COURS SUR « ANDROMAQUE » DE RACINE (1667...

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COURS SUR « ANDROMAQUE » DE RACINE (1667-68) I) Présentation générale : A) Biographie de l'auteur : (1639-1699) Cf fiche GF B) Le théâtre tragique : lieu privilégié d'une peinture des passions ? * DEF / « theatron » (gr) = 1) le lieu où l’on regarde, où l’on représente les œuvres dramatiques = dans l’antiquité, espace de spectacle qui se trouve au milieu de la nature pour des cérémonies religieuses, donc lié au sacré. 2) genre littéraire défini par Aristote dans sa Poétique comme une « représentation de l’imitation d’une action par des personnages » (mimesis). 3) aujourd’hui, texte littéraire et spectacle vivant donnant l’illusion du réel, écrit pour être joué devant un public ; le théâtre essaie d’être comme la vraie vie. Attention : le propre de l’illusion est d’induire la confusion entre le réel et l’imaginaire, mais chez le spectateur cette attitude est consentie et il fait la différence entre les deux. 4) a donné naissance à l’expression « theatrum mundi »= le théâtre du monde = la vraie vie est comme un théâtre sous le regard du / des dieux à la fois auteur(s) et spectateur(s) = la comédie que jouent les hommes n’a pas plus de réalité qu’un rêve ; devient le thème baroque « la vie est un songe ». 5) Au XVIIème, le théâtre est reconnu par Richelieu comme art officiel ; on retrouve la ségrégation sociale dans la séparation entre peuple (debout au parterre) et bourgeoisie/ aristocratie (assis ds loges/galeries) ; mais révolution grâce à la scène à l’italienne. Représentation = rendre présent 1) action de présenter à nouveau en répétant et respectant le modèle original (imagination reproductrice même chez l’artiste, pas de création ex nihilo : on ne peut imaginer que ce qu’on a déjà perçu) ; 2) action de présenter autrement, de créer une nouvelle présentation, en interprétant et modifiant le modèle original (imagination créatrice, re-création, c’est la combinaison des éléments connus entre eux qui est originale, par ex les « Montres molles » de Dali associent l’image de la montre et l’idée de mollesse). Ainsi le théâtre rend présent les passions en les faisant revivre sur scène à travers un spectacle vivant, ce qui est une manière de les montrer et donc de leur donner une importance et une valeur particulière (positive ou négative, modèle ou anti-modèle)/ mais en même temps la peinture peut être une mise à distance critique permettant de les objectiver et donc de s'en détacher. Réalité = peut désigner la vérité au sens commun (réel=vrai), mais aussi tout ce qui apparaît à la conscience du spectateur et dans ce cas là il y a une réalité de l’illusion, du rêve ou de l’imaginaire et tout ce qui est réel pour moi n'est pas forcément vrai en soi. Ce qui amène à se demander si l'imaginaire passionnel est en adéquation avec la vérité du monde et si il y a une réalité passionnelle propre au passionné qui existe pour lui même si elle n'existe pas en soi. Dès lors, la représentation théâtrale hériterait de cette dichotomie entre le vrai et le réel et l'on pourrait se demander si elle n'est qu'une imitation objective du monde passionnel (énonçant une vérité sur le phénomène passionnel) ou bien si il ne s'agit que d'une re-présentation subjective parmi d'autres de la représentation elle-même subjective que le passionné se fait du monde, provoquant une mise en abîme. Comment la représentation théâtrale des passions peut-elle toucher à la réalité même du phénomène passionnel? 1

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COURS SUR « ANDROMAQUE » DE RACINE (1667-68)

I) Présentation générale :

A) Biographie de l'auteur : (1639-1699) Cf fiche GF

B) Le théâtre tragique : lieu privilégié d'une peinture des passions ?* DEF / « theatron » (gr) = 1) le lieu où l’on regarde, où l’on représente les œuvres dramatiques =dans l’antiquité, espace de spectacle qui se trouve au milieu de la nature pour des cérémoniesreligieuses, donc lié au sacré. 2) genre littéraire défini par Aristote dans sa Poétique comme une « représentation de l’imitationd’une action par des personnages » (mimesis).3) aujourd’hui, texte littéraire et spectacle vivant donnant l’illusion du réel, écrit pour êtrejoué devant un public ; le théâtre essaie d’être comme la vraie vie. Attention : le propre de l’illusionest d’induire la confusion entre le réel et l’imaginaire, mais chez le spectateur cette attitude estconsentie et il fait la différence entre les deux.4) a donné naissance à l’expression « theatrum mundi »= le théâtre du monde = la vraie vie estcomme un théâtre sous le regard du / des dieux à la fois auteur(s) et spectateur(s) = la comédie quejouent les hommes n’a pas plus de réalité qu’un rêve ; devient le thème baroque « la vie est unsonge ».5) Au XVIIème, le théâtre est reconnu par Richelieu comme art officiel ; on retrouve la ségrégationsociale dans la séparation entre peuple (debout au parterre) et bourgeoisie/ aristocratie (assis dsloges/galeries) ; mais révolution grâce à la scène à l’italienne.

Représentation = rendre présent 1) action de présenter à nouveau en répétant et respectant lemodèle original (imagination reproductrice même chez l’artiste, pas de création ex nihilo : on nepeut imaginer que ce qu’on a déjà perçu) ; 2) action de présenter autrement, de créer une nouvelleprésentation, en interprétant et modifiant le modèle original (imagination créatrice, re-création, c’estla combinaison des éléments connus entre eux qui est originale, par ex les « Montres molles » deDali associent l’image de la montre et l’idée de mollesse). Ainsi le théâtre rend présent les passionsen les faisant revivre sur scène à travers un spectacle vivant, ce qui est une manière de les montreret donc de leur donner une importance et une valeur particulière (positive ou négative, modèle ouanti-modèle)/ mais en même temps la peinture peut être une mise à distance critique permettant deles objectiver et donc de s'en détacher.

Réalité = peut désigner la vérité au sens commun (réel=vrai), mais aussi tout ce qui apparaît à laconscience du spectateur et dans ce cas là il y a une réalité de l’illusion, du rêve ou de l’imaginaireet tout ce qui est réel pour moi n'est pas forcément vrai en soi.Ce qui amène à se demander si l'imaginaire passionnel est en adéquation avec la vérité du monde etsi il y a une réalité passionnelle propre au passionné qui existe pour lui même si elle n'existe pas ensoi. Dès lors, la représentation théâtrale hériterait de cette dichotomie entre le vrai et le réel et l'onpourrait se demander si elle n'est qu'une imitation objective du monde passionnel (énonçant unevérité sur le phénomène passionnel) ou bien si il ne s'agit que d'une re-présentation subjective parmid'autres de la représentation elle-même subjective que le passionné se fait du monde, provoquantune mise en abîme. Comment la représentation théâtrale des passions peut-elle toucher à la réalité même duphénomène passionnel?

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* Des passions contenues : Suprématie de la raison synonyme de bon goût et de bon sens dans leclassicisme se traduit sur le plan de la création en imposant la recherche de la mesure et de laclarté et sur le plan du jugement ce qui est a priori anti-passionnel : la qualité de l'oeuvre se fait demanière rationnelle en fonction de règles préétablies. Mouvement littéraire, culturel et artistique quicoïncide avec le règne de Louis XIV ; recherche de la perfection ; idéal de l’honnête homme ;assimilation entre le Beau et le Bien ; retour à l’antiquité en l’adaptant au goût du jour ; respect desrègles de convenances ; langue classique simple et naturelle, mais justesse des termes (il serareproché à R des « expressions fausses ou sens tronqués » par Subligny) ; pour plaire et instruire :placere = divertir le public en le touchant et docere = apprendre à reconnaître les mauvaisesconduites et les excès, produisant un « je ne sais quoi » qui échappe aux règles et dépasse la raison.

Double Paradoxe = comment plaire tout en instruisant ? Comment produire des sentiments en sepliant à autant de règles ?

* Tragédie = une action concentrée se développe, par le jeu nécessaire des passions, sans que lehasard, les événements ou la volonté puissent empêcher un dénouement funeste, ce qui donneune impression de fatalité. Le cadre de la tragédie a été institué de manière autoritaire par lesmembres de l'académie française créée par Richelieu en 1635 dans le but de faire rayonner l'art et lalangue française en Europe.Règles de l’antiquité, codifiées au XVIIème = règle des 3 unités ; 5 actes (chacun dure le tempsqu’il faut pour brûler une chandelle ; now on baisse le rideau), texte en vers (alexandrins) ;personnage noble, de rang élevé, confronté à un destin exceptionnel (tous on tune ascendanceillustre, ce qui, à l'époque, devait suffit à prouver leur grandeur morale : P descend de Zeus, commebcp d'autres, et de Thétis, A est la fille d'Agamemnon etc) ; pouvoir, politique amour dans sphèrepublique ; dénouement malheureux ; provoquer la crainte et la pitié par le pathétique. Règle des bienséances = internes (cohérence interne de l'action et traitement des caractèresmoraux) : convenance (on parle et se conduit en accord avec son rang, son sexe, son âge) ;ressemblance (conformité avec la tradition littéraire) ; constance (caractère non modifié) + externes(réception du spectacle par l'auditoire) = ne pas blesser les convictions morales ou religieuses dupublic (pas de duel, de sang, de propos choquants ni de scène choquante), ce qui dépend d'unsystème de valeurs donné. CF L'honnête homme est celui qui se conduit bien en société, seconforme à la bienséance et reste modéré comme l'indique le Misanthrope de Molière : « la parfaiteraison fuit toute extrémité Et veut que l'on soit sage avec sobriété » (1666). Règle de vraisemblance = enchaînement logique selon loi de probabilité ; chaque acte doit être uneunité temporelle continue. La poétique du genre requiert d'élaborer une structure en 3 étapeslogiquement enchaînées : « un commencement, un milieu, une fin » (Aristote dont la conception estnostalgique voire réactionnaire) qui constitue l'action de la tragédie. Boileau encore : « Jamais auspectateur n'offrez rien d'incroyable / Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable » AP III. Le principe régisseur est donc l'efficacité de l'identification dans le processus de réceptiondramatique sans qu'aucun invraisemblance ne vienne briser l'illusion theâtrale.L'essentiel est le fond, pas la forme : R écrivait chaque acte en prose et reliait les scènes entre elles ;une fois terminé : « ma tragédie est faite, comptant le reste pour rien », seulement ensuite réécrit envers. D'où : Règle des 3 unités = temps (à peine évoquée par Aristote) : la tragédie nie tout sentimentde durée : elle mime le temps réduit de l'événement qui voit le sort du héros se retournerbrutalement sous nos yeux ; « Effet de loupe » selon Hugo ; elle ne peut donc pas montrer la lenteévolution des passions du personnages car contrairement au roman n'en pas pas les moyens(# Balzac) ; les passions sont montrées sous leur forme paroxystique, dans un moment de crise doncimposées comme un état de fait et déformée par le prisme de l'exagération, sans nuances ; souventune passion principale va déterminer l'ensemble des actions / lieu (pas chez Aristote) c'est

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l'antichambre, une salle de palais, lieu intermédiaire entre l'intimité et le monde extérieur, l'actionétant rejetée hors de la scène, espace réservé au langage ; les passions sont donc exacerbées par lehuis-clos du palais / action = le sujet traité par la pièce doit tenir ds 24 heures (durant une seulerévolution solaire » selon Aris) / d’un seul lieu / action (une seule histoire cohérente, pas plusieurs àla fois) ; image organique pour cette unité d'un être vivant ni trop petit ni trop grand, elle doit « êtremenée jusqu'à sa fin et former un tout », unifiée autour d'une seule action (la praxis) en vue deformer une histoire (mythos). Boileau : « Mais nous, que la raison à ses règles engage / Nousvoulons qu'avec art l'action se ménage / Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tiennejusqu'à la fin le théâtre rempli ». AP III. L'intrigue secondaire doit donc être liée à la principale touten ayant des incidences sur elle. Dernier acte = de dénouement (doit régler le sort des personnagesprincipaux et impressionner le spectateur). Racine prend la crise qui dure depuis longtemps à sondernier moment ; l'action se trouve ainsi réduite par les choix qui résulteront de l'ultimatum posé parOreste. Souci d'une action simple et épurée : « toute l'invention consiste à faire quelque chose derien » (préface à Bérénice). 1er acte = d’exposition donne 4 infos : sujet de la pièce (le sort d'As et àtravers lui de sa mère), lieu de l’action (Buthrote, ville d'Epire, une partie de l'actuelle Albanie),moment de l’action (vers 1200 avt JC suites de la guerre de Troie qui dura 1O ans, après-guerre unan après son saccage en Turquie, une journée, celle de l'ambassade d'Oreste, remplie par deuxretournements successifs de P, acte II et acte III, et un retournement d'A acte IV), nom et caractèredes personnages principaux. Cf voir résumé.

Un drame implique une action très mouvementée cheminant par coups de théâtre et susceptibled'être modifiée par l'extérieur, n'allant pas nécessairement vers une catastrophe, car l'imprévu peutsauver les personnages (le mélodrame créé à la fin XVIIIème est un genre plus populaire etromantique où l'action est compliquée, avec des retournements parfois comiques, des machinations,des personnages simples et contrastés, des intentions morales simplistes). Une tragédie comporte des personnages (de sang royal subissant des revers de fortune) capablesd'actions extraordinaires et sanglantes mettant en jeu de grands intérêts, qui souvent dépassent leshommes (fatalité des familles, nécessités de l'histoire) avec violence ; les personnages représententen grand les drames de certains hommes, parfois rares, parfois plus fréquents comme les passions ;effet de grossissement propice à la peinture des passions, qui sont elles-mêmes des sentimentsexagérés : les événements sont des agrandissements de ceux de la vie (comme le crime passionnel)donc rien d'étonnant qu'on puisse retrouver le même thème repris dans d'autres genres (comme levieillard amoureux) ; le sérieux de la vie est remplacé par le terrible, l'ordinaire est symbolisé parl'extraordinaire et le frappant. D'où une vraisemblance qui touche le public par analogie avec ce quilui paraît réel : Boileau : « L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas » AP III. Mais il y a uneabstraction du réel : on a supprimé tout ce qui n'était pas nécessaire à la crise (le comique, la vieordinaire, tout ce qui appartient aux autres passions), spectacle des actions, couleur locale,déplacements. Rien ne vient distraire de la lutte essentielle. L'action est intérieure, aucun événementgratuit, inventé pour les besoins de la cause, ne vient changer les données de la crise ; d'où unegrande simplicité d'action surtout chez Racine car les drames d'amour sont plus intérieurs. Eclaircissement = explication des personnages et des evts, conversion d'un fait divers en faithumain universalisable. C'est l'effort pour isoler, rendre frappant et intelligible ce qui provoque laterreur ou la pitié. Les passions sont données dans un état de crise déjà là (on ne peut pas leurorigine) et elles sont obligées de se déclarer et d'agir dans une action immédiate qui ne tarde pas àmener à la catastrophe. Autrement dit, malgré la volonté de clarifier les motifs et le conséquencespassionnelles, les passions semblent être le personnage principal de la pièce et sont conséidéréescomme irréductibles et insurmontables.Selon Aristote : 4 formes de sujets pour éveiller la crainte ou la pitié : on connaît celui qu'on veutperdre et on le fait périr (ici) / on le fait périr sans le connaître / on voulait le faire périr et on lereconnaît à temps (le plus pathétique selon Ar) / on entreprend le mal sans l'achever (Le Cid). Ces

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émotions sont d'autant plus fortes qu'il y a un effet de surprise déjouant l'attente du public, unrenversement de situation par le biais d'un coup de théâtre ou d'une scène de reconnaissance (quifait passer le personnage de l'ignorance au savoir) ou violence entre des personnages intimementliés.La psychologie des personnages est déterminée par leur fonction dans la pièce : un trait decaractère n'est inventé que pour fournir une explication qui justifie et rend vraisemblable les actionsde ce personnage dans l'intrigue ; la tragédie est imitation d'actions et non d'hommes en actions.Aristote dresse une typologie éthique des personnages mais pas de psychologie à proprementparler : il préfère se soucier des structures et des situations dramatiques. Donc le personnage doitprovoquer certains effets sur le spectateur : le but de la tragédie n'est pas seulement de représenterles passions sur la scène, mais d'en produire dans la salle sur le spectateur ; on se demande quellessortes d'événements sont le plus susceptible de produire un effet pathétique. Pour Aristote, pas dehéros tragique (le nom importe peu), il ne meurt pas forcément à la fin, on ne connaît que desfigures héroïques ; la définition du héros tragique se fait en fonction des effets à produire, comme laterreur ou la pitié, deux sentiments que provoque ici P à tour de rôle (cf Aristote ch 13 et 14). Et cen'est pas le spectacle en lui-même (les effets spéciaux par ex) qui doit produire cet effet de frissonmais les événements en eux-mêmes ; mais on peut se demander comment soutenir une conceptionépurée de la tragédie comme le fait Aristote tout en considérant l'événement pathétique (pathos)comme moyen de produire l'émotion tragique.

Une représentation réaliste des passions ? Le langage tragique s'oppose au réalisme en supprimantde la conversation tout ce qui n'est pas dramatiquement nécessaire et transpose en vers le désordredes mouvements passionnés, avec bienséance ; mais il ne néglige pas les cris réalistes et s'appuiesur un certain réalisme psychologique : imitation de la nature propre aux classiques tout en laperfectionnant en élaguant ce qui est contingent pour atteindre une sorte de vérité universelle ettranshistorique car on suppose que « le bon sens et la raison étaient les mêmes dans les siècles »Racine, préface à Iphigénie.

C) La querelle d' Andromaque : passions amoureuse vs passions politiques

Quelles sont les passions privilégiées par RACINE ? On entendra par passions tous les étatsaffectifs c’est-à-dire les impressions que font sur nous les événements et les impulsions qu'ilsprovoquent (cf Hume).

PBL 1 = Amoureuses ou politiques ? Premier chef d'oeuvre de Racine, publié en 1668, présentédès 1667 devant Louis XIV et la cour, la pièce obtint un triomphe (il a réussi à faire pleurerMadame Henriette d'Angleterre, belle-sœur du roi louis XIV, dès la première lecture, sans lesartifices du spectacle, ce qui pour Aristote est un critère de réussite de la tragédie : il faut ladésincarner en produisant à la lecture les mêmes effets qu'à la représentation) égal au Cid deCorneille alors que la première (1664), La Thébaïde, (par la troupe de Molière) avait été un échec,car « tragédie galante » à la mode à cette époque alors que R représente la lutte fratricide entrePolynice et Eteocle, il se rattrape avec les amours d'Alexandre le Grand premier succès mais là onlui reproche son « manque de goût pour l'antiquité » (St Evremont). Il doit donc satisfaire à ces deux exigences : les amours galantes pour le public mondain (d'où lerapport du personnage racinien avec son temps : il a les traits du Français galant, amoureux, poli,courtois voire courtisan ; par ex P accueille A comme on le ferait dans un salon : « me cherchiez-vous Madame / un espoir si charmant me serait-il permis ? » v 258 ; ainsi R érige la passionamoureuse comme passion tragique par excellence cf la carte du tendre de Madeleine de Scudéryqui est une cartographie des différentes passions d'amour que l'on peut traverser : en remontant larivière de l'inclination, on passe à l'amitié puis à la soumission et l'empressement etc), laconnaissance de l'antiquité pour le public érudit (il a aussi un rapport avec le mythe qui est sources

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de son caractère et de son histoire, ce qui le rend intouchable ou au contraire subir une hérédité, luiconfère grandeur et beauté) : donc il est triplement « réaliste » de part sa relation aux mythes passés,sa relation avec le temps de l'auteur et les passions humaines par ses faiblesses et son exagération engrand de ce que nous vivons en petit. A est à la fois un drame de la passion amoureuse et imité de L'Enéide de Virgile (3ème chant), la« fable » originelle c’est-à-dire l'histoire qui fournit le sujet d'une tragédie (selon l'imitation desanciens propre au classicisme de 1660-80, on les imite en les remettant au goût du jour), épopéecomportant des événements pathétiques, se rapprochant de la tragédie, à distinguer de l'Odysséed'Homère qui est une épopée de caractères se rapprochant de la comédie. A est un immensepalimpseste, notamment de l'oeuvre de Virgile, la plus admirée au XVIIème. C'est à travers le récitet le témoignage d'Enée qu'il raconte la guerre de Troie et ses suites (un an après). Mais il y puiseaussi le motif du meurtre de P, l'amour furieux d'Oreste. Les modifications ne portent que sur lescirconstances de la mort de P et du couronnement d'A. D'autant que R se construit à l'ombre de Corneille (que Subligny ne cesse de lui opposer :Corneille aurait fait çi, il n'aurait pas fait ça) ; Corneille en effet critique la tragédie galante etprivilégie les drames plus politiques qu'il considère plus dignes de la grandeur tragique, reléguantl'amour au second rang, car pour lui dans la tragédie galante le danger tient seulement à « la perted'une maîtresse ». Or, R semble avoir ouvert une troisième voie et dépassé l'alternativecornélienne entre amour et politique : il fait de l'amour la cause principale du péril politique« péril de la vie ou de l'Etat » de même que le drame politique de la chute de Troie s'accompagnaitd'un drame familial. L'amour vient même bouleverser l'ordre politique puisque P qui devait épouserH rompt ses fiançailles pour épouser A, de même que O trahit sa fonction d'ambassadeur des Grecs(il n'était venu que pour revoir H), démasqué en cela par Hermione elle-même, son double féminin :« Songez à tous ces rois que vous représentez / faut-il que d'un transport leur vengeancedépende ? » (v 508) ; il ne se souviendra que temporairement du risque de régicide (considéré alorscomme le pire des crimes) : « vous voulez par mes mains renverser un empire / vous voulez qu'unroi meure » (v 1207). De même, les rares fois où H invoque la loi paternelle de Ménélas oupolitique, c'est par un artifice rhétorique visant à se libérer d'O et à masquer ses véritables passions :« vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite » (v 582), « mais que puis-je seigneur, on apromis ma foi » (v 819), et c'est un discours de mauvais foi, une forme de dénégation quand elleaffirme que « l'amour ne règle pas le sort d'une princesse » (v 821). Contrairement aux héros de Corneille, ils placent au premier plan leurs intérêts personnels etpassionnels. Il n'y a plus de raison d’État, seulement des états passionnels qui dictent leur loi.C'est l'amour brutal qui déclenche la vengeance d'Hermione et non l'honneur et c'est encore lapassion amoureuse qui prépare Oreste au meurtre, et non l'intérêt des dieux. Pyrrhus agit aussi paramour plus que par devoir politique ce qui le met doublement en danger : d'abord il s'expose à lavengeance meurtrière d'Hermione qui l'aime et en plus il expose son Etat à une guerre avec lesGrecs en refusant de leur rendre l'enfant. Alors que Corneille aurait plus insisté sur les motivationspolitiques comme le fait que A et son fils sont ses prisonniers. Enfin, c'est encore la passionamoureuse qui fournit le dilemme central de la pièce pour Andromaque : choisir entre épouser lefils de l'assassin d'Hector ou voir son fils mourir. Or, il y a là un enjeu politique car As estconsidéré par la tradition légendaire comme le père de la future monarchie française, ce qui estévoqué par R en P2 p. 19 à travers le poème que Ronsard lui consacre La Franciade sur lequel ils'appuie (« on fait descendre de nos anciens rois de ce fils d'Hector ») mais R n'insiste pas dessus.Même le dénouement qui pourrait sembler une victoire du politique sur le passionnel (les Grecs sesont vengés de ce mariage scandaleux et antipatriotique) le confirme puisque c'est une punition dela trahison politique au profit de passions personnelles. C'est donc la passion amoureuse plus quele devoir moral ou politique qui fait agir les personnages. Même si l'amour n'est qu'une despassions, il prend assez d'empire sur les autres pour les supplanter.

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PBL 2 = Une ou plusieurs tragédies ? La pièce fit du bruit en suscitant une querelle (reprisedans une comédie de Subligny montée par la troupe de Molière sous le titre « La folle querelle ou lacritique d'A. » pour en moquer les défauts, par ex en attribuant les eloges de la pièce à despersonnages sots ou ridicules) qui porte sur l'agencement de l'intrigue et la construction despersonnages ou leur expression car R propose une tragédie d'un type nouveau (« je leur permets decondamner l'A tant qu'ils voudront » AM p. 11). Le problème est qu'on ne peut pas dire siAndromaque est véritablement le personnage central de la pièce ou l'un des 3 autres (Pyrrhus,Oreste ou Hermione) car il y a là 4 rôles d'importance comparable, qui se font concurrence ; ce quiest l'un des principaux défauts selon la dramaturgie classique et déclenche de nombreuses critiques. Pour la fabrique des caractères il y a 4 buts à viser et donc 4 critères pour fabriquer lescaractères, 4 qualiéts morales du héros tragique selon Aristote (ch 15) : qu'ils soient bons c’est-à-dire fassent de bons choix ; la convenance (ne pas être trop virile ou trop intelligente pour unefemme) ; la ressemblance avec des êtres humains ordinaires pour s'identifier un minimum etéprouver les mêmes sentiments, et ainsi produire la katharsis ou purgation des émotions (Aristotech 6 : « c'est une imitation faite par des personnages en action et qui par l'entremise de la pitié et dela crainte accomplit la purgation des émotions de ce genre ») ; la cohérence, même si, préciseAristote, il s'agit d'être « incohérent de manière cohérente » (logique illogique du passionné cfBalzac), pas de méchanceté gratuite par ex. Ici, paradoxalement, on notera que O tue P au momentoù il épouse A donc cesse d'être rival et c'est l'importance d'A dans cette équation amoureuse quicrée cette tension paradoxale : comme P aime A, H développe une haine qui justifie son meurtre. Lemonde des passions se trouve compléxifié r/ à celui de Virgile : ce sont des passions contradictoiresentre « 3 coeurs qui n'ont pu s'accorder » (dit O v1624) qui les poussent à leur propre perte.

Cette querelle est le résultat d'une double cause : 1) l'effet de la « chaîne amoureuse » qui lie les personnages entre eux (Oreste aime Hermione quiaime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector, qui est mort) ; Racine doit inventer un rapportde cause à effet entre les amours passées de P et A qu'il retient prisonnière suite à la guerre de Troieet la victoire de son père Achille et d'autre part la jalousie meurtrière d'Oreste à l'égard de Pyrrhusayant épousé Hermione, celle qu'il aime. Il doit donc imaginer un P amoureux d'Andromaque etnégligeant Hermione qui du coup se sert d'Oreste pour se venger (alors que dans les sourcesantiques Hermione aime toujours Oreste, même une fois mariée à Pyrrhus). 2) l'effet d'un non-respect de certaines règles (unité d'action et vraisemblance, voire debienséance). R privilégie l'émotion sur le respect des règles : « appeler au coeur de VAR », « larègle souveraine est de plaire à VAR » p. 11-12). Il considère que cela fait partie des règles mêmesdu théâtre de devoir émouvoir par tous les moyens : « ce n'est pas à moi de changer les règles duthéâtre » (P1 p. 15). La tragédie a d'abord une finalité esthétique, comme tout art c’est-à-dire plaire,toucher et émouvoir en rendant ces passions non pas violentes mais agréables.

> La règle classique de bienséance ou convenance interdit de représenter un roi qui délaisserait sonépouse pour une autre donc R modifie la chronologie : P n'a pas encore épousé Hermione et décided'épouser A à sa place. Cela permet de donner une importance égale aux 4 personnages et de donnerà Hermione une place essentielle. Il faut justifier la présence d'O : R en fait l'ambassadeur des Grecsqui viennent réclamer la mort d'Astyanax, dont R a prolongé la vie (il s'en justifie dans la P2 : aulieu d'être livré à Ulysse et précipité par lui du haut des remparts de Troie (dans les Troyennes deSénèque), c'est un autre enfant qui a été substitué (un « faux Astyanax » v 222) et tué à sa place« j'ai été obligé de faire vivre As un peu plus qu'il n'a vécu P2 p. 18, ce qui est une faute pour lecommentateur Subligny). Il y a des critiques de protocole aussi : le roi Oreste ravalé au rangd'ambassadeur des Grecs ou son tutoiement non réciproque avec le roi Pylade ont pu choquer, car ilravale leur rapport à une relation à la fois familière et inégalitaire, celui d'un héros à son confidentamoureux, comme dans un roman galant.

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De plus, les personnages doivent agir d'une façon convenable à leur rang et selon l'idée que lepublic se fait de ses devoirs, de roi par ex : or l'intrigue exige que Pyrrhus conserve un caractèreviolent et persécuteur, sans aucun scrupule au départ r/ à la guerre de Troie (« tout était juste alors »v 209 dit-il à Oreste) en menaçant Hermione de cet odieux chantage v 370 (« le fils me répondrades mépris de la mère ») et 976 (« vous couronner Madame ou le perdre à vos yeux ») ; ou enproposant à Oreste d'assister à son mariage (v 619 « il semblait qu'un spectacle si doux n'attendît ences lieux qu'un témoin tel que vous »). Il a aussi de l'orgueil : céder aux grecs lui sembleraitdéshonorant, comme un signe d'infériorité (v 238 « et je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle »[la Grèce]) et comme un défi : il consentirait « avec joie » à ce nouveau conflit (v 229). Car « tousles héros ne sont pas faits pour être des Céladons », amant galant de D'Urfé p. 15 P1. Mais il en faitun amant raffiné (Boileau considérera même comme une « puérilité » l'hsitation de P qui sedemande si A ne sera pas jalouse de son mariage avec H v 669), dont les menaces ne sont queverbales, et les manifestations physiques reléguées dans le passé, hors scène (lorsqu'A évoque le sacde Troie, c'est un condensé du chant II de l'Enéide où l'assassinat de Priam est raconté par Enée,sauf qu'il fait d'A le témoin oculaire et la narratrice de la scène en ne retenant que les élémentsfrappants comme si elle était au coeur de l'action ; hypotypose = peinture vive de manière à mettresous les yeux ce que l'on décrit, mais les aspects les plus sanglants disparaissent v 992-1008). Ilévite d'ailleurs la nomination directe et préfère les métonymies ou les métaphores pour éviter dedécrire la violence sanguinaire : « la flamme, le fer » ou des termes abstraits « nuit cruelle,horreurs, crimes » ; cela corrige l'image épique (l'univers épique de la guerre de Troie reste enarrière-plan comme si le passé glorieux devait laisser place à un présent terni) des exploits de Pfaussement décrite par Céphise tout en justifiant le refus d'A de l'épouser, mais sans descriptionsconcrète ou crue des ravages passionnels. Cela permet de donner de Pyrrhus une image de victimesympathique au-delà de sa brutalité légendaire (dans l'Eneide de Virgile il tue Priam, le roi deTroie ; dans Les troyennes de Sénèque, il sacrifie sur la tombe d'Achille la sœur d'Hector) luiattribuant ainsi un double-visage, celui du persécuteur d'H ou celui du protecteur d'A contreHermione ou les Grecs. Tout est double (cf Balzac). De même Hermione est jalouse mais son meurtre commandité reste un moment d'égarement, pourque sa dignité de princesse soit sauve (pour le personnage d'Hermione, peu évoqué par Virgile, c'estsur l'Andromaque Euripide qu'il s'est appuyé, qui tente dans cette version, une fois devenue l'épousede P, d'assassiner A et As en son absence, avec l'aide de son père Ménélas (roi de Sparte), car ellel'accuse de vouloir l'empoisonner pour la rendre stérile ; cette rivalité entre H et A est ainsi reprisepar R afin d'unifier les actions présentes indépendamment chez Virgile.). Oreste est roi et ne doit pas non plus accomplir le meurtre de ses mains, avoir des scrupules (IV, 3et V, 2) donc R réécrit le récit du meurtre collectif et supprime tout ce qui faisait d'Oreste sonorganisateur, soulignant bien le fait que ce n'est pas de sa main que meurt P : « L'infidèle s'est vupartout envelopper / Et je n'ai pu trouver de place pour le frapper » v 1515 (dans la version deVirgile, Oreste « surprend son rival sans défense et l'égorge » alors que chez Euripide il meurt àDelphes, puni par Apollon via la foule). C'est tardivement qu'il en revendiquera la culpabilité : « j'aifait le crime et je vais l'expier » v 1599.

> La règle de l'unité d'action : il y a dans A une action principale (A captive de P puis reine à samort) et une action secondaire (H délaissée par P et aimée d'O) ce qui pose un pbl d'unification et dehiérarchisation de ces deux actions car on ne sait pas quel est l'action principale et l'épisode (recoursmodéré aux épisodes selon Aristote car histoires secondaires permettant de donner à la piècel'ampleur nécessaire). Normalement dans le théâtre classique de Corneille par ex l'épisodeconditionne le déroulement de l'action au lieu d'être subordonné à l'action principale ; au contrairedans A l'action épisodique (celui des seconds amants H et O, qui semble presque autonome) n'aaucune influence sur l'action principale ce qui respecte mal l'unité d'action et le rend d'autant pluspathétique, car R veut atténuer la responsabilité d'Oreste. Du coup, il y a concurrence entre les deux

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pièces H et A qui se manifeste surtout à l'acte IV : d'abord, au début de la scène 1, A et Créapparaissent juste après l'entracte, un temps trop court pour faire tout ce qu'elles ont à faire (serecueillir sur le tombeau d'Hector et aller trouver P pour donner sa décision) ; le faire au pas decourse ne serait pas digne d'une reine et de son recueillement ; repousser la décision d'A permet uneffet de suspense pathétique à la fin de l'acte III ; mais c'est aussi et surtout pour éviter qu'H soitl'unique objet de l'attention du spectateur que R fait revenir A au début de l'acte IV ; cela atténuel'impression qu'une autre tragédie commence qui, même si elle est sans effet, en prend la place.Racine avait prévu la réapparition d'A à l'acte V et il l'a ensuite supprimé ne pas affaiblir la tensionde la scène à cause de la furie d'H. De plus, à la fin de la scène 1, A et C laissent la scène vide ce qui est interdit par la dramaturgieclassique ; il faut toujours qu'un acteur reste sur scène pour accueillir le suivant et faire le lien,donner une continuité temporelle à l'action. Mais le procédé de « liaison de fuite » ou « liaison devue » est toléré pour donner l'impression qu'un nouvel acte débute, comme à l'acte 1 de l'acte II. Lascène 1 devient presque autonome par rapport au reste de l'acte IV d'autant qu'elle fait revenir lesmêmes personnages qu'à la fin de l'acte III e que le début de la scène 2 commence avec un « non »de Cléone d'une conversation déjà entamée ; l'acte IV commence donc deux fois et cerecommencement fait passer Andromaque au second plan. A partir de la scène 2 de l'acte IV on peutdire que c'est Hermione qui occupe toute la place jusqu'au dénouement final. Une passion (lavengeance d'H) en chasse un autre (le désespoir d'A). Certains diront que les personnages évoluentdans deux pièces qui communiquent mal entre elles.

> La règle de vraisemblance (le principal but de la tragédie est la mimesis comme tous les autresarts, donc il faut persuader le public de la réalité de ce qu'il perçoit, or seul le possible peutconvaincre donc il faut « du nécessaire et du vraisemblable » selon Aristote donc paradoxalementl'irrationnel doit être banni de la tragédie qui représente des passions irrationnelles, on doit pouvoirreconnaître la logique illogique du passionné, la réalité de son irrationnalisme) ; cela pose pbl quantà l'intrigue (or c'est la partie la plus importante, « l'âme de la tragédie » selon Aristote dans laPoétique, elle a la primauté génétique, ce par quoi le dramaturge doit commencer, et esthétique, saréussite en dépend). Entre H et O elle n'est pas toujours bien ficelée (« des actions peuvraisemblables ou peu régulières » selon Subligny) : la décision du meurtre est suspendue à unpossible entretien entre O et H, elle confie un premier message à Cléone qui est de dire à O de tuerP et de lui dire que cela vient d'elle « qu'on l'immole à ma haine et non pas à l'Etat » v 1267, puisrevirement immédiat d'H qui à la vue de P change d'avis (la haine était abstraite et face à lui elle netient plus) et donne un second message à Cléone : « qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione »sc 4, v1273. Notons que pour Aristote (ch 14) la meilleure situation dramatique est celle d'unpersonnage qui décide de ne plus accomplir son geste meurtrierEt Oreste semble tout ignorer du contrordre et la rencontre supposée entre O et H semble donc nepas avoir eu lieu entre l'acte IV et V : « ne m'avez vous pas vous-même ici tantôt ordonné sontrépas ? » v 1543. Donc Oreste n'a reçu l'ordre qu'une seule fois et seul le premier message lui a ététransmis ; cela fait de la scène 5 où apparaît P qui lui annonce leur séparation une scène nuisible à lacohérence de l'action de la tragédie d'Oreste car si il savait qu'H le lâche pour P et qu'elle a changéd'avis il ne commettrait pas le meurtre en son nom ; pour qu'O soit tragique il doit évoluer dans unepièce parallèle où il ignore les hésitations d'H et se trouve donc être moins responsable du meurtrede P. Pourtant c'est une scène centrale pour la tragédie d'H et de P puisque c'est la seuleconfrontation entre les deux personnages car scène pathétique où Hermione s'effondre après avoirentrevu quelque espoir illusoire dans la venue de P.De même, les rencontres entre A et P sont annoncées ou évoquées indirectement et quand elles ontlieu, elles se font au hasard (I, 4 A veut aller voir son fils, et III, 6 il tombe sur elle en allant voir Het 7). Or, au nom de la vraisemblance, la tragédie classique refuse de telles coïncidences : on ne doitjamais entrer sur scène sans raison (avoir à dire ou faire qqchose), on ne passe pas là par hasard.

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Mais c'est pour créer un effet pathétique et montrer qu'A ne pense qu'à son fils qui lui manque, alorsque P croit qu'elle vient pour lui. Si A n'entre jamais vraiment en scène (elle brille par son absence,présente 7 scènes sur 28 seulement), c'est parce qu'elle resté l'héroïne d'une autre tragédie où P n'estpas acteur, L'Iliade. Tantôt il n'y a pas de place pour P tantôt pas de place pour A (au début P doitépouser H) mais ensuite P espère remplacer Hector auprès de A et As, menant par amour unenouvelle guerre contre les Grecs pour les protéger, ce qui serait une version galante de L'Iliade :« je défendrai sa vie aux dépens de mes jours » v 288.

Toutes ces modifications peuvent étonner d'autant que R prétend que le récit de Virgile constitue« tout le sujet de cette tragédie » / « je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés »p. 14 (Préface 1) mais dans l'imitation créatrice du XVIIème les événements qui mènent audénouement peuvent être réinventés, pourvu que celui-ci reste le même : R reconnaît seulementavoir pris la « liberté d'adoucir un peu la férocité de P » et prend appui sur les auteurs antiques quien ont fait de même (p. 19-20 P2). Il y a ainsi plusieurs tragédies en une, celle d'A contenantvirtuellement les deux autres celles de H et O. A partir de IV, 5 on ne sait plus à quelle tragédie onassiste. Mais la modification des sources anciennes permet une pleine exploitation despotentialités tragiques des passions .

II) Le monde des passions dans Andromaque

A) La dualité passionnelle « Tout est double » (cf Balzac). La division est la structure fondamentale de l'univers tragique : le héros racinien se débat sans cesseavec lui-même ou avec l'autre, sur un mode binaire : suis-je ceci ou cela ? Dois-je faire ceci oucela ? Comme dans toute névrose, la scission entre le désir et le réel ou le surmoi est cause desouffrance. Et il ne retrouve son unité que lorsqu'il est hors de soi : seule la colère ou la fureurpermettra de solidifier ce moi déchiré : « Ah je vous reconnais et ce juste courroux /Ainsi qu'à tousles Grecs seigneur vous rend à vous » Phoenix à P v 627. Il s'agit bien d'une psychomachie c’est-à-dire d'un combat au sein de son âme entre son devoir et son inclination.

1) L'amour est double =Def = l'amour est un mouvement spontané d'admiration et de convoitise pour autrui : ex : H aaussitôt accepté le mari qu'on lui avait imposé au départ « je n'ai pour lui parler consulté que moncoeur » v 460. La naissance de l'amour semble immédiate et définitive pour P aussi face à « cetteardeur nouvelle » (v 1293) qu'il n'avait pas voulu écouter au début.

a* La déchirure interne = Tous les personnages sont écartelés entre un idéal, souvent dicté parleurs ancêtres, et une passion qui les en détourne et les tire dans la direction opposée : cedéchirement intérieur crée une dualité des sentiments et provoque des dilemmes. Le temps tragiquene sera que la répétition inlassable du même dilemme : c'est une durée circulaire donc la répétitiontourne à l'échec bien résumé par P : « il faut ou périr, ou régner » v 968. La crise tragique nerésoudra rien mais se contentera de trancher entre les deux alternatives ; il n'y a pas devéritable remède à ce dilemme. On ne trouve pas de moyen ou de troisième terme, c'est pourquoi ily a des trios qui traversent les tragédies de Racine qui tentent en vain de trouver une issue à cecouple stérile : H dit d'A et de P « nous le verrions encore nous partager ses soins » v 1559. ouOreste devenu fou « réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder » v 1624. Il y a de ce fait unecertaine complexité intérieure, doublée d'une complexité extérieure liée aux relations en chaînes etles effets en cascades des passions amoureuses les une sur les autres. Deux couples se repoussent etse cherchent tour à tour. D'ailleurs il y a plusieurs dilemmes autres que celui d'A, qui reste central : O hésite entre sonamour pour H et sa loyauté, H balance entre ressentiment et affection pour P, P entre adoration et

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haine pour A, hésitant jusqu'au bout « faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione ? » v 706. Ainsi tous les personnages sont à double-face et contradictoires, ce qui est inédit, car ce ne sontpas « des héros parfaits » (p. 15 P1) : ils ne sont ni tout à fait criminels (pour maintenir l'empathiedu public) ni tout à fait innocents (pour mériter leur sort) ; R respecte en cela le vœu d'Aristote,repris en fin de P1, : le type de situations propre à produire des émotions tragiques est que lespersonnages ne soient ni totalement bons ni totalement méchants, aient « une bonté médiocre »c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse et qu'ils tombent dans le malheur par quelque fautequi les fasse plaindre sans les faite détester ». p. 15-16. Même les autres personnages qu'H voientleur cruauté atténuée : P voulant sauver A malgré elle, O refusant de tuer P au début (« mais demille remords son esprit combattu/ croit tantôt son amour et tantôt sa vertu » v 1464s), H ayant desremords de l'avoir commandé. Il y a d'autres personnages vertueux ou d'autres amours innocentsque celles d'Andromaque chez Racine par ex dans Phèdre, Hyppolite et Aricie, mais ils sonttoujours persécutés par un personnage qui a le pouvoir de rompre cette union et le faitparadoxalement par amour (Phèdre le calomnie auprès de son père pour qu'il le punisse). Il y asystématiquement une destruction pathétique des amours les plus purs et les plus innocents. * Lepersonnage de Pyrrhus est double, tantôt séducteur tantôt menaçant (cf I, 4 : « me sera-t-il permisde ne point vous compter parmi mes ennemis ? » v 296 / rupture au v 363 : « il faut vous oublier ouplutôt vous haïr » v 365).

b* Les hésitations et tergiversations de chacun rythment la pièce : « changer toute chose enson contraire » (Platon) est la recette de la tragédie. Le monde est fait de contraires qui ne trouventpas de médiations, de troisième terme pour dialectiser le tout, donc on passe toujours d'un extrême àl'autre, d'une péripétie (peri-petes = qui tombe sur) à une autre. Le héros a alors le sentiment que lemonde entier vacille, dans un sens dépressif ; il met les chose de haut en bas, comme dans unechute, une « imagination descensionnelle » (Barthes). En un instant, le héros est dépossédé de l'étatancien où il se trouvait tout en devant accepté l'état nouveau qui lui imposé. La dramaturgie de lapièce l'illustre parfaitement. En résumé A refuse d'abord dans les 2 premiers actes les avancesamoureuses de P d'où un revirement passionnel à la fin de l'acte II qui décide d'épouser H et desacrifier et son amour pour A et la vie d'As ; l'acte III s'ouvre donc sur un changement de l'étatpassionnel de certains personnages : H se réjouit d'épouser P, et O songe à enlever celle qu'il aime ;mais à la fin de l'acte III nouveau revirement passionnel : P pose un ultimatum à A (la fidélité àHector ou la vie de son fils) ; au début de l'acte IV A décide d'accepter et de se suicider ensuite, cequi déclenche la logique tragique : H exige alors, dernier revirement fatal, l'assassinat de P via lamain d'O. L'action ne progresse donc qu'en fonction de ces revirements affectifs et toute lespéripéties ont une source interne, passionnelle et non pas externe. Les oscillations du coeur dictentles variations de l'action, ce qui rend la pièce plus haletante. Ces doutes n'ont d'ailleurs pas poureffet de tempérer les passions. Au contraire, par ex, les hésitations d'O attisent la soif de vengeancede H : v 1233 « tant de raisonnements offensent ma colère » ou encore le basculement qui retournela vie d'Oreste au point de le rendre fou lui fait prendre conscience rétrospectivement de toutel'absurdité de sa vie passée : « je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'Etats, que pour venir si loinpréparer son trépas ». C'est la réponse d'A (acte IV scène 1) qui met fin aux tergiversations même sile personnage actif et déterminant reste Hermione : ce qui justifie le titre.

c* Le personnage-type est double / un « universel singulier » = Comme chez Balzac il y a des« types » : par sa vie individuelle exceptionnelle (il est unique par sa condition, son histoire, laparticularisation de sa passion) : c'est une image stylisée que l'on tient universellement pour vivante.Il est stylisé c’est-à-dire qu'on ne le peint pas directement et on le voit dans un laps de temps assezcourt (rien sur son physique, pas de gestes de la vie courante, dégagé des contraintes sociales) et ilest souvent ramené à une passion dominante et ne nous parle que d'elle, on n'a pas toute saconception du monde qui se ramène au monde de sa passion. Pour autant on le comprend de

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l'intérieur : on nous donne ses mobiles, pour que le fait divers devienne un fait humaincompréhensible, il est lucide et conscient de ce qu'il ressent ou de ce qui l'attend, parfois doté d'uneclairvoyance surhumaine. # Cependant il n'y a pas de caractères à proprement parler selon Barthes (on ne peut pas dire : A estune coquette car dans ce cas Hermione aussi reçoit O « le croirais-je seigneur qu'un reste detendresse vous fasse ici chercher une triste princesse ? » v 427 ou une nostalgique car alors Orestel'est aussi), il y a plutôt des situations où les personnages prennent leur place les uns par rapportaux autres « dans la constellation générale des forces et des faiblesses » (Barthes). Ce qui n'étaitqu'un simple rapport contingent entre deux personnes (la captivité ou la tyrannie) devient unedonnée figée, le hasard devient essence. On assiste à une psychomachie c’est-à-dire une allégoriedu mécanisme des passions : si chaque personnage illustre une tendance passionnelle (P l'amourprédateur et conquérant, A la vertu conjugale, H la passion orgueilleuse, O la passionmélancolique), ces passions vont se livrer un combat acharné, qui était larvé jusque là, à partir del'événement déclencheur de l'ambassade. Ainsi, A n'est pas la pièce d'une passions unique mais d'une pluralité de passions qui entrent eninteraction les unes avec les autres. C'est un monde au sens où il y a une combinatoire despassions qui passions entre elles, qui font système.

d* Les relations d'amour ne sont que des relations de pouvoir et de domination : plutôt qued'un conflit d'amour qui oppose deux êtres dont l'un aime et l'autre pas, il s'agit d'un conflitd'autorité que l'amour sert seulement à révéler.Il y a deux amants agressifs et entreprenants, prêts àrompre tous les usages, Hermione et Pyrrhus, face à deux autres qui retournent plutôt leuragressivité contre eux-mêmes, A et O. Le thème est l'usage de la force au sein d'une situation quiest amoureuse. Les couples fondamentaux de la relation de force sont : P et A mais aussi demanière plus diffuse entre les Grecs et P. (Autre ex : Créon /Antigone, Phèdre / Hippolyte). Tout sepasse comme si il y a avait une inadéquation intrinsèque de la passion qui ne se cristallise que surdes objets incapables de l'assouvir ce qui crée de la frustration et une quête de possessionimpossible à satisafaire.D'où la formule de Barthes : « A a tout pouvoir sur B, A aime B, qui ne l'aime pas » (Sur Racine). C'est l'ensemble de cette situation que Racine appelle la violence. Les sentiments entre A et B sontfondés sur la situation originelle immotivée dans laquelle ils sont placés comme devant un faitaccompli : l'un est puissant, tyran, l'autre est captif, sujet (au sens politique du terme) et ils sontenfermés dans le même lieu. Comme l'espace est clos, la relation est figée, immobile ; au départtout semble favoriser A puisqu'il tient B à sa merci dans une sorte de « viols virtuels » (Barthes). Bne pourrait échapper à A que par la mort que ce soit le crime, le suicide ou l'exil et la seule chosequi peut suspendre le moment de la mort est l'alternative (pas seulement A ou H mais aussi P qui« trouvait du plaisir à se perdre pour elle » v 642 pour annuler les crimes de Troie). C'est la libertéde B que A veut paradoxalement posséder par la force ce qui est insoluble et inextricable : onne peut pas forcer qqun à aimer ou être heureux contre son gré donc à être libre malgré lui. Leparadoxe de P est donc que s'il possède A malgré elle, il la détruit et avec elle toute chance d'amour,mais s'il la reconnaît et la libère, il se frustre et prend le risque qu'elle lui échappe, donc ne pasaimé ; c'est un amour impossible, il a seulement le choix entre deux manières de ne pas être aimépar A : en la possédant (semi satisfaction psychologique) ou en la libérant (semi satisfactionmorale). « Il ne peut choisir entre un pouvoir absolu et un amour absolu » Barthes. Donc on nedonne que pour reprendre, c'est sa seule technique d'agression : par ex P donne son fils à Aseulement en échange de son mariage donc de son renoncement à être fidèle à la mémoire d'H.Comme B est innocent, et qu'il est intolérable que la puissance soit injuste, il faut lui faire payer etproduire comme une culpabilisation de la victime ; ainsi le rapport oppressif se transforme enrapport punitif par une mécanique de la culpabilité. Ainsi P cherche à faire culpabiliser A :« Madame, en l'embrassant, songez à le sauver » v 384 et H idem avec O : « je veux savoir seigneur

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si vous m'aimez » v 1152 (en l'interrompant).

* Le conflit entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau : De son côté, la victime n'a qu'un seul moyen des'affirmer et de se libérer de ce joug : l'ingratitude sera comme un accouchement de soi c’est-à-direla rupture de tous les liens d'obligation avec le sujet tyrannique est le seul moyen de renaître. Ex :Oreste r/ à P « contre un ingrat » v 748. L'infidélité ou l'ingratitude est la seule force de rupturequi puisse émanciper le héros racinien : le vrai héros racinien est celui qui accède pleinement auproblème de l'infidélité et le plus émancipé de tous est Pyrrhus, par rapport à son père Achille à lapromesse d'épouser Hermione et à travers elle tous les Grecs ; le seul espoir pour lui serait la vie del'enfant et la construction d'un avenir avec A, en s'opposant à la loi vendettale d'Hermione ; ceserait, dans ce monde alternatif, d'accéder à un 3ème ordre où le duo bourreau/ victime peut enfinêtre dépassé. A c'est par rapport à son maître P puis son mari Hector. Ils veulent rompre ce lien avecles valeurs anciennes mais ne trouvent pas le moyen, « ils sont définis par le refus d'hériter »(Barthes). Jusqu'à la fondation d'une nouvelle loi où tout serait enfin possible : « animé d'un regard,je puis tout entreprendre » (si vous m'aidez à rompre avec H, qui sera comparée à une Erinnye,j'accède à un nouvel ordre, P v?). Il est l'homme du « que faire ? » plutôt que celui du faire, il estrejet plutôt que projet, même si P va jusqu'au bout, son projet échoue forcément : « je meurs si jevous perds mais je meurs si j'attends » v 972.Ainsi la pièce permet de poser la question de savoir : comment passer de l'ordre ancien à l'ordrenouveau, ou comment la mort peut-elle accoucher de la vie ? L'ordre ancien maintient et figegrâce à la fidélité ou la foi qu'on a pour lui, ce peut être une prison étouffante ou un asile sécurisant,ambiguïté fondamentale : H s'y réfugie sans cesse alors que P ne cesse de vouloir en sortir : « J'aicru que sa prison deviendrait son asile » dit A en parlant d'As (v 937). Hermione est la figurearchaïque de cette ancienne légalité et de sa vendetta grecque qui se donne bonne conscience enjustifiant le sac de Troie par le rapt d'Hélène. L'alibi est sans cesse la loi du père : notamment pourse débarrasser d'O « vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite / mon devoir m'y retient etje ne puis partir » v 581 et d'A « Je conçois vos douleurs mais un devoir austère quand mon père aparlé m'ordonne de me taire » v 881. Ainsi rompre la fidélité à H c'est pour P rompre avec le père, lepassé, la patrie, la religion : « va profaner des dieux la majesté sacrée » dit d'un ton menaçant H à Pv 1382. Ainsi Oreste pourrait être le double d'Hermione, qui lui délègue les pouvoirs de la sociétégrecque. Et cette société ancienne réclame son dû, que ce soit la vie de l'enfant dans une sorte devendetta infinie qui touche jusqu'aux enfants des ennemis ou bien le mariage avec P : « J'ai cru quetôt ou tard, à ton devoir rendu / Tu me rapporterais un coeur qui m'était dû » v 1363. H symbolise letriomphe du passé.

De son côté A est elle aussi fidèle à la loi ancienne, sauf qu'il ne s'agit pas de celle du pèremais de celle de l'époux : elle est exclusivement définie par sa fidélité à Hector et à ce titre elle estplus épouse que mère : la tragédie n'est possible que parce qu'A est une amante, si elle étaitseulement une mère, le dilemme ne se poserait pas. D'ailleurs tout au long de la pièce As n'est que ledouble de son père (v 653 « Voilà ses yeux, sa bouche et déjà son audace ; c'est lui-même, c'est toi,cher époux que j'embrasse »), au point que la maternité en devient incestueuse (« Il m'aurait tenulieu d'un père et d'un époux » v 279. Il n'est que le reflet d'un mort pour elle et c'est seulement à lafin qu'As peut exister pour lui-même, que la mort accouche de la vie et d'un nouvel ordre Ellerésiste quand même pendant trois actes en mettant la vie de son fils en jeu car ce serait une rupturede la légalité pire que tout pour elle de trahir Hector. L'enjeu est si important qu'il n'y a que sapropre mort qui compenserait cette trahison. C'est du mort qu'est partie la contradiction et c'estpourquoi il est le seul à pouvoir la résoudre : c'est sur son tombeau que se rend A pour prendre sadécision v 1048 « allons sur son tombeau consulter mon époux » comme s'il était toujours vivant.

Il y a comme une symétrie entre les deux fidélités d'H et A : celui d'H est pourvu d'armespuissantes, celui d'A n'est qu'une pure valeur, fragile, symbolisée par le tombeau d'Hector, ellepropose même de s'y enfermer avec son fils (« ainsi tous trois seigneur par vos soins réunis » v

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379). De plus, ces deux ordres de la légalité se trouvent tous deux menacés par P : il veut détruire àla fois la loi du père et la loi du rival ; « s'il veut être il faut qu'il détruise » (Barthes). Ce n'est pas unconflit entre la haine et l'amour mais entre ce qui a été ce qui veut être et à ce titre c'est le seulpersonnage de bonne foi, qui prend le risque de fonder une nouvelle légalité (épouser une étrangère,ennemie et captive) : « Tout cela part d'un héros qui n'est point esclave de sa foi » (v 1324) ironiseHermione. Cela implique que quand il cherche Hermione c'est que décidé à rompre il veuts'expliquer devant elle sans se chercher d'excuses. P a décidé de rompre avec l'ancienne époque : ilne veut pas comme Hermione « qu'on fasse de l'Epire un second Ilion » (v 564), transformantHermione en une seconde Hélène (« ma mère en sa faveur arma la Grèce tout entière … je me livremoi-même et ne puis me venger ! » v 1484). Il veut briser le cercle de la vengeance : « peut-on haïrsans cesse ? Et punit-on toujours ? » v 312 ; sa rupture est fondation d'un ordre nouveau. Pour cefaire il doit détruire la mémoire du passé, ce que confirme Cléone « semblent avec vous sortis de samémoire » v 1450. Il se fonde une nouvelle paternité « je vous rends votre fils et je lui sers depère » v 324 / « je vous à votre fils une amitié de père » v 1509 (témoignage posthume d'O cettefois)., père d'adoption qui s'oppose au père naturel. Il aurait voulu qu'A accomplisse sa rupture. Il ya d'ailleurs une variante de l'Acte V scène 3 où A revient sur scène après la mort de P et sembleprendre congé de l'ancienne légalité de manière plus radicale : « vous avez trouvé seule unesanglante voie / de suspendre en mon coeur le souvenir de Troie » s'adressant à Hermione. C'estalors seulement que A a fait sa conversion de victime en reine et est libre.

e* Des amours incompatibles ou à sens unique = De plus, il existe deux formes d'amourincompatibles : l'amour fidèle, qui dure et qui est toujours espéré (A) / l'amour passion,ravissement qui est toujours condamné : or, l'échec des tragédies raciniennes vient que l'impossibleréconciliation entre les deux: l'amant malheureux (P ou O) essaiera toujours de remplacer l'amourimmédiat par l'amour durable mais en vain car l'amour durée est présenté comme absent, commeune utopie, comme très ancien (A pour H) ou très lointain (O pour H ou P pour A). Ainsi, les seulsmoments réussis de l'érotique racinienne sont les souvenirs, qui permettent de revivre un amourpassé. L'amour, même fidèle et durable, est vécu sur le mode du manque et de l'absence. Dans cette farandole amoureuse, de plus, aucun amour n'est réciproque : O aime H qui ne l'aimepas, H aime P qui ne l'aime pas, P aime A qui ne l'aime pas. C'est un amour à sens unique. Or c'estprécisément ce qui crée des rapports de domination et de soumission. La vie entière d'O dépend duconsentement d'H : « Enfin je viens à vous et je me vois réduit / A chercher dans vos yeux une mortqui me fuit » (v 495s) et cette soumission atteint son paroxysme quand il accepte de tuer pour elle,sans pour autant recevoir de gratitude en retour : « vengeons-nous, j'y consens » (v 1179). Demême, P compare l'amour qu'il a pour A, en langage galant, à des flammes, celles de la guerre deTroie : l'amour est une bataille qu'il n'est pas sûr de gagner cette fois, car tantôt il a la souverainetépolitique quand il impose le dilemme, tantôt il est « brûlé de plus de feux que je n'en allumai » (v320s). La passion vient donc renverser les positions sociales : le roi devient esclave et l'esclavedevient le maître comme l'indique P lui-même : « Qu'elle est ici captive que vous y régnez « (v350) en parlant d'Hermione.

f* L'amour à mort : conception de l'amour n'a plus rien à voir avec le dévouement à l'autre(l'amour cérébral de Corneille ou galant de Quinault) mais relève du « drame brutal de l'instinct »(Benichou) et par là il s'opère une « révolution dans la psychologie de l'amour ». Les amantsmaltraitent et menacent ceux qu'ils aiment et vont jusquà le mettre à mort plutôt que de le céder à unrival , avant de se tuer.Il se caractérise par un savant mélange d'amour et de haine : « l'équivalence de l'amour et de lahaine est au centre de la psychologie racinienne de l'amour » si l'on considère H et P comme lesdeux personnages principaux, ce qui ferait d'A un personnage secondaire. Il s'agit d'une« psychologie naturaliste » de l'amour (Benichou). Il tourne le dos à un idéalisation du sentiment

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amoureux pour représenter une passion destructrice, égoïste et irrépressible au double visage, aucaractère instable, surtout chez P et H. La proximité de l'amour et de la mort prend unedimension concrète avec le suicide final d'H ; non seulement l'amour de l'autre se double d'unehaine de l'autre quand il nous refuse ou nous échappe mais elle devient haine de soi. De même,l'amour de P pour A est un amour sombre, ce que l'ombre est à la lumière : c'est l'ombre du tombeauoù les amants s'ensevelissent : « Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place » (v ?). De plus,l'amour est conçu comme une aliénation plus que comme un désir : on constate les effets aliénantsde l'amour sur le héros mais pas ses raisons profondes de désirer tel ou tel. On ne sait pas pourquoiP aime A, pourquoi H aime P ou pourquoi O aime H. Les passions sont des raisons justifiant le restemais les passions sont elles-mêmes sans raisons d'être : elles se contentent d'être là et d'interagir(cf Hume et l'atomisme psychologique). D'ailleurs, le verbe aimer est assez peu prononcé et demanière intransitive, c'est un état de fait, une donnée indifférente à son objet : « j'aime « d'Oreste v99, « vous aimez c'est assez » de Phoenix au v 685. L'amour est personnifié de manière abstraite,presque jamais adossé à une figure concrète : H parle de l'amour et de la constance d'O « payé detrop d'ingratitude » p v 393 ; « l'amour me fait ici chercher une inhumaine / P : votre âme à l'amouren esclave asservie » v 26 et 29. « l'amour achèverait de sortir de mon coeur » O : v 64. H n'a« payé son amour que de haine » selon Pylade ; P « accorder les soins de ma grandeur et ceux demon amour ». A craint que la décision de P « passe pour le transport d'un esprit amoureux » ; Aregrette face à P que « votre amour contre nous allume trop de haine » ; P parle à A de son « amourtimide » etc surtout avec majuscule « si sous mes lois Amour tu pouvais l'engager ! » dit Hermionev 339 ou Oreste : « A tant d'attraits, Amour, ferme ses yeux ! » v 604. L'amour semble impersonnelcomme si l'objet n'était que prétexte ou secondaire, de nature intransitive, comme si l'acte s'épuisaithors de toute dénomination ; il suffit de nommer l'amour sans nommer l'être aimé.

* En particulier Hermione incarne « la jalousie et les emportements [def = mouvement déréglé,violent, causé par quelque passion] » (P1 p. 14) empruntés au personnage d'Euripide. Ce n'est passeulement l'excès qui la caractérise mais le passage incessant de la haine à la tendresse. Mais cettehaine n'est orientée que contre P, elle n'envisage de faire du mal à A qu'une seule fois et etbrièvement (II, 1, v 446 : « je veux qu'on vienne encore lui demander la mère »). A cela s'ajoutel'orgueil qui semble triompher de la passion amoureuse (def = estime souvent excessive de soi,amour passionné de soi et son image cf Hume) provoqué par la blessure narcissique d'êtreabandonné de P et elle ne peut supporter l'idée de revoir O du seul fait que son abandon leréjouisse : il y a un décalage permanent entre ce qu'elle dit et pense (v 395 « quelle honte pour moi,quel triomphe pour lui »). Le seul moment où elle fasse preuve d'humilité (def = rabaisser sespropres mérites, crainte d'être blâmable, défiance envers soi-même) est quand elle avoue à P l'amourmalheureux qu'elle lui voue (« j'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes » v 1357) et làseulement l'orgueil cède face à l'amour, juste avant la fureur, ou quand elle s'humilie une dernièrefois en lui demandant de reporter le mariage d'un jour. A cet orgueil répond celui de P qui est à soncomble quand il refuse l'ultimatum des grecs180 s) et épouse A (v 1502 témoignage d'O).

L'instabilité passionnelle est à son comble avec ce personnage. Sa cruauté est soulignée à plusieursreprise par O (« si j'en avais trouvé d'aussi cruels que vous » v 504) et P (« fus-je jamais si cruel quevous l'êtes » v 322). C'est une princesse insensible qui a repoussé Oreste sans ménagement avec« trop d'ingratitude » (v 393) selon son propre aveu et va susciter en lui toutes sortes d'espoirs et dedéceptions, qui cherche par tous les moyens à éliminer sa rivale, qui a prévenu les grecs que As étaiten vie, refusant d'intervenir pour le sauver malgré les prières d'A. Elle tient également à ce que savengeance se sache : « qu'on l'immole à ma haine et non pas à l'Etat » v 1268. Aucune pitié nireconnaissance. Elle semble la maîtresse du monde, qui tient la vie des autres entre ses mains etimpose son diktat : « ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ? » face aux hésitations d'Oreste (v1188). Mais si sa fierté vient de son statut de princesse, son égoïsme est la contrepartie de sa

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passion pour P ; rien n'existe en dehors d'elle et ses cris d'amour ponctuent toute la pièce (v 416,436, 550, 810 815, 1200, 1356, 1365, 1545).

g* L'hainamoration = « Ah ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais ? » v 1396 (H seule) ou « Ahje l'ai trop aimé pour ne le point haïr » v 416. Comment peu-on aimer et haïr à la fois ?P est le premier à expliquer que la transmutation de l'amour en haine repose sur une relationd'homologie ; ce sont des passions violentes qui se rencontrent par la similitude de leur intensité cequi produit un effet de symétrie : plus on aime, plus on risque de haïr « il faut désormais que moncoeur / s'il n'aime avec transport haïsse avec fureur » v 365. Modèle thermodynamique = une forcephysique, une fois créée, ne peut faire autre chose que s'exercer sur un objet. Si l'amour ne peut êtresatisfait dans la pulsion érotique, il le sera dans une pulsion morbide, peu importe la forme mais ilfaut que ça sorte !Si l'on tire du côté de la haine, l'explication est psychologique : c'est en étant confronté au rejetde l'être aimé que les personnages de P et H sont amenés à transformer leur amour en haine. Tout sepasse comme si le désir, frustré de ne pouvoir se réaliser, devait se reporter sur un autre objet voiremême se retourner contre l'objet qui se refuse à lui. Ces deux sentiments traditionnellement opposésse retrouvent alors reliés l'un à l'autre non par un rapport d'opposition mais par un rapport decausalité. Plus on aime, plus on hait : c'est l'amour qui implique la haine, donc aimer c'est toujourspotentiellement haït comme l'a compris Oreste, qui préférerait être haï d'Hermione que de produirede l'indifférence : « Je vous haïrais trop / Vous m'en aimeriez plus » (v 540) +« Vous m'aimeriez,Madame, en me voulant haïr » (v 544) . Le caractère trouble de la frontière entre haine et amour seconcrétise par un retournement de la relation de soumission en rapport de domination : puisque jene peux établir une relation symétrique à l'autre où je suis aimé autant que j'aime, puisque l'autre metransforme en victime, j'inverse la position en prenant celle du bourreau qui fait du mal à celui quifait du mal. La blessure narcissique causée par le rejet se transforme en blessure infligée à l'autre :« je percerai le coeur que je n'ai pu toucher » dit Hermione (v 1244), utilisant une syllepse car lecoeur peut ici avoir deux sens : lieu des sentiments et organe vital. La souffrance de l'autre devientsource de jouissance face à cet amour impossible et H s'en délecte d'avance : « Quel plaisir devenger moi-même mon injure » (v 1261) tout en préférant mourir avec lui que de ne pas le voirmourir, ce qui implique que la haine de l'autre peut aussi se retourner en haine de soi : « il me seraplus doux de mourir avec lui que de vivre avec vous » dit-elle à Oreste (v 1247). Tout comme P quirêve d'exercer un pouvoir sur A, le seule qui lui reste, celui de lui faire mal : « Que de pleurs vontcouler ! De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler ! (v 695). De manière plus atténuée, Oresteprojette d'enlever Hermione malgré elle ce qui est ultime moyen de la posséder et de récupérer, aumoins physiquement, ce dont elle le prive : « Je prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne / Etque ses yeux cruels, à pleurer condamnés / Me rendent tous les noms que je leur ai donnés » (v762). CF = L’ambivalence ou hainamoration selon Lacan, désigne la simultanéité de deux sentimentsopposés à l’endroit d’un objet ou d’une situation, classiquement l’amour et la haine. Rappelons quepour la psychanalyse, la haine est première par rapport à l’amour et l’ambivalence découle de cettehaine originaire. De là se dégage l’idée d’une ambivalence structurelle qui permet au sujet derefouler la haine originaire afin de pouvoir aimer. Ce qui est haï dans l'amour, ce n'est donc pasl'autre en tant que tel mais la perte ou la séparation de l'autre (rappelant la perte ou la séparationavec l'amour fusionnel maternel. Mais comme l'autre est cause de cette angoisse d'abandon, ildevient objet de haine. L'amour, quand il n'est pas don actif de soi qui n'attend aucune réciprocité,mais une passion imaginaire et narcissique, est une sorte de perversion car le désir d'être aimé (quiest une exigence effrayante) est plutôt le désir d'engluer, d'asservir l'autre dans notre proprefantasme ; le névrosé subit l'amour tout en l'exigeant, il ne s'y implique pas : « l'amour de celui quidésire être aimé est essentiellement une tentative de capturer l'autre dans soi-même » (Lacan). Onpeut donc éprouver du plaisir à voir souffrir l'être aimé : même O avoue avoir éprouvé « une secrète

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joie » en apprenant que P délaissait H et entend la priver du « plaisir funeste » de tuer P pour sesuicider ensuite ; joie malsaine qui consiste à s'introduire dans l'intimité des deux morts réunis :« pour couronner ma joie dans leur sang dans le mien il faut que je me noie » : la pulsion de mortest à la fois tournée contre l'autre et contre soi, en écho à Hermione.

Si l'on tire du côté de l'amour, l'explication est morale : il y a aussi d'une volonté de moraliserles passions en atténuant leur violence visible. Donc le mélange amour-haine résulte d'un choixstratégique de la part de Racine d'un sujet où le personnages doivent être à la fois héroïques,vertueux et animés de passions violentes, pour être dignes de la pitié des spectateurs. Il fautattribuer aux personnages des traits éthiques : ils ne sont pas fabriqués pour que nous puissions nousidentifier à eux sans quoi cela nous rabaisserait : s'en tenir à des « portraits ressemblants »reviendrait à représenter des êtres défectueux selon Aristote qui « seraient pire que nous » ; aucontraire, représenter des êtres de condition supérieure à la nôtre, imiter « des gens meilleurs quenous », nous permet de nous élever moralement à ce que nous ne sommes pas encore et devrionsêtre (comparaison avec les portraitistes qui « peignent des portraits ressemblants mais en plusbeau » Aris ch 15). Le héros tragique rassemble paradoxalement à la fois ce qui est (passion) et cequ'il devrait être (morale). Même Achille, dont le trait principal est la colère, doit être esthétisé etmoralisé pour convenir au héros tragique. La fin de la tragédie n'est pas seulement esthétiquemais aussi morale car elle permet une meilleure connaissance de l'homme, du bien et du mal ; ellepermet d'exprimer de beaux sentiments, comme l'amour maternel par ex ; elle permet de s'élever au-dessus des contingences de la vie ordinaire en créant un univers intellectualisé, raffiné, dépouillé duvulgaire. CF Phèdre = amour monstrueux en plus d'être destructeur car incestueux, ce qui lui donne uncaractère scandaleux (surtout quand elle se déclare à lui). Comme Oreste, elle souffre d'une sorte de« mélancolie érotique » (un désir ardent pour l'être aimé provoquant une perpétuelle inquiétude) quidonne à son amour une dimension pathologique.

2) L'interprétation est (au moins) double :

a* Interprétation interne =Chacun interprète les comportements des autres mais de manière peu fiable : cela transformeparfois la tragédie en apologie d'un personnage qui devient ainsi le héros de sa propre pièce ou enréquisitoire contre un autre. Cela se solde au final par le plus grand malentendu tragique : celuid'O face à l'ordre d'H : « Ne devais tu pas lire au fond de ma pensée ? Et ne voyais-tu pas dans mesemportements que mon coeur démentait ma bouche à tout moment ? » (v 1546). C'est lorsquel'irréparable est accompli qu'H accède enfin à une clairvoyance lucide de ses sentiments. Le hérosen effet vit dans un monde de signes dont aucun n'est sûr (cf Fragments d'un discours amoureux).Dès qu'il se fie à une interprétation quelque chose vient la contredire et le jette dans le trouble :ainsi. Tous les signes sont des pièges en puissance. Interpréter, c'est dévoiler le sens caché d'unphénomène ou d'un signe. Or, il y a multiplicité de signifiés pour le même signifiant : un mêmeregard, un même geste peut être interprété différemment selon l'état passionnel (pire que les mots, lafuite et le silence sont le pire de supplices dans l'enfer des significations qui est celui du passionné).Ce qui est un des paradoxes tragiques : tout objet de signification est double, à la fois « objet d'uneconfiance infinie et d'une suspicion infinie » (Barthes) cf espoirs et désespoirs successifs de P, H etO surtout elle lui fait croire qu'elle n'épousera P que pour obéir à son père (v 583s) puis elle luipromet de le suivre après avoir multiplié les obstacles et les conditions à ce départ (v 587s), del'épouser même (v 1231 en cet état soyez-sûr de mon coeur ») pour enfin le renier quand le crimeest commis.

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b* Interprétation externe : L'absence de narrateur (# Balzac) nous laisse libre d'interpréter le texteet sa représentation. Racine ne tranche pas et refuse le moralisme. D'où une liberté et unemultiplicité d'interprétations elles-mêmes passionnées : Il y a notamment les partisans d'H etceux de P qui débattent autour de leur rencontre (IV, 5) : pourquoi aller voir H alors qu'il a décidéd'épouser A ? soit c'est par vertu (« c'est le seul personnage de bonne foi » selon Barthes, assumantses actes ), soit c'est par perversité (il vient la torturer cruellement, il lui dit qu'elle n'était pasobligée de l'aimer v 1355 « rien ne vous engageait à m'aimer en effet ») et ce serait par ironie quecelle-ci qualifie le discours de P d' « aveu dépourvu d'artifices » v 1309). Il semble que chacuninterprète le sens de cette scène selon la sympathie éprouvée pour l'un ou l'autre (cf Hume). Il y acomme un conflit des sympathies qui trouve sa source dans le caractère même de P (orl'élaboration du caractère des personnages est essentielle, même si cela vient après l'intrigue et restesubordonné à l'action, selon Aristote). Mais certains ont aussi imaginé une Hermione (qui se croit)persécutée, qu'on ne peut réhabiliter qu'en accablant Andromaque qui chercherait à séduire P en serefusant à lui, faisant la coquette. Hermione est déjà une interprète des actions des autres et lecommentateur trouve ainsi son double en elle d'où la sympathie qu'elle provoque.Les défauts de la pièce aux yeux des critique du XVIIème permettent une certaine libertéd'interprétation. G. Forestier se propose de résumer ainsi le scenario tragique réélaboré parRacine :“Pyrrhus doit épouser Hermione qui l'aime, mais il aime Andromaque, “voilà lecommencement” ; contrairement à toute attente, il décide d'épouser Andromaque et de rejeterHermione, “voilà le milieu” ; furieusement jalouse et ulcérée, Hermione demande à Oreste de levenger en tuant Pyrrhus, “voilà la fin” !” Tandis que Hélène Baby considère que l'événément ultimeet principal est l'assassinat de P par les Grecs : même début et milieu mais fin : « ce geste attise lacolère des Grecs qui assassinent P, voilà la fin ». De même, certains commentateurs ont vu dans lepersonnage de P un amant galant, trop éloigné du fils du guerrier Achille « farouche, inexorable,violent » (P1 p. 15), tandis que d'autres lui ont reproché la brutalité excessive de P. A partir duXIXème les défauts deviennent des qualités et R devient le rival de Molière plus que de Corneille :de « pas assez tragique » il passe à « tragédien des passions humaines ». Les personnages qu'onestimait ratés (H et O) reviennent au premier plan, l'action secondaire devenant l'actionprincipale.Il y a une dualité et une ambivalence des héros tragiques qui entretient ce conflit desinterprétations car ils sont à la fois vertueux et passionnés, ce qui donne à leur discours uneforme d'incertitude et d'illogique. Elle pourrait s'incarner dans la formulation ambivalente de P qui,hors contexte, peut s'interpréter aussi bien comme vertueuse (compassion pour la douleur infligée àA) ou perverse (plaisir de faire souffrir) : « Elle en mourra, Phoenix, et j'en serai la cause / C'est luimettre moi-même un poignard dans le sein » ( v 698). H a tort de croire en la fidélité de P mais A n'est pas claire non plus quand elle prétend lier son filsavec P « par des liens immortels » (v 1092) pour se suicider aussitôt après ; cela ne lui garantit pasla survie d'As ou pourrait révéler un début de sentiment pour P. C'est pour certains commentateurune « faute de jugement d'une étourdie ».

Les hommes interprètent les passions des autres hommes selon leur propre logique passionnelle.

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B) Le dérèglement passionnel

Les passions ici sont la source d'un « désordre extrême » (v 121) selon Pylade à propos de P. Quelen est la cause ?

1) La puissance du Destin : « je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne » OresteLes passions seraient-elles une forme de fatalité ? a* Le Fatum vient du verbe fari signifiant « parler, dire » : c'est l'ensemble des prédictionsimplacables prononcées par les devins. La philosophie du tragique consiste à exprimer la lutte,propre à la condition humaine, entre la liberté humaine et une transcendance qui l'écrase, unenécessité a priori inéluctable qui s'accomplit même quand on tente de l'éviter : « admire avec moi lesort dont la poursuite / Me fait courir alors au piège que j'évite » [souhaite éviter] v 65. Tousessayent de résister, mais en vain (O en allant chercher l'oubli et la mort, P en s'efforçant d'aimer Het même pour son mariage avec A : « l'un par l'autre entraînés nous courons à l'autel nous jurermalgré nous un amour immortel» v 1299). Ce qui interroge les limites de la liberté humaine etsouligne la passivité inscrite dans l'étymologie de « passion ». Les hommes ne son plus maîtres deleurs actes ou de leurs existences, comme si les passions tenaient lieu de fatum : « Que sais-je ? Demoi-même étais je alors le maître » se demande Oreste (v 725) et H ironise sur les contradictions deP qui montre « un coeur toujours maître de soi » (ironie par antithèse v 1323). CF Vision janséniste provoquant un pessimisme anthropologique, hérité de son passage et deson éducation à Port-Royal : l'homme étant nécessairement corrompu depuis sa chute, il est entraînévers le mal. L'homme est esclave de son amour-propre et des ses passions et c'est la marque dupéché originel ; il est condamné et ne peut même pas attendre son salut de lui-même ou de ses actes(# jésuites et leur casuistique qui excuse les faiblesses des hommes); seule la grâce divine peutl'absoudre ; écrasés par leur nature, les personnages de Racine semblent déchus. La puissance deDieu est inaccessible et caché et c'est lui qui décide par avance du salut de tel ou tel. En serévoltant, l'homme ne peut que déchoir davantage, c’est-à-dire s'opposer à la volonté divine etrefuser la grâce : il est donc réduit à l'impuissance. Le destin racinien n'est pas Dieu pour autant : c'est une certaine façon de nommer sa méchancetétout en permettant au héros de s'aveugler sur la source de son malheur, d'éluder sa part deresponsabilité : le destin, « c'est un acte pudiquement coupé de sa cause » (Barthes). Ex : Oreste« je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux » v 776.

b* La mort dans l'âme : tragique = funeste au XVIIème La mort est présente en filigrane du début àla fin de la tragédie : la mort d'Hector donne un ton macabre aux rencontres qui s'opèrent tout aulong de la pièce : sa présence-absence comme fantôme du passé constitue le véritable décor virtuelde la pièce, même si celle-ci se tient dans le palais de P à Buthrote, capitale de l'Epire. Ilion (nomde Troie venant de son fondateur Ilios, en Asie mineure, près de la mer Egée) est le véritable décortragique et funèbre de la pièce. Rappelons également que le père d'Oreste, Agamemnon, a été obligéde sacrifier sa fille Iphigénie (transformée en biche au dernier moment) pour que la flotte puissepartir à la guerre de Troie. Or, la mort est ce qui transforme la vie a en destin : c'est la nécessitéabsolue inhérente à la condition humaine contre laquelle les passions tentent de se battre mais àlaquelle elles aboutissent parfois.Une des armes du sujet tragique est la menace de mort : alors que la mort pourrait être considéréecomme l'échec suprême, la mort peut être un moyen de révolte contre l'ordre des choses : elle est làpour indiquer l'état absolu du sentiment, le superlatif destiné à exprimer le comble de la passion ; ily a toute une rhétorique funèbre qui annonce la mort (que ce soit celle de l'autre ou celle de soi).Quand la mort est recherchée elle fait office de sacrifice de soi faute d'avoir trouvé dans le réel unesatisfaction même atténuée de notre désir (menace de mort sur l'enfant pour P, sur P pour H, sur soi-même pour Oreste, qui a cherché la mort pendant des années dans le combat, sur les mers. Et pour

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A ici le suicide est une menace directe contre l'oppresseur, une forme de chantage ou de punition.La seule mort réelle et non abstraite est celle de l'assassinat (de P par H) et c'est la mort la plustragique parce qu'elle est imposée par l'autre. La mort physique n'apparaît jamais dans l'espace tragique, non seulement pour des raisons debienséance mais aussi parce qu'il s'agit d'une réalité indicible, qui ne relève plus de l'ordre dulangage : elle ne saurait être dite donc elle reste à l'extérieur de la pièce : « dans la tragédie on nemeurt jamais parce qu'on parle toujours » Barthes. Le héros tragique c'est celui qui est enfermé,celui qui ne peut pas sortit sans mourir, captif d'une situation qui reste un privilège comparée à lamort. Seul le sang traduit indirectement la violence et la mort, le sacrifice : H demande demande àO de revenir « tout couvert du sang de l'infidèle » (v 1230) et envisage d'égorger P puis de retournercontre elle « ses sanglantes mains » (v 1245). Le thème de la cendre ou de la nuit est aussi récurrent : à propos des ruines de Troie (v 201 et 330),ou du tombeau d'Hector (v 1081) il symbolise un passé tragique qui continue de hanter lesmémoires. Nuit cruelle du sac de Troie ou nuit de la folie d'Oreste.

C* L'amour fatal : Les personnages ne sont pas maîtres de leur destin mais pour quelle raison ? :Chez Racine, le thème amoureux se confond avec la figure de la fatalité : le fatum se matérialise parl'intériorité du désir. La mécanique implacable et violente des passions enveloppe une nouvelleconception du tragique propre au XVIIème car le destin était jusque là une puissance externe àl'individu et là il s'intériorise sous forme de passion en précipitant les personnages vers la folie oula mort : les passions prennent la place les dieux et du sort et cet effet est quasi-magique : « quelcharme, malgré vous, vers elle attire ? » (v 673) (du latin carmen = incantation magique). Phrased'Oreste corrigée par Racine qui au départ avait écrit « transport », attestant du déplacement desens : le destin n'est plus externe mais interne, il le vit réellement comme une partie de lui-même, ils'absorbe en lui et se sent devenir lui. D'ailleurs il n'y a plus de choeur tragique, témoin externe dudestin des personnages. Ainsi le héros est capable de prévoir lui-même l'imprévisible du destin (=force qui s'applique au présent ou à l'avenir alors que le sort s'applique au passé), même si il peutcroire le contraire (en retrouvant P au début de la pièce Oreste dit : « ma fortune va prendre une facenouvelle » v 2 mais ensuite il pressent le pire : « qui peut savoir le destin qui m'amène ? » v 25,« admire avec moi le sort » v 65, « le destin d'Oreste » v 482). Tout se passe comme si le hérosreprenait à son compte la faute divine pour la faire sienne puisque la passion fatale vient de lui :chacun naît innocent et se fait coupable pour sauver Dieu comme Oreste au v 772, même lorsqu'ilreproche aux dieux ce qui lui arrive, il le reprend à son compte de manière à avoir enfin le droitd'être coupable c’est-à-dire responsable de qqchose : « mon innocence enfin commence à mepeser .. Méritons leur courroux, justifions leur haine ». Ainsi, selon Barthes, « la théologieracinienne est une théologie inversée:c'est l'homme qui rachète Dieu » en reprenant sa faute à soncompte.

* L'emblème de ce destin tragique reste en effet le vers d'Oreste : « je me livre en aveugle au destinqui m'entraîne » (v 98). Oreste se présente à de nombreuses reprises comme une victime du destinet il est le seul à voir une fatalité dans le déroulement de ces événements. Oreste souffre demélancolie comme en atteste son ami d'enfance Pylade (v 17 : « surtout je redoutais cettemélancolie / où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie ») = maladie de l'âme qui consiste dans unetristesse sans raisons, provoqué par un excès de bile noire (atrabilaire) comme le soulignait l'artpoétique d'Horace. Il faut dire qu'Oreste hérite de la malédiction des Atrides : Atrée tue ses neveuxet les donne à manger à son frère Thyeste, d'où une vengeance sans fin entre les deux familles ;Agamemnon, fils d'Atrée, est assassiné par sa femme Clytemnestre dans son lit, sous l'influence deson amant Egisthe, fils que Thyeste avait eu d'une de ses propres filles (donc son cousin) ; ilsprojettent de tuer le fils de Clytemnestre et d' Agamemnon, Oreste, mais sauvé par sa sœur Electrequi le confia à un voisin, avec le fils duquel il est élevé (Pylade). Il reviendra à Mycènes pour les

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tuer des années plus tard et sera poursuivi par les Furies ou Erynies. Mais il en sera délivré parMinerve. Hermione est sa cousine, car elle est la fille de Ménélas, frère d'Agamemnon, pèred'Oreste. Cette mélancolie est donc générationnelle (la conséquence du meurtre de sa mère) mais Ren fait un effet de la seule passion amoureuse. Sa tristesse vient de loin, d'un scenario familial quiest encore douloureux, mais aussi du rejet de H à Sparte qui déjà l'avait poussé à chercher à mourir :« j'ai mendié la mort chez des peuples cruels ». Notons que ses tentatives de suicide sont deséchecs, ce qui le pousse à la folie. Mais il semble qu'il affabule à son tour cette tragédie car lesdieux n'y sont pour rien : il n'est qu' un homme dupe des passions des autres et non des dieux,même s'il les accuse pour se décharger de cette responsabilité : « Je ne vois que malheurs quicondamnent les Dieux » v 776 / « au comble des douleurs tu m'as fait parvenir » s'adressant au cielv 1614. En effet, dans la tragédie selon Aristote, « la résolution des histoires doit aussi résulter deshistoires elles-mêmes et non d'une intervention de la machine » (pour faire monter les personnagesau ciel par ex ) (ch 15). Ainsi il fait se rejoindre en un seul, fusionner le destin divin et le destinamoureux (sa passion de la constance amoureuse) : « Et le destin d'Oreste / Est de venir sans cesseadorer vos attraits » (v 482). Ou plus exactement, c'est H qui tient le rôle de déesse et décide de savie et de sa mort. CF Dans Phèdre, même si ce n'est pas le cas, ce sont les dieux qui sont accusés de son propremalheur : « c'est Vénus tout entière à sa proie attachée » (I, 3, v 306) comme si elle était victimed'une puissance transcendante.

* Cette (im)puissance fatale se traduit par des plaintes et des complaintes : H plaint encore P dudanger qu'il encourt (« je tremble au seul penser du coup qui le menace ») alors qu'il l'a trahie : « Etje le plains encore ? Et pour comble d'ennui /Mon coeur, mon lâche coeur s'intéresse pour lui ? ».

2) Un monde d'Illusions =« Je me trompais moi-même » (Oreste v 38), « j'étais aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts »(Pyrrhus v 908) : autant de processus de désillusions rétrospectifs. Pylade reproche à O son manquede sincérité (vous me trompiez v37) mais il s'agit en fait d'un manque de lucidité.Le désordre causé par les passions ne vient pas seulement du manquement au devoir mais d'uneperception faussée du monde. Ils sont incapables de déchiffrer correctement le sens desagissements des autres. L'aveuglement du héros racinien à l'égard des autres est presque maniaque :tout dans le monde semble parler de lui, centré sur elle, se déformer pour n'être qu'une nourriturenarcissique.a* Les passions créent des mondes fictifs personnels : les personnages se leurrent sur lesvéritables motivations de leurs partenaires et donne lieu à une multitude d'affabulationspersonnelles, ce que traduit le verbe (se) « flatter ». Un personnage se flatte souvent en accusant àtort un autre de se flatter lui-même : l'orgueil accuse l'orgueil : P s'imagine qu'A est ravie est d'êtreaimée de lui (« qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte » v 685), O pense que P épouse Hpour le provoquer ou le blesser donc le priver d'H (« je le connais : mon désespoir le flatte » v 737).De même H est interrompue dans son rêve d'un P héroïque par A (« ne puis-je à ma joieabandonner mon âme ? » v 857) puis accuse P de venir la voir uniquement pour la mépriser et semoquer d'elle : « Vous veniez de mon front observer la pâleur / Pour aller dans ses bras rire de madouleur » (v 1328). Toutes ces fictions sont des mécanismes de défense contre une réalité tropdouloureuse, celle de l'indifférence d'autrui, que l'on retourne en agression, histoire de croire quel'on compte pour l'autre. A l'inverse, P interprète les blâmes d'H comme une preuve d'indifférencepour ne pas affronter la douleur qu'il cause en elle et moins se sentir responsable : « Je rends grâcesau ciel que votre indifférence / de mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence » ou « il faut secroire aimé pour se croire infidèle » (1345 s) c’est-à-dire que la faute est moindre si l'on trahit qqunqui n'avait pas de sentiments, on peut donc s'en persuader faussement pour se délester du poids de laculpabilité. Ainsi, que l'on interprète l'indifférence comme signe de haine ou la haine comme signe

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d'indifférence, les signes ne sont pas des preuves mais plutôt des interprétations subjectives visant àconforter l'espoir ou le désespoir.

b* Les fictions personnelles deviennent des monologues et le personnage n'entend plus lesobjections de son interlocuteur, ce qui est typique de l'aveuglement de la passion ; le scène sedédouble pour accueillir une autre pièce où le personnage croit se mouvoir. Ex Acte II scène 2 : Hne répond plus aux objections de Cléone et la scène se dédouble comme si elle évoluait dans uneautre pièce où elle serait une coquette cherchant à séduire P, transformant le dialogue enmonologue. Elle demande elle-même à sa confidente de faire comme si elle ne croyait pas à sonamour pour P, de ne retenir que la haine vengeresse, mais c'est comme si elle se parlait à elle-même : « crois que je n'aime plus, vante-moi ma victoire / crois que dans mon dépit mon coeur s'estendurci » (v 430). Ainsi, le monologue est l'expression propre de la division : non seulement onse parle à soi-même comme s'il s'agissait d'un autre (division quant à la forme), mais aussi et surtoutil y a une prise de conscience de notre division interne (division quant au fond) : « il est conscienceparlée de la division et non délibération véritable » Barthes. Il est toujours articulé en deux partiscontrairesLa perception d'autrui mais aussi la perception de soi est troublée voire obscurcie : la passionproduit une crise d'identité personnelle. On se méconnaît soi-même en s'attribuant des sentimentsqui ne sont pas, c'est la confusion des sentiments, par ex par orgueil : « Si je le hais Cléone ! Il y vade ma gloire » (v 413) pour Hermione ; la passion pouvant provoquer jusqu'à l'oubli, H oubliequ'elel a commandé à O d'assassiner P (V, 3) # « Ingrat, je doute encore si je ne t'aime pas » (v1368). Oreste ne sait plus qui il est après le retournement d'H : « Est-ce P qui meurt ? Et suis-je Oenfin ? »v 1568. Cette méconnaissance de soi se traduit par la dénégation (le sujet tout en formulantdes désirs qu'il souhaite réprimer continue de nier en être l'objet) : H face à O refuse d'admettre sessentiments pour P et de croire qu'en elle « la haine est un effort d'amour » (v 580) ; Phoenixs'aperçoit que la constante dénégation de P révèle au contraire la passion de celui-ci pour A (v 671).

c* Un effet de décalage presque comique = Au point d'être presque comique (H dans sa jalousieobsessionnelle imagine que A cherche à séduire P malgré son apparente froideur) ou ironique (Hmonologue en déclinant toutes les vertus de P comme dans une tragédie de Corneille avec ses hérosparfaits « Le nombre de ses exploits mais qui peut les compter ? » v 839, alors qu'un peu plus tardelle en fera un parfait tyran qui « s'abandonne en crime au criminel » v 1312, comme si elle jouait àêtre une princesse cornélienne, d'autant plus pathétique qu'elle y échoue). De même P affabule encroyant que c'est par coquetterie que A se refuse à lui : « je vois ce qui la flatte sa beauté la rassureet malgré mon courroux l'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux » v 658). A la scène 5 de l'acteII, P prétend s'être libéré de son amour pour A alors qu'il ne cesse de montrer le contraire tout aulong de son échange avec Phoenix : ce décalage, signe d'illusion sur soi, est comique : « Et moncoeur, aussi fier que tu l'as vu soumis / croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis » v 635 #« Crois-tu que si je l'épouse / Andromaque en son coeur ne sera point jalouse ? » v 670. D'oùl'étonnement de Phoenix qui lui parlait du mariage avec Hermione : « Quoi ? Toujours Andromaqueoccupe votre esprit ? » v 671 , comparable à l'étonnement d'O quand après avoir fait assassiné P ilrevient et se trouve rejeté par H. « ne m'avez vous pas vous-même ici tantôt ordonné son trépas ?» v1543, celle-ci tirant les marrons du feu sans qu'il puisse en profiter, il est ravalé au rang grotesque etridicule de celui qui vient demander le salaire de son amour, tout fier de ce qu'il a fait (« Madamec'en est fait et vous êtes servie » v 1493) et se fait rejeter (« tais toi perfide » v 1533). De même P sedéfend mal d'être amoureux « Moi l'aimer ? Une ingrate / Qui me hait d'autant plus que mon amourla flatte ? » v 686 et termine sur une indécision : « Faut-il livrer son fils ? Faut-il voir Hermione » v706.Si la pièce a des virtualités comiques, cela confirmerait l'idée que le sujet n'est pas adapté à unetragédie, comme le pensait Subligny car la tragédie suppose l'élimination de tout ce qui peut faire

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rire ou sourire. Andromaque est-elle vraiment une tragédie ? On peut en douter à cause de la placecentrale qu'occupe la passion amoureuse, ce serait seulement une comédie qui finit mal ; quand lesles sentiments individuels priment sur les grands intérêts politiques, c'est ce que Corneille auraitappelé une comédie cf def de Fenelon : « la comédie représente les mœurs des hommes dans sesconditions privées », et produisant des résultats médiocres. Il n'y a alors qu'une différence de degréet non de nature entre tragédie et comédie car on prend pour matière les mêmes passions , maison leur donne seulement plus de force et plus d'effets néfastes. Par ex comparaison proposée par Emile Faguet entre les scènes avec Alceste et Célimène dans leMisanthrope et la scène 2 de l'acte II entre O et H : « vous le savez madame et le destin d'Oreste estde venir sans cesse adorer vos attraits » v 482 (« il y a même plus de violence dan les scènesd'Alceste et plus de tendresse railleuse dans celles d'Oreste » selon lui) ; Alceste est un franccoléreux (« Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre, Le fond de notre cœur, dans nosdiscours, se montre ; Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais, sous devains compliments ») toujours de mauvaise humeur qui échoue à séduire la jeune et légère veuveCélimène, qu'il aime profondément, ce qui lui donne un fond tragique d'abord parce que sonindignation est souvent fondée (« Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous »), ensuite parce que son amour est sincère et malgrétout se trouve rejeté, produisant un désenchantement final (sous titre : l'atrabilaire amoureux) : « Ilest vrai : ma raison me le dit chaque jour ; mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour ». Gide par ex se trouvait gêné par une sorte de « marivaudage tragique ». Mais il n'y a pas demassages comiques pour autant, seulement des lectures d'un potentiel comique. Cependant auXVIIème on postule que l'oeuvre aurait pu être autre, elle n'est pas un tout indissociable. Boileaucritiquera la manière dont l'amour est « pris à la lettre » au lieu de mener à la fureur tragique,surtout à travers le caractère de Pyrrhus, décrit comme un amant ridicule qui cherche à se faireaimer et se met en position d'infériorité r/ à son esclave, ce qui dégrade la tragédie en comédie.Seules les amours d'H et O seraient vraiment tragiques car conduisant au suicide (comme Phèdre)ou à la folie.

Rappel : ironie de l'histoire, c'est lorsque l'irréparable est accompli qu'H accède enfin à uneclairvoyance lucide de ses sentiments et reconnaît enfin que son discours de haine la trompait.

3) Passion, déraison et Folie = ** Tout amour est un double échec de la volonté et de la raison : il faut rappeler ici que lapassion est un affect du coeur relié à nos sens, qui fait mouvoir l'individu en le poussant àl'action ; mais, paradoxalement, ce sentiment s'imprime en nous malgré nous et n'est pas unlibre choix.a* Une défaite de la volonté = c'est un élan irrationnel et irrésistible chez tous les héros : « peut-être malgré vous, sans doute malgré lui » v 548 dit O à H ; P cède à l'« ardeur » (v 1293) qu'iléprouve pour A alors qu'il croyait que « les serments lui tiendraient lieu d'amour » pour H (v 1296) ;Oreste a essayé en vain d'oublier H et de la haïr mais continuait à l'aimer (v 87 : « de mes feux maléteints je reconnus la trace / je sentis que ma haine allait finir son cours »). Les héros sont réduits àl'impuissance : seuls des gestes impulsifs que l'on regrette après peuvent leur être imputés. Pyrrhusva d'Andromaque à Hermione puis à nouveau vers Andromaque comme le remarque H : « mequitter, me reprendre, me retourner encore » v 519. Celui qui manque le plus de volonté estprobablement O : « puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine » v 97. De même P va audevant d'une mort qu'il a dû lui-même « prévoir » selon H (v 1419) et qui est le seul moyend'acquérir la fidélité d'A. Ainsi la fatalité tragique de l'amour s'exprime autant dans sa forceimplacable contre laquelle on ne peut pas lutter que dans sa direction imprévisible : on ne décidepas de qui on aime ou pas ; l'amour et le désamour ne se décrètent pas comme l'a bien compris Pface à H (v 1294 « je voulus m'obstiner à vous être fidèle). On ne choisit ni d'aimer, ni d'aimer telle

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personne plutôt qu'une autre (ex P condamné à aimer en-dessous de sa condition, un amour contrenature avec une esclave troyenne). H avoue à Oreste qu'elle « voudrait l'aimer » v 536 mais il saitque « le coeur est pour Pyrrhus et les vœux pour Oreste » v 537. C'est pour cela que qualifie« miracle » de la volonté face à l'ultime décision de A.# le héros cornélien du Cid (1637) face à un choix cornélien entre deux sentiments contradictoirescomme la passion généreuse de l'honneur et la passion intéressée de l'amour va se servir de la forcede sa volonté pour choisir l'affect le plus noble (Rodrigue, amant de Chimène, doit pour vengerl'honneur familial tuer le père de Chimène). Alors que chez R le héros n'a pas la force de faire unchoix. Il y a une faillite de la volonté qui peut être rapprochée du pessimisme anthropologiquejanséniste : la volonté de la créature est malade, impuissante faire le bien, elle est condamnée àsuivre la pente du péché. Les hommes sont soumis à la concupiscence (libido chez St Aug) quiprend naissance dans une passion unique, l'amour de soi ou orgueil et fait se croire le centre dumonde en oubliant Dieu. Ici, R semble choisir le camp janséniste alors que Corneille, élevé chez lesJésuites, faisait l'apologie de la libre volonté humaine.Cette opposition vient donc se placer au coeur de la « querelle de la grâce ».b* Une défaite de la raison = c'est un sentiment inexpliqué et inexplicable, qui repose sur desémotions elles-mêmes instantanées et éphémères. On n'a pas le temps de la réflexion. Le pouvoir dela raison est donc limité à la fois quant aux motifs de la passion, qui naît sans raison, et quant à seseffets, qui son trop immédiats, limités à l'instant. Dans l'urgence de l'instant, on ne peut laisser placequ'à des réactions impulsives, souligné par O : « vous voulez qu'un roi meure et pour son châtimentvous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment ? ». La raison est aveuglée par les passionsdonc les passions ne peuvent pas compter sur les lumières de la raison. Pylade s'étonne de voirl'âme d'O soumise à sa passion amoureuse : « Quoi ? Votre âme à l'amour en esclave asservie / SErepose sur lui du soin de votre vie ? » v 29 ; ensuite Pylade ne reconnaît plus son ami « je ne vousconnais point ; vous n'être plus vous-même » v 709 ; la déraison provoque une crise identitaire :l'individu est aliéné c’est-à-dire qu'il ne pense plus par lui-même et devient étranger à lui-même. Lajalousie étouffe la voix de la raison et devient le seul horizon possible : « je suis las d'écouter laraison » v 712. D'ailleurs, H incarne par sa fureur (furor = une folie nous faisant sortir de nous-même) cette perte d'identité (cf monologue début acte V) et cet éloignement du monde rationnel(« tant de raisonnements offensent ma colère » v 1233). Elle se décrira elle-même comme une« amante insensée » v 1545. Même si elle tente parfois d'invoquer des motifs rationnels qu'ellepuise dans la diplomatie et la loi (v 571, v 819), elle a toujours déjà reconnu cet aveuglement sur soi« je crains de me connaître en l'état où je suis » v 428. * La fureur est un emportement violent causé par un dérèglement de l'esprit et montre undébordement passionnel qui pousse les personnages à se détruire mutuellement. H a laissé à lasienne « le temps de croître encore » (v 418) jusqu'à son explosion finale, laquelle produit uneaccélération temporelle : elle demande à O de suivre « une fureur si belle » (v 1229) et le presse detuer P dans l'heure, au point d'être qualifiée de « furie » par Pylade (v 753). Exaspérée par lepersiflage de P qui feint de croire qu'elle ne l'aimait pas, elle laisse éclater sa fureur ( v 1356 : « jene t'ai point aimé cruel ? Qu'ai-je donc fait ? »). Phoenix dit à P de se méfier de « cette amante enfureur » (v 1388). Elle sera finalement assimilée par O à une Erynie (déesse de la vengeance) ; prèsles avoir invoquées, il les remplace par H « laissez faire Hermione / l'ingrate mieux que vous saurame déchirer » (1643). Or, elle atteint une forme de folie c’est-à-dire de déconnexion du réel etd'amnésie r/ à ses demandes passées : « Pourquoi l'assassiner ? Qu'a-t-il fait ? A quel titre ? Qui tel'a dit ? » ce qui témoigne d'un effondrement psychologique du personnage proche de laschizophrénie.

Ainsi les personnages ne parviennent pas à quitter le monde clos des affects et des passions car iln'existe aucune extériorité accessible : ils sont condamnés à subir ces inclinations sans trouverd'issue. Les passions de P l'empêchent de faire usage de son jugement : « vous répondre d'un coeur

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si peu maître de lui » (v 119). Or cet enfermement sur soi, cette obturation du moi conduit à la folie.

* Les premiers symptômes de la folie d'O sont somatiques : sa vue se trouble (« mais quelleépaisse nuit tout à coup m'environne » v 1625), il frissonne (« d'où vient que je frissonne »? v1626), il a des hallucinations (les ruisseaux de sang v 1627 et 1633, les serpents sur les têtes desErynies v 1638) ; l'excès de culpabilité engendre des visions qui permettent de visionnerindirectement le crime (il porte des coups fictifs à P) ; puis il s'évanouit (« il perd le sentiment » = ilperd conscience v 1645). * Foucault voit dans la dernière scène d'A « la dernière des grandes incarnations tragiques de lafolie » où s'énonce la « vérité classique » de celle-ci. Au XVIIème la folie se caractérise en effetpar : « erreur, fantasme, illusion, langage vain et privé de contenu » (Histoire de la folie à l'âgeclassique). Alors que la tradition antique considérait la folie comme conséquence et punition de lapassion, la pensée classique inverse le rapport et considère que la folie est inhérente à la passion, etnon extérieure à elle (« la possibilité de la folie est offerte dans le fait même de la passion »). Demême que la fatalité est intériorisée par les passions, la folie devient la vérité même des passions ;c'est pour cela que les Erinyes ont un rôle secondaire dans le délire d'Oreste : « la vérité s'esquivedans ce paradoxal crépuscule, dans ce soir matinal où la cruauté du vrai va se métamorphoser dansla rage des fantasmes ». Or après que les Erinyes ont emporté Oreste dans leur nuit (« mais quelleépaisse nuit tout à coup m'environne ? » v 1625), la figure d'Hermione réapparaît, elles n'ont doncpas le dernier mot comme dans la tradition : elle « intervient comme figure constituante du délire,comme la vérité qui régnait secrètement depuis le début » : « mais non , retirez vous. Laissez faireHermione » v 1642. Le dernier mot est un mot où aucune vérité n'est dite puisqu'il y a enfermementsur soi, plus de discours possible sur la folie qui serait déjà prise de distance r/ à elle : « aucunevérité n'est dite, que celle, dans le Délire, d'une passion qui a trouvé avec la folie la perfection deson achèvement ». La folie est donc l'accomplissement et le parachèvement de la passion àl'intérieur de laquelle elle a toujours déjà été contenue.

C) L'expression passionnelle : à quoi bon exprimer et représenter les passions ?

1) La puissance de la catharsis comme purgation des passions

En choisissant pour s'exprimer la tragédie, Racine choisit aussi d'émouvoir le spectateur plutôt quede les expliquer rationnellement comme Hume. Le mot khatarsis est un terme médical utilisé ausens métaphorique : on comprend l'élément comparant, la purgation, mais pas l'élément comparé :ce qui est purgé. Traduit par « purgation », le mot fait référence à la façon dont l’âme estdébarrassée de ses émotions excessives par le spectacle. De quoi peuvent nous purger les larmes ?Pitié et terreur ? Voir Oedipe roi nous purgerait de notre désir d'inceste et de parricide ? Regarder unfilm de serial killer nous empêcherait de le devenir ? Bref, le spectacle des passions peut-il nouspurger de nos propres passions ?Un double présupposé = Ex-pression = Exprimer au dehors ce qui est contenu au dedans ; celaprésuppose que le contenu à purger préexiste à la purgation (ex-pressio = pousser au-dehors ),conception classique de la préexistence de la signification sur l'expression ; rappelons que lesémotions du visage et du corps trahissent l'âme : « l'amour n'est pas un feu qu'on renferme en uneâme / Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux » (v 474. O cherchant à faire avouer à H sonamour pour P). Par ex, outre les larmes, il y a les nombreux soupirs « faut-il que mes soupirs vousdemandent sa vie ? » (v 958). Mais aussi que ce qui se trouve à l'intérieur est nuisible à la santé ducorps ou de l'âme et doit être évacué ; ici ce qui vaut au niveau physiologique est transposé auniveau psychologique. Il faut donc d'abord se demander quels sont les sentiments ou les passionsqui font l'objet de cette purgation et pourquoi : quelle est la nature des émotions purgées par la K ?

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La question est alors de savoir si en nous touchant et en nous plaisant il ne risque pas de nous faireentrer dans l'engrenage passionnel.

***PBL 1 = quelles sont les passions à purger ? Terreur, pitié et tristesseLes deux émotions tragiques sont la terreur et la pitié : l'une fait trembler pour soi (la crainte,terreur = phobos), le second pour autrui (la pitié = eleos) (Aris ch . 13). La terreur fait trembler lespectateur pour lui-même et inspire donc un mouvement de rejet ou de fuite. La crainte est lesupport d'une mise à distance : le spectateur craint pour lui-même la punition ou le sort infligé aupersonnage. Certains personnages agissent de façon monstrueuse : Hermione accuse Oreste de l'êtremais elle ne l'est pas moins d'avoir commandité le meurtre de son amant. On discute froidementd'un projet de mise à mort d'un enfant innocent et on l'utilise pour faire fléchir A. L'amour estmonstrueux dlmo il n'inspire que le désir de faire du mal pour garder l'autre sous sa dépendance. Lapitié = elle fait trembler pour autrui à condition que les personnages soient bons par quelqueendroit ; par contre il s'agit de la compassion pour les personnages, pas des personnages entre eux,qui ne trouve aucune place dans les conduites passionnelles. La pitié, comme compassion à l'égardde la douleur des personnages, est le support d'un principe d'identification : on ressent de lasympathie pour le héros qui tombe dans le malheur (cf Hume).

Si la pitié et la crainte étaient les deux seuls sentiments retenus par lui comme susceptiblesd’être touchés par un effet cathartique du théâtre, nous en voyons mieux la cause. Ces deuxsentiments, à la différence de la colère ou de l’indignation, ne s’accompagnent pas d’un effetvisible. Le spectateur qui retrouve, face à un spectacle, des sentiments de peur ou de pitié, leséprouve dans le secret de son cœur. Aristote aurait pu y ajouter la tristesse : on pleure beaucoup auspectacle et cela peut se faire sans trop déranger nos voisins… Par contre, la colère ou l’indignation,éprouvées et manifestées pendant un spectacle – non pas contre celui-ci, mais en empathie avec lui– risqueraient bien de perturber le spectacle. [De même au Japon, apparurent après la guerre de trèsnombreux films « lacrymogènes » classés en trois catégories : « un, deux ou trois mouchoirs ». Lesjaponais avaient tant de larmes à verser ! La défaite militaire, leurs illusions perdues, l’humiliationde l’occupation, Hiroshima et Nagasaki, leurs morts soi-disant « pour la patrie », etc. Ces filmspermettaient probablement aux Japonais d’exorciser une tristesse que les convenances sociales – etnotamment l’obligation faite par le gouvernement d’appliquer aux occupants américains lestraditionnelles lois de l’hospitalité japonaise – empêchaient de verser en d’autres circonstances. Racine n'évoque que les larmes dans sa préface, provoquées par A par opposition à la « dureté deceux qui ne voudraient pas s'en laisser toucher » ; il met de côté la terreur évoquée par Aristotecomme la plupart des théoriciens du XVIIème car la terreur est réservée à des sujets horribles entant qu'émotion désagréable ; il faut éviter le déplaisir au spectateur et se contenter de faire« plaindre » les héros tragiques (la terreur est séparée de la pitié dans la P1 ; idem dans la P2 où Rjustifie la survie d'As au nom de l'émotion produite si cela eut été un autre enfant que l'on menace :« je doute que les larmes d'A eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ontfaite si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector » ; d'ailleurs ce sontencore les larmes d'A qui font changer P d'avis). Ce qui sera entériné par Boileau dans l'artpoétique : « Ainsi pour nous charmer la tragédie en pleurs / D’OEdipe tout sanglant fit parler lesdouleurs / D'Oreste parricide exprima les larmes / Et pour nous divertir nous arracha des larmes ».L'objet peut être terrifiant mais sa représentation (présenter une autre fois, d'une autre manière) faitdisparaître la terreur et l'effet produit se résume au seul plaisir des larmes. Le héros tragiquefait verser des larmes plutôt que du sang. Cela s'inscrit dans la poursuite d'un pathétique tragiquepropre à l'esthétique galante (comme dans Bérénice, où la pièce repose seulement sur la « tristessemajestueuse » de deux amants qui ne peuvent s'unir, Bérénice et Titus) : A a « des yeux toujours

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ouverts aux larmes » selon Cléone (v 449) et O « aux yeux de pleurs toujours noyés » (v 1155) s'ensert comme preuve d'amour face à H. Même P pleure en regrettant la guerre de Troie (v 321).

D'où l'importance du registre élégiaque dans A (def = chant de deuil, devenu complainte amoureuse,rapprochant ainsi l'amor de la mort). Il y a ici l'idée d'une contagion des larmes de la scène à lasalle. Même l'auteur doit verser des larmes en écrivant sa pièce selon La Mesnadière : « lespleurs qu'il versera en travaillant », même si ils ne garantissent pas la réussite de son œuvre, sontnécessaires à l'expression de cette pitié : elle doit être ressentie pour être exprimée et « il suit tousles mouvements et il ressent que son coeur est comme un champ de bataille, où la science du poètefait combattre mille passions tumultueuses et plus fortes que la raison » (Poétique 1639). Thèmeplatonicien de la contagion des pleurs dans l'Ion : Socrate demande à Ion si quand il écrit destextes tragiques suscitant la compassion il est touché lui-même : « as-tu alors toute ta raison ou bienne te sens-tu pas hors de toi ? Et ton âme inspirée par les dieux ne croit-elle pas se trouver enprésence des événements dont tu parles ? » / « en effet, chaque fois que je dis quelque chose quisuscite la compassion, mes yeux se remplissent de larmes » (535b-c) ; l'écrivain n'a donc pas toutesa raison, il pleure alors que rien ne lui est arrivé. Et il produit le même effet sur les spectateurs :« je les vois à chaque fois du haut de mon estrade, en train de pleurer, de lancer de terribles regards,tout frappés de stupeur en m'entendant parler ». Le spectateur est alors décrit par Socrate comme« le dernier anneau », le premier est le poète, le deuxième est l'acteur, mais le poète est « possédé »par la puissance divine qui passe à travers les anneaux (comme on ne peut expliquer l'inspiration onconvoque les Muses). Ainsi, la pitié est la principale passion provoquée par la tragédie car elleest socialement partageable tout en étant intime et discrète : elle permet une communion par leslarmes entre la scène et la salle, tout en conservant la distance nécessaire. ***PBL 2 = Comment le plaisir pourrait-il résulter de l'imitation de deux émotionsdésagréables ? La K semble résider en partie dans la faculté paradoxale de transformer des sentimentsdésagréables en plaisir. Paradoxe du plaisir du spectateur dans le fait de ressentir de la crainteou de la pitié. Plusieurs conditions à cela : un lien étroit s'établit entre les troubles des actes établissur scène et les émotions éprouvées par les spectateurs, souvent les émotions sont ressenties à caused'un changement de fortune (là encore l'agencement des faits entre eux) produisant un effet desurprise. cf Hume et la variation des deux objets autour d'un même sentiment. Paradoxe égalementsouligné par Hume dans ses Essais d'esthétique / De la tragédie : « Cela semble un plaisirinexplicable que celui que les spectateurs d'une tragédie bien écrite reçoivent de la douleur, de laterreur, de l'anxiété et des autres passions qui sont en elles-mêmes désagréables et les mettent mal àl'aise. Plus ils en sont touchés et affectés, plus ils sont ravis du spectacle (…) Celui-ci n'est satisfaitque dans l'exacte mesure où il est affligé et n'est jamais aussi heureux que lorsqu'il a recoursaux larmes, aux sanglots et aux cris pour laisser s'exprimer sa peine et soulager son coeur, toutrempli de la sympathie et de la compassion les plus tendres ».

La tragédie peut-elle nous guérir de notre passion en nous faisant éprouver de manière agrabledes sentiments désagréables ?

***Les 3 solutions théoriques =

* Comme divertissement de soi = le spectacle nous détourne de nos propres raisonspersonnelles de tristesse, soit en les atténuant parce qu'on trouve plus malheureux que soi, soit enles faisant oublier par la projection mentale au coeur du spectacle. Cf Boileau : « Il n'est point deserpent ni de monstre odieux / Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux / D'un pinceau délicatl'artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable» AP III. Dans ce cas, les passions

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tragiques seraient un exutoire l'ennui, un passe-temps, une manière de vivre des passions parprocuration pour sortir de l'apathie et occuper notre esprit à quelque chose, en tout cas à autre chosequ'à la pensée de soi-même. Cf divertissement pascalien. Hume prend l'exemple de tables de jeuxdans un salon où tout le monde court vers la table avec les plus grosses mises car il peut « participerà certaines atteintes de ces mêmes passions et lui procure une distraction momentanée ». A relier àl'idée selon laquelle la nouveauté excite l'esprit et attire notre attention,soulignée par Hume : unévénement produit un affection plus forte si il est nouveau ou inhabituel. De même les obstacles etles suspenses accroissent la passion comme Iago dans Othello de Shakespeare : sa jalousie croît parla seule parole qui insuffle le doute à propos de la possible infidélité de Desdémone.Mais cela s'inscrit alors dans une attraction passionnelle générique, et n'est pas propre à la tragédie. * Comme purification morale = A un moment où l’Eglise excommuniait les acteurs et accusait lesauteurs de théâtre de pervertir la société, certains ont été tentés de promouvoir le théâtre en uneinstitution de redressement moral rivale de l’Eglise. On condamne les passions pour leur potentielde violence et de désordre dans les mœurs. Grâce à la catharsis, la tragédie promettait latransformation des vices en vertus par le plaisir là où l’Eglise exhortait au même résultat par lasouffrance. Certains y verront une affirmation de la moralité du théâtre (humanistes etclassiques), ce qui lui donne une dimension édifiante : le spectacle tragique en plaçant sous nosyeux les conséquences funestes de nos actes la guérirait de toutes nos mauvaises passions ; lepersonnage tragique est donc un personnage repoussoir, un anti-modèle puisqu'il s'agit de nesurtout pas l'imiter : il s'agit de « déraciner en lui la passion qui plonge à ses yeux dans ce malheurles personnes que nous plaignons » (Corneille, 3 discours sur le poème dramatique 1660). Il y a unenseignement moral livré aux spectateurs qui pousse à éviter les passions des personnages. Leplaisir n'est qu'esthétique et n'est qu'un moyen de rendre l'homme meilleur (il n'est qu'une cause enamont), la finalité étant essentiellement morale : on est fictivement au théâtre ce qu'on ne serajamais dans la vraie vie. Le héros tragique est un modèle : def du héros comme tout homme sedévouant entièrement et supérieurement à un ordre déterminé de vertu (au sens hist demi dieu ouhomme élevé à son rang) grâce à sa grandeur d'âme (souci de sa dignité ou de celle des autres quiporte vers ce qui est grand ou admirable), son courage, sa volonté. L'interprétation " classique "(celle des humanistes comme celle d'une bonne part des théoriciens du classicisme), fait duprocessus cathartique un ressort proprement moral : en donnant à voir le résultat funeste desmauvaises passions, le spectacle tragique " purgerait " ou guérirait le spectateur de ces mêmespassions (quelles qu'elles soient, et non pas seulement la terreur et la pitié). Traduit ici par« purification », il désigne la façon dont les émotions sont épurées à l’intérieur de l’âme par lemoyen du spectacle, comme par une alchimie de séparation du pur et de l’impur. Ce sont lespassions seules qui sont épurées : c’est la catharsis « apollinienne ». Ainsi la mise en scène de lacruauté, de l’ambition ou de la colère libérerait les spectateurs de ces mêmes tendances chez eux. Lespectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. La tragédie permettrait seulement à sesspectateurs de s’affermir contre les risques que pourraient entraîner des craintes ou des pitiésexcessives dans la vie courante, autrement dit de s’immuniser contre les écarts de celles-ci en lesmodérant. C’est en ce sens que Racine a pu écrire que la tragédie, en « excitant la terreur et la pitié,purge et tempère ces sortes de passion ». Dans ce cas, on reste à une certaine distance despersonnages, qu'ils soient des modèles ou des anti-modèles. En effet, dans une perspectivechrétienne, ce sont les passions elles-mêmes, et non plus seulement leur excès, qui sont considéréescomme mauvaises. Il ne s'agit plus de purifier les passions mais de se purifier des passions,c'est-à-dire de purifier les mœurs. Ce que les auteurs du XVIIe siècle entendent par « purgationdes passions » n'a donc pas tout à fait le sens qu'avait la katharsis chez Aristote. Les Françaisaccentuent l'aspect moral et surtout pédagogique attaché à l'idée de katharsis théâtrale. Corneillecommet le même contresens lorsqu'il critique Aristote sur ce point, refusant pour sa part l'idée quela tragédie puisse purifier les passions des spectateurs : il croit s'écarter d'Aristote, alors qu'il ne fait

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que s'opposer à l'interprétation que ses contemporains en donnent. Racine est l'un des rares à êtrefidèle à Aristote : « La tragédie, écrit-il, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces sortesde passions, c'est-à-dire qu'en émouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et devicieux, et les ramène à un état modéré et conforme à la raison » — il est vrai que, à la différencede Corneille, Racine entendait le grec, et qu'il traduisit et annota des passages entiers de la Poétiqueet de l'Éthique à Nicomaque.Ex : Rejet = la terreur pourrait mettre en garde le spectateur contre les excès monstrueux de lapassion amoureuse ; les crimes sont punis (P est tué pour avoir trahi la foi jurée à H, qui se faitjustice elle-même, le remords d'O le font plonger dans la folie, A peut se venger des grecs une foisdevenue reine de l'Epire). Identification = De même, on peut ressentir de la pitié car lespersonnages ont des remords (O refuse cet « assassinat » au début, P tient parole à A et prend lerisque d'être explosé pour protéger As, H elle-même hésite à tuer P au début de l'acte V).Dénouement qui sauve in extremis la mère et l'enfant. Ils incarnent bien la « bonté médiocre »prônée par Racine. # cette position est probablement une réponse à un discours anti-théâtral propre au XVIIème :l’Église et ses représentants (comme Bossuet) reproche au théâtre son incompatibilité avec une viechrétienne vertueuse à cause de la contamination dangereuse des passions. Il y a tous ceux quis'opposent radicalement à toute forme de spectacle, soulignant les effets pervers de cedivertissement : « j'avais une passion violente pour les spectacles du théâtre qui étaient pleinsd'images des misères et des flammes amoureuses qui entretenaient le feu qui me dévorait » StAugustin (Confessions livre III). Repris par les jansénistes et Pierre Nicole de Port Royal avec quiRacine se brouille car il considère que le poète de théâtre « comme un empoisonneur public (…)qui se doit croire coupable d'une infinité d'homicides spirituels ». Pierre Nicole considère par exl'amour comme « un effet du péché », « une source de poison capable de nous infecter à tousmoments », à commencer par le comédien, qui jouerait sans distance et deviendrait vicieux eninterprétant des vicieux., et ce d'autant que l'émotion déborde le cadre la simple représentation (lespassions continuent d'agir même après la tombée du rideau), et ce même si la leçon est morale ou ledénouement punitif. Puissance négative de bouleversement affectif qui est encore actuelle :phénomène de mithridatisation (ingérer des doses croissantes d’un produit toxique afin d’acquérirune insensibilité ou une résistance vis-à-vis de celui-ci) ex jeux video, séries, films / phénomèned'accoutumance et d'adaptation à la violence. Il est vrai que la tragédie pourrait plonger lespectateur dans le même désespoir, même si elle est plus prudente que celle d'Eschyle, c'est ce quepense St Augustin : « Pourquoi l'homme veut-il s'affliger en contemplant des aventures tragiques oulamentables, qu'il ne voudrait pas lui-même souffrir ? » Ou bien n'engendrer qu'une pitié artificielle,par contagion émotive, qui ne nous moralise pas pour autant, et résulterait du même égoïsme que laterreur, ne plaignant que sa propre image comme le croit Rousseau : la tragédie ne mène qu'à « unepitié stérile qui se repaît de quelques larmes et n'a jamais produit un acte d'humanité » (Lettre àd'Alembert sur les spectacles, 1758). La catharsis classique est un traitement allopathique où lapitié et la crainte servent à purger d'autres passions jugées pernicieuses voire mêmeconsidérées comme des péchés chértiens.Mais de toute manière : cela n'est pas la conception aristotélicienne car cela étend la purification àtoutes les passions et présuppose qu'elles sont toutes mauvaises. Et on voit mal quels modèles devertu trouver chez les personnages raciniens : il ne s'agit pas de les admirer comme chez Corneillemais de les plaindre … En effet, selon Vernant, « le héros cesse de se présenter comme un modèle… il est devenu un problème ».

* Comme purge psychologique = oubliant la dimension métaphorique, on peut y voir une sorte detraitement homéopathique (Aristote était fils de médecin) : les passions sont épurées par lamimesis (ce ne sont pas les nôtres mais on fait comme si et la ressemblance permet de se déchargerde ces passions sur autre chose que soi) et le plaisir ne serait alors que lié au soulagement quasi

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physique apporté par la purgation des excès passionnels (effet en aval, le plaisir étantpsychologique en lui-même puisque coextensif d'une libération de nos maux). Cf réapparition duconcept dans la Politique à propos de la musique : elle comporte les moyens d'apaiser nos troubleset après la douleur éprouvée vient le soulagement dans « une joie innocente ». Le terme vise alors lecalme recouvré par certains auditeurs après l'exaltation suscitée par les chants sacrés (l'âme revientà elle-même comme sous l'action d'une " cure médicale ", et ce soulagement s'accompagne deplaisir). La musique est en effet présentée dans la Politique comme une " réplique "des étatsintérieurs » (pathè èthous), et c'est l'application de cette réplique qui soigne ces états mêmes. Leplaisir serait alors lié à la " décharge " de certaines " humeurs " dont une concentration excessiveconstituerait la cause du trouble pathologique. L’âme tout entière est débarrassée de ses émotionsexcessives par le spectacle. C’est l’âme qui est épurée : c’est la catharsis « dionysiaque ». Il écritqu’un traitement qui utilise des moyens cathartiques « élimine la substance pathogène » en agissantpar « allégement » de celle-ci. La catharsis théâtrale opérerait de la même façon par un allégementdes excitations violentes présentes chez le spectateur : traitement d’un (être humain) oppressé,(traitement) qui ne cherche pas à transformer (ou à refouler) l’élément qui oppresse, mais (qui) veut(au contraire) exciter cet élément et le mettre en avant par poussées pour provoquer par là lesoulagement de l’oppressé. On soigne le mal par le mal ou deux tensions négatives produisentun état positif. C'est donc un Pharmakon, à la fois poison et remède : élimination du même par lareprésentation du même : la double distance et du regard du spectateur qui a toute sa tête et neconfond pas réalité et fiction et de l'artifice de la représentation. L'épuration, c'est-à-dire lareprésentation d'épures au moyen d'une œuvre musicale ou poétique, substitue le plaisir à la peine.C'est au fond le plaisir qui purifie les passions, les allège, leur enlève leur caractère excessif etenvahissant, les remet à leur place dans un point d'équilibre. Ainsi, on ne traite que les excès depassions pour rétablir un équilibre dans l'âme et on soigne le même par le même. Ici, il y aseulement un processus d'acquisition d'un bon usage des passions : il faut les régler pour leséprouver correctement : « apprendre à ménager leur crainte (…) leur apprendre à ménager lacompassion pour des sujets qui la méritent » (Père Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps1675). Il s'agit d'atteindre une juste maîtrise rationnelle des passions, pas de les éradiquer, ce quise rapproche de la conception de Racine dans une annotation à la Poétique d'Aristote « enémouvant ces passions, elle leur ôte ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux, et les ramène à unétat modéré et conforme à la raison » (Principes de la tragédie en marge de la Poétiqued'Aristote). Cf les films d'horreur permettent d'éprouver des peurs modérées allégée par le statutfictionnel du spectacle afin d'avoir la satisfaction d'avoir apprivoisé/surpassé cette frayeur et de s'enlibérer. La catharsis aristotélicienne est un traitement homéopathique où la crainte et la pitiéne sont que des passions relais destinées à purger les passions néfastes qui ont conduit le hérosau malheur.

Dans ce cas, la purgation n'est-elle pas plus intellectuelle que psychologique, un moyen d'accéder àun niveau de conscience supérieur ?

* La purgation intellectuelle = la tragédie donne un plaisir au public en lui livrant unspectacle pénible car elle est mimèsis : c'est l'étrange pouvoir de la représentation de nous faireprendre plaisir à des images qui nous seraient intolérables dans le réel. Tout 'abord, il y a toujoursdu plaisir à imiter (cf Aristote : « imiter est en effet dès leur enfance une tendance naturelle auxhommes (…) nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vuenous est pénible dans la réalité » CH IV) ; il y a donc infusion en nous d'un nouveau sentiment deplaisir lié à l'imitation comme processus et résultat. Et ces émotions épurées, grâce à la distance dela représentation et l'art du poète, suscitent du plaisir, qui est le but du spectacle tragique, aussiparce qu'elle s'accompagne de la sécurité et de la satisfaction de ne pas les vivre soi-même (dela même manière que le spectacle du sublime de l'orage ou de la tempête est augmenté par le fait

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d'être protégé par une vitre ou un écran : « Comme il est doux de contempler la tempête du rivage »,Lucrèce, De Natura Rerum ; « si nous nous trouvons en sécurité, le spectacle est d’autant plusattrayant qu’il est propre à susciter la peur » Kant, CFJ, p 99).Tout le plaisir de la fiction résidedans le désengagement et l'éloignement : les événements étant imaginaires, ils sont mis à distanceen même temps que représentés. On ne peut pas intervenir dans la destinée tracée par Racine avantmême le lever de rideau (cf effet prophétique du romancier chez Balzac).En fait c'est l'activité mimétique qui rend la catharsis possible : hors du champ de lareprésentation, dans le vécu, ces sentiments provoquent un malaise dont on ne parvient pas à sedécentrer : Hume « la même scène de détresse qui nous plaît dans une tragédie nous procurerait, sielle se passait réellement là sous nos yeux, le malaise le moins feint ». La pitié et la crainteévoquées dans la définition aristotélicienne de la catharsis ne sont pas les émotions effectivementressenties par les spectateurs, mais des produits de la mimèsis, ressorts internes à l'œuvre tels lesévénements effrayants ou les incidents pathétiques. Pitié et frayeur sont à entendre, non commel'expérience pathologique du spectateur, mais comme des produits de l'activité mimétique, deséléments de l'histoire qu'une élaboration spécifique a mis en forme pour en faire desparadigmes du pitoyable ou de l'effrayant. J.-P. Vernant se rangent à une interprétationsensiblement proche (Mythe et tragédie…, t. II, p. 88-89) : "Parce que la tragédie met en scène unefiction, les événements douloureux, terrifiants qu'elle donne à voir sur la scène produisent un toutautre effet que s'ils étaient réels. Chez le public, désengagé par rapport à eux, ils " purifient " lessentiments de crainte et de pitié qu'ils produisent dans la vie courante. S'ils les purifient, c'est qu'aulieu de les faire simplement éprouver, ils leur apportent par l'organisation dramatique uneintelligibilité que le vécu ne comporte pas. Arrachées à l'opacité du particulier et de l'accidentelpar la logique d'un scénario qui épure en simplifiant, condensant, systématisant, les souffranceshumaines, d'ordinaires déplorées ou subies, deviennent dans le miroir de la fiction tragique objetsd'une compréhension." L'alchimie subjective qu'est la catharsis est donc construite dans l'œuvrepar l'activité mimétique laquelle permet une intellectualisation et par là une objectivation de notrepropre passions : on les identifie mieux en face de soi, le personnage est un miroir réfléchissant ausens intellectuel du terme. Le spectateur a conscience de l'irréalité du spectacle, il joue à la viesans en être et c'est précisément ce qui atténue notre peine face aux malheurs du héros voire mêmela transforme en plaisir : l'idée que ce n'est qu'une fiction. D'où l'importance de l'éloquence aveclaquelle la scène malheureuse (d'un massacre par ex) est racontée : « par ce moyen , non seulementle tourment des passions tristes se trouve maîtrisé et effacé de quelque chose de plus fort et d'uneessence opposée, mais l'élan d'ensemble de ces passions se trouve transformé en plaisir et vientaugmenter le délice que l'éloquence soulève en nous » Hume. L'âme se trouve ainsi en même temps« soulevée par la passion et charmée par l'éloquence » : elle éprouve du plaisir là où la vie nousfait souffrir. Tout ceci permet une intellectualisation du contenu de la pièce : les effets du spectacletragique sont d'éveiller la curiosité du spectateur par son caractère énigmatique : ce ne sont pas desréalités ou des essences définissables mais des problèmes qui ne comportent pas de réponses, « desénigmes dont les double sens restent sans cesse à déchiffrer » (Vernant). Ainsi, la tragédie serait unmoyen de réfléchir au sens de la passion, et même à la totalité de l'être humain, bref de réfléchir aucaractère irréfléchi des passions et des hommes, sans pour autant exiger de réponse pratique ouimmédiate. La K réalise donc le miracle de l'avènement d'une conscience critique ébranlée par lespassions par un « innocent stratagème » (il s'agit de plaire mais aussi d'instruire).

[Mais : ne peut-on pas comparer cette purgation à un travail sur soi ?

* La cure psychanalytique : Breuer est en effet le premier à avoir introduit ce mot pour désigner letraitement des malades mentaux. Alors que sa patiente, Anna O. (la première patiente de lapsychanalyse) lui parlait de « ramonage de cheminée » et de « cure de parole » pour désigner lenouveau traitement des névroses que Breuer mettait au point avec elle, celui-ci préféra le mot de

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« catharsis ».Cette méthode est décrite par Breuer lui-même (1895) comme une façon d’aider lespatients à se remémorer leurs expériences traumatiques oubliées et à décharger les émotionsempêchées ou contenues qui s’y rattachent. Le patient est invité à épancher sa rage, ses larmes, et àse soulager par l’expression des paroles et des sentiments jusque-là retenus. Freud applique lui-même cette technique pour la première fois en 1889 avec Emmy Von N. Mais très vite, il lui préfèreune autre technique dans laquelle il tente l’effacement sous hypnose des souvenirs traumatiques.Enfin, abandonnant l’hypnose, découvrant le refoulement et les diverses manifestations du retour durefoulé, Freud orientera la psychanalyse comme thérapie vers l’« association libre ». Il ne s’agit pasd’un simple exutoire – quasi physiologique – d’énergies jusque-là contenues. Elle s’enracine dansune conception de l’appareil psychique. Les affects qui n'ont pas réussi une voie pour se déchargerrestent « coincés » et exercenbt des effets pathogènes. Pour eux, elle doit renouer avec leprocessus traumatique originel « avec autant d’intensité que possible (de telle façon) qu’il soitremis in statu nascendi, puis verbalement traduit ». Les traumatismes éprouvés doivent êtreconvertis en paroles donc revécus à travers elles pour être mieux dépassés. L’affect converti enparoles est en effet objectivé et socialisé (même s'il est interdit de tout casser chez son psy et qu'il ya des règles de convenance là aussi…) ; dans le langage il trouve un substitut à l'acte. Ce que réalisel’expérience cathartique, c’est une ouverture de cette véritable boîte de Pandore qu'est l'inconscient.Les éléments psychiques qui y étaient gardés enfermés à l’écart du fonctionnement courant de lapersonnalité – et dont, pour cette raison, le sujet avait pu oublier l’existence – font un retour brutal àla conscience : le but est de guérir le malade en rétablissant la voie normale de décharge des affects.Freud a formulé le paradoxe de la catharsis en termes de " prime de séduction ", " bénéfice deplaisir qui nous est offert [par les œuvres d'art] pour permettre la libération d'une jouissancesupérieure émanant de sources psychiques profondes " ; le plaisir pris au tragique comme à toutœuvre d'art serait de l'ordre d'une " décharge partielle et désexualisée par inhibition du but etdéplacement du plaisir sexuel ", mais l'effet propre à la tragédie tiendrait à la projection qu'autorisela représentation dramatique : le héros tragique s'envisage comme la " projection idéalisée du moi "dans ses visées mégalomaniaques, la pitié relevant d'un mouvement d'identification et la terreur d'unmouvement masochiste (A. Green, Un Œil en trop…, 1969, p. 38-40). La psychanalyse a fait enoutre de la catharsis une notion opératoire dans la psychothérapie: la méthode cathartique consiste àfaire venir à la conscience des sentiments enfouis dans l'inconscient du sujet ; l'émergence desémotions ou affects dont le refoulement constitue la source de troubles psychiques, libère le patientdes angoisses et sentiments de culpabilité. La douleur enfouie peut alors surgir à l’occasion du récitde l’événement et entraîner la maladie du sujet, voire sa mort, comme pour cette religieuse tombéedans un coma mortel au moment où elle essayait de raconter à ses amis les crimes abominablesauxquels elle avait assistés au Rwanda. L’événement initial resté en souffrance et qui a causél’explosion émotionnelle de la catharsis sans pour autant la signer se trouve reconnu et nommé ; etles effets complexes de cet événement sur le sujet sont eux aussi reconnus et explorés. Oncomprend mieux, maintenant l’ambiguïté du mot « catharsis ». Il désigne à la fois une intentionautothérapeutique inconsciente et une expérience émotionnelle consciente. Mais la logique de laseconde correspond bien rarement aux attentes de la première !

Mais = La catharsis au spectacle est assez différente de ce qu’elle est en cure . Ici, le patient estinvité à formuler des énoncés chargés d’affects qui correspondent aux situations spécifiques qu’il avécues. Au spectacle au contraire, on regarde, on écoute, on éprouve par identification auxpersonnages de la scène ou de l’écran, et parfois (rarement) on manifeste activement ce qu’onressent. C’est pourquoi un spectacle est capable de provoquer le retour brutal d’émotions, depensées ou d’images jusque-là tenus à l’écart de la conscience (une femme dut quitter la salle deprojection où passait le film Pétain au moment du mitraillage, par l’aviation allemande, descolonnes de réfugiés : elle avait perdu ses deux parents dans une situation semblable), mais il estincapable d’assurer à lui seul les conditions qui permettent au sujet de faire face à ce retour dans de

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bonnes conditions. Ainsi s’explique qu’un fragment de spectacle apparemment anodin puisseprovoquer des réactions d’une grande violence chez certains spectateurs. Ex : A se décharge de sa détresse en extériorisant auprès de Céphise les souvenirs de la prise deTroie et des adieux à son mari.]

CL sur la katharsis = En résumé on peut concevoir la K de 3 manières = un simple apaisementsans dimension morale qui fait de la tragédie un pur divertissement ; une purification morale quigrâce à la pitié et la terreur purifie le spectateur de tout désir d'imiter les fautes des personnageset retrouver une certaine innocence ; ou une interrogation et une réflexion intellectuelle grâce àla distanciation, franchissant la limite des sens pour accéder à l'intelligibilité. Si l'on ajoutel'apport psychanalytique, son efficacité ne vient pas tant de l’évacuation de désirs refoulés, mais dudéverrouillage de sensations et d’émotions liées à une expérience traumatique antérieure. Lacatharsis ne peut éviter un destin de serial killer que dans la mesure où celui-ci aurait été déterminépar des expériences traumatiques restées en souffrance ! Enfin, comme l’avait entrevu Aristote,l’explosion cathartique survient d’autant plus facilement qu’elle est collective. Alors s’associent enelle plusieurs spectateurs ayant vécu des expériences traumatiques proches, voire semblables.L’effet résolutoire de l’expression cathartique est inséparable du lien social. On peut même direque la catharsis est une forme de lien social, le plus intense peut-être qu’un spectacle puissecréer. De ce point de vue là, les passions ont un effet socialisant et une vertu fédératrice.

2) Le langage des passions

* C'est un « langage polytechnique » selon Barthes : c'est ce qui tient lieu d'organe (de la vue oude l'ouïe) quand il traduit des sentiments ou des souvenirs que l'on ne peut voir réellement, maisseulement décrire par des mots (descriptions guerre de Troie (anaphore d'A« j'ai vu mon père mortet nos murs embrasés ; j'ai vu trancher les jours de ma famille entière » v 928) ; il permet une miseen ordre des idées en donnant l'occasion au passionné de se justifier, en en tirant l'illusion d'unaccord avec le réel (O : « c'est pour cela que je veux l'enlever » v 756), d'où une dimension moralequi transforme la passion en droit de légitime défense (v 1224 H sur P : « il me trahit, vous trompeet nous méprise tous »). Ainsi, le langage est déjà une manière d'agir sur soi et les autres, le logosprend les fonctions de la praxis. La parole tout du moins permet de réagir au réel.

a* Le langage comme révélateur de la transparence des passions : élégiaque quand il traduit uneplainte mélancolique (H « je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ? » v 1365 ou A « captivetoujours triste, importune à moi-même » v 301), enthousiaste quand il exprime les élans de lapassion (H : « sais tu quel est Pyrrhus ? » v 851s, l'enjambement, la phrase interrompue, la série dequalificatifs suggèrent sa joie débordante).Il peut dévoiler ses sentiments dans un élan de transparence intérieure qui permet de comprendre lesmotifs grâce à l'introspection du personnage. Moments rares comparés à Phèdre, réservés aumonologue et au dialogue avec les confidents (dont les héros ne se séparent presque jamais,comme d'un double rationnel). Il y a d'ailleurs un relation assez passionnelle entre O et son amiPylade : mise en parallèle de la puissance des deux passions : « que ne peut l'amitié conduite parl'amour ? » (v 786) dit Pylade.Leur rôle est de provoquer et de recueillir la parole sincère du héros pour rendre naturel ledévoilement des sentiments au public, tout en donnant l'illusion de sa confidentialité. Le confidentpeut, d'un mot innocent, désigner et dévoiler le mal intérieur. Entre l'échec et la mauvaise foi il peutsymboliser une issue possible, grâce à la dialectique aux deux sens du terme c’est-à-dire dialogueauthentique avec l'autre où l'on progresse vers une vérité commune et un accord des esprits / au sensde figure tierce qui sert de médiation entre les contraires, une synthèse. Le confident établit le lien

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avec la réalité empirique, face au dogmatisme et à l'aveuglement du passionné (passion / raison,imaginaire / réel, impossible / possible). Il sert à médiatiser l'alternative et à ouvrir le secret :« médecine apéritive » selon Barthes, qui sert à subordonner la fin aux moyens et à conseiller desconduites rationnelles. Généralement, ils conseillent de fuir, attendre, ou profiter de la vie mais ilsne sont pas écouter car le héros ne veut pas être guéri ni être libre : « non tes conseils ne sontplus de saison, Pylade, je suis las d'écouter la raison » dit Oreste v 711.Ex : H montre sa joie d'épouser P face à Cléone v 850 : « conçois-tu les transports de l'heureuseH ? » ; mais le refrénait face à Oreste ( « je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce / Qu'il suitson intérêt plutôt que sa tendresse » v 813 et invoque le devoir d'obéissance « la gloire d'obéir esttout ce qu'on nous laisse » v 822). Ainsi le confident est le miroir externe des passions, letémoignage du regard d'autrui qui peut les ramener à la raison ou provoquer des prises deconscience : c'est le discours honnête de la vie réelle qu'il reflète ; Phoenix est un honnête conseillerqui recommande la loyauté à P, Pylade est l'ami idéal, toujours dévoué, Cléone cherche à tempérerles fureurs d'H et Céphise recommande à A d'épouser P. Ex Cléone s'étonne d'abord du désamour d'H pour O : « n'est-ce pas toujours le même Oreste /Dont vous avez cent fois souhaité le retour ? » v 390 II, 1), soulignant son incohérence ; elle n'estpas dupe du silence d'H et sait bien qu'il présage du pire après la trahison de P : « la douleur qui setait n'en est que plus funeste » (v 834 III, 3) justifiant implicitement la prise de parole commelibération cathartique ; même remarque de retour en IV, 2 : « Ah que je crains Madame un calme sifuneste ! » (v 1141). Plus le drame s'intensifie, plus ses mises en garde aussi : « Vous vous perdezmadame et vous devez songer » (IV, 4 v 1255), en vain puisque H l'interrompt pour lui révéler sondésir de vengeance, jusqu'à la révélation finale du rejet et de l'amnésie de P lors de son mariageavec A, qui sera l'ultime déclencheur de la haine d'A : « Il poursuit seulement ses amoureuxprojets » (v 1452). De même Phoenix révèle la mauvaise foi de P refusant d'admettre qu'il aime A :« Vous aimez, c'est assez » / « Moi l'aimer , une ingrate (v 685) ». Mais il est interrompu quand ilcherche à le prévenir du danger représenté par H « une amante en fureur qui cherche à se venger »v 1388 / « Andromaque m'attend » v 1392. De même, il y a asymétrie chez Oreste entre ce qu'il dit à son confident et ce qu'il montre à l'êtreaimé : il avoue les véritables motifs, amoureux et non politiques, de sa venue : « l'amour me fait icichercher une inhumaine » (I, 1, v 26) ; il lui confie son projet de l'enlever : « ; enfin, il montre sessentiments sans « rien déguiser » quand il doute de sa loyauté envers les grecs (III, 1, v 770) et neveut pas garder seul « une inutile rage » (v 758). Ces têtes à têtes encadrent la pièce : ils sont lepremier et le dernier, ce qui pourrait laisser croire que c'est de la tragédie d'O qu'il s'agit endéplaçant le centre d'intérêt (d'autant que le 1er « oui » donne l'impression d'une conversation déjàentamée). Pylade est d'ailleurs l'ultime témoin de sa folie : déjà il l'interrompait et ne semblait plusl'entendre (v 756) ; mais c'est Pylade qui reprend le dessus, le sauve de lui-même et a le derniermot : « Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants / S'il reprenait ici sa rage avec ses sens ».(v 1647). Le héros classique ne disparaît jamais sans une dernière réplique, d'habitude, mais là ils'en trouvé privé : leur mutisme ici est synonyme de mort totale. Les confidents sont donc desmédiateurs de la vérité que la passion refuse de voir et réduits au simple rôle de faire-valoir.

b* Un langage tournée vers le moi passionnel : Il y a seulement 3 monologues ayant pourfonction d'exposer au spectateur l'état présent des passions : l'espérance d'Oreste continuant à parlerà H alors qu'elle est partie (II, 3 « vous me suivrez, n'en doutez nullement » v 591). Les autres sontplus introspectifs : celui d'Hermione (V, 1) témoigne de son désarroi après la trahison de P : « oùsuis-je ? qu'ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? », cela permet de sonder les mouvements de l'âmeà des moments où la tension est à son comble puisque cela se situe au nœud de l'intrigue. Ruptureentre événement extérieur et ses effets intérieurs. Avec une tension croissante puisque le secondmonologue d'Oreste, lui aussi suite à une trahison, celle d'H cette fois, qui l'a traité de traître et demonstre, « je suis si je l'en crois, un traître, un assassin » (v 1567). Mais ici les personnages ont du

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mal à cerner leurs propres passions et ce trouble est propice à toutes sortes de manipulations.

c* La rhétorique des passions : La tragédie implique une grande confiance dans le langage car ilest censé traduire le blessures passionnelles. Le mot détient une puissance objective qui permet defixer les choses, de les faire exister dans le monde, voire de dévoiler une situation cachée ouintolérable (cf rôle des confidents). Mais ici la passion détourne le langage de sa fonction réflexiveet délibérative : on se contente de recouvrir de mots une action impulsive pour lui donner uneapparence honorable et tromper son monde. Le discours n'est qu'un prétexte à l'autojustification,jamais le lieu d'une réflexion dialectique. On pourrait croire au début de l'acte V qu'Hermionedélibère mais elle ne parvient pas à trancher : « quel transport me saisit ? Quel chagrin medévore ? » v 1394, mais c'est la nouvelle du triomphe de P (qui est « au comble de ses voeux » selonCléone v 1431) qui vient décider pour elle, la résolution du débat dépend donc du hasard dumoment. La parole du passionné est réactive et non active et suit le mouvement des émotions,comme lorsque H change d'avis à la simple vue de P (acte IV scène 4). C'est une parole « affolée »selon Barthes. Le passionné est impatient (paradoxalement car patior = endurer) il ne souffre pas dedélai car il est guidé par ses affects. Il y a un usage rhétorique (art de bien parler, de mise en forme des moyens d'expression) despassions qui consiste à utiliser les émotions comme des armes potentielles pour toucher oupersuader. Les rapports de force se traduisent par une rhétorique persuasive qui donne unedimension argumentative à certains passages. Il faut posséder une certaine « science des passions »c’est-à-dire pouvoir trouver chez l'interlocuteur les émotions donnant une force persuasive à sondiscours. Par ex en menaçant de tuer As, P utilise la fibre maternelle. Oreste et Andromaquesoutiennent leur cause respective en tentant de susciter la pitié chez l'adversaire : face à P menace dese tuer après lui « il n'a pour défense que les leurs de sa mère » (v 374) ou face à H « que la veuvepleurante d'Hector à vos genoux » (v 860) ; mais cette rhétorique reste inefficace : c'est par espoird'un amour en retour que P change d'avis ; quant à Hermione, elle la renvoie à P : « s'il faut fléchir Pqui le peut mieux que vous ? » v 884 . Le langage est aussi l'arme des faibles : c'est en parlant que la victime tragique essaie d'atteindreson tyran en lui disant tout son malheur ; il l'agresse sous la forme de la plainte dont il submerge lemaître : la plainte d'A, à cet égard, est le modèle de toutes les plaintes raciniennes qui masquel'agression sous la déploration (acte I scène 4 surtout) : « il me faut tout perdre et toujours par voscoups » v 280, « il n'a pour sa défense que les pleurs de sa mère et que son innocence » (v 373). Ainsi le logos permet de donner l'espoir d'une issue possible, car tant qu'on parle c'est qu'on dure :« comme un précieux tourniquet entre l'espoir et la déception » (Barthes).Enfin le langage peut donner l'illusion d'un choix raisonné : H considère P comme « fidèle » (v49) tout comme A qui se dit qu'il « fera plus qu'il n'a promis de faire » (v 1086). La parole n'est quele support de l'illusion dans laquelle il veut se maintenir et non un réel moyen de trouver la vérité ouune solution. Et bien sûr il permet de mentir : la pire mauvaise foi venant d'H qui nie avoircommandité le meurtre de P (1545). Le langage devient ainsi dans la bouche du passionné le moyen de déguiser la passion et desubstituer une image illusoire à la réalité. Mais il permet aussi d'émouvoir positivement lespectateur.

d*La poésie et le charme de la langue racinienne : « La tragédie est seulement un échec qui se parle » (Barthes) et la violence s'inscrit dans le discoursplutôt que dans les corps ou les actes mais ainsi elle passe par une sublimation poétique.Rappelons que tant que le personnage parle c'est qu'il n'est pas mort : donc sortir de scène c'estpour le héros d'une certaine manière mourir au langage et ne plus exister : « toutes les conduites quisuspendent le langage font cesser la vie » Barthes. Le héros se trouve paradoxalement protégé par lelieu tragique de la scène qui pourtant le fait souffrir. De plus, le langage poétique permet de donner

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une dimension et même une profondeur esthétique à l'échec tragique, c'est un art de l'échec que dedonner le spectacle de l'impossible et ainsi de donner au public l'impression de pouvoir dépasser cetéchec. Cf : Il faudrait inventer, selon Barthes, une philosophie de l'alexandrin car il sert très bienl'organisation binaire du monde racinien en frappant l'esprit de formules détonantes (« la détonationde l'évidence » selon Claudel) et précises (il y a ainsi un « art de la méchanceté » chez Racine selonBarthes comme lorsque H traite O de monstre).

* Il emploie des procédés de distanciation pour atténuer les passions comme l'emploi d'indéfiniset de démonstratifs là où on attendait un possessif : « quels charmes ont pour vous des yeuxinfortunés ? » v 303 A à P / « Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre » P à A, ouencore l'habitude qu'ont les personnages de parler d'eux à la troisième personne ou en se désignantpar leur nom propre pour diminuer l'intensité émotionnelle (ex : H ne se reconnaît plus elle-même etse voit du dehors après la mort de P : « sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione ? V 1421), sansoublier les litotes (« je croyais apporter plus de haine en ces lieux » dit P redécouvrant l'amour qu'ila pour A v 951) et les euphémismes qui atténuent l'expression des sentiments et serventd'adoucissants : (ex Pylade retarde et atténue l'annonce de la décision absurde de P à O : « il peut,seigneur, il peut dans ce désordre extrême / Epouser ce qu'il hait et perdre ce qu'il aime » v 121).L'oxymore est aussi un moyen de désigner une attitude paradoxale ou incompréhensible, A qualifieson projet de suicide après le mariage d' « innocent stratagème » et Phoenix qualifie d' « heureusecruauté » la décision de P de livrer As (v 643). Enfin , il y a des résidus de langage galant etcérémonieux voire précieux : lexique qui appartient à la langue classique et atténue la dureté despassions : « les appas, les charmes, flamme, brûler, les fers, les chaînes, les pleurs, les soupirs ». Paccumule tous ces clichés pour décrire l'ardeur de son désir v 319-321. L'allitération en S ds serpents atténue la charge affective par le travail sonore, en suggérant lesifflement des serpents (v 1638) ; la plus belle hypotypose de la guerre de Troie par A (III, 8, 997-1008) repose sur de nombreuses répétitions (songe / voilà) qui évoquent celle du passé traumatiquequi hante sa mémoire.

Racine s'impose donc une écriture retenue qui s'efforce d'établir un certain ordre dans le désordrepassionnel : cela produit un effet de sourdine qui parvient à dire l'insupportable de manièreadmissible et même agréable. Tout ceci produit un plaisir esthétique qui vient s'ajouter aux autresémotions et compense la violence des passions ; le plaisir esthétique compense donc « l'écartesthétique » produit par la déchéance héroïque. (Robert Jauss = il consiste à transformerl'horreur en beauté, à peindre la beauté du mal en opérant un transfert de l'ordre moral vers l'ordreesthétique).

3) Le langage du corps

a*Un corps absent = On remarquera que l'on ne connaît pas ni l'âge ni l'apparence physique deshéros tragiques : à l'époque on sait seulement que la femme peut être une très jeune fille de 14 anset qu'elle est considérée comme laide dès 30 ans … La beauté racinienne reste toujours abstraite,tout autant que les qualités physiques de l'être aimé. Le corps humain est donc traité en termesmagiques et non en termes plastiques ; le corps n'a pas d'épaisseur mais il traduit la passion par ledésordre, le trouble, jusqu'à l'évanouissement (celui d'Oreste au final semble clore tous lesdésordres corporels). Mais :b*Des passions physiques = Pour autant, toutes les passions ont une origine ou unemanifestation sensible. C'est la vue qui fait (re)naître l'émotion amoureuse. La vue est le pluspossessif des organes donc le seul moyen pour le héros de posséder l'autre : par ex c'est une joie en

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soi de regarder l'autre, concession d'H faite à O (« je consens qu'il me voie / je lui veux bien encoreaccorder cette joie / Mais si je m'en croyais, je ne le verrai pas » v 385 car c'est l'encourager àl'aimer et il le sait « je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures » v 485) / ou contempler ladéfaite de l'autre, ce qu'exprime H face à P venu rompre avec elle : « Vous veniez de mon frontobserver la pâleur » (v 1327). Mais aussi a contrario on peut s'irriter de l'absence de regard del'autre : « Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ? » P sur A v 385. On peut enfin comme Hs'interroger sur le sens du regard : « me voyait-il de l'oeil qu'il me voit aujourd'hui ? ». La vue estdonc le premier sens fauteur de passions. La passion a aussi d'autres manifestations sensibles comme les soupirs, les pleurs, le rougissementd'O. (v 487), A frémit face à la mort imminente de son fils, se jette à genoux pour supplier. Il y a aussi un corps collectif évoqué par le lynchage de P par les grecs = passions de la foule quine pense pas, pouvoir de « la presse », qui d'abord terrorisée par le crime auquel elle a assisté prendles armes pour pourchasser les coupables (v 1515s). Tout cela prouve que les passions engendrent des réactions incontrôlables plus que des actionsmaîtrisées. La fatalité est d'ordre naturel et biologique : c'est notre condition charnelle qui nousperd.

TR : Le caractère collectif et physique d’un spectacle ne suffit pourtant pas à assurer l’efficacitécathartique. Faut-il alors moraliser les passions du dehors d'elles-mêmes ?

D) Une Moralisation des passions ?

Le conflit des passions se livre à l'intérieur de chaque personnage car ils sont déchirés par desdilemmes entre passion et vertu mais aussi entre les passions elles-mêmes. Goldman considère à cetitre que A (celle qui combat les hommes) est « le seul être humain de la pièce » face aux « fauvesde la vie passionnelle et amoureuse ».

1) Andromaque, un modèle de vertu anti-passionnel ?a* Un modèle face à des anti-modèles = Andromaque semble être un personnage sans failles, setenant hors du monde présent, le personnage le plus vertueux et le moins passionné : l'amourmaternel et la fidélité conjugale sont les seuls liens purs de la pièce (Chateaubriand y voit unmodèle chrétien). Une Ethique de la loyauté et du sacrifice s'en dégage cf v 1123« j'ai moi-mêmeen un jour sacrifié mon sang, ma haine et mon amour ». Est-ce à dire qu'elle est sans passions ?A la fois connue de tous comme la veuve d'Hector, la prisonnière victime de Pyrrhus et la mèresoucieuse de son fils Astyanax (« le seul qui me reste et d'Hector et de Troie » v 262) : épouse etmère exemplaire, elle seule semble survivre à la tourmente d'autant qu'elle parvient à retourner laviolence qui a été utilisée contre elle puisque de son union avec P le vainqueur d'hier naîtra lemonarque de demain Molossos : elle finit par triompher des autres car P est assassiné, H se suicidede chagrin, Oreste devient fou et elle devient reine : « Aux ordres d'Andromaque ici tout estsoumis » (v 1587) constate amèrement Pylade, comme si le monde d'Andromaque avait supplanté lemonde de Pyrrhus. C'est d'autant plus paradoxal qu'elle est sensée tenir le rôle d'esclave, ce quiprouve que la vertu et la dignité ne sont pas une question de condition ou de rang mais decomportement. Le dernier fils de Racine (Louis), dans une comparaison avec la version d'Euripide,où H est déjà « pleine d'amour, de jalousie et de fureur », justifie cela : c'est d'H dont le spectateurdoit s'indigner et A doit être « la seule qu'on admire et qu'on plaint, parce qu'elle est un modèle demalheur et de vertu ». Cela répare la faiblesse des 3 autres personnages qui montrent comment, àpartir du même sentiment, les effets peuvent varier : incertitude de P, désespoir d'O, emportement deH.

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Ce qui fait la dimension tragique d'A, c'est l'impossible réconciliation entre une exigence éthiqueabsolue et la réalité des événements. Il y a 3 obstacles à son amour pour P : psychologique (on nepeut forcer à aimer), moral (faute qui reviendrait à tuer Hector une seconde fois) et politique(réaction des grecs à ce mariage).Cf Antigone symbolise le refus de toute réconciliation entre la légalité de la loi politique incarnéepar Créon et la légitimité de la loi morale à l' horizon et cela se solde par des sacrifices de touscôtés. Selon Lucien Goodmann, de même, « il n'y a que deux personnages présents : le monde etAndromaque, et un personnage présente et absent à la fois, le Dieu à double visage incarné parHector et Astyanax ». Le Monde est représenté par 3 personnages qui n'ont pas de conscience ou degrandeur humaine (H, O, P). A est le « seul être humain de la pièce » bien qu'elle n'en soit pas lepersonnage principal et se trouve à la périphérie de la pièce car « le vrai centre c'est le monde, lemonde des fauves de la vie passionnelle et amoureuse ». (Le Dieu caché 1959). Cf Baudelaire sesert dans « Le Cygne » de la figure d'A pour symboliser les exilés nostalgiques du passé enhommage à Hugo et « à quiconque a perdu ce qui ne se retrouve ». Les autres sont des égoïstes dépourvus de valeur éthique : « pas du monde bien intéressant …tous occupés à leurs histoires de coucheries » selon le Leopold d'Uranus de Marcel Aymé (p. 183)et il rêve d'aller voler au secours d'A en composant des vers : « Passez-moi Astyanax, on va filer endouce / Attendons pas d'avoir les poulets à nos trousses » en le resituant pendant la IèreGM. Ce quiprouve aussi qu'il y a une place dans la tragédie pour que s'immisce le désir du lecteur, provoquépar le manque de héros à la hauteur. L'atmosphère change dès qu'elle entre en scène (sc 4) car elleimpose un univers absolu, sans compromis : à la question de P « Me cherchiez vous Madame ? »c'est une réponse sans appel « je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils / Puisqu'une fois lejour vous souffrez que je voie / Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie ». Ainsi A nesuscite pas que de la pitié mais aussi de l'admiration pour la grandeur de ses intentions et de sesactes. Admiration qui est le sentiment tragique cornélien par excellence : sentiment d'étonnementface à un objet ou une personne qui sort de l'ordinaire. Ainsi, la grandeur d'âme et la générosité d'unpersonnage peut susciter la stupeur émerveillée du public, plutôt que la pitié et la compassion.Enfin, c'est la tristesse qui la définit le mieux d'un point de vue psychologique : « captive, toujourstriste, importune à moi-même » (v 301), ce qui peut laisser penser qu'elle est triplementprisonnière : du passé, de son amour et de P. Sa seule raison de vivre est son fils : « je prolongeaispour lui ma vie et ma misère » (v 377). Elle est hantée de pulsions morbides (notamment pour allerretrouver Hector) mais celle-ci va lui servir à résoudre son dilemme : ainsi la vertu n'est pasexempte de passions. Mais :

b*Des défaillances humaines* Racine l'a purifiée en lui enlevant sa 2ème maternité avec P, l'enfant Molossos qui figuraitpourtant dans l'Andromaque d'Euripide. Mais son instinct maternel est limité voire tardif, caraveuglé par sa passion pour Hector, elle met un certain temps à refuser de sacrifier son fils«(froidement elle constate « hélas il mourra donc » v 373), c'est seulement face à l'imminence de samort qu'elle considère son existence comme réelle (v 1011s) : « mon fils, tu meurs, si je n'arrête lefer que le cruel tient levé sur ta tête ». * Sa passion tient tout entière dans le cas de conscience morale qui consiste à choisir entre l'amourpour Hector et la survie de son fils, autrement dit à choisir entre la moins douloureuse des passions,la trahison ou l'infanticide. Ce n'est pas un dilemme entre inclination et devoir mais entre deuxpassions d'égale puissance : la fidélité conjugale et l'amour maternel (« de mon fils l'amour estassez fort v 1039) ; ces deux passions sont concomitantes ce qui l'empêche de se livrerentièrement à chacune d'entre elles. Les deux objectifs de son existence (protéger son fils et resterfidèle à Hector) semblent incompatibles et provoquent un douloureux dilemme. Le seul moyen pourelle de concilier l'inconciliable est d'accepter d'épouser P pour sauver son fils puis de se suicider

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ensuite pour rester fidèle à H : la satisfaction de ses deux volontés contradictoires ne peut êtreque différée et fractionnée dans le temps ; elle se soumettra aux deux passions maissuccessivement, selon un compromis passionnel ; seule sa mort semble sauver les deux valeurscontradictoires mais successivement. Mais c'est qd même le « cycle infernal » d'une mécaniquetragique : d'abord parce que cela exige quand même de sa part un triple sacrifice : son amour pourH, sa haine d'H, sa vie : « Et pour ce reste, j'ai moi-même, en un jour, sacrifié mon sang, ma haine etmon amour » v 1123. Ensuite parce qu'en se refusant à P en fidélité à Hector et à Troie, elle laisse Pse tourner vers H, ce qui désespère O ; mais en acceptant de l'épouser pour sauver son fils, elle créeun autre drame, pire encore, provoquant la jalousie d'H et le meurtre de P. Ainsi As, sans mauvaisjeu de mot, est son talon d'Achille, le défaut de sa cuirasse. A est tragique dlm où elle refusel'alternative et choisit sa propre mort (comme Antigone) mais devient dramatique dans le deuxderniers actes (sérieux sans fin fatale) quand elle ruse en acceptant de se marier avec P pourtransformer « sa victoire morale en victoire matérielle ». Elle croit en la parole donnée de P (quipourrait se venger sur As après sa mort) et elle pourrait en être dupe, c'est ce qui fait qu'elle finit parrejoindre les autres hommes dans le monde. Et R fait mourir P pour que cette déchéance soit moinsévidente. Dans une vraie tragédie, A se tuerait par refus du monde.

* Sa mélancolie peut aussi être interprétée comme un désespoir passionné qui la fait vivre dansle passé, dans le souvenir nostalgique d'Hector : « captive (aux deux sens : du passé et de P),toujours triste, importune à moi-même » (v. 301). Elle voue un culte à Hector dans lequel elles'enferme comme si elle était morte avec lui : « Ma flamme par H fut jadis allumée / avec lui dans latombe elle s'est refermée » v 865. Elle a renoncé au monde et à la vie, la perte de l'objet de son désirayant fait disparaître tout désir, tout ce qu'elle souhaite est un retraite lointaine malgré son âge et sabeauté : « Souffrez que loin des Grecs et même loin de vous / J'aille cacher mon fils et pleurer monépoux » (v 339). A incarne donc la tristesse majestueuse car elle a tout perdu, par opposition à latristesse pitoyable d'O, qui a la passion du désastre et de la culpabilité.

* Elle se fait la prêtresse d'une cause perdue car elle va chercher sa force morale dans « cette nuitcruelle qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle » (v 997). Mais c'est précisément cette foi enune cause perdue qui la rend victorieuse à la fin : alors que P périt de sa trahison des Grecs, A survitgrâce à sa fidélité (fides= foi) à Troie et à son roi. Celle qui combat les hommes (andros/maché) etqui tout au long de sa vie voit des hommes mourir auprès d'elle finit par les dépasser. Mais elle n'estexempte d'illusions.

*Il y a, selon Barthes, une ambivalence d'Hector et de Pyrrhus aux yeux d'Andromaque ; Ppourrait être le double d'Hector, d'autant qu'elle finit par se comporter comme son épouse fidèle, encherchant à punir les responsables de son meurtre (v 1589s : « lui rend tous les devoirs d'une veuvefidèle »). Elle l'accepte d'autant mieux que cela revient à venger ce qui ont détruit Troie. Mais àl'époque en épousant un roi on épousait sa cause...

Ainsi, A n'est pas au-dessus du monde des passions mais elle en est réduite à composer avec sespassions pour un résultat plus conforme à la morale. C'est à se demander si toute la morale del'histoire n'est pas elle-même ambivalente.

2) La morale est double ou l'ambivalence de la morale =

a* La déchéance héroïque = C'est une œuvre de démythification : tout ce en quoi on a cru est faux.Il y a une critique implicite des faits héroïques voire une déchéance héroïque dlm où il n'y a quedes allusions à la guerre de Troie (H se souvient des exploits guerriers de P III, 3 v 851-854), onregrette la cruauté des vainqueurs (P lui-même regrette auprès d'A : « je souffre tous les maux que

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j'ai faits devant Troie » v 318) soit on les dégrade en les avilissant (H rappelle à P les crimesbarbares et le meurtre de Priam IV, 5, v 1333-1340 en une hypotypose = tableau vivant, aussi par Aau v 928 + v 993 « figure toi Pyrrhus les yeux étincelants »). Surtout le récit de la dernière nuit deTroie par A (III, 8) comme événement traumatique / devoir de mémoire. Racine ravale le héros etle vainqueur au rôle de tueur. Dans tous ces cas, l'image tient lieu de la chose comme dans unfantasme qui ne viennent qu'alimenter le plaisir pour H et le ressentiment pour A. Faute de réel,toujours décevant, il faut gonfler le monde des images : le souvenir tient lieu de réalité qui nousemporte. La réalité imaginaire tient lieu de réalité vraie y compris pour les faits historiques.

Pyrrhus aimerait renouer avec l'idéal chevaleresque qui consisterait à défendre la vie d'un enfant oulibérer une captive (A lui en fait le tableau et le reproche v 299s /305s) mais cette générosité se vendet a un prix ( « sans se faire payer son salut de mon coeur » v 307 / « que tes jours coûtent cher à tamère » v 1046 comme le constate amèrement A ). Ainsi, les valeurs nobles laissent place à desvaleurs plus matérialistes ou aux plus bas instincts (cf Balzac).

La seule maxime héroïque est celle d'Hermione, qui pourtant est loin de l'être et feint sasoumission à P pour ne pas blesser O (ou s'en débarasser) : « la gloire d'obéir est tout ce qu'on nouslaisse » (v 822). Tout concourt donc à une « démolition du héros » (Bénichou) et ce délitement del'héroïsme est d'autant plus visible qu'il se fait à l'ombre de la guerre de Troie, le contraste estd'autant plus saisissant. Tout se passe comme si les enfants tentaient d'atteindre la gloire des parentssans y parvenir (inverse chez Balzac), c'est le « drame de la deuxième génération » (Scherer). Ainsi,Oreste rêve de prendre la place de son père : « Prenons, en signalant mon bras et votre nom, vous laplace d'Hélène, et moi d'Agamemnon … Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères » v 1159s).La passion amoureuse qu'il éprouve pour A fait que P « ne se souvient plus qu'Achille était sonpère » (v 990). Il y a là une dimension tragique au sens où il ne parvient pas à réconcilier son amouret son devoir, même s'il en fait le vœu pieux : « Et je saurai peut-être accorder quelque jour / Lessoins de ma grandeur et ceux de mon amour » (v 243). Il ira jusqu'à contredire le sens même de laguerre de Troie et trahir sa lignée en aidant As à venger ses victimes : ici le sens du devoir politiqueest déplacé vers un sens du devoir moral visant à réparer les fautes guerrières du passé : « jel'instruirai moi-même à venger les Troyens » (v 327). L'héroïsme est inauthentique et temporairechez P, quand il croit avoir dominé sa passion et retrouvé le sens du devoir politique, réaffirmantson identité de « fils et de rival d'Achille » (v 630) / « je jouis de ma gloire » (v 634). Néanmoinsles intérêts politiques ne sont pas absents car les grecs font du fils d'Achille un « enfant rebelle »(I, 2, v 237) et veulent achever la guerre de Troie (qui a déjà duré 10 ans) c’est-à-direl'extermination des héritiers mâles de Priam, dont le fils Paris avait « volé » Hélène aux Grecs. Or, Pfait d'A son épouse et ainsi d'As « le roi des Troyens » (v 1511). Le dénouement est donc uneréconciliation politique qui n'était pas prévue par transfert de la royauté de Troie versl'Epire ; le peuple reconnaît A comme reine et lui obéit (v 1585-1597). Ainsi A est parvenue àassurer une continuité monarchique et en plus répare le préjudice causé à Troie ; elle peut même setarguer d'accuser les grecs qui accusaient P de trahison (Oreste et Pylade seront obligés de fuir). Etl'on a pu éviter une nouvelle guerre de Troie, où, ironie de l'histoire, les alliés d'hier (p et les grecs)seraient les ennemis et les ennemis d'hier (P et les troyens) seraient les alliés, à front renversé. Aulieu de cela, c'est un avenir assez inquiétant tout de même qui se profile car P est mort sans héritiernaturel et As deviendra roi de ses anciens ennemis.

b* Des passions amorales = Les passions frappent par leur amoralité : ce qui est contre lamorale cartésienne et chrétienne ; elles ne reculent ni devant la trahison, le parjure, le meurtre (dontrégicide), enlèvement, suicide, sacrilège (P tué sur l'autel) car tous ces crimes permettent unejouissance immédiate et la compensation de frustrations antérieures. Et ils s'abandonnent à ces actescriminels avec une lucidité impuissante ; « éclatez contre un traître » dit P à H (v 1301). Les 3

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personnages punis seront précisément ceux qui étaient définis par l'impropriété de la nature de leursaffects et seront châtiés en proportion de leurs fautes (assassinat, suicide, folie). Il semble que lafatalité soit ici remplacée par la providence chrétienne : Dieu rétribue les âmes en fonction de leurspéchés.* Pour assurer une véritable morale il manque une personne à la conjugaison racinienne, un« nous » partageable, capable de se mettre à la place de tout autre : le « je » n'existe que sous saforme la plus égocentrée, gonflée par le monologue ; le « tu » est une manière de retournerl'agression contre celui qui nous la fait subir : H contre O « tais-toi perfide » v 1533, « barbare » v1537, « traître » v 1564, H traite P d'« ingrat » v 1368. Le « Il » est celui de la déception provoquéepar l'autre (« quel mépris la cruelle attache à ses refus ! » A sur H v 887 / l'être aimé (« le cruel dequel œil il m'a congédié ! » H sur P v 1397)et le « vous » celui de la personne distanciée du décor(« où fuyez-vous Madame ? » A à H v 858). Le seul « nous » qui soit évoqué est celui des mères :mais c'est un appel tactique à la complicité universelle des mères de la part d'A pour persuader H(« Vous saurez quelque jour, madame, pour un fils jusqu'où va notre amour » v 868). Tout un jeusubtil de pronoms en peu de vers dans cette prière d'A à H : elle se présente comme la « veuved'Hector » pour s'objectiver et satisfaire H, fait aussi de P un objet neutre pour lequel elle ne ressentrien « un coeur qui se rend » ; désigne le monde hostile du dehors et son agression diffuse à traverspar le « on » : « on veut nous l'ôter ».

c* Le Pbl de l'héroïsme moral = présupposé discutable = plutôt que la raison et la sagesse (la conscience de certaines limites

humaines, une action prudente et raisonnable pour obtenir un bien relatif), il faudrait donner lespectacle d'une morale héroïque ; la meilleure morale semble être celle qui propose des héros enexemples c’est-à-dire qui se sert des passions pour faire le bien, car raison historique : seuls lesgrands hommes font de grandes actions dans l'histoire et raison morale : la passion permet depousser à son paroxysme les vertus humaines grâce à son énergie au lieu de laisser le monde telqu'il est ; raison psy = il faut demander bcp pour obtenir peu. mais on peut lui objecter = l'ambivalence de l'énergie passionnelle : on peut montrer desqualités héroïques même dans le mal ou dans la fausse gloire donc les passions héroïques negarantissent pas le bien, peut être dangereux à imiter ; la partialité : le héros n'est pas tout l'homme,il y a d'autres qualités que l'héroïsme, dans le quotidien par ex, et on ne vit pas tous les jours dansun tel climat ; l'humanité : le héros est trop difficile à imiter. Il y a là comme un dogmatisme de la fidélité : le héros se trouve retenu voire englué dans lafidélité aux valeurs anciennes ou paternelles, parfois une masse informe de liens dont elle dépendmais qui ne lui appartiennent pas: « O cendres d'un époux ! O troyens ! O mon père ! / O mon filsque tes jours coûtent cher à ta mère » (v 1044 A promet une foi dont elle n'est pas maître et donttelle hérité malgré elle). La fidélité racinienne est une fidélité funèbre et malheureuse.

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CL GENERALE =

Toute œuvre théâtrale répond à la règle de la double énonciation (le personnage s’adresse à la foisaux autres personnages ou à lui-même et au public ; il y a deux niveaux d’énonciation) : le dialoguedes personnages est imbriqué dans un dialogue muet avec les spectateurs ; Racine propose cetteversion désolante du mythe pour inspirer d'autres passions aux spectateurs la terreur et la pitié,accompagnées de plaisir esthétique. Le spectateur est invité à se voir comme s'il était un autre, àse projeter en eux, tout en se livrant à la contemplation et à la réflexion, ce qui revient à les orientervers un désir de compréhension intellectuelle toujours renouvelé, vu qu'il ne donne pas de réponse.

L'originalité d'A tient à la vision obscure qui accompagne les passions tragiques : obscure au sensoù les personnages sont privés de discernement quant à leur état affectif et ce qu'il pourraitentraîner, obscure par le dénouement funeste, la destruction de la raison et des individus, visant àbouleverser le public. Cependant ces émotions doivent être cadrées : cela passe par unaménagement de la faute/ culpabilité tragique afin de préserver la pitié du public. La seule véritépassionnelle semble être qu'on ne peut atteindre la vérité passionnelle qui reste une force obscure etimpénétrable.

Ainsi, la tragédie racinienne représente le monde des passions à double titre : elle constitue unhorizon fermé, un enfermement de chacun sur soi et des personnages entre eux où la raison et lavolonté n'ont pas leur place, ce qui est un lieu idéal pour le développement et l'exacerbation desaffects ; mais aussi, ce bouillon de culture passionnel favorise l'interaction et la chaîne infernale despassions entre elles, provoquant une cascade de conséquences funestes et irréversibles.

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