfield.—Jevousaivulamenacer,intervintGenevièveJohnson.Géraldineetmoivousavonsvu.Nous

avonscraintpoursasécurité…Unmurmureparcourutl’assemblée.—Vousvousêtesméprise,répliquaBradenton,laminerenfrognée.Hapfordfermalesyeux,atterré.—Jesuisdésolé,mononcle,marmonna-t-il.—Comment?—Jesuisdésolé,répétalejeunehommeunpeuplusfort,lesdoigtscrispéssursaserviette.Jene

croispasquemonpèrevoudrait…jenecroispasqu’ilvoudrait…(Savoixs’éteignit.)MissFairfieldditlavérité.J’étaisprésentquandvousavezfaitcettepropositionàMrMarshall.S’ilétaitdisposéàhumilierMiss Fairfield, vous accepteriez de voter selon son souhait et d’influencer vos alliés iciprésents.Déjà,cetterequêtenemeplaisaitpassurlemoment,maisellemeplaîtdemoinsenmoins.(Hapford poussa un soupir.) Sur son lit demort,monpère a souhaité que j’entre en relation avecvous, messieurs. Je doute qu’il ait eu l’intention de me faire intégrer un groupe d’hommesmalhonnêtesetcapablesdenuireàunefemme.Ilpensaitsincèrementquevousétiezmotivésparlesintérêtsdel’Angleterre.

— C’est en effet ce que nous sommes, dit enfin Ellisford en se détournant ouvertement dumarquis.Vousavezraison.

—Danscecas,écoutonsdoncMrMarshallsansluifairepayeruntelprix.—Vousm’avezconvaincu,déclaraEllisfordàOliver,quelquesheuresplus tard. Jeme réjouis

quenousayonseucettediscussion.Jen’auraisjamaisimaginé…Il lançaun regard à la dérobée auxmessieurs qui fumaient le cigare en savourant unverre de

porto.Bradenton s’étaitmuré dans le silence. Il avait fulminé toute la soirée,même après que leshommessefurentretirésausalon.Mieuxvalaitsansdoutequ’ilsetaise,carlesautresnesemblaientguèredisposésàl’écouter,bienqu’ilfûtleurhôte.

—Jevouscomprends,ditOliver.NousenreparleronsàLondres.—Avecplaisir.Oliveravaitgagné.Paslevotedumarquis,maistoutcequ’ilconvoitait:lesvoixdugroupede

députés, sa propre intégrité… Il pouvait se permettre d’être magnanime et de laisser le marquisruminerdanssoncoin.

—Sinousallionsrejoindrecesdames?suggéra-t-il.LorsqueOliverseleva,Bradentonpritenfinlaparole:—Pasvous,Marshall,grommela-t-il.J’aiàvousparler…—Volontiers,ditOliverd’untonaussiaimablequepossible.Lesautressortirentenluilançantdesregardsàladérobée.Aprèsleurdépart,ilfitsoudainplus

froiddanslapièce.—Vousvouscroyeztrèsfort,n’est-cepas?grommelalemarquis.—Moi?Jen’airienaffirmédetel.—Voussaveztrèsbiencequejeveuxdire.Sachezquevousnepouvezgagner.Lemarquisselevaets’approchadelacheminée.—Vousnepouvezgagner,répéta-t-il.Oliversegardadeluipréciserqu’ilvenaitjustementdel’emporter.

—Vous ne pouvez gagner, répéta lemarquis une nouvelle fois en se tournant versOliver, lesjouesempourpréesdecolère.Vousobtiendrezpeut-êtrequelquespetitesvictoires,maiscequevousêtesvous empêchera toujoursde réussir.Chaque foisquevous ferezunpas en avant, vousdevrezvousbattrepournepasreculer.Quantàmoi,jesuismarquis.Peuimportevotrepetitecomédiedecesoir,vousavezpassédessemainesàenvisagerd’acceptermaproposition.

—Eneffet,jel’avoue.—Jevaisêtreplusexplicite:jesuisrare.Jesuisunvainqueur-né.Cequejepossède,nulnepeut

meleretirer.Etvous,vousn’êtesqu’unindividuparmidesmilliersd’autres.Desdizainesdemilliers.Vousn’êtesrien,vousn’avezpasdevoix!Cesontmessemblablesquidirigentcepays.

Bradenton hocha la tête comme s’il cherchait à s’en convaincre lui-même. Oliver le laissafulminer.

—Sachezquejeprendraiungrandplaisiràvotercontrecettepropositiondeloi,déclara-t-il.Unplaisirintense.

— Jem’en voudrais de vous priver de vosmenus plaisirs, déclara Oliver. D’autant que vousdevrezlessavourerseul,désormais.

Lesdeuxhommessetoisèrent,puisBradentonesquissaunemouedemépris.—Jecroisquenousenavonsterminé,Marshall.Jen’oublieraipascequevousvenezdefaire.—JevousavaisbienditqueMissFairfieldsauraitenfinquelleétaitsaplace,conclutOliver.

Chapitre14

Enrejoignant lesautres invités,Olivern’eutd’yeuxquepourJane.Elleétait rayonnante,etpasseulement grâce au bracelet qui scintillait à son poignet : son rire, parfois tonitruant mais simélodieux,sonsourireradieux,sonregard…toutenellelefascinait.

Ils’inclinaversellepourmurmureràsonoreille:—Pourrais-jevousvoir?Jevoudrais…Commentterminercettephrase?Ilvoulaitl’embrasser,laféliciter,luiôtercetterobe,l’enlacer,

lasentirenroulerlesjambesautourdesataille…Ilobservadeloinlechaperonassisàl’entrée.—Aprèsmondépart,venezmeretrouveràl’extrémiténord-ouestduparc,répondit-elleàvoix

basse.À cette simple pensée, Oliver sentit son cœur s’emballer. Des images enivrantes lui vinrent à

l’esprit.Ilsecontentadehocherpolimentlatête,commes’iln’étaitnullementquestiond’unrendez-vousgalantetsecret.

Ellearrivaunedemi-heureaprèslui.—Vousnedevinerezjamaisquij’aidûsoudoyer,déclara-t-elle,unpeuessoufflée.Jen’aiqu’une

demi-heureavantqu’Alicenerevienneavecsonbien-aimé.Auréoléedesavictoire,Janeétaitsublime.—Vousêtescapabledetout.Seulunfinraidelumièreprovenaitd’unréverbère.Soussespieds,lesfeuillesmortescraquèrent

lorsqu’ils’approcha.—C’esttellementbondeneplusavoiràfairesemblant.Ilvafalloirquejetrouveunautremoyen

d’éviterlemariage,avoua-t-elleenriant.Peut-êtremecontenterai-jederefuserlespropositions.—Ilparaîtquelemot«non»faitparfoisdesmiracles,lataquina-t-ilensouriantmalgrélui.Sonsourireétaitunpeuforcé,mêmes’ilnepouvaitleréprimer.—Peut-êtrerencontrerez-vousquelqu’unqui…Ellerelevalatêteetfitunpasverslui.—Oliver…Ilnevoulaitpasqu’ellerencontreunhomme.Ilnevoulaitpasqu’unautrelaséduise.Pourtant…il

ne lui avait pas donné rendez-vous en ce lieu pour badiner, même si, il devait l’admettre, il étaitparticulièrementtroublé.

—Jepars,annonça-t-il.LesdébatsduParlementcommencentdansmoinsdedeuxsemaines,etilmerestebeaucoupdetravail.JedoisretourneràLondres.

—Jevois,répondit-elle,déconcertée.Nevoyantpersonneauxalentours,ilcédaàunetentationquiletaraudaitdepuislongtemps:très

lentement,ill’attiradanssesbras.—Jevois,répéta-t-elled’unevoixtremblante.Mêmesijepréféreraisnerienvoirdutout.Lesmainssurseshanches,ill’attiracontrelui.Lorsqu’ellepoussaunsoupir,ilsentitsonsouffle

chauddanssoncou.—J’aicessédecompterlesjours,murmura-t-elled’unevoixàpeineaudible.Ilneréponditpasàcetaveuintime,maiseffleurasonfrontdeseslèvres,l’esquissed’unbaiser…

— J’ignore quand j’ai cessé de compter les jours, poursuivit-elle. Je ne saurais dire depuiscombiendetempsjen’aipasregardéfixementleplafond,lesoirvenu,pourmedire:«Encoreunejournéedepassée.Ilnem’enresteplusque…»J’aiperdulefil.Jevaisdevoirrefairelecalcul.

Commes’ilssemouvaientd’eux-mêmes,leurscorpsfrémissantsserapprochèrent.—Peu de temps après votre apparition, j’ai commencé à ne plus redouter chaque journée qui

s’annonçait…—Jane,souffla-t-ilenluicaressantleshanches.Leparfumdelavandedelajeunefemmeavaitquelquechosederéconfortant,derassurant.Oliver

n’osaitpasselaisseralleràcetteivresseensaprésence.—Il fautque jeresteauprèsdemasœurpendantencoreunpeuplusd’unan.(Doucement,elle

glissalamainàl’intérieurdesamanche,lelongdesonbras.)Ensuite,nouspourronspeut-êtrenousrevoir.

Cen’étaitpas toutàfaitunequestion.Mais ilcompritqu’elleattendaituneréponse lorsqu’ilnesentitpluslegonflementdesapoitrinecontrelui.Onauraitditqu’elleavaitcesséderespirer.

La«revoir»?Douxeuphémisme!Undésirirrépressiblenaquitdanslesentraillesd’Oliver.Ilnepourrait se contenter de la revoir. Il la voulait dans son lit, offerte à ses caresses. Jane étaitintelligente,curieuse,passionnée…S’ilparvenaitunjouràlafairesienne…Non!Ilnefallaitmêmepasysonger.Pasencetinstant,alorsqu’ilsétaientsiproches.

Mais il ne recherchait pas que la fusion des corps. Il voulait débattre avec elle de questionspolitiques,décortiquerchaquepropositiondeloiensacompagnie…Ilvoulaitpartagersessoiréeset,quandilsauraientassezbavardé,sesnuits.

Ilvoulaittout…saufelle.Endépitdecequ’ellereprésentaitàsesyeuxquandilsétaientseuls,ill’avaitvueencompagnie

desautresfemmesprésentesàlasoirée,desépousesdocilesetréservéesquiladévisageaienttelleunecréaturemonstrueuseetindésirable.C’étaitlaJanedesrobescriardes,laJanederéputationdouteuse,laJaneaufranc-parlerinacceptable.Unebâtarde,commelui.

Elle était à l’opposé de ce qu’Oliver attendait d’une épouse. Pourquoi ne parvenait-il pas àl’oublier?

—Vousêtesunefilleimpossible,souffla-t-il.—Cesoir,toutétaitpossible,pourtant…—C’estbiencequejedisais:vousêtescapabledetout.Etmoi,j’aibesoind’uneépousequis’en

tienneaupossible.—Dansunan…—Jane,dansunan,jeseraipeut-êtremarié.Contretouteattente,elleétouffauneplainteàfendrel’âme,puisellesemitàhoqueter.— Si la loi passe, reprit-il, il y aura des élections au Parlement. Ce sera ma chance de me

présenteretd’obtenirunsiège.Danscecas,ilfaudraquejememarie.—Jevois…Lesoufflecourt,ellegardalesilenceunlongmoment.—Vous avezvu cequi s’est passé ce soir, ditOliver.Comment pourrais-je vousdemander de

devenir l’unede ces femmes ?De réprimer cequ’il y ademeilleur envous ?D’êtreunmoineaueffarouchéalorsquevousêtesunphénix?Jamaisjenemepardonneraisd’exigeruntelsacrifice.

—Jevois,répéta-t-elle,d’unevoixrauque.Elle ôta lesmains de sesmanches et recula d’un pas. Il distinguait à peine son visage dans la

pénombre,maisillavitessuyerunelarme.

Ilsortitunmouchoirdesapoche.—Nemedemandezpasd’êtreraisonnable,s’exclama-t-elled’untonoùpointaitlacolère.Etne

meditessurtoutpasdenepaspleurer!—Jen’enferairien.—Jesaisquec’estinsensé.Jevousconnaisàpeine.Nousnousvoyonsdepuis…troissemaines,

peut-être?Peut-ontomberamoureuxensipeudetemps?Jeneveuxmêmepasvousépouser!Ellesetapotalesjouesàl’aidedumouchoir.—Jerecherchesimplementunemotivationquim’aideraitàavancer.Maisceneseraitpaslui.—Vousavezraison,dit-elle.Jesaisquevousavezraison.Jenemevoispasenépoused’homme

politique,moinonplus.Jeviensseulementdemetrouver.Endosserunenouvellepersonnalité…non,jeneveuxpas!Toutestdoncterminé…,conclut-elleenleregardantdanslesyeux.

Non.Olivern’avaittoujourspasdesserrésonétreinte.—Cesprochainsmoisneserontpasfacilespourvous,dit-il.—Probablementpas.Toutefois,j’aisurvécujusqu’àprésent…—Sivousavezunjourbesoindemoi,faites-le-moisavoir,jeserailà.—Pourquoi?demanda-t-elle,intriguée.—Disons que jeme sens redevable. Un jour, vous vous rendrez compte du service que vous

m’avezrenduaujourd’hui.Jedevraisinvoquermagratitude.Envérité,jemeferaiunejoied’êtreàvotrecôtésivousavezbesoindemoi.

—Vousserezmarié.Olivern’avaitmêmepasenvied’ypenser.— Je ne serai pas infidèle, Jane,mais lemariage ne fait en rien oublier une amitié.Car nous

sommesamis,mêmessinousaurionspudevenir…Lesilences’installaentreeux,douxcommeduvelours,maissombreetdangereux.—Qu’aurions-nouspuêtre?Ils connaissaient tous les deux la réponse à cette question. SiOliver l’énonçait à voix haute, il

risquaitdelarendretropréelle,tropenvisageable.Il lui effleura la nuque d’une caresse. Elle tressaillit à ce simple contact. Sans qu’il puisse les

arrêter,sesdoigtspoursuivirentleurcheminlelongdesagorgelaiteusepuisdesoncou.Lorsqu’ilsatteignirentseslèvres,ilavaitl’impressiondebrûlerdefièvre.Cetavenirqu’ilrejetaitnedemandaitqu’àexister.

—Ceci,murmura-t-ilavantdesepencherverselle.Etceci,jeunefilleimpossible…Dèsqueleurslèvressetrouvèrent,elleémitungémissementdeplaisir.OlivernepouvaitmodifierlepassédeJane,etiln’étaitpasquestionpourluiderenonceràses

ambitions.Ilneleurrestaitdoncqueleprésent,lachaleurdecebaiser,ladouceurdecequiauraitpuêtreetl’amertumed’unamourquineseraitjamais.

Dansunpremier temps, ils restèrent lèvrescontre lèvres,puis leurs langues se trouvèrent.Ellel’embrassa jusqu’à perdre toute notion du temps, jusqu’à s’abandonner totalement, comme si, enl’embrassantassezfort,ellepouvaitéviteràlafoislepasséetlefutur,pours’attarderdansleprésent.

Ils’écartaavantquecetavenirimpossiblenedevienneinévitable.—Jedétestevotrefutureépouse,soufflaJane,lesyeuxécarquillés.—Pourlemoment,jenel’apprécieguère,moinonplus.Elleposalesmainssursesépaulesetl’embrassaencore.Cettefois,ilpritconsciencequec’était

ladernièrefoisqu’ilsavouraitcettesensation,qu’ilrespiraitsonsouffle.C’étaitladernièrefoisqu’ilsentaitsoncorpscontrelesien.C’étaitladernièrefois,etilslesavaienttouslesdeux.

Lamortdansl’âme,Olivermitfinàlamagiedecetinstant.—Siunjourvousavezbesoindemoi,Jane…,souffla-t-ild’unevoixrauque.—Merci,murmura-t-elle,maiscelan’arriverapas.Jesuisplusfortequecela.—Jesais,mais…(ildétournalesyeux)personnenedevraitsesentirseul.Mêmesivousn’avez

pas besoin demoi et que vous refusez dem’appeler au secours, sachez que je serai là.Quels quesoient les obstacles ou les adversaires que vous devrez affronter, vous ne serez pas seule. Vousn’aurezqu’unmotàdire.

—Dois-jevousécrireàlaTourdeLondres,MrCromwell?Elleessayaitdeplaisanter,maissavoixtremblaitd’émotion.— Écrivez-moi chez mon frère, le duc de Clermont, à Londres. Je ne puis rien vous donner

d’autrequel’assurancequevousneserezjamaisseule.

Chapitre15

L’entréedelamaisonétaitéclairéeetunraidelumièreprovenaitdubureaudesononcle,aufondducouloir.Pourtant,lademeuresemblaittristeetvide,bienplusqu’unmoisplustôt.Oliveravaittoutchangé,danssavie,puisilétaitparti.

Surlecheminduretour,Janes’étaitremiseàcompter:encorequatrecentcinquante-troisjours.Mais elle se sentaitplus forte, àprésent.Elle avaitgrandi.Elle conservait le souvenirprécieux

d’unbaiserquil’aideraitàtraverserlespériodesdifficiles.Janetenditsacapeàundomestiqueetsonnasafemmedechambre,puisellegravitlentementles

marches.Arrivéeaumilieudel’escalier,elleentenditdespasaurez-de-chaussée.—Jane!lançaunevoixtonitruante.Ellelevalesyeuxauciel.Titusétaitladernièrepersonnequ’elleavaitenviedecroiser,cesoir-là.Hélas,ellen’avaitpaslechoix.Ellepatientadonc,cherchantàmasqueraumieuxsonirritation,en

priantpourqu’ilneremarquepasqu’elleavaitpleuré.Ilapparutdanslevestibule.—Ilfautquejeteparle!Viensdansmonbureau.Elle aurait préférémonter dans sa chambrepour se réfugier sous ses couvertures, à l’abri des

regards,dumondeextérieuretd’OliverMarshall.Unentretienavecsononcleàcetteheuretardiveneluidisaitrienquivaille.

—Trèsbien,accepta-t-elle,docile.—Épargne-moitesminauderies!Ilaffichaituneminerenfrognéeetsemblaitencolère.Lajeunefemmeluiemboîtalepasensepromettantdenepaslecontrarierdavantage.Il luidésignaunechaisepuis s’installa lourdementdans son fauteuildecuir,de l’autre côtéde

l’imposantbureauenacajou.Pendantunlongmoment, ilnelaregardamêmepasetsecontentadetapotersonbuvardduboutdesdoigts.

Enfin,ilpoussaunlongsoupir.—Cequejevais tedemanderest très important,déclara-t-il laminegrave.Depuiscombiende

tempssais-tuquetasœurquittelamaisonaucoursdelajournée?Cette question la déstabilisa au point qu’elle ne parvint pas à inventer unmensonge. Elle était

tellementfatiguée…Elleavaitremportéunevictoire,maiselleavaitlecœurbrisé.Elledevaitpuiserdans sesdernières réservespourgarderunsemblantdedignité.Titusn’eutaucunmalàdéchiffrersonexpression.

Ellesavait,etellen’avaitriendit.Tituslacroiraitsansdouteresponsablequoiqu’ilarrive.Faceàsonaircoupable,ill’observade

plusprèspuissecouatristementlatête.—Jem’endoutais…La jeune femme songea un instant à nier l’évidence, à prétendre qu’elle avait mis sa sœur en

garde.Mieuxvalaitneriendire.Elleignoraitcequesononclesavait,aujuste,etredoutaitd’aggraverlasituation.

— Lui serait-il arrivé quelque chose ? demanda-t-elle. J’espère qu’elle va bien. Serait-elle

blessée?—Lapauvreenfantseporteaussibienquepossible.Maisjel’aitrouvéeextrêmementagitée.Elle

aessayédediscuter,de…(ilsoupira)meconvaincre.—Ellearaison.Iln’yauraitaucunproblème,siseulementvous…—Sijequoi?s’exclama-t-ilenfrappantdupoingsursonbureau.Toiaussi,tuasl’intentionde

mecontrarier?Tul’asincitéeàmedéfier!Sansdouteluias-tumontrécommentsortirdelamaisonàl’insudesdomestiques…

— Emily n’est ni une imbécile ni une marionnette. Elle a dix-neuf ans. Elle est en âge de semarier,deprendresespropresdécisions.Nuln’abesoindeluimontrerquoiquecesoit.Elleagitparelle-même.

Titussemblanepasl’écouter.—Jenepeuxignorerpluslongtempslamauvaiseinfluencequetuexercessurelle.—C’estunejeunefillenormale,insistaJane.Elledéborded’énergie,voilàtout.Titussecoualatête.—Tuesàl’originedetoussesproblèmes.«Unejeunefillenormale»?Absolumentpas!Elle

souffredecrises,Jane,ettulalaisseserrerdanslacampagnesanschaperon.Etsiellerencontraitunhomme?

—Etsiunbrigands’introduisaitparlafenêtredesachambre?répliquaJane.Vousn’avezpasledroitdelaretenirprisonnière.

Lajeunefemmeneparvenaitpasàdéchiffrerleregarddesononcle.Elleylutdelacolère,biensûr,ainsique…uneformedetriomphe.

—Jeviensdetetendreunpiège,déclara-t-ilenfin.Jesaisqu’ellearencontréunhomme.Ellemel’aavoué.Jet’accordaisunedernièrechancedetemontrerhonnête,maisturefusesdem’avouerlavérité.Tumedéçoisbeaucoup,Jane.Tumedéçoisénormément.

C’étaitinjuste.Janerefusaitdes’excuserd’avoirétéloyaleenverssasœur.Detoutefaçon,Titusluiauraitfaitporterlechapeau.C’étaitsasévéritéquicontraignaitlesdeuxsœursàchoisirentrelemensongeetl’acceptationd’unaveniroùEmilyvivraitenermiteetsubiraitlatorturedesmédecins.

—Tupartirasdèsdemain,annonçalevieilhomme.MasœurLilyt’hébergera.Elletetrouveraunmarisanstarder.Emilynet’écrirapasettunepourraspasluirendrevisite.Tun’aurasplusdesœur.Jegardel’espoirdepouvoirunjourréparerlesdégâtsquetuascausés.

—Non!s’exclamaJaned’unevoixbrisée.Non,vousnepouvezpasm’éloigner!—Biensûrquejelepeux,répliqua-t-ilencroisantlesbrasd’unairsatisfait.D’ailleurs,c’estdéjà

fait. Tes malles sont prêtes. Tu seras conduite à la gare ferroviaire dès demain. Mrs Blickstallt’accompagneraàNottingham.

Abasourdie,Janeregardadroitdevantelle,lesyeuxdanslevague.Qu’allaitdevenirEmily,sanselle ? Plus de livres, plus la moindre compagnie… Et si son oncle décidait d’engager un autrecharlatan?

— Je partirai, déclara-t-elle, mais je ne veux pas qu’elle subisse de nouvelles expériencesmédicales.

—Jane,soupirasononclelas,tunepeuxposerdeconditions.Tun’espaslatutricedetasœur.C’estmoi qui suis responsable d’elle, et c’est àmoi de déterminer ce qui est préférable pour sonbien-être.

«Sivousavezunjourbesoindemoi»,avaitditOliver.Cesouvenirfitnaîtreenelleunespoirunpeufou.Ellesetrouvaitdansunesituationd’urgence.

C’étaitl’occasionpourluidetenirsapromesse.Etdanscecas…Ilétaitsortidesaviedepuismoins

d’uneheure,etelleenvisageaitdéjàdeluidemanderdel’aide,alorsqu’elleavaitaffirméêtreassezfortepours’enpasser.

Elleesquissaunemouededédainetobservasononcle.Dans la lumièreorangéede la lampeàhuile,ilsemblaitsoudainplusvieuxetfatigué.Lesridesdesonvisages’étaientcreusées,trahissantunevieentièredetourments.

Lajeunefemmerelevalatête.N’était-ellepasvenueàboutdeBradenton?ElleauraitledessussurTitusFairfield.

Ellesentaitencorelebaiserd’Oliversurseslèvres,untrésorqu’elleenfouittoutaufonddesoncœur,bienàl’abri.Tantqu’ellepourraitlefaireresurgir,ellenesesentiraitpasseule.Neleluiavait-ilpaspromis?Etellel’avaitcru.

Sapirecrainteavaitfiniparseréaliser.Sononcleluiaccordaitnéanmoinssaliberté.Ellen’avaitplusbesoindefairesemblant.Forted’unnouvelespoir,elleparvintàmaîtriserletremblementdesesmains.Enfinapaisée,elles’exprimad’unevoixposée:

—Non.Cen’estpasainsiqueleschosesvontsepasser.Levieilhommeparutabasourdi.—Tupeuxtoujoursrefuser,maistun’asaucundroitlégal.—Non,répétaJane.Vousvoustrompez.Vousêtesletuteurd’Emily,paslemien.Vousnepouvez

medictermaconduite.Illaconsidérad’unairdédaigneux:—Veux-tuêtreunpeuplusclaire?Jenecomprendspascequetusous-entends.Il ne pouvait avoir le dernier mot. Jane aurait dû s’en rendre compte plus tôt, mais elle était

tellementoccupéeàsecacherdansl’ombrequ’elleavaitnégligésesmeilleursatouts.—Riennem’obligeàmerendrechezlatanteLily,reprit-elle.J’aidel’argent.Jepeuxfairece

quebonmesemble.Vousn’enavezpasconscienceparcequej’aitoujoursrecherchélebien-êtredemasœur.Vousme jugezsisévèrementquevousn’avezmêmepasremarquéque jem’efforçaisdevousobéir.Imaginezcequejepourraisfaire,sijedécidaisdevousrendrelaviedifficile…

—Jenecomprendspas…—Jepourraisacheterlamaisonvoisine,m’yinstalleravecplusieursamants,m’offrirunepetite

annoncedanslejournalclamantquevoussouffrezd’unemaladieducerveau.—Tuneferaispasunechosepareille,bredouilla-t-ilenblêmissant.— Je pourrais raconter à qui veut l’entendre vos sordides expériences médicales, révéler au

monde entier à quel point vous êtes un mauvais tuteur. J’ai le pouvoir de vous rendre la vieimpossible.Voilàquijesuis,aucasoùvousnel’auriezpasremarqué!Jesuisunefilleimpossible,etvous ne pourrez pas vous débarrasser de moi. Pas par la menace, en tout cas. Telles sont mesconditions.

Pendantunlongmoment,Titussecontentadelafixerduregard,coi,incapablederéagir.—Jeneveuxpasdetoidansmamaison.—Danscecas,jevaisalerterlesjournaux,lança-t-elleenhaussantlesépaules.— Tu pourras venir en visite, dit-il d’une voix stridente. Une fois par mois, par exemple. (Il

esquissaunsourire.)Jenepeuxtechasserdecetteville,concéda-t-ilenbaissantlesyeux,maisj’aiencoreledroitdedéciderdesfréquentationsd’Emily.

SiJaneachetaitunemaisonàCambridge,Emilyseraitprivéeà jamaisde liberté.Leuroncle lasurveilleraitdeprèsafinde lesséparer.Deplus,ellenepourraitmettresesmenacesàexécutionetn’auraitplusaucunpouvoirsurlui.S’iln’avaitrienàperdre,Tituspourraitserévélerdangereux.

Elleavaitaumoinsentamédesnégociations.

—TuiraschezmasœurLilyettuluiobéiras.Tunecréerasaucunscandale.Vois-tu,Jane,jemesouciedetonbien-être.Jechercheavanttoutàsauvegardertaréputation.Jeveuxt’éviterd’êtreruinéeenessayantd’entraînertasœursurlamauvaisevoie.

—Quelle«mauvaisevoie»?s’exclama-t-elle,lesjouesempourpréesdecolère.Vousnecessezd’enparler,maisqu’en savez-vous?Vousn’avez jamaisessayédem’aider.Vousne faitesquemedonnerdesordres.

—Épargne-moicettescèned’hystérie!Lajeunefemmeseressaisitetsedrapadanssadignitéenlefusillantduregard.—Envérité,sijen’avaispasétélàpourm’occuperdetoi,jemedemandebiencequetuferaisen

cemoment.Vachezmasœurettrouve-toiunmari.Seigneur,vousm’épuiseztouteslesdeux…C’étaitpeineperdue.Jamaiselleneparviendraitàleconvaincre.— Je verrai Emily une semaine sur deux, reprit-elle. Et ellem’écrira aussi souvent qu’elle le

souhaitera.—Jesurveilleraisacorrespondance.Ellen’enattendaitpasmoinsdelui.—Vouscesserezdelatorturer.—Sij’entendsparlerd’unmédecincapabledelasoigner…—Vousm’enparlerez.Jeveuxdesréférences,destémoignagesd’ancienspatientssouffrantdela

mêmemaladie qu’Emily. Ces charlatans cherchent à mener des expériences sans se soucier de ladouleurqu’ilsinfligent.Etilfaudraqu’Emilysoitd’accord.

—Tasœurnesaitpascequiestbonpourelle,tulacouvestrop.Voilàpourquoilesjeunesfillesdedix-neufansontdestuteurs,Jane.Tuviensdemeprouverquetunevalaispasmieuxqu’elle.

—Cen’est pas négociable, persista Jane en le foudroyant du regard.Ou alors je vousmettraidansl’embarras.

— Très bien, maugréa-t-il. Avant de commencer un traitement, je te… consulterai. Cela necessera-t-ildoncjamais?

Ilpouvaitseplaindreautantqu’illevoulait,tantqu’illaissaitEmilytranquille.—Danscecas,noussommesd’accord,déclara-t-elle.—Tupartirasdemain.Aumomentdesecoucher,Janeétaitenémoi.Elleavaitdémontréauxyeuxdelabonnesociétéqu’ellen’étaitpasaussiécerveléequ’ellel’avait

faitcroire.Oliverétaitpartiet,dèslelendemainmatin,ellequitteraitEmilypours’installerchezsatanteàNottingham,nonsansavoirnégociéâprementavecTitus.

Malgrésondésarroi,elleavait l’impressiond’êtreplusmûreetplus réfléchie,depuisquelquesjours.

Etellen’avaitqu’uneseulecertitude.Malgrésafatigue,elleluttacontrelalassitudequis’emparaitd’elle.Auboutdequelquesminutes,

sasœurseglissadanssachambre.—Jane?fitsapetitevoix,danslenoir.Jepeux…Janen’attenditmêmepasquesasœuraitterminésaphrasepourl’inviteràlarejoindresousles

couvertures.Cen’étaitpasarrivédepuisqu’elleavaitonzeans,parunenuitd’orage.Maiscettefois,ellen’allaitpaspouvoir rassurersacadette.Elleavait faitdesonmieux,maiselleconnaissait tropbienTitus.

—Jesuisdésolée,ditEmily.Jenevoulaispastefairechasser.Jevoulaissimplement…j’avais

besoindem’évader.Alorsj’aicontinuéàsortir,deuxfoisparsemaine,puistrois…—Tun’aspasàt’excuser.— Pourquoi pas ? Je suis totalement responsable. Je savais comment réagirait oncle Titus, et

pourtant…Janeposaundoigtsurseslèvres.—Cen’estpastafaute,Emily.C’estcelledeTitus.—Mais…— Il possède toutes ses capacités mentales, en dépit de ses défauts. Il devrait se montrer

raisonnable.Tunel’aspascontraintàagirdefaçonirrationnelle.Emilypoussaunlongsoupir.— J’essaierai d’être sage, pour essayer de le rendre raisonnable. Je ne suis pas certaine d’y

arriver,avoua-t-elleenriant.—Jeviendraitevoir.Nousnenousperdronspasdevue.Jeteglisseraiunpeud’argentdansla

poche,aucasoùtuenauraisbesoinpoursoudoyerunmédecin,parexemple.Ilteresteunpeuplusd’unanàtenir.Dèsquetuserasmajeure,ilnepourraplusrienfairecontretoi.

—Jesais,ditlajeunefille.Jet’aime,Jane,mais…net’inquiètepaspourmoi.Jemedébrouilleraitouteseule.

—Quisait?OncleTitusvapeut-êtres’assagir.Emilysemitàrire.—Peut-être.Etpeut-êtreque…non.Jenememoqueraipasdelui.—Ilyauneplantesurmonsecrétaire.Uncactus.Jeveuxquetut’enoccupesenmonabsence.Tu

garderasainsiunsouvenirdemoi.—MonDieu,Jane,j’oublietoujoursd’arroserlesplantes.Jecroisquejevaislalaissermourir.—Ilvautmieuxquetunel’arrosespastrop.Lajeunefillehochalatêteetseblottitcontreelle.—Ilenvalaitlapeine,cethommequetuallaisretrouverencachette?Emilyréfléchit.— Un jour, il sera avocat. Il m’a demandé de l’épouser. Je ne lui ai pas encore répondu.

J’attendaisunsignedudestin.EtaveconcleTitus…—Ilt’aime,cetavocat?Emilyattenditunlongmomentavantderépondre:—Jen’ensaisrien,avoua-t-elleenfin.J’aiunpeudemalàdéchiffrersespensées.Ilmeditqueje

suisjolie.—N’importequelhommeteledirait!Toutefois,cesrendez-voussecretsnemeplaisentguère.

Serait-ceunvaurien?— Bien au contraire. Je te l’ai dit, il est très gentil. Sauf quand il est en colère. Alors il dit

franchementcequ’ilpense.—Cemonsieurquin’estpasunvauriena-t-ilaumoinsunnom?Ellesentitsasœursecrisper.—Absolument.Était-ce quelqu’un que Jane connaissait ? Pourvu que ce ne soit pas lemarquis de Bradenton.

Surtoutpas!Maisellesegardadeposerlaquestion.Ellesecontentad’attendrelaréponsedesasœur.—Ils’appelleAnjan.AnjanBhattacharya.Janeécarquillalesyeux.—Décris-le-moi.Prononce-t-iltonnomcommetuprononceslesien?

—Ilm’aditunefoisquemontuteurdevraitmeconsidérercommeuntrésor.Nosparentsnousontnégligées.Étrangement,Titusafaitdesonmieux.Maisfinalement…(ellepoussaunsoupir)tueslaseuleàmechoyer.

Janelapritdanssesbras.—Biensûrquetuesmontrésor.—Ettoi,quitechoyait?Janesentitsoncœurseserrer.Emilyneluiavaitjamaisposécettequestion.Ellenes’étaitjamais

demandésiJaneavaitbesoindequelqu’un,elleaussi.—Etmaintenantque tu t’envas,promets-moique tuprendrassoinde toi-mêmecommetu l’as

faitpourmoi.Promets-le-moietjeparviendraiàmedébrouillerseule.—Emily…—Promets-le-moi.Janeserralamaindesasœurdanslasienne.—C’estpromis,murmura-t-elle.

Chapitre16

AnjanBhattacharyanepritconsciencedel’intensitédesessentimentspourEmilyquelorsqu’ellecessade le rejoindre.Lepremier jouroù ellemanqua leur rendez-vous, il se rendit aubordde larivière, là où ils se promenaient généralement, et gagna l’autre rive, vers des champs aux herbeshautes.

Peut-êtren’avait-ellepasréussiàselibérer.Ilmarcha,marcha.Ilattendit.Auboutd’uneheureetdemie,ilrebroussachemin.Le deuxième jour, il se présenta également au rendez-vous. Il attendit deux heures, jusqu’à en

avoirmalauxpieds.Ilpatientajusqu’àlatombéedelanuit.Peuàpeu,sesespoirss’envolèrent.Letroisièmejour,unedomestiquel’attendait.—Seriez-vous…monsieur…monsieur…—Oui,répondit-il,habituéàcequel’onneretiennepassonnom.—Voicipourvous,dit-elleenluitendantunmessage.Ilbrisalesceauetdéplialalettre:CherAnjan,Mononcleatoutdécouvert.J’aiessayédesortirpardeuxfois,maisilm’estimpossibledevenir vous voir. J’y arriverai peut-être un jour… Hélas, je ne peux vous demander dem’attendrependantdessemaines.Lemondeétaitvraimentinjuste.J’ai réfléchi à tout ce que vousm’avez dit la dernière fois. J’ai aimé l’histoire que vousm’avezracontée.Hélas,jesuisunpeudésemparée.

EmilyIlreplialafeuilledepapieravecsoin.Elleréfléchissaitàsaproposition.Dansquelquesmois,il

passeraitsesexamens,puisils’enirait.Unautrehommequeluiseseraitrenduchezsononclepourexigerdelavoir.Sansdouteserait-ilaccueilliàcoupsdefusil…Àmoinsqu’ilnesoit jetéenprison,accusédes

pirescrimes.Quicroiraitqu’ilsouhaitaitsimplementparleràlajeunefille?Emilyétaitunrayondesoleildanssajournée,etmaintenant…Ilseremitenrouteendirectiondelaville.Lacolèremontaitenlui,pascontreelle,maiscontrela

cruauté du destin. Alors qu’il croyait son bonheur à portée de main, quelqu’un venait de le luiarracher.

D’humeurmorose,ilfranchitlesgrillesdesonuniversitéettraversalapelouse,têtebaissée.—Hé,Batty!lançaunautreétudiant.Perdudanssespensées,Anjanfaillitnepass’arrêter.

—Batty,oùvas-tu?Batty…C’étaitbienà luiqu’ils’adressait.Anjans’arrêtaetparvintàébaucherunsourire. Ilne

pouvait se permettre d’être renfrogné face à un camarade. George Lirington faisait partie desquelquesétudiantsbienveillants.Ill’avaitinvitéàjoueraucricketetavaitdemandéàsonpèredeluiconfierunpostedanssoncabinetd’avocats.

— Où diable étais-tu passé aujourd’hui ? Il nous manquait un joueur. Nous t’avons cherchépartout!

—Bonjour,Lirington,ditAnjandesontonleplusaimable.Tureviensduterraindecricket?Tuasjouélanceur?

—Ouietc’estlaraisonpourlaquellenousavonsperdu.Georgesemitàluirelaterlapartiedanssesmoindresdétails.S’ilsurnommaitAnjan«Batty»,

c’étaitparcequ’ilneparvenaitpasàprononcersonnomdefamille.Quantàsonprénom, il l’avaitimmédiatementdéforméen«John».Auxyeuxdetous,AnjanétaitdoncdevenuJohnBatty.

SeuleEmilyavaitrespectésonpatronyme.Dèscetinstant,ilétaittombéamoureuxd’elle.Malgrésonchagrin,Anjannesedépartitpasdesonsourire.OlivernepensaitguèreàJane.Aucoursdeladernièresemainedejanvier,ils’entintàquelques

imagesnostalgiques,lanuit.Queseserait-ilpasséentreeuxend’autrescirconstances?Siellen’avaitpas éprouvé le besoin de repousser ses prétendants, si elle avait été la fille légitime d’un notablerespecté,s’ilavaitpulacourtiser…

Lacourtiser…Loindeluilapenséedesimplementlacourtiser.Oliveravaitdesidéesbienplusprécises. Le baiser qu’ils avaient échangé ne pouvait mener qu’à une étreinte passionnée. Sesfantasmesétaientsientêtantsqu’ilfinissaittoujoursparsesoulagerdesespulsions,neserait-cequepourretrouverdesidéesclaires…

Cependant,ilneparvenaittoujourspasàimaginerJanevêtued’unerobeblancheetd’unsimplecollierdeperles.

En février, il nepensapresquepas à elle. Il n’eneutpas le temps.Lesdébats avaient repris auParlement.Lareineenpersonnes’étaitadresséeauxparlementairespourlesappeleràélargirlabaseélectorale.OliverexposasonprojetàMinnie,lafemmedesonfrère,unfinstratège.Ilsorganisèrentunesériededîners.Desouvriersarrivèrentparletraindesquatrecoinsdupays.Oliverlesformaitpendantdeuxjoursauprotocoleetauxsubtilitésdelapolitique,puisceshommesdupeupledînaientavecdesducs,desduchesses,desbarons,desmembresduParlement.

Lemessageétaitclair:pourquoideshommesraisonnablesetrationnelsn’auraient-ilspasledroitdevote?

Dans ces moments-là, Oliver ne pensait guère à Jane. Il refusait de la comparer aux épousesréservéesetsouriantesdesescollègues,quin’auraientjamaisoséporterdurosefuchsia.

Il leur souriait poliment. Et quand elles évoquaient une sœur, une cousine ou une niècecélibataires, il souriait encore, unpeuplus distant, en s’efforçant de ne pas songer à Jane et à sestoilettesextravagantes.

Aumoisdemars,Oliverfinitparadmettrequ’ilpensaitàJane.Àquoibonnierlesfaits?C’étaitunamourimpossible.Sansdoutenelareverrait-iljamais…Sonsouvenirlehantait,maisiln’allaitpasselamenteréternellement.Ilavaittantdechosesàfaire!Desdîners,desdébats,desdocumentsàrédiger. Il écrivit une série d’articles pour un journal londonien. Ses idées sur le droit de votereçurentunaccueilfavorable.Janeavait-ellelusestravaux?Qu’enpensait-elle?

Enavril,lescollaborateursd’Oliverleprirentàpartetluidemandèrentquandilavaitl’intention

debriguerun siègededéputé, car il avait leur soutien. Ils le jugeaientdroit, intelligent, instruit, ilavait des liens avec la noblesse et avec la classe populaire. Sans se départir de son flegme, il lesécoutaaffirmerqu’ilétaitlecandidatidéaletqu’ilsétaientcertainsdesonsuccès.

Intérieurement,iljubilait.Cetavenirqu’ilvisaitdepuissilongtempss’ouvraitenfinàlui.Toutcequ’il avait à faire était de trouver le bonheur conjugal, conclurent-ils. Ce détail lui avait un peuéchappé…

Cesoir-là,Oliverrentrachezluietpartageaunebouteilledeportoavecsonfrèreenéchangeantdesplaisanteries.Unpeuéméchés,ilsburenttoutelasoirée.Minnielesrejoignitetsecoualatêteensouriant,aprèsquoielleentraînasonmaridanslachambreconjugale.

Unefoisseulfaceàsesrêvesdesuccès,Oliversentitsoneuphoriesedissiperpeuàpeu.Il ne lui manquait que le bonheur conjugal… Une jeune fille sage qui pourrait faciliter son

ascension.Lesprétendantesnemanquaientpas.L’uned’ellesfiniraitbienparéclipserJane.Hélas,ilnel’avaitpasencorerencontrée.

Iln’étaitpasamoureuxdeJane:iladmiraitsoncaractère.Riendeplus.Ilseservitencoreunpeudeporto.

Àvraidire,peut-êtreappréciait-ilunpeuplusquesoncaractère.Ilaimaitaussisonintelligence,sacapacitéàentrerdansunepièceetàdevinercommentinfléchirlapersonnequisemblaitmenerlesdébats.Enrésumé, il lui fallaitune femmecommeJane,maisaucomportement totalementopposé.Abattu,ilvidasonverred’untrait.

Outresoncaractèreetsonintelligence,ilaimaitsoncorps…Ilétaittropéméchépourressentirunvéritabledésir,mêmesisespenséesvagabondaientdansce

sens.Quandilévoquaitlecorpsdelajeunefemme,sescourbesgénéreuses,seshanches,sesseins,ilavaitdumalànepass’imaginerdanssesbras.

Àl’encontredetouteraison,etmêmedanssonétatdeléthargiealcoolique,ils’imaginaqu’illapénétraitdesonmembredressé…Foudedésir,ilentendaitdéjàsesgémissementsdeplaisir.

Ilmontadanssachambre, incapabledechasserdesonesprit l’idéequeJaneétaitexactement letypedefemmequ’ilvoulait,àconditionqu’elleadopteuncomportementàl’opposédesoncaractère.Heureusementqu’iln’étaitpasamoureux,carilauraitsansdouteeudumalàtrouverunefiancée…

Lelendemain,ilseréveillaenproieàuneterriblegueuledebois.Était-ceàcausedel’alcooloudesespenséesirrationnelles?

Il n’eut guère le temps de s’attarder sur la question. Le Parlement n’était pas parvenu à unedécision, et laReformLeague devaitmanifester àHydePark, ce jour-là.Redoutantdes troublesdel’ordre,lesautoritésavaientprévenuquelesmanifestantsseraientarrêtés.Ilsnereculèrentpaspourautant.

Aumoisdemai,lesmanifestantscommencèrentàaffluerpardizainesdemilliers.Les députés opposés à toute réforme étaient de plus en plusmal à l’aise face auxmenaces du

peuple. Les journaux détaillaient le nombre d’agents de police chargés d’empêcher unrassemblement,affirmantparfoisqu’iln’yenavaitpasassezdanslepayspourgérerlasituation.

Oliverrefusadeselaisserdistraireparlespenséesd’unefemmeabsentealorsquetantdechosesétaient en jeu. La veille du rassemblement, il prit connaissance des dernières informations encompagniedeMinnieetdeRobert.

Les événements du lendemain s’annonçaientmal. Après une bonne nuit, il fut réveillé par descoups frappésà saporte.Cen’étaitpas son frèrevenu lui annoncer ledébutdesémeutes,maisunvaletporteurd’untélégrammeurgent.

Encoreàmoitiéendormi,l’espritembrumé,Olivereutl’étrangecertitudequ’ilvenaitdeJane.Si

elle avait besoin de lui, il volerait à son secours. Il serait peut-être obligé de l’épouser pour luiépargnerunsortfuneste…

Peuluiimportaientsontravail,l’impossibilitédecemariage,lesconséquencespoursonavenir.Ilsefrottalesyeux,chaussaseslunettesetseconcentrasurlemessage.IlnevenaitpasdeJane,maisdesamère.FREEDISPARUE,PARTIEMANIFESTERPOURVOTEDESFEMMES–RETROUVE-LA!Lesfantasmesdelanuits’envolèrent.Oliversesentitsubmergéparl’angoisse.Enconsultantles

horaires des trains, il étouffa un juron. Le courrier avait dû arriver à la gare d’Euston quelquesheuresplustôt.

Free était déjà en ville, seule à Londres ! Unemanifestation illégale de plusieurs centaines demilliers d’hommes en colère contre des agents de police plus ou moins formés se préparait.Connaissantsasœur,elleallaitaffirmerhautetfortqu’elleentendaitobtenirledroitdevote.

—NomdeDieu!Sasœurrisquaitsavie…

Chapitre17

Encette journéeparticulière,Oliver s’attendait à croiserdesagentsdepoliceàchaquecoinderue.Oriln’envitaucun.

Des centaines de personnes se dirigeaient versHydePark.À la grille du parc, il aperçut enfindeux policiers un peu léthargiques qui n’empêchaient en rien la foule d’affluer. L’un d’euxencourageaitmêmelesmanifestantsàleurentrée.C’étaitàpeines’ilssurveillaientquelquesvoleursdécidés à profiter de l’occasion.Unvendeur ambulant s’approcha et leur tendit des petits pains enguisedepot-de-vin.

Dans ces conditions, comment comptaient-ils identifier les éléments perturbateurs ? Quelquesdamesarrivèrentàchevalpourassisterauxfestivités.Elless’installèrentencompagniedeplusieursmessieurs, tandisquedesdomestiques leurservaientduthéetdespetitsgâteaux.Manifestement, ilstenaientàêtreauxpremièreslogespourvoirlaReformLeagueaffronterlapolice.

Hyde Park avait des airs de kermesse, et non de champ de bataille. Comment diable allait-ilretrouversajeunesœurdanscettefoulecompacte?

Ildéambuladans leparc,à l’affûtdumoindre indice.Nulnesemblaitsesoucierde lui.Etsi lasituationdevenaitalarmante?Ilseméfiaitdesmouvementsdefoulequirisquaientdedégénérerenviolences.Pourl’heure,toutallaitbien.

Les membres de la Reform League furent accueillis avec enthousiasme. Tels des héros, ilsarrivèrentparpetitsgroupes,saluantlafoule,entonnantdeschantsrévolutionnaires.

—Veuillez m’excuser, auriez-vous croisé une jeune femme qui parle du suffrage universel ?demandaOliverautourdelui.

Cettequestionluivalutdesréactionsétranges.—Biensûrqueoui!réponditunhomme.J’encroiseunetouslesjours:mafemme.Unautrefitlagrimaceàlamentiondusuffrageuniverseletrefusadeluirépondre.Oliveradoptauneautreapproche:—Yaurait-ilpariciungroupedefemmesdéfendantlesuffrageuniversel?—Allezvoirlà-bas,oùHigginsestentraindeparler!luiconseillaunbadaud.Oliversedirigeaversl’endroitindiqué,del’autrecôtédelarivièreSerpentine.Ilmittroisquarts

d’heureàfendrelafoule.Parchance, l’hommenes’étaitpastrompé:plusieursvoixréclamaientàtue-têtelevotepourtous,etpasseulementpourlesouvriers.

Ildécouvritungroupedefemmesformantuncercle,brasdessus,brasdessous.Etaumilieudecelles-ci…

Pourlapremièrefoisdelajournée,Oliverressentitunimmensesoulagement.—Free!s’écria-t-ilensedirigeantverselle.Avant qu’il ne puisse la rejoindre, un groupe de femmes s’interposa. Une dame brune d’une

quarantained’annéeslefoudroyaduregardenbrandissantunindexmenaçant.—Pasquestion!lança-t-elle.Leshommessontinterditsàpartirdecettelimite.—Jevoulaissimplement…parleràFredericaMarshall.—C’estimpossible.—Free!s’écriaOliver.

—Arrêtez!Deuxautresmilitantess’approchèrentdeluid’unairmenaçant.—Free!Oliversemitàagiterlesbrasdésespérément.—Allez-vous-en!Dois-jevousfaireévacuer?—Non,attendez,je…C’estalorsqueFreeseretourna.—Laissez-le ! s’écria-t-elle en se séparant de ses camarades pour venir à sa rencontre.Ne le

chassezpas.C’estmonfrère!— Et alors ? déclara la brune, nullement impressionnée. Si tu savais ce que mon frère nous

infligerait…— Il ne nous fera pas de mal, assura la jeune fille. Il est simplement un peu trop protecteur.

Accorde-moiquelquesinstantsavecluiafinquejepuisselerassurer.Oliverlevaunemainensigned’apaisement.—Ellearaison,assura-t-il.Jeveillesimplementàsasécurité.Lesautresfemmess’interrogèrentduregard,puisellesrompirent lesrangspour laisserpasser

Free.—Qu’est-cequetufaislà,Oliver?C’estdangereux!gronda-t-elle.Elleavaitunefâcheusetendanceàinverserlesrôles.Illadévisagead’unairincrédule:—Qu’est-cequejefaislà?Jenesuispasunejeunefilledeseizeansayantquittélefoyerfamilial

enpleinenuit,seule,pourveniràLondres!— Etmoi, je veux savoir ce que tu fais là. Sans doute as-tu quitté la maison aumilieu de la

matinée…Oùesttonchaperon?—Ilnes’agitpasdemoi,répliqua-t-ilenlaregardantdanslesyeux.Cetendroitestdangereux!

Laviolencecouve.Elleregardaautourd’elle.—Laviolence,railla-t-elle.Jevoisça…Elledésignaunvendeurambulantetsacharrette.—Qu’est-cequ’ilvamefaire,d’aprèstoi?Melancersespetitspainsauvisage?—Deplus, repritOliver en ignorant ses protestations, tu n’as que seize ans. Je n’arrive pas à

croirequetuasprisletraintouteseule.—Quiteditquejesuisvenueseule?MaryHartwellm’aemmenéeàlagaredanslacharrettede

son père et nous avons pris le train ensemble. Comme nous avions exprimé notre intention derejoindrelacellulefémininedelaReformLeague,nousavonsétéaccueilliesàlagare.Jen’aipasétéseuleuneminute.Est-cequej’ail’aird’êtreseule?

—Toutdemême…Lafemmebrunefaisaitminedenepasécouterleurconversation,etlablondeaffichaitunlarge

sourire.—Depuis 4 heures dumatin je suis avecmon groupe, expliqua Free.Nous avons discuté des

aspectspratiquesdelamanifestation.Lesfemmesnesontpasaussifortesqueleshommes,maisellessontredoutables,quandellessontennombre.

— Je dois admettre que tes amies forment une barrière très efficace. Néanmoins, le risquedemeure…

— Nous avons une procédure à respecter, expliqua la jeune fille. Chacune d’entre nous estsurveilléepardeuxcamaradesetveillesurdeuxautresàsontour.Ainsi,noussommesensécuritéà

toutmoment.Nousnenous séparons jamaisdenoscamaradesetnousne laissonspersonneentrerdansnotrepérimètre.Sil’uned’entrenousestarrêtée,nousironsensembleaupostedepolice.

—Free…—AnnaMarieHiggins,ladameauchapeaudemarin,adéjàétéemmenéetreizefois.Miss Higgins n’avait rien d’une suffragette, avec sa robe bleu ciel à la dernière mode et son

élégantpetitchapeauornéderubans.—Votepourtous!lançaunhommeenlevantlepoing.MissHigginsluienvoyaunbaiser.Affligé,Oliverdétournalesyeux.— Je ne suis pas certain qu’il faille admirer une femme dont les exploits se limitent à treize

arrestations.— Qui admirer, alors ? Toi, peut-être ? Tu m’as toujours fait la leçon sur mon attitude

déraisonnable,orj’aiprissoind’assurermasécurité.Bienplusquetoi,lefilsd’unducentouréd’unefoulepotentiellementhostile.Tuimaginescequ’ilrisquedet’arriver?

—Nesoispasridicule!s’emportaOliver.Jesuisvenutechercher,riendeplus.N’inversepaslesrôles.Jememoquedesavoirquellesprécautionstuasprises.Cetendroitrestedangereux.Mêmesitoutsedéroulebienpourl’instant,ilfautseméfierdesmouvementsdefoule.

Freeneselaissanullementimpressionner.—Tutrouvesnormaldeprendredesrisquespourvenirme…sauver.(Ellelevalesyeuxauciel.)

Moi,jemilitepourlevotedesfemmes.Pourquoiserais-tuchevaleresqueetmoiinsensée?—NomdeDieu,cen’estpaslemomentdejouersurlesmots!Ilfautpartird’iciauplusvite.Lajeunefillesecontentad’unsourire.—Victoire!Quandtuenviensàjurer,c’estquetun’asplusd’arguments.Laissetomber,Oliver.

Tusaisquej’airaisonmêmesiturefusesdel’admettre.Sachequejenepartiraipas.Silaviolenceéclate,jeseraiplusensécuritéentouréed’unecentainedecamaradesquejeneleseraisseuleavectoi.Queferais-tusinousétionsattaquésparlafoule?

—Je…Ils’interrompit.—Tu te ferais écharper, déclara-t-elle avec un sourire béat qui ne correspondait en rien à ses

paroles.Net’inquiètepas,grandfrère,jeveilleraisurtoi.—NomdeDieu…Freeritdeplusbelleetsetournaverssescamarades.—Voicimonfrère!dit-elle.IlsenommeOliverMarshall.Ilnepartirasansdoutepasavantlafin

delamanifestation.Oùpeut-ilseposterpournousfoudroyerduregardàloisir?— Vous ne pouvez pas franchir le périmètre, déclara une militante. Seules les femmes sont

admisesdansnotrecercle.Maismonfrèresetrouvesouscetarbre,là-bas,pourlecasoùlasituations’envenimerait.Vouspouvezlerejoindre,sivouslesouhaitez.

Oliversecoualatête.—Amuse-toibien,Oliver,repritFree,hilare.LaReformLeagueapromisàMissHigginsqu’elle

pourraitprendrelaparole.Jesuissûrequetuvasappréciersondiscours.Après la manifestation, il n’y avait pas grand-chose à dire. Les agents de police n’étaient

intervenusquepoursuggérerauxmanifestantsdequitterleparcavantlanuittombée.Nuln’opposalamoindrerésistance.

Lesmanifestantsjubilaient.Lesautoritésavaientjuréderéprimerlerassemblementavecviolence,etlepeuples’étaitengagéàriposter.Ortouts’étaitdéroulédanslecalme.Del’avisgénéral,lepeuple

l’avaitemportéhautlamain.LescamaradesdeFree finirentparconfier la jeune filleauxbonssoinsd’Oliver.Trèsvite, les

fiacres furent pris d’assaut. Les rues étant envahies de piétons, il était impossible de rentrer envoiture.

Ilss’éloignèrentdoncàpied.Pendantunquartd’heure, la jeunefillenecessaderépéteràquelpointelleavaitappréciécettemanifestationetcombienelleétaitdésireusederecommencer.Faceàsonénergiedébordante,Oliversesentitsoudaintrèsvieux.

—Oùm’emmènes-tu?demanda-t-elleenfin.CheztanteFreddy?Oliversetournaverssasœur.—Jecroyaisquetul’appréciais.Tuluiécrischaquesemaineettuporteslemêmeprénomqu’elle.Freelevalesyeuxauciel.—Depuisquatre ans, je ne lui envoiequedes lettres empliesde colère et elley répond sur le

mêmeton.Tuneprêtesjamaisattentionàrien!Noussommesfâchées.Depuisquatreans,Olivern’avaitpaspassébeaucoupdetempschezsesparents.—Tutedisputesavectoutlemonde,déclara-t-ilenfin.—Quandellesaurad’oùnousvenons,ellevaencoremefairelaleçon!Est-cepourcelaquetu

m’emmèneschezelle?Tuveuxqu’ellemedise…—Franchement,Free…,soufflaOliveren levant lesyeuxauciel. Jepensais te faireplaisir en

t’emmenantcheznotretante…JepeuxteramenerchezlesClermont,situpréfères.Ladernièrefoisquetuyesallée,tun’ascessédeteplaindrequetut’ennuyais.Sij’avaissongéauxleçonsdemoraledeFreddy, jeme serais abstenu. Jene saispourquoi,mais il suffitqu’elle réprouvequelquechosepourquel’onaitenviedelefaire.

Lajeunefilleesquissaunsourire.—Etellenetefaisaitjamaislaleçon,àtoi,aucontrairedenousautres,ajoutaOliver.—Elleachangé,soupiraFree.Jeviensdetedirequenousétionsfâchées.Nousavonspasséles

dernièresfêtesànouschamaillerdevanttoutlemonde.Tun’asdoncrienremarqué?Tante Freddy était si susceptible qu’il était difficile de savoir si elle était contrariée ou si elle

cherchaitàdémontrerquelquethéorieridicule.Parchance,aucunedessinistresprédictionsqu’elleseplaisaitàfairedepuisdesannéesnes’étaitjamaisréalisée.

—Àquelsujetvousêtes-vousdisputées?demanda-t-il.—Surlefaitqu’ilfautabsolumentqu’ellesortedechezelle.—Ah…Sileurtantesavaitqu’ilssepromenaientdanslesruesenvahiesparlafoule,elleauraitsansdoute

despalpitations.Depuistoujours,ilsavaitquesatanteFreddyrefusaitdequittersonminusculeappartement.Selon

sa mère, elle s’était rendue une fois au marché, mais avait ensuite chargé un voisin de faire sescourses.

—Ellen’apasappréciémafaçondel’inciteràsortirdechezelle,expliquaFree.Elleaexigédesexcusesdemapart.Jenevoulaisnullementlacontrarier.Jepensaisluirendreservice…

—Tusais,notretanteestunefemmeentêtée…— Quand j’ai rétorqué qu’elle ne se gênait pas pour nous faire la leçon, elle m’a traitée

d’impertinente.Orjenevoulaisquesonbien…—Jenecomprendspaspourquoi,mais jecroisqu’elleestvraiment incapabledesortir.Sinon,

ellel’auraitfaitdepuislongtemps.Passertrenteanscloîtréenepeutêtreunchoixdélibéré.—Peut-être.Néanmoins,mêmesi tuas raison,ellen’avaitqu’àme ledire.Orelle refused’en

parler.Ellesecontentedemecritiquerà tout-va.Cen’estpas juste!Siellemeconseilledefrottermestachesderousseuravecdujusdecitron,j’estimepouvoirluidirederespirerunpeud’airfrais.

Ilsarrivèrentdevantl’immeubleoùvivaitleurtante.—Tuasraison,concédaOliver.Cen’estpasjuste.Sansdouteest-ilencorepluscruelqueFreddy

nepuissepassortir…Faispreuved’unpeudecompassion…Puisquenoussommes là,profites-enpourluiprésenterdesexcuses.

—Pourquoim’excuserais-je?Jen’airienfaitdemal.—Danscecas,montonslavoir,maisnedisrien.Au coin de la rue,Oliver acheta unbouquet de fleurs, puis ils gravirent lesmarchesmenant à

l’appartement.Quelquesorduresménagèresétaientposéessurlepalier.Oliverfrappaàlaporte.—Quiestlà?demandaunepetitevoixchevrotante.—C’estOliver.Elleentrouvritlaporteetposasurluiunregardméfiant.—Tuesseul?Est-cequelavilleestàfeuetàsang?Ya-t-ildesémeutes?—Non,réponditOliver.Lamanifestations’estdérouléedanslecalme.Lavieilledameouvritenfinlaporte.—Danscecas,entre.Jesuiscontentedetevoir,mongrand.ElleaperçutFree,quise tenaitunpeuenretrait.L’espaced’uneseconde, levisagede lavieille

dames’illumina.Elletenditunemaintremblanteverslajeunefille,maisseravisa.Sajoiefitplaceàlacontrariété.

—Pouvons-nousentrer,matante?demandaOliver,songeantquecesdeux-làétaientlesfemmeslesplusentêtéesqu’ilconnaisse.

—Toutepersonnerespectueuseestlabienvenue,répondit-elleenfoudroyantsanièceduregard.— Dans ce cas, la question est réglée, déclara l’adolescente. Je vais devoir patienter dans le

couloir.—Tunepeuxpas…Freddypinçaleslèvres.Olivers’aperçutqu’elleavaitunemineeffroyable:amaigrie, levisage

émacié,lesoufflecourt,ellesemblaitfragile.Ellen’avaitquequelquesannéesdeplusquesamèremaisparaissaitbienplusâgée.

—Oliver,disàtasœurqu’ellenesauraitattendredanslecouloir.Desouvriershabitentau-dessusdechezmoi,àprésent,etDieusaitcequ’ilsferaients’ilslatrouvaientlà.Sansdoutesont-ilsexcitésparlamanifestation…

Elleavaitprononcélemot«ouvriers»commes’ils’agissaitd’uneinsulte.—Tun’aspasparticipéàcette…chose,n’est-cepas?demanda-t-elle,enjetantuncoupd’œilà

Free.Mêmetoi,tun’espasassezdéraisonnablepourcela.Lajeunefillelevalesyeuxauciel.—Situm’entendscrier,Oliver,j’espèrequetuviendrasàmonsecours!JesaisquetanteFreddy

n’enferarien…carjet’attendraidansl’entréeetc’estbientroploinpourelle.Lesyeuxdelavieilledamelancèrentdeséclairs.—Maispeut-êtret’attendrai-jedehors,repritFree.Ilyaunparc,nonloind’ici.Jem’assiéraisur

unbanc.Iln’estpastrèstard.—Free,nepeux-tudoncpasêtrepolie,neserait-cequ’uninstant?luidemandasonfrère.—Entrez donc,marmonnaFreddy. Je ne veux pas avoir samort sur la conscience. Son esprit

viendraitmehanter…

Freesouritàlaperspectivededevenirunfantôme.Freddyrefermalaportesursesvisiteursetlaverrouillaavecsoin.Oliveretsasœurs’attablèrent.

—Oliver,quelplaisirdetevoir!Veux-tuunetassedethé?—Non,merci,matante.—Iln’estpasquestionqueturefuses.Tues…tun’esplusunenfantenpleinecroissance,maisce

n’estpaslecasdetoutlemonde,danscettepièce.Riennevautunebonnetassedethé.Certes,toutlemondenesesouciepasdesasanté,ajouta-t-elleàl’intentiondesanièce.Certainessortentmêmesanscapelinemalgrélesdangersquirôdent.

—Commevousdites.Plus tard,si jememarie,unhommeaura lamainmisesurmesbiens.Jen’auraipas ledroitdevote,ni lapossibilitédegagnermavie,àmoinsdefairecommercedemescharmes. À vos yeux, ma tante, le pire danger qui me guette, ce sont les taches de rousseur ! Jedevraispeut-êtreresterenferméedansunechambre.Ainsi,jen’auraispasdetachesderousseur.

Piquéeauvif,Freddypinçaleslèvres.—Disàtasœurquejefaisdel’exercice,rétorqua-t-elled’untonsec.Jefaisvingtfoisletourde

machambrechaquejour.Jesuisenbienmeilleureconditionphysiquequ’elle.La jeune fille observa sa tante, qu’elle n’avait pas vue depuis Noël. La métamorphose était

spectaculaire:sesépaulesétaientplusvoûtéesetsesmainsplustremblantesquejamais.Deslarmesluimontèrentauxyeux.—Disàmatantequejemeréjouisdelasavoirenexcellentesanté,déclara-t-elle.Jeconstateà

quelpointseschoixsontjudicieux.—Disàtasœurquesijemeursprématurément,cen’estpassonproblème.Bouleversée,Freeselevad’unbond.—Commentcela, cen’estpas«monproblème»?Vousest-ildonc sidifficiled’accepterque

nousvousaimonsetquevousêtesentraindevoustueràpetitfeu?Obstinée,Freddycroisalesbrasetdétournalesyeux.—Rappelleàtasœurquejeneluiparleraipastantqu’ellenes’adresserapasàmoipolimentet

qu’ellenemedemanderapaspardonpoursesproposcruels.— Je vous ai dit que je détestais vous voir dans cet état ! Je n’ai fait que vous inviter à vous

ressaisir.Dois-jem’excuserdemesoucierdevotrebien-être?Jamais!Vousavez tortsur toute laligneetjevousenveux!

—Disàtasœurquesoninsolencedépasselesbornesetqu’ellen’estpluslabienvenuechezmoi.—Trèsbien!s’exclamalajeunefilleensedirigeantverslaporte.Lesverrousfermésàdoubletourl’empêchèrentderéussirunesortiethéâtrale,maiselleparvintà

claquerlaportederrièreelle.—Tuferaismieuxdetelanceràsapoursuite,Oliver.Vasavoirqueldangerlaguetteau-dehors.Il

faitnuit.Ellenedevraitpassortirseule.—Ellenerisqueriendansl’immédiat,réponditsonneveuenallantverrouillerlaporte.Ellene

sortirapasdanslarue.Elleestplusaviséequevousnesemblezlecroire.Visiblementaffaiblie,Freddys’affalasursonsiège.Inquiet,Olivers’assitprèsd’elleetluipritla

main.—Matante,pourquoidiscuteravecellesicelavousrendsimalheureuse?Jesaisqu’ellevous

aime. Il suffirait que vous lui disiez qu’elle vousmanque, que vous l’aimez, et le problème seraitrésolu.

—Jesais,murmura-t-elleenregardantdroitdevantelle.—Alorspourquoipersistez-vous?

—Parcequ’ellearaison.Olivern’encroyaitpassesoreilles.—Ellearaison,répéta-t-elle.Jesuisprisonnièredecetappartement.J’aitellementpeurdesortir

quejeresteici,seule,sansrienfaire.Certainsjours,jenesaismêmeplusquijesuis.—Allons,matante…—Hier,j’aiouvertlaporte.Àpeineavais-jemislepieddehorsquej’aieudespalpitations.J’ai

dûrentrer.Oliverlapritparlesépaules.—Pourquoin’enparlez-vouspasàFree?Ellevouscomprendraitsiaumoinsvousluiparliezde

vosefforts.—Tuveuxque j’admettequ’ellea raison?Pasquestion!Jesais trèsbiencommentcelavase

terminer.Unjour,jedescendrail’escalier,puisj’ouvrirailaported’entréeetj’iraimepromenerdansleparc.Ensuite,j’écriraiàtasœurpourluiannoncerqu’ellesetrompait,quejesuiscapabledesortiretquejenetoléreraipluslamoindreimpertinence.

—Matante…—Trèsbien,soupira-t-elle.Tun’asqu’àluidirequej’essaie.Non!Neluidisrien!Jeveuxque

cesoitunesurprise.Jevaisluimontrer…Jeluimontreraitout.Illuitapotagentimentlamain.—Jen’endoutepas,dit-il.Voulez-vousquejeviennevousaider?—Tuesungentilgarçon,Oliver.Tunetiensguèredetamère.—Voustrouvez?—Oui, répondit-elle d’un air distrait. Parfois, les gensqui ont souffert en tirent une leçon. Ils

cherchentfrénétiquementunesolutionpoursurpasserlapeur.C’estlecasdetamère.Pourd’autres,seul lesouvenirde lasouffrancesubsiste. (Elle lui tapota lamain.)Tuesainsi.Tun’aspasoublié.Quand tu étais jeune, je croyais que tu ressemblais à ta mère. En fait, non. J’y vois plus clair, àprésent.Tuescommemoi…

Elle sourit tristement.Oliverpoussaun soupir et dévisagea sa tante.Sansdoutevoulait-elle luifaire un compliment…Elle avait les yeux cernés et n’avait plus que la peau sur les os. Il n’avaitjamaissudequoielleavaitsipeur,quelévénementl’avaitincitéeàserepliersurelle-même.D’aprèssamère,Freddyn’avaitjamaisfournilamoindreexplication.Peut-êtremêmeavait-elleoubliécequil’avaitrendueainsi.

—Jepourraisvenirvousvoirplussouvent,proposa-t-il.—Non.Tavisitemensuellemesuffit,monpetit.Lesautresmerendentnerveuse.Mêmetoi.Ne

t’inquiètepas:dansunesemaine…j’iraimepromenerauparc.Cen’estqu’unequestiondetemps.Samâchoireinférieuretremblaitlégèrement,maissesyeuxlançaientdeséclairs.—Unjour,répéta-t-elle,unjourjefranchiraicetteporteetj’iraifaireuntourauparc.Bientôt…—Jevousaime,matante,etFreevousaimeaussi,soyez-encertaine.— Je sais, assura-t-elle, les lèvres pincées.Et elle est dehors, et seule…Tu feraismieuxde la

rejoindre,Oliver.

Chapitre18

Nottingham,àcentmilesaunorddeLondres

—Ellen’étaitpaslà.Janesetrouvaitàl’abridesregardsdansunpetitbosquet.Enentendantcettevoixtropfamilière,

ellemaîtrisasafrustration.Surtout,nepasattirerl’attention…Ces derniers mois avaient été éprouvants. Annabel Lewis l’avait mise en garde : sa tante et

lordDorlingsemblaientunpeutrop…complices,enl’absencedeJane.Celle-cin’avaitd’abordpasvouluycroire,mais…

Lesfeuillesbruissaientdanslabrisedumatin.Àquelquespas,danslaclairière,LilyShefton,satante,seraclalagorge.

Ilétaitencoretôt.Uneheureincongruepoursortir.Étrangement,satanteavaitinsistépourfaireune promenade dans ce parc des environs de Nottingham. À peine arrivée, Lily s’était éclipsée,laissantJanelivréeàelle-même.

ElleessayaitdejeterJanedanslesbrasdeDorling.Janelevalesyeuxauciel.Ques’imaginait-elle?

—J’auraiscruquequelquechosed’aussiinsignifiantquel’affectiond’unefemmeseraitfacileàobtenir ! entendit-elle sa tante déclarer. Je vous en ai donné plusieurs fois l’occasion,Dorling, orvousn’obteneztoujoursaucunrésultat.Qu’est-cequinevapas,chezvous?

—Cen’estpasmoi,leproblème,c’estvotrenièce.Elleestrécalcitrante.Janedevinaitsanspeinel’expressiondel’honorableGeorgeDorling.Ilavaitunesihauteopinion

delui-même…IlavaitimportunéAnnabelavantqueJanen’arrivechezsatanteetnereprésenteàsesyeux une cible plus lucrative. Second fils d’un baron, il était exilé deLondres où il avait cédé audémondujeuetdeladébauche.

—Dépêchez-vousdonc!luiconseillaLily.Cettehistoirememetunpeumalàl’aise.J’aipromisà mon frère de la marier et je le ferai. Si vous n’y arrivez pas, je devrai lui trouver un autreprétendant.

—Patience,luiconseillaDorlingd’untondésinvolte.Courtiservotreniècen’estpasuneminceaffaire.Enquoiest-cesisurprenantqu’ellemecroie intéresséparsonargent?Lamalheureuseesttrèsriche,maisn’aguèred’autresattraits.

Janeesquissamalgréelleunsourire.Dorlingenvoulaità sonargent…sa tantecherchaità sedébarrasserd’elle.Pasétonnantqu’ils

aientconcluunealliance.Maisc’étaitpeineperdue,carJanen’avaitaucuneintentiondesemarier.Satanteavaitaumoinsunobjectif,cequin’allaitpassansquelquesavantages.

—C’est inacceptable!repritLily.Monfrèrea toutprévu.Ilnepeutagir tantquevousnevouschargerezpasdecettefille.

Janeretintsonsouffle.Quevoulait-elledireparlà?Quemanigançaitsononcle?—Jeparviendraiàmesfins,assuraDorling,dèsque…—Letempspresse,l’interrompitLily.Ilestdeplusenplusinquietàproposdemonautrenièce,

quiauncomportementétrange.

Elleétaitmalheureuse,voilàtout…,songeaJane.MaisLilyn’enavaitpasterminé.—Silesmédecinscorroborentsescraintes,illaferainterneràl’asiled’aliénésdeNorthampton

d’iciaumoisdejuin.Ceserapréférablepourelle.Vousdevezpasseràl’actionleplusvitepossible.Janeneputreteniruneexclamationdestupeur.Elleportavivementlamainàlabouche.Unasiled’aliénés?Emilyétaitencolère,ellen’étaitpasfolle.Lorsdesadernièrevisite,lajeunefilleavaitdéclaréquedesmédecinsétaientvenusluiposerdes

questionsbizarres.OrTituslasoupçonnaitd’êtrefolle…C’étaitunebelle journéeensoleillée,maisJaneeutsoudain très froid.SiTitusparvenaità faire

déclarerEmilydémente…ellen’osaitl’envisager.Janeavaitcommisuneerreurenrespectantlaloi.Elleauraitpudisparaîtreavecsasœurdesmois

plustôt,sanssesoucierdecommettreundélit.Unnouveaufrissond’effroilaparcourut.—Ne vous inquiétez pas, reprit Dorling. Dès que je l’aurai faitemienne, elle ne pourra plus

s’opposeraumariage.Janepensaitquesatantenecherchaitqu’àlamarier…Hélas,lavéritéétaitbienplussordide:une

fois mariée, elle n’aurait plus la mainmise sur son héritage. Les menaces qu’elle avait proféréescontreTitusnevaudraientplusrien.Ilscomplotaientpourlaréduireàl’impuissance…

—Jepourraisréglerleproblèmedèscesoir,sivousmelaissiezaccéderàsachambre,commejevousl’aidéjàdemandé.

Janesefigead’effroi.Non,cen’étaitpaspossible…—Pas question ! répliqua Lily d’un ton acerbe. Je refuse de tomber aussi bas. C’est une sale

affaire.Jamaisjenecautionneraiunviol,quelquesoitl’objectifàatteindre.Deplus,jedoutequ’ellesoitaussisoucieusedesaréputation…

Endépitdesatrahison,Janeremerciasatanteenpensée.—Jesaismemontrertrèspersuasif,voussavez.Faites-moiconfiance.Non.Neluifaitespasconfiance,songeaJane.—Ehbien…PourquoiLilyhésitait-elle?—Promettez-moidenepasrecouriràlaforce.Refusantd’enentendredavantage,Janes’éloignaàpasdeloup.À chaque craquement de brindilles, à chaque bruissement de feuilles, elle s’imaginait qu’un

ennemiétaitàsestrousses.Lorsqu’ellearrivaenfinenville,elletremblaitdetoutsoncorps.Ilfallaitqu’elleaillecherchersasœur.AudiablelatutelledeTitus!Ilnepourraitplusenfermer

EmilysiJanel’emmenaittrèsloin.Illeursuffiraitdeprendreunbateau…Non.Sielledisparaissaitsanslamoindreexplication,sononclerecevraituntélégrammedeLily

avantmêmequ’ellen’arriveàCambridge.Parfois,lajeunefemmesesentaitimpuissante.ElleavaitapprisàconnaîtreOliverMarshall,puis

ilétaitparti.ElleavaitsympathiséavecGenevièveetGéraldine,maisellesavaientregagnéLondres.Etvoilàqu’elledevaitànouveaus’enalleralorsqu’ellevenaittoutjustedesefairequelquesamies…EtEmily,laseulepersonnesurlaquelleellepouvaitcompter,étaitendanger.

L’amitién’étaitdécidémentqu’uneillusion.Soudain,unepenséelafrappadepleinfouet:elleétaitseule,complètementseule.

Non.Uneidéegermadanssonesprit.Non,tun’espasseule.

Lesouvenirdesmainsd’Oliver,desesyeux,delachaleurdeseslèvres,revintlahanter.Depuisdesmois,elleessayaitenvaindenepaspenseràlui.Àquoibon,puisqu’ellenelereverraitjamais?

Pourquoisonimageluidonnait-elleforceetespoir,encetinstant?Soncœursemitàbattrelachamade.Non!Ellen’étaitpasseule!Sansréfléchir,elleseprécipitaendirectiondelabanque.Ellen’étaitpasseule,c’étaitdésormais

unecertitude.Ellesouritàl’employéquilaconnaissaitbien.Lorsqu’elleluiindiqualasommequ’ellesouhaitaitretirer,ilsecontentadecompterlesbilletsmalgrésonétonnement.

C’étaitsansdouteuneidéefolle…Danslafoulée,elleserenditauguichetdutélégraphe,installédansuneconfiserievoisine.

Ellen’avaitpasbesoind’Oliver…Maisellevoulaittellementneplussesentirseule…Des rêves plein la tête, Jane remplit son formulaire. Oliver Marshall viendrait la sauver et

l’emporteraittrèsloinsursonchevalblanc.Elle entendit le carillon tinter derrière elle. Dès que Dorling fit son entrée, la jeune femme

émergeadesarêverieetfittombersoncrayonàterre.Dorlingluisouritcommes’ilétaitétonnédelatrouverlà.

Il était sansdoutevenuenvoyer le télégrammequ’elle redoutait à sononclepour lui annoncerqu’elles’étaitenfuieetqu’ildevaitsurveillerEmilydeplusprès.

—MissFairfield,dit-ilens’approchant.Quefaites-vousdoncici?Janeposalamainsursonformulaireetpoussalecrayondupiedpourledissimuler.—Je…,reprit-ilencaressantsesfavoris.J’airencontrévotretante,cematin.Ellem’ainforméde

votredisparition.Jane le regarda dans les yeux en s’imaginant qu’il s’agissait d’OliverMarshall. Ce fut le seul

moyenqu’elletrouvapourafficherunsourireforcé.— Je fais quelques emplettes, répondit-elle en se tournant vers la vendeuse. Deux shillings de

pastillesdementhe,jevousprie.Ellefitglissersonformulaireincompletetunepiècedemonnaiesurlecomptoir,puissetourna

versDorling.Elleentenditlecliquetisdelacaisseenregistreuse,puislebruissementd’unsachetdebonbons.

Fairesemblantétaitsifacile…—Matanteestlapluspénibledesfemmes,déclara-t-elle.Cematin,ellem’apresquerenduefolle

avecsesjérémiades.Ellen’arrêtepas:«Non,Jane,nemetspascesgants,Jane,tuparlestrop,non,Jane,cetteteinten’estplusenvogue…»

Ellepoussaunlongsoupiretbaissalesyeux.— Comme c’est indélicat, commenta Dorling. Comment peut-on contrarier une jeune femme

aussidouce?Cedoitêtreinsupportable.LacommerçanteremitàJanesespastillesetsamonnaie.Allait-elleenvoyerletélégrammemalgréleformulaireincomplet?Envérité,celan’avaitplusd’importance.Qu’Oliverlereçoiveounon,qu’ilvienneàlarescousse

ounon,Janenesesentaitplusseule.Elleavaitretrouvél’espoir.Personnenelapriveraitplusdesasœur.

ElleobservaDorling,qui lui souriaitd’unair affable.Malgré ledégoûtqu’il lui inspirait, elleparvintàluiadresserunclind’œilbadin.

—Matantemerendfolle,répéta-t-elle.Jenepeuxpluspasseruneseulenuitsoussontoit.—Ahnon?Sonsouriren’exprimaitpaslamoindresympathie,nimêmedelasatisfaction.Sansdouteétait-ce

lajubilationcruelled’unchatayantacculéunesouris.—Non,confirmalajeunefemme.Dieu merci, elle n’avait rien d’une souris. Elle était une riche héritière capable d’acheter

n’importequipourquelquesshillings.—Vousêtesl’hommedelasituation,MrDorling.J’aibesoindevotreaide.

Chapitre19

Entrel’arrivéedutélégrammedesamèreetlemomentoùilramenasasœuràlamaison,Oliveravaitl’impressiond’avoirperduquelquechose.Ilvérifiaitsanscessesespoches.N’ytrouvantriendeparticulier, il consulta sa montre. Il ne s’agissait en rien d’un rendez-vous oublié ni d’un porte-monnaieégaré.C’étaitquelquechosedebienplusprofondetessentielquiletaraudait.

Aprèsquelquesrendez-vousmatinaux,ilretournaàlarésidencedesClermont,souslesoleildumoisdemai,etseretiradanssachambre,celle-làmêmequiluiavaitétéassignéelorsque,àl’âgedevingtetunans,ilétaitvenuàLondrespourlapremièrefoisquandsonfrèrel’yavaitinvité,unefoismajeur.Robertluiavaitassuréqu’ilétaitchezluisousletoitdesClermont.

«Jenetedemandepasdeconsidérercettemaisoncommelatienne,luiavaitditlejeuneduc.Elleestlatienne.End’autrescirconstances,tuauraispugrandirici.Tuesmonfrère,unpointc’esttout.»

Auboutdequelquesmois,Oliver avait cesséde se considérer commeun intruspour se sentirvraimentchezlui.Enfin,ilavaittrouvésaplacedanslemonde.

Or,àprésent…ilavaitl’impressiondevoirdouble.Il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur un petit square bien entretenu, planté de quelques

arbres.Enceintedelui,samères’étaitassisesurlebancsituéencontrebasparcequ’onluiavaitinterdit

l’entréedelamaison.Levieuxducrefusaitsaprésence.HugoMarshall,lepèred’Oliver,travaillaitalorssoussontoit,maisilempruntaitlaportedeservice.

Robertavaitbeauaffirmerqu’Oliverétaitchezlui,riennepouvaitmodifierlecoursdel’histoire.Il avait l’impression d’être un imposteur, car ses sœurs n’avaient pas leur place dans cette

immensedemeure.Certes,quandFreeypassaitunenuit,elleétaitaccueillieaveclapolitessedueàuneinvitée,mêmesielles’entendaitàmerveilleavecladuchesse.

Lorsdesondernierséjour,lajeunefilles’étaitesclafféelorsqueOliveravaitsonnéunvalet:« Tu ne peux donc pas aller te chercher àmanger toi-même ? Un lord est-il donc à ce point

paresseux?»«Jenesuispaslord»,l’avait-ilcorrigée.«Pas légalement, certes,mais tun’envolespasmoinsau secoursdes jeunes fillesendétresse.

(Elleavaitlevélesyeuxaucield’unairmoqueur.)EttufréquentesleParlement.Quelledifférence?»«Jet’assurequ’ilsfontladifférence,eux»,avaitrétorquéOliverenpensantàBradenton.«Danscecas,tuesentraind’endevenirun»,avait-elleinsistéenhaussantlesépaules.Était-celecas?«Pourquoineserais-jepasvenuàtonsecours?Jesuistonfrèreaîné.Ilfautbienquejeserveà

quelquechose.»«Tuesunadulte.Jesuissûrequetupeuxtrouveruneutilité.»Elleluiavaitsourietl’avaitembrassé,commequandelleétaitpetite.Depuis l’époque où samère s’était assise sur ce banc, du temps avait passé. Pourtant, ce banc

donnaittoujoursàOliverl’impressiondenepasêtreàsaplace.Ilsoupiraetquittalapiècepourfuircespectacle.Lesappartementsdesonfrèresetrouvaientdans

l’autreailedelamaison.AumomentdefrapperàlaportedeRobert,ilretintsonsouffle.

Derrièrel’épaispanneaudebois,ilentendaitleriredeMinnie.—Non,disait-elled’unevoixrauque.Pascommeça.Je…Dèsqu’ilfrappaàlaporte,lerireenjouédelajeunefemmefitplaceàunlongsilence.—Entrez!Iltrouvasonfrèreetsafemmeassiscôteàcôtesurledivan.Ilssetenaientparlamain,etlajeune

femmeavaitlesjouesrouges.Detouteévidence,iltombaitmal.S’ilavaittoujourssuqu’ilavaitunfrère,larencontredeRobertBlaisdell,ducdeClermont,avait

étépour luiunerévélation.Robertétaitunoisillon tombédunid.Personnene luiavait jamaisrienappris.Ilnesavaitpassebattre,esquiveruncoup,poserunpiège,manierunecanneàpêche…

S’ilavaittroismoisdeplusqu’Oliver,cedernieravaitl’impressiond’êtrel’aîné.Regarde,Robert,voicicommentl’ons’yprend.Voilàcommentunêtrehumainnormalsecomporte.OliversavaitquelleimportanceilavaitauxyeuxdeRobert.Oliveravaitdessœurs,unpèreetune

mère,tandisqueRobert…ehbien,iln’avaitqueluietMinnie.PourquoiOliver ressentait-il à présent l’envie de lui confier ses sentiments profonds ?Le duc

avaitmanifestementd’autrespréoccupations.—Quet’arrive-t-il?Robertavaitledondedevinerquequelquechosen’allaitpas,cequiétaittrèsagaçant.—Je…Commentaborderlesujet?Iltraversalapièce,puissetournaverslecouple.—J’ail’impressiondenepasêtreàmaplace,avoua-t-ilenfin.Robertsavaitdissimulersapeine,maisOliveravaitapprisàendécelerlesmoindressignes:une

crispationdelamâchoire,unefaçondeseredresser.Safemmeserrasamaindanslasienne.—Ilnefautpas,déclaraenfinleduc.Quepuis-jefairepourt’aider?—Celan’arienàvoiravectoi.Jenecomprendspascequiachangé.J’aibesoin…Comment l’expliquer ? Il avait envie de revenir à l’époque où il était en harmonie avec son

environnement,l’époqueoùilneconnaissaitpasJane…—Jenesuisplusàmaplacenullepart.—Depuiscombiendetemps?Ilfautidentifierl’originedecemalaise.Depuislemoisdejanvier,eut-ilenviederépondre.PuisilpensaàJane,àcettesoiréecrucialeoù

illuiavaitconfiésesambitionsetavaitdécouvertenelleunesorted’âmesœur.—Jecroisquejel’aitoujoursressenti,bredouilla-t-il.Cettefois,sonfrèreréagitdefaçonplusvisible.Hésitantetprudent,Robertavait toujourspeur

quelesgensl’abandonnent.—Cen’estpasàcausedetoi!repritOliver.Tum’asaccueilliàbrasouverts.Jenetereproche

absolument rien ! Tu es mon frère et tu le seras toujours. Mais… je ne comprends pas ce qu’ilm’arrive,etcelameperturbe.

—Est-cequ’ils’estpasséquelquechose?demandaMinnie.DepuistonretourdeCambridge,tuesunpeudistant.

Cambridge… Oliver sentit resurgir la nostalgie. Il revit les allées verdoyantes du parc, Jane,imperturbable malgré les provocations, la femme la plus intrépide qu’il ait jamais rencontrée.Parfois,ilsedisaitquelasociétés’entêtaitàfaireentrerlesgensdansdescases.SiOliveravaitpassésavieentredeuxunivers,Janeseheurtaitàdesobstaclesbienpires.Plusonlamalmenait,plusellesebattait,etpluselleétaitéclatante…

Heureusementqu’iln’étaitpasamoureuxd’elle…—Ils’estpasséquelquechoseavecSebastian?s’enquitRobert.

—Oui.Enfin…pascequetucrois.Ils’assitsurunechaiseenfaceducouple.—Jesuistotalementperdu.—Jecomprendscequeturessens,assuraleducenposantlamainsurl’épauledesonfrère.Que

tedire?Sachequetaplaceestici,quoiqu’ilarrive.Oliversecoualatête.—Tuesmonfrère,repritRobert,quihésita,avantd’ajouter:jet’aime.Jet’aimeraitoujours.Ta

placeestici.Oliverlevalesyeuxverslui.—Cessedetelamenter!ordonnaleducenluidonnantunetapesurl’épaule.C’estpeut-êtrecette

mauditeloideréformequitetracasse.Tuasbesoind’unnouveauprojet.Tuastellementtravaillé…ilest normal que tu ressentes un certain abattement maintenant que le fruit de ton travail devientpalpable.Turessenscommeunesensationdevide.

—C’estprécisémentcela.Ilyaunvidedansmavie.Etj’ignorecequipourraitlecombler.Onfrappaàlaporte,etundomestiqueapparutsurleseuil.—Monsieur,dit-ilens’inclinantdevantOliver.Untélégrammevientd’arriverpourvous.—Ilnemanquaitplusqueça!JemedemandedansquelpétrinFreeestencorealléesefourrer…Enouvrantl’enveloppe,ildécouvrituntextedetroislignes:NEPUISMETOURNERVERSPERSONNESUISÀNOTTINGHAMDEMAINJEVAISRiendeplus.Quelétrangemessage…Surtout ladernièrephrase,quiétait tronquée.Quidiable

étaitce«je»?songea-t-ilenscrutantlafeuilledepapier.IlneconnaissaitpersonneàNottingham.Laseule qui soit susceptible de l’appeler à l’aide, hormis un membre de sa famille, était… JaneFairfield!

—Robert,dis-moisijemetrompe…maislemomentseraittrèsmalchoisipourquitterlaville,n’est-cepas?

LesdébatssepoursuivaientauParlement,maislapenséederesteràLondres,deserendreàunenouvellesoiréemondaine,aumilieudecesgensquilemettaientmalàl’aise,luiétaitinsupportable.

SiFreen’avaitpasbesoindelui,Jane,enrevanche…—Oliver,toutvabien?Cen’estpastasœur,j’espère…—Non,cen’estpasmasœur,répondit-ilcommes’ilétaitdansunétatsecond.IldevaitretrouverJane…Sicemessageprovenaitbiend’elle.Quelleidéestupide!Lemondene

tournait pas autour de Jane. En revanche, l’avenir de la société reposait sur ce projet de loi. Quepesaient les problèmes d’une seule femme face à la réforme électorale ? Il n’était même pasamoureuxd’elle!Etcommentavoirlacertitudequec’étaitbienellequil’appelaitausecours?

L’espaced’uninstant,ilrêvadequelquesjoursencompagniedecepersonnagehautencouleur,dequelquesjoursdesérénité.

—JeparspourNottingham,annonça-t-il.Pourlapremièrefoisdepuisquatremois,ilsesentaitbien,commes’ilrentraitchezluiauterme

d’unlongvoyage.SiRobertparutintrigué,Oliverétaitivredesoulagement.—J’ignorecequejeferailà-bas,nipourquoij’yvais,nicombiendetempsj’yresterai…Entout

cas,jepars.—Toutdesuite?Plusviteilsemettraitenroute,plusviteilarriverait.Peut-êtrequ’envoyantJane,ilcomprendrait

enfinoùelletrouvaitlecouragedefairefaceauxépreuves.Iln’étaitpasamoureuxd’elle,mais…ilbrûlaitdelarevoir.—Jepartiraidèsquej’auraibouclémesbagages.Dansletrain,ilnecessadeserépéter,telunmantra:Jenesuispasamoureuxd’elle,jetienssimplementunepromesse.Jenesuispasamoureuxd’elle,jerendsvisiteàuneamie.Jenesuispasamoureuxd’elle,jevaisrépareruntort.Àmesurequeletrainfilaitsurlesrails,Oliverfinissaitparycroire.Non,iln’étaitpasamoureuxd’elle.Ens’installantàl’auberge,ilappritqu’unbalallaitdébuterunquartd’heureplustardetquetoutes

lesjeunesfillesàmarieryparticiperaient.Notammentunerichehéritière,précisal’employée.—Ilparaîtqu’elleportelesrobeslesplustape-à-l’œilquisoient.J’aimeraisbienvoirça…Oliveraussi.LetélégrammevenaitdoncbiendeJane,etelleavaitbesoindelui.Jamaisiln’aurait

cruêtreaussiimpatientdelarevoir.Iln’étaitpasamoureuxd’elle…S’ilsouriait,c’étaitparcequ’ilsavaitqu’elleauraitappréciélequalificatifde«tape-à-l’œil»,laconcernant.

Il n’était pas amoureuxd’elle,mais il décidade se rendre aubal avantmêmed’avoirdéfait savalise.Iln’yavaitpasdemalàcela,non?

En se préparant, il se trouvamille excuses. Il prit soin de semunir d’un peu d’argent et d’unpistolet,aucasoùlajeunefemmeseraitvraimentendanger.

Iln’étaitpasamoureuxd’elle,ilsemontraitsimplementprudent.Ilserépétalesmêmesmensongeslorsqu’ilsejoignitàlafouledubal.Lesoufflecourt,ilchercha

Janedesyeux.Riendeplusnormal.N’avait-ilpasparcourudescentainesdemilespourlavoir?Enfin,illavitentrerdanslasalle.Sarobesoulignaitl’arrondidesesseinsavantdes’évaserau

niveaude la taille.Elle était de cevert vif que l’onvoyait sur les enluminuresduMoyenÂge : lacouleurduserpentdelatentation.

Lespassementeriesdorées, lesperlesétincelantes, lediadèmeavaientdequoichoquer,mais ilscorrespondaientàJane.Oliverlatrouvasublime,despantouflesàpaillettesquipointaientsouslebasdesarobeauxplumesvertvifdontelleavaitornésescheveux.C’étaitJane,saJane.Pourlapremièrefoisdepuisuneéternité,ileutl’impressiond’êtreàsaplacedanscebalfréquentépardesinconnus.

Pendanttoutcetemps,ils’étaitmenti.Ilétaitamoureuxd’elle.Etilnesavaitpasquoifaire…

Chapitre20

—Cetterobeestaffreuse,déclaralatantedeJanepourlaénièmefois…Tuveuxvraimentquelesgensteprennentpourune…

Elles’interrompit,àcourtd’arguments.—Chercherais-tuàpasserpourunegourgandine?—Une«gourgandine»?répétaJane.Commec’estcharmant!Lilysetutetlatoisaavecdédain,puisellesecoualatête.—Enfin,monpetit,cen’estpasainsiaccoutréequetuparviendrasàattirerDorling!Janenedaignamêmepasluirépondre.Ellesecontentaderegarderdroitdevantelle.Dorlingétait

enpartieresponsabledesesproblèmes,etellen’avaitquefairedelui.EnpensantàEmilyetàcequesononclerisquaitdeluiinfliger,sicen’étaitdéjàfait,ellesentitl’angoisseresurgir.

Sontélégrammen’étaitpeut-êtrepasparvenuàsondestinataire.Mêmedans lecascontraire,cequ’elleavaitgriffonnédansunétatprochedelapaniquen’avaitsansdouteaucunsens.Ellen’avaitpas fourni lamoindre informationpertinente,àcommencerparsonnom.Oliveravaitunefamille,des devoirs. Il n’allait pas se précipiter à son secours uniquement parce qu’il avait reçu untélégrammesibyllind’unefemmequ’ilavaitpeut-êtreoubliée.

Sansdouteétait-ilmarié…Hélas,ilétaittroptard.Letélégrammeétaitpartijusteavantmidi.Septheuress’étaientécouléesetsonplanétaitdéjàenmarche.

Qu’ellesoitprêteounon,cettesoiréeseraitcruciale.Janenepouvaitcompterquesurelle-même.Pourtoutearme,ellepossédaitdeuxrouleauxdebillets:l’unétaitattachéàsacuisseetl’autrenichéentresesseins,cequin’étaitpastrèsconfortable.

Danslasallerégnaitunechaleurétouffante.Àchaquepas,lesbilletsluimeurtrissaientlesseins.L’important,c’étaitquel’argentnetombepasàterre.

Janesouritàsatanteetseredressafièrementavantdefairesonentrée.Lajeunefemmeavaitmoinsd’unedemi-heurepourtrouverDorlingetluiexpliquersonplan.Mais en scrutant la foule, ce fut un autre homme qui attira son regard. Ce devait être une

hallucination.Cesyeuxbleupâle,cescheveuxclairs,ceslunettes…Il était vêtu d’une queue-de-pie foncée. Ses manchettes immaculées semblaient étinceler à ses

poignets.Lalumièredulustrefaisaitdanserdesrefletsdorésdanssescheveux.Soudain,ilrelevaseslunettesetlavitenfin.

Janepoussaunlongsoupirdesoulagement.Soudain,iln’yeutpluspersonnedanslapièce.Plusriennelesséparait.Elleeuttouteslespeinesdumondeànepasseprécipiterdanssesbras.

Hélas,satantelasurveillait.Elleattenditdoncsagementenessayantd’ignorersonémoi.Troublée,elledevisaavecquelques

connaissances.Commentavait-ilfaitpourvenirsivite?Ilavaitdûprendreuntraintoutdesuiteaprèsavoirreçu

letélégramme.MrsLaurences’approcha,Oliversurlestalons.Janeentenditàpeinesesparolesdeprésentation.

Quellehistoireavait-ilpuraconterpourjustifiersaprésence?Lorsqu’illuidemandas’ilpouvaitluitenircompagnie,ellehochalatête.

—MissFairfield,dit-ilavecunsourire.—Monsieur…Ellelevaenfinlesyeuxverslui.Devait-ellel’appelerparsonvéritablenom?—MrCromwell,déclara-t-elleenfin.Elleperçutdanssonregardunelueuramusée.—Vousêtesvenu…Ellemouraitd’enviedeluiprendrelebras.—Biensûr.Nevousl’avais-jepaspromis?Quelleestdonccettecouleuratrocequevousportez

aujourd’hui?—Unvertdragon,répondit-elle.Àmoinsquecenesoitunvertpoison.—Jenevoispersonnecrieretdétournerlesyeux…Bienjoué.Commentavez-vousfait?—Jevousl’aidéjàdit.C’estl’effet«héritière».Vousêtesvenu,Oliver.Jen’arrivepasàycroire.

Etsivite…—Jevousavaisbienditquevousn’étiezpasseule.—Celafaitdesmois…Nousnenousconnaissionsquedepuisquelquessemaines.Jepensaisque

vousseriez…Ill’étaitpeut-être,songea-t-elleaveceffroi.—Jenesuispasmarié,nifiancé,jenecourtisepersonne.Janerefusaitdes’enréjouir,maisellefutsoudainenvahied’uneétrangeallégresse.— Si j’avais su que vous tenteriez d’aveugler l’assemblée, je serais venu avec des œillères,

commeuncheval.Ilséchangèrentdessourires.Pourlapremièrefoisdelajournée,Janeeutl’impressionquetout

allaits’arranger.Restaitàsavoircomment.—Ya-t-ilunendroitoùnouspourrionsdiscuter tranquillementdecedontvousavezbesoin?

s’enquitOliver.Oubiendevrons-nousconvenird’unrendez-vousàunautremoment?—Dans un quart d’heure, je suis censée retrouver l’honorableGeorgeDorling. J’ai prévu de

m’enfuiravecluipourl’épouserencachette.Oliverchangead’expression.Sonvisagesefitsoudainplusgrave.—Iln’enestpasquestion,décréta-t-il.Iln’étaitpasmarié.Elleluiavaitadresséuntélégrammemystérieuxnecitantqu’unnomdeville,

etilétaitarrivéenquelquesheures.Janen’étaitpastrèsdouéepourdevinerlessentimentsdesautres,maistoutdemême…elleneputréprimerunsourire.

—Jesuisdésolé,ditOliverd’unevoixbrisée.Est-celàcequevoussouhaitez?—Cen’estpascequevouscroyez.Ils’agitd’unesupercherie.Jenem’envaispasvraimentavec

lui.Oliverfronçalessourcils.— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Il faut que j’aille corrompre mon prétendu fiancé.

Voyez-vous,s’ilfaitsemblantdes’enfuiravecmoi,matantemecroirapartieàGretnaGreenpourconvoleràl’insudemafamille.Siellemesoupçonned’avoirfuiseule,ellepréviendramononcle,etjen’arriveraijamaisàarrachermasœuràsesgriffes.

Toutautrehommequeluiauraitétéabasourdiparcesrévélations.Oliversecontentadehocherlatête.

—Celan’apasvraimentdesens,dit-il,maisletempspresse,eneffet.Voussimulezunefuite,etensuite…

—Ensuite,ilfautpartirpourCambridgeauplusvite.

—Jetrouveraiunmoyendetransport,proposaOliver.SinouspartonspourCambridgeàl’insudevotretante…iln’yapasdetraindenuitetsinousdescendonsdansunhôtel,ellelesaura.

—Uneamiem’alaisséunevalisedansunetavernedeBurtonJoyce.J’ail’intentiond’ypasserlanuitetdeprendrelepremiertraindemainmatin.

— J’y ferai portermes bagages en réservant une autre chambre. Seigneur, Jane… (Il tendit lamain vers elle et se ravisa aussitôt.) C’est bon de vous revoir. Allez vite corrompre votre fauxprétendant…

Ellesemitàrire.Aumomentdes’éloigner,Oliverseretourna:—Jenem’attendaispasàcela.—Quis’attendraitàunefaussefuited’amoureux?Cette fois, il lui effleura lamain d’une caresse. Jane aurait aimé lui prendre lamain pour ne

jamaislalâcher.—Cen’estpascequejevoulaisdire…Jenevousaipasoubliée,murmura-t-il.C’estétrange,j’ai

l’impressiondemesouvenirdesensationspourtantinconnues…Vousm’avezmanqué,Jane.Lorsqu’il plongea dans son regard, ils se retrouvèrent seuls aumonde. Tous les rêves qu’elle

avaitvouluchasserresurgirentcommeunraz-de-marée.—Vousm’avezmanquéaussi.Dorlingattendaitlajeunefemmedanslapièceoùilsavaientprévudeseretrouver.Surleseuil,

elleobservasoncomplice.Elleauraitdûs’admonesterdel’utiliserainsi,maisluiaussil’utilisait,etàdesfinsbienmoinshonorables.

—Dorling…Ilseretournaetrangeasamontredanssongousset.Ilesquissaunsourirefourbe.—Vousvousêtesoccupédetouslesdétails?demandalajeunefemme.Plustôt,lorsdeleurconversation,elleneluiavaitfourniquelesélémentsessentiels:elledevait

partir,aveclui,lesoirmême.Elle n’avait jamais vraiment affirmé qu’elle s’enfuirait en sa compagnie, se contentant de le

suggérer.—C’estfait,répondit-il.Avez-vousapportél’argent?—Oui.Ilfautquenousparlions.—Nousauronsletempsdediscuterenrouteversl’Écosse.—Justement,voilàdequoijevoulaisparler.Vousvousméprenez.Jeneparspasavecvous.Sonsourires’effaçaaussitôt.—J’aidéjàditàvotre…enfin,j’aienvoyéunelettreàvotretante.Songezàvotreréputation!Sa « réputation » ? Pendant un an, elle avait tout fait pour sembler stupide, exubérante,

insupportable.Ellen’avaitquefairedesaréputation.—Jen’aipasletempsdevousexpliquer,assura-t-elle.—Mais…—Jeneviendraipasavecvous.Jevousdonneraidel’argentpourquevousfassiezcommesije

partaisavecvous.Lechoixestclair:soitvousn’aurezrien,soitvoustouchezunesommerondelette.Quepréférez-vous?

—Vousmeproposezdel’argent?demanda-t-il,abasourdi.Combien?— Cinq cents livres. Il vous suffit de quitter la ville ce soir et de ne pas réapparaître avant

quelquesjours.—Mais…

—Cen’estpasnégociable!—Cen’estpascequej’envisageais,grommela-t-il.Montrez-moilesbillets…Elleluitournaledoset,ôtantungant,glissalamaindanssondécolleté.Dèsqu’ellefutsoulagée

desonfardeau,ellefrottadiscrètementsapeaumeurtrie,cequin’étaitpeut-êtrepasunebonneidéeenprésencedeDorling.

Enseretournant,elleretintsonsouffle.Ilbraquaitsurelleunpistolet.—Jesuisdésolé,machère,jesuiscapabled’effectueruncalculsimple.Vousmeproposezcinq

centslivrespourvouslaisserpartiralorsquej’entoucheraicentmillesijevousépouse.Iln’yapasàhésiteruneseconde…

Iltenditlamainetluipritlerouleaudebillets.—Vousnepouvezm’épousersouslamenaced’unearme.—Non,admit-ild’unairtriste.Maisjepeuxvouscontraindreàpartiravecmoi.Sachezquej’ai

l’intentiond’êtreunmariraisonnable.Vousfinirezparvousyfaire.—Melaisserez-vousutilisermonargentpourmettremononcledans l’embarras,s’ilmaltraite

masœur?—Vousavezdoncentendumaconversationdecematin,déclara-t-ilavecunsouriremauvais.Je

comprendsmieux,àprésent.Désolé,machère,j’aidonnémaparoleàvotreoncle.Sijen’étaispasdignedeconfiance,pourquoim’épouseriez-vous?

C’étaitunequestionétrange.Ilnesemblaitpascomprendrequ’ilvenaitdeluidérobercinqcentslivresenlamenaçantd’unearmeetqu’ilentendaitlapriverdelibertégrâceàlamêmeméthode.

—Vousêtesdécidémentunhommed’honneur,railla-t-elle.Parchance,ilnedécelapassonsarcasme.Janeregardadiscrètementpar-dessussonépaule,mais

nevitaucunsigned’Oliver.Qu’aurait-il pu faire ?Elle avait besoindeDorling. Il fallait qu’il disparaisse afinque sa tante

pensequ’ilsétaientpartisensemble.Ilsuffisaitàlajeunefemmedesemontrerplusintelligentequelui,enespérantqu’uneopportunité

seprésenteraitrapidement.Letempsétaitcomptésiellevoulaitinduiresatanteenerreur.—Vousnemelaissezpaslechoix,dit-elle.—À la bonne heure ! Je n’aurai pas besoin de vous endormir avec de l’éther. Venez, allons

prendrelavoiture.Del’éther…Janeréprimaunfrisson.—Biensûr,dit-elleenluiprenantlebras.Danslecouloir,ellen’osapasregarderenarrière.—Oùallons-nous?demanda-t-elle,téméraire.Etquelitinéraireallons-nousemprunter?Pluselleensaurait,plusellepourraitpeaufinerunplan.

Chapitre21

Sefaireenleverparunhommeétaitdécidémentd’unennuimortel,songeaJane,quelquesheuresplustard,assiseenfacedeDorling.Ilgardaitsonpistoletbraquésurelle.Ilsroulaientdepuisunlongmomentverslenord.Àtraverslavitredelaportière,ellenevoyaitquelessilhouettessombresdesarbres.Janecommençaitàaccuserlafatigue.

—Ya-t-iluneaubergeàproximité?demanda-t-elle.Allons-nousfaireunehaltepourlanuit?—Pastoutdesuite.Ellebâillaetregardaparlafenêtre.Degrandschênesdéfilaientdevantsesyeux.Elledécidadeles

compter. À quarante-sept, elle sentit la voiture s’arrêter, ce qui était étonnant, car elle ne décelaitaucunetracedecivilisationauxalentours.

—Quesepasse-t-il?demanda-t-elle.Dorlingsemblaitaussisurprisqu’elle.Quelquesinstantsplustard,laportières’ouvrit.Lecocher

apparut,drapédansunecapesombre.—Ya-t-ilunproblème?s’enquitDorling.—Oui.L’undeschevauxdel’attelagecommenceàboiter.L’hommes’exprimaitavecunfortaccentpaysan.Janepouvait-ellelecorrompre?Illuirestaitun

rouleaudebilletsattachéàlacuisse.—Nom deDieu ! fulmina son ravisseur. Ce n’est pas lemoment. Comment est-ce possible ?

Qu’allons-nousfaire?—Venezdoncjeteruncoupd’œil,maugréalecocherenhaussantlesépaules.—Jenepeuxpas!lançaDorlingenregardantlajeunefemme.—Jetiendraivotrearme,sivousvoulez.Venez…Dorling lui tendit son pistolet et descendit de voiture. Le cocher ne lui emboîta pas le pas

immédiatement.Ilseretournaet,trèslentement,posaunindexsurseslèvres.—Oliver…,soufflalajeunefemme.—Chut…Ceneserapaslong.—Bonsang!tonnaDorling.L’undeschevauxauncailloucoincédanslesabot.Ilnepeutplus

avancer.C’estfortennuyeux!Oliversetournaverslui.—Oui,acquiesça-t-ildesavoixnormale.Jem’enrendscompte,carjen’avaispasl’intentionde

rentrerenvilleàdeuxsuruncheval.—Quoi?—Oui,àdeux,répétaOliver.Vousêtesvraimenttombéàpic,voussavez.Jecherchaisunmoyen

de transport et voilàqu’à l’entréede la salledebal, je remarqueunhommeet unevoituredont iln’aurapasbesoin.Imaginezmasatisfaction.Parchance,j’airéussiàm’arrangeraveclecocher.

—Jenecomprendspas,balbutiaDorling.Quidiableêtes-vous?— J’avais l’intention de vous abandonner en rase campagne, mais cet endroit fera très bien

l’affaire.Restezaveclavoiture.Lecocherviendravouschercherdemainaprès-midi.VousserezderetouràNottinghamdanslasoirée.

Olivercontournalevéhiculeetouvritlecoffre.

—Voicidescouvertures,duvinetdesvivres.Vousverrez,l’épreuveseratoutàfaitsupportable.—Vousn’avezpasledroit!J’aiun…Ilsesouvintalorsqu’ilétaitdésarmé.—Unpetitconseil.Laprochainefoisquevousessaierezderavirunejeunefemme,neremettez

jamaisvotrearmeàquelqu’unquevousneconnaissezpas.Janejubilait.—C’estunscandale!s’insurgeaDorling.Quiêtes-vousetqu’avez-vousfaitdemoncocher?Oliverréapparutmunid’uneselle.—Jane,jeregrette,maisnousallonsdevoirchevaucherensemble.Êtes-vouspartante?Lajeunefemmeneputcachersonadmiration.—Commentavez-voussu?Commentavez-vousfait?— Je vous avais bien dit que vous n’étiez pas seule. Pensiez-vous vraiment que je vous

abandonnerais?Que dire ? Elle se contenta de le regarder seller le cheval. Son agilité lui rappela qu’il avait

grandidansune ferme.Oliverétaitdonccapabledeparlerpolitique,devenirà la rescoussed’unejeunefemmeimpossibleetdesellerunchevalaveclaplusgrandeaisance.

Elleavaitpassédesmoisàpenseràlui,àcequ’elleauraitpuluidiresielleenavaiteulecourage.Ellenetairaitpassessentimentspluslongtemps…—Ilfautnousdépêcher,annonça-t-il.Ilmontaenselleetluitenditlamain.—Venez!Partonsd’ici!—Attendez!répondit-elle.Donnez-moilepistolet.Illeluitenditsansdiscuter.Janesetournaalorsverssonravisseur,quipâlit.—Jevousenprie,gémit-il.Non…pitié…—Cessezvosjérémiades!ordonnaJaneenlevantlesyeuxauciel.Jeveuxsimplementquevous

merendiezmescinqcentslivres.—Pourvous,c’estunesommemodique!Pourmoi,ceserait…—Oui,jesaisparfaitementcequecettesommereprésenteàvosyeux.C’estjustementlaraison

pourlaquellejeveuxlarécupérer.Deuxpersonnesentenuedesoiréenepouvaientchevaucheràl’aisesuruneseulemonture.Oliver

enlaçalajeunefemmeetcherchaunepositionconfortablederrièreelle.Les juponsdeJanevolaientauvent.Oliversentaitunobjetdurcontre lacuisse,sansoublier le

contactrugueuxdetoutescesperles…Néanmoins,l’expériencen’avaitriendepénible,aucontraire.Ilenserraitsoncorpssoupleetchaud,humantsonparfumdélicat…

Vingt-quatreheuresplustôt,ilétaitinstallédansunsalondelarésidencedesClermont,àsongerauxalliancesqu’ilallaitconclureaveccertainsmembresduParlement.

Et voilà qu’il se retrouvait en pleine campagne, accompagné d’une héritière à la réputationsulfureusequiavaitpourprojetdesoustraireunejeunefillededix-neufansàsontuteur.Ilavaitquittélemonde réelpourse retrouveraucœurdequelquecontemédiévaldans lequel ildevraitallier laruseàlaforcepoursortirvainqueuretgagnerlecœurdesabelle.

Depuisdesannées,savoieétaittracée.Ilvisaitlareconnaissance,lepouvoir.Etvoilàqu’ilquittaittoutpourretrouverJaneetélaborerunplanrocambolesque.

Ilauraitbienletempsderecouvrersesesprits.Enattendant,ilresserrasonétreinteenpensantàl’instantmagiqueoùill’avaitvueentrerdanslasalledebal.

Ilavaitsuqu’il tomberaitamoureux,unjour,maispasdanscesconditions,etpasd’unefemmetellequeJane.Seserait-iltrompéd’histoire?Ildevaityavoiruneerreurquelquepart…

Janeselovacontrelui.Olivereutbeauchercheràseconvaincrequ’ilsefourvoyait,rienn’yfit.—Ce n’est pas juste, dit-elle comme si elle lisait dans ses pensées.Cette situation devrait être

romantique.Quelle femmene rêveraitpasqu’unpreuxchevaliervienne la sauverpour l’emportersurunfierétalon?

Oui,décidément,ils’étaittrompéd’histoire.—Lefierétalonestplutôtunevieillecarne,commentaOliver.—Danslescontesdefées,leprincecharmantprendlajeunefilledanssesbrasetelleseblottit

contrelui.—Mesbrasnesont-ilsdoncpasasseztendres?Endépitdesesattentionsetdesonémotion,sonétreintevisaitsurtoutàempêcherJanedetomber

àterre.—Jenesauraisledire,répondit-elle.Maisjen’aiguèrel’impressiondemeblottircontrevous,

tantjesuissecouéetelunfrêleesquifdanslatempête.—Cetterobeornéedeperlesneseprêtepasàuneétreinteromantique…Etquelleestcettechose

quimemeurtritlacuisse?—Comment?— Difficile d’être romantique avec cet objet dur dissimulé sous vos jupons qui ne cesse de

s’enfoncerdansmapeau,nonloindemespartiesintimes.Mavirilitérisqued’enpâtir.— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en glissant une main dans son dos pour palper sa

cuisse.End’autrescirconstances,Oliverauraitappréciécegesteaudacieux.—Cen’estqu’unrouleaudebilletsdebanque.Cessezdevouslamenter.Jevousassurequ’ilest

mieuxlàoùilsetrouvequeglissédansmoncorset.Elleseretournalégèrement,desortequ’ildutlaserrerplusfortpourl’empêcherdetomber.—Savez-vousquevousavez lescuissesextrêmementfermes?reprit-elle.Moiqui trouvais les

siègesdelavoituretropdurs…—L’épreuveseraitencorepluspéniblesij’avaislescuissesflasques,rétorquaOliver.— « Flasques »…, répéta-t-elle d’un ton rêveur. Voilà exactement ce qu’il me faudrait… Je

pourraisainsifermerlesyeuxetmelaisserallerconfortablement.Vosmusclessontdurscommedubois.Pasmoyenpourmoidemedétendre.

—Maisvoilàleproblème:sij’avaislesmusclesflasques,jen’auraisjamaisréussiàvoushisserensellesansmefairemalaudos.

Ellesemitàrire.— Les contes de fées se trompent sur toute la ligne, déclara-t-il. Vous êtes vraiment une fille

impossible.Seslèvresétaientsiprochesdesoncouquesonmurmureluifitl’effetd’unecaresse.—Jenevousaipasencoreremercié, jecrois.J’étais tellementsubjuguéequevoussoyezvenu

que j’ai perdu le fil demespensées. Je crains d’avoir été impolie.Et pourune fois, cen’était pasdélibéré…Etmevoilàrepartie!Jesuistropbavarde,soupira-t-elle.C’estl’effetquevousmefaites.Commevousêteslà,jen’arrivepasàgarderlesilence.

Illuisuffiraitdeposerlementonsursonépaulepour…—C’estparcequevouspensezàcela,murmura-t-ilavantdel’embrasser.Iln’étaitpasaiséd’embrasserunefemmedanscettepositionpérilleuse.Oliverdutpencherlatête

etlaserrerplusfortcontrelui,maispeuluiimportait.Ceslongsmoisd’absencefurentviteoubliés,desmois sombrespassés sanselle, sans laprendredans sesbras, l’embrasser, explorerà loisir sabouchesitendre…

Lecheval ralentit. Iln’yavaitplusque Janeet lui,dans lanuitnoire.Seule sonétreinte fébrilemaintenaitlajeunefemmeenselle.

Iln’osaitmettre finàcebaiser,depeurdepenserà l’avenir.Or ilnevoulaitpasenvisagerunmondehorsdecetteroute,sanscettefemme.Ilpoursuivitdoncsonexplorationsensuelle.

—Oh…,protesta-t-ellelorsqu’ilrelevaenfinlatête,auborddutorticolis.Elle se laissa aller contre lui. Quelquesmèches de cheveux s’étaient échappées de sa coiffure

élaborée,quipenchaitlamentablementsurlecôté.Lajeunefemmeavaitbeaufairedesonmieuxpourla remettre d’aplomb, les épingles glissaient de sa chevelure, risquant d’éborgnerOliver à chaquesecoussedeleurmonture.

—Cebaisercompenseunpeulafermetédevoscuisses,admit-elle.—Aumoins,vousenavezpourvotreargent.Encorequevousêtesloind’avoirtoutvu…—Siloinquecela?s’enquit-elleencroisantsonregard.—Encorequelquesmilliersdebaisers,letempsd’arriveràl’auberge.Mais peut-être n’arriveraient-ils jamais à destination et passeraient-ils le reste de leur vie à

s’embrasserpassionnémentaucœurdelanuitsansfin.—Danscecas,n’enperdonspasunemiette,suggéra-t-elleenluioffrantseslèvres.Cette fois, le cheval s’arrêta. Oliver maintint fermement la jeune femme par la taille tout en

glissantunemainlelongdesonépaulepoureffleurerladentelledesondécolleté.Elleavaitlapeauchaudeetdouce.Quandiltrouvalanaissancedesesseins,ellepoussaunsoupir.

Si seulement elle n’avait pas été aussi réceptive… Sa réaction ne fit qu’inciter Oliver àpoursuivre. Ilvoulait l’entendrehaleter lorsqu’ilépouserait l’arrondidesesseins.La jeunefemmeémitungémissementpresqueinaudiblelorsque,glissantlesdoigtssousletissududécolleté,puislecorset,ilsemitàcaresserunmamelondurci.

Janeétouffaunpetitcri.—Jenepeuxpasfairegrand-chosesurledosd’uncheval, luisouffla-t-ilà l’oreille.Celavaut

peut-êtremieux,parcequesinousétionsdansunlit,jenepourraisempêchermeslèvresdeprendrelerelaisdemamain…

Duboutdudoigt,ildécrivituncerclesensuelautourdesonaréole.Elleglissaunemainsursontorse,pourpalpersesmusclessaillantssousletissu.Peuluiimportaitoùilssetrouvaient,cequ’ilsétaiententraindefaire…Audiablesarobedebal

et les couches de soie qui érigeaient une barrière entre leurs corps frémissants. Oliver brûlait dedésir,mouraitd’envied’embrasserchaqueparcelledesoncorps.

—Jane…dis-moidenepastefairemettrepiedàterre…Ellesecontentad’agripperlespansdesavestepourl’attirerverselle.Ilserefusaitàlafairesiennederrièreunbuisson,aubordd’uneroute.Maisilenavaittellement

enviequ’ilneparvenaitmêmepasàserappelerpourquoic’étaitimpensable.—Oliver…,murmura-t-elledansunsouffletièdequilerenditfou.—J’aimet’entendremurmurermonprénom.Lorsqu’ellevoulutseretourner,ilsentitsesfessescontresonbas-ventreetaccentuasescaresses

sursonmamelondressé.—Oliver…Ill’embrassaavecuneardeurredoublée.

—Oliver,jenecherchepasàprononcertonnom…Ils’écartaenfin,horsd’haleine.—C’estjustequejeviensdesentirplusieursgouttesdepluie.—Enferetdamnation!Rienn’auraitpul’interrompre,nilapluie,niletonnerre,nimêmeunraz-de-marée.Ilavaittrop

peurquecettemagienesereproduisepas,ensuite.Janeavaitraison.Ilcommençaitàpleuvoir.Ilreçutunegoutted’eaufroidesurlenez,puisune

autre.C’était peut-êtremieux ainsi. Jane était toujours aussi… impossible.Absolument impossible.Quelquesbaiserspassionnésnechangeraient rienà l’affaire.Persisterne rendrait leurhistoirequeplussordide.

Mais il en voulait davantage. Quatre longs mois de frustration avaient laissé des traces. Il seconcentrasur lesgouttesdepluieens’imaginantqu’ellesallaientcalmersesardeurs,chasser toutepenséedesonseinsoussapaume,desesjambesenrouléesautourdesataille.

Lapluien’yfitrien.L’oragenetardapasàéclater.Cefutunvéritabledéluge.Pourquoin’avait-ilpasfroid?Pourquoilatenait-iltoujoursdanssesbras,àl’embrasseràperdrehaleine?

Unéclairzébraleciel,soulignantlasilhouettedeplusieursbâtisses.Olivernepouvaitserésoudreàrelâchersonétreinte,àrenonceràlasaveurdeseslèvres,d’autantqueletissumouillédesarobeluicollaitàlapeau.

Ill’emmenaàl’auberge.Pourunhommeetunefemmearrivanttrempésdansuneaubergeaumilieudelanuit,ilyavait

millefaçonsdedemanderunechambre.—Entrelapremièreetraconteàl’aubergistequelquehistoiredetoninvention.Dansunedemi-

heure,j’arriveraiàmontouravecunautrerécit.Nulneferalerapprochement.—Oliver…Il n’osait la regarder, de peur de succomber. Il dut se résoudre à prononcer des paroles plus

difficilesàénoncerqu’ilnel’auraitimaginé:—Dorsbien.Nousnousretrouveronsàlagare,demainà7heures.

Chapitre22

Àmesurequelesminutess’égrenaient,Janesentaitmontersonimpatience.Lesyeuxrivéssurlaportedelachambre,ellepriaitpourquesonsubterfugeaitfonctionné.Olivern’apparutqu’auboutdetroisquartsd’heure,toujourstrempé,maismunid’uneserviette.

—Jane…Ilpassaunemaindanssescheveuxruisselants. Iln’yavaitpasde lampedans lapièce,queseul

éclairaitlefeudecheminée.Lalueurdesflammesdonnaitàsesyeuxunrefletsombreetinquiétant.—Quefais-tulà?souffla-t-ild’unevoixrauque.—Tum’avaisditderaconterunehistoireàl’aubergiste,répondit-elled’unevoixquisevoulait

posée,malgrélesbattementseffrénésdesoncœur.C’estcequej’aifait.—Jet’aidemandédejustifiertaprésence,seule,dansuneaubergedecampagne,enpleinenuit.Je

neparlaispasd’unehistoire…—J’aidéclaréquemonamant,filsd’unduc,n’allaitpastarderàmerejoindre,avoua-t-elled’un

airinnocent.Etquenousdevionspartagerlamêmechambre…Oliverjetasaserviettesurunechaiseets’approcha.—Jetedésireardemment,c’estvrai.Cesderniersmois,j’aisouventrêvédetefairemienne.Je

suis venu ici sur un coup de tête, mais je ne m’attendais pas à ce que tu m’offres ton corps enremerciement.

Le cœur battant, la jeune femme se leva. Elle avait ôté sa robe trempée pour enfiler une finechemiseetunpeignoir.

—Tupensesvraimentquejemedonneàtoipargratitude?Nesoispasstupide,Oliver.(Ellefitunpasverslui.)Crois-tuêtreleseulàavoirconnulafièvredudésirinassouvi,cesderniersmois?Leseulànepastrouverlesommeil,ivredefrustration?Regarde-moi…Ai-jel’airdemesacrifier?

Elledénoualecordondesonpeignoir.Leregardbrûlant,Olivervits’écarterlespansdudélicatvêtementdesoie.

—Regarde-moi…,répétaJane,lesoufflecourt.Lepeignoirglissaàterre.Lajeunefemmefrémit,maispasdefroid.—Jenesuispasuncadeau,niuntrophée…Jesuisunefemme,etjetedésirecarjesaisquetuvas

medonnerduplaisir…Il la contempla de la tête aux pieds.À travers le coton diaphane de sa chemise, il devinait ses

courbessoulignéesparlalueurdesflammes.—J’avaisl’intentiondemeconduireengentleman,murmura-t-ilduboutdeslèvres.Dedormir

parterreou…—Est-celàcequeferaitungentleman?—Assurément.—Danscecas,lesgentlemensontdesidiots.—Tueslafemmelaplustémérairequejeconnaisse!s’exclama-t-ilenriant.Ellefitunpasverslui.—La situation est inédite, pourtant, avoua-t-elle en franchissant un pas de plus pour poser les

mainssursontorse.

—Sais-tuaumoinsàquoit’attendre?—Danslesgrandeslignes…(Ellesaisitsonfoulard.)Quantauxdétails…jesuis impatientede

lesdécouvrir.—Alors,jet’enprie…Elleluiôtasonfoulard.—Jen’avaisencorejamaisvutoncou,parexemple…Ellesepenchapourdéposerunbaiserjusteau-dessusducoldesachemise.—Jane,tuvasmetuer…Ellecompritàsavoix rauquequ’ilétait sur lepointdeperdre lecontrôlede lui-même.C’était

exactementl’effetrecherché.Ellevoulaitleterrasserdeplaisiràchacunedesescaresses,etfaireensortequ’ilenredemande.

Ellecontinuaàledéshabillerlentement.Jane avait déjà vu unhommeenbras de chemise,mais jamais dans ces circonstances.Le tissu

mouillésoulignaitlesmusclespuissantsdesesbras.Elledéboutonnasongiletpouradmirersataillefine,sonventreplat…

Docile, Oliver demeura immobile, comme s’il comprenait son besoin de l’effeuiller, de seprépareràcequ’ilsallaientpartager.Ellevoulaitletoucheravantqu’ilnelatouche.

Elleéprouvaquelquedifficultéà ledébarrasserdesachemise,maisdèsqu’il se retrouva torsenu…Elleposaunemainsurcequ’ellen’avaitpuqu’imaginer:cettemusculature,cettetoisonpartantdesonnombril,cesmamelonsbruns…

—Tuestoutmouillé,murmura-t-elle.Tudoisavoirfroid.Ellepritlaserviettequ’ilavaitabandonnéepourluisécherlesépaules,lesbras,enpalpantchaque

muscle lisse, puis son dos avant de s’attaquer à son torse. Oliver la laissa faire, enivré par sesattentions.Dèsqu’elleeffleurasonventre,ilretintsonsouffle.

—Jetefaismal?—C’estdivin,aucontraire.Touche-moiencore…Ilétaitdécidéàrésisterlepluslongtempspossibleàsespulsionsmais,souslescaressesàlafois

innocentesetexpertesdelajeunefemme,sapeaucommençaitàrosir.Janes’attardasurlafinetoisonquidisparaissaitsoussaceinture.

—Jem’yprendsbien?—Oh…oui…continue…Elleluicaressaleventrepuisremontaversunmamelon.Oliverfrémit.DèsqueJanes’enhardit,il

réagitplus fortement.Le souffle court, il se raidit de tout soncorps,particulièrement sensible auxmouvementsdesesdoigtssursesmamelons.

N’avait-ilpasditques’ilsetrouvaitavecelledansunlit,il…Taquine,lajeunefemmesepenchapourluidonnerunpetitcoupdelangue.—Oh…Jane…,gémit-ilenluiagrippantlesépaules.—Est-ceque…(Elles’écarta.)Veux-tuquej’arrête?—Aucontraire…lèche-moipartoutoùtuvoudras…—Commeça?N’ytenantplus,illuipritlamainetlaposasursonentrejambe,lesdoigtsbienécartésafinqu’elle

sentepleinementl’intensitédesondésirsousletissudupantalon.—Tuvoisl’effetquetuproduissurmoi?souffla-t-ild’unevoixbrisée.Jerisquedemedéverser

entoidèslespremierscoupsdereins…Cetteperspectivesuffitàmettrelessensdelajeunefemmeenémoi.

—Ahoui?Comment?s’enquit-elle,deplusenplustroublée.Sonregarddebraiselafitfondre.—Àmontour,maintenant…Jane brûlait d’impatience. Il l’avait à peine touchée depuis son arrivée, et voilà que sesmains

glissaientlelongdesescôtespours’arrêtersurseshanches.Ildescenditencore,verssescuisses.—Reculeunpeu,murmura-t-ilavecunelégèrepressiondesmains.Ellefitdeuxpasenarrièreetsentitsesjambesbutercontrelelit.Oliverluienlevasachemise,qui

glissalelongdesoncorps.Janeseretrouvaentièrementnuesoussonregardenflammé.Illadévoradesyeuxavecunetellesensualitéqu’ellesesentitdésirée,prêteàfranchirlepas.

—Trèsbonneidée…,souffla-t-il.Lapeaudelajeunefemmefutparcouruedepicotements.Qu’allait-ilfaire?L’allongersurlelitet

s’insinuerenellesans tarder?Oubien lacaresser longuementcommeellevenaitde le fairepourlui?

Il lui inclina la têteenarrièreet l’embrassaavecunedouceur infinie.Elle ressentitune ivresseinconnue.Cebaiser luifaisaitprendreconsciencedechaqueparcelledesapeau.LorsqueOliver lasoulevadanssesbrasenlaplaquantcontresontorse,ellesentitlerenflementdesonmembredressésousletissudesonpantalonencorehumide.Soudain,l’attenteluiparutinsupportable.

Aumomentoùelleallaitexprimersafrustration,ilpritsesseinsdanssespaumes.Sansluilaisserletempsderéagir,illuititillalesmamelonsduboutdespoucesavantdesepencherpourenprendreunentreseslèvres.

—Oliver…, gémit-elle en sentant que ses jambes se dérobaient.Oliver… si je t’ai procuré lamêmesensation…

—Tuconnaîtrasl’extaseenquelquescoupsdereins,chuchota-t-il.J’enailafermeintention…Ill’allongeaenfinsurlelit,maisnesehissapassurelle,commeelles’yattendait.—Nedevrais-tupasenlevertonpantalon?—Pasencore…—Mais…Illafittaireet,posantlesmainssursescuisses,lesécartaavectendressepuiss’agenouillaentre

sesjambes.—Cen’estpasindispensable,ajouta-t-ilensepenchantverselle.Le premier contact de sa bouche contre sa peau lui fit l’effet d’une décharge électrique. La

sensationdeseslèvresbrûlantessursesreplisintimesdépassaitdeloincequ’elleavaitentrevudansses rêves les plus fous. La langue chaude d’Oliver la libéra de toute appréhension. Elle ne putréprimerungémissementdeplaisir.

Encouragéparsaréaction,Oliverluiécartalesjambeset,lasentantofferte,insinuaundoigtenelle.Dupouceetdelalangue,illuiprocuradessensationsextraordinairesquilafirenttremblerdetoutsoncorps.Lajeunefemmes’embrasa.Quandilglissaunautredoigtenelle,ellecrutdéfaillir.

Commentexpliquercettechaleurexquisequilasubmergeacommeunevague?Elleoubliatout.Ilnerestaitplusquecetteondesensuellequil’engloutissait.

Quandvint l’extase, elle ravalauncri,puis repritpeuàpeu son souffle.Oliver enlevavite sesbottesetsesvêtementsavantderevenirsurlelit,quigrinçasoussonpoids.

—Nouspouvonsenresterlà,situleveux…—Ohnon!répondit-elleentendantlesbrasverslui.Elledécouvritenfinlebasdesoncorps,sescuissesfermes,sesmusclespuissantset…sonsexe

dresséfièrement.Dèsqu’elleposalamainsursapeausoyeusepourexplorersaturgescence,Oliver

retintsonsouffle.Audacieuse,ellesepenchaversluipourlelécher.—Jane…Pasmaintenant…Jen’arriveraijamaisàmeretenir…Illuiécartalescuissesetfrottasonglandsoyeuxcontrelafentehumidedelajeunefemme,qui

tressaillitdeplaisir.—Dis-moisijetefaismal,souffla-t-ilenlapénétrant.Surpriseparunedouleurfugace,ellecrispalesdoigtssursesépaules.«Pasmaintenant»,avait-ildit.Ellen’étaitpasenétatdesaisirlesensdesesparoles,maisiln’y

aurait peut-être pas d’autre fois… La douleur se dissipa vite pour laisser place à une exquisesensationdebien-être.Oliverlapénétraplusprofondément.

Jane s’abandonna au moment présent, à cet homme, à leurs corps moites, leurs souffles unisintimement…Ilpritsonvisageentresesmainsetl’embrassaavecdouceur.

Chaqueondulationfaisaitenflerenelleunevaguedeplaisirquimontapeuàpeutandisqu’ellecaressaitsondos.Bientôt,ilémitungrognementguttural.

—Jane…Jane…Leshanchesdelajeunefemmeépousaientlerythmedesescoupsdereins.Ilsneformaientplus

qu’un.Lajeunefemmesentitunenouvellevaguenaîtreauplusprofondd’elle-même,différentedelapremière,plusintense.Puisellefutengloutieparunplaisirindicible.

Les coups de reins s’intensifièrent, presque brutaux. Au dernier moment, Oliver se retira. SasemencejaillitsurleventredeJane.

Pantelantsetrepus,ilsdemeurèrentenlacésquelquessecondes,puiselleplongeadanssonregard,danslapénombre.Jamaisellenel’avaitsentiaussiprochequ’encetinstantmagique.

Oliver laquittabrièvementpourallerverserde l’eaudansunecuvette.Puis,sansunmot, il luiessuyaleventre.

—Alors?demanda-t-ilenfin.Qu’enpenses-tu?Incapable de prononcer une parole, Jane secoua la tête. C’était merveilleux, intense, exquis…

Commentdécrirecessensationsquidépassaienttoutcequ’elleauraitpuimaginer?Elle savait que faire l’amour avec Oliver serait une expérience transcendante, un souvenir

précieuxqu’ellechériraittoutesavie.Maisilnefallaitpasquecesoitunsimplesouvenir,carelleenvoulaitdavantage.

Chapitre23

Le lendemain matin, la pluie avait cessé. Oliver se réveilla trop tôt. À croire les cloches del’église,iln’étaitque5heures.

Il posa une main sur la hanche de Jane, dont le corps doux et chaud reposait à son côté, ets’efforça de ne pas réfléchir à sa conduite irrationnelle. Il refusait de dresser l’inventaire desobstaclesquisedressaiententreeux,cariln’avaitqu’uneenvie:recommencerdèsquepossible.

Janen’attendraitsansdouteriendelui.Deplus,ilavaitprissesprécautions.Aufonddelui-même,ilregrettaitpresquesaprudence.Siseulementellesetrouvaitenceintedelui…Ilseraitcontraintdefairecequ’ilsouhaitaitsiardemment.Iln’auraitpaslechoix.

Jet’aime,Jane,songea-t-ilenglissantunemainlelongdesoncorps.Maistuestoujoursunefilleimpossible.

Tristepenséepourunematinéedeprintemps.Lajeunefemmeseretournaet,ouvrantlesyeux,luisourit.—Bonjour,dit-elle.Ils’étaitrefuséàimaginerlesondesavoixensommeilléeetheureuse.—Bonjour,retourna-t-il,laminegrave.Ellerefermalesyeuxetsecoualatête.Puisellelesrouvritetseredressa.—Bon,jesupposequelemomentestvenudefairelepoint.—Jane…Elleposaunindexsursabouche.—Non,laisse-moiparlerlapremière!Cesderniersmois,j’aibeaucoupréfléchiàmeserreurs.

Je te désirais ardemment et j’ai bien failli te perdre. Je n’ai cessé de penser à toi, Oliver. À cemoment,dansleparc.Puisquetunepouvaispasm’épouser,jem’étaisrésignée.Neconsidèrepascequenousavonsfaitcommeunecompromission.Seuleslesfillesquin’ontpasd’argentpeuventêtretotalementcompromises.D’ailleurs,maréputationn’ajamaisétéunatout,pourmoi.

—Jane…Pourquoi ne pouvait-il s’empêcher de prononcer son prénom ? Sans doute pour savourer sa

sonorité… Au petit matin, ce son revêtait une tout autre importance. Il ressentait pleinement saprésence,sonsouffle,lachaleurdesoncorps,lapassionqu’ilsavaientpartagéeaucoursdelanuit,etcequ’ilsnepourraientplusrevivreensemble…

Ileffleurasonépauled’unetendrecaresse.—Jesuisladernièrefemmequetuvoudraisépouser,murmura-t-elle.—Oui.Tuesladernièrefemmeaumondequejedevraisvouloirépouser.Pourquoidiablees-tu

laseuleàlaquellejepensedepuisdesmois?Lesyeuxdelajeunefemmelancèrentdeséclairs.—Jane,répéta-t-il,jesuisdésolé.Jenevoulaispas…—Cessedet’excuserdemedirelavérité!l’interrompit-elle.Leschosessontainsi.Àquoibon

m’apitoyersurmonsort?—Maisje…— Je te l’ai dit, j’ai eu le temps d’étudier la situation sous tous les angles. Tu as raison : un

mariageentrenousseraitundésastre.Jesaiscedontjesuiscapable.Jepeuxfairesemblant.Jesauraisjouer le rôle de la parfaitemaîtresse demaison dont tu as besoin,mais ce n’est pas la vie que jesouhaite.J’enaiassezdejouerlacomédie.

Elle avait raison, évidemment. Mais si la raison d’Oliver acceptait ces arguments, sessentiments…

Ilnepensaitqu’àunechose:saprésenceàsescôtés,nue.—J’aibienréfléchi,repritJane.CelafaitlongtempsquejepenseàcequejeferaiquandEmily

sera en sécurité, loin des griffes demon oncle. Je nememarierai sans doute jamais. Je n’ai nulbesoind’unépoux.Jeneveuxpasdeceuxquimeconvoitent,etunhommeassezhonorablepourquejetombeamoureusedelui…seraitsansdoutedécouragéparmanaissanceetmaréputation.Etmêmes’ilfaisaitabstractiondeceséléments,jedeviendraisviteunfardeau.

Oliverdéceladanssavoixunecertaineduretéteintéedetristesse.—Jane,cen’estpasvrai…—Cequ’ilmefaudrait,c’estunhommeexactementcommetoi,maisdépourvudetonambition!

reprit-elleenriant.Autantchercherunpoissoncapablederespirerhorsdel’eau…Oliverconnaissaitsibiencesentiment…—Tuveuxquelqu’unquisoitexactementcommemoi,maistoutmoncontraire.Ellen’auraitpumieuxl’exprimer.Cen’étaitpasainsiqu’ilétaitcensétomberamoureux.Ilétait

censé rencontrer une femme, découvrir qu’ils nourrissaient les mêmes rêves. Il ne voulait pasdécouvrirqu’ilspartageaient lemêmesouffle,puisapprendrequ’ilsnepourraientrespirer touslesdeuxenmêmetemps.

—Tuavais raison, reprit-elleavecunsourire triste. Jesuisune fille impossible. Jesentaisquenousserionsamants.Lanuitquenousvenonsdepartagerl’aconfirmé.

Lecorpsd’Oliverréagitàl’évocationdeleursébats.—Noussommesensemble jusqu’àcequenousretrouvionsEmily.Pourquoinepasenprofiter

pleinement?suggéra-t-elle.Ilserefusaitàluidire:«Jane,tuasraison,soyonsamants.»Celairaitàl’encontreducontede

féesauquelilavaittantvoulucroirelanuitprécédente,decetteillusionqu’ilétaitpossibledebalayerd’unsimplegestelesobstaclesquisedressaiententreeux…AbonderdanslesensdeJanerendraitcequ’il se passerait ensuite trop réel, et donc éphémère… Ce ne serait qu’une liaison, rien qu’uneliaison.

—Jesuisraviequetuaiesétélepremier,avoua-t-elleàvoixbasse,ensepenchantverslui.Ilposaunemainsurseslèvrespourl’empêcherdel’embrasser.—Jane…Lepremier…Ilyauraitunautrehomme,puisunautre,peut-être.S’ilacceptaitsaproposition,il

mettraitfinàunamourquivenaitàpeinedecommencer.Hélas,l’autresolution…étaitinenvisageable.—Jane,répéta-t-il,audésespoir.—Oliver…Il rendit les armes et s’empara de sa bouche. Si la nuit précédente avait été une erreur, il était

décidé à persister.Malgré le goût amer de ce baiser, il se laissa submerger par la douceur de seslèvresbrûlantes.

—Bonsang,Jane…j’aifailliteperdre…Ellelepritparlespoignets.—Moiaussi,j’aifaillimeperdre…,souffla-t-elleavantdel’embrasseravecpassion.

Ilyavaitdeschosesqu’unhommenepouvaitpasdireenréponseàuntelaveu.Jet’aime,mais…Jetedésire,mais…Il n’avait rien à lui donner, à part des conditions et des désaveux. Même ses baisers étaient

excessifs,dévorants,caressants,mais…Ilyavaittoujoursun«mais».Oliverneditrien.LorsqueJanes’allongeasurlui,iln’hésitapasuneseconde.Illuicaressales

épaules,lesseins,tandisquesescheveuxluifrôlaientlesépaules.Ilauraitpucontinueréternellement,seperdredanscesmomentsmagiques…

Savourantlepoidsdesoncorpscontrelesien,ill’embrassaavecuneardeurrenouvelée.—Oliver…,gémit-elleensecambrant.Ileutenviedeseperdreenelle.Maiscequiluifaisaitpeur,c’étaitjustementdesetrouverenelle,

d’êtreenfinàsaplace.Ilcompritcombienilétaitimportantpourluidelaserrerdanssesbras,delacaresser,d’exprimersatendresse.

—Tuespossible,finalement.Troppossible.Elleluiréponditd’unsourire.Leurscorps fusionnèrent. Il étaitdéjà trop tardpouréviterde souffrir. Iln’yavait rienà faire,

désormais,qued’attendrelafin.Oliverselaissadoncallerentresesbras,dévorantsoncou,sesseinsde baisers fébriles. Retenant ses ardeurs, il la caressa longuement jusqu’à ce qu’elle soit prête àl’accueillir,jusqu’àceque,ivrededésir,ellel’implore,etqu’iln’enpuisseplus.Alorsillapritparleshanchesetlapénétrad’uncoupdereins.

Voilà ce qu’il recherchait depuis desmois… Il épousa son rythme, ondulant avec elle vers leplaisir.Lorsqu’ellefutprochedel’extase,illacaressaavecadressepourdéclencherlecataclysme.Lavoyantsecouéedespasmes,ilaccélérasescoupsdereins.

Ensuite,aprèsle«jet’aime»silencieuxqu’illuiadressa,iln’yeutpluslemoindreobstacleentreeux,neserait-cequel’espaced’uninstant.

OliverattendaitderrièrelamaisondeTitusFairfield.Janeetluiavaientpassélamatinéedansle

train.Encedébutd’après-midiensoleillé,touslesoccupantss’étaientréfugiésàl’intérieur,aufrais.Lecocheravait certainement trouvéDorlingaubordde la route.Dansquelquesheures, tout seraitterminé.Maisdansl’immédiat…

Oliveravaitôtéseschaussuresetsonmanteau.Lesmursétaientparcourusdelierreanémiquequine supporterait jamais sonpoids s’il escaladait la façade.Le souvenir desheurespassées entre lesbrasdeJanenelequittaitpas.Ilavaitl’impressiond’avoirétéréveilléenpleinenuitetdesetrouversur le point d’être happé de nouveau par son rêve. Oui, il l’aimait, bien plus qu’il ne voulaitl’admettre…

Ils’étaitproposéd’escaladerlemurafind’atteindrelachambred’Emilyenpleinjour.—Jemedemandepourquoic’estencoremoiquim’ycolle…—Parcequejeporteunerobe,peut-être?Ilallaitsefairetirerdessus,arrêterparlapolice,ou…Peut-êtrepas.Celafaisaitdesannéesqu’iln’avaitpasressentiuntelenthousiasme.Danslamaison

régnaitlesilence.—Net’inquiètepas,ditJane.Lepotagernedonnepratiquementrienparcequemononclerefuse

de poser des pièges à lapin. S’il te découvre, il te demandera des explications, rien de plus. Delonguesexplications…

—Etjeluidiraidenepasfaireattentionàmoi,quejeviensenleversanièce,qu’iln’yapaslieudes’inquiéter,carj’aidéjàravisonautrenièce.

—Précisément,affirma-t-elleavecunsourire.Soudain,samissionluiparutmoinsimpressionnante.Ilpritappuisurlereborddelafenêtredu

rez-de-chausséeetsehissaverslepremierétage.Lagouttièrepliasoussonpoids,maisilbonditsouplementettrouvauneprisesurlafenêtredela

chambredelajeunefille.Iltapadoucementàlavitreetattendit.Pasderéponse.Iln’entenditmêmepasunmouvement.—Emily?souffla-t-il.Emily…—Elle n’a pourtant pas le sommeil très lourd ! lui lança Jane. Elle ne dort jamais pendant la

sieste.—Jenevoispersonneàl’intérieur,déclara-t-il.Emily…Toujoursrien.Lelitsemblaitinoccupé.—Quandtononcledevait-ilfaireinternertasœur?Lajeunefemmeretintsonsouffle.—Pastoutdesuite!répondit-ellecommesiellecherchaitàs’enconvaincreelle-même.Ilaurait

attenduquejesoisloinavantdepasseràl’action.J’ensuispresquesûre.Letondesavoixsuggéraitlecontraire.—Aurait-ellepusortirpourl’après-midi?— Bien sûr que non ! Et si elle s’était éclipsée à l’insu de Titus, elle aurait laissé la fenêtre

entrouverte.Auprixdequelquesefforts,Oliverparvintàouvrirlafenêtredequelquescentimètres.—Ellen’estpaslà!Aupointoùilenétait,autantentrerdanslachambre.—Regardesisonsacdevoyageestencorelà,luiconseillaJane.Iltraversalapièceàpasdeloupenespérantqueleparquetnecraqueraitpas.L’armoires’ouvrit

avecungrincement.Ellecontenaitquelqueseffetspersonnelsendésordre,maisaucunbagage.Oliverretournaprèsdelafenêtre.

—Tasœurest-ellesoigneuse?—Oui.—Sesaffairessontendésordre.J’ail’impressionquebeaucoupdevêtementsontdisparu.Jene

voisaucunsac.Enfait,ilnerestepratiquementrien,commesiquelqu’unavaitfaitsesbagagesàlahâte.

—MonDieu!s’exclamaJane.Etsursonsecrétaire…vois-tuunpetitcactus?—Non.—Danscecas,elleestvraimentpartie.Quefaire?Olivern’avaitjamaisrencontrélajeunefille,maisilauraitcédéàlapaniquesil’unedesessœurs

s’étaittrouvéedansunetellesituation.—Dansenvironuneheure,DorlingseraderetouràNottingham.Titusnevapastarderàrecevoir

untélégramme.Ilsauraquej’aidisparu.—Jevais redescendre et nous endiscuterons calmement, ditOliver.S’il a déjà fait interner ta

sœur,peuimportecequ’ilsait.Nousdevonschangerdestratégie.—Tuasraison…Encontrebas,lajeunefemmefaisaitlescentpas,désemparée.—Àquoipensais-jedonc,cematin?

—Celan’auraitfaitaucunedifférence,tusais.—Maissinousavions…—Letrainn’auraitpasrouléplusvite.D’ailleurs,nousavonsprislepremierenpartance.Tun’as

rienàtereprocher,Jane.Ladescenteserévélaplusdélicatequelamontée.Quandilsetrouvaàunpeuplusd’unmètredu

sol,ilsautaàterreetsetournaversJane.Ilauraitdûéprouverdelacompassionpourelle,pourcequiétaitarrivéàsasœur.Orilnepensaitplusqu’àunechose:leuraventuredureraitjusqu’àcequ’ilsaientretrouvéEmily.Cen’estpasterminé,songea-t-il.IlallaitgarderJaneauprèsdeluiunpeupluslongtemps…

—Sije…Iltenditlamainverselle.Cen’estpasterminé.Cen’estpasterminé.Iln’auraitpasdûsourire.Il

nepouvaittoutefoisréprimerunsentimentdetriomphe.—Ilestpeut-êtrearrivélepire,dit-il,peut-êtrea-t-elledéjàétéinternée.Maiscequiestfaitest

fait.Nousdevonsàtoutprixdécouvriroùilaenvoyétasœur.Ensuite…—Titusnemeledirajamais,assuraJane.Etmêmedanslecascontraire,quefaire?—Ilyad’autresmoyensdelesavoir,réponditOliver.Enl’occurrence,jecroisqu’ilvautmieux

emprunterlavoielaplusdirecte.Nousallonsdemanderàquelqu’unquipourranousrenseigner.—Cettepersonnen’existepas,ditJaneenfronçantlessourcils.Cen’estpasterminé.Cen’estpasterminé.—Enfait,si,réponditOliveravecunsourire.—Donc,expliquaOliveràSebastian,ilfautabsolumentquenoustrouvionsTitusFairfieldetque

nousleprenionsaupiègeafindel’obligerànousrévéleroùilafaitinternerlajeunesœurdeJane.Et…

SebastianécoutaitOliver,unsourireaucoindeslèvres,unpeudistrait.Ilétaitmalraséetavaitlesyeux injectés de sang, comme s’il s’était couché très tard, la veille. Mais cela ne l’empêchaitnullementd’êtreattentif.

—Aucunproblème,dit-ilenhaussantlesépaules.Jedonneuneconférence,cesoir.Ilsuffitdeleconvier.Ensuitenousverrons.

—Merci,ditJane.Mercibeaucoup,MrMalheur.C’étaientlespremièresparolesqu’elleprononçaitdepuisledébutdeleurentrevue.—Neme remerciezpas encore,mademoiselle.Olivernevousa-t-il paspréciséquemonaide

avaitunprix?—Quelqu’ilsoit,jelepaierai.—Iln’estpasquestiond’argent.Quandonfaitappelàmoi,jesuisaurendez-vous,dit-ilavecun

largesourire.Maisj’agistoujoursselonmespropresméthodes.

Chapitre24

Laconférenceétaitinterminable.Peut-êtreparcequeOliverétaittropconscientdel’enjeu.Assisaufonddelasalle,TitusFairfieldétaitbienprésent.Maispeut-êtreaussiparceque,encetinstant,ilnetrouvaitpaslemoindreintérêtauxproposdeSebastiansurlesgueules-de-loupetlacouleurdeschats.

L’absencedeJane,quisetrouvaitdansunesallevoisine,luipesait.Elleétaitpourtantsiproche…Lemomentétaitmalchoisipoursongeràleursbaiserstorrides.Oliverobserval’orateurducoin

del’œilenfeignantdes’intéresseràsondiscours.Sebastianavaittoujoursététrèsàl’aisefaceàunpublic.Or ce jour-là, il était différent. Il semblaitmarcher sur un fil en essayant de ne pas perdrel’équilibre.

Àcôtéd’Oliverse tenaitVioletWaterfield,comtessedeCambury. Ilneconnaissaitpas la jeunefemmeaussibienqueRobertetSebastian.Elleétaitlavoisinedecedernier,quandilsétaientenfants.Oliveravaitentenduparlerd’elle,maisnel’avaitrencontréequ’àl’âgededix-neufans.Elleétaitdéjàunecomtessefroideetintimidante.

Ce soir-là,pourtant, ellen’avait riend’intimidant.ElleobservaitSebastianavec fascination, lesyeux écarquillés, un sourire béat aux lèvres. JamaisOliver ne l’avait vue admirer quelqu’un de lasorte.Son expression était presque intime, comme si elle était amoureusede lui et incapablede lecacher.

C’était une pensée troublante. Sebastian affirmait qu’ils étaient amis, rien de plus. Son regardvagabondaitdanslasalle,n’hésitantpasàcroiserceluidequelquesspectateurshostiles.Ilregardaittoutlemonde,saufViolet.C’estalorsqu’Olivercompritquequelquechosen’allaitvraimentpas.

Cette impressionperdura jusqu’à la finde laconférence.Durant la séancedequestions,Violet,assiseauborddesachaise,penchéeenavant,hocha la têteàchacunedeses réponses,commes’ildétenait lacléde l’univers.LorsqueSebastian saluaenfin sonpublic,Oliveralla le rejoindrepourlancerladeuxièmephasedeleurplan.

— Bravo, Malheur ! lança un spectateur en lui donnant une tape dans le dos. Avec vous, onapprendtoujoursquelquechose.

—Merci.Votreaviscompteénormémentàmesyeux…Savoixétaitchaleureuse,maisletonunpeumécanique,commes’illuiprêtaitàpeineattention.

Unautrespectateurl’attrapaparlamanche.—Malheur,vousn’êtesqu’unpauvretype!Vousirezenenfer,aprèsdetelspropos!—Merci.Votreaviscompteénormémentàmesyeux…Sebastianluidonnaunetapesurl’épaule,commes’ilsvenaientd’échangerquelquesamabilités,

puisilpoursuivitsonchemin.—J’espèrequequelqu’unvoustrancheralagorge,grommelaunhommeàmoustache.—Merci.Votreaviscompteénormémentàmesyeux…C’étaitcommesiunautomaterépondaitàsaplace.Oliver osait à peine lui rappeler leur projet. Que ferait-il s’il recevait la même réponse

machinale?C’étaitpeut-êtremieuxcommeça,carMalheursemblaitavoirplusdedétracteursquededisciples.

Ilreçutdesmenaces,desplaintes.Unefemmetentamêmedelefrapper.Sebastian les logeait tousà lamêmeenseigne.Oliver faillit soupirerdesoulagementenvoyant

Violetlesrejoindre.Ilsétaientamisdepuisdesannées.Etpeut-êtreétait-elleàprésentamoureusedelui…

Violetdutl’attraperparlamanchepourqu’ilseretourne.—Sebastian!s’exclama-t-elleavecunsourirebéat.Envoyantsonsourirefigé,Olivers’étaitdemandés’iln’étaitpassouffrant.Maisdèsqu’ilbaissa

lesyeuxversViolet,sonexpressiondevintgrave.—Oui?demanda-t-ilsèchement.—Tuasétébrillant.Totalementbril…—Vatefairevoir,Violet,maugréa-t-il.Vatefairevoir.Laviolencedecesproposn’avaitéchappéàpersonne.Lajeunefemmegrimaça.—Sebastian…,fitOliverensepréparantàrecevoirlemêmetraitement.L’intéressésecontentad’unsoupirdelassitude.—Ah,Oliver…tupourraspeut-êtrem’expliquer…—Excusez-le,ditOliveràlafoule.Ilestivre.—Pasdut…—C’estcommesitul’étais,murmuraOliverenessayantdel’entraînerparlebras.Qu’est-cequi

teprend,nomdeDieu?Tusaisàquelpointcequenousavonsàfaireestimportant…C’estalorsqu’Oliverentenditunevoixétrangementtimide,dontilavaitgardélesouveniraprès

unepromenadeavecSebastian,autrefois.—MrMalheur !Mr malheur ! Vous vouliez me parler ? J’ai reçu un message de votre part

concernantunpetitdétaildontvoussouhaitiezmefairepart…LesdeuxhommessetournèrentversTitusFairfield,quisefrottaitlesmainsensedandinantd’un

piedsurl’autre.—Jevousdérange?demanda-t-il.Dieu que cet homme était stupide… N’importe qui aurait remarqué que le moment était mal

choisi.— Mr Fairfield, dit-il d’un ton presque menaçant. Vous êtes justement la personne que je

souhaitaisvoir…—Vraiment?s’étonnaTitus,perplexe.—Vraiment.Hélas,jesuisunpeuéméché.Oliverretintsonsouffle.Cen’étaitpasleplanqu’ilsavaientélaboré.Ilfitunpasenavantpour

intervenir,maissoncousinreprit:—Parchance,monamieVioletvatoutvousexpliquer.Jeluifaisuneconfianceaveugle,alors…—Qu’est-cequetufabriques?maugréaOliver.Cen’estpascequiétaitprévu…—Violetsauravousparleraussibienquemoi.Ellesaitsibienretournersaveste…Oliver se tourna vers la comtesse. Loin de sembler blessée ou pour lemoins confuse, elle se

contentadehausserlesépaules.—LaissonsdoncfaireViolet,conclutSebastianenentraînantsoncousinparlebras.— Ce n’est pas ce qui était prévu, répéta Oliver tandis qu’ils quittaient le bâtiment. Nous

devions…—Allons!Sinouschangeonsd’avis,Fairfieldcroirapouvoirmeparler.Etpourl’heure,jene

peuxtolérersaprésence.

—Ilnes’agitpasdetoi,fulminaOliver.C’est…Soncousins’arrêtanetetscrutalesalentours.Danslapénombre,unelégèrenappedebrouillard

flottaitautourdesréverbères.—Celafaitbienlongtempsqu’iln’estpasquestiondemoi,déclaraenfinSebastian.Jecroisque

c’estmontour.Oliverledévisagea.Ilsemblait…ravagé.— Violet s’en chargera, poursuivit-il. Elle apprécie Miss Fairfield et c’est la femme la plus

compétentequisoit.Lamoitiédelapopulationdecepaysveutmamort.Cedétailn’aput’échapper,chercousin…Jesuisendroitd’êtresouspressiondetempsentemps.

Sebastianavaittoujoursétéindifférentàl’opiniondesautres.Pourlui,lescandalen’étaitqu’uneplaisanterie.

Oliver avait soupçonné son cousin de masquer sa tristesse lors de son dernier séjour àCambridge.Luiquis’amusaitdetout…Quellessombrespenséescachait-ilaufonddelui?

Ilsmarchèrentunmomentensilence.—Tusais,jeneprétendspascomprendrecequ’ilsepasse,maistudoisdesexcusesàViolet.Soncousingrommeladanssabarbe.—Cequetuasditdevanttoutescespersonnes…—Tuignorescequ’elleafait,rétorquaSebastiand’unevoixtremblante.Cequ’ellemefait.—Jememoquedecequ’ellefait.Qu’est-cequipeutjustifierdetelsproposenpublic?Son cousin haussa les épaules et détourna les yeux. Il ne dit pas un mot plus, ce qui ne lui

ressemblaitguère.—Trèsbien,déclaraOliver.Qu’est-cequ’elleafait?—Rien,réponditsoncousinensecouantlatête.Ellenefaitrien.—Écoute,tunepeuxpasmerepousser…—Toutlemondemedéteste.Toutlemonde!Àprésent,oùquej’aille,jereçoisdesmenacesde

mort,lesgensmemaudissent.Jefaisl’objetd’articlesauvitriol…—Pastoutlemonde,non.—Mes détracteurs sont assez nombreux pour faire la différence. Peu importe le nombre de

personnesquisouhaitentm’écarteler,celanechangerien.Ilsmetraînentdanslaboue…—Jecroyaisquetuaimaistitillerlesgens,nepaslaisserindifférent.—Depuisletempsquetumeconnais,Oliver!M’as-tusouvententenduplaisanterauxdépensde

quelqu’un?—Euh…—Jen’aitoujoursfaitquemeridiculisermoi-même,m’exposerauxrailleriesafind’amuserla

galerie.—Ehbien…—Certes, je suisunpeuprovocateur,admit-ilens’éloignantdequelquespas.Mais j’aimeêtre

reconnu,Oliver.Commentn’avait-iljamaisremarquélasouffrancedesoncousinsoussonmasquedeplaisantin?—Jesuisdésolé,déclaraOliver.Jemedoutequecertainesréactionsontdequoitedéstabiliser.

Toutefois…jenecomprendspascequetuviensdedireàproposdeViolet.—Jerefusedeparlerd’elleavectoi!—Danscecas,jevaisparlertoutseul,parcequejetiensàtirercetteaffaireauclair.Jecroisque

Violetestamoureusedetoi.Ils’attendaitàl’entendreprotester.Aulieudequoi,Sebastianéclataderire.

—Non,déclara-t-ilquandileutrecouvrésonsérieux.Non,ellenel’estpas.—Réfléchisunpeu.Elleaunefaçonétrangedeteregarderquandtuparles…—Jesaistrèsbiencommentellemeregarde,rétorquaSebastianavecunsouriremystérieux.Je

suissûrdemonfait:Violetn’estpasamoureusedemoi.—Commentpeux-tuenêtrecertain?Tun’aspasvu…—Si!insistasoncousinenlevantlesyeuxauciel.Écoute,laissetomber.Jevaisdevoirtrouver

moi-mêmelasolutionpoursortirdecepétrin.Ilsemblaitavoirretrouvédesasuperbe,àmoinsqu’ilnes’agisseunefoisdeplusd’unefaçade.—Disonsque lehéros intrépide attaquéde toutesparts a peut-être euunmomentde faiblesse,

reprit-il.C’estainsi.Lesheureslesplussombresprécèdenttoujours…Oliverluidonnaunetapesurlebras.—Allons,cessededonnerlechange.Cen’estpaslapeineavecmoi…Soncousinarqualessourcils.—Riennem’yoblige,eneffet…maisjelefaisquandmême.Pendant plus d’une heure, Jane patienta dans un petit salon attenant à la salle de conférences.

Chaqueminuteluisemblaituneéternité.Lafoulen’émettaitqu’unvaguemurmurequienflasoudainàla finde laconférence.Sononclen’allaitpas tarder.Auboutdequelquesminutes,elleentenditunbruitdepasàl’extérieur.

—…passûr, fit lavoixdesononcled’untonmorose.Celamesembleunpeudélicat,enfait.Êtes-vouscertainequeMrMalheur…

—J’ensuiscertaine,assuraunevoixféminine.C’estunargumentessentiel…La porte s’ouvrit. Jane reconnut la femme : c’était celle qui lui avait offert le cactus au jardin

botanique. L’espace d’un instant, elle fut déconcertée. Enfin, son nom lui revint. C’était unecomtesse…LacomtessedeCambury.

Elleétaitplusimposantequejolieetpresqueenâgedejouerlesmatrones.Elleétaitcoifféeàlaperfection.Janenedécelapasunplisursarobealorsqu’ellevenaitcertainementdepasserunlongmomentsurunechaiseinconfortable.Mêmelesloisdelagravitén’osaientladéfier…

Commentdiables’yprenait-elle?—Ehbien,Fairfield,jevousécoute.—Jevousdemandepardon?demandaTitusens’inclinant.Ilmesemblaitquec’étaitMrMalheur

quisouhaitaitm’entretenird’undétail.Iln’avaitmêmepasjetéunregarddanslapièce.—Jeconçoisqu’ilsoittrèsoccupé,balbutia-t-il.Mais…Lacomtessepoussaunsoupiretrefermalaporte.—Lasituationesttrèsinconvenante,ditTitusensecouantlatête,consterné.Noussommesseuls

dansunepièce,jenecroispas…cen’estpas…Uneidéeluivintàl’esprit.Uneidéeterrifianteàenjugerparlafaçondontilpâlit.Puisilporta

unemainàsagorge.— Seigneur…, murmura-t-il. Mr Malheur a certainement réfléchi à un programme de

reproduction,celuidontnousavonsparléilyaquelquetemps…iln’envisagetoutdemêmepasdecommencerparmoi?

Janefaillitéclaterderire.Personne,pasmêmeleplusdépravédesscientifiquesprêtàlancerunprogrammedereproductionhumaine,neconsidéreraitsonpauvreonclecommeunétalon.

Lacomtessesecoualatête.

—Fairfield,dit-elled’unairatterré.Sivousétiezunchasseurenpleinesavane,vousauriezerré,totalementperdu,àvousdemanderoùsetrouvaientvoslances,etleslionsvousauraientdévoré.

Janeémitunrirenarquois.—Jevousdemandepardon?demandaTitus.—Nousnesommespasseuls,annonçaenfinVioletendésignantJane.—Ahnon?Titusfronçalessourcils.PuisilseretournalentementetposaenfinlesyeuxsurJane.Elles’était

imaginéuneréactiondegêneoudepeur.Aprèstout,ellelefaisaitchanter.—Toi!lança-t-ilenrougissantdecolère.Ilfitunpasverselle,lespoingscrispésderage.—Qu’as-tufaitdetasœur?

Chapitre25

Janemituncertaintempsàassimilerlaquestiondesononcle.—Qu’as-tufaitdetasœur?répéta-t-il,rougedecolère,enbrandissantunindexmenaçant.Jevais

te fairearrêterpar lapolice !Tunepeuxpasentrerchezmoiet l’emmeneruniquementparcequel’enviet’enprend.

LajeunefemmecompritalorsqueTitusn’avaitpasfaitinternerEmily.Etsielleavaitdisparu…Janeneputs’empêcherd’éclaterderire.Depuisdeuxjours,elleétaitrongéeparl’inquiétude.Elle

avaitmisenscèneunefausseévasion,elleavaitétéenlevée,puissauvée.Elleavaittraversélamoitiédupayspersuadéequelesortdesacadettenetenaitqu’àunfil…ElleétaitaussistupidequeTitus.

—Arrête!Etrends-moiEmily!Sinon,je…je…Àcourtdemenaces,Titussecontentadelafoudroyerduregard.—Sinonjeseraitrèsfâché,reprit-il.—Ellen’estpasavecmoi,lâchaenfinJane.Sijesuisvenue,c’estparcequejecroyaisquevous

l’aviezenferméedansunasile.Sononcles’empourpradeplusbelle.—Qu’est-cequitefaitcroireunechosepareille?Certes,j’ai…ehbien,jel’aifaitexaminerpar

des psychiatres pour voir si une telle chose était possible. Elle se comportait si étrangement… Jecrainsqu’ellen’aitsombrédanslamélancolie.

—Vousrendez-vouscomptedecequevousdites?Sielles’emporte,vouslatrouvezimpossible.Siellesecalme,vouslajugezmélancolique.Avecvous,elleatoujourstort!

—Je tenaisàcequ’elle reçoiveun traitement. J’aidiscutéavecplusieursmédecins.L’und’euxétait prêt à établir un certificat médical moyennant finances. En revanche, les deux autres m’ontaffirméqu’elleétaitsained’esprit…Bref,tuesresponsabledetout.Tuastoujourseuunemauvaiseinfluencesurelleetmaintenant,tularetiens.Cessedementir!

—Emily n’appartient à personne, déclara Jane.Figurez-vous que j’ai parcouru tout ce cheminpourlasauver,et…

—Affirmerais-tuquetasœurafugué?Sanstacomplicité?Ilsemblaitparticulièrementsceptique.—Pourquoipas?Jemesuisenfuie,moiaussi.—Maistoi…—Jesais,j’aidel’argent.Auxdernièresnouvelles,vousn’aviezpastrouvélescentlivresqueje

luiaidonnées.Elleadûs’enservirpourlouerunfiacre.Oualorselleaprisletrain…—Jeneparlaispasd’argent,jefaisaisallusionaufaitquetues…anormale.Ivredecolère,Janesejetasursononcle.Elleétaitplusgrandequelui.Jamaisellen’avaitressenti

unetellehargne.Ellesemitàluimartelerletorsedesespoings.—Emily, elle, est normale, pesta-t-elle, les dents serrées.Elle est victimede crises, voilà tout.

Jeanned’Arcentendaitdesvoix, etvoyezcequ’elle a accompli.La seulepersonnequine soitpasnormaleici,c’estvous!Hélas,vousnevousenrendezmêmepascompte.

—Jenevoispasdequoituparles.—Quand nous la retrouverons, vous découvrirez qu’elle est en parfaite sécurité, qu’elle a un

projetetqu’elleaagidefaçon intelligenteet rationnellefaceàvotrestupidité.Quandjepensequevousavezcherchéàlafairepasserpouraliénéeencorrompantunmédecin…C’estd’unebassesse…

Elleserappelaunpeutardqu’elleétaitmalplacéepourluireprocherd’acheterlesmédecins.—«Rationnelle», soupiraTitus.Elleest incapabled’être rationnelle.Ellenem’a laisséqu’un

messagedisantqu’elleallaitretrouversonavocat.Sonavocat!Sielleenavaitun,jelesaurais.LecœurdeJanes’emballasoudain.Ellevoulutéclaterderire.Ellepouvaitcomptersursasœur

pourluiadresserunmessagequesononcleseraitincapablededécoder.— Eh bien, dit Jane, elle va sans doute en engager un. Si vous avez l’intention de la faire

interner…—Ellen’anulbesoind’unavocat,persistaTitus.JevaismerenseigneràLondrespourvoirsi

une jeune fille a cherché à engager un avocat. Si tu la retrouves, dis-lui… que je suis disposé àréfléchir.Jeluisigneraiunpapiersiellelesouhaite.Jen’aijamaisrecherchéquesasécurité.

Leplustristedel’affaire,c’étaitqu’ilétaitsincère.Ilpensaitagirdansl’intérêtd’Emily,quitteàlacouperdurestedumonde.Titusn’avaitfaitqueluidonnercequ’ilavaitvoulupourlui-même.Janeeutpresquedelapeinepourlui.

Presque,songea-t-elleenserappelantlescicatricesdesasœur.—Sijelaretrouve,jeluienferaipart.Paroùcommencer?Elledétournalesyeuxpournepastrahirsajubilation.—Où,eneffet?renchéritTitusd’unairmorose.Ileffleural’épauledeJaned’unetapebienveillante.—Jecomprendsàprésentquetut’inquiètespourtasœur.Mêmesitut’yprendsmal,jevoisque

tul’aimes,àtafaçon…Aprèscemomentdecompassion,sononclequittalapiècesansunmotdeplus.—Je supposequevous savez chezquel avocat elle s’est rendue ? commenta la comtesse. J’en

auraispeut-êtreditdavantage,histoiredesoulignervotrepropos,maiscenefutpasnécessaire.Vousvousenêtestrèsbiensortie.

Janeluirenditsonsourire.—Biensûrquejesaisoùellesetrouve,répondit-elle.Aumoins,jeconnaislenomdel’avocat.

Enfin,sasonorité.Jecroisqu’ilneserapastrèsdifficileàlocaliser.

Quelquesheuresplustôt,àLondres…

Anjanavaitdumalàsupporter lebruitqui régnaitàLondres. Ilavaitpourtantgrandidansuneville bien plus peuplée. Mais les sons de la capitale étaient totalement différents et donnaientl’impressiond’unbrouhahadissonant.

Ilpercevaitcettedifférencedepuisqu’iltravaillaitaucabinetLiringtonetfils.Anjanétaitinstalléàsonbureau,danslasalledessecrétaires,malgrésondiplômeavecmentionet

soninscriptionrécenteaubarreau.C’étaitdéjàundébut,etilétaitprêtàendurercesdifficultésaveclesourire.Unefoisqu’ilseseraitrenduindispensable,sasituationévoluerait.

GeorgesLiringtonouvritlaporteetparcourutlapièceduregard.—Batty!déclara-t-ilavecunsourire.Ontedemande!Le jeune homme se leva. Spécialisé dans les affaires maritimes, le cabinet Lirington avait

embauchéAnjanpourplusieursraisons.Samaîtrisedelanguestellesquel’hindietlebengaliétaitunatoutprécieux.

—C’estpourledossierWestfeld?demanda-t-ilenselevant,munidesoncalepin.

—Non. C’est une dame, répondit Lirington. Elle est seule et elle veut nous engager. Elle t’ademandépersonnellementenprononçantparfaitementtonnom…

—Nemedispasquec’estmamère!Celle-ci avait débarqué à Londres quelques semaines plus tôt, et même s’il lui avait fait

comprendretrèsgentimentqu’ellenedevaitpasledérangerenpleintravail…elledemeuraitsamère.—Non.J’aipréciséqu’ils’agissaitd’unedame,railla-t-il.J’ignoraisquetuenfréquentais,Batty.

Tuesunpetitcachottier…Unpeuperplexe,Anjansuivitsonamidanslesarchives,puisilsdébouchèrentdanslevestibule.

Lebureauleplusprochedel’entréeservaitàrecevoirlesclients.Anjans’arrêtanetsurleseuil.PrèsdelafenêtresetenaitEmily.EmilyFairfield.Il l’avait toujours trouvée sublime,mais elle était d’une beauté à couper le souffle, ce jour-là,

avec ses cheveux soyeux, sa robeenmousselinebleue sidifférentede ses toiletteshabituelles.Lesdeuxhommesnepurentretenirunsoupiradmiratif.

Quepouvaitsignifiersaprésenceici,plusieursmoisaprèssondépartdeCambridge?Liringtonfutlepremieràrecouvrersesesprits,sansdouteparcequ’ilneconnaissaitpaslajeune

fille.—MissFairfield,déclara-t-il,voiciMrBatty.Illuiproposagalammentunechaise.—Veuillezvousasseoiretnousdirecequenouspouvonsfairepourvous.Elles’approchadubureauenlissantsarobe,puiss’installaavecgrâce.—Batty,repritLiringtonpar-dessussonépaule.Vanouschercherduthé,jeteprie.Lajeunefillefronçalessourcils,puisuneexpressionsombrepassasursestraits.LorsqueAnjanrevintavecunplateau,Emilysemblaitparfaitementàl’aise.—MissFairfield,ditLirington,j’espèrequenoustrouveronsunmoyendevousêtreutiles,mais

je soupçonne que ce ne sera pas le cas. Vous devriez plutôt consulter un notaire. Nous nousspécialisonsdanslesquestionsmaritimes.Etsivousnousexposiezvotreproblème?

—Sivousnepouvezpasm’aider,jesuiscertainedetrouverquelqu’unquilepourra.J’espéraisquevousécouteriezmonhistoire.

—Biensûr,réponditlejeunehommed’untonsuave.Elleavait jetéuncoupd’œilrapideàAnjancommepour l’interrogerduregard.Puiselleavait

baissélesyeuxsansluiaccorderplusd’attention.—Jesuissouslatutelledemononcle.J’aiunproblèmedesanté.D’aprèsledocteurRussell,je

souffredeconvulsions.Iln’yapasdetraitement,dumoinspasencore.Sic’estunmalcontraignant,ilnememetnullementendanger.

Anjanhochalatête.—Mononcleestpersuadéqu’aucunhommenevoudram’épousersileproblèmen’estpasrésolu.Àcesmots,elleposaunemainsursamanchetteetladéboutonnatrèslentement.—Ehbien…,bredouillaLirington.Ilregardafixementlapeaupâledesonpoignet,fascinéparcespectacle.Jaloux,Anjaneutenvie

delegifler.—Ilm’afaitsubirdesdéchargesélectriques,expliqua-t-elleendégrafantunsecondbouton.Un

autremédecinm’amaintenulatêtesousl’eau.Unautreencorem’aéquipéed’uneespècedemachine.J’aiétéligotée…Jemesuismêmecassélefémur.

Elle continua à dégrafer ses boutons. En croisant son regard, Anjan comprit que, quand elle

évoquaitsespromenadescommeuneévasion,cen’étaitpasparespritderévolte.Cestorturesétaientignobles.

Elle s’exprimait sur un ton si détaché que Lirington se contenta de hocher la tête. Seul Anjanremarqualetremblementdesesdoigts.

Lajeunefemmerelevaenfinsamanchepourrévélerunecicatricecirculaire.—Unmédecinm’abrûléeauferrouge.Ilcroyaitfairecessermesconvulsions.Anjan crispa les poings de rage. Quelles méthodes barbares ! Comment cela avait-il pu lui

échapper?Pendantdessemaines,ellen’enavaitpasditunmot.Etdirequ’illuiavaitfaitlaleçonsurl’obéissancequ’elledevaitàsononcle!

Lafureurs’emparadelui.—Vouscomprendrezquejenevousmontrepaslesbrûluresquej’aisurlacuisse,messieurs…—Mademoiselle,balbutiaLirington,jenevoispasenquoinouspourrionsvousêtreutiles.Après

tout,ilestdudevoirdevotretuteurdevousapporterdessoinsmédicaux.—Maispasdecegenre,grommelaAnjan.Elleluisourit.—Ehbien,jepensaisfaireunedemandepourchangerdetuteur.J’espérais…—Nous nous occupons de questions maritimes, lui rappela Lirington. Votre cas relève de la

chancellerie.Vous avez sans doute beaucoup souffert,mais nous ne pouvons rien faire pour vous.Mon secrétaire,MrWalter, vous fournira les coordonnéesde confrères.Àprésent, si vousvoulezbien nous excuser… (Il se leva.) Batty, puisque tu es là, profitons-en pour discuter du dossierWestfeld.Monpèreestdanssonbureau,et…

IlvitEmilyseleveràsontour.Pourlapremièrefois,ellesemblaitperturbée.—Jeneconnaispascesautrespersonnes,insista-t-elle.Etlasituationesttropurgentepourêtre

traitée par la chancellerie.Face àma résistance,mononcle…enfin, j’ai trouvédes lettres (elle setournaversAnjan), il veutme faire déclarer folle pour que je sois internée. Jamais je ne serai enmesuredeprendremespropresdécisions.

Anjan ravala sa colère. L’hôpital psychiatrique de Bedlam avait une triste réputation. Nul neméritaitd’êtreenfermédansunasile,encoremoinsEmily.

—Quandmononcleadécouvert…que je sortaisà son insu…il acontraintunedomestiqueàdormirdansmachambre.Jen’aimêmepaseul’occasiondedireaurevoir…

—J’ensuisdésolé,l’interrompitLiringtonpourlacongédier.Anjanétaitpétrifié.Toutcequ’ilsavaitdelajeunefillecommençaitàprendresonsens.—Masœurm’aidera,assura-t-elle.Elleestmajeure.Etelleaassezd’argentpourpayertoutce

dontj’aibesoin.—Jevoussouhaitebonnechance,ditLirington,mais…—Tais-toi ! luiordonnaAnjanmalgré lui.Ellene t’apasdemandé tonavis.C’estmoiqu’elle

vientvoir.—Nesoispasridicule,raillaGeorge,avantdeserappelerquec’étaitlavérité.Pourquoiferait-

elleunechosepareille?—Jesavaisquevousm’écouteriez,quevousseriezattentif.—Vraiment?demandaAnjan.Jenevousaipasvuedepuisdesmois.Vousavezdisparusansun

mot… Et vous pensez que vous pouvez débarquer sans crier gare en me disant que je suisbienveillant?

—Allons,jesaisquevousl’êtes!Anjanaffichaunlargesourire.

—Tantmieux…—Je vous ai dit une fois que si notremariage avait été arrangé par nos familles, je nem’en

plaindraispas,repritEmily.Depuis…Faisantfidelastupeurdesoncollègue,Anjansepenchaverslajeunefille.—Danslespiresmomentsquiontsuivi ledépartdemasœur, jem’imaginaisquenousallions

nousmarier.Celameredonnaitespoir.Anjaneutpeineàmasquersontrouble.— Ensuite, j’ai découvert que mon oncle avait écrit à un hôpital psychiatrique. Il m’était

impossiblederesterchezluipluslongtemps.Jemesuissentielibérée.Jepouvaisallern’importeoù,fairecequebonmesemblait…Alorsjesuisvenuevousretrouver…

Liringtonobservalajeunefilleavecattention.Puisilsetournaverssonami.—Batty,tuesvraimentunpetitcachottier.—SonnomestBhattacharya!s’exclamaEmilyd’unaircourroucé.Etpuisqueceserabientôtle

mien,autantquevousapprenieztoutdesuiteàleprononcercorrectement.

Chapitre26

—Ma sœur est partie de sonplein gré, annonça Jane lorsqueOliver revint à l’hôtel en fin desoirée.Jenesaispasoù,maisjepensequ’elleestensécurité.

Pourrespecterlesconvenances,ilsoccupaientdeuxchambresdansdesailesséparéesdel’hôtel.Dèsqu’OliverétaitrevenudesapromenadeavecSebastian,lajeunefemmes’étaitfaufiléedanslescouloirspourfrapperàsaporte.

Elle était assise sur son lit, pieds nus, les cheveux détachés. Si seulement le temps avait pus’arrêter…Ilauraitvouluqu’ellerestedanssachambreetn’enpartejamais.

Dès qu’elle saurait où était sa sœur… leur histoire serait condamnée. Ces ultimes momentspartagésétaientd’autantplusprécieux.

—Jesuistellementheureuse!Nousn’avonsplusqu’àlaretrouver.Oliverlapritdanssesbrasetl’attiracontreluipourhumersonenivrantparfum.Commeilétait

faciledecroirequevivreavecelleétaitpossible…Ilrefusaitdesongeràlafin.—Jemeréjouisquetoutsetermineaumieux,dit-ilenl’embrassantdanslecou.Etquetuaies

besoindemoipourquelquetempsencore.Ilnefautprendreaucunrisque…—Tuasraison.Il l’embrassa dans la nuque et la serra plus fort contre lui, refusant de relâcher son étreinte. Il

enfouitlesdoigtsdanssescheveuxpourmieuxinhalerleurparfum.—Tuestrèstendre,déclara-t-elle.—Non,simplementamoureux.Amoureux et tenaillé par l’angoisse.Lorsqu’ils auraient retrouvé sa sœur, lorsqu’elle ne serait

plussous lamenacede leuroncle, iln’auraitplusd’excusepourresteravecJane.Or il refusaitdes’enséparer…

—Oùest-elle?—ÀLondres.J’ensuispresquecertaine.—Celatombebien.Ilfautquejem’yrende,moiaussi.Oliver était toutefois contrarié car, dans la capitale, il aurait du travail, des rendez-vous, des

articles de journaux à consulter pour voir où en étaient les débats… Il chassa vite ces sombrespensées.

—Maisnousn’ensommespasencorelà…Noussommesici,maintenant.—Celanem’avaitpaséchappé,murmuralajeunefemme.Qu’allons-nousdoncfaire?—J’aimapetiteidée,souffla-t-ilenl’embrassantàperdrehaleine.—Jenesaispas,Anjan.LafemmeattabléefaceàEmilyportaitunsariensoiepourpreetorqui luidrapait lesépaules.

Elleavaitlesmêmesyeuxnoirsquelejeunehomme,ainsiquesescheveuxsoyeuxetseslongscils.Mrs Bhattacharya affichait une mine soucieuse en observant Emily. Celle-ci s’efforça de ne pasperdrecontenancesoussonregardinquisiteur.

—Serait-elleenmauvaisesanté?demanda-t-elleàsonfils.Ellemesemblechétive.—Ellenesortguèredechezelle,expliqualejeunehommeaveccalme.

Loind’êtreaussirassurée,Emilyavaittouteslespeinesdumondeànepass’agiter.MrsBhattacharyasecontentadesecouerlatête.—Etquediratonpèrequandjeluiannonceraiquetafutureépouseadescrises?Ilvisecequ’ily

ademieuxpourtoi.Nepourrais-tupastrouverunegentillejeunefilledenotrepays,peut-être…—Sansdoute,ditpolimentAnjan.Sachezquelepèred’Emilyestavocatetsononcleprofesseur

de droit. Elle peut me présenter des personnes utiles pour ma carrière. À cet égard, ce serait unmariagetrèsavantageux.

—Tucherchesàmeconvaincrequ’ils’agiraitd’unmariagederaison,etriendeplus,plaisantasamère,légèrementamusée.Commesipeut’importaitqu’ellesoitjolieouquetupuissesluiparlerdetout,commetunousl’asécrit.Pourtant,c’estbiencequicompteàtesyeux,n’est-cepas?

Ilesquissaunsourire.—Naturellement,admit-il.N’est-cepasuneattitudepragmatique?—Nemeprendspaspouruneimbécile,lançasamère.—Vousmeconnaisseztropbien…Jevousaidéjàditquej’étaisamoureuxd’elle.Sijesouhaite

avoirunjourdel’influencesurlesAnglais,j’aibesoindequelqu’unquilescomprenne…etquinemedemandepasd’oublierquijesuis.

—Commentcela?—EnAngleterre,toutlemondemangedelaviandeetboitdel’alcool,expliquaEmily.Imaginez

quevotrefilsserendeàuneréceptionetdoivemangerdelaviande.Quipeut,selonvous,veilleràcequecelaneseproduisepas?Àcequ’onluiserveunverredecitronnadeaulieud’unverredevin?Cesdétailsfontpartiedesdevoirsd’uneépouse.Jesaisquevotrefilsn’iraitpasàl’encontredesesconvictions,maisjepourraisluifaciliterlavie.

MrsBhattacharyaréfléchituninstant.—Etbiensûr,nousaurionsuncuisinierindien.—Hum…Sielleparuts’adoucir,ellerefusaitvisiblementdeperdrelaface.Elledévisagealajeunefillede

sonregardperçant.—Les repas, c’estunechose.Et les Indes?Vousvoulezqu’iloublie sonpaysnatal ?Que ses

enfantsnesachentjamaisd’oùilsviennent?—Certainementpas,réponditEmily.NousironsauxIndesaussisouventquepossible.—Jevois…Dis-moi,monfils,quiestdonccettejeunefillequiveutlamêmechosequetoi?Je

nesuispascertainedelacroire.—Maisjeneveuxpaslamêmechosequelui!protestaEmily.Ilm’aexpliquélefonctionnement

deschoses.Enfait,jeveuxcequevousvoulez.MrsBhattacharyaattenditquelquetempsavantdereprendre:—Vraiment?demanda-t-elleeninclinantlatête.— Bien sûr. Je ne sais rien du mariage chez les Indiens, j’ignore comment ils élèvent leurs

enfants.Àquid’autrequevouspourrais-jem’adresserpourobtenirdesconseils?Soninterlocutricehaussalessourcilsetsetournaverssonfils.—C’esttoiquiluiasconseillédemedirecela,n’est-cepas?—Jevousassurequenon,mère,bégaya le jeunehomme.Je luiaiexpliquéquellesétaientvos

responsabilités.Elleenatirésespropresconclusions.Samèresecouala tête,maisellesemblaitréprimerunsourirequin’étaitpassansressemblerà

celuidesonfils.—Lavoilàaumoinsprévenue…

AnjansouritàEmily,quiauraitpuseperdredansl’expressiondesonvisage…—Vousai-jeautorisésàéchangercessouriresbéats?intervintMrsBhattacharya.J’aipromisà

monmaridevousmenerlaviedure,jeunefille.Ilnousresteencoredix-septpointsàaborder.Nousn’enavonspasterminé!

Ilsévoquèrent l’hébergementdesmembresde lafamilledepassage, lesenfants, lareligion, lescrisesdelajeunefemme,sesoriginesfamiliales…Ellerevenaitsanscessesurlethèmedesenfants,essentielàsesyeux.

—Êtes-vousamoureusedelui?demanda-t-elleenfin.—Oui,réponditlajeunefemme.Enfait…—Inutiledemeconvaincre…Quineleseraitpas?Malgrélesourired’Emily,MrsBhattacharyanechangeapasd’expression.—Nousdevronsconvenird’unedateavecvotrefamille.Lajeunefilleexultait.Anjanluiavaitditdenepass’inquiéter.Ilétaitpersuadéqu’ensemontrant

respectueux,ilparviendraitàobtenirgaindecause.Ellen’osaitycroire…—Vousn’avezplusdemère.Quiestresponsabledevous?—J’aiunesœur,répondit-elle,unpeugênée,etunoncle.Maisilvaudraitpeut-êtremieuxque…

que…—Qu’est-cequ’elleraconte?demandasèchementMrsBhattacharya.Anjanallas’asseoiràcôtédelajeunefille.—Mère,nousrencontreronspeut-êtrequelquesdifficultésavecsononcle…—Des«difficultés»?Quelgenrededifficultés?—Jenesuispasmajeure,j’aibesoindesonautorisation…—Ah…cegenrededifficultés,commenta-t-elleavecuneexpressionfamilière.Elleréfléchituninstant,puishaussalesépaules.—Je luiparlerai,décréta-t-elle.Quandtonpèrearencontré lemêmeproblèmeaveclecolonel

Wainworth,j’aibiengérélasituation.—Non,mère,déclaraAnjanensecouantlatête.J’apprécievotreproposition,maiscettefois,il

fautquejem’enchargemoi-même.Postéedevantlafenêtre,Janeregardaitlarue,encontrebas.Oliverl’avaitamenéedansunhôtel

tranquille,loindelafoulequ’ilsavaientcroiséeàlagareferroviaire,sousunefausseidentité.Ilétaitmonté dans la chambre, manifestement agité, et avait fini par griffonner quelques mots avant dechargerunemployédelivrersesmessages.

—Monfrère,dit-ilenguised’explication.Etuneconnaissance,quivaserenseigneraubarreaupoursavoiroùsetrouvele…l’avocatdetasœur.

Ellesegardadeluidemanderpourquoiilavaitbesoinderéfléchirsi longtempspourinformersonfrèredesaprésenceenville.Oupourquoiilavaitindiquéunefausseidentitéetdécidédelogerdanscetteruedéserte,siloinducentre-ville.Ellelesavaitdéjà.

Non,Olivern’avaitpashonted’elle.Ilvoulaitsimplementéviterqueleurliaisonnesoitconnue.Riendeplus.

Alors,pourquoiavait-ellelecœurgros?Quelques minutes plus tôt, le jeune coursier était revenu avec un sac plein de journaux, de

comptes-rendusparlementaires,denotesetd’invitations.Olivers’étaitretirédansunbureau,laissantlajeunefemmeàsespensées.

Depuis sa rencontre avecOliver, elle avait appris aumoinsunechose :mieuxvalait régler les

problèmes par l’action. Chaque fois qu’elle avait reculé, qu’elle s’était cachée, ses difficultésn’avaient fait qu’empirer.Or ce…ce sentiment grandissant qui les unissait, cette histoire d’amourimpossible,constituaitunproblème.

Etilfallaitqu’elletrouveunesolutionrapide.Mais elle se contentait de le regarder travailler sur ses dossiers, avec l’impression qu’il

s’éloignaitpeuàpeu.Chaque lettrequ’ilouvrait, chaqueamendementqu’ilparcourait, les séparaitdavantage.Ilavaitreçuuncartond’invitationàunsouperoùJanenesesentiraitjamaisàsaplace.

Elleluiavaitditqu’elleétaitlefeu,alorsquelesfemmesquiépousaientdeshommesdesatrempen’osaientmêmepasgratteruneallumette.

Ellepourraits’amender,ellelesavait.Illuisuffiraitd’utilisersonargentàbonescient,d’engagerun professeur demaintien et de travailler jusqu’à ce qu’elle cesse de commettre des bourdes.Elleferait appel à une couturière qu’elle chargerait de sa garde-robe de femme respectable, sobre etinintéressante.Sielles’endonnaitlapeineetlesmoyens,elleparviendraitàs’adapter.

Ensongeantàuneexistencefaitedemensonges,ellefrémitd’effroi.Unefoisluiavaitsuffi.Décidément,ilfallaitqu’elletrouveunesolutionrapideàceproblème.

Chapitre27

—Quiêtes-vous?Anjanvenaitd’êtreintroduitdansunbureausombre,àl’arrièredelamaison.Ilmitunmomentà

seconcentrersurcethommeventripotentetdégarniquidevaitêtreTitusFairfieldetquil’observaitd’unairgrave.

Le jeune homme l’avait déjà vu. Des années plus tôt, un compatriote lui avait désigné ceprofesseurparticulier.Ilnerisquaitpasdefaireappelàsesservicescarilneprenaitsansdoutepasd’étudiantsétrangers.S’ilavaitsuquecethommeétaitl’oncled’Emily…iln’auraitsansdoutejamaisinvitélajeunefilleàsepromeneraveclui.Mieuxvalaitqu’iln’enaitriensu.

Ilavaitsoignésatenue,soncolétaitparfaitementamidonné.—JesuisMrAnjanBhattacharya,déclara-t-ilenluitendantunecarte,etjeviensvousvoirpour

unequestiontrèsimportante.Fairfieldposalacartesursonbureausansmêmeyjeteruncoupd’œil.—Sachezquejeneprendspasd’élèves,cetteannée,répondit-ild’untonenjoué.Lejeunehommedécelaunelueurdanssonregard,commes’ilcraignaitqu’Anjannecomprenne

pasqu’ilétaitcongédié.—Jen’ainulbesoindeprofesseur.Jesuisdiplômédepuislemoisdemars.Maisjeconnaisvotre

dernierprotégé,JohnPlateford.Voscoursluiontétéutiles.Titus Fairfield ne s’attendait pas à cette flatterie. Interloqué, il ne parvint pas à trouver en lui

l’impolitessenécessairepourfairejeterlejeunehommedehors.Anjanrestadoncassissursachaise.Pendantunmoment,Fairfieldsecontentadel’observer,nesachantquefaire.Auboutd’unmoment,sonorgueilpritledessus.

—Plateford,déclara-t-ild’untonsatisfait.Ilareçuunemention…—Grâceàvous,réponditpolimentAnjan.C’estaussimoncas.Fairfieldnesemblaitpascroirequ’unIndienpuissefaireaussibienquesonélève.—JesuisdésormaisavocatàLondres,poursuivitlejeunehomme.Ilattenditun instantpourvoirsiFairfieldallaitétablir le lienentresaprofessionet lemessage

qu’Emilyluiavaitlaisséavantdepartir.Iln’enfutrien.Levieilhommesecontentadel’observer.—Ilyaquelquesjours,MissEmilyFairfieldestvenuemevoir.Titusretintsonsouffle.—Vous?s’exclama-t-il.Pourquoidiableirait-ellevousvoir?—Parcequejel’aidemandéeenmariage.Ellevoulaitm’informerqu’elleacceptait.—C’estridicule!Quelleinsanité!C’estimpossible.Anjanluiauraitvolontiersexpliquéenquoic’étaitpossible,encommençantparlebaiserqu’elle

lui avait donné la veille. Il aurait pu évoquer leurs longues discussions, leurs projets. Il décida defairefidelaréactionduvieilhomme.

—Jevousassurequecen’estpasinterdit.—Cen’estpascequejevoulaisdire,grommelaFairfieldavecunemoue.Voussaveztrèsbien

quevousnepouvezpasl’épouser.

—Jenepeuxl’épouserparcequevousyvoyezuneobjection.Fairfieldparutsoulagéqu’ilaitrésumélasituationaussisimplement.—C’esttoutjuste.Jenesuispasd’accord.—Jevouscomprends,déclaraAnjan.Monpèreestunhautfonctionnaire,mononcleestaidede

camp du gouverneur général…Vous craignez sans doute que je ne considère votre nièce commeinférieureàmoi,socialement.

—Ehbien…Je…— N’ayez crainte. Ce n’est nullement le cas. Je prendrai soin d’elle aussi bien que le ferait

n’importe quel hommede conditionmoins élevée.Nous serons sans doute plus aisés que vous nel’êtesvous-même,maisenréalité,jenesuisqu’unloyalserviteurdeSaMajesté.

Fairfieldn’encroyaitpassesoreilles.—Cen’estpas…—C’estàcausedesescrises,n’est-cepas?Vousredoutezqu’ellenem’aitpasdittoutelavérité

sursonétatdesanté.Jesaluevotredésirdetransparenceavantquenousnousengagionsl’unenversl’autre.Rassurez-vous, je suis aucourantde ces crisesdepuis longtemps. Il n’yapas lieudevousinquiéter.

—Vousnecomprenezpas,balbutiaFairfieldenblêmissant.— Ah…, reprit lentement Anjan en posant les mains sur le bureau. C’est parce que je suis

Indien…Unsilencepesants’installa.—Jenesuispascertainquel’étatdesantéd’Emilyluipermettedesemarier,déclaraenfinson

oncle.Mêmesitelétaitlecas,jerefuseraisqu’ellevousépouse.Parcequevousêtes…vousêtes…—Indien,répétalejeunehomme.Cen’estpasunemaladiehonteuse.Ilvafalloirquevousvousy

fassiez,parcequenousseronsbientôtparents.—Non,iln’enestpasquestion!s’entêtaFairfield.Jenevousdonneraijamaismonautorisation.—Puis-jesavoirpourquoi?—Parce que je connais les gens de votre peuple, grommelaTitus.Vous êtes des êtres faibles.

Vous prenez plusieurs femmes. Si vousmourez,ma nièce sera contrainte de s’immoler sur votredépouille.

—Eneffet,rétorquaAnjan.Etvouspréférezdoncqu’ellen’aitpasdemari,qu’ellesubissetoutessortesdetortures,notammentdesdéchargesélectriques.Vousêtesmalplacépourmefairelaleçon,monsieur!Moi,aumoins,jeneluiaipasfaitlemoindremal.

—C’estdifférent.Elleétait…elleest…malade.—Raisondeplus!Sachezquejen’aivupleurervotreniècequ’uneseulefois,lejouroùjeluiai

ditquesontuteurdevraitlaconsidérercommeuntrésor.—Mais…— Puisque nous discutons, autant mettre au clair certains détails. Les hindous pratiquent la

monogamie.Quandmonfrèreestdécédé,sonépousel’apleuré.Sachezqu’elleestencoreenvie.Jen’affirmepasquelesgensdemonpeuplesontparfaits.Personnellement,jefaisdemonmieux.Vousnepouvezpasendireautant.J’aivulescicatricesd’Emily.

Faceàlacolèremanifestedujeunehomme,Fairfieldeutunmouvementderecul.—Jecroyaisbienfaire,murmura-t-il.Anjans’inclinaau-dessusdubureau.—Ehbien,cen’étaitpassuffisant.Fairfieldsevoûtadanssonfauteuil.

—Je…Vousavezvusescicatrices?Lejeunehommehochalatête.—Maisellessont…Ilafalluqu’ellesedévoilepourvouslesmontrer…Levieil homme semblait perturbé, de sorte qu’Anjan se garda de préciser qu’il n’avait pas vu

touteslescicatricesd’Emily.—Vousditesquemanièceestvenuevousretrouver?—Eneffet.—Danscecas,elleest…compromise.Elledoitsemarier.Àquoibonlecontrarier?songeaAnjan.MrFairfieldgardalesilencependantunlongmoment.Puisilseredressa:—Vous êtes indien.Cela ne signifie-t-il pas que vous possédez des…dons de guérisseur ? Je

croisenavoirentenduparler.Vousfaitesdes…chosesavecdes…produits.Licenciéendroit,Anjanpossédaitlemêmeniveaud’étudesqueFairfield.Aulieudelecorriger,il

réprimaunrire.—Oui,déclara-t-il,jefaisdeschosesavecdesproduits.Commentlesavez-vous?—C’est une bonne chose.Vous devez connaître un tas de remèdes auxquels je n’ai pas accès.

C’estpeut-êtrebénéfiquepourEmily,finalement.Anjanrecouvrasonsérieux.—Jeseraisravidetentertoutcequipeutêtreutile,déclara-t-il.Fairfieldparutsatisfait.—Àlabonneheure.Maisjeseraifermesurunpoint:pasd’immolation.— Je comprends, affirma le jeune homme,magnanime.Vous devez veiller sur le bien-être de

votrenièce…Lafindel’aventurearrivasisoudainementqueJanenes’enrenditcomptequeplustard.D’abord,cefutlebonheur.Oliverreçutrapidementuneréponseàsesrequêtes.Ilyavaitbienun

avocat du nom d’Anjan Bhattacharya. Il obtint même son adresse et put échanger avec lui desmessagesurgents.Deuxheuresplustard,Janeputserrersasœurdanssesbras.

Emilyétaitfolledejoie.EllevenaitderecevoiruntélégrammedeTitus.—Jen’encroispasmesyeux!J’ignorecequ’Anjanluiaraconté,maisilestd’accord.Jevaisme

marier!Ilneseraplusmontuteur…C’estterminé!C’étaitterminé,eneffet.Janeritdeboncœuravecsacadette,ellel’écoutaénumérerlesdifficultés

queposaientdeuxcérémoniesdemariage.Elleenappritdavantagesurlejeunehomme.—Ilfautabsolumentquetulerencontresdèssonretour.Tuvasl’adorer.Jane,jesuistellement

heureuse!Ilyavaituntasdedétailsàrégler:letrousseau,lespréparatifs…Malgrél’atmosphèredeliesse,

Jane regagna la chambre d’hôtel qu’elle partageait avec Oliver comme si elle était dans un étatsecond.

Malgrélapilededocumentsposéedevantlui,Oliverpritletempsdel’embrasseravecfougue.—Jesuisraviquetoutsoitréglé,déclara-t-illorsqu’elleluieutracontélesderniersévénements.Ilnesemblaitpourtantpass’enréjouir.Leregardfuyant,illuiannonçaqu’ildevaitseremettreau

travail.Toutétait réglé…Nel’avait-ilpasprévenuequeleuraventuredurerait jusqu’àcequ’Emilysoitretrouvéesaineetsauve?

Lecœurgros,Janeallasechangerpourledîner.Unefemmedechambreétaitentraindedélacer

sarobelorsquequelqu’unfrappaàlaporte.—MrCromwell?Enreconnaissantlavoixd’unemployé,Janeréprimaunsourireenentendantlenommentionné.—Oui.—Unedamedemandeàvousvoir.—Une«dame»?répétaOliver.Jen’attendsaucune…Savoixs’éteignit.Janeétaitencorsetmais,mêmehabillée,elleneseseraitpasrenduedansl’autrepièce.Siellese

moquaitdesaréputation,elletenaitàsauvegardercelled’Oliver.Ilyeutunsilence,puisunbruitdepas.—Mère?Auboutd’unlongmoment,ilrepritlaparole:—MonDieu,mère,quesepasse-t-il?demanda-t-ilavecangoisse.Jane fit signe à la femmede chambrede sortir par la porte de service. Il ne fallait pas qu’une

employéeentendeleurconversation.Ellenonplus,d’ailleurs,maisellen’avaitnullepartoùaller.—Jemeréjouissimplementdet’avoirtrouvéàtemps,ditlafemme.Leducm’adit…enfin,peu

importe.Jenesuispasenétatderéfléchir.Oliver,écoute-moibien,carj’aidumalàm’exprimer.—Respirezprofondémentetprenezvotretemps.Jevousécoute.—C’estFreddy…,reprit-elled’unevoixbrisée.—Queluiest-ilarrivé?Nouspouvonsnousoccuperd’elle,engagerlesmeilleursmédecins,lui

fournir…—Onl’aretrouvéedanssonlit,lesurlendemaindesamort…—Non…C’estimpensable…Jel’aivuerécemment.Ellesemblaitunpeuaffaiblie,certes…—Elleaeuunecrised’apoplexie.Ilparaîtqu’ellen’apassouffert.—Oh,mère… j’aurais dû vous en parler, aprèsmadernière visite. J’aurais dû vous informer

qu’ellen’allaitpastrèsbien,vousconseillerd’allerlavoir…— Arrête ! Je lui ai dit que je l’aimais la dernière fois que je l’ai vue. Nous avons eu nos

différends, mais nous avons aussi partagé de bons moments. Tu n’as rien à te reprocher. Noussommesdéjàsuffisammenttristes…

Ils se turent un longmoment. Jane entendit quelques sanglots. Sans doute partageaient-ils leurchagrin…

Oliver avait évoqué sa tante Freddy quelques mois plus tôt, à la librairie. Cet aspect de sapersonnalitéavaitpluàJane.Illuiavaitparlédecettefemmequelquepeuexcentriqueavecrespectetaffection.S’ilpouvaitaimerunevieillefemmeunpeuétrange,ilpourraitpeut-êtrel’apprécier,elle.

Ellenes’étaitpastrompée.—Les funérailles ont lieudemain, déclara samère.Tout lemonde sera là.Laura etGeoffrey,

PatriciaetReuben,Freeettonpère.Noussouponsensemblecesoir.—Jeviendrai,biensûr.Lesilences’installadenouveau.—Oliver,lajeunefemmequirésideavectoi…Janesefigea.—Quellefemme?— Ne sois pas ridicule. Tu loges ici sous une fausse identité, tu n’as jamais utilisé mes

savonnettes, alorsque leurparfum flottedans cettepièce…Jevoulais simplementque tu saches…Nousneseronspastrèsnombreux,rienquelafamilleetquelquesproches.Sicettefemmecompteà

tesyeux,sisaprésencepeutteréconforter,tudevraisl’ameneravectoi.—Maman…—Jeteprometsdenepastepincerlajoueensaprésence.Etsi tuaspeurdel’exemplequetu

risquesdedonneràtasœur…—Maman,jevousenprie.—Freeteferasansdoutemieuxlaleçonquemoi.Il y eut un long moment de silence. Oliver devait se douter que Jane entendait tout de leur

conversation.Et ilsedemandaitsansdoutecequ’ellepensaitde toutcela.Mêmesi leurhistoirenedevaitpasdurer,mêmes’ilsnedevaientjamaisplusserevoir,mêmes’ilépousaitunejeunefillesagelemoissuivant…

Janevoulaitêtrecellequileréconforteraitenattendant.—Je…—Jetelaisseréfléchir,Oliver.Janetentaderavalerseslarmes.Ilsavaientconcluunaccord,aprèstout.Oliverétaitbouleversé.

Enréalité,ellen’avaitpasdeplacedanssavie.Cettecertitudeavaitbeauêtredouloureuse,ilneluifallutquequelquesinstantspourpardonneràceluiquilaluiinfligeait.

—Jeverrai,déclara-t-il.

Chapitre28

Dèsqu’ileutrefermélaporte,aprèsledépartdesamère,Oliversutcequil’attendait.Iln’avaitpasenviedeseretourner,devoircequ’ilvenaitdefaireàJane.

Illatrouvaassisesurunebanquette,dansl’antichambre.Elleétaitenjuponetencorset,leregarddanslevague.Ellelevalesyeuxverslui.

—Tueslà,tantmieux,dit-elle.Jesupposequenousdevons…Ellebaissalesyeuxverssesmainscroiséessursesgenoux.—Jane,dit-ild’unevoixbrisée.— J’ai besoin d’aide pourm’habiller, reprit-elle en désignant sa robe de soie bleue ornée de

rubans.—Jane…—Jerefused’avoircetteconversationtantquejeneseraipashabillée,insista-t-elle.Il s’exécuta. Ce fut pour lui une souffrance d’effleurer sa peau douce. Il avait envie de lui

embrasserl’épaule,ilavaitenviedetantdechosesencore,maisc’étaitlafindeleurhistoire.Quandileutterminé,ellesetournaverslui.—Jepeux…,commença-t-il.Non,ilnepouvaitsejustifier.—M’expliquer ? demanda-t-elle. C’est inutile. Tu l’as déjà fait. Je suis la dernière femme au

mondequetuaiesenvied’épouser.Tuesbouleverséàcausedetatante.Pourquoimeprésenterais-tuàtafamille?Tun’asrienditquejenesavaisdéjà.

—Cen’estpascela,répondit-ilenesquissantunpasverselle.—Ahnon?demanda-t-elled’untonperplexe.—Enfin,pastotalement.Je…Jet’aime,Jane.—Comment?s’enquit-elleenpenchantlatête.—Jet’aime.Etsijetelaissepartagercemomentfamilial,jenevoispascommentjepourraiste

laisserpartir,ensuite.Tuferaispartiedemoi.Partiedemafamille.C’étaitdéjà lecas.Toutaufondde lui, ilse trouvaitencoreseulavecelledanscetteforêt,seul

avecellecontrelemondeentier.Janen’avaitencoreriendit.—Jeveuxquetuviennes,avoua-t-il.Jeleveuxtellementquecelamefaitmal.Accompagne-moi,

Jane.Pasentantquemaîtresse,entantquefiancée.Elledemeuratoujourssansvoix.—Jesaisquenousauronsdesdifficultés,maisnous les surmonterons.Minnie teprendrasous

sonaile.LaduchessedeClermontt’entraînera.—«M’entraîner»?Quesuis-jedonc,uncheval?—Non.Biensûrquenon!Cependant,quelquescoursde…—Quelquescoursdequoi?demandalajeunefemmeenrelevantlatête,leslèvrestremblantes.

Decomportement,demaintien,d’habillement?C’estbiencequetuveuxdire,n’est-cepas?Ilnesutqueluirépondre.— Dis-moi, Oliver, d’après toi, combien de temps me faudra-t-il pour apprendre à tenir ma

langue?Àparlertoutbas?Àmevêtircommelesautres?—Je…Jane…—Sic’estunefemmeconvenablequetuveux,tun’asqu’àenépouserune!Oliverfermalesyeux.—Jesais,cequejetedemandeestterrible.Toutefois…(ilcherchasesmots)j’aiavancédansla

vieenapprenantàmetaire.Avecdesorigines tellesque lesmiennes, il fautêtre trèsprudent.Monfrère peut faire ce qu’il veut, moi je dois faire attention. Je dois veiller à ce que les gens meconsidèrentcommequelqu’unde…quelqu’unqui…

—Quelqu’unquin’apasuneépouseinsupportable,complétaJane.—Oui,murmura-t-ilavantdebaisserlesyeuxfaceàsoncourroux.Non!Cen’estpascequeje

veuxdire.C’estcequelesautrespenseraient.Janeseleva.—Ehbientantmieux,parcequeje…non,peuimporte.Tuviensd’apprendreledécèsdetatante.

Jen’aipasledroitdet’accabler.—Jet’enprie,parle!s’exclama-t-il.Épargne-moitapitié!Elleseredressafièrement.— Je me réjouis que tu ne veuilles pas d’une épouse insupportable, parce que moi, j’espère

trouverunmaricourageux.Ileutimpressionderecevoiruncoupdepoignardenpleincœur.Ilnes’agissaitpaspourluide

choisirentrelareconnaissancedesespairsetJane,entreunesalledebalpleined’amisetcecheminavecelle.Ils’agissaitenréalitédechoisirentreunelongueroutesolitaireavecelleousanselle.

—Tun’aspasfréquentéEton,reprit-il.Tun’espasnonplusalléeàCambridge.Tun’aspaspassédes années entières, comme je l’ai fait, à t’adapter à ton environnement, à devenir une personnecapablede s’intégrer et demarquer son époque.Crois-tuqu’il ne faut pasdu couragepour cela ?Crois-tuqu’ilnefallaitpasducouragepours’obstinermalgrélerejetdecertains?Êtrel’hommequejesuism’ademandéducourage,nomdeDieu!

Elleposasurluiunregardperçant.—Vraiment,Oliver?Quelcouraget’a-t-ilfallupourtedétournerdujeuneClemonsetlaisserles

autreslebrutaliser?EtpourlaisserBradentoncroirequetuacceptaissapropositiondem’humilier?Sic’estcelaquetuappelleslecourage,c’estquelecouragen’estdécidémentpluscequ’ilétait…

Il supporta difficilement le coup. Le pire, c’était qu’elle tremblait et que son regard trahissaitsasouffrance.

—Maisçanem’étonnepas,souffla-t-elle.J’enverraiquelqu’uncherchermesaffaires.Àcesmots,elles’éloigna.Ileutenviedelaprendredanssesbras,delasupplierderester,maisil

n’enfitrien.Illaissafilersadernièrechancedes’excuser.S’agissait-ildecourageoudelâchetédesapart?

Les funérailles de Freddy se déroulèrent dans l’intimité. Peu de gens connaissaient la tante

d’Oliver,hormislevoisinquifaisaitsescourses,quelquesdamesquiluirendaientvisiteetsafamille.Lessœursd’Oliverétaientprésentes.Lauraétaitvenueavecsonmarietleurfille,unnourrisson

quipleurapendanttoutelacérémonie.Patriciaétaitaccompagnéedesonépouxetdeleursjumeaux.Freeserecueillitunlongmomentprèsducercueil,sansdireunmot,puisfonditenlarmes.

Tante Freddy aurait détesté être ainsi exposée aux regards en ce lieu inconnu. Elle aurait sansdoute été la seule personne au monde à être soulagée d’être enterrée six pieds sous terre. Aprèsl’inhumation,Oliverdéposaquelquesfleurssurlasépulture.

—Voilà,murmura-t-il,personneneviendraplusvousdéranger,àprésent.Ensuite,ilsseretirèrentaveclenotairedanslepetitappartementdeladéfunte.OliveryavaitpassétoussesNoëls,partraditionmaissurtoutparnécessité.Samèrerefusaitque

sa sœur reste seule pour les fêtes, et Freddy était incapable de sortir de chez elle. La famille seréunissaitdoncdanssonlogementexigu.

Il n’y avait pas assez de chaises pour tout lemonde. Le père d’Oliver resta debout et Reubens’assitparterreaveclesgarçons.

IlétaitétonnantqueFreddyaitrédigéuntestament.Quepouvait-elleavoiràléguer?—Cetestamentremonteàlasemainedernière,expliqualenotaireensortantplusieursfeuillesde

papier.Aucoursdelalecturedupréambule,ilséchangèrenttousdesregardsétonnés,sedemandants’ils

pouvaientdécemmentsouriresipeudetempsaprèslesfunérailles,tantleurtantesemblaitprésente.Elleexpliquaitlonguementcequ’elleattendaitdechacund’entreeux.

Enfin,lenotaireentradanslevifdusujet.QuelquesobjetsetuneminiaturerevenaientàSerenaMarshall,sasœur.«ÀOliver,monneveu,jelégueraisvolontiersuneportiondemesbiens,maisjedoutequ’ilenait

besoin.Jeluiconfiedonclescourtepointesquej’aicousuesaufildesans.Ellessontbienplusjoliesquecequel’onachètedanslesmagasins.Qu’ellesluitiennentchaud.Àmesurequ’ilvieillira,ilseraplusvulnérableaufroid.»

Oliver sentit sa gorge se nouer. Freddy avait consacré tant de temps à coudre qu’il avaitl’impressiond’hériterd’unepartied’elle-même.

«ÀLauraetPatricia,jelèguelerestedemonargenthéritéétantenfant,àpartageréquitablement.Je leur laisse aussi tout l’équipement de ma maison, notamment mon couteau à découper et lacommodequej’aiutiliséependantdesdécennies,ainsiquemavaisselle.»

Laurasetournaverssasœur.—Cen’estpaspossible,déclara-t-elle.Freddynepouvaitavoirbeaucoupd’argent.Deplus,elle

nementionnepas…Ellesjetèrentuncoupd’œilàFree,quiavaitlesyeuxbaissés.Oliveravaitdelapeinepourelle.

Queldommagequ’ellen’aitpaspuseréconcilieravecsa tante.Carcelaallaitsansdoutepriversaniècepréféréed’unhéritage.

—Nousétionsenfroid,déclaralajeunefille.Etjeneveuxpas…LajeunefillesouffraitdenepasavoirobtenulepardondeFreddy.—Non,intervintPatricia.C’estsimple.Nousn’avonsqu’àtoutpartagerentrenoustrois.Jesuis

sûrequetanteFreddyn’yverraitpasd’inconvénient.Etqu’elleregretteraitsansdoutesadécision.Lenotaireajustaseslunettesetsetournaverslesdeuxsœurs.—IlyaunlegsdestinéàMissFredericaMarshall.«Enfin,j’enviensàFredericaMarshall,mafilleule,manièce,monfléau.Ilyaquelquesannées,

commeelledoits’ensouvenir,elleaeul’insolencedemeconseillerdequittercetappartement.Ellepensait que je devais voir le monde, vivre la grande aventure, ne serait-ce que pour acheter unepomme.Aprèssondépart,j’aiessayédelefaire.»

Freeétouffaunsanglot.«J’aidécouvertquej’étaisincapabledesortir.Pouruneraisoninconnue,jenepouvaisfranchir

leseuildemonappartement.Maisj’aifaitdemonmieuxet,pourcetteraison,jelèguelefruitdemagrandeaventureetlecontenudemamalleàFredericaMarshall.Jesupposequ’elleenferameilleurusagequemoi.»

—Le«fruit»?Dequoiparle-t-elledonc?demandaFree,étonnée.—Ils’agitdesbénéficesdupatrimoinedeMissBarton,expliqualenotaire.C’est-à-direlesdroits

d’auteurliésauxvingt-cinqromanspubliésàcettedate,sanscompterlesquatrequisontencoursdepublication.

—«Vingt-cinqromans»?répétalajeunefille.Oliverfitaussitôtlerapprochement,carilsavaitquelauteuravaitrédigévingt-cinqromansàun

rythmeeffréné.Enjuillet,iln’yenavaitquevingt-trois…Sa sœur se dirigea vers lamalle et l’ouvrit. Elle contenait des liasses de feuilles couvertes de

l’écrituredesatante.Freeenprituneetlaposasurlatable.Oliverdevinasansl’ombred’undoutecequecontenaientcespages.

—MrsLarrigeretlabrigadegalloise,lutFreeavantdepasseràunautremanuscrit.MrsLarrigeretlacomtessefrançaise,MrsLarrigerenIrlande…QuiestMrsLarriger?

Si sa sœurpoursuivait sa lectureassez longtemps,elle se retrouverait enChine,aux Indes,auxquatre coins du monde… Il se rappelait s’être moqué de ces romans en compagnie de Jane, enaffirmantqueleurauteurn’avaitpus’aventurerplusloinquePortsmouth…

Ilsetrompait.L’écrivainn’étaitmêmepasalléaussiloin.Elleavaitpassétoutesonexistenceentrecesmurs et possédait une imagination si débordante qu’elle avait tenu à l’exprimer sur le papier.C’était incroyable !MrsLarriger avait sillonné la planète, alors queFreddy n’avait pu qu’espérerpartirunjour.

Peut-êtrel’avait-ellefait,àsafaçon…Lalisteétaitcourte.Janeavaitachetédupapierdebellequalitéetremplisonencrieravecsoin.Loindedéborderde

projets,ellen’eninscrivitquequelques-unssousletitre:«Mesprojets.»Un élément ne figurait pas sur la liste : « Les mondanités. » Jane n’avait aucune intention

d’endurerunenouvellesaisonmondaine,dejouerlacomédiepourêtrejugée.Lesbals,lessoirées,les réceptions semblaient attrayants mais, en réalité, ils étaient épuisants. Désormais, ses objectifsétaienttrèssimples.

-Fairelebien.-Rencontrerdenouveauxamis.-Conserverlesamisquej’aidéjà.Elleréfléchituninstant,puisajouta:-ProuveràOliverqu’ilavaittort.Cedernierélémentfiguraitdoncenquatrièmeposition.Ilneméritaitpasdavantaged’importance.

Pourl’heure…Ellen’était toujourspasremisede leurséparation.Elleavaitpassé l’après-midiavecsasœur,à

préparersonmariageenseforçantàsourire.Surmonterait-ellecetteépreuvedouloureuse?En dépit de son amertume, elle était heureuse d’avoir rencontré Oliver, heureuse de s’être

détachéedel’écerveléequ’elleavaitété,decepersonnagequiavaitfiniparprendreledessussurelle.Plusjamaisellenejoueraitunrôle,enparticuliersiunhommequiprétendaitl’aimerluidemandaitdelefaire.

Il l’avaitprofondémentblessée,maiselleavaitréagicommechaquefoisqu’ellesurmontaituneépreuve:enseconsacrantàautrechose.

Etellesavaitexactementparquoicommencer.Lesalutviendraitparl’amitié.

Elleposasalisteetpritunenouvellefeuilledepapier.ChèresGenevièveetGéraldine,Lors de notre dernier échange épistolaire, vous étiez à Londres et moi à Nottingham.La situation a quelque peu évolué. Jeme trouve à présent en ville. J’espérais renouer lecontact…

Chapitre29

En regagnant la résidence des Clermont, Oliver était encore sous le choc. Il accepta lescondoléancesdesonfrèreavantdeseretirerdanssesappartements.

Des mois auparavant, il avait acheté un roman dans l’intention de le feuilleter mais, faute detemps, il l’avait relégué au fond de sa malle. De retour à Cambridge, il avait simplement rangél’ouvragedanssabibliothèque,oùilprenaitdésormaislapoussière.

MrsLarrigers’enva.Lagorgenouée,Olivers’apprêtaàdécouvrirlesparolesdeFreddy,lespenséesdeFreddy…cette

tantequ’ilconnaissaitsipeu.Iltournalapagedegardeetcommençalalectureduchapitrepremier.«Durantlescinquantepremièresannéesdesavie,LauraLarrigeravécuàPortsmouth,dansune

maisonavecvuesurleport,sansjamaissedemanderquelleétaitladestinationdesnavires.Ellenesesouciait de leur retour que lorsque l’un d’eux lui ramenait son mari, parti en voyage d’affaires.Pourquoiaurait-elledûs’ensoucier?»

QuevoyaitFreddydepuissafenêtre?Àquoirêvait-elle?«Cejour-là,MrsLarrigerétaitassisedanssonsalon.L’atmosphèreétaitcurieusementétouffante.

Elle avait l’impression que lesmurs se refermaient sur elle. Pendant près de soixante ans, elle nes’étaitpasintéresséeàcequisepassaitendehorsdechezelle.Etvoilàquelemondel’appelaitàtoutquitter,àpartir…»

Partir…QuimieuxqueFreddypouvaitcomprendrecette soifd’aventure?Pasétonnantquece

passagesoitsiauthentique…«Elle fitdoncsavalise.Puis,auprixd’ungroseffort, elle franchit le seuilde samaisonpour

sortirsouslesoleildecemoisdemai.»Oliverfermalesyeuxetimaginasatantesaisiedeterriblespalpitations…N’avait-ellepasaffirmé

qu’elleyarriveraitunjouretqu’elleiraitfaireuntourauparc?Pourvuqu’elleaitfaitcettepromenadetantespéréeavantdemourir…CequeFreddyn’avaitpas

réalisé concrètement, elle l’avait accompli à travers l’écriture.Cette femmeaustère,morose,voiresévèreavaitfaitrêverdesmilliersdepersonnesgrâceàsesrécits.Quiauraitpulesoupçonner?EllequirecommandaitàOliverdenepasprendrefroid…Elleétaitpluscourageusequebiend’autres…

Lorsdesadernièrevisite,elleavaitaffirméqu’il lui ressemblait.Cetteréflexion l’avaitamusé,carilavaitunemploidutempssurchargéetmultipliaitlesexpériences.

Elle avait également évoqué les conséquencesd’une souffrance.Était-il vraimentmeurtri ?Pasparlemondeextérieur,entoutcas.Quoique…

Ilfermalesyeuxetinspiraprofondément.Enréalité,ilavaitreculéfaceàbiendesobstacles.FaceàJane,parexemple.Dèslepremierregard,ill’avaitjugéesursonapparence.OrJaneavait

ducourageàrevendre.Freddyavaitraison:Oliveravaitsouffert.Toutaulongdesesétudes,ilavaitdûs’affirmer,quitte

àsebattrepoursefaireentendre.Aufildutemps,quelquechoseavaitchangéenlui.Peuàpeu,ilavaitdressédesbarrièresautourdeluietfinipartenirlemêmediscoursqueFreddy.

EnvoyantsasœurFreeentouréed’unecentainedecamaradesmilitantes,ilavaitvoulul’assagiraulieudelasoutenirfièrementdanssonengagement.

Ce qu’il ressentait ressemblait à la lassitude d’une personne âgée face à la fougue juvénile.Comme si l’enthousiasme était l’apanage de la jeunesse ! Autrefois, il affirmait pourtant qu’il neplieraitjamaissouslejougdesconvenances…

Olivertournaunepageduroman,maisilfutincapabledeseconcentrersurlesmots.Il se posait la mauvaise question. Autrefois, il était comme sa sœur cadette : incapable de

supporterun refus.Mais ilavaitchangé,c’étaituneévidence.Etaujourd’hui, ilacceptait les règlesétabliesetjouaitlejeudeceuxquidétenaientlepouvoir.

Quandcelas’était-ilproduit?C’étaitàEton,ilyavaitsilongtempsdéjà.Lorsqu’ilavaitapprisàsetaire,lorsqu’ilavaitcompris

qu’ilpourraitainsiaccomplirbienplusdechosesqu’ensebattantàcoupsdepoing.Maisàquoibonacquérirlepouvoirsic’étaitpoursetaire?Oui,àquoibon?

«Auprixd’ungroseffort,MrsLarrigerfranchitleseuildesamaisonpoursortirsouslesoleildecemoisdemai.»

Oliverse rappela legarçonqu’ilavaitété,celuiqu’ilavaitoubliéendevenantadulte. Jamais iln’avaiteuhontedesesorigines,àl’époque…Ilnesupportaitpasquelesgensletraitentde«moins-que-rien ».De quel droit traitait-il la femmequ’il aimait avec lemêmemépris ?Dépassé par sonambition,ils’étaitdétournédeJaneet,cefaisant,ill’avaitinjuriée.

Cen’étaitpasunsimpledésircharnelqu’ilressentaitpourelle,c’étaitdel’amour.Ilaimaittoutenelle : sonsourire, son refusdesesoumettre…etcequ’elleavait faitde lui,unhommecapabledemettreaupointunenlèvement…etderésisteràBradenton.

Et ilavaitvoulu la réduireànéant !Commentavait-ilpuenvisagersavieauprèsd’uneépousesagequimépriseraitsonpère,quiporteraitsesenfants,puislesferaitéleverparunpersonneldévouéetdiscret.Ilsauraienthontedesoriginesdeleurpère,deleurtanteFree,etmêmedePatricia,quiavaitépousé un homme d’une autre religion, et de Laura, qui tenait une épicerie. La famille d’Oliverfiniraitparneplusexisteràleursyeux.

Janeavaitraison:ilavaitfaitpassersonambitionavantsoncourage.S’il ne réagissait pas rapidement, il resterait prisonnier de son propre silence. Lors de son

affrontementavecBradenton,c’étaitJanequiavaitparlé.Iln’avaitmêmepaseulecouragededirefranchementaumarquiscequ’ilpensaitdelui.Unechoseétaitclaire:Bradentonluidevaitunevoix,etOliverétaitdécidéàl’obtenir.

Ilposasonlivreetenfilasonmanteau.C’estainsiqu’auprixd’ungroseffort,Oliverfranchitleseuildesamaisonpoursortirsousle

soleildecemoisdemai.Uneheureetdemieplustard,OliverfutintroduitdanslebureaudumarquisdeBradenton.Très

agacé,celui-cijetalacarted’Oliversursonbureau.—J’aibienfaillirefuserdevousrecevoir!—Naturellement…Maisvotrecuriositél’aemporté.—Jedoisrédigerundiscourssurlespaysansetlesgouvernantes.Vousconstituezuninformateur

depremierchoix…—Épargnez-moivosinsinuationsperfides,déclaraOliver.Etgardezvotresalivepourvoteren

faveurdel’élargissementdelabaseélectorale.Bradentonsemitàrire.—Vousneparlezpassérieusement!Aprèscequevousm’avezfait,vousespérezencoreobtenir

monsoutien?—Biensûrquenon.Commentlepourrais-je?Vousêtesmarquisetjesuisunhommecommeles

autres,unhommeparmicentmilleautres.—«Centmille»?répétaBradentonenfronçantlessourcils.— Plus que celamême. Êtes-vous allé à Hyde Park, il y a quelques semaines ?Moi oui. Il y

régnaituneatmosphèredejubilation.Lesgensétaientunis.Lepeupleagagné.Lesjournauxparlentdecentmillemanifestants.

Bradentonsemblasoudainmalàl’aise.— Vous êtes seul, et moi, j’ai cent mille alliés, reprit Oliver. Le rapport de force n’est pas

avantageuxpourvous…— Jememoque éperdument des protestations du peuple ! rétorqua lemarquis en refusant de

regarderOliverdanslesyeux.J’aiunsiègeàlaChambredeslords.Jen’aipasàm’inclinerfaceàlaplèbe.

—Danscecas,vousneverrezpasd’inconvénientàcequelesjournauxannoncentquelevotedela loi de réforme électorale a été entravé une fois de plus par uneminorité dont faisait partie lemarquisdeBradenton.

Éberlué,Bradentonsemitàsecouerlatêteavecvéhémence.—Jeneseraipasl’uniqueincriminé!—Certes,maisimaginezvotrenomàlaunedesjournaux:«Bradentonentraveleprogrès!»—Arrêtez,Marshall!Vousn’êtespasdrôle!—Jenevouslefaispasdire.Vousméprisezlesprotestationsdelaplèbe…Etquandlesgensdu

peupleseréunirontdevantchezvous,leurrirez-vousaunez?—Silence,Marshall!Taisez-vous!—C’estcequevousdirezaupeuple?Peut-êtrevousécoutera-t-il…Àmoinsqu’ilnevouslance

des pierres. Savez-vous que les gens ont entonné des chants révolutionnaires à la fin de lamanifestation?

—Taisez-vous!Lapolicelesjetteratousenprison.— Je l’ai vue, la police, le jour de la manifestation ! Deux malheureux agents. Quelle jolie

barricade!—Taisez-vous!—Sachezqueplusdelamoitiédesagentsdepolicen’ontpasledroitdevote,nonplus.Bradentonneditplusrien.—Vousvoyez,monchermarquis,vousallezdevoirvoterpour,carnoussommesdescentaines

demilliersàrefuserdenoustairepluslongtemps.—Assez…,bredouilla-t-il,lesmainstremblantes.—Non,ditOliver.Vousavezpassédesannéesàmeréduireausilence.Jerefusedemetaireplus

longtemps.Àvotretour…

Chapitre30

—Jeveuxunefêtesomptueuse,ditJaneàGenevièveJohnson,assisesurledivan,danslesalondel’appartementqu’ellelouaitàLondres.Unefêteaussiextravagantequemesrobes!Cettefois,monexubéranceauraunsens.

—Qu’aviez-vousàl’esprit?demandaGeneviève.Enquoisuis-jeconcernée?—Nem’avez-vous pas confié un jour que vous souhaitiez unmari uniquement pour avoir le

plaisirdedépensersonargentpourdesœuvrescaritatives?Pourquoinepasdépenserlemien?—Seigneur!soufflaGenevièveensepenchantverssonamie.Dites-m’endavantage…—JevousproposeunemploirémunéréauseindelafondationFairfieldàvocationcaritative.Genevièveécarquillalesyeux.—Elle n’existe pas encore, poursuivit Jane,mais c’est pour bientôt. Je n’ai pas l’intention de

lésinersurlesmoyens.Jeveuxdel’action!—Quelgenred’action?— J’ai toujours voulu édifier un hôpital ou une école. Des établissements exemplaires, afin

d’empêcherlescharlatansdemenerdesexpériencessurdemalheureuxpatients.— Un hôpital caritatif, commenta Geneviève avec enthousiasme, qui serait à la pointe des

avancéesmédicales.Unhôpitalquelesgensfortunésvoudraientàtoutprixfinancer.Oh,jecroisquejevaisdevoirprendredesnotes!

—Jevaisvousfaireapporterdupapier.DèsqueJaneeutsonné,laportes’ouvrit.—MissFairfield,vousavezdelavisite,annonçaunvalet.—Quiest-ce?Soudain, Jane comprit. Derrière le domestique, elle devina une silhouette familière. Le cœur

battant,elleseleva.C’étaitOliverquipatientaitdanslecouloir!Toutefois,cenefutpassonvisagequiattiral’attentiondelajeunefemme,nimêmesonregardfranc.

Dèssonentrée,lajeunefemmedemeurabouchebée.—Oliver…—Jane.—Que…(Ellelissanerveusementsarobe).Oliver…tongilet…Quelleestdonccettecouleur?Illuiadressaunsourireradieux.—Figure-toique,danslarue,troishommesdemaconnaissancem’ontposélamêmequestion.—Etqueleuras-turépondu?—D’aprèstoi?Quec’étaitunrosefuchsia,biensûr.—Etalors?demanda-t-elleàvoixbasse.—J’aitrouvél’expérienceextrêmementlibératrice,avouaOliver.Commeunedéclaration…Ilplongeadanssonregard.—Àquelpointtesens-tulibéré?Ellereconnutàpeinelesondesaproprevoix.—Jane,tun’espasunfléau,niunemaladie,niunpoison.Tuesbelle,brillante,courageuse.Tues

unefemmehonorable.Jamaisjen’auraisdûinsinuerquetuavaisdesdéfauts.Toutestmafaute.Jene

pensaispasêtreassezfortpourresteràtescôtés…Elle eut envie de pleurer. Il n’était pas question qu’elle se jette dans ses bras ou qu’elle lui

permettederevenirdanssavieaussifacilement.Illuiavaitfaittropdemal…Ilfitunpasverselle,puissemitàgenoux.—Jane,meferais-tul’honneurdem’épouser?—Ettacarrière?demanda-t-elle,désemparée.—Jeveuxfairecarrière,maispasàn’importequelprix.Jerefusedemetairefaceàunhomme

qui reproche à une femme de porter trop de dentelle, àma sœur de comparaître au tribunal pouravoir parlé trop fort. Je ne veux pas que tu te compromettes, Jane. Reste telle que tu es. Je ne tedemandepasdechangerpourmoi.J’aibesoindetoitellequetues…

Émueauxlarmes,Janeportalamainàsabouche.—Jen’ainulleenvied’uneépouseréservée.C’esttoiquejeveux.Unefemmecourageusequine

melaisserapasreculeretquimedirafranchementquejemetrompe.Querépondreàunetelledéclaration?—Ilafalluquetumemettesfaceàmeserreurs,quetum’aidesàreconnaîtremescraintesetàme

ressaisir pour reprendre courage. J’ai besoin de toi, Jane. Et je t’aime plus que je ne sauraisl’exprimer.

Derrièreelle,Genevièveréprimaunsoupir.—Jecroisquejevaisvouslaisser…,murmura-t-elle.—MissJohnson!soufflaOliver.Jen’avaispasremarquévotreprésence.— Je suis Geneviève, précisa-t-elle avec un sourire. Sachez que j’ai remarqué la vôtre. Je

reviendraiplustard,Jane.Avecunelisted’idées.Àcesmots,elles’éclipsa.OliversetournaversJane.Malàl’aise,ainsiagenouillé,ils’assitparterreetreprit:— J’ai autre chose à te dire. Tu avais raison. Je sais précisément à quel moment j’ai perdu

courage. J’avais dix-sept ans.Mon frère avait un an de plus quemoi et était à l’université. Jemeretrouvais seul au pensionnat. Je pensais que ce n’était pas grave… Jeme trompais. (Il ferma lesyeux.)Ilyavaitunprofesseurdegrecqui…Disonsqu’ilavoulumesoumettre.Àchacunedemesfrasques, ilme faisait traduire devantmes camarades des textes que nous n’avions jamais étudiés.Quandjemetrompais,ilm’humiliait.Jepouvaismebattrecontremescamarades,maispascontreunprofesseur. Mes punitions ont vite dépassé la simple humiliation. Les châtiments corporels sontdevenusmonlotquotidien…

Janes’assitàcôtédelui.—Toutestsupportablequandonpeutsedéfendre.Enrevanche,quandilfautsubir…onestvite

brisé,poursuivit-ilavecunsoupir.Jemesuistrouvédesexcuses,j’aifiniparmetaire,medisantquec’étaitprovisoireetquececalvairecesseraitàmasortiedupensionnat.Auplusprofonddemoi,j’aitoujourssuquejen’étaispasassezcourageuxpourparler.Ensuite,jen’aipaspurevenirenarrière.

—MonDieu,Oliver…—Unetelleexpériencelaissedestracesindélébiles.Onn’osepluss’affirmer.Sansunmot,ellel’attiradanssesbras.—Jeneveuxpasdetapitié,dit-il.Sachequejet’aimeetquejet’admireparcequetuasrésisté.Elleluisouritenfin.—Moncalvaireacommencéàl’âgededix-neufans,raconta-t-elle.J’aieuunpeuplusdetemps

quetoipourmeforgeruncaractère.—Ladernièrefoisquejet’aidemandéeenmariage,jet’aiaussidemandédechanger.Laisse-moi

êtreunmariquitedéfendra,quitesoutiendra,quisouligneratamagnificenceaulieudetedemanderd’êtreuneautre…

Ellel’étreignit,aucombledel’émotion.—Tumedoisdesexcusesunpeuplus…poussées.—Jesuisdésolé.Jemesuisconduitcommeunimbécile.Je…Elleposaundoigtsursabouche.—Pasavecdesmots,Oliver.Ilnecompritpastoutdesuite,puisunsourireapparutsurseslèvres.Doucement,illuicaressala

joue.—Jane,jet’aime.Jet’aime…Ilsepenchaversellepourluieffleurerleslèvres.—Etplusjamaisjenetetrahirai.Àcesmots,ill’embrassaàperdrehaleine.—C’esttrèsbien,murmura-t-elle.—Qu’est-cequiesttrèsbien?—Detepardonner,det’aimer,répondit-elleenselovantcontrelui.Det’épouser,aussi.—Àlabonneheure,s’exclama-t-ilenl’étreignantpassionnément.

Épilogue

Sixansplustard

Oliver balaya le grand salondu regard. Plusieurs centaines de convives avaient répondu à soninvitation.

Parfois, il oubliait presque le luxe dans lequel il vivait depuis son mariage. La ferme de sesparentsauraittenudanscetteseulepiècedontlesimmensesfenêtresdonnaientsurleparc.

Cesoir-là,Janeétaitaucœurdetouteslesattentions.Avecsarobedesoiepourpreetvertourléede brocart doré, sans oublier les rubis qui ornaient son cou, elle attirait les regards,mais peu luiimportait…

Accoutumésàsafantaisielégendaire,lesmembresdelahautesociétéavaientcessédesegausserdesonapparence.Lorsdecettesoiréecaritativeauprofitdel’hôpitalpourenfantsdelafondation,Oliverjouaitlesmarissouriants.

Janebavardaitavecanimationavecunbaron.Elleluiprésental’undesjeunesprotégésàquielleavaitpermisdesuivredesétudesdemédecineetquirédigeaitdesarticlessurl’éthiquemédicale.

—Marshall,fitsoudainunevoix,derrièrelui.Oliversalual’honorableBertiePages,soncollègueauParlement.— Excellent discours, aujourd’hui, dit ce dernier. Un peu trop véhément, à mon goût, mais

efficace.—Vousrépéteztoujourslamêmechose,déclaraOliver.Sivouscherchezàmedécourager,vous

n’yarriverezpas.—Nullement!Quandvousavezannoncévotremariage,j’aipenséquec’étaitunegraveerreur,

carelleétait…—Elleest,lecorrigeaOliver.—Exubérante,repritPages.Tropvoyante…dénuéedetoutesubtilité.Etpourtant…—C’estprécisémentpourquoi je l’ai épousée.Poursuivez…etn’oubliezpasquec’estdemon

épousequevousparlez.—Etpourtant,sonhôpitalattiredéjàlesscientifiqueslesplusbrillantsdelanation.Saconférence

sur l’éthique médicale a eu un retentissement dans le monde entier. Les gens ne parlent plus qued’elle…

Oliversecontentad’unsourire.—Etvousêtesencoreplusrespectédepuisquevousl’avezépousée.Finalement,Olivern’avaitguèreeudemalàtrouverdesalliés.LesprojetsdeJanecaptivaientles

foules.Sestoiletteschatoyantesn’étaientquelerefletdesapersonnalité.Enréalisantsesrêves,elleavaitgagnélerespectdetous,ycomprisdesesdétracteurs.

—Commentavez-voussu?demandaPages.— L’ayant vue à l’œuvre, je savais de quoi elle était capable. Enfin… assez parlé du passé !

Suivez-moi…Oliver lui présenta un jeune politicien plein d’avenir, puis il posa son verre sur une table et

traversalapièce.Souslasoiemulticolore,leventredeJanes’arrondissait.Dansquelquesmois,elle

mettrait au monde leur deuxième enfant. Mais pour l’heure, personne n’en savait rien, hormisOliver…

Jane lui tournait le dos, exposant sa nuque ornée d’or et de diamants. La courbe de sa tailleappelaitlescaresses.

— Il faut que cette théorie soit suivie d’effets, disait-elle avec animation à un petit grouped’invités.Ilestbienbeaud’affirmerquelesmédecinsdoiventagiraumieuxpourleurspatients,maisque faire dans le cas contraire ?Qui détermine la suite des événements ? Je voudrais que vous yréfléchissiez.Ensuite,nousnousadresseronsauParlement.

—Quandonparleduloup,fitl’undesmédecins.—Ah, c’est toi ! s’exclama Jane avec le sourire radieux d’une femme épanouie.As-tu trouvé

BertiePages?JevoulaisluiprésenterAnjan.Emilyditqu’ilbrigueunsiègeauParlement…—Jesais.Lesprésentationssontfaites.Oliverdésignasonbeau-frèreengrandediscussionavecsoncollègue.—Tuestrèsefficace,commentaJane.—Parfois,admit-ilavecunsourire.Devantunefenêtreétaitdisposéeunepetitecollectiondecactus.Iln’yenavaitencorequesix:un

pourchaqueanniversairedemariage,outreceluiqueJanepossédaitdéjàenl’épousant.—Tun’espastropfatiguée?Aprèstoutcetravail,tuvoudrassansdoutet’allongerunpeu.Cespremiersmoisdegrossessel’ayantépuisée,ilavaitcoutumedeluimasserledos.—Jesuisenpleineforme,assura-t-elle.Maisaprèslaréception,jeveuxbien…Ellecroisasonregardcomplice.Oliverluieffleuradiscrètementlamain.Elleluiréponditd’une

légèrepression.—Maintenant que tum’en parles, reprit-elle, je crois que j’aurai besoin d’aide pourmonter à

l’étage…—Jerésisterai!Jusque-là…,promitOliveravantdel’embrasser.

Notedel’auteure

Toutaulongdeceroman,j’aiveilléàcequelerécitrespectelachronologieduReformActde1867, loi promulguée pour élargir la base électorale aux hommes (mais pas tous) des classeslaborieuses.

LerassemblementdeHydeParkcomptaitenréalitébienplusdecentmilleparticipantsetinquiétabeaucoup le gouvernement. En conséquence, l’élargissement du nombre d’électeurs fut bien plusimportantqueprévu.

Dans un article de presse que j’ai consulté, on ne dit rien d’un mouvement féminin, mais onévoqueunefemmecoifféed’unchapeaudemarinquiharanguaitlafoule.

Denosjours,ilseraitétabliqu’Emilysouffraitd’épilepsie.Àl’époque,cettemaladieétaitencoreméconnue.LedocteurRussellcitédanscetouvragefutsansdouteceluiquilacomprenaitlemieux.Ilcroyait toutefois qu’on ne pouvait parler d’épilepsie qu’en cas de perte de conscience. Tous les« traitements » subis par la jeune fille dans ce roman sont cités dans divers textes médicaux del’époque.

Àproposdesétudesd’Anjan,sachezqu’ilétaitpossible,encetemps-là,depréparerdesexamensen janvier et de pratiquer le droit en mai. L’inscription au barreau était tributaire de nombreuxfacteurs. Il fallait également obtenir le « parrainage » officieux d’autres avocats. J’ai consulté denombreux documents sur les étudiants indiens durant la secondemoitié duXIXe siècle, notammentl’autobiographiedeGandhiet le témoignagedeS.Satthianadhan.Iln’évoquejamaisdirectement leracisme,quirestesous-jacent.

Enfin, sachezqueDadabhaïNaoroji fut lepremier IndienéluauParlementen1892,à l’âgedesoixante-sept ans.En1874,Anjanaurait euvingt-sept ans et aurait doncpuenvisagerde siéger auParlementàlacinquantaine.

Merci!

Mercid’avoirluLeCouragedel’héritière.J’espèrequeçavousaplu!Sivousvoulezsavoirquandmonprochainlivreenfrançaisseradisponible,inscrivez-vousàma

newslettersurhttp://www.courtneymilan.fr.VouspouvezaussimesuivresurTwitter:@courtneymilan,oulikermapagefacebookfrançaise

vialesitehttp://facebook.com/courtneymilanauthor.Qu’ellessoientpositivesounégatives,j’apprécietouteslescritiques:cesontellesquiaidentles

lecteursàfaireleurchoix.Vous venez de lire le deuxième tome de la série Les Frères ténébreux. Les autres livres qui

composent la série sontLa Gourvernante insoumise, une novella préquelle consacrée aux parentsd’Oliver;LeSecretdeladuchesse(tome1);TheCountessConspiracy(titreoriginal,tome3);TheSuffragetteScandal(titreoriginal,tome4).

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier du fond du cœur Robin Harders, Megan Records, Rawles Lumumba,KeiraSoleore,LeahWohl-Pollak,MarthaTrachtenberg,etLibbySternbergpourleurtravailetleurpatience. Sans elles, je ne pourrais pas publier ces romans et je leur en suis particulièrementreconnaissante.MerciégalementàKristinNelson,monagent,poursonsoutienindéfectible,sansoubliertoutessescollègues de l’agence : Angie Hodapp, Lori Bennett, AnitaMumm et SaraMegibow. Je remercieMelissaJollypoursonsoutien,ainsiqueRawles,quiatoutfaitpourmefaciliterlavie.RoseLernermériteaussidesremerciementspourlepetitdéjeunerquenousavonspartagéàSeattle,etdurantlequelnousavonsrefaitlemonde.Lepersonnaged’Anjanenestgrandementinspiré.JedoisaussibeaucoupàRozinaVisrampoursesouvragessurlesAsiatiquesenAngleterre.MasœurTamim’aaidéedansmesrecherches.Jepenseaussiàmesamis,quim’ontpermisdetenirlecoup:TessaDare,LeighLaValleetCareyBaldwin,ainsiqu’àtousceuxàquij’aiposédesquestions:Kris,Delilah,Rachel,Elisabeth,Elizabeth,Heather,Marie,Tina, Joan,Becky…La listeest interminable.Merciàtousmeslecteurs,quipartagentleurslecturesavecleurentourage.Sansvous,ceslivresneverraientjamaislejour.

Diplômée en chimie physique et en droit,CourtneyMilan a publié son premier roman en 2010.Depuislors,seslivresontreçudescritiquesélogieusesdelapartdePublishersWeeklyetdeBooklist.Sesromansontfigurédanslalistedesbest-sellersduNewYorkTimesetdeUSAToday,etelleaétéfinalistedesRITA®.CourtneyvitauxÉtats-UnisdanslesmontagnesRocheuses,encompagniedesonmari, d’un chien assez mal dressé et d’un chat d’attaque. Si vous voulez savoir quand sortira leprochain livredeCourtneyMilanenfrançais,n’hésitezpasàvous inscrireàsanewsletterenvousrendantsurl’adressesuivante:http://www.courtneymilan.fr/

Dumêmeauteur,disponibleennumérique:

LaGouvernanteinsoumise

ChezMilady,enpoche:

LesFrèresténébreux:1.LeSecretdeladuchesse2.LeCouragedel’héritière

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MiladyestunlabeldeséditionsBragelonne

Titreoriginal:TheHeiressEffectCopyright©2013parCourtneyMilan

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Ceciestuneœuvredefiction.Lesnoms,personnages,lieuxetévénementsrelatéssontleproduitde

l’imaginationdel’auteureousontutilisésdemanièrefictive.Touteressemblanceavecdesévénements,lieuxoupersonnes,existantouayantexisténeseraitquepurecoïncidence.

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ISBN:978-2-8205-2338-9

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