Courants philosophiques et auteurs À la recherche du sens ...

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Courants philosophiques et auteurs À la recherche du sens Les sciences humaines - Éditions sciences humaines - Jean François Dortier 3 « Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l'homme ? » Telles sont, selon Emmanuel Kant (1724-1804), les quatre questions qui forment «le champ de la philosophie ». L'auteur du Cours de logique, donné vers 1793, trace ainsi à grands traits le territoire d'une discipline telle qu'on pouvait la décrire à son époque. 4 «La première question correspond à la métaphysique (recherche raisonnée de la nature essentielle de l’être, des causes de l’univers et des principes premiers de la connaissance), la deuxième à la morale, la troisième à la religion et la quatrième à l'anthropologie (science qui s’intéresse aux caractéristiques physiques, sociales, politiques, religieuses et culturelles de l’être humain, en le comparant aux animaux, ou en comparant divers peuples ou sociétés humaines.) Mais on pourrait toutes les ramener à l'anthropologie, car les trois premières questions se rapportent à la dernière. » Métaphysique, morale, religion (ou théologie), anthropologie, Kant assigne à la philosophie un champ d'action très vaste. Toutes les connaissances sur l'homme et sa destinée, sur Dieu, sur le Beau, le Bien, le Vrai, la Nature... appartiennent en principe à son champ d'investigations. 5 Texte introductif à l’approche philosophique (Topo) 6 La valeur de la philosophie Bertrand Russell: Problèmes de philosophie. Payot. La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini , évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées. 7 Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes. La philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume. 8 Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier. 9 « Un swami se promène avec ses trois disciples dans les jardins d'un ashram. Voyant une limace qui dévore une salade, le premier disciple l'écrase du pied. Le deuxième dit alors : Maître, n'est-ce pas un péché que d'écraser cette créature ? Le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils. - Mais il mangeait notre nourriture, n'ai-je pas bien fait ? Le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils. Le troisième dit alors : Ils disent tous deux des choses contradictoires, ils ne peuvent avoir tous les deux raison ? Et le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils. » Rapporté par Julos Beaucarne, chanteur et poète wallon Journé Éric 1/91

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Courants philosophiques et auteurs À la recherche du sens

Les sciences humaines - Éditions sciences humaines - Jean François Dortier

3 « Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l'homme ? » Telles sont, selon Emmanuel Kant (1724-1804), les quatre questions qui forment «le champ de la philosophie ». L'auteur du Cours de logique, donné vers 1793, trace ainsi à grands traits le territoire d'une discipline telle qu'on pouvait la décrire à son époque.

4 «La première question correspond à la métaphysique (recherche raisonnée de la nature essentielle de l’être, des causes de l’univers et des principes premiers de la connaissance), la deuxième à la morale,la troisième à la religion et la quatrième à l'anthropologie (science qui s’intéresse aux caractéristiques physiques, sociales, politiques, religieuses et culturelles de l’être humain, en le comparant aux animaux, ou en comparant divers peuples ou sociétés humaines.)Mais on pourrait toutes les ramener à l'anthropologie, car les trois premières questions se rapportent à la dernière. » Métaphysique, morale, religion (ou théologie), anthropologie, Kant assigne à la philosophie un champ d'action très vaste. Toutes les connaissances sur l'homme et sa destinée, sur Dieu, sur le Beau, le Bien, le Vrai, la Nature... appartiennent en principe à son champ d'investigations.

5 Texte introductif à l’approche philosophique (Topo)

6 La valeur de la philosophie Bertrand Russell: Problèmes de philosophie. Payot. La valeur de la philosophie doit être cherchée pour une bonne part dans son incertitude même. Celui

qui n'a aucune teinture de philosophie traverse l'existence emprisonné dans les préjugés qui lui viennent du sens commun, des croyances habituelles à son temps et à son pays, et des convictions qui se sont développées en lui sans la coopération ni le consentement de sa raison. Pour un tel individu, le monde est sujet à paraître précis, fini , évident; les objets habituels ne lui posent aucune question et les possibilités non familières sont dédaigneusement rejetées.

7 Dès que nous commençons à philosopher, au contraire, nous trouvons que même les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne conduisent à des problèmes auxquels nous ne pouvons donner que des réponses très incomplètes.La philosophie, bien qu’elle ne soit pas en mesure de nous dire avec certitude quelle est la vraie réponse aux doutes qu'elle élève, peut néanmoins suggérer diverses possibilités qui élargissent le champ de nos pensées et les délivrent de la tyrannie de la coutume.

8 Tout en diminuant notre certitude à l'égard de ce que sont les choses, elle augmente beaucoup notre connaissance à l'égard de ce qu'elles peuvent être ; elle repousse le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais pénétré dans la région du doute libérateur et garde vivace notre sens de l'étonnement en nous montrant les choses familières sous un aspect non familier.

9 « Un swami se promène avec ses trois disciples dans les jardins d'un ashram.Voyant une limace qui dévore une salade, le premier disciple l'écrase du pied.Le deuxième dit alors : Maître, n'est-ce pas un péché que d'écraser cette créature ?Le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils.- Mais il mangeait notre nourriture, n'ai-je pas bien fait ?Le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils.Le troisième dit alors :Ils disent tous deux des choses contradictoires, ils ne peuvent avoir tous les deux raison ?Et le Maître lui répond : - Tu as raison, mon fils. »

Rapporté par Julos Beaucarne, chanteur et poète wallon

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10 Quel enseignement déduire de ce récit ?

11 La recherche d’une réponse définitive en philosophie et peut-être dans la vie, est un leurre.La réponse n’est réponse que provisoire, à un moment donné, dans un contexte particulier, elle n’est qu’une vérité provisoire, elle n’est vérité quand vérité, pas en réalité.La réponse comme la «vérité» sont multiples pour beaucoup d’entre nous.Il faut donc apprendre à penser pluriel en philosophie.

12 Les lois qui conduisent les hommes :La loi du plus fort : à l’origine de toutes les civilisations. Elle est impitoyable, élimine les rêveurs, les malades, les vieux, les faibles, les vaincus (les humains qui en sont restés à cette loi n’ont pas encore accédé au statut de civilisés).La loi du talion : “oeil pour oeil, dent pour dent”. C’est un premier pas de l’hominisation à l’humanisation, une première prise de conscience. On ne détruit pas tout.La loi d’argent : 1000 avant J.-C. (civilisation sumérienne). Elle adoucit la loi du talion. La mutilation est remplacée par une peine d’argent. Marque une volonté de maîtrise de l’homme sur ses instincts

13 La loi de l’égalité des humains : 500 avant J.C. Confucius dit: « Les hommes sont tous semblables par leur nature, ils différent par les habitudes qu'ils contractent. » et le Talmud ( loi Juive, complément de la Tora) lui répond en écho : « Pourquoi Dieu n'a-t-il formé qu'un seul homme lors de la création ? C'est dans l'intérêt de la concorde, pour qu'aucun homme ne puisse dire à un autre : je suis de plus noble race que toi. »La loi d'amour complète la loi d'égalité. Tous les hommes sont frères et doivent s'aimer comme tels. Elle commence 5 à 6 siècles av. J.-C. et s'épanouit avec le christianisme. Kong Tzeun demanda à Confucius s’il existait un précepte qui renfermât tous les autres : “N’est-ce pas le précepte d’aimer tous les hommes comme soi-même ?” Confucius 551-479 avant J.C. « N'est croyant que celui qui veut pour son frère ce qu'il veut pour lui-même » Muhammad (prophète musulman).“tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée”...”Tu aimeras ton prochain comme toi-même” Matthieu.

14 C'est sur ce socle de l'amour que vont, d'une part, se fonder pour certains, s'approfondir pour d'autres, les valeurs humaines et, d'autre part, se séculariser, se laïciser l'amour pour qu'il puisse être appréhendé par la diversité des religions et des cultures (la constitution française). L'accès à la conscience :« Avec la conscience, la femelle devient femme, le mâle devient homme, l'autonomie devient liberté, la sexualité devient amour, la douleur devient souffrance, le cri devient parole, l'instinct devient intelligence, le flair devient intuition, la loi physique devient la morale, la fleur devient beauté, le bruit devient musique, l'instant devient temps, l'étoile devient espace, la mort devient mystère, le mystère devient question. » (A. Steiger, Comprendre l'histoire de la vie, éd. Chronique Sociale, 1995)

15 L'accès à la conscience :D’après les découvertes du professeur Soléki, l’homme de Neandertal semblait doté de ce que nous appelons l’esprit. L’esprit semble échappé à toute définition, mais nous cernons mieux les choses lorsque nous parvenons à désigner certaines de ses caractéristiques: introspection, empathie, sens du passé et de l’avenir, réflexion, voix intérieure. Nous sommes incapable de dater l’apparition de l’esprit sur la scène de l’évolution mais les sites mortuaires de Chalidare nous indique clairement l’existence de rites symboliques funéraires.Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité les sites mortuaires de Chalidare nous montre que les hommes ont compris qu’ils étaient mortels, c’est l’éveil de la conscience. L’évolution de la conscience correspond à celle du cerveau.Les peintures rupestres exécutées sur les parois rocheuses montrent les capacités du cerveau, reproduction mentale, imagination, geste ...

16 Avec sa main, dont Kant dit qu'elle est la partie visible du cerveau, marque la disposition technique de l'homme, condition même de la moralité, et comme telle renvoie à la nature d'un être de raison. «Ce n'est pas parce qu'il a une main que l'homme pense, mais parce qu'il est le plus intelligent qu'il a une main», a écrit Aristote.

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17 Dans le Geste et la Parole, André Leroi-Gourhan reprend l'analyse aristotélicienne à la lumière de la paléontologie: la spécificité de l'humanité se constitue dans l'adaptation au bipédisme, au cours de laquelle les modifications de la charpente corporelle s'accompagnent des évolutions cérébrales. La station debout libère la main, qui, devenant organe de la prise, libère à son tour la bouche, rendue disponible au langage. Ainsi, le langage (la pensée et la connaissance) et la main (le geste, l'action, l'activité créatrice) ont «un rapport organique» et, en tant que phénomènes humains, s'engendrent et se développent mutuellement dans des relations réciproques et rétroactives incessantes.L'histoire technique de l'humanité commence avec l'homme lui-même. ”Le seul critère d'humanité biologiquement irréfutable est la présence de l'outil”. Ce qui différencie l'animal de homme, c'est bien d’une part la station debout qui libère la main de la locomotion et, d'autre part, l'usage d'outils artificiels. En cela, la main précède le cerveau (Bruno Jacomy, Une histoire des techniques).

À la question « qu'est-ce que la philosophie? », seul un regard panoramique permet de définir quelques grandes orientations de la pensée. A partir de là, trois « postures philosophiques» se dégagent.

18 TROIS VISAGES DE LA PHILOSOPHIE : Sommairement, trois postures différentes ont toujours existé: - l'une conçoit la philosophie comme un travail de réflexion critique;- une autre prétend dévoiler les vérités ultimes sur l'homme et sur le monde; - la troisième, enfin, voit dans la philosophie une école de sagesse et un art de vivre.

19 UN QUESTIONNEMENT CRITIQUE ? C'est la première façon d'envisager la philosophie, dans la grande tradition qui va de Socrate à Ludwig Wittgenstein, en passant par Kant. La tâche du philosophe y est conçue comme une remise en cause des idées reçues et des connaissances établies. La philosophie ne prétend pas forcément dévoiler une vérité ultime. Elle s'interroge sur les conditions de la connaissance, sur ses forces et ses limites. Elle se veut une conscience critique, une école du doute et du relativisme. Socrate utilisait le dialogue et le questionnement comme une sorte de dissolvant des idées reçues. Au moraliste, il demandait ce qu'est le Bien, quant au militaire, il l'interrogeait sur ce qu'est le vrai courage. Puis il faisait vaciller les certitudes.Il a payé de sa vie cette attitude jugée subversive par les autorités. En mettant en doute les valeurs et les croyances, n'allait-il pas pervertir la jeunesse? C'est pourquoi il fut condamné à mort comme un séditieux. On sait qu'au lieu de fuir comme le lui proposaient ses disciples, il préféra assumer jusqu'au bout son rôle et se résolut à boire la ciguë (L'épisode est rapporté dans le Phédon, dialogue rédigé par Platon). Ce questionnement incessant qui fait prendre conscience de la fragilité des savoirs, qui pointe le doigt sur les présupposés dans notre jugement, telle est l'essence de la philosophie selon l'esprit socratique. Voilà pourquoi, dit Socrate, le sage n'est pas celui qui détient la vérité, mais au contraire « celui qui sait qu'il ne sait pas ».

20 UNE QUÊTE DE LA VÉRITÉ ? Une deuxième tradition accorde à la philosophie une tâche grandiose: celle de dévoiler la Vérité ultime sur les choses. Cette philosophie, qui va de Platon à Martin Heidegger en passant par Friedrich Hegel, prétend toucher aux fondements de «l'Être ». La philosophie est une métaphysique, une connaissance d'un ordre supérieur par rapport à l'opinion, à la foi ou à la science. On peut envisager de plusieurs façons l'accès à ce savoir absolu. La première consiste à remonter à des principes premiers de la connaissance: c'est la démarche adoptée par Descartes. Sa méthode analytique (partir des choses claires et simples pour remonter par déduction vers le complexe) est selon lui la seule méthode rigoureuse qui permette d'avancer avec rigueur vers la voie de la Vérité. La deuxième la plus encyclopédique, aspire à construire un vaste système théorique, synthèse et dépassement des connaissances de son époque: c'est la démarche adoptée par Aristote (- 384, - 322) (Aristote a produit une oeuvre monumentale avec des ouvrages sur la nature (physique, Du Ciel, Météores, Sur les animaux), des ouvrages moraux (Éthique à Nicomaque), de politique, de rhétorique, de logique, etc. Sa Métaphysique est divisée en 14 livres.) ou par Hegel (1770-1831) (Friedrich Hegel, Science de la logique, 1812-1816.).

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Une autre voie vers la Vérité réside dans une forme de connaissance particulière, distincte de la foi, de la science ou de la connaissance commune. C'est ce que Baruch Spinoza (1632-1677) nomme la « connaissance du troisième genre »: Le premier genre de connaissance correspond à la perception immédiate et à l'opinion commune. Cette connaissance est douteuse et sujette aux passions. La connaissance du deuxième genre nous est donnée par la raison. Elle s'exerce en mathématiques, par exemple. Ce savoir est objectif, universel et il est affranchi des passions.Enfin, la «connaissance du troisième genre », que seul peut acquérir le philosophe, est d'une nature encore supérieure. C'est une sorte de perception globale et intuitive, obtenue au terme d'un long cheminement intellectuel. Elle permet de percevoir. les choses dans leurs relations, leur développement, leur unité. Cette vision globale de l'harmonie du monde, sorte de synthèse faite d'amour et d'intelligibilité, procure sérénité et béatitude (L'exposé des trois genres de connaissance et de leurs valeurs respectives se trouve dans le Traité de la réforme de l'entendement, traité resté inachevé. Spinoza développera sa théorie de la connaissance dans L'Éthique (2' section), 1677).

De la métaphysique à l'épistémologie... Par « métaphysique ", on entendait la « philosophie première ». Elle se situe au-dessus de la connaissance empirique et elle étudie le principe de toute chose. Faire de la métaphysique, c'est étudier « l'Être ». Le mot est synonyme d'ontologie (Étude de l’être en tant qu’être, indépen-damment de ses déterminations particulières.) Au XIXe siècle, plusieurs courants de pensée, comme le positivisme logique, ont récusé la métaphysique comme une entreprise spéculative vide de sens. Heidegger a voulu donner à la métaphysique un sens nouveau : penser l'Être en tant que tel, et non les « étants" (les choses).

Esthétique: réflexion philosophique sur l'art et le beau. Les deux grands philosophes de l'esthétique sont Kant (Critique de la faculté de juger, 1790) et Hegel (Esthétique, 1818-1830).

logique: pour Aristote, le père de la logique classique qui a dominé en Occident jusqu'à l'époque des Lumières, la logique est l'art du syllogisme. Aristote est le créateur du syllogisme: C’est une forme de raisonnement apparu en Grèce au 6e siècle av J.-C. avec les sophistes pour codifier les règles de discussion. C’est un procédé tendant à confondre l’adversaire en lui montrant que s’il admet certaines propositions, il ne peut admettre en même temps la contradiction de la proposition qui en découle. Exemple : le saucisson donne soif, boire désaltère = le saucisson désaltère. En logique, un syllogisme est un raisonnement déductif rigoureux. En logique formelle, il se définit comme une opération à travers laquelle, à partir de deux prémisses (appelés majeure et mineure), on parvient à une conclusion. Par exemple, si l'on pose comme prémisse majeure que tous les primates sont des mammifères, et comme prémisse mineure que l'homme est un primate, alors on peut conclure que l'homme est un mammifère. A partir du XIXe siècle vont naître des logiques formelles: logique des propositions, logique des ensembles. Par son caractère abstrait et « fondamental » (car elle reste la condition première de toute pensée, scientifique ou non), la logique a été l'un des sujets de prédilection des philosophes au XXe siècle (voir le courant du positivisme logique).

Théologie: faire de la théologie, c'est réfléchir sur Dieu, en philosophe. Par exemple, essayer de trouver une preuve irréfutable de son existence (il en existe de nombreuses versions qui ne convainquent en fait que les croyants). Faire de la théologie, ce peut être aussi réfléchir sur les attributs divins. Exemples d'énigmes théologiques: Dieu est-il consubstantiel à la nature? Ses desseins obéissent-ils aux lois de la raison?

Épistémologie : dans les pays anglo-saxons, l'épistémologie désigne une philosophie de la connaissance. En France, le terme signifie philosophie de la science. Branche de la philosophie qui fait une étude critique des sciences, ayant pour objet de déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée

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21 UN ART DE VIVRE ? Selon une troisième grande tradition, la philosophie est considérée comme un art de vivre. Comme l'indique l'étymologie du mot, la philosophie est «l'amie de la sagesse ». Pour ce courant, la philosophie se propose comme but ultime le bonheur de l'homme (ou plus modestement la lutte contre le Mal). Elle prétend dire ce qu'est le Bien. C'est la démarche des philosophies mystiques (relatif aux mystères religieux), humanistes (théorie de l’épanouissement humain), épicuriennes (une théorie sensualiste de la connaissance et une morale fondée sur une recherche raisonnable du plaisir), stoïciennes (doctrine affirmant que le bonheur réside dans la vertu (disposition à faire le bien) et qu’on doit être indifférent à tout ce qui a une influence sur la sensibilité), hédonistes (doctrine enseignant que la morale consiste en la recherche du plaisir), utilitaristes (Doctrine stipulant que l’utilité est le principe et la norme de toutes les valeurs, dans le domaine de la connaissance (pragmatisme) ainsi que dans le domaine de l’action).

22 Cette recherche sur les conditions du bonheur se double parfois - comme chez les existentialistes (Mouvement philosophique, doctrine selon laquelle l’existence vécue de l’être humain dans le monde est la base de toute réflexion, doit être pris en considération avant son essence et laisse à l’être la liberté et la responsabilité de se choisir) - d'une interrogation inquiète sur la destinée de l'homme dans le monde.

23 LES CHAMPS ACTUELS DE LA PHILOSOPHIE Aujourd'hui, la philosophie a délaissé certains de ses domaines traditionnels: les méditations sur Dieu et les saints ne font plus recette dans la communauté des philosophes. Les grands systèmes explicatifs, les vastes synthèses de connaissances ne sont plus à l'ordre du jour. Les sciences de la nature et les sciences humaines se sont développées de façon autonome en se découplant de la philosophie. Pour autant, la philosophie n'a pas disparu. On peut reformuler les réponses aux questions fondatrices posées par Kant (« Que puis-je connaître ? », « Que dois-je faire? », « Que m'est-il permis d'espérer? », «Qu'est-ce que l'homme?») en leur faisant correspondre les quatre grands domaines de la philosophie contemporaine :

24 - la «philosophie de la connaissance et de l'esprit » cherche à répondre à « Que puis-je connaître ? » ; - la philosophie morale poursuit la quête du « Que dois je faire? » ; -la philosophie politique renvoie à la question « Que puis-je espérer? » ; - enfin, à l'interrogation «Qu'est-ce que l'homme?» répond une anthropologie philosophique forgée par les penseurs de la condition humaine. Quatre domaines qu'il faut tour à tour explorer, et dont on verra les liens étroits avec les sciences humaines actuelles.

25 PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE: « QUE PUIS-JE CONNAÎTRE ? »L'énigme de la pensée n'a cessé de hanter tous les grands philosophes. De Platon à Kant, de Descartes à Hume, et jusqu'à l'actuelle philosophie de l'esprit, il n'est pas un penseur qui n'ait proposé sa réponse à la question: « Qu'est-ce que la pensée? » QU'EST-CE QUE LA PENSÉE ? En première approche, les théories de la connaissance se sont partagées en deux grands courants: les «réalistes », pour qui la connaissance se forme au contact du monde extérieur, et les «subjectivistes », pour qui la connaissance suppose une production d'idées et une recréation du monde environnant. Autour de ces deux positions - et de leurs variantes - va se dérouler un long débat philosophique qui dure depuis plusieurs siècles et qui se poursuit encore... (Pour une présentation claire et synthétique des théories classiques et contemporaines de la connaissance, voir: Jean-Michel Besnier, Les Théories de la connaissance, Flammarion, 1996.) .

26 L'empirisme: le monde est tel qu'on le voit (réaliste)Pour l'approche réaliste ou empiriste (En philosophie, l'empirisme est une théorie de la connaissance selon laquelle nos idées et nos informations sur le monde proviennent de l'expérience. John Locke (1632- 1704) et David Hume (1711-1776) sont les deux principales figures de la philosophie classique à avoir exposé cette théorie.), percevoir n'est rien d'autre que capter des informations du monde tel qu'il est en réalité. Nicolas de Malebranche (1638- 1715) - disciple de Descartes - fait dire à l'un des protagonistes de ses Entretiens métaphysiques: « Cette terre est réelle: je la sens bien. Quand je frappe du pied, elle me résiste. Voilà qui est solide, cela!»

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Dans cette optique - qui correspond au sens commun - nos sens sont considérés comme un réceptacle pour les informations venues du monde extérieur, comme la lumière imprime une pellicule photosensible. Si je vois un arbre placé devant moi, et que sa présence s'impose à moi, c'est pour deux raisons simples: - il a bien une existence réelle indépendante de mon imagination; -l'image reçue constitue une copie fidèle de l'original. Cette approche de la connaissance est assez simple et intuitive. Bien qu'elle ait pour elle la force de l'évidence, elle se heurte à quelques objections: si la connaissance est une sorte de reflet interne de la réalité extérieure, comment expliquer les erreurs, les illusions, les rêves et les connaissances abstraites (mathématiques par exemple) qui ne sont en rien le produit de notre expérience ? .

Le subjectivisme : le monde est tel qu'on le reconstruit Mais d'autres philosophes, habiles en argumentation, ont apporté de nombreuses objections à la thèse réaliste, peut-être trop simple pour être vraie. Ils ont d'abord fait remarquer que le sujet n'a accès qu'à ses propres perceptions et que rien ne permet, en toute, rigueur, de dire que le réel est conforme à ses impressions. Lorsque je rêve, je vois et je ressens comme si les images étaient réelles. Or pourtant, dès mon réveil, je constate que ce monde a disparu, qu'il était donc un produit de mon imagination et non de la réalité. Dans sa forme «radicale », cet idéalisme nie tout simplement l'existence du monde extérieur; c'est le solipsisme (Doctrine affirmant que seuls existent pour le sujet pensant le moi et ses manifestation) de George Berkeley (1685-1753) (George Berkeley, Traité sur les principes de 10 connaissance humaine, 1710). Dans sa forme « modérée », celle de Kant, le réel existe sans doute, mais il ne nous est pas connaissable tel qu'il est «en soi ». Nous ne pouvons le percevoir qu'à travers nos catégories mentales (voir Emmanuel Kant et les limites de la raison). Autre argument antiréaliste : nos perceptions peuvent nous tromper. Ainsi, une expérience, attribuée à Aristote, montre que si l'on croise son index et son médium et que l'on fait rouler une bille entre eux, on sent deux billes au lieu d'une. La régularité et la solidité de nos sensations contribuent à nous faire croire que notre perception est bien conforme à la réalité. Pourtant, comme le notera Descartes, tous les matins nous voyons le soleil se lever et tourner autour de la Terre... alors que la science astronomique nous a appris que ce n'est pas le cas... nous qui sommes projetés à une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres heure autour du soleil sans même nous en rendre compte... Enfin, nos sens sont limités et ne nous donnent accès qu'à une partie du réel. De même que l'aveugle ne sait pas ce qu'est la vue, peut-être n'avons-nous pas accès à certaines dimensions de la réalité ? Notre perception visuelle ne transmet qu'une frange limitée du spectre lumineux (de l'infrarouge à l'ultraviolet) ; de même, nous n'entendons pas certains ultrasons audibles par les chiens. Plus généralement, on peut se demander si l'espace à trois dimensions que nous percevons est un attribut de la réalité ou un « cadre mental ». Pour Kant, les choses étaient claires en tout cas, il écrivait dès 1770 : « L’espace n'est pas quelque chose d'objectif ni de réel (...) mais quelque chose de subjectif et d'idéal, issu, selon une loi fixe, de la nature de l'esprit à la manière d'un schéma destiné à coordonner l'ensemble de tout ce qui vient de l'extérieur par les sens. » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781).

Emmanuel Kant et les limites de la raison «Puissance et limites de notre raison», tel pourrait être le sous-titre de la Critique de la raison pure, publiée par Kant en 1781, l'un des plus grands ouvrages de la philosophie occidentale. Toute personne ayant réfléchi un jour sur les limites de l'univers n'a pas manqué de se heurter à un casse-tête apparemment insoluble. Si l'univers a des limites, qu'y a-t-il au-delà? Notre esprit est irrésistiblement porté à essayer d'imaginer un au-delà à ces limites. Inversement, envisager l'univers comme infini est tout aussi impensable. En essayant de nous représenter l'infini, nous sommes invariablement conduits à rechercher une limite située quelque part. Que l'on tourne la question dans tous les sens, l'idée d'infini tout comme celle de finitude échappent à notre entendement... Pour Emmanuel Kant, une telle impasse logique surgit lorsque nous cherchons à transposer dans l'absolu la notion d'espace qui n'appartient pas à l'univers mais à la structure de notre esprit. «L'espace n'est pas un concept empirique, qui ait été tiré de l'expérience externe (...), c'est une représentation nécessaire, a priori. " (c'est-à-dire antérieure à l'expérience). Il en va de même pour le temps. Ce que nous croyons être des propriétés de la nature, comme l'espace à trois dimensions, le temps linéaire, sont en fait des «formes" ou des" catégories" de notre pensée.

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Vouloir les transposer hors du champ de l'expérience pour penser les limites de l'univers révèle les « limites de la raison pure ». La révolution copernicienne Dans la préface à la seconde édition de la Critique, Kant n'hésite pas à comparer son changement de perspective philosophique à une nouvelle «révolution copernicienne». L'astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) avait proposé au début du XVIe siècle une nouvelle vision de l'univers en montrant que ce n'est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre mais l'inverse. Kant propose de renverser à sa manière la perspective philosophique. Sa « révolution copernicienne " consiste en ceci: la réflexion philosophique ne doit plus se porter sur «l'essence" des choses, mais sur la capacité et les limites de l'esprit à les concevoir. Avant d'essayer de comprendre le monde, il faut d'abord s'intéresser aux outils qui nous permettent de le penser. C'est en ce sens qu'il faut comprendre le projet d'une Critique de la raison pure.

26 Connaissances a priori et cadres mentaux Pour Kant, il existe, dans toute connaissance, deux éléments distincts : des éléments empiriques qui nous viennent de l'expérience (par exemple, la taille, la forme et la couleur de cette pierre ramassée sur le bord du chemin) ; mais il existe aussi des éléments non empiriques, des cadres mentaux ou «catégories" dites « a priori" qui ne résultent pas des choses elles-mêmes, mais de notre façon de les concevoir. Ainsi, lorsque je prends et manipule cette pierre dans ma main, mes sens me font percevoir plusieurs images consécutives, la pierre m'apparaît sous différents angles... C'est la structure de mon esprit qui me permet de réunifier ces différentes images en un seul et même objet. Sans cette capacité mentale à coordonner les images, à leur attribuer une certaine unité, une continuité dans le temps, le monde nous apparaîtrait comme une suite désordonnée et chaotique d'images et d'événements. Kant soutient donc cette thèse provocante: l'unité de l'objet n'est pas un produit de l'expérience empirique. C'est nous qui mettons le monde en ordre pour le penser. L'unité de l'objet est un cadre de pensée a priori qui nous permet de penser le monde. La plus grande partie de la Critique de la raison pure est consacrée à mettre au jour ces catégories a priori qui structurent et donnent forme à notre connaissance.

Certaines de ces «formes» de l'esprit s'appliquent à la « sensibilité» (étudiées dans la première partie, «L'esthétique transcendantale ») : ce sont l'espace et le temps. De la même façon, il y a toute une série de notions logiques, comme celles d'unité, de pluralité, de causalité... qui aident à penser le monde mais qui ne sont pas issues du monde lui-même. Par exemple, l'expérience nous dit qu'une pierre est pesante, mais c'est une loi a priori qui nous fait dire qu'il ne pourrait pas en être autrement et que toutes les pierres ont un poids. La raison transcende l'expérience et nous faire dire des choses qui vont au-delà des stricts constats empiriques. La «raison pure» nous conduit à l'universalité, à la nécessité. L'expérience, elle, est toujours contingente et partielle. S'il est vrai que nous ne pouvons voir et penser le monde qu'au travers de «lunettes» qui le structurent d'une façon particulière, il en résulte que nous ne connaissons pas (et que nous ne pourrons jamais connaître) les choses telles qu'elles sont en réalité. Le monde en soi - noumène - nous est inconnaissable. Seul le monde des phénomènes nous est accessible.

Nous sommes tous kantiensLa réflexion kantienne a largement anticipé sur les découvertes de la psychologie contemporaine: sur les acquis de la Gestalt-theorie qui montre que nous pensons le monde à l'aide de «formes» préétablies, sur la psychologie cognitive pour laquelle toute connaissance n'est pas un reflet de la nature, mais un processus de traitement de l'information. La physique contemporaine semble confirmer elle aussi les intuitions kantiennes. L'espace et le temps de notre expérience n'y sont plus considérés comme des absolus. C'est une vision constructiviste de la connaissance qui est aujour- d'hui largement partagée et dont on peut dire que Kant est le précurseur. En un sens, deux siècles après la rédaction de la Critique, nous sommes tous kantiens.

La phénoménologie: le moi « jeté » dans le monde Il existe une troisième approche de la connaissance, qui tente de dépasser le dilemme «réalisme-subjectivisme» : c'est celle de la phénoménologie, théorie qui a été «inventée» par le philosophe allemand Edmund Husserl (1859-1938) au début de ce siècle (Les ouvrages principaux - et très arides - de Edmund Husserl sont: Recherches logiques, 1900- 1901 ; Méditations cartésiennes, 1931; Idées directrices pour une phénoménologie, 1913).

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La théorie phénoménologique est assez ardue à saisir. Pour en comprendre l'esprit, il faut partir de l'interrogation première de Husserl : celle du mystère de la nature des nombres. Le jeune Husserl s'est lancé dans la réflexion philosophique après des études de mathématiques. Une question taraudait son esprit. Qu'est-ce qu'un nombre ? Manifestement, la solution réaliste qui attribue l'existence des nombres aux choses mêmes est insatisfaisante. Il peut exister trois pommes, trois arbres, trois chiens, mais le nombre trois n'est pas une propriété des choses elles-mêmes. Le nombre n'est-il alors qu'une construction de l'esprit humain ? La thèse est tout aussi difficile à admettre car les nombres n'existeraient pas sans les objets qu'ils désignent. Faut-il donc supposer, comme le pensait Platon, que les nombres appartiennent à un monde autre que celui de la réalité matérielle ? Ils seraient en quelque sorte l'expression d'un monde pur des Idées, planant au-dessus du monde réel. Husserl se refuse aussi à admettre cette thèse idéaliste. Pour lui, la solution de l'énigme des nombres ne se trouve peut- être ni dans le réel, ni dans l'esprit humain, mais dans leur relation indissociable.

Husserl va donc construire une interprétation de la connaissance qui se démarque à la fois d'un réalisme centré sur la réalité du monde extérieur et d'un psychologisme centré sur les seules données du monde intérieur. L'approche « phénoménologique» écarte ces deux perspectives et prend comme point de départ la relation qui s'établit entre moi et le monde. Nous sommes comme «jetés dans le monde », et c'est cette relation qu'il nous faut comprendre. C'est par notre corps, nous dit Maurice Merleau-Ponty (1908-1960, l'auteur de Phénoménologie de la perception, que nous percevons le monde (Maurice Merleau- Ponty, dans Phénoménologie de la perception, 1945 (rééd. Gallimard, 1976). Ce corps vit, agit, ressent, voit. Il est en relation avec le monde. Il n'est pas un observateur objectif, il n'est pas non plus une «intériorité absolue ». Cette pomme, placée devant moi, possède une signification par la relation que je noue avec elle: elle devient un fruit comestible, un objet que je peux admirer ou peindre, un produit de consommation, le symbole du péché originel... Ces propriétés ne sont pas des attributs« internes» de la chose même, ni une seule donnée de ma conscience: c'est un rapport qui unit l'homme et le monde. Percevoir, c'est donc attribuer une signification aux objets, leur donner un sens, leur assigner une «forme» particulière (L'influence de la psychologie de la forme ou Gestalt-theorie est clairement perceptible ici). Cette «forme» que l'on attribue aux choses perçues n'est pas un cadre préconçu et arbitraire, dépendant de mon seul caprice. Husserl fait remarquer que la catégorie « cercle» qui me sert à désigner un certain nombre d'objets n'est pas un « fait» existant dans la réalité.Il n'existe pas dans la nature de cercle parfait, mais des objets plus ou moins ronds, plus ou moins réguliers, de tailles différentes... Est-ce pour autant un produit de notre esprit ? Non, répond Husserl, c’est par la perception de différentes formes rondes et par la capacité à y trouver une unité que j'ai construit la notion de cercle, que j'ai «donné forme» à tel ou tel objet à l'apparence ronde. Il en est ainsi de toutes les notions que j'emploie pour décrire la réalité perçue: arbre, maison, table... Ces significations s'établissent dans un rapport au monde; elles ne sont ni dans l'objet, ni dans ma seule conscience. Sans cette «mise en forme », le monde n'aurait pas de sens. C'est la rencontre entre la pensée et le monde qui donne sens aux choses. L'homme est «ouvert» au monde et c'est dans cette relation que le sens se constitue.

27 LA NATURE DE LA SCIENCE Une autre orientation prise par la philosophie de la connaissance concerne la démarche scientifique. Au cours du XXe siècle, cinq grandes figures de la philosophie des sciences ou épistémologie (En français, le terme épistémologie est synonyme de philosophie des sciences. En anglais, le mot Epistemology désigne plus généralement toute théorie de la connaissance) ont émergé: Karl Popper, Thomas Kuhn, Imre Lakatos, Paul Feyerabend et Gaston Bachelard.

Karl Popper (1902-1994) et le rationalisme critique Selon K. Popper, une théorie scientifique forme un corps d'hypothèses (ou de conjectures) dont la validité se mesure à sa capacité à résister à des tests ou à des expériences cruciales qui pourraient l'infirmer, la falsifier. La science progresse par conjectures et par réfutations. Pour K. Popper, le propre de la science réside dans sa capacité à se corriger elle-même et non dans le fait de proposer des vérités définitives.

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Sir Karl Popper: la science contre les idéologies Karl Popper naît à Vienne, en 1902, à un moment où la capitale autrichienne est le centre culturel de l'Europe. Durant son adolescence, il suit avec passion les débats intellectuels qui se nouent autour du marxisme, de la psychanalyse naissante, de la philosophie analytique du Cercle de Vienne, de la théorie de la relativité du jeune Einstein... Très tôt, il est amené à s'interroger sur la scientificité de certaines de ces théories, notamment du marxisme auquel il adhérera un temps. Enseignant les mathématiques et la physique dans les collèges, il poursuit ses réflexions épistémologiques sur la nature de la science et publie en 1934 sa Logique de la découverte scientifique. Né dans une famille d'origine juive, l'arrivée du nazisme l'oblige à fuir en Nouvelle-Zélande. Après la guerre, il vient s'installer à Londres (grâce à l'intervention de son ami l'économiste Friedrich A. von Hayek). Il y fera toute sa carrière comme enseignant de philosophie et de méthodologie scientifique à la célèbre London School of Economics. C'est là qu'il publiera toute son oeuvre. Le critère de falsifiabilité «A quelle condition une théorie est-elle scientifique?» Telle est la question qui fonde toute l'œuvre de K. Popper. Son projet est de distinguer la véritable démarche scientifique des spéculations idéologiques ou métaphysiques. Habituellement, on juge qu'une théorie est scientifique parce qu'elle est vérifiable. Or, pour K. Popper, ce qui définit la scientificité d'une proposition, ce n'est pas la vérification, mais sa capacité à affronter des tests qui pourraient l'infirmer, la rendre fausse ou «falsifiable». Prenons par exemple la formule «tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition est une hypothèse tirée de l'expérience. Elle ne peut pas être prouvée. En effet, il est matériellement impossible de vérifier que tous les cygnes de la Terre sont blancs. L'hypothèse est en revanche «falsifiable» en principe puisqu'il suffit de trouver un contre-exemple pour réfuter la théorie. La thèse «tous les cygnes sont blancs» n'est jamais prouvée mais reste valide tant qu'on ne trouve pas de contre- exemple. « j'en arrivais à cette conclusion que l'attitude scientifique était l'attitude critique. Elle ne recherchait pas des vérifications mais des expériences cruciales. Ces expériences pouvaient réfuter la théorie soumise à l'examen, jamais elles ne pourraient l'établir.» Tel est le principe de « falsifiabilité». Or, pour K. Popper, certaines théories pseudo-scientifiques, comme, selon lui, le marxisme ou la psychanalyse, trouvent toujours confirmation de leurs thèses dans la réalité parce qu'elles sont ainsi faites qu'elles peuvent intégrer un fait et son contraire. Conjecture et réfutation On ne prouve jamais la vérité absolue d'une théorie mais on peut juger de sa plus ou moins grande fiabilité face à des expériences critiques. Une bonne théorie, comme l'est la théorie de la relativité, n'est qu'une hypothèse (ou «conjecture ,,) qui a su résister à certaines expériences critiques. Il n'y a donc pas de différences de nature entre hypothèses et théories; la science progresse par «essais et par erreurs», par critiques successives des théories antérieures, par «conjectures et réfutations». Le rationalisme critique Le « rationalisme critique », professé par K. Popper, prend acte de la part d'indétermination du réel, de l'imperfection de tout savoir, pour prôner une attitude critique basée sur le « possibilisme », l'ouverture, la libre confrontation des idées. Libéralismes politique et idéologique vont donc de pair avec le progrès du savoir. Le totalitarisme implique une fermeture théorique. La recherche d'un monde meilleur comme celle d'une connaissance vraie resteront toujours une « quête inachevée ».

Thomas Kuhn (1922-1996) : la structure des révolutions scientifiques . Cet ex-physicien et historien des sciences a profondément renouvelé l'approche des théories scientifiques. Pour lui, l'histoire des sciences évolue par cycles. A une époque donnée, un paradigme (théorie dominante) s'impose jusqu'à ce qu'émerge une période de crise. Une révolution scientifique s'ouvre alors qui verra l'émergence d'un nouveau paradigme dominant (Thomas Kuhn, The Structures of Scientific Revolution, 1962 (trad. française: La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983)).

Imre Lakatos (1922-1974) : les « programmes de recherche scientifique» Hongrois immigré en Grande-Bretagne, c'est lui qui succède à K. Popper à la tête du Département de philosophie de la prestigieuse London School of Economies. Pour I. Lakatos, chaque science inscrit son activité dans des «programmes de recherche» qui sont des cadres de pensée ordonnant et fixant les orientations de recherche. Un PRS (programme de recherche scientifique) est formé d'un noyau dur (ensemble d'hypothèses qui forme le coeur de la théorie) et d'hypothèses auxiliaires qui forment une sorte de « ceinture protectrice ».

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Le programme de recherche fixe une heuristique positive, c'est-à-dire qui désigne des orientations de recherche (Imre Lakatos, The Methodology of Scientific Research Programs, Cambridge University Press, 1978).

Paul Feyerabend (1924.1994) : une théorie anarchiste de la connaissance Pour ce penseur anticonformiste, il n'est pas de méthode scientifique rigoureuse. L'histoire livre de nombreux exemples de théories valides alors qu'elles recèlent des contradictions internes ou qu'elles sont en contradiction avec certains faits (Paul Feyerabend, Against Method : Outlines of an Anarchistic Theory of Knowledge, New Left Press, 1975 (trad. française: Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, 1979).

Gaston Bachelard (1884-1962) : la raison contre l'imagination Selon le philosophe français, auteur de La Formation de l’esprit scientifique, la pensée possède deux versants: la raison et l'imagination. La science doit se défaire de la puissance évocatrice de l'imagination pour atteindre une rationalité abstraite. Une «psychanalyse de la pensée scientifique» aboutit ainsi à lever les obstacles épistémologiques importés par les images au sein du discours scientifique. La science est une lutte permanente contre les erreurs et les images trompeuses. Elle ne progresse qu'en s'opposant et n'évolue jamais sur une terre ferme et assurée. «L’esprit scientifique se constitue sur un ensemble d’erreurs rectifiées. » (Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1938. )

28 PHILOSOPHIE MORALE: « QUE DOIS-JE FAIRE ? » La question morale, celle du Bien et du Mal, est un thème classique de l'interrogation philosophique. Elle suit deux directions essentielles: l'éthique individuelle, entendue comme recherche du bonheur et de la sagesse, et la morale collective, liée aux questions du devoir et des conditions de la vie en commun. A LA RECHERCHE DU BONHEUR Pour toute une tradition de la pensée classique, la quête morale s'identifie à la recherche de la sagesse. Elle vise finalement à atteindre le bien-être à travers le respect de certaines vertus. L'éthique, assimilée à un art de vivre, n'est qu'un moyen au service d'un seul but final: le bonheur individuel (Voir " Le bonheur, de la philosophie à fa psychologie contemporaine ", Sciences Humaines, n° 75, été 1997).

Pour la plupart des philosophes de l'Antiquité comme Aristote, le bonheur est le Bien suprême, l'objectif ultime de la vie. La recherche de la santé, de la beauté ou de la richesse n'est en fait que le moyen intermédiaire que les hommes se fixent pour atteindre le bonheur. Cette idée peut apparaître banale à nos yeux. Faut-il être philosophe pour penser cela? En fait, il faut bien concevoir que cette doctrine du bonheur terrestre défendue par les Grecs est une idée très moderne. Epicure (341-270 av. J-C.) enseigna qu'il ne fallait pas craindre les dieux, car ils ne s'occupent pas des hommes; il enseigna aussi que le monde est fait d'atomes matériels, que ceux-là disparaissent avec la mort. En conséquence, il était vain de craindre la sentence du ciel, et il fallait donc consacrer sa vie à son bonheur terrestre. Quelques siècles plus tard, au coeur du Moyen Âge, l'idée du bien-être terrestre s'éclipsera au profit d'une morale du devoir et de la perspective incertaine du salut dans l'au-delà. Un des traits communs des penseurs grecs est d'avoir recherché la voie du bien-être dans le contrôle des pulsions et des désirs. Ils ont proposé des modèles de conduite et des stratégies existentielles pour répondre aux questions universelles de la lutte contre la souffrance et de la recherche du bonheur. C'est en cela que leurs pensées sont encore actuelles.

28 L'épicurisme n'est pas ce que l'on croitL'épicurisme constitue la matrice des types de pensée dites « hédonistes » (doctrine enseignant que la morale consiste en la recherche du plaisir). Il n'est pourtant pas, comme on le croit souvent, cette doctrine qui exalte le seul plaisir des sens, voire la débauche... Pour atteindre le bonheur personnel, il faut, selon Epicure, savoir tempérer ses besoins, repousser les plaisirs futiles et factices comme le luxe ou le pouvoir, et fuir les passions. La passion amoureuse est, selon lui, source de plus de souffrance que de satisfaction. Le bonheur se trouve dans la vertu; la vertu dans la sagesse. Epicure est né dans l'île de Samos, en 341 av. J.-C., où son père était maître d'école. A l'âge de 18 ans, il part effectuer son service militaire à Athènes. Il est séduit par sa grandeur et sa renommée et décide de s'y établir. Mais Athènes vit une époque troublée, où les guerres succèdent aux émeutes et aux changements politiques. Il préfère rester à l'écart de cette agitation. Il achète un bout de terrain et y fonde une école philosophique, qui sera nommée l'Ecole du jardin.

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L'esprit de l'épicurisme, c'est donc la mise à l'écart volontaire de la vie agitée, le retrait face aux grandes passions et aux excès, aux ambitions et aux désirs démesurés qui sont sources de plus de maux que de joies. Menant une vie simple mais non austère, Epicure cultive l'amitié et le goût pour les choses de l'esprit : l'art, les sciences. Son école fut une sorte de confrérie, ouverte à tous, hommes et femmes, jeunes ou vieux, athéniens ou étrangers. L'épicurisme est donc tout le contraire d'une quête effrénée des plaisirs et de l'hédonisme débridé. C'est une doctrine du bonheur qui se trouve dans les plaisirs modérés. Ce n'est pas non plus une école de l'ascétisme et du renoncement. C'est à nous de choisir entre l'essentiel et l'accessoire, entre les désirs futiles et pervers et ceux qui comptent vraiment. Lorsqu'il mourut à l'âge de 71 ans, dans de grandes souffrances dues à une maladie des reins, il endura la douleur avec courage et dignité.

Il trouva des consolations dans l'amitié de ses adeptes à qui il a laissé tous ses biens et une oeuvre qui, pensait-il, délivrait un message de portée universelle. Si la plupart de ses écrits ont malheureusement disparu, sa doctrine eut une grande postérité dans le monde grec et romain. Elle fui notamment diffusée par le poète Lucrèce (98-55 av. J.-C.).

29 LA MORALE EN QUÊTE DE FONDEMENTS Pour l'autre grande tradition philosophique, la quête morale s'apparente à la recherche d'une norme qui permette aux hommes de vivre en commun. Elle s'identifie au « devoir ». Dans cette optique, on peut classer aussi bien la morale traditionaliste confucéenne (De Confucius, penseur chinois (v. 551-479 av. J.-C.) Le confucianisme est une doctrine morale qui prône le respect des valeurs fondamentales: simplicité, sagesse, tempérance, fidélité. ) (le respect des anciens et des règles vertueuses) que les morales issues des grandes religions (judaïque, chrétienne, islamique) qui se réduisent à des préceptes de solidarité à l'égard d'autrui et à une série d'interdits. Les philosophes de la modernité ont cherché comment fonder une éthique qui soit universelle tout en se passant du recours à la transcendance divine. La philosophie morale de Kant marque un tournant dans cette histoire. Pour l'auteur de la Critique de la raison pratique (1788), la morale ne se préoccupe pas en premier lieu du bonheur personnel, mais de la vie en commun. Avec l'impératif catégorique: «Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action peut être érigée en règle universelle », Kant formule une règle à prétention universelle qui doit s'imposer raisonnablement à tous. Cette conception de la morale, basée sur la raison, fonde une grande partie de l'interrogation éthique contemporaine telle qu'on la retrouve chez des penseurs comme l'Américain John Rawls (né en 1921), les Allemands Jürgen Habermas (né en 1929) et Hans Jonas (1903-1993), pour qui la morale consiste à définir des règles du jeu , social, sur la base d'un accord minimal entre individus rationnels.

29 Les paradoxes de l'éthique contemporaine Les choix éthiques ne sont pas toujours faciles à établir, car il existe des contradictions liées à la pluralité des valeurs et à l'absence de fondements absolus à la morale. On peut repérer plusieurs conflits internes aux valeurs.

29 Universalisme et particularisme L'éthique contemporaine est universaliste. Elle considère que tous les individus doivent en principe être placés sur le même plan. Tous les humains sont égaux au regard de la loi et de la morale. A l'inverse, une morale purement tribale, clanique (relatif au clan, au clanisme), communautaire, ethnique, nous choque parce qu'elle est sélective. Or, la morale universelle - satisfaisante sur le plan des principes - est impossible à tenir dans les faits. En revanche, la morale « tribale» - familiale, clanique, professionnelle - réduite à la sphère étroite de son milieu d'appartenance s'avère effective sur le plan pratique alors qu'elle est insatisfaisante sur le plan des principes. Privilégier une aide à ses enfants, ses parents, ses amis... est une morale étriquée mais réelle. A l'inverse, choisir la solidarité à l'égard de tous les malheureux de la Terre est une attitude juste mais inopérante.

30 Éthique de conviction ou de responsabilité «L'éthique de conviction» nous dit qu'il faut toujours agir selon des principes: par exemple le refus de la violence pour le pacifiste, la défense de la liberté de la presse pour le libéral. Mais l'éthique de conviction s'expose parfois à une contradiction. En ne prenant pas en considération les conséquences de ses actes, elle peut aboutir à l'inverse de l'effet recherché : faut-il laisser la liberté aux ennemis de la liberté, ne faut-il pas prendre les armes contre les régimes oppresseurs et tortionnaires? Celui qui ne fait qu'affirmer des principes a, selon Hegel, « les mains pures car il n’a pas de mains ».

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A l'inverse, «l'éthique de responsabilité» nous dit qu'il faut agir en prenant en considération l'efficacité de son action. Cette position, plus pragmatique, s'expose cependant à une autre contradiction. Il faut parfois bafouer ses propres principes pour arriver à ses fins: un État démocratique doit-il accepter de traiter avec un gouvernement dictatorial pour faire évoluer une situation, ou adopter une position intransigeante, rigoureuse sur le plan des principes, mais qui ne contribue pas à faire évoluer cette situation?

30 Le conflit des devoirs Il existe dans nos sociétés une pluralité de valeurs qui conduit parfois à ce que Paul Ricoeur appelle un «conflit des devoirs» qu'aucune morale supérieure ne peut trancher. Ainsi, le médecin doit respecter la vie mais il doit aussi alléger les souffrances. Que faire face à un malade incurable qui demande qu'on l'aide à mourir ? Ou - plus difficile encore - s'il s'agit d'un nourrisson qui ne peut rien demander ?

31 PHILOSOPHIE POLITIQUE: « QUE M'EST-IL PERMIS D'ESPÉRER? » La philosophie politique est née d'une réflexion sur le pouvoir et ses fondements. Elle s'est construite en plusieurs étapes autour de questions fondatrices qui sont autant de dilemmes de la vie publique: quelles sont les sources du pouvoir et comment peut-on justifier son existence? Comment concilier le nécessaire ordre social et la liberté des individus ? Peut-on construire une cité politique idéale? Comment accorder justice sociale et efficacité économique?

31 AUX SOURCES DU POUVOIR Au XVIe siècle, à l'époque de la Renaissance, le pouvoir en Europe est monarchique -les rois et les princes se veulent « de droit divin» - ou arbitraire. Alors que certains se sont attachés à montrer que le pouvoir était en quelque sorte d'origine divine, deux philosophes - Nicolas Machiavel et Etienne de La Boétie - vont, chacun à leur manière, dévoiler les conditions d'exercice et les sources très humaines du pouvoir.

32 Machiavel était-il vraiment machiavélique ? Penseur et homme politique florentin, Nicolas Machiavel (1469-1527), auteur du Prince (Le Prince fut rédigé en 1513 mais publié presque vingt ans plus tard, en 1532. Il faut rappeler qu'à l'époque l’Italie était en proie aux querelles entre communes et provinces, puis aux guerres d’Italie (contre la France). Le rôle du «Prince», selon Machiavel, n'est donc pas de constituer un État idéal, mais de parvenir à restaurer un ordre politique contre l'état de désordre et de conflit que connaît Italie. Le froid réalisme de Machiavel s'explique largement par cette situation il est souvent considéré comme le théoricien du cynisme politique. Le «machiavélisme », synonyme de duplicité, renvoie à l'image d'un pouvoir qui sait user d'un double jeu et de tous les moyens pour assurer sa propre survie. En fait, Le Prince est d'abord un opuscule sur l'art de gouverner, adressé à Laurent de Médicis. C'est un traité sur l'art de conquérir le pouvoir et de s'y maintenir. On ne doit donc pas y chercher des préceptes sur ce que doit être un gouvernement idéal. Machiavel se veut d'abord un réaliste: « Comme mon intention est d'écrire pour ceux qui jugent sainement, je vais parler d'après ce qui est, et non d'après ce que le vulgaire imagine. On se figure souvent des républiques et d'autres gouvernements qui n'ont jamais existé. » Machiavel décrit crûment les techniques qui permettent de s'assurer la conquête puis la maîtrise du pouvoir. Ces instruments sont multiples: l'usage des mythes, de la religion, de la ruse, de la force et parfois aussi... de la magnanimité. Ainsi, le souverain peut utiliser la religion et les «croyances du peuple» à son profit (sans se soucier du bien-fondé ou non de ces croyances). De même, la politique étant l'art de gérer les conflits entre forces opposées, de dominer les oppositions, on ne peut avoir pour seul principe d'action de dire toujours la vérité, d'être toujours équitable, de ne pas avoir recours à la violence.La vertu est cet art du politique qui consiste à gouverner en sachant tirer parti des opportunités, prendre des décisions dans l'incertitude. Pour autant, il ne faut pas voir dans Le Prince une école d'immoralisme : pour Machiavel, vouloir obéir uniquement à des principes de justice, de vérité et de moralité peut parfois conduire à plus de violence et de chaos...

32 On a beaucoup débattu de la signification de ce livre. Faut-il le comprendre comme un traité cynique à l'usage des gouvernants, comme une théorie des sources du pouvoir, comme une analyse empirique de la politique de son temps ? Ces interprétations ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres. Selon une relecture récente (Paul Valadier, Machiavel et la fragilité du politique, Seuil, 1996), la principale leçon de Machiavel serait la suivante: le pouvoir est toujours fragile, arbitraire et contingent. Il n'a pas de fondement absolu et il doit sans cesse maintenir un ordre dans une Cité soumise aux tensions, aux conflits et aux luttes intestines.

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Dès lors, le pouvoir suppose le recours à des techniques de légitimation pour assurer sa propre assise et veiller à ce que la société ne sombre pas dans l'anarchie. Le pouvoir serait donc un travail de remise en ordre toujours inachevé.

32 La « servitude volontaire» Etienne de La Boétie (1530-1563) est mort prématurément à l'âge de 33 ans en laissant son ami Montaigne inconsolable. Outre son oeuvre de poète, il est aussi l'auteur du célèbre Discours de la servitude volontaire (1547). Le point de départ de cette oeuvre est le même que celui de son contemporain Machiavel : dévoiler les sources du pouvoir. Mais il se situe cette fois du point de vue du peuple et non du chef. Au départ, il y a cette interrogation, posée comme une énigme: d'où vient que les hommes acceptent d'obéir à un maître qui est parfois un tyran? Pour La Boétie, il est clair que la domination politique et l'esclavage ne sont en rien naturels. De plus, c'est bien le peuple qui, par son nombre et par sa force, possède la capacité de renverser tous les pouvoirs. Des lors, comment comprendre la soumission à l'autorité ? La Boétie évoque plusieurs raisons: d'abord la coutume, les habitudes et la passivité qui font croire aux hommes que leur condition est «naturelle», que les choses sont ainsi et qu'on n'y peut rien. Mais il y a aussi toute une série d'autres mécanismes d' assujettissement : l'admiration pour le chef et pour ses insignes de pouvoir, la résignation et la passivité. Il y a donc bien une part de responsabilité du peuple dans sa propre sujétion, une «servitude volontaire ». La Boétie souligne un autre point essentiel: le maître sait « diviser pour régner ». Le tyran saura toujours user des divisions internes au peuple; il accordera à certains des privilèges et des parcelles de son pouvoir et saura multiplier les niveaux hiérarchiques et les faveurs. En dévoilant certaines des racines du pouvoir inscrites au sein même du peuple, La Boétie l'invitait à se réveiller contre les fardeaux de la tyrannie.

Le contrat social: l'art de vivre ensemble A leur manière, Machiavel et La Boétie ont montré combien le pouvoir des rois, des princes et des seigneurs était le produit d'un artifice. Si les institutions politiques sont arbitraires, il reste à comprendre comment les hommes en sont venus à se doter de telles institutions. Mais il s'agit surtout de rechercher les conditions d'un ordre social légitime. Les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles vont trouver une réponse à ces questions dans deux concepts clés: l'état de nature et le contrat social. Si le pouvoir est le produit d'une construction politique et non une fatalité, il importe dès lors de rechercher les conditions d'un ordre politique qui s'appuie sur la nature de l'homme et sur ses besoins fondamentaux. La théorie du contrat social est une réponse à cette question. Elle a connu plusieurs formulations dont les plus célèbres sont celles de Hobbes et de Rousseau (Les philosophes du politique (Hobbes, Rousseau) adoptent une méthode identique. Tout d'abord, ils envisagent les hommes à l'état de nature (l'homme n'est donc pas un animal naturellement politique). Puis, ils cherchent à comprendre les motifs qui les ont poussés à édifier des institutions politiques. La politique ne relève donc pas d'un ordre naturel ou divin; elle est issue d'un contrat social entre les hommes. Mais les conditions historiques de ce pacte originel restent chez Hobbes et chez Rousseau assez floues. (Voir l’État de nature et contrat social», Dictionnaire de philosophie politique, Puf, 1996.) ).

L’homme est un loup pour l'homme Le philosophe écossais Thomas Hobbes (1588-1679) a cherché à penser, à travers l'étude de l'homme à l'état de nature, les fondements du pouvoir politique. Dans De la nature humaine (1650), Hobbes décrit d'abord l'état de nature qui exprime l'état dans lequel seraient les hommes s'il n'y avait aucune loi, aucune morale. Dans cet état, l'homme n'agit qu'en fonction de ses instincts ou «conatus» (désirs) : les hommes, ne cherchant qu'à assouvir leurs instincts, sont en situation de rivalité permanente. C'est « la guerre de tous contre tous» où « l' homme est un loup pour l'homme». Hobbes emploie cette métaphore animale marquée par les instincts, la défense du territoire, la conquête de la nourriture par la force, pour décrire l'état de nature. Mais l'homme est heureusement capable de raison et de calcul. Pour éviter l'état de guerre permanent, les hommes ont décidé de nouer un contrat et de renoncer à leur droit naturel. Ils vont confier l'exercice de leur droit à une instance politique séparée: assemblée ou république. Telle est l'origine du pouvoir. Le Léviathan (dont le nom provient d'un animal monstrueux que l'on rencontre dans la Bible) n'est autre que l'État souverain envers lequel on accepte de perdre une partie de sa liberté en échange de la protection et de la garantie des droits de chacun.

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33 L'origine des inégalités parmi les hommes Le célèbre Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1756) fut écrit par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) en réponse à un concours de l'académie de Dijon. Quelques années plus tôt, Rousseau avait obtenu le premier prix lors d'un concours de la même académie qui demandait aux candidats «si le progrès des arts et des sciences avait contribué à améliorer l'homme ». Rousseau soutient qu'il y a deux sources majeures aux inégalités entre les hommes: l'une est naturelle et physique, elle provient de la différence des âges, de la force... Mais ces différences interindividuelles ne sauraient fonder l'organisation sociale. La vraie raison est d'ordre politique. Les inégalités sont nées d'une suite de hasards, d'accidents historiques et se sont maintenues par convention. Les inégalités, comme la propriété, ne résultent pas d'un ordre naturel, elles sont le produit d'un ordre arbitraire. Le texte de Rousseau se veut donc une virulente critique de la monarchie. A l'état de nature, l'homme n'est ni bon, ni mauvais, ni maître, ni esclave. C'est la société qui fait les dominants et les dominés. Mais ce que la société fait, elle peut le défaire...

Dans son autre grand essai, Du contrat social; principe du droit politique (1762), Rousseau veut délivrer le message suivant: le peuple et lui seul doit être au fondement de l'autorité politique. Comme dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau refuse l'idée que le pouvoir ait un fondement naturel ou divin. C'est la société qui est fondatrice du pouvoir, du politique. C'est elle aussi qui peut le remanier. Au fond, c'est une idée simple que défend Rousseau: celle de la contingence de l'ordre social et du pouvoir politique. Sa volonté est très clairement de remettre en cause l'évidence du pouvoir de la monarchie absolue qui, comme la plupart des pouvoirs forts, se présente comme le produit d'une loi divine ou naturelle alors qu'elle n'est qu'une construction sociale.

33 LES DILEMMES DE LA LIBERTÉ Toute vie en commun suppose la limitation des libertés individuelles. Mais jusqu'où peut et doit aller cette limitation ? Cette question est l'une des interrogations centrales des philosophies politiques modernes. Dans un premier temps, il fallait affirmer la primauté des droits de l'individu contre la tyrannie. C'est ce que firent des auteurs comme Locke ou Montesquieu. John Locke (1632-1704), tenant du libéralisme politique, soutient dans son Deuxième traité sur le gouvernement civil (1690) que les hommes sont entrés en contrat politique pour protéger et défendre leur vie, leurs biens, leur propriété. Le but ultime du gouvernement civil est donc de protéger l'individu et sa liberté. Dans ses Lettres sur la tolérance (1689), il prône la séparation entre autorités politique et religieuse et défend vigoureusement le droit à la liberté d'opinion religieuse: «La liberté absolue, la liberté juste vraie, une liberté égale et impartiale, voilà ce dont nous avons besoin. »

Naissance de l'État de droit Le problème de la limitation des libertés par la loi est abordé également par Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, dit plus couramment «Montesquieu» (1689-1755). Son Esprit des Lois (1748) est essentiellement consacré à la description des différents types de gouvernements (despotique, monarchique ou républicain) et à l'analyse de la formation des lois. Ce faisant, Montesquieu marque une transition entre la philosophie politique, normative et spéculative, et la science politique, qui se veut objective et descriptive. Montesquieu est de ceux qui fondent les conceptions de l'État de droit. Pour éviter les excès de l'arbitraire, les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire doivent être séparés. «Il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Inversement, la liberté de chacun trouve des limites. La liberté ne consiste pas à pouvoir faire tout ce que l'on souhaite sans limitation, mais «à faire tout ce que les lois permettent ».

Ishia Berlin et les deux libertés La liberté politique est considérée, depuis les penseurs des Lumières, sous l'angle des droits individuels à agir selon son propre vouloir: le droit de déplacement, le droit d'association, le droit d'expression, le droit de propriété... Ces libertés trouvent une seule limitation: celles des autres. L'appel à la liberté politique est la valeur centrale opposée aux régimes tyranniques, autoritaires ou totalitaires. Le philosophe Ishia Berlin (né en 1909) a cependant proposé de distinguer deux types de liberté: la liberté négative et la liberté positive.

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La liberté négative est ce droit accordé à chacun d'agir sans aucune contrainte si ce n'est celle - garantie par la loi - qui consiste à ne pas entraver la liberté des autres. Par exemple, je peux me déplacer où bon me semble dès lors que je respecte les règles de la circulation. La liberté positive réside dans la possibilité d'intervenir positivement dans les instances politiques pour contrôler les décisions publiques ou y prendre part activement. Dans la démocratie idéale, chacun doit pouvoir participer aux décisions publiques; c'est là aussi une condition essentielle de la liberté dans un régime démocratique. La liberté négative garantit mon autonomie, la liberté positive vise à accroître ma capacité d'action.

COMMENT CONCILIER JUSTICE ET LIBERTÉ ? La nécessité de concilier des principes de justice, d'égalité et d'efficacité est l'un des problèmes de la pensée contemporaine. En effet, les systèmes économiques actuels les plus efficaces sont souvent inégalitaires. Inversement, les systèmes socialistes qui ont voulu imposer l'égalité ont dû bâillonner les libertés individuelles. Comment résoudre ce dilemme entre justice et liberté ? La théorie de la justice de John Rawls C'est pour apporter une réponse la plus rationnelle possible à cette question que le philosophe américain John Rawls (né en 1921) a écrit sa Théorie de la Justice (1971). Ce livre a eu un extraordinaire retentissement sur la philosophie anglo-saxonne et il est tenu par certains comme le livre majeur de la philosophie politique au XXe siècle. Le but de cet essai de philosophie politique et morale est de fonder un contrat social juste. Sa méthode : construire une fiction où des individus placés « en position originelle», c'est-à-dire des individus libres et solitaires, sont chargés de définir les règles d'une société à construire. Ces individus fixeront des règles universelles sans connaître la place que chacun aura personnellement dans cette société. Les individus sont donc placés sous un «voile d'ignorance» et ne peuvent pas choisir en fonction d'intérêts particuliers. Dans une telle situation, chaque individu aura tendance, par prudence, à imaginer la situation qui pourrait être la pire pour lui une fois les positions de chacun attribuées. S'il est dans une position inférieure, il souhaitera alors pouvoir minimiser ses pertes. C'est une stratégie de prudence face au risque. En théorie des jeux on appelle cela la stratégie «maximin» (inventée par Oskar Morgenstern (1902-1977) et Johann von Neumann (1903-1957) consiste en des modélisations mathématiques de situations de «jeu « où des joueurs doivent appliquer des stratégies sans connaître les stratégies de leurs adversaires (comme dans un jeu d'échecs ou dans un jeu de go). La théorie des jeux a connu de nombreux développements en économie et en sciences politiques. L'ouvrage fondateur de Morgenstern et Neumann est Theory of Game and Economie Behavior, 1944).A partir d'une telle situation, J. Rawls déduit que tout homme cherchera à forger le système le plus «juste» et le plus équitable possible. Ce système répond à deux principes : -le premier principe, ou « principe de liberté », affinne l'égalité des droits dans l'accès aux libertés fondamentales. « Chaque personne a un droit égal à l'ensemble le plus étendu de libertés fondamentales. » ; - le second principe, ou «principe de différence », tolère les inégalités mais sous certaines conditions. La première condition est que l'accès aux positions favorisées est ouvert à tous: l'égalité des chances doit donc être assurée. La seconde condition est que la société doit aider les plus défavorisés à être les mieux lotis possible: c'est-à-dire améliorer au mieux leur sort dans le cadre de cette société. Le tour de force de J. Rawls est d'avoir construit un modèle théorique qui concilie les principes de liberté et de justice. La liberté est souvent synonyme d'inégalités. La théorie de Rawls tolère ces inégalités tout en justifiant le recours à une politique de redistribution en faveur des plus démunis.

34 « QU'EST-CE QUE L'HOMME ? » VERS UNE ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE? «Qu’est-ce que l'homme?» Telle est la quatrième grande interrogation de la philosophie qui, selon Kant, résumait toutes les autres questions. Dans un essai écrit à la fin de sa vie, L’anthropologie (science qui s’intéresse aux caractéristiques physiques, sociales, politiques, religieuses et culturelles de l’être humain, en le comparant aux animaux, ou en comparant divers peuples ou sociétés humaines) d’un point de vue pragmatique, Kant avait voulu jeter les bases de cette discipline nouvelle dont le but serait de comprendre la nature humaine. Ce questionnement sur la destinée de l'homme devait achever le programme de la philosophie et annonçait sa fin.

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34 L'objet de cette anthropologie renvoyait en fait à une multiplicité d'interrogations sur la nature humaine, sur le temps, sur l'histoire, sur le langage, sur l'identité, sur l'amour, sur le pouvoir, sur les passions... L'« anthropologie philosophique» que Kant appelait de ses voeux devait vite s'effacer devant les sciences de l'homme qui allaient s'approprier, reformuler et développer le projet d'étudier l'humain sous toutes ses facettes: psychologique, sociale et culturelle... Cependant, il revient à la philosophie d'avoir formulé quelques théories générales de la nature humaine qui constituent encore le soubassement de la plupart de nos représentations de l'homme.

35 La Renaissance a vu apparaître une nouvelle conception de l'homme. Les penseurs humanistes ont porté un regard différent sur ce que Montaigne a appelé « l'humaine condition». L'humanisme est une doctrine qui proclame que l'homme est la valeur suprême et que sa destinée ne peut être subordonnée à une loi - divine, naturelle ou historique - qui lui serait supérieure. L'humanisme est donc associé aux philosophies du sujet qui mettent l'homme, sa liberté et son bonheur, au centre des préoccupations morales.

35 Un texte de Pic de La Mirandole, De la dignité de l'homme (1483), va servir de manifeste à tout le courant humaniste. Auparavant, il nous faut d'abord dire quelques mots sur le destin extraordinaire de son auteur. Jean Pic de La Mirandole (1463-1494) est une sorte d'étoile filante dans le monde de la pensée. Son nom est associé à celui de savoir encyclopédique. Il est vrai que ce jeune homme impressionna très tôt ses contemporains par son érudition. Né en 1463 près de Modène (dans l'actuelle Italie du Nord), il acquit très vite une immense culture qui lui permettait de briller par ses connaissances en droit, en philosophie, en histoire, par sa maîtrise de la rhétorique, des langues étrangères (il connaissait le latin, le grec, l'arabe, l'hébreu et l'araméen). Il voyageait beaucoup, achetait là où il allait des dizaines de livres qui venaient enrichir sa monumentale bibliothèque. Ses écrits, théologiques et philosophiques, furent jugés comme hérétiques par Rome. Spécialiste de la disputatio, art oratoire de la controverse pratiqué au Moyen Âge, Pic de La Mirandole lança un défi public à qui voudrait bien oser débattre de ses thèses et tenter de les infirmer. Grand seigneur, il proposait même de payer le voyage à celui qui n'aurait pas les moyens de se rendre à Rome où pourrait avoir lieu la confrontation ! A la fin des années 1480, il se retire un peu de la vie fastueuse de gentilhomme pour se consacrer à une méditation intérieure et dévote. En 1491, il lègue tous ses biens aux pauvres. Quelques mois plus tard, il est terrassé par une fièvre maligne - on a dit aussi qu'il a été empoisonné par son secrétaire - et meurt avant d'avoir pu débuter un pèlerinage qu'il voulait entreprendre à travers l'Europe. Il n'était alors âgé que de 31 ans... Son livre De la dignité de l'homme est considéré comme le manifeste des humanistes de la Renaissance. Dans ce texte, Pic de La Mirandole décrit la place particulière de l'homme dans la création en imaginant comment Dieu la lui a assignée. Tout d'abord Dieu, «Père et architecte suprême », a construit la «demeure du monde temple de la divinité ». Dans les cieux, il a mis les astres, «globes éthérés », ainsi que les esprits purs et parfaits. Dans la partie inférieure du monde, il a déposé les «parties excrémentielles et bourbeuses ». Entre les deux furent placés des êtres intermédiaires (dont on imagine qu'il s'agit des plantes et des animaux), l'eau et le feu. Une fois sa tâche terminée, Dieu voulut un être nouveau qui puisse admirer cette création. A quoi lui aurait servi de créer un monde sans personne qui puisse l' admirer ? «Son oeuvre achevée l'architecte désirait qu’il y eût quelqu’un pour peser la raison d’une telle oeuvre, pour en aimer la beauté pour en admirer la grandeur. » C'est ainsi que Dieu décida de créer l'homme. Mais au lieu d'attribuer à celui -ci une place particulière et définitive dans la création, il décida de le placer au milieu de sa création à partir des matériaux existant. Adam fut donc conçu comme un être à mi-chemin entre les dieux et les bêtes. Mais surtout, il fut doté de la possibilité de choisir lui-même son destin, de bâtir sa destinée comme il l' entendrait. Selon Pic de La Mirandole, le Seigneur s'adressa ainsi à Adam: «Si nous ne t’avons donné Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement auquel je t’ai confié qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire (...) si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre (...) c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence.

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Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » (Pic de La Mirandole, De la Dignité de l'homme, 1486 (rééd. Éditions de l'Éclat, 1993). Ce texte est admirable car il contient, en germe, l'essentiel des conceptions occidentales de la nature humaine. On y trouve bien sûr l'idée chrétienne d'un homme crée par Dieu et qui possède une liberté d'action. Mais on y trouve également l'idée tragique, défendue plus tard par Pascal, d'un être humain tiraillé entre sa nature physique qui le tire «vers le bas », vers l'animalité, et sa nature pensante qui le tire «vers le haut », vers l'esprit. On y trouve encore l'idée hégélienne et marxiste de l'auto-engendrement de l'homme par lui-même. On peut y dénicher aussi, un peu plus loin dans le texte, le thème nietzschéen de la force vitale et créatrice, qui peut se déployer ou pas chez chacun. «A l'homme naissant, le Père a donné des semences de toutes sortes et les germes de toutes espèces de vie. Ceux que chacun aura cultivés se développeront et fructifieront en lui: végétatifs, ils le feront devenir plante; sensibles, ils feront de lui une bête; rationnels, ils le hisseront au rang d'être céleste; intellectifs, ils feront de lui un ange et un fils de Dieu. »

LES CONCEPTIONS DE LA NATURE HUMAINE Finalement, Pic de La Mirandole a exposé à sa manière les principales questions qui vont par la suite marquer la réflexion sur la destinée humaine. L’homme est-il un être de raison ou de passion, est-il libre ou prisonnier de ses déterminismes? Est-il un ange ou un démon? Sa vie a-t-elle un sens supérieur ou est-il condamné à errer dans un monde absurde?

35 En réponse à ces interrogations, tout un florilège de conceptions philosophiques de l'être humain vont voir le jour: visions rationaliste, naturaliste, utilitariste, pro- méthéenne (qui se caractérise par la foi en l’homme et en son action), vitaliste, existentialiste, tragique... Quelques- unes méritent d'être retenues car elles auront de profondes influences sur les sciences humaines.

36 La conception rationaliste Selon la vision rationaliste, défendue notamment par Descartes, l'homme est un être de raison (même s'il n'est pas que cela) : «La raison est la chose au monde la mieux partagée.» Par sa conscience, l'homme parvient à guider sa vie et à orienter son existence consciemment. La perspective cognitive contemporaine s'inscrit dans cette filiation, Elle suggère que l'homme parvient à piloter sa vie grâce à des capacités de raisonnement, de projection dans l'avenir, de calcul.

36 La conception naturaliste Elle est formulée dans l’Homme-machine par Julien de La Mettrie (1709-1751), médecin et philosophe, disciple de Descartes. Cette doctrine matérialiste plonge ses racines dans le matérialisme du philosophe grec Démocrite (v. 460-v. 370 av. J.-C.). Au fond, l'homme est d'abord un être de chair et de sang (La Mettrie pratique la dissection) comme les autres êtres vivants. Comprendre l'homme, c'est d'abord comprendre sa biographie, sa physiologie et le fonctionnement de son organisme. A l'idée de nature est souvent associée celle de déterminisme (qu'elle n'implique pas forcément) comme si les lois de la nature étaient implacables. Cette vision naturaliste de l'humain se retrouve dans la sociobiologie qui explique la plupart des conduites humaines à partir d'un déterminisme génétique.

37 La conception utilitariste Les pères de l'utilitarisme sont les philosophes anglais Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806- 1873). Ils ont conçu une doctrine morale et sociale selon laquelle l'homme est mû essentiellement par ses intérêts privés qu'il cherche à maximiser au mieux. La doctrine utilitariste s'appuie sur trois principes: - l'individu est égoïste. Il agit d'abord en fonction de ses intérêts personnels; - il recherche une satisfaction maximale pour un coût minimum; - ses comportements sont rationnels: il fonde ses actions sur « le calcul scientifique de ses plaisirs et de ses peines» (Bentham). Les théories du «choix rationnel» (Rational Choice) fondées sur l'intérêt personnel s'inscrivent aujourd'hui dans cette filiation théorique.

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37 La conception prométhéenne L'homme est un être historique qui se façonne lui-même au cours du temps par un processus d'auto-engendrement, par une construction progressive due à son travail, à ses techniques, à ses connaissances accumulées, à sa culture. Cette histoire est conflictuelle, collective, et met aux prises l'homme avec la nature, avec sa propre histoire qu'il doit sans cesse dépasser. On trouve une telle conception sous une forme idéaliste chez des philosophes comme Giambattista Vico (1668-1744) ou Hegel et sous une forme matérialiste chez Marx. .

38 La conception vitaliste L'homme est mû par une force intérieure, un élan vital, qui le pousse à agir, à dominer, à combattre, à créer. Cette force motrice, quasi «instinctive », est inconsciente. Elle est réprimée en partie par la société qui cherche à brider les passions dangereuses. On retrouve cette idée chez Arthur Schopenhauer (1788-1860), pour qui la volonté est l'essence de l'homme; on la trouve aussi avec la «volonté de puissance» de Friedrich Nietzsche (1844-1900) et sa conception héroïque de l'existence. (Le plus célèbre livre de Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, n'a en fait jamais été publié par son auteur ! Il a été composé après sa mort par ses proches à partir de manuscrits épars). Le sujet conscient qui croit maîtriser sa vie n'est qu'une illusion. Des forces obscures et profondes conduisent en sous-main notre destinée.

38 La conception existentialiste La liberté originelle et l'angoisse qui en résulte sont constitutives du destin de l'homme. Confronté à un monde ouvert et dont le sens n'est pas fixé à l'avance, l'homme ressent ce que Soren Kierkegaard (1813-1855) appelle une «angoisse» et Martin Heidegger (1889- 1976) une «inquiétude» fondamentale (voir Martin Heidegger). L'être humain est, de plus, tourmenté par le temps qui passe, par la perspective de la mort et par celle du péché. En même temps, la liberté de l'homme le laisse face à sa créativité ou à l'ennui.

39 La conception complexe et tragique Pour Pascal (1623-1662), l'être humain est un être tragique tiraillé par une double nature: par certains côtés, il est un être misérable et vil, soumis aux passions, à la soif de gloire, en quête de divertissement et de vaine agitation. Mais il est aussi capable de grandeur, de charité, de spiritualité. Ni vraiment ange, ni vraiment bête, il est sans cesse tourmenté par cette double nature qui le déchire, Pascal a perçu mieux que tout autre les contradictions de l'être humain. Dans les sciences humaines, cette conception complexe et tragique de la condition humaine se retrouvera chez un auteur comme Edgar Morin (Edgar Morin. Le Paradigme perdu, Seuil, 1973, La Complexité humaine, Flammarion, 1994). L'angoisse de la liberté «Le sens de l'être de cet étant, que nous nommons Dasein, va se révéler être la temporalité », écrit Heidegger. Traduction: l'existence humaine - ou le Dasein (ou «l'être-là ») - est marquée par la temporalité. Le temps n'est pas dans l'âme de l'homme ou dans le monde: c'est l'homme qui est dans le temps. Heidegger renverse la perspective classique; il récuse les clivages sujet/objet, homme/monde. La condition humaine du Dasein est d'être « plongé dans le monde» «Sein-in-der Welt» .

Projeté dans le monde et dans le temps, l'être humain est d'abord un être ouvert et inachevé. Le sens de sa vie n'est pas fixé par avance. D'où une préoccupation (Besorgen), une inquiétude fondamentale, constitutive de son être. L'inachèvement, qui est notre part de la liberté, provoque aussi une profonde inquiétude. La situation du Dasein lui impose de prendre en charge son existence, de «s'engager» dans la vie. L'inquiétude, ou le «souci» comme le nomme Heidegger, est engendrée par la temporalité de l'homme. La première dimension de la temporalité, c'est l'avenir. Cet avenir n'est pas envisagé comme la simple anticipation d'événements futurs. Il faut le voir comme une « projection» de l'homme hors de soi, vers un au-delà ouvert et qu'il doit construire.L'ouverture au monde Le présent lui-même n'est pas simplement le fait de vivre l'instant, c'est le fait de se situer dans le monde et d'éprouver ses potentialités, ses capacités d'agir, de mettre en oeuvre son «ouverture au monde ». La temporalité, succession du passé, du présent et de l'avenir, n'est donc pas, pour Heidegger, la succession de moments, d'instants qui défilent hors de nous. Le temps est pour l'homme un champ de possibles, le déploiement de sa condition. Il y a là une vision créative du temps. Le temps est une ouverture au monde.

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39 Regarder la mort en face Mais la temporalité de l'homme, c'est aussi sa tragédie: la mort est son destin. Comment vivre lorsque l'on se sait mortel et biodégradable? Redoutable problème existentiel... Pour Heidegger, la plupart des hommes se cachent à eux-mêmes cette vérité. Ils ont inventé tout un système de défenses contre cette évidence. L'idée de l'Au- delà a le grand avantage de proposer une option d'immortalité: c'est un peu notre joker métaphysique... Se laisser absorber par la quotidienneté de l'existence est une autre façon de détourner les yeux face à l'échéance suprême. Mais l'homme « authentique », selon Heidegger, est celui qui ose regarder sa propre mort en face, qui ose même l'anticiper. C'est à ce prix qu'il perd sa tranquillité d'esprit mais qu'il connaît le vrai prix de la vie et peut la vivre pleinement.

40 La philosophie et le travail socialLe Conseil supérieur du travail social (CSTS), dans son rapport de juin 2001, partant du constat que les conflits éthiques surgissent là où voisinent et finissent par se confronter des logiques de nature différentes (« la loi et le désir d'aide, la stratégie et la légalité, les valeurs et les techniques, etc. »), préconise aux intervenants et à leur encadrement de réinterroger régulièrement les méthodes mises en œuvre (le « comment faire») au regard des finalités des actions menées (le « pourquoi faire»).

41 Les 5 grands courants de pensée Cinq courants, fondés sur les notions d'esprit, de matière, de raison, d'humanité et d'individu, se combattent ou s'associent.Le courant spiritualiste (Platon, Saint-Augustin, Bergson) professe que l'«esprit» est une réalité distincte de la matière et supérieure à tout ce qui est perçu par les sens. L'âme, indépendante du corps et plus aisée à connaître que celui-ci, est immatérielle, invisible, indivisible et immortelle. «Le corps, dit Platon, est un tombeau.» Notre vie terrestre doit donc préparer notre âme, retenue ici-bas dans sa prison charnelle, à sa libération dans un autre monde.Le courant matérialiste n'admet point d'autre réalité que la matière, dont les transformations déterminent nécessairement tous les phénomènes, soit mécaniquement (matérialisme mécaniste de l'Antiquité, avec Démocrite, Épicure, Lucrèce), soit dialectiquement (selon Marx et Engels). Ce qu'on appelle «âme» n'est rien d'autre que la faculté, pour le corps, de sentir et d'agir. La mort étant l'anéantissement total de cette faculté, nous n'avons nulle vie future à espérer ou à craindre.

42 Le courant rationaliste, dont Descartes est considéré, à juste titre, comme l'initiateur, s'accomplit avec Spinoza (Éthique) et Hegel (la Logique). Selon ces philosophes, il existe en l'homme un pouvoir indépendant de l'expérience : la raison. Celle-ci consiste en principes a priori, irrécusables, évidents, sur lesquels repose toute connaissance certaine. Les sens, pour leur part, ne peuvent fournir que des indications particulières et contingentes. La connaissance empirique n'offre ainsi qu'une vue confuse de la vérité. Bien que Descartes mette initialement à part les vérités révélées par Dieu, pour un penseur rationaliste nulle autorité n'est supérieure à celle de la raison ou du «bon sens» qui, selon l'auteur du Discours de la méthode, est «la chose du monde la mieux partagée».(comment mon esprit peut penser à l’idée de Dieu ?, moi qui suit un être imparfait, comment puis-je penser le parfait si ce n’est Dieu qui m’a mis cette idée). Le courant humaniste va de Montaigne à Auguste Comte en passant par Kant. Pour ces philosophes, l'humanité – hors de nous, mais d'abord en nous – est la seule réalité digne de ce nom, la seule source, sinon la seule mesure, de toute valeur (Michel de Montaigne). (Aie le courage de ton propre entendement, penser par soi-même, individualisme, lecture de la Bible, les lumières, Luther).

43 Le courant existentialiste, désigné par un terme d'origine récente, représente la lignée des penseurs proches des théologiens et souvent en guerre ouverte contre la philosophie. Ils placent au cœur de la réflexion le tragique de l'existence individuelle: la «misère sans Dieu» (Pascal), la terrible responsabilité de l'homme «sous le regard de Dieu» (Kierkegaard) ou la «facticité» (apparence artificielle) du monde d'où Dieu est absent (Sartre). L'idée d'homme, dans un tel contexte, est indéterminée. Il appartient à chacun de croire ou de ne pas croire (Pascal), d'accepter ou de refuser les normes sociales du Bien et du Mal (Kierkegaard), d'assumer sa liberté ou de s'abandonner à l'immoralité des «salauds» (Sartre). (L’existence, le concret, précède l’essence (le concept), l’expérience vécue et non un jeu de concepts, comme la théorie et l’abstrait s’opposent au concret, au vécu).

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44 Les trois grandes questions fondamentales, qui concernent respectivement la connaissance, l'action et la croyance, se rapportent en fin de compte à une seule et même interrogation : «Qu'est-ce que l'homme?» Celle-ci peut être considérée, avec Kant (Critique de la raison pure), comme la question philosophique qui résume toutes les autres.

45 Vidéo : Emmanuel Kant (1724-1804). Philosophe allemand. Sa philosophie centrée sur la raison et la faculté de connaître a influencé la pensée occidentale (Critique de la raison pure, 1781). Friedrich Hegel (1770-1831). Philosophe allemand. Sa philosophie de l’histoire est marquée par le concept de la dialectique (la Phénoménologie de l’esprit, 1807).

46 Une question Pour ou contre Dieu ? (André Comte-Sponville)

47 Dans l'ouvrage d'André Comte-Sponville, nous avons extrait six bonnes raisons de ne pas croire en Dieu, que nous avons opposées à six bonnes raisons de croire. A vous de choisir... L'Esprit de l'athéisme, introduction d’une spiritualité sans Dieu d'André Comte-Sponville (Albin Michel).

Six bonnes raisons de croire 1 Croire en Dieu permet de penser que la vie n'est qu'une étape et qu'il existe, après la mort, « autre chose », un « ailleurs» où retrouver tous ceux que l'on a aimés. 2 Qui, sinon Dieu, aurait mis l'idée de Dieu dans l'homme? L'homme est le seul animal doté d'une spiritualité, et ce depuis les temps qui nous séparent de la nuit des cavernes. 3 Aucune création n'est sans créateur, rien dans l'univers n'existe sans raison. Croire que la vie relève du hasard, c'est comme jeter deux millions de lettres alphabétiques par terre et attendre qu'elles produisent un roman. 4 La perfection de ce monde. « L'univers m' embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n'ait pas d'horloger », disait Voltaire. Si tous les actes gratuits, les gestes d'amour, les destins extraordinaires - ceux de Descartes, Mozart, Michel-Ange... - comme les petites vies quotidiennes existent depuis des millions d'années, c'est que la beauté, le bien et le mal ont un sens. A nous de le trouver. 5 Pour appartenir à une communauté, ne pas se sentir seul. 6 Pourquoi avoir besoin d'une preuve pour croire? La foi est un pari, c'est un acte d'amour fou, un anarchisme: l'ultime chose gratuite et qui ne sert à rien.

Six bonnes raisons de ne pas croire 1 La faiblesse des arguments avancés, et spécialement l'absence de preuve de l'existence de Dieu. 2 L'absence ou la faiblesse des expériences: si Dieu existait, cela devrait se voir ou sentir davantage! 3 Croire en Dieu, c'est expliquer ce que l'on ne comprend pas (le monde, la vie, la conscience) par quelque chose que l'on comprend encore moins (Dieu). Mais ce que l'on ne comprend pas, comment savoir si c'est un Dieu ou une chimère? 4 L'existence du mal, ou plutôt son excès, sa surabondance: il y a trop d'horreurs dans le monde pour croire qu'il a été créé par un Dieu tout-puissant et infiniment bon. 5 La médiocrité de l'espèce humaine: comment, devant une telle petitesse des créatures, croire à l'infinie perfection d'un créateur? 6 Dieu correspond tellement bien à nos désirs (d'être protégé, d'être aimé, de ne pas mourir...) qu'il y a tout lieu de penser qu'il a été inventé pour cela: c'est ce qui fait de la religion, comme Freud l'avait vu,une illusion.

48 Des auteurs, des philosophes…

49 Et pourquoi pas une question à des philosophes.« J'ai perdu le goût de vivre, pouvez-vous m'aider ? »

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50 C'est la question insolite que le philosophe Michel Lacroix a posée à trois de ses collègues…du passé. Il a imaginé réponses. Cher Kant, cher Nietzsche, cher Sartre, C'est inhabituel et un peu irrespectueux de s'adresser directement à de grands philosophes pour leur demander de se transformer en coachs de vie. Mais je suis sûr que vous pouvez m'aider. Voilà de quoi il s'agit. J'ai l’impression d'errer sans but dans alors que j’ai tout pour être heureux» : une famille, des amis, un métier... Je ne crois en rien, et surtout pas en l'humanité qui me semble aller tout droit à la catastrophe. Je suis gagné par une sorte de melancholia. Aidez-moi à retrouver le moral. Éclairez-moi sur le sens de l'existence - si toutefois il y en a un. P. S. (à l'adresse plus particulière de Kant) : s'il vous plaît, ne me donnez pas, en guise de réponse, une leçon de morale.

51 « J'ai perdu le goût de vivre, pouvez-vous m'aider ? » La réponse d'Emmanuel Kant Aide l'humanité à devenir meilleure Cher Michel, rassure-toi. Je n'ai pas l'intention de te parler de la loi morale et de l'impératif catégorique. Je ne suis pas seulement le philosophe austère que l'on décrit. Je suis aussi un philosophe de l'histoire. C'est de cet aspect de ma doctrine que je veux t'entretenir, car je vois bien que tu désespères non seulement de ta propre vie, mais du genre humain tout entier. Sache que je crois dans le progrès de l'humanité, pour des raisons que je n'ai pas le temps de t'exposer ici. Je crois en l'avènement d'un monde meilleur, où les individus seront des personnes, c'est-à-dire des êtres libres, considérés comme des fins et non simplement comme des moyens. Dans ce monde futur, la dignité de chacun sera reconnue, la politique sera subordonnée à la morale, la paix régnera entre les nations. Ton pessimisme n'est donc pas justifié. Seulement, ce progrès ne s'accomplira pas de façon automatique. Le « règne des fins », comme je l'appelle, n'est qu'un germe déposé dans la nature humaine. Il appartient aux hommes de bonne volonté de le faire fructifier. C'est là que tu as un rôle à jouer. Contribue à réaliser ce progrès. Aide l'humanité à devenir meilleure. Mets ton énergie au service de la liberté, de la justice, de la dignité, de la paix. Ainsi, tu iras dans le sens de l'histoire. Et le sens de ta propre vie te sera donné par surcroît.

Pour ce philosophe allemand (1724-1804), notre connaissance du monde est limitée aux phénomènes naturels étudiés par les sciences. Mais notre raison peut être le moteur de l'action et de l'avènement moral.

52 « J'ai perdu le goût de vivre, pouvez-vous m'aider ? » La réponse de Friedrich NietzscheTends le ressort de ton être Michel, ne compte pas sur moi pour jouer les docteurs en sens de la vie. Je hais les philosophes qui prétendent connaître le pourquoi des choses. Ne va pas non plus t'enthousiasmer pour quelque idéal. Les idéaux de justice, de démocratie, de dignité ne sont que des mensonges (à ce propos, j'ai lu la réponse de Kant: elle est consternante). Quant aux religions, tu sais ce que j'en pense. Fuis comme la peste les prêtres, les rabbins et autres imams. Il n’y a qu’une chose qui doit compter pour toi: la vie. Ta vie. Mais prends garde. Il y a deux sortes d'individus. Les uns vivent une existence diminuée, ils se sentent coupables de vivre, ils sont esclaves de la morale. Les autres osent vivre vraiment. Ils affirment la force vitale qui est en eux. Ils laissent parler leurs plus profonds désirs. Sois de ceux-là. Tends le ressort de ton être. Vis intensément. Passionne-toi pour tout ce qui peut augmenter ta puissance. Sera-ce le sport, la musique, les voyages, l'écriture, le travail, la méditation, le plaisir, l'amour, la science? Peu importe. L'essentiel est que tu suives ta vocation jusqu'au bout. Alors tu seras un surhomme, mon fils.

Ce philosophe et écrivain allemand (1844-1900) a exalté la création de nouvelles valeurs, telles que la volonté de puissance ou la joie au contact du réel... censées promouvoir l'avènement du surhomme.

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53 « J'ai perdu le goût de vivre, pouvez-vous m'aider ? » La réponse de Jean-Paul SartreAssume ta liberté Michel, dans ta lettre, tu exprimes ton désarroi. Tu écris que ta vie n'a pas de sens. Je tiens d'abord à te dire ceci: cette lettre témoigne de ta lucidité. Oui, la condition humaine est bien telle que tu la décris. Nos vies n'ont pas de sens a priori. Nous sommes jetés dans le monde sans raison. Il n'y a pas de transcendance. Il n'y a rien à quoi se raccrocher, ni Dieu, ni bien en soi, ni vérité, ni salut. Seulement, il ne faut pas que tu en restes à ce constat. Ce vide de sens doit t'inciter à exercer ta liberté. Ta vie n'aura d'autre sens que celui que tu choisiras de lui donner. J'insiste sur ce mot: « choisir ». La question n'est pas de savoir si tu dois décider ceci ou cela. Il s'agit pour toi d'abord de choisir... le choix. Assume ta liberté, fais des projets, pose des actes libres. Les associations, les organisations non-gouvernementales, les syndicats, les partis politiques, la démocratie locale offrent assez d'occasions de s'engager aujourd'hui, ne trouves-tu pas ? Ainsi, tu forgeras toi-même ta raison de vivre. Encore un mot: tu es libre, mais tu ne peux pas faire n'importe quoi. Tu es responsable de ce que tu es, mais aussi responsable de tous les autres hommes.Il n'est pas un de tes actes qui, en créant l'homme que tu veux être, ne créera en même temps une image de l'homme tel que tu estimes qu'il doit être. En te choisissant, c'est l'être humain en général que tu choisiras.

Chez ce philosophe et écrivain français (1905-1980), il y a la nécessité d'une prise de conscience aiguë de l'absence de sens a priori. Mais à partir de cette angoisse, chacun a la liberté de rebâtir un sens.

54 Socrate (469 env -399 av. J.-C.)Socrate est le plus sage des Grecs, parce qu'il sait qu'il ne sait rien, tandis que les autres croient savoir. Socrate n'est pas le fondateur de la philosophie comme on le prétend parfois. Avant lui et comme le nom l'indique, il y eut les présocratiques. Certains sont très connus comme Pythagore, Thalès, Empédocle, Parménide et Héraclite d'Ephèse. Mais Socrate est le fondateur du logos (du discours), c'est à dire d'une pensée rationnelle, cohérente, qui se libère progressivement du mythe. Il se méfiait de l'écriture et son enseignement fut donc exclusivement oral. Tout ce que nous savons de lui nous vient donc des témoignages des autres, le plus important étant celui de son élève, Platon.Socrate souhaite réveiller ce qui dort dans la conscience de l’homme, sa devise : “ connais-toi toi même”

56 Socrate et la maïeutique (Art consistant à faire découvrir à l’interlocuteur les vérités de son esprit en lui posant une série de questions.) Reformulation systématique : « Si je te comprends bien, il me semble que tu veux dire …» .Le rappel des acquis antérieurs :« Tu te souviens de ce que nous avons dit tout à l’heure ».La mise en évidence des paradoxes :« Comment peux-tu dire cela alors que tu viens d’affirmer que … ».L’insistance sur les oppositions :« Tu vois bien qu’il s’agit de la position inverse ».L’élaboration systématique de typologie :« Il faut donc distinguer plusieurs sortes de … ».La dialectique est définie par Platon comme l’art de confronter et d’organiser les concepts : la République.

56 Aristote (384 - 322 av JC) est le fondateur de l'école péripatéticienne. Philosophe empiriste, il est avec Platon, une des deux grandes figures de la philosophie antique. Son importance dans la philosophie occidentale est immense. Redécouvert à l'époque féodale, la scolastique s'en inspirera. Le système aristotélicien dominera ainsi la pensée jusqu'au XVII° siècle, époque où la naissance des sciences expérimentales ruinera sa vision du monde.Dieu comme organisateur du monde : Dieu est pour Aristote le moteur du monde. C'est le moteur non mû, la pensée suprême, la cause efficiente et finale du monde. Il se pense lui-même. Ce n'est pas un Dieu personnel et providentiel mais le principe premier, la première cause. Il n'est pas créateur mais cause logique.

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La philosophie médiévale va rajouter à la théorie aristotélicienne l'idée de la révélation qui n'existe pas chez Aristote, l'idée que je peux non seulement connaître Dieu par la pensée mais aussi le découvrir par la révélation. Il y a deux révélations : l'Écriture et la révélation intérieure. Aristote se limitait à la raison.

57 Pour Aristote, l'esclavage n'est pas contre nature. Il existe une inégalité naturelle. Certains hommes naissent capables de se gouverner, de prendre des initiatives et donc il est logique qu'ils soient des citoyens, des hommes libres, des maîtres. Mais d'autres naissent incapables de se conduire seuls. Il est dangereux de les laisser livrés à eux-mêmes. Il est donc utile à l'esclave d'être esclave, c'est pour son bien. L'inégalité naturelle justifie l'esclavage. L'argument sera réfuté par Rousseau : Aristote confond la cause et la conséquence. Il ne voit pas que l'incapacité de l'esclave à se conduire seul vient de sa condition sociale (on ne lui laisse jamais prendre d'initiative) et non de sa nature..

58 Sénèque ( 4 av J.C. 65 ap J.C.) À la fois philosophe stoïcien, auteur de tragédies, précepteur puis conseiller de Néron, Sénèque nous a laissé une œuvre de moraliste qui a exercé une influence profonde sur la pensée occidentale. Il écrit avec simplicité et non en docte érudit, s'adressant aux gens dans le siècle, confrontés aux difficultés de la vie pratique. Il a grandement contribué à affirmer l'existence d'une philosophie romaine.Dans le traité Des bienfaits, Sénèque souligne le caractère humain des esclaves. Les esclaves sont esclaves par convention sociale ou par accident de fortune mais non par nature. Bien des esclaves ont rendu des services à leur maître et il faut donc reconnaître une plus grande place aux esclaves que ne le fait la loi.L'œuvre de Sénèque a profondément influencé Montaigne, en particulier les Lettres à Lucilius. Il a aussi influencé Descartes et Rousseau

59 L'œuvre de Sénèque est d'abord la première œuvre d'envergure composée par un stoïcien qui nous soit parvenue à peu près intégralement. L'œuvre de Sénèque est consacrée à la direction spirituelle. Il s'agit, dans une atmosphère amicale, d'exercer une influence sur le perfectionnement moral de l'autre. Sénèque reprend l'opposition, classique chez les Stoïciens (et qu'on retrouvera notamment chez Épictète), entre ce qui dépend de nous (notre pensée, notre esprit) et ce qui n'en dépend pas (la fortune c'est-à-dire le hasard). Il ne faut pas croire aux présents de la fortune mais s'attendre à ce qu'elle nous les reprenne. La philosophie est censée assurer la consolation et la maîtrise de soi. Néanmoins la sagesse est rare et le bonheur consiste souvent seulement à se tenir à l'écart des vicissitudes. Le Souverain Bien repose sur la cura c'est-à-dire la conscience attentive qui saisit l'occasion au vol. Être heureux, c'est savoir vivre le temps présent en renonçant à l'illusion d'échapper au devenir.

60 Descartes ( 1596-1650) est le plus connu des philosophes français. Il fut aussi un physicien et un mathématicien. L'esprit cartésien caractérise la rigueur rationnelle à cause de sa célèbre méthode inspirée des mathématiques. Pourtant Descartes affirmait qu'il faut consacrer une heure par an aux œuvres de la raison, une heure par mois à celles de l'imagination et une heure par jour à celles des sens.Descartes connaît la philosophie antique: les Stoïciens comme Sénèque et Marc Aurèle, dont l'influence se fait notamment sentir dans sa célèbre morale provisoire, et les épicuriens.Toute l'originalité de la méthode cartésienne vient de ce que c'est précisément du doute lui-même que va surgir la vérité. Si je doute, en effet, c'est que je pense. C'est la fameuse découverte du cogito cartésien. Il faut signaler que la célèbre phrase " Je pense donc je suis" ne se trouve pas dans les Méditations. Elle laisse supposer que la découverte de l'existence est une conséquence de la découverte de la pensée, alors qu'en réalité c'est dans la même évidence, dans la même intuition qu'apparaît cette double vérité : je pense et ce "je" qui pense existe.

61 La méthode cartésienne, le doute. Première règle : " Ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ". C'est la règle d'évidence. N'admettre pour vrai que l'évident, le certain et non le probable. Deuxième règle : "Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre ". C'est la règle de la division du complexe en éléments simples (analyse). Il faut examiner les objets de la connaissance, voir ce qui est simple et composé, analyser ce qui est composé et l'expliquer par ses constituants simples. Troisième règle :  "conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés" .

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C'est la règle de l'ordre. Cet ordre à suivre est l'ordre des raisons. Il faut partir de l'évident et déduire. C'est l'ordre des raisons et non des matières : on ne commence pas nécessairement par le plus important ou le plus fondamental.

62 Quatrième règle : " faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ". C'est la règle du dénombrement. Faire une revue entière, générale des objets ce qui fait intervenir la prudence, la circonspection. Telle est la méthodologie qui sera mise en œuvre dans les Méditations. Il s'agira de remettre en question tout ce qui est donné. La méthode cartésienne suppose alors le doute, doute méthodique qui découle d'ailleurs d'un doute involontaire, sceptique.

63 Rousseau (1712-1778) Ce grand théoricien de la démocratie est à la fois un monument de la littérature et un philosophe d'une rigueur rationnelle exemplaire. Certes l'utopie n'est pas absente de son œuvre mais le critique de la monarchie absolue énonce les principes qui seront ceux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La lecture de Rousseau est donc indispensable pour tout citoyen.

Le problème central chez Rousseau est celui de l'homme. Dans Émile (livre I chapitre 1) il écrit: " Notre véritable étude est celle de la condition humaine ". Dans la préface au Second Discours, il dit: " La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme " On peut en conclure que la philosophie de Rousseau est une anthropologie philosophique. Il s'agit de retrouver l'unité de l'homme, unité qui ne doit rien perdre de la nature foncière de l'homme comme individu ni du reste de la sociabilité de l'homme comme dénaturation légitime. Il faut comprendre l'homme à la fois comme être naturel et comme être social. La théorie politique tout comme la pédagogie de Rousseau est liée à ces problèmes anthropologiques.

64 Dans le premier livre du Contrat Social, Rousseau procède d'abord à une critique rigoureuse des thèses absolutistes. Il n'existe pas d'inégalité naturelle qui fondrait le pouvoir car l'état de nature est égalitaire. L'esclavage est une institution et non une donnée de nature comme le prétendait Aristote. Le fondement de l'autorité légitime se situe donc dans un contrat d'association par lequel unanimement un groupe d'individu décide désormais de se soumettre à la volonté générale c'est à dire au verdict du suffrage universel. Chacun ainsi se soumet non à un homme mais à la loi et "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté". Rousseau défend le principe d'une démocratie non pas représentative mais directe où tous les citoyens votent les lois. Seul le pouvoir exécutif pourra être confié à un groupe d'individu. Rousseau s'oppose à la constitution de partis politiques car ils gênent le libre jeu du suffrage universel. La volonté générale est souveraine. Elle ne peut ni se soumettre, ni déléguer ses pouvoirs.

65 Un autre thème important chez Rousseau est celui de l'éducation. Si seul le Contrat permet une bonne pédagogie, inversement la politique ne suffit pas si l'on n'éduque pas les individus dans la société juste. Une bonne société sans bonne éducation est vouée à l'échec. Il n'est pas question de pédagogie dans le Contrat Social mais, en revanche, on parle de politique dans ce livre de pédagogie qu'est l'Emile (livre IV). L'Emile et le Contrat Social datent de la même époque. L'essentiel de l'Emile est une pédagogie à finalité sociale. Il s'agit de rendre Emile social. Cela pose bien sûr un problème : le pédagogue doit lui-même être formé socialement par quelqu'un qui lui-même a été formé etc. Mais si à l'origine personne n'a été formé dans une société correcte, il n'est pas de commencement possible. C'est la régression à l'infini. Il est difficile de concevoir une éducation si personne n'est préalablement éduqué.

66 Kant (1742- 1804) Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? En quoi m'est-il permis d'espérer ? Telles sont les trois questions auxquelles l'œuvre de Kant tente de répondre. Ces trois questions peuvent se résumer en une seule : qu'est-ce que l'homme ? La volonté bonne. Il n'y a de morale qu'une volonté bonne. La volonté bonne est une volonté qui veut le bien et qui le veut vraiment. Il ne s'agit pas d'une simple intention mais d'une volonté ferme qui aboutit presque toujours à l'action (sauf, bien sûr, lorsqu'elle est empêchée par quelque chose d'extérieur). La volonté est bonne en elle-même. Ce n'est pas son œuvre qui est bonne, ni ses succès, ni son aptitude. C'est le vouloir lui-même. Autrement dit, on ne mesure pas la moralité au contenu de l'action mais à sa forme (à savoir la volonté qui a présidé à cette action). C'est en ce sens qu'on a pu dire qu'il y a un formalisme de Kant, une morale formelle. Dès lors même si la volonté bonne n'avait aucune influence et que, malgré tous ses efforts par l'utilisation de tous les moyens dont elle dispose, elle n'arrivait à rien, elle garderait toute sa valeur.

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67 Chez Kant, il faut distinguer deux sortes d'action à savoir l'action faite par devoir et l'action seulement conforme au devoir. Seule la première de ces deux actions est morale et non la seconde. Le véritable acte moral se fait par devoir et doit aller sans inclination c'est à dire sans intérêt. Par exemple, imaginons un commerçant qui vend ses articles à un prix convenable, sans chercher à voler sa clientèle. Il se dit moral mais, nous l'avons dit, un acte en lui-même n'est jamais moral. Tout dépend de l'intention qui y préside. Si notre commerçant agit par devoir c'est à dire qu'il est simplement un honnête homme qui considère qu'il ne faut pas escroquer la clientèle, alors il est effectivement moral. En revanche, s'il agit ainsi uniquement par intérêt, ayant compris que, s'il vendait plus cher, la clientèle irait voir ses concurrents, alors son attitude n'a aucune valeur morale.

68 Hegel (1770-1831) a construit un immense système ordonnant à la fois toutes les connaissances de l'époque et les systèmes de ses prédécesseurs. Grand philosophe de l'histoire l'approche de sa pensée n'est guère aisée. Représentant de l'idéalisme, il influencera profondément la philosophie de ses successeurs. Hegel reprend l'Idée platonicienne, mais prise dans un sens nouveau, dynamisme de l'Esprit se réalisant dans le monde et dans l'histoire des hommes. Il est influencé par Kant (dont il veut dépasser le formalisme) . La révolution française, Napoléon, le monde industriel fournissent matière à sa réflexion.Aux yeux de Hegel, l'existence d'autrui est indispensable car à l'origine du problème de l'existence d'autrui, il y a la présupposition fondamentale qu'autrui c'est l'autre c'est à dire le moi qui n'est pas moi, que je ne suis pas. Ce n'est que parce que je vois l'autre comme différent, comme opposé à moi que je prends conscience par différence de moi. Le moi n'a de sens qu'en tant qu'il n'est pas autrui.

69 Hegel (1770-1831) Non seulement je ne prends conscience de moi que par la prise de conscience de l'autre, mais la connaissance de soi requiert la reconnaissance de soi par l'autre. C'est ce que développe la fameuse dialectique du maître et de l'esclave: Hegel décrit d'abord l'homme comme un individu immergé dans la nature dont il fait partie. Sa conscience n'est pas une pure conscience mais une conscience immergée dans la réalité. Ainsi, initialement, l'homme ne fait pas de distinction entre les illusions et la réalité, entre ce qu'il pense du réel et le réel lui-même.

70 Kierkegaard (1813-1855), la différence entre Être et Exister.Kierkegaard est le fondateur de l'existentialisme contemporain. Il est le grand représentant de l'existentialisme chrétien. Contre Hegel, contre tout système et toute déification de l'histoire, il donne une place privilégiée à l'individu car, à ses yeux, l'important est d'être subjectif.Selon Kierkegaard: Être, c’est rester identique à soi; c’est rester le même. Compris de cette façon, seul Dieu est, toujours le même. L’homme lui, n’est pas; il évolue, il devient, il existe. Exister, c’est devenir, changer, se transformer, se chercher. L’homme existe; Dieu n’existe pas, Dieu est. L’homme cherche son être : il est le non-être en devenir vers l’être, ou l’être en devenir vers l’Être, ou le moi en devenir vers le moi absolu… l’individu va du moins au plus, en prenant toujours davantage conscience de lui-même.Kierkegaard s'oppose au système philosophique et en particulier à celui de Hegel. Il ne saurait, en effet, y avoir un système de l'existence. Il faut devenir subjectif. La subjectivité est conçue comme intériorité du sujet individuel, comme accomplissement spirituel de l'individu (devenir subjectif est la plus haute tâche assignée à chaque homme).

71 C’est le moi qui distingue l’individu de l’espèce; du point de vue de l’espèce, l’homme n’exprime que la génération, n’est qu’un " exemplaire " semblable aux autres; mais du point de vue de l’individu, il est unique et chacun a comme tâche de recommencer à zéro, pour son propre compte, la quête de son identité. Il est " placé dans l’existence ", dans le devenir, pour être plus. C’est pour cela que l’homme est esprit; ou mieux : dépositaire d’esprit; conditionné à devenir esprit, il est en chemin pour passer de l’existence à l’Être.Le désespoir c’est toujours en quelque sorte l’expérience de la limite : ce que je peux être, je ne le suis pas et ce que je suis, je ne le veux pas. Je cherche le plus être et je n’en connais pas concrètement le chemin; plusieurs voies s’offrent à moi et je ne sais laquelle choisir. Vertige de l’individu auquel s’offrent plusieurs possibilités contradictoires : angoisse de la condition humaine.

72 Deux puissances gouvernent les foules : la jalousie et la sottise. Ceux qui gouvernent savent combien il est facile de gagner le troupeau à ses vues. En politique, le public sert d'enjeu et peu importe d'avoir la vérité à ses côtés. Ce qui compte est de gagner la masse. On flatte les convoitises les plus basses. La majorité l'emporte comme si la vérité était une question de nombre.

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Pour Kierkegaard, la démocratie est un danger car la masse ne cherche pas à comprendre, n'a aucun idéal et suit celui qui la flatte le plus.

73 Marx (1818-1883) Les conséquences sur l'histoire de notre siècle des idées de ce grand philosophe de l'histoire et de la politique imposent de revenir à la lecture de son œuvre, ne serait-ce que pour éviter d'attribuer à Marx la totalité des erreurs de ceux qui se dirent "marxistes".Marx est dans la lignée des penseurs matérialistes (Démocrite, Epicure, Diderot, Helvétius, La Mettrie) Il a subi l'influence de la philosophie allemande de Hegel (même s'il s'oppose à l'idéalisme hégélien).Aliénation et exploitation :Il est d'usage de séparer deux moments dans la pensée de Marx :Celui des écrits de jeunesse et notamment du " Manuscrit de 1844 "Celui des écrits de maturité dont " Le Capital " constitue le point d'orgue.La comparaison entre les concepts d'aliénation et d'exploitation permet de mieux comprendre cette distinction.

74 a) L'aliénation. C'est un concept philosophique que Marx emprunte à Feuerbach. L'aliénation (du latin alienus qui signifie étranger, autre) est la perte de soi dans un autre. Elle est chez Marx pratique et non métaphysique. Le travail est aliéné, l'argent commande en maître etc. Les produits de l'homme échappent à son contrôle et prennent des formes abstraites qui deviennent des réalités oppressives. Il faut bien voir que pour Marx tout travail n'aliène pas. Il retient de Hegel cette idée que le travail est le propre de l'homme, qu'il est anthropogène c'est à dire qu'il fait de nous des hommes, nous distingue de l'animal. Mais, justement, ce qui caractérise le travail aliéné est qu'il perd cette fonction d'hominisation. On peut penser bien sûr au dur travail ouvrier tel qu'il existe au XIX° s. Au lieu de s'épanouir, l'ouvrier se sent brimé, aliéné.

75 b) l'exploitation.Alors que l'aliénation est un concept philosophique, l'exploitation est un concept économique. À mesure qu'il approfondit sa pensée, Marx se rend compte que l'aliénation n'est qu'une conséquence de l'exploitation, que l'on peut d'ailleurs supprimer l'aliénation sans supprimer l'exploitation (par exemple par le paternalisme dans l'entreprise). On remarquera que l'exploitation n'est pas propre au système capitaliste. Il est clair que le maître dans l'Antiquité ne donnait à l'esclave que ce qui lui était nécessaire pour ne pas mourir et considérait que son temps de travail lui appartenait. De même le paysan de l'époque féodale consacrait un certain temps à travailler pour sa nourriture et donnait le reste de son temps de travail à son seigneur. La différence est qu'en système capitaliste on masque le fait que l'ouvrier travaille en réalité une partie de son temps gratuitement. Le capitaliste prétend même payer les heures supplémentaires. Mais il est clair qu'il ne peut employer quelqu'un qui lui coûterait plus ou même seulement autant que ce qu'il lui rapporte. Le salariat masque l'existence de l'exploitation.

76 Vidéo Karl Marx

77 Vidéo Karl Marx L’interrogation philosophique et le monde du travail.La (les) Valeur travail ??? Naissance du travail dans la société judéo-chrétienne (Dieu créateur),Les grecs et le travail ( le citoyen et l’esclave),Au Moyen-Âge le tripalium (instrument de torture),Entre œuvre et labeur, entre l’opus dei et l’esclave, le cerf, le serviteur,Une division du travail, une division sociale du travail,Une société divisée par le travail ( les uns, les autres, entre contrainte et épanouissement)…

78 Questions philosophiques sur le TravailL'homme est condamné à travailler s'il veut survivre ; mais, dans le travail, n'épuise-t-il pas aussi sa vie pour échapper à la mort ?Le travail n’est-il qu’une contrainte ?Travailler, est-ce seulement subvenir à ses besoins ?Le travail est-il toujours source d’aliénation ?La liberté commence-t-elle quand le travail finit ?Y a-t-il une division naturelle du travail ?Le marché du travail est-il un marché comme les autres ?

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79 John Dewey (1859-1952) Un philosophe de l’éducation : Les idées principales : Importance de l'expérience. Mais celle-ci doit avoir deux qualités : Le plaisir immédiat et un aspect ultérieur relatif à son influence sur l'expérience suivante. Donc l'enfant doit apprendre à dégager de l'expérience ce qu'elle a de positif. Donc importance de faire un plan, un projet. Donc construction logique dans la continuité. Ce qui fait apprendre à prévoir les conséquences, à observer pour prendre les conditions environnantes en considération, donner une signification à ce que l'on observe. On chercher les causes, par quoi, pour quoi... on fait une sélection des moyens, (l'analyse) on les arrange ( la synthèse). Ensuite il faut garder des traces d'idées. Dans l'éducation traditionnelle il y a aussi un cheminement mais il est apporté tout prêt à l'enfant qui n'en fait pas le tour ; Ce n'est pas lui qui le construit.

80 Il illustrera le couple expérience-éducation en faisant de la situation le point de rencontre de la pensée et de la réalité.En modifiant ce qui est, le sujet se modifie lui-même, se développe. L'expérience réunit sous ces deux aspects les principes d'une expérimentation, «faire» et «éprouver». Il existe un lien étroit, une continuité et une interaction au sein de l'activité entre les fins visées et l'intellection des moyens. Le « continuum expérimental », aspect intellectuel de l'expérience, est celui de l'attention de la conduite intelligente, conçue comme une épreuve, le dépassement d'un obstacle, la résolution d'un problème. La « méthode du problème » dessine à la fois un principe logique et un principe d'activité réunis au sein de l'expérience. Expérimenter, c'est pour Dewey concevoir dans le continuum expérimental selon l'unité de l'activité et de l'action.Le projet est le lien entre la pensée et la connaissance: il appartient à l'acte de penser.

81 L'éducation, véritable direction de l'expérience, à la fois psychologique et sociale, a pour objet de proposer des activités actuelles, liées à un environnement humain et social. Elle devient un processus de découverte qui permet de construire des fins, principe d'une intelligence qui se construit en prévoyant. Ses fins ne sont pas fixées à l'avance, son exercice est aussi riche et varié et incomplet que celui de la vie elle-même. L'éducation, que Dewey dénomme progressive, est une entreprise autonome. Pour les premiers pragmatistes (Peirce, James et Dewey), connaître c'est savoir comment agir sur une réalité d'après une idée. Il faut agir pour entreprendre et construire une idée. Le savoir n'est pas un bien en soi, ainsi que le proposait Aristote: il faut le placer dans un contexte, celui d'une fonction sociale de la connaissance, connaissance qui naît de la vie « pratique », au sens pragmatique.

82 Sartre (1905-1980) est la grande figure de l'intellectuel engagé. Il considère qu'il est du devoir du philosophe de prendre part à l'histoire. On lui reproche parfois aujourd'hui de s'être beaucoup trompé mais il est bien plus simple et confortable de juger les évènements après coup que lorsqu'on en est le contemporain immédiat. Il eut le courage de prendre ses risques avec une sincérité sans faille, fidèle à sa philosophie de la liberté.Il fut influencé par la philosophie allemande : Hegel, Marx, Husserl et Heidegger.Il puise aussi dans la philosophie de Descartes et donne une interprétation originale du cogito. On notera enfin l'influence de Kierkegaard.Sartre écrivit : " l'existentialisme ? Je ne sais pas ce que c'est. ", et il ajouta " ma philosophie est une philosophie de l'existence ". Néanmoins, parce que tout le monde désignait ainsi sa philosophie, il finit par accepter le terme. Mais qu'est-ce que l'existence ?" L'existence précède l'essence ". Cette formule caractérise tout l'existentialisme.

83 Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre prend l'exemple du coupe papier. Lorsque l'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept, le concept de coupe-papier. L'artisan a pensé le coupe-papier, la façon de le fabriquer et l'a produit ensuite. Bref, il a pensé son " essence " avant de lui donner l'existence. Ici donc, c'est l'essence qui précède l'existence. Pour produire un objet, il faut d'abord savoir ce que c'est, comment il est.Les penseurs essentialistes ont assimilé le rapport artisan / coupe-papier au rapport Dieu / homme. Dieu crée l'homme : il le pense et ensuite le produit.Mais si l'on supprime Dieu (et le point de départ de l'existentialisme sartrien est l'athéisme), alors ce schéma n'a plus de sens.

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Si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c'est l'homme. L'homme existe d'abord et se définit ensuite. Chez lui l'existence précède l'essence. Mais si l'homme se définit lui-même, il est dès lors ce qu'il se fait. L'homme est libre.

84 Dans L'Être et le Néant, Sartre donne l'exemple suivant : je suis dans un jardin. Il y a près de moi une pelouse et des chaises. Un homme passe et je le vois. Qu'est-ce dire que dire " c'est un homme " ? Ce n'est pas dire " c'est une chose ". Si c'était une chose, je le saisirais à côté des choses. Ce ne serait qu'une chose en plus. Le percevoir comme homme, c'est toute autre chose. Je le vois aussi comme celui qui voit la pelouse et les chaises. Une nouvelle relation s'installe qui est relation des choses à lui. Pour le dire autrement, l'apparition d'autrui comme objet est le moment d'une première négation de moi en tant que centre du monde, centre qui organise ce monde autour de moi, vers moi. L'Autre me fait être. Comme Sartre l'écrira dans Le Sursis : " On me voit donc je suis (…) Celui qui me voit… me fait être ; je suis comme il me voit ". Tout le problème est que l'autre me fait être à sa convenance, peut me déformer à volonté. C'est le drame des personnages de Huis Clos qui, sans miroir, ne peuvent se voir que dans le miroir déformant du regard de l'autre.

85 En me pensant, l'autre établit un jugement sur moi, jugement dont je vais tenir compte désormais pour me connaître. Autrement dit, l'autre m'oblige à me voir à travers sa pensée comme je l'oblige réciproquement à se voir à travers la mienne.Je dépends de l'autre qui dépend de moi. Ce cycle est infernal : " l'enfer c'est les autres ", dira Huis Clos.Et L'être et le Néant ajoute " l'essentiel des rapports entre les consciences, c'est le conflit ". Plus une conscience se sent coupable, plus elle aura tendance à charger autrui pour se défendre de son jugement. Comment échapper à cela ? Il est possible d'envisager une situation idéale où le conflit se désamorce. C'est l'amour : " Au lieu de nous sentir de trop, nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu'elle conditionne en même temps — et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d'amour, lorsqu'elle existe : nous sentir justifiés d'exister ".

86 Arendt (1906-1975) Philosophe de formation, Hannah Arendt vécut comme une rupture biographique cette rupture majeure de l'histoire que constitua l'accession de Hitler au pouvoir en 1933. À partir de cette date, elle refusa de se considérer comme philosophe mais comme une théoricienne de la politique. Si elle eut comme maîtres à l'Université Heidegger et Jaspers et fut l'amie de Hans Jonas.Les origines du totalitarisme.Les trois tomes des Origines du totalitarisme se présentent comme trois études juxtaposées sans rapports évident entre elles :a) L'antisémitisme elle y procède à une histoire politique et sociale des juifs depuis le XVIIIème siècle. b) L'impérialisme. Le livre raconte l'histoire de la désintégration de l'État-Nation et montre ainsi les conditions nécessaires à l'émergence des mouvements et gouvernements totalitaires.c) Le système totalitaire. Il s'agit de penser " l'essence du totalitarisme ". Le totalitarisme est un phénomène historique sans précédent qu'on ne peut penser avec les anciennes catégories que sont la tyrannie.

87 Le travail caractérise l'animal laborans.Le travail consiste à subvenir à ses besoins vitaux et s'inscrit donc dans le cycle biologique de la vie. Immergé dans la nature, il n'est pas fondamentalement humain. Il produit l'éphémère c'est-à-dire ce qui, étant destiné à la consommation, n'a aucune permanence. Le travail est solitaire, tout individu y étant un simple membre de l'espèce c'est-à-dire interchangeable, anonyme. Il renvoie à la nécessité.Certes le travail ne saurait être condamné car il est bien la condition de toute autre activité mais, tant qu'on en reste à sa seule sphère, aucune permanence objective du monde ne peut se faire jour, ni aucune individualité. En ce sens, la sphère du travail est anti-politique. C'est parce que le totalitarisme accorde le primat à l'animal laborans que l'isolement de celui-ci devient désolation.(Nous étions homo faber, êre humain fabricant-e de son environnement, nous voici animal laborans, pris dans un cycle de production-consommation dont le caractère infini, jamais assouvi, non seulement nous blesse, mais aussi nie la finitude des ressources naturelles dont nous disposons.)

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88 L'action caractérise l'homme agissant.C'est " la révélation de l'agent dans la parole et dans l'action  ». L'action est la seule activité qui mette directement en rapport les hommes. L'homme agissant est celui qui s'engage dans la vie de la Cité et qui a donc rapport au monde des hommes, ce qui implique la constitution d'un domaine public (c'est-à-dire à la fois de l'égalité et de la distinction). Il peut alors prendre conscience de la pluralité, essence de la condition humaine. L'action est mise en relation, constitution d'un espace public au sein duquel les hommes dialoguent et agissent ensemble. L'homme agissant est l'homme parlant dans une communauté d'égaux éloignés des spectres du totalitarisme.

89 Carl R. Rogers (1902-1987) La philosophie de la personne Une valeur « Être vraiment soi-même » Lao-Tseu, disait: « La manière d'agir, c'est la manière d'être. »Les questions« Quel est mon but dans la vie ? » « Où tendent mes efforts ? » « Qu'est-ce que je cherche à atteindre ? » Ce sont là des questions que tout homme se pose à un moment ou l'autre, quelquefois dans le calme et la méditation, parfois dans les tourments de l'incertitude ou du désespoir. Ce sont des questions vieilles comme le monde, qui se sont posées à tous les siècles de l'histoire et auxquelles il a été chaque fois répondu. Mais ce sont aussi des questions que chaque homme doit se poser à lui-même et résoudre personnellement.C'est le client lui-même qui sait ce dont il souffre, dans quelle direction il faut chercher, ce que sont les problèmes cruciaux et les expériences qui ont été profondément refoulées.

90 La compréhension comporte un risque. Si je me permets de comprendre vraiment une autre personne, il se pourrait que cette compréhension me fasse changer. Or, nous avons peur du changement. Congruence est le terme que nous avons employé pour indiquer une correspondance exacte entre l'expérience et la prise de conscience. Ce terme peut aussi désigner d'une façon plus large l'accord de l'expérience, de la conscience et de la communication. L’empathie ou la compréhension empathique consiste en la perception correcte du cadre de référence d’autrui avec les harmoniques subjectives et les valeurs personnelles qui s’y rattachent. Percevoir de manière empathique, c’est percevoir le monde subjectif d’autrui "comme si " on était cette personne – sans toutefois jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une situation analogue, "comme si ".

91 Les moyens pour relativiser sa propre subjectivité : Il ne suffit pas au travailleur social de rationaliser ses attitudes, il lui est nécessaire de les vivre authentiquement pour établir un climat d’échange et de non-jugement. Il lui faut admettre que l’autre ait d’autres références de valeurs différentes. Accepter l’autre tel qu’il est, sans pourtant le figer en le cataloguant, écouter sans réticence, savoir s’adapter sans être insécurisé, supporter éventuellement l’agressivité de l’autre, avoir l’intuition de l’autre, ne pas être “un ami” mais accepter “professionnellement” le message de l’autre, être capable d’une certaine distanciation, mettre en cause sa personnalité totale. (Philosophie, psychologie, andragogie, pédagogie, neurosciences...)

92 John Broadus Watson (1878-1958) «Qu'est-ce que la philosophie béhavioriste ?»En 1913 lors de la parution de son article "La psychologie telle qu'un béhavioriste la voit" le béhaviorisme connaît brusquement un essor aux États-Unis. Dans cet article il fait la synthèse des connaissances existantes sur le béhaviorisme. Provocateur il affirme, "donnez-moi le Stimulus et je peux prévoir la réponse". De plus, il rejette l'idée de conscience intérieure ou de pensée chez l'être humain. Il affirme que l'adulte est le produit des conditionnements de son enfance.La psychologie cessa d'être une science de l'âme. Mais depuis cinquante ans nous avons conservé cette pseudo science telle que Wundt nous l'a léguée: en substituant au mot "âme" le mot "conscience". Aux yeux du béhavioriste, les deux termes sont identiques. Le résultat de cette présupposition considérable selon laquelle il existe quelque chose comme une conscience que l'on pourrait analyser par introspection est qu'il y en a autant d'analyses qu'il y a de psychologues.

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93 En 1912, les béhavioristes [...] décidèrent de faire de la psychologie une science naturelle. Ils commencèrent par éliminer de son vocabulaire tous les concepts subjectifs tels sensations, perceptions, images, désirs, buts, de même que pensées ou émotions qui étaient définis subjectivement et se limitèrent aux choses qui peuvent être observées et à la formulation des lois concernant ces choses et elles seules. Or, que pouvons-nous observer? Des comportements, ce que l'organisme fait ou dit. Pour le béhavioriste, cette règle revient toujours à se demander: "puis-je décrire cette séquence de comportements que j'observe en termes de stimulus et de réponse"?

94 [...] Le béhaviorisme est donc une science naturelle ayant pour objet le champ complet des adaptations humaines [...] Son intérêt pour cet objet est toutefois plus que celui d'un simple spectateur: il veut contrôler les réactions humaines de la même manière que le physicien veut contrôler et manipuler certains phénomènes naturels. La psychologie béhavioriste veut être en mesure de prédire et de contrôler l'activité humaine. Pour ce faire, nous devons réunir des données scientifiques par des méthodes expérimentales. Ce n'est qu'alors qu'il sera possible de prédire, étant donné le stimulus, quelle réaction prendra place; et, étant donné la réaction, d'indiquer quelle situation ou quel stimulus l'a provoquée.

95 Pour être behavioriste, il est nécessaire et suffisant d'accepter quatre énoncés. Leur rejet, total ou partiel, suffit pour qu'une position théorique ne soit pas behavioriste. Quatre énoncés : objet : l'objet d'étude de la psychologie behavioriste est le comportement, animal et humain. but : son but est de décrire, prédire et manipuler (« to control ») ce comportement. méthode : sa méthodologie n'est pas spéciale, mais est celle de toutes les sciences de la nature, physiques ou biologiques. thèse : pour expliquer le comportement, une théorie behavioriste ne s'appuie que sur trois catégories de phénomènes : la situation, la réponse et l'organisme.

96 Burrhus Frédéric Skinner (1904-1990)«Qu'est-ce que la philosophie béhavioriste ?»1954. Skinner expérimente la première machine à enseigner basée sur le principe de l'enseignement programmé linéaire. Père du conditionnement opérant avec Thorndike, Skinner se fait le chantre d'une théorie de l'enseignement basée sur la philosophie behavioriste et sur "les lois de l'apprentissage" qu’il a énoncées quelques années plus tôt : - chaque apprenant apprend à son rythme et à sa manière, - un apprenant actif apprend mieux qu’un apprenant passif, - tout comportement renforcé positivement a tendance à se reproduire dans la même situation, - pour faciliter l’apprentissage il faut diviser la difficulté en difficultés élémentaires, - un apprentissage distribué dans le temps est plus efficace qu’un apprentissage massé. Il prouve empiriquement que l'application intelligente de ces « lois » et des théories basées sur le renforcement positif (pédagogie de la réussite) permet de créer des systèmes d'enseignement extrêmement efficaces.

97 Les travaux des behavioristes méthodologiques (ou philosophiques) pourraient bien montrer que la psychologie mentaliste est à l'écart du monde des comportements et peut-être incompatible avec lui. Mais les mentalistes, anciens ou nouveaux, n'ont jamais vraiment prétendu prédire ou contrôler le comportement, mais seulement 1'« expliquer ». Or cette « démonstration » est utile car, d'une part, on ne réalise pas souvent l'écart entre le monde des comportements et celui des entités ou concepts mentaux et que, d'autre part, les mentalistes prétendent « expliquer » le comportement, celui-ci étant « causé » par les entités mentales ou expliqué (dans le sens de « raisons ») par les concepts mentaux. Il aurait peut-être mieux valu pour la psychologie mentaliste que le behaviorisme méthodologique ou philosophique réussisse. Ce succès aurait, dans un sens, appuyé la prétention du mentalisme à une validité empirique ou comportementale. L'échec, au contraire, le condamne peut-être à n'être que la science des esprits (un nouveau spiritisme ?).

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98 Qu'est-ce que l’éducateur philosophe ?Si la pédagogie est l'enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducatives par la même personne, sur la même personne, l’ éducateur philosophe est avant tout un praticien-théoricien de l'action éducative. L’éducateur philosophe est celui qui cherche à conjoindre la théorie et la pratique à partir de sa propre action. C'est dans cette production spécifique du rapport théorie-pratique en éducation que la pédagogie prend son origine, se crée, s'invente et se renouvelle. Par définition, l’éducateur philosophe ne peut être ni un pur et simple praticien, ni un pur et simple théoricien. Il est entre les deux, il est cet entre-deux. Le lien doit être à la fois permanent et irréductible. Car le fossé entre la théorie et la pratique ne peut que subsister. C'est cette béance qui permet la production pédagogique.

99 En conséquence, le praticien lui-même n'est pas un éducateur philosophe, il est le plus souvent un utilisateur d'éléments, de cohérences ou de systèmes pédagogiques. Mais le théoricien de l'éducation comme tel n'est pas non plus éducateur philosophe; penser l'acte pédagogique ne suffit pas. Seul sera considéré comme éducateur philosophe celui qui fera surgir un plus dans et par l'articulation théorie-pratique en éducation. Tel est le chaudron de la fabrication pédagogique.

100 Théorie-pratique (tableau)

101 Un homme tomba dans un trou et se fit très mal.Un cartésien se pencha et lui dit : “Vous n’êtes pas rationnel, vous auriez dû voir ce trou”.Un spiritualiste le vit et dit : "Vous avez dû commettre quelque péché".Un scientifique calcula la profondeur du trou.Un journaliste l'interviewa sur ses douleurs.Un yogi lui dit : "Ce trou est seulement dans ta tête, comme ta douleur".Un médecin lui lança deux comprimés d'aspirine.Une infirmière s'assit sur le bord et pleura avec lui.Un thérapeute l'incita à trouver les raisons pour lesquelles ses parents le préparèrent à tomber dans ce trou.Une pratiquante de la pensée positive l'exhorta : "Quand on veut, on peut !".Un optimiste lui dit : Nous auriez pu vous casser une jambe".Un pessimiste ajouta; "Et ça risque d'empirer !"Puis un enfant passa et lui tendit la main.

102 Les références du diaporama :«Antimanuel de philosophie», Michel Onfray, ed. Bréal .Un livre qui se joue des contraintes du programme scolaire des éleves de terminale et propose une série de leçons socratiques et alternatives. «101 Expériences de philosophie quotidienne» Roger Pol Droit, éd. Odile Jacob. Faire durer le monde pendant vingt minutes, ramer chez soi sur un lac, rechercher la caresse infime... Autant d'expériences à vivre chez soi pour ouvrir des portes mentales.« Le Bonheur désespérément», André Comte-Sponville: Librio J'ai lu. Un sujet actuel, des propos accessibles, une conférence qui tourne à la « leçon » de vie positive. À LIRE Emmanuel Kant Opuscules sur l'histoire (GF Flammarion, 1990). Vers la paix perpétuelle (GF Flammarion, 1991). Fondements de la métaphysique des moeurs (Le Livre de poche, 1993).

Friedrich Nietzsche Humain, trop humain (Hachette Littératures, "Pluriel philosophie", 2004). Par-delà le bien et le mal (Hachette Littératures, "Pluriel philosophie", 2004). Nietzsche de Jean Granier (PUF, "Que sais-je ?", 2004).

Jean-Paul Sartre La Nausée (Folio Gallimard, 1978). L'existentialisme est un humanisme (Folio Gallimard, 1996). LE SENS DE LA VIE: s'occuper de son bonheur ou de celui de l'humanité tout entière? Ou des deux? Discutez-en !

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Les auteurs (détails)

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54 SocrateSocrate n'est pas le fondateur de la philosophie comme on le prétend parfois. Avant lui et

comme le nom l'indique, il y eut les présocratiques. Certains sont très connus comme Pythagore, Thalès, Empédocle, Parménide et Héraclite d'Ephèse. Mais Socrate est le fondateur du logos (du discours), c'est à dire d'une pensée rationnelle, cohérente, qui se libère progressivement du mythe. Il se méfiait de l'écriture et son enseignement fut donc exclusivement oral. Tout ce que nous savons de lui nous vient donc des témoignages des autres, le plus important étant celui de son élève, Platon.

La vie de SocrateSocrate naît en 469 av. J. C., au bourg d'Alopèce. Son père est un sculpteur, Sophronisque, et sa

mère une sage-femme, Phaenarète. Certains ont prétendu qu'il était esclave, sculpteur et lui ont attribué les Grâces de l'Acropole. Il se maria au moins une fois avec la proverbiale Xanthippe dont il eut pour fils Lamproclès. Il dansait, jouait de la lyre et le Phédon nous le révèle poète. Il prétendait agir sous les ordres de son démon (nous y reviendrons). Socrate était sédentaire, à la différence des philosophes de l'époque qui faisaient plus ou moins leur tour de Méditerranée afin de s'instruire comme ils feront leur tour d'Europe du XVI° au XVIII° s. Socrate ne quitta Athènes que pour la défendre contre les Perses à Delion (où il sauve Xénophon, un historien grec) et à Potidée, et pour consulter l'oracle de Delphes.

Cet oracle l'aurait profondément troublé. Sur le fronton du temple de Delphes était inscrit le fameux " Connais-toi toi-même " et l'oracle lui aurait dit : " Socrate est le plus sage des mortels ". Socrate y voit le signe d'une mission divine et ira désormais dans les rues, interrogeant les gens : tous croient savoir quelque chose mais ne savent pas qu'ils ne savent rien. Lui au moins sait qu'il ne sait rien et c'est en cela qu'il est le plus sage des mortels. Socrate montre aux hommes la naïveté de leurs croyances.Socrate vécut sous la tyrannie des Trente, les trente tyrans que Spartes imposa à Athènes vers 404 av. J. C., lorsqu'Athènes fut vaincue lors des guerres du Péloponnèse. Les Trente, selon Xénophon, lui interdirent d'enseigner la rhétorique.Après la fuite des Trente (404 av. J. C.), il ne restera à Socrate que 5 années à vivre. Trois " bons " citoyens le dénoncèrent comme impie, introducteur de divinités nouvelles et corrupteur de la jeunesse. Ils demandèrent sa mort et l'obtinrent des juges. Socrate s'était défendu avec une ironie qui passa pour de l'arrogance. (voir Apologie de Socrate de Platon).Pour des raisons religieuses, la peine ne fut pas exécutée de suite. Il ne manqua donc à Socrate ni la possibilité de l'évasion, qu'il refusa, ni les entretiens ultimes avec un petit noyau de fidèles. En 399 av. J. C., il boit la ciguë.

Socrate reste quelqu'un d'énigmatique. Il apparaît en effet tour à tour sérieux et bouffon, maître de lui et démonique, doux et violent, religieux et libre penseur, ascète et banqueteur, aristocrate et démocrate, sophiste et anti-sophiste, terre à terre et idéaliste. Sur sa formation intellectuelle, nous ne savons rien de certain. Si l'on ne retient pas l'hypothèse qu'il fut esclave, il fit de la gymnastique, de la musique, de la géométrie (dont il recommande l'étude) et de l'astronomie. Des hypothèses qui ne sont pas certaines, le font élève d'Anaxagore ou disciple du cosmologue et physicien Archelaüs. C'est de lui qu'il se serait détaché pour s'attacher à la philosophie morale. Il n'a sans doute pas rencontré Parménide et avoue ne rien comprendre à Héraclite. Selon Aristophane, il aurait aidé Euripide. Il a fréquenté des sophistes : Protagoras, Hippias, Polos, Prodicus de Céos. Il a dû discuter sur les fondements du droit avec Thrasymaque. Enfin, parmi ses auditeurs, il y eut Platon, encore trop jeune pour exercer sur son maître quelque influence.

Y a-t-il une philosophie de Socrate ?Socrate n'a laissé aucun écrit. On nous rapporte ses paroles mais que valent ces témoignages ? Selon Diogène Laërce, Socrate entendant Platon lire son Lysis se serait écrié " Comme ce jeune homme me fait dire des choses qui ne sont pas de moi ! ". Dès lors Platon n'est-il pas l'auteur de la métaphysique de Socrate ? Le mieux est de démêler le plus vraisemblable.

Si l'on se fie à un passage du Phédon, Socrate aurait renoncé à la philosophie naturelle des physiciens, en constatant, qu'après avoir rattaché l'organisation du cosmos à une intelligence, Anaxagore se bornait ensuite à un mécanisme qui rendait inutile la Providence. Autrement dit, Anaxagore introduit un Dieu qui ne sert à rien pour expliquer le monde. Qu'est-ce que cela implique ? Que le dieu unique et providentiel auquel croyait Socrate était inconnaissable et ne pouvait, par conséquent, fonder notre connaissance du monde. Voilà, d'un coup, inutilisables les deux idées métaphysiques de Dieu et aussi du Monde (puisque nous n'avons plus rien pour fonder la connaissance de ce Monde). Socrate s'aperçoit que Dieu est objet de foi et non de science. Puisque Socrate ne pouvait alors s'appuyer sur le dogme d'une Révélation (les religions révélées n'existent pas encore, à l'époque), sa piété ne trouvait aucune raison de se soumettre aux opinions religieuses de la Cité.

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Tout en les respectant en bon citoyen (car le citoyen doit respecter, selon Socrate, les lois de la Cité), sa foi devait leur préférer, en bon philosophe, le déisme (c'est à dire la doctrine qui admet l'existence de Dieu mais comme un être suprême aux attributs indéterminés et qui ne fait référence à aucun dogme ni révélation).

Quant à la science du monde, elle devenait à la fois impossible (nous l'avons vu), inutile (car elle ne démontrait pas la Providence) et impie car elle se substituait à Dieu dont elle cherchait indûment à violer les secrets. Que restait-il ? Il restait l'homme. Voilà le sens du " Connais-toi toi-même ! ".Socrate interroge l'artisan, le général, le politicien, le prêtre même et il leur prouve qu'ils sont incapables de définir l'objet de leur savoir. Il s'attaque aux plus forts, aux sophistes. À armes égales ! Eux aussi ne s'intéressent qu'à l'homme mais en pragmatistes. Ces professeurs (payés) de politique, ces virtuoses de la plaidoirie ne se soucient point d'un vrai absolu. Le vrai se confond pour eux avec la réussite. Il ne concerne pas l'universel, il ne s'applique qu'à des cas. Ainsi, Socrate se range parmi les sophistes, en limitant ses recherches au seul sujet que nous puissions connaître, à savoir l'homme, et lutte contre les sophistes en refusant d'identifier le droit avec le fait, la vérité avec la réussite.Socrate se réclame de la raison et d'une raison universelle. Mais dès lors il faut fonder métaphysiquement la raison pour être assuré de son universalité. Or le fondement ne saurait être Dieu puisque Dieu se dérobe à notre Science et qu'il possède seul le privilège de connaître les Idées ou Formes absolues. Pourtant, Socrate a besoin que nos idées soient vraies. Le substitut de la preuve métaphysique lui est fourni par une expérience et par une analogie.

•L'expérience est celle du démon : sorte d'ange gardien, de dieu intérieur (par opposition aux dieux objectivés de la mythologie) dont les ordres, soit positifs, soit négatifs (arrête-toi, marche etc.), sont des exemples, pour l'individu particulier d'une Providence au-dessus de nos raisonnements. Il est l'intermédiaire entre l'homme et Dieu. Il est lumineux, inspirateur. Le démon assume dans l'expérience vécue le rôle, chez Platon, du mythe dans l'expérience pensée.

•La croyance au Bien absolu par delà les biens relatifs, étayée par la théorie de la définition, entraîne, par analogie, la croyance en l'immortalité de l'âme et, par là, en la validité universelle de nos concepts. Somme toute, en dégageant la cohérence des paroles de Socrate, telles qu'elles nous sont parvenues, il semble que chez lui la raison pratique fonde la raison théorique. Mais tout cela reste implicite.Socrate dialogue. Peut-être créa-t-il la dialectique c'est-à-dire le dialogue, la parole alternée. Que font les sophistes ? Ils composent des discours qui doivent éblouir par l'ingéniosité de l'argumentation et par les beautés de style. Ils émeuvent et en émouvant ils persuadent.La dialectique socratique brise les longs discours. Elle procède par courtes réponses et ne vise pas à l'ingéniosité mais à la rigueur rationnelle. Elle refuse les effets de style. Elle s'adresse à l'intellect et non à la recherche affective. Elle a pour but de convaincre et non de persuader.Comment s'y prend Socrate ? Il commence par ironiser. " Je ne sais pas mais toi tu sais ". L'ironie au sens primitif du terme désigne en effet l'action d'interroger en feignant l'ignorance.Son ironie est à la fois sérieuse et moqueuse :

•sérieuse, car Socrate sait effectivement qu'il ne sait rien puisqu'il a renoncé aux prétentions du dogmatisme ;

•moqueuse, car la dialectique se prépare à démontrer à l'autre (et devant les autres) qu'en réalité il ignore ce qu'il se flatte de savoir. Le dialecticien laisse à son antagoniste le soin de faire la preuve qu'il n'est pas un idiot.

Il s'agit d'accoucher un esprit. C'est ce qu'on appelle la maïeutique. Quelle est cette vérité dont doit accoucher cet esprit ? La définition d'un genre et non pas l'idée absolue qui n'est accessible qu'à Dieu. On accède à la définition d'un genre en remontant par induction du particulier à l'universel. Le juste, ce n'est pas cette bonne action ou cette autre, c'est le juste déterminé dans son essence. Pour la déterminer, le dialecticien part de ce que l'on dit, des opinions dont la parlerie quotidienne maintient les généralisations hâtives et les préjugés. Les opinions données, il les réfute en conduisant l'antagoniste à reconnaître qu'elles ne sont pas applicables à tous les cas de la même espèce et qu'elles renferment des contradictions. On ne sait pas encore ce qu'est le vrai qu'on voit déjà apparaître le faux. La conscience de l'anormal implique celle du normal, l'aveu de l'ignorance libère la possibilité d'un savoir. Bref, le particulier perçu renvoie, dès qu'on y réfléchit, à un universel conçu. De l'énonciation incomplète, confuse, fautive, du bavardage quotidien, la chaîne des raisons forgée par le travail du dialecticien et du protagoniste remonte à l'énonciation claire et véritable de l'essence. De la définition nominale à laquelle s'arrête le sophiste et qui désigne seulement un ensemble empirique de prédicats, on passe à la définition réelle qui dévoile dans leurs liens essentiels les prédicats essentiels.Le grand mérite de Socrate serait d'avoir établi que, par un travail en commun sur le discours commun, on peut parvenir à un discours juste. Tandis que le sophiste, maître des discours persuasifs en langage commun, parle devant les autres mais non avec les autres, le dialecticien renonce au monologue d'apparat pour convaincre par le dialogue.

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La définition juste sera, comme en géométrie, le principe de la déduction juste. Cette définition est un concept fondamental. Le concept socratique s'en tient à la constatation de ce que l'on découvre dans tout esprit humain par une interrogation bien conduite : c'est dans le discours même qu'est ce lieu de la vérité.Si la vérité ne s'éprouve que par le travail en commun de la dialectique, si ce travail ne doit pas s'exercer sur les secrets de Dieu (et donc si théologie et cosmologie sont exclues), la tâche du philosophe ne peut être que de fonder la science de l'homme, la science de la morale.Cette morale sera idéaliste et utilitaire.

•elle est idéaliste au sens où elle nous propose par delà les fins empiriques le règne de l'universel ;•elle est utilitaire non au sens des sophistes qui confondent vérité et réussite politique parce qu'ils

confondent raisonnement d'après l'opinion et raisonnement d'après les essences. Elle est utilitaire parce qu'au niveau de l'universel, l'utile devient synonyme du bon. Il ne concerne plus les appétits mais le désir essentiel dont l'homme a le privilège : la volonté

Qu'on ne perde jamais de vue d'où part et où revient la pensée de Socrate. Ce n'est pas Dieu ni le cosmos. C'est n'importe quel homme : l'artisan, l'artiste, le pilote, le médecin ou le politique. Chacun d'entre eux se préoccupe de l'utile tantôt pour soi, au gré de ses impulsions et désirs égoïstes, tantôt pour satisfaire aux exigences d'un métier qui veut que la chaussure chausse juste, que le bon bouclier protège bien, que le navire arrive à bon port, que le malade guérisse ou qu'une réforme réussisse.Cependant, si chacun se préoccupe de l'utile, aucun ne le définit dans son universalité ; tous ne le définissent que par un avantage immédiat en quelque cas particulier pour un individu particulier et ils ne l'obtiennent que par la routine de métier, la pratique d'un art, les effets d'une rhétorique. L'honneur du dialecticien sera de démontrer que si l'utile c'est le bon, le bon à son tour est le bien dont la définition réelle s'applique à tous les cas et pour tous les hommes et qui, par là, détermine l'objet d'une science et d'une science applicable.Il faut passer du désir au désirable. Il ne s'agit pas d'abandonner la considération de l'utile. En fait la considération de l'utile aboutit au concept du bien. Celui qui n'a pas accédé à la connaissance du bien se conduit par instinct, désir ou technique particulière. Spontanément, on obéit à l'instinct, on cherche à satisfaire son désir. Voilà en nous la part de nature aveugle.

Non moins spontanément lorsqu'on voit le bien la volonté le suit, parce que la volonté est le désir du bien ou, en d'autres termes, le désir raisonnable. Lorsque le bien aperçu est réel, il ne peut être que le même pour tous les hommes. Il est le désirable.

Or, maintenant que l'induction a défini le bien comme désir essentiel de la raison humaine en revenant par déduction à la pratique, ce bien ne perdra pas son universalité pour retomber dans le particulier du désir égoïste ou dans l'aveuglement de la routine. Le sage agira par science. Il pratiquera la vertu. Car la vertu consiste à maîtriser les mouvements d'une nature aveugle et à se conduire selon la science du bien. Puisque la raison est une, il faut que la vertu soit une, quelle que soit la diversité des cas auxquels elle s'applique. Il faut aussi, en tant que science, qu'elle soit enseignable en théorie et en pratique. Et puisque la vertu est raison et que la volonté est le désir de la raison, on se contredirait en refusant d'admettre que, par essence, l'homme veut le bien et que, quand il fait le mal, il se leurre. Nul n'est méchant volontairement. Le méchant c'est l'ignorant et il est malheureux.

De même qu'il faut passer du désiré à ce qui est authentiquement désirable, il faut passer du plaisir au bonheur. La vertu, comme tout désir quand il est satisfait, provoque le plaisir. Mais il ne s'agit plus du plaisir des sens, de l'instinct, de l'individu empirique. Il s'agit du bonheur, plaisir de raison donc désirable pour tout homme en droit, puisque l'homme se définit par la raison, en fait puisque le vertueux a la tranquillité de l'âme.

Dans la diversité des occasions où il se réalise, le bonheur est un et vise l'universel. Raison, vertu et bonheur sont trois mots qui désignent une même essence.Socrate n'écrit pas. Ce n'est pas un théoricien pur. Il va, vient, interroge, vit la vie de la Cité. Il faut que sa sagesse soit pratique, qu'il prouve que sa science est non seulement applicable mais appliquée. Dans la pratique la vertu se pluralise nécessairement en vertus :

•À l'égard de la Cité, l'obéissance aux lois est le premier devoir, même si la loi est injuste. Socrate refusera de s'évader de la prison où il attendra la mort.

•À l'égard des autres citoyens, il les considérera tous en amis possibles. Il s'efforcera de son mieux de leur être utile, il ne rendra pas le mal pour le mal, il aura pour les jeunes gens un amour pédagogique (comme pour Alcibiade, par exemple).

• Dans l'éducation de soi-même, il sera tempérant pour se libérer des passions et décider souverainement de ses actes. Il soignera sa santé, méprisera l'argent, se cultivera, sera modeste et pieux et se maintiendra en alerte par examen de conscience.Socrate parle, il n'écrit pas. Mais il ne parle pas en sophiste. Il parle avec les autres dans l'effort en commun de la dialectique. Dès lors il doit prêcher l'exemple.

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En résumé :•Socrate invente la dialectique : on ne sait rien. Il faut parler. Ce n'est pas par de grands discours à

effets que nous découvrirons la vérité mais par le dialogue, ensemble, d'accord en accord. Le langage est le lieu de notre vérité

•Nous avons à connaître non pas Dieu ou le monde mais nous-mêmes. Or, la raison, une fois bornée à la connaissance de soi, est capable de certitude. Elle porte des concepts vrais. Entre tous ces concepts, les plus utiles sont ceux qui peuvent nous aider à diriger notre conduite.

•Socrate crée la science morale. La vertu consiste à résister aux impulsions particulières pour suivre les commandements universels de la raison. La vertu est donc une idée nouvelle. Les vertus envers soi-même, envers autrui et l'État, doivent en chaque cas se régler sur l'universel, émanation de la vertu. Bien penser ne suffirait pas. Il faut agir bien. La volonté est ce désir essentiel qui se porte naturellement vers le bien et la satisfaction de ce désir s'appelle bonheur. Nul n'est donc méchant volontairement. On peut enseigner la vertu qui échappe aux hasards et tempéraments individuels. La mort de Socrate

Si l'homme Socrate demeure secret, sa mort aussi est énigmatique. Pourquoi a-t-il été condamné ?•Première hypothèse : il a été victime de ses concurrents, les sophistes. C'est ce que l'on a cru

jusqu'au début du XIX° s. En effet, tant que l'Histoire ne s'était pas imposée comme science, on oubliait le contexte historique pour isoler Socrate dans une histoire abstraite encore mal constituée : l'histoire de la philosophie. Mais le contexte historique n'est pas univoque d'où, même par référence au contexte historique, un certain nombre d'hypothèses possibles.

•Deuxième hypothèse : à lire Aristophane qui le met en scène dans la pièce Les Nuées, il semble que Socrate ait soulevé contre lui la colère typique des réactionnaires " Ce hâbleur détourne la jeunesse de notre enseignement ", " Il attaque la religion ", " A bas les intellectuels ! "

•Troisième hypothèse : tantôt, inversement, il semble que Socrate, après la tyrannie des Trente ait payé pour sa collaboration avec les aristocrates même libéraux. On cite Xénophon, Charmide. Pensons aussi à Platon dont l'idéal social est aristocratique.Alors Socrate est-il démocrate ou aristocrate ? De fait, il est inclassable. De toutes façons ces termes n'ont plus le sens qu'ils avaient au IV° s. av. J. C. et sur la question politique l'enseignement du sage reste très ambigu.

•Quatrième hypothèse : hypothèse non plus historique mais psychologique. La mort de Socrate serait une conduite d'échec. Cf. Nietzsche : le sage était las de sa vie et de sa sagesse. " Socrate voulait mourir, ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se donna la ciguë, il força Athènes à la ciguë ".En définitive, comment juger ? la tradition, du reste contestée, raconte que, à peine avait-il bu la ciguë, que les Athéniens se repentaient, fermaient palestres et gymnases en signe de deuils, bannissaient les accusateurs.En tout cas, c'est par sa mort que Socrate a représenté le sage par excellence. Épicuriens et Stoïciens la donnent toujours en exemple pour prouver que la mort n'est pas un mal. Cette image parfaite de la sagesse, certains tentent d'en faire une image chrétienne. Au XVIII° s., elle servira de bannière contre la superstition dont on soulignera la relativité en appelant Socrate le Confucius de l'Europe et Confucius le Socrate chinois. Cf. Voltaire : " le moule est-il cassé de ceux qui aimaient la vertu pour elle-même, un Confucius, un Pythagore, un Thalès, un Socrate ? " La comparaison se retrouve chez Fénelon et sera exploitée par les jésuites. Tout philosophe attaqué à cause de la superstition prend ou reçoit le nom de l'athénien : Socrate-Diderot.

Voué à la damnation par Boileau, Socrate inquiète encore. Festugiere dira : " Il manque à cette sagesse le sens du mal ". Mais non, proteste Nietzsche, il lui manque le sens de la vie. Pour Nietzsche, Socrate est un symptôme de décadence. Son équation entre raison, vertu et bonheur, est une preuve de faiblesse.

En fait le vrai Socrate ce n'est peut-être pas celui de l'érudit, c'est celui surtout qu'a créé Platon, créé c'est à dire transposé au niveau universel du langage.

Quoi qu'il en soit, Socrate n'est pas un philosophe comme les autres. Il est le fondement de la philosophie occidentale. La place exceptionnelle qu'il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du père originaire qui s'enveloppe d'une obscurité sacrée. Il appartient à la fois à l'histoire et au mythe de l'esprit. Lui qui n'écrivit rien, des monceaux de livres interrogent son énigme. Le vrai Socrate est enseveli sous sa légende qui personnifie la conscience philosophique, unité de la conscience intellectuelle et de la conscience morale. Certes l'avènement, la position d'origine de la pensée que la tradition lui attribue est, dans une large mesure, une illusion rétrospective. Sa rupture avec les présocratiques et son antagonisme avec les sophistes furent peut-être moins profonds qu'il n'y paraît. La pensée grecque est peut-être moins " socratocentrique " (Brunschwig) qu'il n'y paraît. Ceci dit, il faut bien qu'il y ait eu Socrate pour rendre possible et la ciguë et Platon.

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56 Aristote est le fondateur de l'école péripatéticienne. Philosophe empiriste, il est avec Platon, une des deux grandes figures de la philosophie antique. Son importance dans la philosophie occidentale est immense. Redécouvert à l'époque féodale, la scolastique s'en inspirera. Le système aristotélicien dominera ainsi la pensée jusqu'au XVII° siècle, époque où la naissance des sciences expérimentales ruinera sa vision du monde.De Socrate et de Platon dont il fut l'élève, il retient l'idée que la connaissance est la recherche du

nécessaire et de l'universel et non l'opinion. Mais il récuse la théorie platonicienne des idées. Il réfutera la sophistique en fondant la logique. Mais Aristote est surtout un encyclopédiste au sens où il va assurer la totalisation du savoir de l'époque. La vie d'Aristote

Aristote est né à Stagire, en 384 av.JC. Son père, Nicomaque, était médecin au service du roi de Macédoine, Amyntas II. Sa mère, Phestias, aurait été originaire de Chalcis en Eubée. La Macédoine est, à l'époque, la puissance politique "montante" et ses monarques tentent de s'approprier le plus possible la culture d'une Grèce qu'ils soumettront bientôt militairement et politiquement.Aristote est très tôt orphelin et est alors élevé par un tuteur, Proxène d'Atarnée, dont il adoptera plus tard le fils Nicanor.

Dans sa dix-huitième année, Aristote arrive à Athènes où il devient élève de l'Académie de Platon alors que celui-ci est en Sicile et que l'école est dirigée par le mathématicien et astronome Eudoxe. "Provincial", issu de la Macédoine méprisée et redoutée, il est plutôt laid et mauvais orateur, choses qui le rendent peu populaire.

Platon meurt et Speusippe prend la direction de l'Académie. Peut-être est-ce en réaction à cet évènement qu'Aristote et Xénocrate, qui tous deux pouvaient prétendre à la succession de Platon, se rendent dans la ville d'Atarnée. Mais peut-être ce départ d'Athènes a-t-il une autre origine: en 348, Philippe II de Macédoine conquiert Olynthe, amie d'Athènes, la rase, massacre une partie des habitants et vend le reste comme esclaves. Aristote dut se trouver en position délicate.

A Atarnée, Aristote retrouve une petite communauté platonicienne, ce qui tendrait à confirmer qu'il n'était pas sorti de l'Académie. Peu après, pour une raison inconnue, il part pour Assos, puis à Mythilène dans l'île de Lesbos. Il semble que ce séjour en Asie mineure ait été pour Aristote une époque de recherches intenses.

En 343 ou 342, Aristote est choisi par Philippe de Macédoine comme précepteur pour son fils Alexandre âgé de 13 ans. Il va donc résider à Mieza, ville où Philippe a placé son fils. Il enseigne à son royal élève la poésie et la politique.

Le préceptorat d'Aristote se termine avec la nomination d'Alexandre comme régent du royaume, en 340. Il obtient la permission de faire reconstruire Stagire (détruite par les Macédoniens en 349) dont il devient une sorte de nouveau fondateur, donnant des lois à sa patrie.

Après la mort de sa femme Pythias, il prend une stagirite, Herpyllis, comme femme légitime ou comme concubine. Il en aura un fils, Nicomaque et lui restera très attaché jusqu'à la fin de sa vie.

En 335 ou 334, il rentre à Athènes, soumise à Alexandre après la destruction de Thèbes. C'est alors que la rupture d'Aristote avec l'Académie fut vraiment consommée et qu'à 50 ans il fonde une école rivale, le Lycée, qui tirait son nom d'un gymnase proche, consacré à Apollon Lycien. Les relations entre Aristote et Alexandre deviennent mauvaises. Le philosophe désapprouve la politique d'assimilation des Perses menée par Alexandre et ce dernier avait fait mourir Callisthène, le neveu d'Aristote, qui ne voulait pas se prosterner devant le roi à la mode perse. En 323, Alexandre meurt et Aristote n'a plus à le redouter.Mais cette mort provoque un sursaut à Athènes qui se révolte alors contre les Macédoniens. Aristote est menacé. Il s'enfuit à Chalcis avec Herpyllis et ses enfants. Il y meurt à 62 ans, après avoir vu l'écrasement des Athéniens par son ami Antipater.

Apport conceptuela) Le monde selon Aristote

Aristote conçoit le monde comme clos, fini et hiérarchisé. La limite du monde est la sphère des fixes, les fixes étant les étoiles accrochées à la sphère céleste transparente. Cette sphère tourne, ce qui permet d'expliquer à la fois le mouvement apparent des étoiles et l'existence des constellations. La terre est au centre, fixe et immobile. Le monde est incorruptible au-dessus de l'orbite lunaire (monde supralunaire), corruptible, en proie au devenir en dessous (monde sublunaire) :

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Selon Aristote, il existe deux sortes de corps, les graves (c'est-à-dire les lourds, cf. gravité, ce qui rend lourd) et les légers. Les graves sont les corps qui tendent à tomber vers le bas, les légers ceux qui tombent vers le haut (comme par exemple les fumées). Tout corps tend à rejoindre son lieu naturel, le lieu naturel des graves étant le centre de la terre (et donc du monde), celui des légers étant la sphère des fixes. Cette théorie est cohérente avec la représentation du monde dans l'Antiquité dont nous parlions précédemment. Remarquons que cette théorie est à la fois finaliste (chaque corps tend vers son lieu naturel - on cherche à comprendre le phénomène par sa fin) et qualitative (c'est-à-dire non quantitative) puisque c'est une qualité des corps de tomber.

b) le primat des causes finales Lorsque Aristote analyse la production, il distingue quatre causes, la cause matérielle, la cause

efficiente, la cause finale et la cause formelle : « Tout ce qui devient, devient, par quelque chose et à partir de quelque chose, quelque chose » (Métaphysique) Que la production soit naturelle ou artificielle, elle suppose la mise en jeu d'une matière, ou cause matérielle (« à partir de quelque chose »), d'un agent ou cause efficiente (« par quelque chose ») et de la forme et de la finalité du produit, ou cause formelle et cause finale (« quelque chose »). Prenons pour exemple une statue :la cause matérielle est le marbrela cause efficiente est le sculpteurla cause formelle est la configuration de la statuela cause finale est ce en vue de quoi est faite la statue (sa destination)Le primat de la cause finale implique que celui qui a la meilleure connaissance de la selle c'est le cavalier et non l'artisan.

Au niveau de l'homme, la cause matérielle est constituée du sang, des os, de la chair etc., la cause efficiente est un autre homme, la cause formelle est sa forme d'homme, la cause finale est de perpétuer l'espèce et entrer en rapport avec Dieu. Les causes ici sont mêlées.La science s'occupe des trois premières causes mais la métaphysique étudie la cause finale, plus difficile et plus importante. La philosophie d'Aristote est donc un finalisme.

c) Distinction entre forme et matière, acte et puissance.On trouve aussi chez Aristote une théorie de la substance c'est à dire de l'être qui se suffit à lui-même qu'il faut opposer à l'accident c'est à dire ce qui ne fait pas partie de l'essence d'une chose ou de sa définition. Il ne fait pas partie de la définition de l'homme, par exemple d'avoir des yeux bleus puisque tous les hommes n'ont pas nécessairement les yeux bleus. La couleur des yeux est donc un accident.

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La substance a deux aspects : rapport forme / matière, rapport acte / puissance.•Toute substance a une forme (une configuration extérieure). La matière est le support du

changement, ce qui se forme et se transforme par l'action d'un agent. Quand une chose change, il faut bien en elle quelque chose qui demeure, sinon elle ne changerait pas, elle serait radicalement autre. La matière est donc « comme est le bronze par rapport à la statue ou le bois par rapport au lit » (Physique). Elle ne peut être connue qu'analogiquement car on ne connaît que les matières déjà déterminées par des formes. La matière est « ce en quoi » les choses sont faites, ce qui est « en-dessous », le support de tout changement. Une matière dépourvue de forme est impensable. Il n'y a pas de matière séparée. Une exception peut-être, l'eau, mais elle est dans un récipient et prend donc sa forme. Même une poignée de terre d'une certaine manière a une forme. Aristote développe l'idée d'une échelle des êtres. Plus il y a de matière et plus la forme est indistincte quand on descend dans l'échelle des êtres. Plus on monte, au contraire et plus la forme est précise et plus elle se confond avec la fin. Par exemple : la terre est presque sans forme (on dit que c'est informe par abus de langage), l'arbre a une forme distincte mais une forme indifférente à sa fin, l'homme a une forme plus proche de sa fin, Dieu est le seul être sans matière. Il est forme pure. Si La matière n'existe pas à l'état pur mais, puisqu'elle occupe toujours une portion d'espace déterminée, a toujours une forme, il est en effet possible d'envisager des formes pures (des êtres spirituels, de purs esprits)

•L'acte et la puissance : la puissance est ce que possède une chose pour passer d'un état à un autre état. Par exemple quelqu'un de non musicien devient musicien. Il possédait donc la puissance de devenir musicien. L'enfant est un adulte en puissance. La puissance est un manque. Un être qui ne manquerait de rien ne serait pas en puissance. Il serait acte pur. C'est Dieu.L'acte est ce que possède réellement un être. L'adulte est adulte en acte. Celui qui sait la musique est un musicien en acte. L'acte est antérieur à la puissance dans le sens où la puissance désire l'acte, va vers l'acte.

L'adulte est antérieur à l'enfant dans le sens où l'enfant veut devenir adulte. L'acte est antérieur en tant qu'il est fin et que la fin est toujours présente avant sa réalisation.Aristote remarque que le vers est couché, le quadrupède est plus haut, le chimpanzé est courbé, l'homme est droit. La fin du vers est de devenir un quadrupède. La fin du quadrupède est de devenir un chimpanzé. Quelle est la fin de l'homme ? Devenir Dieu, s'élever pour accéder à l'éternité, à la forme pure et à l'acte pur où il n'y aurait plus de manque.d) Le vivant

Il s'explique de façon vitaliste. Tout vivant possède une âme ( anima) qui l'anime. Si dans le cas de la production artificielle, l'action de l'artisan impose une forme à la matière, dans la production naturelle d'un être vivant, une puissance interne conduit à la formation progressive de la matière. Un devenir est naturel quand il est le cheminement d'un être vers sa forme achevée. L'embryon devient un être adulte par sa croissance. Un être vivant possède une force propre qui s'accomplit dans une forme.L'âme est pour Aristote la forme d'un corps vivant. D'une certaine façon elle est donc inséparable du corps en tant qu'elle en est la forme c'est-à-dire le principe d'organisation. Encore faut-il préciser que nous parlons de l'anima (que tous les vivants ont en partage), mais qu'en est-il de l'animus (l'âme pensante) ? Elle possède un statut privilégié et il semble qu'elle soit séparable.Cf. Traité de l'âme, livre II : « En ce qui touche l'intellect et la faculté théorétique, rien n'est encore évident : pourtant il semble bien que ce soit là un genre d'âme tout différent, et que seul il puisse être séparé du corps, comme l'éternel du corruptible »e) Dieu comme organisateur du monde :

Dieu est pour Aristote le moteur du monde. C'est le moteur non mû, la pensée suprême, la cause efficiente et finale du monde. Il se pense lui-même. Ce n'est pas un Dieu personnel et providentiel mais le principe premier, la première cause. Il n'est pas créateur mais cause logique.La philosophie médiévale va rajouter à la théorie aristotélicienne l'idée de la révélation qui n'existe pas chez Aristote, l'idée que je peux non seulement connaître Dieu par la pensée mais aussi le découvrir par la révélation. Il y a deux révélations : l'Écriture et la révélation intérieure. Aristote se limitait à la raison.f) La logique

Aristote invente la logique sous la forme principalement de la théorie du syllogisme. Le syllogisme est un raisonnement déductif en trois propositions. Par exemple, Tous les animaux sont mortelsOr tous les hommes sont des animaux Donc tous les hommes sont mortelsMais Aristote a aussi étudié le jugement qui consiste à lier un sujet et un prédicat. Par exemple : Le ciel (sujet) est bleu (prédicat). La définition consiste à donner le genre et la différence spécifique. Par exemple l'homme appartient au genre animal et se différencie spécifiquement par sa raison, d'où la définition : l'homme est un animal raisonnable.

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Aristote énonce les trois principes sans lesquels aucune pensée n'est possible:•Le principe d'identité : A est A;•le principe du tiers exclu : si deux propositions sont contradictoires, alors l'une est vraie et l'autre

fausse;•le principe de non contradiction: on ne peut pas à la fois affirmer deux propositions contradictoires.

g) La morale et la politique La morale d'Aristote est un eudémonisme c'est à dire qu'elle vise au bonheur. Le bonheur est une

activité de la raison. Le plaisir n'est pas exclu. Il est l'achèvement de l'acte. « L'homme est un animal politique » Platon pensait que l'homme avait besoin de l'Etat à cause de sa faiblesse. Il doit s'associer parce qu'il est limité. Aristote pense au contraire que l'homme a un penchant naturel à s'associer. L'homme est fait pour vivre en société et dans une société politique. Seul un Dieu où une bête peuvent vivre seul (et l'homme n'est ni l'un ni l'autre). Encore certains animaux vivent-ils en société (les abeilles) ou en troupeaux (les moutons) mais aucun n'est animal politique. La nature ne fait rien en vain.

Or elle nous a donné le langage, preuve de notre destination à une société de type politique c'est-à-dire où on discute de l'utile et du nuisible, du juste et de l'injuste. La société des hommes n'est pas celle des abeilles. La reine des abeilles ne règne pas. Dans la ruche, il n'y a pas de révolution ni même de lois. Chacun a sa tâche prescrit par l'instinct et ne peut en discuter. La société des hommes, elle, suppose des lois et donc la discussion politique, l'établissement des lois.

Dire que l'homme est un animal politique c'est dire aussi que la politique a une valeur absolue. L'homme est voué à la politique non au sens où il y est contraint par la force des choses mais au sens où telle est sa vocation, sa complète réalisation. Pour Aristote, l'esclavage n'est pas contre nature. Il existe une inégalité naturelle. Certains hommes naissent capables de se gouverner, de prendre des initiatives et donc il est logique qu'ils soient des citoyens, des hommes libres, des maîtres. Mais d'autres naissent incapables de se conduire seuls. Il est dangereux de les laisser livrés à eux-mêmes. Il est donc utile à l'esclave d'être esclave, c'est pour son bien. L'inégalité naturelle justifie l'esclavage.

L'argument sera réfuté par Rousseau : Aristote confond la cause et la conséquence. Il ne voit pas que l'incapacité de l'esclave à se conduire seul vient de sa condition sociale (on ne lui laisse jamais prendre d'initiative) et non de sa nature.

Aristote distingue la praxis de la poiésis. La praxis (ou action au sens strict) correspond aux actes politiques et moraux, tous les actes qui ont pour fin l'accomplissement d'un bien quelconque alors que la poiésis (ou création ou production) correspond aux activités productives, au travail compris comme production de valeur d'usage, de biens et de services utiles à la vie. La production est art ou techné. Ce qui distingue des deux types d'activités est la fin de l'action, de l'acte. La finalité de la production est un bien ou un service, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur à celui qui le fabrique ou le rend et à son action même. La fin de la production est séparable du producteur. La finalité de l'action, de la praxis, quant à elle, est interne à l'action, n'est pas séparable de l'action : "Le fait de bien agir est le but même de l'action." L'action politique du citoyen quand il discute à l'assemblée est praxis et cette activité est noble. La poiésis, activité technique, est servile. La pensée antique a tendance à dévaloriser ce qui est utile, et à valoriser au contraire l'activité théorique désintéressée.  "La noblesse des mathématiques est de ne servir à rien." écrit Aristote dont la conception est ici typiquement idéologique. L'homme libre fait des mathématiques ou de la philosophie mais l'esclave travaille. En dévalorisant l'activité de travail on justifie l'esclavage.Contrairement à Platon, Aristote ne conçoit pas l'Etat idéal mais plutôt les conditions de possibilité de l'Etat. « On doit en effet examiner non seulement le régime politique le meilleur mais encore celui qui est simplement possible » L'autorité politique se distingue des autres formes d'autorité (père/enfant, maître /esclave) en ce qu'elle s'exerce sur des hommes libres, des citoyens. Celui qui gouverne doit apprendre en pratiquant lui-même l'obéissance car ce sont les lois qui doivent faire autorité, des lois justes.Le but de l'État n'est pas seulement d'assurer la survie mais de vivre dans une communauté qui doit s'entendre sur l'utile, le bon et le juste. Le but de l'Etat est l'accomplissement éthique des citoyens. Or si cet accomplissement consiste en une vie heureuse des hommes, il n'est pas de bonheur sans vertu. Le citoyen ne doit pas mener une vie mercantile (sans noblesse) ni agricole (la vertu suppose le loisir). Si l'homme et un animal politique, la politique n'est sa fin que s'il est vertueux et c'est à la vertu du gouvernement qu'on juge la valeur d'un régime. Le citoyen se définit par son droit au suffrage et sa participation à l'exercice de la puissance publique.

L'Etat se forme à partir d'une suite de communautés qui va en s'agrandissant :•À l'origine, communauté de deux personnes (homme / femme, père / enfant, maître / serviteur)•Ensemble, ils constituent la famille•Les familles constituent des villages•Les villages constituent la polis c'est-à-dire la Cité, l'Etat.

Seule la polis réalise l'autarcieJourné Éric 40/91

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Il existe trois formes de communautés justes avec leur forme pervertie correspondante selon le tableau suivant :

Démocratie (moins mauvaise)République (politeia)La majorité

OligarchieAristocratieUn petit nombre (une minorité)

Tyrannie (le plus mauvais régime)Royauté (monarchie)Un seul homme

Forme pervertieForme justeGouvernement

Les gouvernements sont nécessairement bons quand ils visent l'intérêt commun. Le critère de distinction des bons et des mauvais régimes n'est pas le nombre. Tant qu'on vise le bien être général, tout va bien. Les formes perverties sont celles où on ne poursuit que l'intérêt de ceux qui commandent. Il n'y a donc pas de préférence entre les trois formes justes mais le régime le plus stable et le plus réalisable reste la politeia. La République est en fait un mélange parfait d'oligarchie et de démocratie sans que paraissent l'une et l'autre. cf. Ethique à Nicomaque : « La communauté politique la meilleure est celle que constitue la classe moyenne (…) son apport fait pencher la balance et empêche l'apparition des excès contraires »Ce point mérite d'être développé. On a dit que le bon gouvernement se juge à la vertu de son gouvernement. Or, dans une politeia tout le monde gouverne. Elle suppose donc un peuple vertueux c'est-à-dire un peuple qui n'existe pas dans la pratique. Le peuple n'étant pas vertueux conduit à une malversation politique, la demokratia. La meilleure forme politique est donc bien la politeia mais son impossibilité fait qu'elle ne peut exister que sous la forme pervertie de demokratia, de sorte que monarchie et aristocratie la surpassent.Aristote pense que le peuple remplit parfaitement les critères d'aptitude politique pour trois raisons :

•La réunion des individus est conjugaison des talents davantage que des défauts•Le savoir bien gouverner n'est a priori la propriété de personne•La politique engage à la fois les gouvernants et les gouvernés de sorte que chacun est politiquement

instruit. Le peuple est utilisateur de l'Etat « L'invité juge mieux de la chère que le cuisinier » (primat des causes finales)Mais, répétons-le, en aucun cas Aristote n'affirme la vertu du peuple. Plus efficace il n'est pas meilleur. C'est son intérêt propre qu'il recherche. Tout dépend de la qualité de la multitude et « certaines foules sont des brutes ».La démocratie évite deux écueils qui font sombrer les autres régimes : la sédition et la corruption. Cette absence de faiblesse est conditionnelle : le peuple n'est pas incorruptible mais seulement moins accessible à la corruption. Une sédition des riches n'est pas non plus impossible. La menace par excellence est la sédition. L'insurrection est le danger qu'il faut éviter à tout prix. Or ce risque est moindre en démocratie que dans les autres régimes parce qu'il y a plus de pauvres que de riches et donc le pouvoir de la masse des indigents fait plus de satisfaits que d'insatisfaits.En toute rigueur, le pire des régimes est la tyrannie et le meilleur des régimes est la monarchie. Mais tout régime risque de dégénérer et ses défauts seront alors proportion de ses qualités. Ainsi si la monarchie dégénère, comme ses qualités sont maximales, les défauts de la forme dégénérée (tyrannie) seront les pires. La politeia parce qu'elle est le moins bon des bons régimes dégénère en démocratie, moins mauvais des mauvais régimes. Et Aristote de dire qu'il faut donc opter pour la démocratie. Pour prendre une métaphore médicale, la monarchie c'est la meilleure santé possible au risque du choléra. En comparaison la démocratie est un simple rhume et peut-être vaut-il mieux garder son rhume que prendre le risque du choléra ! La démocratie est donc le régime de la prudence.Il n'en reste pas moins vrai que la forme politique la meilleure est celle qui convient au pays et aux besoins des citoyens (variables)

Les principales œuvres.La PhysiqueLa Métaphysique. Aristote est l'inventeur de cette discipline. La Logique (Organon), qui contient les six livres suivants :

• De L'interprétation• Des Catégories• Analytiques Premiers• Analytiques Seconds• Topiques• Réfutations sophistiques

La PolitiqueEthique à NicomaqueRhétorique

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58 Sénèque ( 4 av J.C. 65 ap J.C.) À la fois philosophe stoïcien, auteur de tragédies,

précepteur puis conseiller de Néron, Sénèque nous a laissé une œuvre de moraliste qui a exercé une influence profonde sur la pensée occidentale. Il écrit avec simplicité et non en docte érudit, s'adressant aux gens dans le siècle, confrontés aux difficultés de la vie pratique. Il a grandement contribué à affirmer l'existence d'une philosophie romaine.

Les sources de sa pensée.Stoïcien, il a pu lire des œuvres aujourd'hui perdues des premiers philosophes de l'école du Portique

(pour plus d'information sur l'histoire du stoïcisme, consulter la notice consacrée à Épictète). Il connaît aussi l'épicurisme mais s'oppose à cette école. La vie de Sénèque

Lucius Annaus Seneca naît vers l'an 4 av. J. C. à Corduba (aujourd'hui Cordoue). Sa famille est de rang équestre (c'est-à-dire qu'elle ne comporte aucun des siens ayant été sénateurs). Le père de Sénèque est riche de biens fonciers qu'il possède en Espagne. Deux de ses trois fils, Novatus (l'aîné) et Seneca (le cadet) décident de s'élever jusqu'au rang sénatorial, ce qui implique de vivre à Rome pour exercer, dans l'ordre rituel, les différentes magistratures constituant la "carrière des honneurs" (cursus honorum)Venu à Rome tout petit, Sénèque fréquente d'abord l'école du grammairien qui lui enseigne les rudiments. Vers 12 ou 13 ans, il fréquente les salles de déclamation où il apprend la rhétorique. Il découvre les philosophes, d'abord en suivant les cours de Sotion (un pythagoricien) puis ceux d'Attale, un stoïcien, qui lui fait découvrir la philosophie du Portique.Sénèque se prépare à briguer les premières charges de la carrière des honneurs lorsque sa santé devient chancelante.

La médecine préconisant comme remède un voyage en mer et le climat d'Égypte étant favorable au traitement des maladies de poitrine, il part vers 25 apr. J. C. pour Alexandrie (chez un oncle, préfet d'Égypte) dont il ne revient qu'en 31, lorsque son oncle est rappelé à Rome. Cet oncle meurt durant la traversée. Sa veuve, la tante de Sénèque, a quelque influence à la cour et décide de favoriser la carrière de son neveu. Sénèque devient questeur. Sa santé est meilleure et il mène une vie mondaine, oubliant un peu la philosophie. Il écrit cependant des ouvrages d'histoire naturelle aujourd'hui perdus et une Consolation adressée à Marcia, une aristocrate qui vient de perdre son fils (39 ou 40). C'est le premier ouvrage de Sénèque qui nous soit parvenu.

Peu après, Sénèque écrit un traité sur la colère, probablement pendant les premiers mois du règne de Claude. Valeria Messalina (la femme de Claude) a à se défendre contre les intrigues d'une rivale, Julia Livilla, nièce de Claude. Livilla est accusée d'adultère et, comme il faut un complice à ce crime, on désigne Sénèque. Sénèque est condamné à la relégation (assignation à résidence loin de Rome mais sans privation des biens). Il doit partir pour la Corse où il reste jusqu'au début de l'année 49, lorsque l'influence d'Agrippine sur Claude remplace celle de Messaline, mise à mort. Durant son exil, Sénèque écrit une Consolation adressée à sa mère, la Consolation à Helvie, ainsi que la Consolation à Polybe. Il est possible aussi que certaines de ses tragédies aient été écrites en exil.Quand Sénèque est rappelé à Rome, Agrippine obtient pour lui la préture qu'il exerce pendant l'année 50. Cette année voit aussi l'adoption par Claude du jeune L. Domitius Ahenobarbus, le futur Néron. Les intentions d'Agrippine sont évidentes et Sénèque s'y prête : il s'agit de favoriser l'accession du jeune Domitius au détriment de Britannicus, le fils de Claude. Sénèque devient le précepteur de Néron, fonction qu'il partage avec le nouveau préfet du prétoire, Afranius Burrus. Le praeceptor est celui qui donne à un jeune homme des préceptes c'est-à-dire des conseils et une règle de vie. Sénèque trouve le temps d'écrire des dialogues : le traité Sur la brièveté de la vie (49) et celui Sur la tranquillité de l'âme (53 ou 54).En 54, Agrippine, redoutant que Claude ne se repente d'avoir adopté Domitius et ne songe à désigner Britannicus comme successeur, fait empoisonner l'empereur. On fait appel à Sénèque pour agir sur l'opinion et assurer la popularité de Néron, le nouveau prince. Néron est chargé de prononcer l'éloge funèbre de Claude, discours composé par Sénèque. En même temps, Sénèque fait circuler une satire sur le prince défunt, tournant en dérision la divinisation officielle de ce dernier : La transformation en citrouille du dieu Claude.

Au début de l'année 56, Sénèque écrit un traité Sur la clémenceNéron n'a que 17 ans lorsqu'il devient empereur et n'a aucune expérience politique. Ce sont donc

Sénèque et le préfet Burrus qui assurent la marche des affaires. Mais Agrippine n'a pas intrigué pendant si longtemps pour donner la réalité du pouvoir à ceux qu'elle considère comme ses instruments. Un conflit latent s'installe entre elle et eux. Néron, quant à lui, se détourne de sa mère, laissant le champ libre à ses deux conseillers. Agrippine ne désarme pas, ce qui va provoquer sa perte.

Sénèque fait restituer au Sénat une partie de ses prérogatives et diminue l'importance des agents privés du prince. Il intervient sans doute aussi pour diminuer le pouvoir de l'argent dans l'État.Journé Éric 42/91

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Sénèque accepte les présents de Néron et sa fortune devient l'une des plus considérables de l'Empire. Des critiques commencent à s'élever contre ce philosophe qui prétend mépriser l'ambition et la richesse et qui est l'un des hommes les plus puissants et les plus riches de Rome. Son principal accusateur est Suillius Rufus. Sénèque lui fait un procès et obtient sa condamnation à l'exil en 58. C'est peut-être à ce moment qu'il écrit et publie Sur la vie heureuse où l'on trouve sublimés les arguments du débat avec Suillius.

Néron commence une liaison nouvelle avec Poppaea Sabina. Poppée est l'ennemie personnelle d'Agrippine. Celle-ci essaie d'empêcher son fils Néron de tomber sous l'influence de Poppée, allant même, dit-on, jusqu'à tenter de le séduire. Pour ne pas aggraver la situation, Sénèque fait éloigner Othon, le mari de Poppée. Néron est marié à Octavia, la fille de Claude, qu'il n'aime pas mais qui peut transmettre à son époux la légitimité julio-claudienne. Comprenant que si Octavia est répudiée, elle devient une menace pour Néron, Agrippine use du chantage pour empêcher que Poppée devienne l'épouse du prince. Néron conçoit alors le projet de faire tuer sa mère. Il lui tend un piège (la faisant embarquer sur un bateau préparé pour que l'assassinat ait l'air d'un accident) mais ce piège échoue. Néron a peur d'une vengeance d'Agrippine et convoque en hâte ses conseillers Sénèque et Burrus. Sénèque conseille d'achever le crime, conscient qu'entre la mort d'une femme coupable et celle d'innocents causés par une guerre civile il n'y a pas à hésiter.

Agrippine meurt mais Sénèque sait désormais que Néron est un criminel.Sénèque compose, sans doute vers 55, un traité Sur la constance du sage puis le traité Sur le loisir.Sénèque rencontre des difficultés croissantes. Néron est de plus en plus entraîné vers une conception du pouvoir à laquelle le philosophe stoïcien ne peut souscrire. Il devient un monarque absolu à l'orientale. Octavia est répudiée en 62. Les assassinats politiques commencent et l'influence de Sénèque est brisée. Il en tire les conséquences et demande à Néron de lui permettre de s'enfermer dans la retraite. Il offre au Prince de lui donner tout ce qu'il possède. Néron lui répond affectueusement, lui demandant de ne pas l'abandonner. Néron ne peut rompre brutalement avec sa politique antérieure et doit ménager l'opinion, surtout celle des sénateurs où Sénèque compte beaucoup d'amis. Il faut sauver les apparences. Sénèque demeure donc l'un des amis du prince, mais en réalité il s'efforce de consommer une rupture qu'il sait inévitable, sans offenser Néron ouvertement.L'activité littéraire de Sénèque pendant ces années de fin de ministère et de semi-retraite après 62 est considérable : Traité sur les bienfaits en 7 livres (59-60), Questions naturelles (à partir de 62), Lettres à Lucilius, correspondance qui ne sera interrompue que par la mort de Sénèque, Dialogue sur la prudence, Livres de philosophie morale, Exhortations à la philosophie, traité Du mariage, De la superstition, Sur l'amitié.

L'orientation nouvelle de la politique de Néron entretient dans Rome une atmosphère de terreur. Néron redoute une conspiration. Celle-ci est en réalité lente à se former. Pendant les derniers mois de 64 elle commence à s'organiser et choisit, pour assurer la fonction impériale, un noble, Pison. Une tradition prétend que ce choix était provisoire et qu'en réalité on voulait faire de Sénèque le futur empereur. La conspiration est découverte. Néron envoie un officier demander à Sénèque s'il reconnaît avoir été en correspondance avec Pison. La réponse est évasive et Néron envoie à Sénèque l'ordre de se suicider.Le philosophe exécute l'ordre mais sans hâte. Il a en réserve une potion de ciguë. Il s'entretient longuement avec ses amis, se fait lire le Phédon puis absorbe le poison. Celui-ci s'avère inefficace. Sénèque demande alors qu'on lui ouvre les veines mais le sang ne coule pas alors que les soldats attendent la fin, prêts à la hâter si elle ne vient pas. Paulina, la femme de Sénèque, se fait aussi ouvrir les veines. Néron, prévenu, fait savoir qu'il n'a aucun grief contre elle et un médecin bande ses blessures. Elle gémit de souffrance et Sénèque demande qu'on l'éloigne. Il se fait alors porter dans une étuve très chaude qui provoque l'arrêt du cœur. Ceci se passe le 19 ou le 20 avril 65. Apport conceptuel.

L'œuvre de Sénèque est d'abord la première œuvre d'envergure composée par un stoïcien qui nous soit parvenue à peu près intégralement.

L'œuvre de Sénèque est consacrée à la direction spirituelle. Il s'agit, dans une atmosphère amicale, d'exercer une influence sur le perfectionnement moral de l'autre.Sénèque reprend l'opposition, classique chez les Stoïciens (et qu'on retrouvera notamment chez Épictète), entre ce qui dépend de nous (notre pensée, notre esprit) et ce qui n'en dépend pas (la fortune c'est-à-dire le hasard). Il ne faut pas croire aux présents de la fortune mais s'attendre à ce qu'elle nous les reprenne.La philosophie est censée assurer la consolation et la maîtrise de soi. Néanmoins la sagesse est rare et le bonheur consiste souvent seulement à se tenir à l'écart des vicissitudes. Le Souverain Bien repose sur la cura c'est-à-dire la conscience attentive qui saisit l'occasion au vol. Être heureux, c'est savoir vivre le temps présent en renonçant à l'illusion d'échapper au devenir.

Le bonheur n'est pas dans les choses. C'est un bien de l'âme. Pour être heureux, il faut vivre conformément à la nature c'est-à-dire d'abord conformément à notre nature propre d'être humain se distinguant des animaux par la raison. La raison nous fait participer aux lois de l'univers car l'univers est rationnel. Journé Éric 43/91

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Le bonheur est dans l'exercice des facultés de l'esprit, capables de s'élever au-dessus de ce qui est passager, sans se laisser exalter ou briser par la Fortune, insensible à la crainte comme à l'espoir.Dans la première partie de son œuvre, Sénèque recommande une vie mixte, partagée entre les charges politiques et le loisir intellectuel mais, dans ses dernières œuvres, il recommande davantage le détachement. Si le sage doit se consacrer à l'action (et on sait que Sénèque s'est engagé dans les affaires politiques de son siècle), comment concilier les exigences de l'action et celles de la vertu ? L'action du sage rencontre de nombreux obstacles comme l'injustice, la tyrannie etc. Face à ces obstacles, il faut savoir se replier quand c'est nécessaire et se consacrer alors à l'étude ou à sa famille et ses amis, mais on ne le fera que si on a épuisé toutes les possibilités de s'impliquer à un plus haut niveau. La vie de Sénèque montre qu'il appliqua ce principe à lui-même.Sénèque pratiquait chaque jour un examen de conscience, se demandant ce qu'il avait fait de sa journée, s'il avait appris à se dominer, à résister aux désirs, aux mouvements de la passion qui détruisent l'âme et la rendent esclave. La colère, par exemple, ne se développe que si l'esprit y donne son assentiment et est donc évitable.Sénèque eut le pouvoir et l'argent. Comment concilier ceci avec la sagesse ? Il affirme que ni le pouvoir, ni l'argent ne sont contraires à la sagesse à la condition de ne pas s'y attacher. Le sage ne cherche pas mais ne rejette pas non plus la richesse ou le pouvoir. Le tout est de ne pas en être dépendant car le bien ne réside ni dans la richesse ni dans le pouvoir mais dans la tranquillité de l'âme. C'est pourquoi il demandera lui-même de se retirer de la vie politique lorsqu'il sentira qu'il est devenu impossible d'agir, qu'il offrira sa richesse à Néron et acceptera même la mort calmement.Face à la difficulté d'être sage, Sénèque conserve l'idée stoïcienne des biens préférables. Ainsi il est préférable d'être riche plutôt que d'être pauvre, d'être bien portant plutôt que malade etc. Néanmoins, ces biens ne sont pas les biens véritables qui se situent dans le bien moral.Dans le traité Des bienfaits, Sénèque souligne le caractère humain des esclaves. Les esclaves sont esclaves par convention sociale ou par accident de fortune mais non par nature. Bien des esclaves ont rendu des services à leur maître et il faut donc reconnaître une plus grande place aux esclaves que ne le fait la loi.L'œuvre de Sénèque a profondément influencé Montaigne, en particulier les Lettres à Lucilius. Il a aussi influencé Descartes et RousseauPour en savoir plus sur le stoïcisme, consulter la notice consacrée à Épictète. Les principales œuvres.

• Consolation à Marcia (vers 39-40)• De la colère (vers 41)• Consolation à Helvie (entre 41 et 49)• Consolation à Polybe (43)• De la brièveté de la vie (49)• De la tranquillité de l'âme (53 ou 54)• Transformation en citrouille du dieu Claude (vers 54 )• De la constance du sage (55)• De la clémence (56)• De la vie heureuse (58)• Des bienfaits (59-60)• Questions naturelles (vers 62)• Lettres à Lucilius (63-64)

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60 Descartes ( 1596-1650) est le plus connu des philosophes français. Il fut aussi un physicien et un mathématicien. L'esprit cartésien caractérise la rigueur rationnelle à cause de sa célèbre méthode inspirée des mathématiques. Pourtant Descartes affirmait qu'il faut consacrer une heure par an aux œuvres de la raison, une heure par mois à celles de l'imagination et une heure par jour à celles des sens.

Les sources de sa pensée.Descartes connaît la philosophie antique: les Stoïciens comme Sénèque et Marc Aurèle, dont l'influence se fait notamment sentir dans sa célèbre morale provisoire, et les épicuriens.Sa philosophie est en rupture avec la scolastique (philosophie héritée de Aristote et de Saint Thomas) dont il utilise pourtant la terminologie.

On note aussi une influence de Montaigne et aussi des mathématiques, de la science, de Francis Bacon, Mersenne et Galilée. La vie de Descartes.

René Descartes est né le 31 mars 1596 à la Haye, en Touraine. Il était d'une famille de petite noblesse. Son père était conseiller au parlement de Bretagne. Il fait ses études au collège des Jésuites de la Flèche jusqu'à l'âge de 16 ans, puis son droit à l'université de Poitiers. Ce qui caractérise le Descartes étudiant est un vif désir de savoir afin de bien mener sa vie mais aussi une certaine déception et un scepticisme sur l'ensemble des études philosophiques et scientifiques. Il montre de l'intérêt pour les mathématiques et une ferveur religieuse et une vénération pour l'Eglise.Après ses études, il opte pour la carrière des armes et s'engage en 1618 en Hollande dans les troupes de Maurice de Nassau, prince d'Orange. C'est là qu'il rencontre un jeune savant, Beeckman, pour qui il écrit deux mémoires de physique sur la pression de l'eau dans un vase et sur la chute d'une pierre dans le vide ainsi qu'un Abrégé de Musique. Il poursuit des recherches de géométrie, d'algèbre et de mécanique et paraît en quête d'une méthode scientifique et universelle.En 1619, il quitte la Hollande pour le Danemark puis l'Allemagne et assiste au couronnement de l'Empereur Ferdinand à Francfort. Il s'engage alors dans l'armée du duc Maximilien de Bavière. Prenant ses quartiers d'hiver en Bavière dans une chambre chauffée par un poêle, il élabore sa méthode, fusion des procédés de la logique, de la géométrie et de l'Algèbre. Il en tire une Mathématique universelle et se promet de l'employer à rénover toute la science et toute la philosophie.

Le 10 novembre 1619, il a trois songes successifs qu'il interprète comme un encouragement du Ciel à se consacrer à sa mission philosophique. S'étant formé avec sa méthode une morale provisoire, il renonce à la carrière des armes. De 1620 à 1628, Descartes voyage à travers l'Europe. Pendant cette période, il s'exerce à sa méthode, se délivre de ses préjugés, amasse des expériences et élabore des travaux multiples, découvrant notamment en 1626 la loi de la réfraction des rayons lumineux. C'est aussi à cette époque qu'il rédige les Règles pour la direction de l'esprit, ouvrage inachevé qui expose l'essentiel de sa méthode.En 1628, il se retire en Hollande pour travailler en paix. Il y demeurera 20 ans, changeant souvent de résidence, entièrement occupé à sa tâche philosophique. Il commence à composer un petit traité de métaphysique sur l'Ame et Dieu dont il se dit satisfait et qui doit servir à la fois d'arme contre l'athéisme et de fondement à la physique. Il l'interrompt pour écrire en 1629 un Traité du Monde et de la lumière qu'il achève en 1633. Mais, apprenant par hasard la condamnation de Galilée pour avoir soutenu le mouvement de la terre (que soutient aussi Descartes), il renonce à publier son traité. Premièrement, il ne veut pas heurter l'Eglise à laquelle il est soumis par la foi. Ensuite, il pense que le conflit entre la science et la religion est un malentendu. Enfin, il espère qu'un jour le monde comprendra et qu'il pourra éditer son livre.Pour cependant diffuser sa doctrine, il publie des échantillons de sa physique, précédés d'une préface. C'est le fameux Discours de la méthode, suivi de La Dioptrique, des Météores et de La Géométrie qui sont des essais de cette méthode (1637). Le succès le conduit à livrer sa philosophie complète. Il publie en 1641, en latin, les Méditations sur la philosophie première, qu'il soumet préalablement aux grands esprits de l'époque (Mersenne, Gassendi, Arnauld, Hobbes...), dont les objections suivies de réponses sont publiées en même temps.

En 1644, il publie en latin les Principes de philosophie. Ces œuvres suscitent renommée mais aussi âpres querelles. En 1643, il rencontre Elisabeth de Bohème, fille de l'électeur Palatin détrôné en exil en Hollande. La princesse le prend pour directeur de conscience, d'où une abondante série de lettres où Descartes approfondit sa morale ainsi que ses vues politiques et qui conduit en 1649 à la publication du traité des passions de l'âme.Il fait trois séjours en France (1644,47,48). C'est au cours du second qu'il rencontrera Pascal et lui suggèrera les expériences du Puy de Dôme sur la pression atmosphérique.Sa renommée lui vaut l'attention de la reine Christine de Suède. Elle l'invite en février 1649 pour qu'il lui enseigne sa doctrine. Descartes, réticent, part quand même en septembre. Le dépaysement, la rigueur de l'hiver, la jalousie des doctes contrarient son séjour.

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La reine le convie au palais chaque matin à 5 heures pour recevoir ses leçons. De santé fragile, il prend froid et meurt d'une pneumonie à Stockholm le 11 février 1650 à l'âge de 53 ans. Apport conceptuel1) Le projet cartésienAu moment où arrive Descartes, le système d'Aristote s'est effondré. Il existe une science nouvelle qui se constitue mais qui n'a plus de philosophie. En effet, la science nouvelle issue de l'astronomie et de la physique naissante, est le mécanisme et, si l'esprit du temps est favorable à cette science nouvelle, cela n'a d'égal que son préjugé défavorable envers l'ancienne métaphysique qu'on associe à l'ancienne science. Les scientifiques tendent à refuser la philosophie et à faire des sciences des disciplines autonomes sans corrélation philosophique. Dans le même temps, le catholicisme est déchiré par la réforme et le libertinage s'installe. On discute les dogmes, les miracles et même la foi. Or le libertinage qui détruit la religion réjouit la science qui s'oppose justement à la scolastique (c'est-à-dire à cette synthèse de christianisme et d'aristotélisme qu'était la religion de l'époque).

D'où une mêlée absurde aux yeux de Descartes : l'alliance de la religion qu'il considère comme vraie et la scolastique (c'est-à-dire la doctrine d'Aristote) qui est fausse d'une part, et l'alliance de l'irréligion qui est fausse à ses yeux et de la physique qui est vraie d'autre part. Pire, le mécanisme critiquant la scolastique risque d'atteindre la religion et la religion, en couvrant la scolastique, risque d'entraver le mécanisme. On risque de perdre sur les deux tableaux. Descartes, dès lors, veut dissocier le destin de la scolastique et celui de la religion pour réconcilier la religion et la science. Tel est son projet.

Descartes sera donc le défenseur de la science. Dans les Règles pour la direction de l'esprit, la méthode utilisée est celle des mathématiques, domaine du certain qui n'est sujet à nulle controverse. Mais la méthode n'a pas de philosophie, de fondement. Il faut une métaphysique qui sera au fondement des sciences et qui restaurera la religion. Or la métaphysique est une théologie rationnelle, par opposition à la thèse scolastique où la raison n'était pas le seul accès à Dieu puisqu'il existait la voie surnaturelle de la révélation. On peut donc dissocier la religion et la scolastique en fondant l'existence de Dieu sur la seule raison qui, à condition d'être rendue à elle-même et rigoureusement conduite, permet de démontrer l'existence de Dieu.

C'est l'objet des Méditations. La métaphysique fonde la science mais aussi la morale. Elle est ce par quoi il faut commencer, la philosophie qui manquait au mécanisme. Ainsi pour Descartes, si l'essentiel reste la science et la morale, celles-ci ne pouvant se fonder elles-mêmes, il faut recourir à un autre discours qui les fonde : la métaphysique. Il faut remonter jusqu'aux ultimes principes desquels on peut déduire le reste. L'essentiel ne pouvait être la science avant Descartes parce qu'elle n'était pas possible. Tout le problème est donc de fonder cette science maintenant rendue possible. De fait, il est symptomatique que seules les mathématiques résisteront au doute dans la première Méditation (il faudra l'artifice du Dieu trompeur pour douter). Descartes considère que les mathématiques sont construites sur du roc. Fonder les mathématiques, tel est le projet des Méditations. Fonder aussi la physique et la morale.

Mais, parce qu'avant d'avoir des certitudes, il faut néanmoins agir, Descartes formule une morale provisoire, en attendant. Cette morale, d'inspiration stoïcienne, admet trois principes : changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde, respecter les lois et coutumes de son pays et être résolu dans ses actions une fois celles-ci décidées. On remarquera que, alors que sur le plan de la connaissance, Descartes prend le probable pour faux, la morale provisoire en revanche prend le probable pour vrai.2) La méthode cartésienne, le doute.Descartes avait déjà dans les Règles pour la direction de l'esprit fait l'inventaire des moyens de connaître pour établir que l'imagination et la mémoire ne sont pas des moyens de connaissance assurés. Il n'a pas recours à l'expérience mais à l'intuition et à la déduction.

•L'intuition : il s'agit de l'intuition intellectuelle c'est-à-dire ce qui est clair et évident à l'esprit, si clair et si distinct que je ne peux en douter. C'est le point de départ à partir de quoi on va déduire tout le reste.

•La déduction : je conclus des idées claires et distinctes d'autres idées claires et distinctes et elles deviennent alors claires et distinctes également alors qu'elles ne l'étaient pas auparavant.Les règles de la méthode, énoncées dans le discours du même nom, sont au nombre de quatre :

•Première règle : " Ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ". C'est la règle d'évidence. N'admettre pour vrai que l'évident, le certain et non le probable.

•Deuxième règle : "Diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre ". C'est la règle de la division du complexe en éléments simples (analyse). Il faut examiner les objets de la connaissance, voir ce qui est simple et composé, analyser ce qui est composé et l'expliquer par ses constituants simples.

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•Troisième règle :  "conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composés" . C'est la règle de l'ordre. Cet ordre à suivre est l'ordre des raisons. Il faut partir de l'évident et déduire. C'est l'ordre des raisons et non des matières : on ne commence pas nécessairement par le plus important ou le plus fondamental.

•Quatrième règle : " faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre ". C'est la règle du dénombrement. Faire une revue entière, générale des objets ce qui fait intervenir la prudence, la circonspection.Telle est la méthodologie qui sera mise en œuvre dans les Méditations. Il s'agira de remettre en question tout ce qui est donné. La méthode cartésienne suppose alors le doute, doute méthodique qui découle d'ailleurs d'un doute involontaire, sceptique.Descartes fait l'expérience du doute :

•Stade du Discours de la Méthode (première partie) : doute empirique. Descartes sort du collège en disant " je ne sais rien ". C'est un doute de déception. Il n'a pas trouvé la certitude dans les livres. Il a voyagé mais n'a pas trouvé la certitude dans la vie. Il vit et éprouve le doute des anciens et ce, d'autant plus, qu'il a été nourri de la lecture des sceptiques, lecture qu'il considérera toujours comme indispensable. À l'époque où écrit Descartes, les sceptiques sont à la mode : Montaigne, par exemple. On trouve chez Montaigne trois arguments du doute qu'on retrouvera chez Descartes : l'erreur des sens, l'argument de la folie, l'argument du rêve.Doutant donc par déception et par sa culture livresque, il va décider de chercher la certitude par ses propres moyens, en soi-même. Il va la chercher dans les mathématiques, la physique mécaniste et découvrir une méthode universalisable.

•Stade du doute méthodique : instruit par l'expérience involontaire du doute, Descartes va se rendre compte que le doute est un instrument qui peut devenir volontaire. Dès lors, il ne considère plus le doute à la manière sceptique mais, au contraire, comme un instrument pour fonder des certitudes. Le doute devient dépassable. Il est esprit critique discipliné par la raison. Le doute est incorporé à la méthode. On en trouve trace dans le Discours de la Méthode, quatrième partie, et surtout dans les Règles pour la direction de l'esprit Il s'aperçoit que cette méthode fonctionne en Dioptrique, astronomie et physiologie. Mais en philosophie c'est autre chose. Le philosophe est celui qui fait de la métaphysique, qui pose le problème des premières causes. Il faudra passer à une troisième forme de doute qui est celle des Méditations.

•Le doute hyperbolique : ce n'est plus le doute du chercheur, mais un doute métaphysique. Descartes transpose sa méthode au problème des principes. Il ne doute pas de toutes les connaissances en détail mais des principes de ses connaissances. Le doute hyperbolique est un doute poussé à fond, un doute volontairement excessif. Il doute même de ce qui va lui apparaître ensuite comme vrai. Il doute même du probable et dit même qu'il faut considérer comme faux tout ce qui est douteux. Il traite le douteux comme faux. Il ne faut pas donner plus de créance au douteux que s'il était faux ce qui est la garantie de n'admettre rien qui ne soit totalement assuré.

Il est remarquable que Descartes emploiera un doute différent selon le public auquel il s'adresse : dans le Discours de la Méthode il n'y a pas l'hypothèse du Dieu trompeur. Il s'agit d'un ouvrage pour tout le monde (d'ailleurs rédigé en français) et il ne veut pas égarer les ignorants dans un scepticisme dont peut-être, faute de comprendre, ils ne sortiraient pas.Dans les Principes de philosophie, le malin génie disparaît. Cet ouvrage est destiné aux étudiants.Dans les Méditations, ces arguments apparaissent car les Méditations ont été rédigées en latin et donc, non pour tout le monde, mais pour les lettrés et les gens avertis de l'époque. Rappelons les principales étapes du doute dans les Méditations :

•Descartes doute d'abord des choses extérieures. L'argument est ici classique : les sens me trompent souvent (par exemple le bâton à demi trempé dans l'eau m'apparaît brisé alors qu'il est droit ou le mirage me fait voir de l'eau là où il n'y en a pas). Qui m'assure qu'ils ne me trompent pas toujours ? Puisque la moindre raison de douter doit être prise en compte, nous admettrons donc que les choses extérieures n'existent pas.

•Vient ensuite le doute du corps propre (de mon corps) au moyen de l'argument du rêve. Quand je rêve, je m'imagine éveillé, marchant, habillé alors que pourtant je suis allongé nu dans mon lit. Qui m'assure que je ne suis pas maintenant en train de rêver ce corps que je crois avoir ? Rien, puisque justement aucun indice au moment du rêve ne me révèle que je ne suis pas éveillé ! Il me faut donc douter de la réalité de mon corps.

•Survient alors un moment de résistance au doute. Dans le rêve, comme dans la veille, les côtés d'un triangle sont toujours au nombre de trois, le rouge reste rouge. Les idées simples et les idées mathématiques restent vraies. Il faudra alors recourir à un troisième argument pour pousser le doute jusqu'au bout : celui du dieu trompeur. S'il existe un Dieu et que ce Dieu dans sa toute puissance veut me faire croire que 2 et 2 font quatre ou que le triangle a trois côtés alors que c'est faux, je suis alors en erreur perpétuelle. Journé Éric 47/91

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Certes rien ne prouve que Dieu existe et encore moins qu'il soit trompeur, mais le caractère hyperbolique du doute m'oblige à en envisager sérieusement l'hypothèse. Puisque rien ne prouve que ce Dieu trompeur n'existe pas il me faut aussi considérer comme fausses les idées simples et les vérités mathématiques.

A ce moment de la réflexion cartésienne, il semble que rien ne subsiste et que l'esprit doive se résigner au scepticisme.3) La métaphysique cartésienne

Toute l'originalité de la méthode cartésienne vient de ce que c'est précisément du doute lui-même que va surgir la vérité. Si je doute, en effet, c'est que je pense. Douter que l'on pense est une contradiction de terme puisque nécessairement si je doute c'est que je pense. Certes il est possible qu'un Dieu trompeur me fasse croire que je doute (le doute va ici jusqu'à porter sur lui-même) mais s'il me fait croire quelque chose c'est encore que je pense (même de façon erronée) et, par là même que j'existe. C'est la fameuse découverte du cogito cartésien. Il faut signaler que la célèbre phrase " Je pense donc je suis" ne se trouve pas dans les Méditations. Elle laisse supposer que la découverte de l'existence est une conséquence de la découverte de la pensée, alors qu'en réalité c'est dans la même évidence, dans la même intuition qu'apparaît cette double vérité : je pense et ce "je" qui pense existe.

A partir de cette première vérité, Descartes va réintégrer (mais sous la forme de vérités certaines parce que prouvées) tout ce qu'il avait mis en doute. On trouve dans les Méditations trois démonstrations de l'existence de Dieu, la démonstration que ce Dieu est vérace et que l'erreur provient donc du jugement humain lorsqu'il se précipite et admet pour vrai ce qu'il n'a pas d'abord éclairé par sa raison. Mais alors, pour peu que je fasse attention, que je respecte bien la méthode, je peux connaître et les sciences sont fondées. Descartes démontre aussi la vérité des idées simples et enfin l'existence des corps.4) L'anthropologie

La conception que Descartes se fait de l'homme est un dualisme. Nous sommes double (un corps et une âme) et même triple (un corps, une âme et l'union de ce corps et de cette âme).Le corps est conçu de façon mécanique. C'est une substance dont l'attribut essentiel est l'étendue (c'est à dire qu'il occupe de l'espace). Les corps vivants (le mien comme celui des animaux) sont des machines. Descartes est ici le représentant des idées de son époque. La biologie n'est pas inventée. C'est la physique qui étudie le vivant et le considère comme une machine complexe dont l'ingénieur est Dieu. La théorie dite des animaux machines stipule que les animaux sont des machines simples sans âme (et donc sans aucune conscience de quoi que ce soit, guère différentes sinon en complexité des automates que fabrique l'homme). L'homme, lui, est une machine à laquelle s'ajoute une âme.

L'âme est une substance dont l'attribut essentiel est la pensée, c'est à dire, chez Descartes, la conscience. Penser ce n'est pas seulement raisonner mais aussi imaginer, vouloir (l'homme est libre), sentir.Reste alors à trouver l'unité de ces deux substances chez l'homme. C'est pour surmonter cette difficulté que Descartes introduit une troisième substance : l'union de l'âme et du corps. Cette troisième substance n'est pas connaissable mais deux indices témoignent de son existence :

•D'abord l'exercice de mes sens témoigne que mon corps agit sur mon âme. Cet objet que j'ai conscience de voir a d'abord affecté cette partie de mon corps qu'est l'œil.

•Ensuite l'action témoigne que mon âme peut commander mon corps. Je décide de me lever et mon corps se lève.Les passions révèlent aussi l'union de l'âme et du corps. Les passions sont issues de l'action que mon corps exerce sur mon âme. Mais puisque je suis libre, il m'est toujours possible, sinon de ne pas éprouver les passions, au moins de les maîtriser assez pour ne pas agir inconsidérément sous leur effet. Les principales œuvres.

•Les Règles pour la direction de l'esprit•Le Discours de la Méthode (préface à la Dioptrique, aux Météores et à la Géométrie), la plus

abordable des œuvres de Descartes. C'est un ouvrage de vulgarisation qu'il écrivit en français parce qu'il le destinait à tous.

•Méditations sur la philosophie première connues aussi sous le titre "Méditations Métaphysiques". Cet ouvrage savant a été rédigé en latin, langue des lettrés de l'époque.

•Les Principes de la philosophie, ouvrage plutôt destiné aux étudiants.•Des Passions de l'âme

Descartes est aussi l'auteur d'une abondante correspondance.

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63 Rousseau (1712-1778) Ce grand théoricien de la démocratie est à la fois un monument de la littérature et un philosophe d'une rigueur rationnelle exemplaire. Certes l'utopie n'est pas absente de son œuvre mais le critique de la monarchie absolue énonce les principes qui seront ceux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La lecture de Rousseau est donc indispensable pour tout citoyen.Principales œuvres. Les sources de sa pensée.De formation autodidacte, Rousseau est d'abord un lecteur des anciens : Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque et Epictète, Plutarque. Il a lu Machiavel et su reconnaître en lui le républicain. Il critique Grotius, Hobbes.On notera aussi l'influence de Locke et surtout de Condillac. La vie de Rousseau

Jean-Jacques Rousseau naît à Genève le 28 juin 1712. Sa mère meurt à sa naissance et il est élevé par son père qui lit avec lui des romans et des œuvres de Plutarque. À dix ans, il est placé en pension chez un pasteur à la campagne où il passe deux années heureuses. Il entre ensuite en apprentissage chez un graveur. L'expérience est si pénible qu'il décide, en mars 1728, de quitter Genève.Il est recueilli par un curé qui l'envoie à une dame charitable, chargée de le convertir au catholicisme, Mme de Warens. Il passera auprès d'elle sa jeunesse, abjurera le protestantisme et l'appellera maman. Mme de Warens, après avoir essayé de le faire entrer au séminaire, lui trouve un emploi chez le maître de chapelle de la cathédrale : Rousseau ne s'intéresse qu'à la musique. Après diverses aventures et expériences musicales, Rousseau s'installe en 1736 aux Charmettes, à la porte de Chambéry, avec Mme de Warens, qui avait décidé de le " traiter en homme ". Rousseau y vit dans un bonheur parfait; il décide de s'instruire et lit beaucoup.

Il sera ensuite précepteur à Lyon, puis se rend à Paris en 1741, à 29 ans, après un dernier séjour chez Mme de Warens, auprès de qui il a été remplacé.À Paris, il tente d'abord sa chance avec un projet de nouvelle notation musicale. Le projet est refusé par l'Académie. Il se fait cependant des relations dans la meilleure société et obtient en 1743 une place de secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise.Revenu à Paris, dès 1744, il compose un opéra, Les Muses Galantes, qu'il arrive à faire représenter. À la même époque commence sa liaison avec une lingère, Thérèse Le Vasseur, liaison qui durera toute sa vie. Leur premier enfant est déposé, comme les suivants, aux Enfants Trouvés, en 1746.En réponse à une question de l'Académie de Dijon, il écrit le Discours sur les sciences et les arts, pour lequel il obtient le premier prix en 1750. Ses thèses suscitent une intense polémique. Il est désormais célèbre (il a 38 ans).

Rousseau entreprend alors une " réforme morale ", se détourne des mondanités, de la ville, des arts et lettres. Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (second discours), son premier texte philosophique, donnera les fondements théoriques de cette réforme. Ce texte, fut présenté comme le précédent au concours de l'académie de Dijon, mais n'obtint pas le prix, sous le prétexte de sa trop grande longueur mais en réalité parce que Rousseau montre que la question posée par les académiciens est mal posée. Rousseau, du reste, le destine à un plus large public. Le second discours sera publié en 1755. Rousseau, après être symboliquement retourné dans la Genève républicaine et avoir repris la religion calviniste, s'installe à la campagne, chez Mme d'Epinay, à l'Ermitage.Après sa brouille avec Mme d'Epinay et les Encyclopédistes, il réside à Montmorency chez le comte de Luxembourg. C'est là qu'il compose simultanément La Nouvelle Héloïse, Emile ou de l'éducation, et le Contrat Social, qui paraissent en 1761 et 1762.

Un immense succès accueille La Nouvelle Héloïse, qui déclenche une sorte de mouvement social : les nobles retournent à la campagne. Mais Emile est condamné par le Parlement de Paris en raison des idées religieuses de la  Profession de foi du vicaire savoyard.Pour ne pas être arrêté, Rousseau s'enfuit vers la Suisse en juin 1762 et séjourne sur le territoire de Berne, puis à Môtiers. Mais le Contrat Social a été condamné à Genève. Pourchassé, Rousseau réplique aux attaques des pasteurs suisses dans les Lettres écrites de la montagne (1764) et entreprend de se justifier dans les Confessions (1764-1770), récit détaillé et sincère de sa vie.

Lapidé par les habitants de Môtiers alors qu'il s'adonnait à la botanique, il part pour l'Angleterre à l'invitation de David Hume. Mais il accuse aussitôt Hume de faire partie du " complot " qu'il voit se tramer autour de lui. Il revient en France où il continue son errance et épouse Thérèse à Bourgoin en 1768.Ses dernières années se passeront à Paris, où il connaîtra un relatif apaisement. Il rédige, à la demande du comte Wielhorsky, des Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772). Il se fait juge de lui-même dans Rousseau juge de Jean-Jacques et entreprend de revivre son bonheur passé dans les Rêveries d'un promeneur solitaire, qui resteront inachevées. Rousseau meurt à Ermenonville, le 2 Juillet 1778, à 66 ans.

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Apport conceptuel.Rousseau pose un problème: celui de l'unité de son œuvre. Il semble qu'il y ait une contradiction

entre le Rousseau écrivain et le Rousseau philosophe et, en particulier, un fossé entre le Rousseau du cœur, celui du sentiment (exaltation de la nature, Rêveries etc.) et le Rousseau intellectuel à la fois auteur d'une pédagogie (Émile) et d'une importante œuvre politique (Du Contrat Social...).

Cette contradiction a été expliquée par certains en disant qu'il y aurait une sorte de tragédie chez Rousseau, que celui-ci, menacé de folie par des échecs sentimentaux, se serait réfugié dans les idées. Il deviendrait en somme intellectuel par dépit amoureux sans parvenir à détruire sa sensibilité.Peut-être faut-il dépasser cette contradiction apparente. Rousseau en fait ne se contredit pas mais cherche à retrouver l'unité de l'homme. On peut dire, en effet, qu'il existe chez Rousseau un rationalisme d'un type nouveau. Avant lui, chez Descartes par exemple, la raison s'oppose à l'affectivité et ne comporte, ne concerne que l'intellect c'est-à-dire la faculté de pensée. Chez Rousseau au contraire il semblerait qu'il y ait un essai de réconcilier les deux, de réconcilier intellect et sensibilité. La raison ne serait plus simple intellect mais essaierait d'englober les deux. Si c'est le cas alors la philosophie de Rousseau a une unité.Si ce que nous venons de dire est vrai, cela signifie que Rousseau est peut-être la première figure du rationalisme moderne et ceci avant Kant qui lui ira jusqu'au bout de cette synthèse intellect / sensibilité.Le problème central chez Rousseau est celui de l'homme. Dans Émile (livre I chapitre 1) il écrit: " Notre véritable étude est celle de la condition humaine ". Dans la préface au Second Discours, il dit: " La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme " On peut en conclure que la philosophie de Rousseau est une anthropologie philosophique. Il s'agit de retrouver l'unité de l'homme, unité qui ne doit rien perdre de la nature foncière de l'homme comme individu ni du reste de la sociabilité de l'homme comme dénaturation légitime. Il faut comprendre l'homme à la fois comme être naturel et comme être social. La théorie politique tout comme la pédagogie de Rousseau est liée à ces problèmes anthropologiques.Le thème de la nature bonne.

Rousseau pose le problème de la nature humaine. La nature de l'homme c'est ce qu'est l'homme de façon innée indépendamment des modifications qu'il subit dans la société et dans l'histoire. L'état de nature serait dès lors un état antérieur à la société et à l'histoire.L'idée que la nature est bonne est un thème typiquement chrétien. Remarquons en effet que le péché originel n'est pas un péché originaire. En d'autres termes, l'homme n'a pas été créé pécheur mais a péché après la création. Le péché n'appartient pas à l'essence de l'homme mais à son histoire. Pour Rousseau la nature est bonne et pas seulement la nature de l'homme. Le comportement naturel des animaux relève aussi de cette bonté. La pitié, par exemple, une des deux passions naturelles de l'homme, existe chez les animaux. Rousseau cite le cas du cheval qui s'écarte pour ne pas piétiner un animal blessé.Le fond de l'homme chez Rousseau se confond avec la conscience de l'homme. " Ce que je sens être bon est bon et ce que je sens être mauvais est mauvais ". L'homme originairement est bon. La conscience est critère de la bonté de l'homme. L'existence même de la voix de la conscience qui est innée prouve que la nature est bonne. Si l'homme agit mal cela ne vient pas de son propre fond. L'homme n'est jamais absolument mauvais, diabolique. Pour Rousseau il faut distinguer l'être de l'homme du paraître de l'homme. L'homme paraît mauvais parce qu'il l'est devenu au cours de l'histoire mais il ne l'est pas dans son fond.

Dès lors il faut dénoncer ce paraître, ce que Rousseau opère dans les deux discours. Dans le Discours sur les sciences et les arts, il dénonce le luxe dû à la culture, luxe qui a selon lui corrompu l'homme. Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes , il dénonce le processus historique qui a fait l'homme esclave quand il devait être libre.Il faut séparer ce qui est constitutif de l'homme, ce que Rousseau sent en son propre fond, en son intimité (" ce que je sens être bon est bon "), ce que l'homme éprouve et ressent en lui-même et qui constitue sa nature, de ce qu'il devient sous le poids des circonstances.

Il faut bien voir que lorsque Rousseau parle d'un état de nature qui aurait existé avant l'état social, avant le début de l'histoire, il ne pose qu'une hypothèse purement théorique qui est simplement utile pour montrer les causes du malheur de l'homme. Dans une Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau écrit : " Cet homme n'existe pas direz-vous, soit mais il peut exister par supposition " et dans le Second Discours, il ajoute : " Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels. " L'état de nature n'a pas existé. Les primitifs eux-mêmes sont historiques et sociaux.

Pourquoi dès lors parler de l'état de nature si ce n'est qu'une pure hypothèse? C'est une hypothèse peut-être, mais une hypothèse utile car elle permet de comprendre le social. Comment connaître le social, en effet, sans connaître l'individuel, si tant est qu'une société est une somme d'individus, mais comment connaître l'individu lui-même, tel qu'il est, indépendamment de la société, si tant est que tout individu a toujours été social ? La seule solution est de construire une fiction : l'homme naturel. Imaginons l'homme tel qu'il serait s'il ne vivait pas en société, nous dit Rousseau.

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Enlevons de l'homme tous les traits qu'il doit à son existence sociale et nous saurons qui il est.Donc, l'état de nature n'a jamais existé. Il faut le construire. L'état de nature n'est pas une réalité historique mais une réalité purement anthropologique : il faut connaître ce qu'est l'homme. Il s'agit de découvrir le noyau de l'existence humaine derrière ce qui le cache, de voir l'homme tel que Dieu l'a créé.L'homme, dit Rousseau, est pareil à cette statue du Dieu Glaucus qui a passé un long séjour dans l'eau. La mer l'a défigurée. Elle est érodée. Des algues et des coquillages se sont collés dessus. Tel est l'homme en société. Pour retrouver la statue, il faut enlever ce qui la défigure (et aussi reconstituer ce que l'érosion a détruit). Pour retrouver l'homme naturel, il faut retirer ce que la société l'a fait être. Mais qu'est-ce qui caractérise l'homme naturel ? Pour Rousseau, la passion est en son fond naturelle. Il y a deux passions naturelles : l'amour de soi et la pitié.

•L'amour de soi : c'est une sorte d'instinct de conservation. Il " nous intéresse à notre bien être et à la conservation de nous-mêmes " (Second Discours). Rousseau nous dira qu'il faut que nous nous aimions plus que toute chose pour nous conserver.

•La pitié, elle " nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables ", tout être sensible c'est-à-dire même les animaux.

Ces deux passions naturelles sont bonnes. Toutes les autres sont mauvaises mais justement toutes les autres passions viennent de l'histoire et de la société.Remarquons que ces deux passions primitives sont liées : l'homme aime autrui parce qu'il s'aime et uniquement à cause de cela. Ce n'est pas par souci de l'opinion des autres envers lui qu'il a pitié mais simplement par sentiment naturel. Il ne s'aime pas non plus par vanité car ce serait alors l'amour propre. L'amour de soi est simple souci de conservation sans que la vanité entre pour quoi que ce soit dans les passions naturelles au contraire des passions sociales.

Une remarque importante doit être ajoutée : l'homme est bon naturellement mais la nature est antérieure à la morale. Rousseau dira dans le Second Discours que l'homme à l'état de nature n'est ni bon ni mauvais, tout simplement parce qu'il ignore la morale. La morale est une acquisition sociale. Cependant, dit Rousseau, nous qui savons ce que c'est que la morale, quand nous concevons l'état de nature par rapport à l'homme social, nous devons dire que l'homme naturel est bon. Il n'est pas bon par morale, ce qui impliquerait de réfléchir au bien et au mal et de choisir le bien. Il est bon sans avoir à réfléchir, sans calcul, spontanément. La morale implique la règle (" Tu dois faire ceci, tu ne peux pas faire cela. " — des contraintes à respecter, des règles à respecter). Or, par définition, la règle est sociale. L'homme naturel est spontanément bon mais il ignore ce qu'est la morale. Il n'est pas vertueux.

Ce thème de la bonté naturelle aura une grande influence sur la conception politique telle qu'elle est présentée dans le Contrat Social. La volonté générale, c'est-à-dire la volonté du peuple en tant qu'il a le pouvoir législatif, ne se trompe jamais dans son intention. Elle veut toujours le bien même quand elle ne le voit pas bien. Elle peut mal se décider sur son intérêt mais ne se trompe pas en ce qui concerne ce qu'elle poursuit comme but. Ceci s'explique directement par la bonté naturelle de l'homme. Ce que je sens être bon est bon, ce que la volonté générale sent être bon est bon.Si, cependant, le mal existe, si l'homme qui a toutes les possibilités pour être bon ne l'est pas, c'est que l'histoire a dénaturé l'homme.

L'homme naturellement est perfectible, c'est-à-dire qu'il est un être capable de devenir, de se transformer. C'est du reste la principale différence entre l'homme et l'animal. Seulement la perfectibilité est la possibilité aussi bien de se transformer en bien qu'en mal. Rousseau dira que l'homme aurait eu besoin d'une histoire dans laquelle ses virtualités pouvaient se développer dans le sens de la bonté naturelle en permettant à cette bonté de se manifester autrement que dans l'état de nature, par la raison par exemple. Il faut bien voir que pour Rousseau la raison est une acquisition sociale.Si l'homme, par définition, par nature, est un être de devenir, des bonnes circonstances auraient pu en faire un être bon non seulement par nature mais aussi par raison.Les circonstances en ont décidé autrement. L'histoire, au lieu d'aller dans le même sens que la nature humaine en le perfectionnant, est allée dans le sens contraire.Si l'homme est naturellement historique, si l'histoire est inscrite dans l'homme, il n'en reste pas moins que cette histoire dépend des circonstances.La nature dénaturée.

Il y aurait pu avoir une histoire conforme aux fins naturelles de l'homme. Mais l'histoire a été autre.Rousseau ne met nullement en cause l'histoire en général. Ce qu'il remet en cause c'est une certaine histoire qui aurait pu être autre. Il ne s'agit dès lors pas d'arrêter l'histoire dans un utopique retour à la nature mais de changer le sens de l'histoire.

Insistons sur ce point : Rousseau n'a jamais été un adepte du retour à la nature. Ce contresens particulièrement tenace sur sa pensée est pourtant clairement réfuté par Rousseau lui-même. Dans Rousseau juge de Jean-Jacques, livre qu'il a justement écrit pour répondre à ce genre d'attaque que lui faisaient certains penseurs de l'époque, Rousseau écrit : " La nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d'innocence et d'égalité quand une fois on s'en est éloigné. "

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Si l'état social actuel est mauvais ce n'est pas pour cela qu'il faut retourner vers l'état de nature. Il faut aller vers un état social meilleur. L'homme naturel est qualifié dans le Contrat Social d'animal "stupide et borné"

Ce contresens vient surtout de Voltaire (" Rousseau veut nous faire retourner à l'état d'animal à quatre pattes. "). Voltaire n'a rien compris et le préjugé est tenace. Il tient peut-être à des raisons psychanalytiques et sociales qui font du thème du retour à la nature un thème trop répandu. En tout cas, tout ceci n'a rien à voir avec Rousseau lui-même, qui est très clair là-dessus.Rousseau n'est donc pas contre l'histoire mais critique l'histoire telle qu'elle a eu lieu. Simple hasard, les circonstances sont tout à fait fortuites. Rousseau parle de " funeste hasard ". L'origine du mal ne vient pas de la nature humaine mais du hasard. Dès lors pas de pessimisme : le salut est possible ! On voit que Rousseau, ici encore, a une doctrine qui fait penser à celle du christianisme : le salut est possible.

Quel a été ce " funeste hasard "? Ce fut l'apparition de la propriété. Ce n'était pas le début de l'histoire. L'homme avait progressé avant. Mais c'est à ce moment que les choses se sont gâtées. Ce qui est en cause est moins la propriété que l'apparition du propriétaire. Rousseau, n'est pas opposé à la propriété privée. Il parlera d'un droit de propriété acceptable s'il est fondé sur le travail (cf. Emile) et le besoin. Rousseau reconnaîtra la propriété foncière à condition que nul n'en ait plus que ce qu'il peut cultiver seul et que le propriétaire cultive effectivement son champ.

Ce qui est en cause ce n'est donc pas la propriété elle-même mais la perversion de la nature humaine lorsque l'homme devient propriétaire. Là est le danger. En effet celui qui possède veut acquérir davantage, accroître sa possession. Dès lors naît la cupidité et ceci dans le but d'avoir un certain éclat vis à vis des autres, dans le but de paraître. Là est le danger : vouloir paraître alors qu'il faut être.

L'être est bon, le paraître est le mal chez Rousseau. À partir du moment où l'on veut être estimé, l'amour de soi qui était bon dégénère en cette mauvaise passion qu'est l'amour propre.Vouloir être estimé c'est en effet vouloir l'être plus que les autres. De deux choses l'une : ou on y réussit et alors naissent la vanité et le mépris des autres, ou on n'y réussit pas et alors naissent la honte pour soi-même et l'envie envers les autres. Toutes ces passions sont mauvaises.

Dès lors il suffit que quelqu'un involontairement ne fasse pas ce qu'on attend de lui pour que l'autre se sente outragé et croie qu'on le méprise. Les querelles en naissent.Ainsi l'histoire a eu une mauvaise direction à cause d'un funeste hasard alors qu'il aurait fallu qu'elle se développe en harmonie avec les sentiments. La véritable paix de la conscience n'est pas dans la solitude de la nature mais dans une nouvelle société. Pour cela il faut une communication entre les hommes, une transparence entre les hommes dans la sympathie. La propriété fait l'inverse. Elle ne nous ouvre pas aux autres, elle nous oppose aux autres. Elle crée l'inégalité, le pauvre et le riche, la vanité et le mépris. Seule l'égalité permet la communication entre les êtres dans la transparence, sous le regard du sentiment qu'est la sympathie. La propriété est génératrice d'inégalité. Le propriétaire confond amour propre et amour de soi.

Si c'est une bonne société et non un retour à l'état de nature qui doit permettre la transparence entre les hommes c'est que la bonté, si elle est nécessaire, ne suffit pas. Il faut aussi la vertu. Le vertueux est celui qui agit non par rapport à lui seul mais par rapport aux autres. Pour cela il faut raisonner et lier le raisonnement aux sentiments. Or ceci ne peut exister que dans l'état social car la raison pour Rousseau n'existe pas à l'état de nature. Seul y existe l'instinct c'est à dire une aptitude innée à pourvoir à ses besoins sans intervention de la raison. La vertu n'existe donc qu'à l'état social. Seule une société bonne peut permettre le bonheur humain.

Il faut bien voir que le malheur de l'histoire n'est ni imputable à Dieu, ni totalement à l'homme. Les circonstances ont modifié l'homme. Ces circonstances viennent du hasard. Ce sont par exemple les catastrophes naturelles, l'augmentation démographique etc. Ces circonstances ont altéré le jugement de l'homme et alors même qu'il a voulu le bien, il a progressé dans la mauvaise direction. Il n'y a pas de préméditation. Le premier propriétaire lui-même voulait le bien mais son jugement, corrompu par les circonstances, a fait le mauvais choix. Ce qui est gênant c'est qu'avant lui rien n'était encore perdu et puisqu'il était libre il aurait pu faire le bon choix. Mais le jugement étant corrompu, il n'a pas vu ce qu'il fallait faire. Il était libre incomplètement et ce n'est que partiellement sa faute. Après lui l'histoire allait dans la mauvaise voie.

Pas plus que l'homme, Dieu n'est responsable. Il y a une sorte de théodicée ici. Ce n'est pas parce que le mal existe que Dieu n'existe pas. Dieu n'est pas responsable. Ce sont les circonstances.Comme dans la religion, l'homme bon a connu la chute et, comme dans la religion, la Rédemption est possible. Cette Rédemption, c'est la philosophie politique qui l'expose.La philosophie politique.

Rousseau, s'il se rapproche de la religion chrétienne dans son idée de Rédemption, est moderne dans sa façon de concevoir cette Rédemption. Il pense que le salut de l'homme n'est pas transcendant (extérieur au monde) mais immanent (intérieur au monde). Le salut ne vient pas de Dieu mais d'une transformation de la société..

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Rousseau écrit : " J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique. "La bonne organisation politique doit sauvegarder la liberté naturelle de l'homme. Le Contrat Social

va être une tentative de sauvegarde de la liberté de tous grâce à la recherche de l'intérêt commun. Il faut supprimer les volontés particulières, isolées et conflictuelles et les intégrer dans une totalité de manière à ce que puisse exister la transparence entre les êtres.

Le Contrat va être le fondement d'une nouvelle histoire, histoire qui est légitime dans la mesure où elle crée cette volonté générale qui va dans le sens des bonnes virtualités de l'homme, volonté générale qui est moins volonté de tous que volonté du général, de l'universel qu'est la raison. La régénération historique est possible. Il faut, et c'est la tâche du philosophe, rendre explicite, claire, cette nécessité qu'il y a de changer le sens de l'histoire pour la rendre plus conforme aux virtualités de la nature humaine.Les bonnes institutions désabsolutisent l'individu. L'absolu est ce qui n'a aucun rapport à autre chose que lui-même. C'est le contraire de relatif. Les bonnes institutions désabsolutisent les individus en ce sens qu'elles les rendent relatifs aux autres individus. Ils restent, certes, des individus mais identifiables au tout social parce qu'ils en sont les parties. La société ne doit pas être une collection d'individus toujours en conflit.

De tout ceci il résulte que les virtualités naturelles de l'homme ne se réalisent vraiment que dans la sphère non naturelle qu'est la sphère sociale. À l'état de nature l'homme est perfectible, ce qui veut dire qu'il n'est finalement rien d'autre qu'un ensemble de possibilités bonnes ou mauvaises que développe l'histoire. Quand l'histoire est mauvaise les possibilités mauvaises se développent. Dès lors il n'y a que dans la société bonne que se réalisent les possibilités naturelles bonnes. Les virtualités naturelles ne se réalisent que dans la vie non naturelle, quand on passe de la vie solitaire à la vie collective. La réalisation des virtualités naturelles de l'homme, être qui peut utiliser le raisonnement et la conduite raisonnable, ne peut être que non naturelle.

Elle passe par le social. Cela signifie, du reste, une perte de certains traits naturels, une perte de l'instinct, par exemple, rendu inutile par le développement de la raison. Mais, justement, le drame de l'histoire est que certains traits naturels sont demeurés chez l'homme alors qu'ils n'avaient plus de sens dans la vie collective et sont demeurés justement parce que les virtualités naturelles ne s'étaient pas développées. " Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme. " (Emile). Toute vie sociale est dénaturation par définition puisque la nature s'oppose au social. Mais une bonne dénaturation est compatible avec le fond de l'homme qui est bon.

Le but, la fin de la société, pour Rousseau, c'est la réalisation dans le tout qu'est la société des possibilités naturelles de l'homme si bien que le contrat social tient compte à la fois de la justice et en même temps de l'intérêt général. La collectivité est un tout organique et non une anarchie explosive. Pour Rousseau, le social ne peut être une simple juxtaposition d'individus à la manière d'un agrégat. C'est un des défauts du despotisme que de ne pas relier les hommes.

Il faut bien voir que le Contrat Social n'est pas un projet constitutionnel (à la différence des écrits sur la Corse et la Pologne) mais une sorte de matrice, de modèle de toute conception politique. Le Contrat Social nous donne les conditions de base d'une bonne dénaturation de l'homme mais ensuite celle-ci doit être réalisée, développée, par tel ou tel type de constitution politique. Il n'y a pas de constitution possible, viable, si elle ne respecte pas les règles de base du Contrat, pour Rousseau. Mais le Contrat lui-même n'est pas une constitution. Il est le fondement, la condition de toute constitution.Le passage au social supprime le caractère absolu de la nature humaine mais pas la nature humaine. Encore une fois, ce que réalise la bonne société c'est une dénaturation qui va dans le prolongement de la nature humaine. L'homme n'est plus ce qu'il était naturellement puisqu'il est en société mais si la société est bonne, ce qu'il est devenu ne s'oppose pas à son fond naturel mais en est le prolongement, le développement, en tant que le fond naturel est surtout possibilités, virtualités. En somme, les possibilités naturelles de l'homme ne peuvent devenir que dans la bonne organisation sociale. Un état social bien compris permet de vivre selon son cœur (c'est-à-dire sa conviction, sa conscience), parce qu'on vit aussi selon sa raison. Or le cœur c'est le naturel. La raison c'est une virtualité naturelle réalisée grâce à la société. La bonne organisation sociale associe donc nature et réalisation de ce qui, à l'état de nature, n'est encore que possibilité, nature et dénaturation.

Dans le premier livre du Contrat Social, Rousseau procède d'abord à une critique rigoureuse des thèses absolutistes. Il n'existe pas d'inégalité naturelle qui fondrait le pouvoir car l'état de nature est égalitaire. L'esclavage est une institution et non une donnée de nature comme le prétendait Aristote. Le contrat d'aliénation tel que le présente Hobbes est un pseudo contrat car renoncer à sa liberté c'est renoncer à son humanité. L'argument défendant un droit du plus fort ne tient pas davantage car désobéir impunément est aussi être le plus fort (et dès lors la loi perd toute valeur) et la force est une notion relative étrangère à l'universalité du droit. Quant à la théorie de l'autorité de droit divin, elle est contradictoire. Si tout pouvoir venait de Dieu il faudrait logiquement considérer comme sacré le pouvoir que représente le pistolet d'un brigand qui me surprend au coin d'un bois.

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Le fondement de l'autorité légitime se situe donc dans un contrat d'association par lequel unanimement un groupe d'individu décide désormais de se soumettre à la volonté générale c'est à dire au verdict du suffrage universel. Chacun ainsi se soumet non à un homme mais à la loi et "l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté".

Rousseau défend le principe d'une démocratie non pas représentative mais directe où tous les citoyens votent les lois. Seul le pouvoir exécutif pourra être confié à un groupe d'individu. Rousseau s'oppose à la constitution de partis politiques car ils gênent le libre jeu du suffrage universel.La volonté générale est souveraine. Elle ne peut ni se soumettre, ni déléguer ses pouvoirs.Le thème de l'éducation.

Un autre thème important chez Rousseau est celui de l'éducation. On peut bien sûr l'expliquer par l'anxiété de Rousseau au sujet de sa propre enfance qui n'a pas été si heureuse. Il projettera du reste sur ses propres enfants son malheur enfantin. Persuadé qu'il ne peut éduquer vertueusement ses enfants dans une société qui ne repose pas sur le contrat, il les laissera à l'assistance publique. Mais c'est philosophiquement qu'il nous faut ici aborder le problème.

Si seul le Contrat permet une bonne pédagogie, inversement la politique ne suffit pas si l'on n'éduque pas les individus dans la société juste. Une bonne société sans bonne éducation est vouée à l'échec.Il n'est pas question de pédagogie dans le Contrat Social mais, en revanche, on parle de politique dans ce livre de pédagogie qu'est l'Emile (livre IV). L'Emile et le Contrat Social datent de la même époque. L'essentiel de l'Emile est une pédagogie à finalité sociale. Il s'agit de rendre Emile social.Cela pose bien sûr un problème : le pédagogue doit lui-même être formé socialement par quelqu'un qui lui-même a été formé etc. Mais si à l'origine personne n'a été formé dans une société correcte, il n'est pas de commencement possible. C'est la régression à l'infini. Il est difficile de concevoir une éducation si personne n'est préalablement éduqué.

Il s'agit, en effet, pour Rousseau, par une bonne éducation de faire échapper Emile au mauvais déterminisme historique qui est le nôtre. Mais nous sommes tous dans l'histoire et il faudrait quelqu'un qui déjà a échappé à l'histoire pour éduquer Emile. Or, personne n'échappe à son temps.Rousseau part du fait que l'homme naturel ne raisonne pas puisque la raison n'est qu'une virtualité naturelle qui se développe en société. La pédagogie doit donc partir de l'être sensitif qu'elle va former. Il faut d'abord développer cette sensibilité qui existe mais de manière, elle-même, embryonnaire, virtuelle. L'enfant n'est qu'un ensemble de virtualités. Il n'est presque rien. Il faut apprendre l'enfant à sentir avant de raisonner car le sentir existe déjà, même s'il est à développer, alors que la raison est quasiment inexistante. Rousseau dira que l'enfant est paresseux et qu'il a tendance à remplacer ces différentes formes de sensibilités par la simple vision qui demande moins d'effort. C'est pour cela qu'il faudra réprimer l'impétuosité du regard.Il faudra ensuite initier Emile à l'outillage. La pratique va en effet permettre le développement de la raison. En agissant, l'enfant va évidemment faire un certain nombre d'expériences c'est-à-dire qu'il va avoir un certain nombre de sensations qu'il va comparer. Or cette comparaison favorise le passage au jugement concret. Juger c'est comparer. L'expérience fait naître l'idée. Rousseau est un philosophe empiriste.Puisque Rousseau est empiriste, pour lui plus l'enfant sera en rapport avec l'expérience sensible, plus sa raison se développera. C'est pourquoi il ne s'agira pas seulement de laisser faire le temps mais il faudra provoquer le développement du jugement concret par les jeux éducatifs et le travail. Le travail est primordial. Rousseau conseille même aux rois de donner un métier manuel à leurs enfants car, dit-il, " nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions où aucune position sociale ne sera plus stable. " Cela veut dire que le travail sera nécessaire pour chacun. Il faut éduquer la sensibilité pour développer la pensée intellectuelle.Mais, dit Rousseau, il faut que cela soit accepté par l'enfant et pour cela il faut provoquer l'opportunité, créer les occasions de rencontres pédagogiques fécondes.La pédagogie va donc être liée au projet politique puisqu'il n'est pas plus de bonne pédagogie dans un mauvais système politique que de bonne politique sans bonne pédagogie. La transformation sociale et la transformation de la pédagogie vont ensemble.La religion naturelle.

La Rédemption politique et pédagogique ne suffit pas. Il est nécessaire, pour Rousseau, de prendre en compte l'homme de l'intérieur. L'éducation et la politique rousseauistes renvoient à une exigence intime de les réaliser. Pour que l'homme ait la conviction intime que pédagogie et politique sont des biens, il faut qu'ils aient une foi, une foi religieuse, qui prend la forme d'une religion naturelle.

La foi naturelle repose sur l'idée d'une relation à un absolu devant lequel nous sommes comptables de ce que nous sommes et de ce que nous tentons de devenir. Cette foi, nous l'avons naturellement. Elle fait partie de la nature de l'homme. C'est elle qui rend possible pédagogie et politique.

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Rousseau est, certes, contre le dogmatisme catholique et sa religion n'a rien de cléricale. Il admet trois dogmes :

•L'existence de Dieu;•l'immortalité de l'âme;•la liberté de l'homme.Mais Rousseau n'est pas un déiste. Son Dieu n'a rien à voir avec l'horloger de Voltaire. Ce n'est pas

la vision intellectuelle de Dieu mais l'exigence d'un rapport interpersonnel de Dieu et soi-même par une sorte de présence immanente : " Dieu plus intime à moi-même que moi-même ", comme disait Saint Augustin. Ceci est dans la droite ligne de la conscience. Ici aussi, le cœur, la conscience me permet d'affirmer que Dieu existe parce que j'en suis intimement persuadé. Chez Rousseau existe une importance du regard et surtout de la parole de Dieu. En effet, nous sommes sous le regard de Dieu, alors que nous nous contentons de paraître sous le regard des autres hommes. Dieu peut voir dans moi et ma vie intérieure est de l'ordre de l'être. Ce n'est que par rapport aux autres hommes que je parais.

La mauvaise société est la société où il n'existe plus que le paraître, la bonne société est celle dans laquelle l'être existe avec le paraître. On veut compter avec le jugement des autres (paraître), mais non par simple goût de prestige (sinon il n'y a plus que le désir de paraître, l'être disparaît et c'est la mauvaise société), mais parce qu'on veut compter avec le jugement de Dieu, ce qui veut dire qu'on veut être sans tricher car on ne triche pas devant Dieu.

La pédagogie et la politique ne sont opérantes que s'il y a un besoin intime du bien, une spontanéité naturelle pour le bien, bien qui, pour l'homme social, ne peut se trouver que dans la communauté. La religion naturelle est possible parce que l'homme est naturellement bon. Il s'agit d'une religion du sentiment plus que de la transcendance. Pour Rousseau il ne s'agit pas de faire la théorie des arrières mondes. Dieu, c'est en l'homme qu'il faut le trouver, immanent à moi. À la limite, s'il y a transcendance c'est dans la nature, dans l'homme. Dieu est en l'homme. La révélation est, pour Rousseau, une bonne nouvelle qui se donne à l'intérieur de nous-mêmes. Toute autre révélation a un caractère complètement inutile. Autant dire que, pour Rousseau, l'histoire du Christ n'a pas d'autre valeur qu'une valeur symbolique.Conclusion.

On peut dire que la pensée de Rousseau est moderne car son concept de raison est moderne même si ce n'est pas sous la même forme qu'aujourd'hui. La forme de la raison chez Rousseau c'est le cœur c'est-à-dire une sorte de conviction fondamentale, de dictamen de la conscience. Ce cœur est une sorte de foi philosophique qui serait toute entière présente, toute entière à elle-même si l'état de nature était réel mais qui, puisqu'elle est perdue, puisque l'histoire l'a niée, doit être reconquise dans l'état civil. C'est le cœur qui est cause du changement nécessaire du sens de l'histoire. C'est pour le retrouver qu'il faut changer le sens de l'histoire. En effet, sans le cœur, l'homme est déchiré. Il faut le réconcilier avec lui-même. Sans le cœur, l'homme est déchiré avec les autres. Il faut le réconcilier avec les autres.Mais il faut bien voir que l'unité du rousseauisme n'est pas complète. Certes il nous donne une matrice pour nous permettre de réconcilier le social et le politique mais cette unité n'est pas pleine car il ne nous dit pas comment faire pour y arriver et, de fait, quand il est obligé de montrer concrètement comment il faut procéder pour rendre la cité juste (ce qu'il fait dans ses projets pour le gouvernement de la Pologne et de la Corse), ce qu'il donne comme moyens ne sont pas ceux exposés dans le Contrat Social : il ne s'agit plus de réunir les hommes mais d'utiliser les institutions existantes et de les réformer. Il existe une discordance entre le Contrat Social et les textes sur les projets concrets de politique.Le problème, l'illusion de Rousseau est peut-être de faire de l'anthropologie spéculative c'est-à-dire de rechercher une conception de l'homme universelle, hors de l'histoire (et de fait le Contrat Social est hors de l'histoire — société valable quelle que soit l'époque — tout comme l'homme de la nature est hors de l'histoire), alors que peut-être l'homme n'est compréhensible que dans l'histoire, parce qu'il ne se réalise que dans l'histoire. Les principales œuvres.

• Discours sur les sciences et les arts (1750)• Le Devin du village (1752)• Rousseau a collaboré à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert.• Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)• Essai sur l'origine des langues (inachevé)• Julie ou la nouvelle Héloïse (1761)• Du Contrat Social (1762)• Emile ou de l'éducation (1762)• Les Confessions (posthume)• Rêveries d'un promeneur solitaire (posthume)

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66 Kant (1742- 1804) Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? En quoi m'est-il permis d'espérer ? Telles sont les trois questions auxquelles l'œuvre de Kant tente de répondre. Ces trois questions peuvent se résumer en une seule : qu'est-ce que l'homme ?

Principales œuvres. Les sources de sa pensée.Kant a été éduqué dans le piétisme, tentative de rajeunissement du luthéranisme protestant qui soumet la conduite humaine à de sévères maximes.D'abord influencé par la tradition rationaliste (Leibnitz, Wolff), Kant s'en éloignera sous l'influence de Hume.Rousseau conduira Kant à réfléchir sur la conscience morale. La vie de Kant

Emmanuel Kant naît en 1724 à Königsberg en Prusse. La ville est prospère, a une Université et est ouverte au commerce maritime et donc aux pays de mœurs et de langues différentes. Kant dira de Königsberg qu'elle est une ville "adaptée au développement de la connaissance des hommes et du monde, et où, sans voyage, cette connaissance peut être acquise". Kant sortira peu de sa ville.Le milieu social de Kant est un milieu pauvre. Son père est maître sellier. Sa mère lui donne une éducation rigoureuse, pieuse, mais ouverte au savoir. Grâce à l'appui d'un pasteur, ami de la famille, Albert Schultz, Kant peut entrer au collège. Elève brillant, il acquiert une bonne connaissance des auteurs latins. L'enseignement au collège est surtout religieux. Chaque geste de l'existence en est imprégné, ce que Kant condamnera dans "La religion dans les limites de la simple raison"(1793).En 1740, il entre à l'Université de Königsberg. Il y suit des cours de philosophie, de mathématiques et de physique.

En 1747, il quitte l'Université avant d'avoir obtenu tous ses grades à cause de la mort de son père. Il devient alors précepteur dans des familles nobles et bourgeoises des alentours de Königsberg.En 1755, il retourne à Königsberg et obtient de l'Université l'autorisation d'y donner des cours privés en qualité de Privatdozent. Il le restera 15 ans (jusqu'en 1770). L'Université le nomme en 1765 sous-bibliothécaires pour accroître ses maigres ressources et le dédommager de l'échec de sa candidature à une chaire.

En 1770, Kant est enfin nommé professeur titulaire à la chaire de logique et de métaphysique avec sa Dissertation sur la forme et les principes du monde sensible et du monde intelligible (Dissertation de 1770). C'est la première ébauche de philosophie proprement kantienne. Jusque là, Kant a publié de façon intensive. Il va cesser de publier pendant 10 ans, le temps d'élaborer son œuvre.Comme il le dira dans les Prolégomènes, il a été tiré de son "sommeil dogmatique" par la lecture de l'empiriste Hume. Kant, jusque là, pensait que les sources de la connaissance ne sont pas dans l'expérience mais dans l'esprit, la raison. C'est la théorie intellectualiste ou dogmatisme. Pour Hume, au contraire, toutes nos connaissances sont issues de l'expérience. L'originalité de la philosophie kantienne, appuyée par les progrès de la physique depuis Galilée et Newton, consistera à tenter une synthèse des deux, à montrer que c'est l'expérience et l'entendement qui permettent tous deux la connaissance. Comme il l'écrira plus tard, l'intuition sans concept est aveugle et le concept sans intuition est vide. Il faut les deux. Ce que cherche Kant c'est avant tout un fondement pour l'usage de la raison, ce qui implique la reconnaissance des limites du pouvoir de celle-ci. Tels seront les thèmes de la première grande œuvre kantienne: La Critique de la Raison Pure, dont la première édition date de 1781. Kant a 57 ans. Il est déjà célèbre par ses publications antérieures mais sa véritable œuvre ne fait que commencer.La raison ne peut tout connaître. Elle est donc limitée dans le domaine de la connaissance. En revanche, elle a une valeur dans le domaine pratique c'est à dire moral. C'est le thème de La Critique de la Raison Pratique, publiée en 1787.

Reste alors à réconcilier les sphères de la nature, dont les conditions de possibilité de la connaissance ont été déterminées dans la Critique de la Raison Pure, et de la liberté, dont le fondement a été établi dans la Critique de la Raison Pratique. C'est le thème de La Critique de la faculté de Juger qui paraît en 1790 et qui marque l'achèvement de l'essentiel de la philosophie kantienne.Kant restera professeur jusqu'en 1797. De 7 à 10 h. du matin les cours de philosophie alternaient avec l'anthropologie, la géographie physique et quelquefois même la physique et les mathématiques. Il ne dictait pas ses cours mais parlait librement quoiqu'il prit toujours un manuel de base pour satisfaire aux prescriptions académiques prussiennes. En 1794, le gouvernement prussien lui interdit de s'occuper de matières religieuses dans ses cours et publications. Kant accepte.Par sa droiture, son grand savoir et son commerce agréable Kant gagne l'estime de ses concitoyens, de l'Université, de ses auditeurs et de ses anciens élèves. Sa réputation est si grande que se constitua vers 1790 une véritable industrie de copistes pour satisfaire, contre monnaie sonnante, aux nombreuses demandes de posséder son enseignement oral que l'on se procurait au moyen de copies d'étudiants.

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La vie de Kant se confond avec sa vie professionnelle et sa doctrine. Sa vie est saine et régulière: levé à 5h., il commence sa journée en fumant sa pipe et en buvant du thé puis travaille jusqu'à 7 h, heure de son premier cours. A son retour, il travaille jusqu'à 13 h. C'est alors l'heure du déjeuner, son seul repas de la journée. Il ne mange jamais seul. Ses invités, de 2 à 8 pour que l'ensemble des convives ne soit pas inférieur au nombre des Grâces ni supérieur à celui des Muses, ne sont prévenus que le matin même pour n'avoir pas à renoncer à un autre engagement : ne viennent que ceux qui sont libres. Convive apprécié, amateur de bon vin, Kant ne fait jamais porter la conversation sur son œuvre. Elle se poursuit jusqu'au milieu de l'après midi. Après quoi Kant va se promener (toujours à la même heure à l'exception, dit-on, du jour où arriva le courrier annonçant la Révolution Française). Rentré chez lui, Kant travaille jusqu'à 22 h. et se couche.En 1797, affaibli par l'âge, il renonce à l'enseignement et passe les dernières années de sa vie dans une retraite studieuse mais recluse. Il meurt le 12 février 1804 à l'âge de 80 ans. Apport conceptuel.Une nouvelle conception de la philosophie.

La métaphysique prétend connaître les objets hors de l'expérience, hors de la nature (Dieu, l'âme, la liberté etc.), objets que Kant appelle les noumènes. Pourtant, elle ne cesse d'offrir la vision d'un champ de bataille où les philosophes s'affrontent depuis des siècles. Faut-il alors sombrer dans le scepticisme ? La raison connaît des succès en science, d'où l'idée de Kant de chercher à savoir comment les mathématiques et la physique ont acquis le statut de science et ce qui les caractérise comme discours scientifique de façon à disposer d'un critère permettant de décider si la métaphysique peut devenir une science et comment elle y parviendra.

Telle est la philosophie critique qui n'a donc pas d'objet propre mais qui est la connaissance que la raison prend d'elle-même. La raison se fait comparaître à son propre tribunal où seront reconnus ses droits, condamnés ses prétentions abusives. La philosophie critique doit pouvoir se présenter comme un traité de méthode.

La raison est entrée dans la voie de la science lorsqu'elle a cessé d'être tenue en lisière par l'expérience et qu'elle a entrepris de la soumettre à ses propres exigences. La raison ne peut saisir que des objets produits par sa propre initiative. Par exemple, l'arpenteur ne pouvait que constater sur le terrain quelques propriétés remarquables des figures qu'il traçait. Le géomètre, lui, démontre ces propriétés au moyen de ce qu'il y met par sa seule pensée. De même la physique scientifique ne se contente pas de constater empiriquement les faits sensibles mais soumet la nature à la raison. Une expérimentation est toujours un processus construit pensé et le physicien va vers la nature non comme un élève va vers son maître mais comme un juge va vers un témoin. Pourquoi ne pas opérer une révolution de ce genre en métaphysique et ce d'autant plus que, dans cette discipline, on prétend connaître des objets situés justement hors de l'expérience ?

L'opinion pense que toute connaissance doit se régler sur ses objets (ce qui conduisit les anciens à croire que les astres tournaient autour d'un observateur terrestre immobile). Copernic fit faire un progrès décisif à l'astronomie en admettant au contraire que ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance. Telle est la révolution copernicienne qu'il faut aussi opérer en métaphysique.La théorie de la connaissance.Il s'agit de découvrir les principes a priori (c'est à dire antérieurs à l'expérience, conditions de l'expérience) qui fondent l'objectivité de la connaissance. C'est ce que Kant appelle la logique transcendantale (par opposition à la logique formelle qui s'attache à la seule forme de la pensée vidée de tout contenu pour en étudier les règles).Kant montre que les conditions qui rendent la connaissance possible sont en même temps celles qui rendent possibles les objets de l'expérience. Ainsi, pour expliquer que la pensée peut comprendre les choses, il n'est plus nécessaire de recourir à Dieu pour préétablir leur harmonie comme le faisait Descartes.

a) L'esthétique transcendantale.Ce qui rend à la fois possible la représentation des choses et l'existence de ces choses, c'est d'abord

l'espace et le temps. L'espace et le temps sont les conditions des phénomènes c'est à dire des objets non tels qu'ils sont (et que Kant appelle les choses en soi) mais tels qu'ils apparaissent dans l'expérience. Certes nul phénomène n'existerait sans les choses en soi (Comment avoir une représentation de l'objet si l'objet n'existe pas en lui-même ?) mais seuls les phénomènes sont connaissables alors que la chose en soi, la chose telle qu'elle est indépendamment de tout point de vue, ne peut jamais être l'objet de notre science.Tout phénomène est dans l'espace et le temps. L'espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité.

•Ce sont des formes au sens où ils structurent la connaissance.•Ils sont a priori car ils sont les conditions de notre expérience (comment envisager une expérience

hors de l'espace et du temps ?) sans en dériver.•Ils relèvent de la sensibilité c'est à dire que ce ne sont pas des concepts de l'entendement.

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b) L'analytique transcendantale.Pour connaître les phénomènes, il faut deux facultés : la sensibilité avec ses intuitions (ce qui correspond à l'usage de nos sens) et l'entendement avec ses concepts. C'est de ces concepts et des principes qui permettent leur usage que traite l'analytique transcendantale.Il faut en effet que l'entendement relie les sensations pour que nous puissions connaître. Il le fait au moyen de concepts essentiels qui permettent les différentes formes de jugement et que Kant appelle les catégories. Ces catégories sont au nombre de douze et s'organisent avec leur jugement correspondant selon le tableau suivant :

Le plus court chemin d'un point à un autre est un segment de droite.

Le monde existe soit par effet du hasard, soit par nécessité, soit par une cause extérieure

L'âme est non mortelle

Tous les hommes sont mortels.

Exemple

Une affirmation est présentée comme nécessaire

J'établis un rapport de propositions entre elles en tant que l'une exclut les autres et que tous les cas sont considérés.

Un jugement affirmatif contient un prédicat négatif

Ce que je dis s'applique à tous les cas.

Commentaire

Nécessité / Contingence

Communauté(Action Réciproque)

LimitationTotalitéCatégorie

ApodictiqueDisjonctifIndéfiniUniverselJugement

Il est en train de pleuvoir

S'il y a une justice, les méchants seront punis

Il ne pleut pasQuelques hommes sont heureux

Exemple

Une affirmation ou une négation est présentée comme réelle

J'énonce une relation de cause à effet

Je nie quelque choseCe que je dis s'applique à plusieurs cas mais non à tous.

Commentaire

Existence / Non existence

Causalité / Dépendance(Cause et Effet)

NégationPluralitéCatégorie

AssertoriqueHypothétiqueNégatifParticulierJugement

Il pleuvra peut-être demain

Ses yeux sont bleusIl pleutJacques Durand a les yeux verts

Exemple

Une affirmation ou une négation est présentée comme simplement possible.

J'attribue un accident à une substance

J'affirme quelque chose

Ce que je dis s'applique à un seul cas

Commentaire

Possibilité / Impossibilité

Inhérence / Subsistance(Substance et Accident)

RéalitéUnitéCatégorie

ProblématiqueCatégoriqueAffirmatifSingulierJugement

Jugements de modalité

Jugements de relation

Jugements de qualité

Jugements de quantité

c) La dialectique transcendantaleKant y montre les illusions de la raison lorsqu'elle prétend connaître les noumènes (Dieu, la liberté, l'âme etc.)

Journé Éric 58/91

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Quand l'entendement procède par concepts, la raison pense par idées. Ce qui caractérise les idées est qu'elles pensent leur objet au-delà de l'expérience en de purs êtres de pensée ou noumènes. La métaphysique a pris de simples pensées pour de véritables connaissances sans égard au fait que le passage des premières à la connaissance n'est possible que si l'objet est donné dans une intuition sensible.Voici les erreurs et illusions contenues dans la métaphysique classique :

•Les paralogismes de la psychologie rationnelle : Kant critique le fameux " Je pense " de Descartes qui conclut à l'existence d'une substance pensante sans voir que le "je" n'est qu'une simple fonction logique.

•Les paralogismes de la cosmologie rationnelle : on veut connaître le monde tel qu'il est en soi. La raison devient la proie d'antinomies c'est à dire qu'elle est capable à la fois de démontrer la thèse et l'antithèse au moyen de raisonnements dont la forme logique est également irréprochable. Les antinomies sont au nombre de quatre et portent donc sur quatre questions : Y a-t-il une origine du monde dans le temps et une limite du temps dans l'espace ? La substance est-elle ou non divisible à l'infini ? Y a-t-il par delà le déterminisme naturel une causalité libre ? Existe-t-il une cause première au monde ? Par exemple, je peux démontrer aux moyens de raisonnements tout aussi irréprochables à la fois qu'il existe une cause première au monde (Dieu) et que cette cause n'existe pas. Bien entendu, les deux démonstrations s'annulent l'une l'autre. On ne peut ici rien démontrer parce qu'on peut trop bien démontrer aussi bien la thèse que l'antithèse.

•Les paralogismes de la théologie rationnelle : on avance des preuves non concluantes de l'existence de Dieu.L'argument ontologique confond existence et prédicat. L'argument ontologique se résume ainsi : Je conçois l'idée d'un Dieu parfait. Or, l'existence est une perfection. Donc, Dieu existe. Je fais donc de l'existence un prédicat ce qui constitue une confusion aux yeux de Kant. L'argument cosmologique consiste à tenir le raisonnement suivant : tout effet a une cause. Donc le monde (effet) doit avoir une cause (Dieu). Dieu existe donc. Il s'agit, selon Kant d'un usage illégitime du principe de causalité car ce principe ne vaut que dans le monde.L'argument physico-théologique consiste à dire que le monde est une œuvre d'art, une harmonie, ce qui suppose un Dieu ordonnant l'ensemble. Il ne s'agit pas pour Kant d'une preuve suffisante.Ainsi la raison ne peut connaître les noumènes. Mais quel est alors son usage ? Il est double :

•Un usage régulateur et heuristique. La raison en posant des objets en idées propose des points de convergence pour la connaissance, des foyers imaginaires, l'horizon d'une perfection inaccessible.

•Mais, surtout, l'intérêt le plus élevé de la raison n'est pas la connaissance mais l'action. Elle n'a pas à déterminer ce qui existe dans le monde mais ce qui doit être pour la liberté.Quant aux noumènes, à défaut d'être l'objet de notre savoir, ils peuvent devenir l'objet d'une foi de la raison.On trouvera ci-dessus un tableau récapitulatif des facultés dans la Critique de la Raison Pure :

Pensée, croyance -> Domaine pratique.

Raison -> IdéesChoses en soiNoumènes

Connaissance -> Domaine théorique.

Sensibilité -> IntuitionsEntendement -> Concepts

Phénomènes

La philosophie pratiquea) La volonté bonne.

Il n'y a de morale qu'une volonté bonne. La volonté bonne est une volonté qui veut le bien et qui le veut vraiment. Il ne s'agit pas d'une simple intention mais d'une volonté ferme qui aboutit presque toujours à l'action (sauf, bien sûr, lorsqu'elle est empêchée par quelque chose d'extérieur).Seule la volonté bonne est morale. Tout le reste, talents de l'esprit (intelligence, esprit critique etc.), qualités de tempérament (persévérance, courage, décision) peut être bon ou mauvais selon l'usage qu'en fait la volonté.

La volonté est bonne en elle-même. Ce n'est pas son œuvre qui est bonne, ni ses succès, ni son aptitude. C'est le vouloir lui-même. Autrement dit, on ne mesure pas la moralité au contenu de l'action mais à sa forme (à savoir la volonté qui a présidé à cette action). C'est en ce sens qu'on a pu dire qu'il y a un formalisme de Kant, une morale formelle. Dès lors même si la volonté bonne n'avait aucune influence et que, malgré tous ses efforts par l'utilisation de tous les moyens dont elle dispose, elle n'arrivait à rien, elle garderait toute sa valeur.

Pour Kant jamais un sentiment n'est moral. Par exemple, la pitié n'est pas morale car elle relève du sentiment et non de la raison. La morale kantienne est une morale rationnelle. La volonté bonne est déterminée par la raison. La volonté trouve dans la raison les règles de son action. Il y a un certain rigorisme kantien : il faut exclure tout sentiment de la morale. Le seul sentiment acceptable est le respect mais il s'agit du respect de la loi morale.

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b) Le devoir Chez Kant, il faut distinguer deux sortes d'action à savoir l'action faite par devoir et l'action

seulement conforme au devoir.Seule la première de ces deux actions est morale et non la seconde. Le véritable acte moral se fait par devoir et doit aller sans inclination c'est à dire sans intérêt.Par exemple, imaginons un commerçant qui vend ses articles à un prix convenable, sans chercher à voler sa clientèle. Il se dit moral mais, nous l'avons dit, un acte en lui-même n'est jamais moral. Tout dépend de l'intention qui y préside. Si notre commerçant agit par devoir c'est à dire qu'il est simplement un honnête homme qui considère qu'il ne faut pas escroquer la clientèle, alors il est effectivement moral. En revanche, s'il agit ainsi uniquement par intérêt, ayant compris que, s'il vendait plus cher, la clientèle irait voir ses concurrents, alors son attitude n'a aucune valeur morale.

Bien plus, même si l'inclination n'est pas un intérêt mais le simple plaisir de faire le bien, l'acte n'est pas moral. Si j'éprouve du plaisir à faire le bien, je ne suis pas pleinement moral car je n'agis pas seulement par devoir mais aussi pour mon plaisir. Un être qui par tempérament est indifférent à tout et qui, néanmoins, fait le bien est plus moral que celui qui le fait avec plaisir. Mais qu'est ce que le devoir ? Le devoir est la nécessité d'accomplir une action par seul respect pour la loi morale. Je peux à la rigueur avoir de l'inclination pour l'effet de l'action mais je ne peux en avoir, si je veux être moral, pour l'action elle-même. De ce point de vue, Kant remarque qu'il est douteux que des actions aient jamais été réalisées par devoir et que, du reste, des philosophes ont attribué à l'amour propre la totalité de nos actions. Il est impossible d'établir par expérience un seul cas où l'action ait été effectuée par devoir car on ne peut jamais pénétrer jusqu'aux mobiles secrets des hommes. Mais peu importe ! Cela ne change rien à la nature de la morale.

c) l'impératif catégorique.La représentation d'un principe en tant que contraignant pour une volonté s'appelle un

commandement et la formule du commandement s'appelle un impératif. Les impératifs s'expriment par le verbe devoir (sollen). "Il le faut" et non pas "je le veux", telle est la formule du commandement.L'impératif est donc ce qui dit ce qui est bon à faire à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. L'impératif dit à la volonté "il faut", lorsque la volonté préférerait dire "je veux". Nous n'obéissons pas nécessairement à l'impératif et l'impératif apparaît bien comme une contrainte. Kant fait remarquer qu'une volonté parfaitement bonne n'aurait nul besoin d'impératif parce qu'elle voudrait nécessairement ce qui est en accord avec la loi morale. C'est le cas de Dieu mais chez l'homme le mal est possible. Notre volonté doit donc se plier à la contrainte de l'impératif. Il existe deux sortes d'impératifs :

•Les impératifs hypothétiques expriment la nécessité pratique d'une action comme moyen d'arriver à quelque chose que l'on veut ou pourrait vouloir. Ils sont conditionnels. Ils s'expriment sous la forme : "Si je veux faire ceci, alors je dois faire cela". Ils expriment seulement que l'action est bonne pour accomplir telle ou telle fin. Par exemple "Si je veux planter un clou, alors je dois utiliser un marteau". On voit clairement que ceci n'a rien à voir avec la morale.

•Les impératifs catégoriques expriment qu'une action est nécessaire pour elle-même, objectivement, sans autre but. L'impératif catégorique n'est soumis à aucune condition particulière et est donc toujours valable quelles que soient les circonstances. Par exemple, si je peux montrer que ne pas mentir est un devoir alors il me faudra toujours le respecter, quelles que soient les circonstances, même si par exemple un meurtrier me demande où se cache mon ami.

Pour Kant, seul l'impératif catégorique est moral. C'est la loi morale et il n'en existe d'ailleurs qu'un seul même s'il peut recevoir plusieurs formulations. La première formulation de l'impératif catégorique s'exprime ainsi : "Agis toujours de telle sorte que tu puisses aussi vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle". Il s'agit de se demander à chaque fois que l'on agit si l'on peut vouloir raisonnablement et sans se contredire que tout le monde agisse de la même façon. Par exemple supposons que j'ai besoin d'argent par besoin vital et que j'en emprunte en sachant très bien que je ne pourrais jamais le rendre, puis-je moralement promettre que je rendrai cet argent sachant que si je ne le promets pas on ne me le donnera pas et que j'en ai pourtant besoin ? Poser la question de la moralité d'un tel acte revient à se demander s'il est possible de faire un principe universel de la fausse promesse. Mais si c'était le cas, si toute promesse était fausse, personne ne croirait ce qu'on lui promettrait et il n'y aurait plus aucun sens à promettre. Considérer la fausse promesse comme morale est contradictoire.

Une seconde formulation de l'impératif catégorique s'énonce ainsi : "Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen". Dans notre exemple, il est clair que par la fausse promesse j'utilise l'autre comme un moyen. Je fais de lui un instrument au service de mon intérêt. De la même façon vouloir se suicider est immoral puisque faire de ma personne une fin suppose de continuer à vivre et non de m'anéantir.

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d) morale et métaphysique La morale une fois constituée va fonder la métaphysique. Kant en déduira en effet des raisons de

postuler l'existence de Dieu et celle de la liberté. La morale va fonder logiquement la métaphysique. Il n'y a pas de morale sans liberté au sens où seul un être libre peut être moral. Comment en effet qualifier de moral (ou d'immoral) quelqu'un qui aurait agi contraint et forcé ? Mais on sait que l'existence de la liberté faisait partie de ces problèmes indécidables où l'on peut à la fois démontrer la thèse et l'antithèse (voir plus haut). La morale va cependant nous donner des raisons de postuler l'existence de la liberté. En effet, toute philosophie morale serait absurde si l'homme n'était pas libre. Or la raison a néanmoins pu construire une morale. Renoncer à cette œuvre de la raison qu'est la morale c'est renoncer à ce qu'il y a de spécifiquement humain dans l'homme. C'est retomber au niveau de l'animalité. Il faut donc admettre que nous sommes libres. Certes ce postulat est un acte de foi mais il s'agit d'une foi raisonnable. En ce qui concerne le problème de Dieu, le raisonnement est analogue. L'existence de Dieu va être le fondement ontologique de la morale et la morale le fondement logique de l'existence de Dieu. Kant fait remarquer qu'il n'y a nulle liaison nécessaire entre la moralité et le bonheur pour l'excellente raison que la morale exclut la considération de notre intérêt et donc de notre bonheur. Pourtant le bonheur est aussi une de nos préoccupations. Si on ne postule pas l'existence de Dieu, l'homme honnête semble renoncer à cet autre but humain qu'est le bonheur. C'est Dieu qui m'assure que la finalité morale conduit au Souverain Bien, synthèse des finalités morales et empiriques de l'homme.

e) La théorie de l'histoire et de la politique.C'est par le mal que commence l'histoire de la liberté car elle est l'œuvre de l'homme. Si on s'en tient

à ce que l'on voit, l'histoire semble un récit privé de sens, plein de bruit et de fureur. Quant au problème de la constitution des sociétés humaines, il est si peu d'ordre rationnel et moral qu'il pourrait être résolu par un peuple de démons pourvu qu'ils fussent intelligents puisqu'il s'agirait de trouver un système garantissant leur vie et leurs biens à des êtres dont chacun voudrait s'exempter des lois permettant d'y parvenir : " Le bois dont l'homme est fait est si tordu qu'on ne voit pas comment on pourrait en équarrir quelque chose de droit".

L'homme est un animal qui, lorsqu'il vit parmi ses semblables, a besoin d'un maître pour soumettre son égoïsme à une volonté générale assurant à chacun sa liberté. Mais où trouver ce maître ailleurs que dans l'espèce humaine ? Et ce maître, par conséquent, aura lui-même besoin d'un maître etc.Pourtant l'espèce humaine progresse. On peut soupçonner dans la nature l'action d'un sage dessein. Ainsi c'est notre insociabilité qui nous rend finalement sociable quand le déchaînement anarchique de nos égoïsmes suscite le besoin d'un ordre social et de lois. La raison alors forme l'idée du principe de tout État juste : celle d'un contrat originaire, tel qu'il oblige toute législation à pouvoir se présenter comme issue d'une volonté générale afin qu'il soit possible à tous de vouloir lui obéir (on notera l'influence de Rousseau. )

De même la puissance de l'argent (qui n'est pas morale) a poussé les hommes à rechercher la paix pour pouvoir commercer librement. La raison éclairée propose alors comme un devoir l'institution d'une société des États libres, seule capable de garantir une paix perpétuelle.La Critique de la faculté de jugera) L'esthétique

Il s'agit de résoudre la question suivante : quelles sont les conditions du jugement esthétique c'est à dire du jugement qui me fait affirmer d'un objet qu'il est beau ?

•Une finalité sans fin : le beau n'est pas l'utile et ne renvoie donc à aucune fin extérieure. En revanche l'objet beau est harmonie et constitue donc une finalité interne. Par exemple dans un tableau chaque couleur, chaque coup de pinceau contribue à ce résultat qu'est le tout.

•Un universel sans concept : le jugement esthétique est un jugement universel en ce sens qu'il est en droit valable pour tous. Il faut distinguer le beau de l'agréable qui lui ne concerne que l'individu parce qu'il n'est qu'un plaisir des sens. Je peux certes trouver agréable le vin des Canaries quand un autre ne l'aimera pas, trouver douce la couleur violette quand un autre la trouve triste et il n'est pas question ici d'en discuter pour savoir qui a raison. Mais quand je dis d'un objet qu'il est beau, je m'attends à ce qu'autrui juge comme moi. Néanmoins, le caractère universel de ce jugement n'en fait pas un jugement logique comme on en trouve dans les sciences. Il est en effet impossible de définir, de conceptualiser, le beau.

•Un plaisir désintéressé : le seul critère qui me permette de dire d'un objet qu'il est beau est la satisfaction, le plaisir, que j'éprouve à sa représentation. Mais il faut distinguer ce plaisir du plaisir intéressé procuré par l'agréable. Parce que l'utilité ne doit pas intervenir dans le jugement esthétique, celui-ci ne peut être que désintéressé.

Il faut distinguer le beau du sublime. Si le beau est fini, le sublime, lui, nous dépasse infiniment. Ce sont les objets terribles, démesurés qui inspirent le sublime et nous portent à penser que l'homme peut surmonter sa petitesse.

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b) Le vivantOn reconnaît les vivants à ce qu'ils sont à la fois cause et effet d'eux-mêmes. Par exemple, un arbre se produit lui-même, comme espèce en se reproduisant, comme individu en s'accroissant. Il se produit à la fois dans ses parties et dans sa totalité. Le vivant et un être organisé et s'organisant lui-même. On ne peut expliquer la vie uniquement par des lois mécaniques et Kant montre la différence de nature entre le vivant et la machine. Une montre ne se reproduit pas, ne peut se réparer elle-même. Chacune de ses parties ne saurait engendrer les autres. Or tous ces aspects existent dans le vivant. "Un produit organisé de la nature est un produit où tout est fin et moyen réciproquement" Les principales œuvres.

• Dissertation de 1770• Critique de la raison pure (1781-1787)• Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science (1783)• Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique (1784)• Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)• Critique de la raison pratique (1788)• Critique du jugement (1790)• La Religion dans les limites de la simple raison (1793)• Traité de paix perpétuelle (1795)• Anthropologie du point de vue pragmatique (1798)

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68 Hegel a construit un immense système ordonnant à la fois toutes les connaissances de l'époque et les systèmes de ses prédécesseurs. Grand philosophe de l'histoire l'approche de sa pensée n'est guère aisée. Représentant de l'idéalisme, il influencera profondément la philosophie de ses successeurs.

Principales œuvres. Les sources de sa pensée.

Hegel reprend l'Idée platonicienne, mais prise dans un sens nouveau, dynamisme de l'Esprit se réalisant dans le monde et dans l'histoire des hommes.Il est influencé par Kant (dont il veut dépasser le formalisme) et par Schelling (qu'il critique).La révolution française, Napoléon, le monde industriel fournissent matière à sa réflexion. La vie de Hegel

Georg Wilhem Friedrich Hegel naît à Stuttgart le 27 août 1770, d'un père petit fonctionnaire.De 1777 à 1788, il est collégien au gymnasium de Stuttgart. Elève modèle, il s'exerce au latin, au grec, se forme sérieusement aux mathématiques et à la physique.Le 27 Octobre 1788, il entre au séminaire protestant de Tübingen. Il apprend la philologie, la philosophie et les mathématiques en compagnie d'un camarade, Hölderlin, avec qui il se lie d'une intime amitié. Il lit Rousseau, Kant, dans l'écho de la Révolution Française. En 1790, Schelling le rejoint au séminaire. Le 27 septembre 1790, Hegel obtient sa maîtrise de philosophie.De 1790 à 1793, il étudie la théologie luthérienne orthodoxe. Il s'intéresse à la botanique et à l'anatomie.En octobre 1793, Hegel devient précepteur dans la famille du capitaine Von Steiger à Berne. Il le restera jusqu'en 1796. En 1795, il écrit une Vie de Jésus. De 1797 à 1800, il est précepteur à Francfort où il continue d'étudier Kant et lit Fichte.

La succession de son père (mort en 1799) libère Hegel (pour quelque temps) des soucis matériels. Il se rend à Iéna en 1801 où Schelling vient de remplacer Fichte à l'Université. Il se livre alors à une intense activité intellectuelle d'où naîtra l'hégélianisme. Il devient Privatdozent à l'Université d'Iéna (poste auquel il renoncera, trop mal payé, en 1807).

Il achève la Phénoménologie de l'Esprit en 1807, année où il devient rédacteur en chef de la Gazette de Bamberg. Pour des raisons de censure politique il en est chassé en 1808 et devient directeur du gymnase de Nuremberg. Il travaille à adapter son enseignement au secondaire et compose sa Science de la logique qui paraît de 1812 à 1816.

De son mariage (1811) naîtront deux fils dont l'un deviendra professeur d'histoire et l'autre pasteur.En 1816, Hegel obtient une chaire de professeur titulaire à l'Université d'Heidelberg. Au début ses étudiants sont peu nombreux. Il publie l'Encyclopédie des sciences philosophiques en 1817.

A la mort de Fichte (1818), Hegel occupe sa chaire à Berlin. Il la gardera jusqu'à sa mort. Son activité est considérable, sa célébrité croissante et ses cours suivis par des élèves dont certains sont déjà célèbres. Il passe d'abord pour le philosophe officiel de la monarchie prussienne et est attaqué comme tel.

Puis il sera suspecté par le pouvoir lui-même. En 1821 il publie les Principes de la philosophie du droit. Il voyage durant les vacances et notamment passe en 1827 par Weimar où le reçoit Goethe et Paris où l'accueille Victor Cousin.

Il meurt le 13 novembre 1831 du choléra à 61 ans. L'Esthétique, la Philosophie de la religion et la philosophie de l'histoire seront publiés après sa mort. Apport conceptuel.

Résumer la philosophie de Hegel, c'est prendre un double risque : soit dénaturer sa pensée par excès de simplification, soit la rendre incompréhensible au néophyte par souci d'être complet. C'est qu'il s'agit là d'une pensée difficile ! Nous nous contenterons, par conséquent, de souligner quelques aspects essentiels, ce qu'il est important de connaître pour le candidat au baccalauréat littéraire. Hegel fait sien tout le savoir de son temps. La philosophie doit penser la totalité du réel et celle de Hegel se veut un système c'est à dire un ensemble organisé de concepts dont tous les éléments sont interdépendants.Le langage.

Le point de départ du savoir, selon Hegel, n'est pas la conscience mais le langage. Nous ne pouvons, en effet, penser sans les mots. Tout discours, certes, suppose un sujet mais nul ne parle sans se soumettre aux règles du langage qu'il n'invente pas. Le langage est donc rationalité. La pensée se constitue dans et par le discours (le logos est indissociablement pensée et parole, concept et langage) et l'hégélianisme se veut une philosophie adéquate à cette manifestation originaire de l'esprit (au commencement est le verbe !). Il faut rejeter tout enfermement dans l'ineffable (qui est la marque d'une pensée non élaborée, " à l'état de fermentation "), mais aussi tout renoncement à la connaissance de l'être en lui-même (Hegel rejettera l'opposition kantienne entre phénomène et chose en soi. On sait que chez Kant la chose en soi était inconnaissable. )

La dialectique.Journé Éric 63/91

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La dialectique est la marche de la pensée procédant par contradictions surmontées en allant de l'affirmation à la négation et de la négation à la négation de la négation (on dit parfois : thèse, antithèse, synthèse). Le devenir s'opère par dépassements successifs des contradictions. Dépasser, ici, c'est nier mais en conservant, sans anéantir. Par exemple, la fleur nie le bouton mais en même temps le conserve puisqu'elle en est le prolongement. De même le fruit nie la fleur tout en la conservant. Chaque terme nié est intégré. Les termes opposés ne sont pas isolés mais en échange permanent l'un avec l'autre. Tout ce qui est possède donc trois aspects ou trois moments (logiques et pas nécessairement chronologiques).La contradiction joue un rôle essentiel. Toute réalité est un jeu de contradiction : mort et vie, être et néant etc. Le négatif est créateur.

La dialectique du maître et de l'esclave.Aux yeux de Hegel, l'existence d'autrui est indispensable " à l'existence de ma conscience comme conscience de soi " car à l'origine du problème de l'existence d'autrui, il y a la présupposition fondamentale qu'autrui c'est l'autre c'est à dire le moi qui n'est pas moi, que je ne suis pas. Ce n'est que parce que je vois l'autre comme différent, comme opposé à moi que je prends conscience par différence de moi. Le moi n'a de sens qu'en tant qu'il n'est pas autrui. Non seulement je ne prends conscience de moi que par la prise de conscience de l'autre, mais la connaissance de soi requiert la reconnaissance de soi par l'autre. C'est ce que développe la fameuse dialectique du maître et de l'esclave :

•Hegel décrit d'abord l'homme comme un individu immergé dans la nature dont il fait partie. Sa conscience n'est pas une pure conscience mais une conscience immergée dans la réalité. Ainsi, initialement, l'homme ne fait pas de distinction entre les illusions et la réalité, entre ce qu'il pense du réel et le réel lui-même.

•C'est parce qu'il est confronté au réel que l'homme va progressivement distinguer l'en-soi (c'est à dire le réel) du pour-moi (c'est à dire la réalité telle qu'il la pense ou plus exactement telle qu'il la saisit car alors n'existe encore qu'une certitude sensible immédiate).

•La conscience va ensuite prendre conscience d'elle-même. Elle ne saurait le faire efficacement par l'introspection mais plutôt par l'action. La conscience va devenir conscience pratique. Elle va vouloir s'approprier les choses. Le monde sensible va lui apparaître comme l'Autre qu'elle veut assimiler. C'est ce qu'on nomme le désir. Or le désir est actif. Désirer quelque chose c'est désirer le transformer par son action. Par exemple le désir qu'est la faim veut transformer la nourriture désirée en la mangeant. Le désir de transformation de la nature se manifeste dans le travail. Travailler, c'est nier la nature pour la vaincre, soumettre le monde extérieur à la forme humaine. Le travail pour Hegel est anthropogène c'est à dire qu'il fait de nous des humains.

•Mais le désir est aussi désir d'être reconnu par un autre. La conscience veut qu'une autre conscience la reconnaisse comme conscience sinon elle n'est pas pleinement conscience de soi. L'homme est un être social et les consciences vont s'affronter car on ne conçoit pas (au moins dans un premier temps), que la reconnaissance puisse se faire autrement que dans l'inégalité et l'asservissement. Chacun veut donc asservir l'autre pour être reconnu par lui. Les consciences s'affrontent dans une lutte qui va être une lutte à mort.

•Chacun des deux adversaires veut être reconnu par l'autre. Or, dit Hegel, l'un va accepter de risquer sa vie pour être reconnu. Il va préférer la mort à l'éventualité de n'être pas reconnu. L'autre, au contraire, va ressentir la peur et va préférer vivre soumis que mourir. Le premier sera le maître, le second sera l'esclave. Le premier ne sera plus soumis au travail, le second va travailler pour le premier.

•Or, dit Hegel, le porteur de la continuation de l'histoire n'est pas le maître mais bien l'esclave. L'esclave peut se libérer parce qu'il travaille. Le maître, lui, se sert du corps de l'esclave comme s'il était son propre corps pour transformer la nature, pour travailler. Il n'a donc plus de rapport avec la nature que par l'intermédiaire de l'esclave. Le maître a perdu tout rapport proprement humain avec la nature. Il ne lui impose plus par le travail une forme propre à satisfaire ses besoins. Il n'a plus qu'à jouir sans transformer et est donc comme l'animal. Il dépend de l'esclave pour satisfaire ses besoins.La lutte des consciences entre elles où l'un acceptant de risquer la mort est reconnu et où l'autre qui ne l'a pas risquée se soumet, aboutit donc au rapport maître / esclave. Si le maître est conscience de soi, il ne l'est pleinement que parce que l'autre l'a reconnu. Quant à l'esclave, dans cette relation à l'autre qui est une relation de lutte, il a éprouvé la disparition possible, la fragilité de son existence et a donc pris conscience aussi de lui-même. Dans les deux cas la conscience de soi passe par autrui.La philosophie du droit, l'Etat.

Dans les Principes de la philosophie du Droit, l'analyse part de la liberté et donc de la volonté. Qu'est-ce qu'une volonté libre ? Au commencement la liberté se présente comme abstraite : c'est l'arbitraire. Mais l'arbitraire qui consiste à faire ce qui nous plaît est en fait le contraire même de la liberté. On fait n'importe quoi.

Il faut donc que la volonté devienne une volonté qui décide, qui choisisse véritablement grâce au jugement. C'est ce qu'on appelle le libre arbitre.

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Au-delà se situe la volonté raisonnable qui ne veut pas être libre si les autres ne le sont pas. Elle ne peut se réaliser que dans la sphère du droit, dans les institutions. Le droit abstrait apparaît comme la première forme de réalisation de la liberté. La question qui se pose alors est de savoir comment le pouvoir naît du vouloir. Le pouvoir n'est pas une catégorie ajoutée au vouloir pour Hegel. Contre les théoriciens anarchistes, il soutient que c'est de la volonté que doit naître la loi c'est à dire le pouvoir.1) Le droit abstrait

La loi est l'œuvre première, fondamentale, du libre vouloir. Elle n'est pas une contrainte extérieure mais ce moment où la liberté se veut elle-même. Il ne faut pas oublier que Hegel réfléchit à partir des idées de la révolution française et du destin des idées de Rousseau.Au contraire de Kant, Hegel ne parle pas de devoir mais de droit. Le droit existe, la morale a à être et est donc seconde. Le droit est le lieu de l'universalité au sens où la loi est valable pour tous. La volonté se donne un contenu c'est à dire un but à réaliser. La liberté n'est liberté que si elle rencontre un contenu :

•La propriété. L'esprit n'est libre qu'en s'investissant dans la chose. Juridiquement les hommes n'entrent en contact que grâce à la médiation des choses. De même que les propriétés se limitent et se déterminent réciproquement, de même ma volonté de posséder se heurte à une prétention identique de la part d'autrui mais aussi la suppose car la valeur de ce que je possède est fonction du désir, virtuel ou réel, qu'autrui a de mon bien. Au fond nous désirons moins les choses elles-mêmes que le désir des autres qui se porte sur elles, d'où des conflits, des compétitions. Ce qui est possédé par tous n'est plus désiré par personne et le désir se déplace vers d'autres biens pour lesquels les antagonismes renaissent. La propriété c'est la possession, l'usage (se servir de ce qu'on possède) puis éventuellement le fait d'échanger, d'aliéner (au sens de donner ou vendre) le bien possédé. L'échange ne peut avoir lieu que dans le Contrat

•Le Contrat. C'est l'opération juridique par laquelle les choses entrent en échange. Le contrat est la première forme de liberté concrète parce que, grâce à lui, je ne suis pas libre contre les autres mais avec les autres sans pour autant renoncer à ma personnalité. Le contrat conclu doit être respecté mais il peut y avoir mauvaise foi.

•L'injustice apparaît. L'injustice est le contraire du droit. Le problème est que le droit abstrait n'est pas le droit mais un droit. La violation du droit révèle que le droit n'est qu'une apparence.L'injustice se présente elle-même sous trois formes :

•Le tort de bonne foi. C'est le dommage involontaire. Tout le monde revendique la propriété d'un même bien. Le droit est encore équivoque, non fondé.

•La fraude. La volonté individuelle a pris conscience de la fragilité du droit et s'en sert à des fins partisanes. C'est l'imposture, la tromperie.

•Le crime. C'est la violation du droit.Se pose alors la question du châtiment et de la légitimité juridique de la peine. Nous cherchons spontanément à établir une équivalence entre le crime et le châtiment et les paradoxes viennent de là. Par exemple, qu'y a-t-il de plus grave ? Voler une voiture ou voler de l'argent ? Comment établir des équivalences ?

Pour Hegel, il ne peut y avoir ni une moralisation ni une sacralisation de la peine. Le droit abstrait n'est ni la sphère de la morale, ni celle de la religion. La morale parle de faute, la religion de péché, alors que le droit parle de crime. Nous ne sommes pas dans le même domaine. La fonction de la peine doit être comprise : le crime est une violation du droit et la peine a pour fonction de rétablir le droit. On remarquera ici un bon exemple de la dialectique hégélienne : la loi s'affirme (affirmation), le crime la nie (négation), le châtiment nie le crime et rétablit le droit (négation de la négation). L'injustice est la négativité première qui détruit le droit. C'est la violation du droit comme droit et la peine est au fond le droit du criminel. Imposer une peine à un criminel, c'est lui faire l'honneur de le considérer comme l'être raisonnable que, certes, il n'a pas été, mais qu'il devait être. La peine vise à rétablir par la contrainte le droit violé.Il se peut que dans la conscience de l'homme naisse un nouveau principe de justice, l'idée d'une justice dénuée de subjectivité, de contingence, d'une justice universelle. Cette nouvelle sphère est celle de la morale car si le droit n'est pas la morale, il y prépare.2) La moraleLa morale est d'abord subjective, ce qui correspond en gros à la moralité kantienne. Kant a eu le mérite de partir de la libre volonté.a) La moralité subjective :

•La responsabilité. On n'est responsable que de ce que l'on veut, que de ce qu'on a librement décidé. Il faut bien voir que pour la pensée moderne Œdipe n'est nullement responsable puisqu'il n'a voulu aucun de ses crimes.

•L'intention. Être moral consiste à suivre non pas ses inclinations sensibles mais la loi morale. Être moral suppose une volonté bonne.

•Le bien et le devoir. Il faut pour être moral agir par devoir, pour le devoir.Tout ceci suit la moralité kantienne. Mais, selon Hegel, celle-ci se heurte à des impasses.

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Le pur moralisme est inefficace. La morale doit être vécue au niveau de la communauté. Il faut passer de la moralité subjective à la moralité objective.b) La moralité objective. Celle-ci se réalise au niveau des trois sphères suivantes :

•La famille•La société civile•L'État.Ce sont les trois lieux où la morale s'effectue concrètement, où se réalise le libre vouloir.

La société civile est le monde du travail, de la production. C'est la sphère économique, le lieu du besoin. La liberté ici chute au niveau de la nature. D'une certaine façon la liberté s'y réalise car l'homme y vaut parce qu'il est homme et non parce qu'il serait catholique ou juif etc. et si chacun travaille pour lui-même, le résultat est universel puisque se constitue une fortune publique, nationale. Mais c'est aussi le lieu de la nécessité (il faut travailler pour vivre) et aussi du conflit et des contradictions. La société du besoin ne peut fonctionner que si elle repose sur un besoin indéfini. Il se produit une différenciation des groupes sociaux qui sont en opposition. La société moderne produit un groupe social qui perd le sentiment du droit et de la légitimité et donne la possession dans les mains d'une classe de la totalité des richesses. Le pauvre comprend que son travail n'a ni sens, ni utilité. La richesse des uns se réalise à partir de la pauvreté des autres. L'ordre des choses apparaît comme un jeu formel, mécanique des intérêts particuliers. Les fins sont occultées. L'homme du travail ne suit que son intérêt particulier et la société ne sait plus quelle fin elle poursuit. La société civile est à la fois nécessaire et insensée.Au-delà de cette rechute de la liberté dans la nature, il faut donc un lieu qui permette de réaliser l'éthique, qui permette de réconcilier les groupes : c'est l'État. Pour Hegel, l'État est la sphère où se règlent les conflits.

L'État doit mettre fin aux contradictions et a donc un rôle d'arbitre. Il réalise la morale, la raison et la liberté. Il réalise la morale car le droit de l'individu ne peut se réaliser que dans une organisation supra individuelle. Il réalise la raison parce qu'il parle universellement pour tous. Il réalise la liberté car l'homme ne peut être libre que dans et par l'État ( la pensée hégélienne est post révolutionnaire et il fait sienne la déclaration des droits de l'homme et du citoyen). L'État a donc pour but de mettre fin aux conflits. Certes, il se peut qu'il ne réalise pas ce but mais cela signifie que l'histoire continue et que ce sens de l'État qu'ont formulé les révolutionnaires français reste à réaliser. L'histoire n'est pas finie.L'histoire.

Selon Hegel, à travers le jeu des intérêts et des passions, ce qui se réalise dans l'histoire, c'est l'Idée, l'Esprit c'est à dire une rationalité profonde. La Raison gouverne le monde et l'histoire. L'histoire a été, est et sera rationnelle.

L'histoire ne peut être comprise que par la pensée : " Il faut regarder avec l'œil de la raison qui pénètre la superficie des choses et transperce l'apparence bariolée des événements." Or, le fait premier ce ne sont pas les passions ou le destin des peuples, la bousculade des événements mais l'esprit des événements, l'esprit conducteur des peuples. L'histoire tend vers un but que Hegel appelle Dieu ou philosophiquement Idée ou encore Esprit absolu c'est à dire la conscience de soi par laquelle l'esprit est libre. L'histoire va vers un développement de la rationalité, de la morale et de la liberté. Faut-il en conclure que les hommes sont plus raisonnables, plus moraux ou plus libres qu'autrefois ? Non pas, mais ce qui est contraire à la raison, à la morale ou à la liberté est de moins en moins supporté. Prenons pour exemple trois affaires judiciaires : au XVI° s., le chevalier de la Barre est arrêté, torturé et condamné à mort pour avoir refusé d'ôter son chapeau devant une procession religieuse. Personne ne proteste. Au XVIII° s., Calas est condamné pour un meurtre qu'il n'a pas commis. Certes l'injustice a bien lieu et l'accusé est exécuté. Mais, cette fois, des intellectuels, Voltaire en tête, protestent vigoureusement.

Quand Dreyfus, au XIX° s., est accusé injustement de haute trahison, ce n'est pas seulement l'intellectuel Zola mais toute une partie de l'opinion publique qui prendra sa défense. Ainsi, c'est bien une certaine idée de la justice, de la liberté qui progresse dans l'histoire.

Pour Hegel, l'histoire universelle, l'histoire du monde, ne considère pas des personnes singulières, réduites à leur individualité particulière mais un individu universel et déterminé c'est à dire un peuple et l'esprit de ce peuple (Volkgeist). Chaque peuple saisit cet esprit et en chaque peuple, certains individus que, pour cette raison, on appelle des grands hommes, en prennent mieux conscience et sont conducteurs d'âme.

Le grand homme est donc celui qui prend conscience de ce à quoi aspire la conscience des hommes et le réalise. Cela explique le consensus. Le grand homme ne fait que mettre en œuvre ce que veut le peuple. Le grand homme sans le peuple n'est rien mais le peuple a besoin du grand homme pour prendre conscience de ses aspirations et les réaliser.

Chaque peuple a son principe et tend vers lui comme s'il constituait la fin (le but) de son être. Son œuvre accomplie, il devra disparaître mais sa mort sera rajeunissement et passage à la vie pour

un autre peuple, lequel franchira à son tour une étape dans la marche de l'esprit du monde qui atteint son but final dans l'État, lieu de convergence de tous les autres côtés conscients de la vie : art, droit, mœurs, commodités de l'existence etc., et où se réalise objectivement la liberté.

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Le but de l'histoire est la réalisation de l'État et l'État est réalisation de la liberté.Si la raison gouverne le monde et se réalise dans l'histoire, il n'en est pas moins vrai que le spectacle

que présente l'apparence de l'histoire, ce que l'observateur voit directement, ce n'est pas l'unité mais l'incohérence et la discontinuité. Il faut distinguer l'histoire vraie de l'histoire apparente. Si l'histoire vraie va vers un développement de la raison, l'histoire apparente montre le spectacle de l'incohérence, de la violence, de la passion. Les passions et les intérêts se déchaînent et entraînent les individus et les peuples vers le mal et pour leur malheur. La question qui se pose alors est de savoir pour quelle fin le bonheur des peuples est si souvent sacrifié. Il n'y a pas de contradiction pour Hegel entre l'histoire apparente et l'histoire vraie. Les passions et les sacrifices sont, en effet, des moyens pour parvenir à se protéger contre les passions (un peu comme, lorsqu'on veut se protéger des éléments, on utilise ces mêmes éléments pour construire une maison). Les passions sont des moyens pour parvenir à se protéger des passions. L'histoire se fait par les passions. " Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passions " écrit Hegel. La passion est l'action faite en vue d'intérêts égoïstes. Les grands hommes ne sont pas des philanthropes. Il est clair qu'ils agissent par intérêt. Pourtant, sans le savoir, ils réalisent les fins rationnelles de l'histoire. Intérêt et désir sont les moyens dont se sert l'Esprit du monde pour parvenir à ses fins et s'élever à la conscience. Peuples et individus agissent pour leur bien propre mais ils servent inconsciemment à accomplir une tâche plus élevée.

Les consciences individuelles sont sans le vouloir ni le savoir au service de ce qui les dépasse. C'est ce que Hegel appelle la ruse de la raison.. Par la médiation des hommes passionnés, la raison devient et se réalise. Ainsi, si la dictature napoléonienne est d'abord au service des intérêts égoïstes de Napoléon, elle va pourtant contribuer au développement de la liberté puisque, grâce à elle, les idées de la révolution française vont s'étendre dans une Europe sans frontières.

Au commencement de l'histoire, la fin universelle n'est pas consciente et, justement, l'histoire est cette prise de conscience progressive de sa fin. Elle est passage de l'en-soi au pour-soi. La finalité de l'histoire existe d'abord sans être connue mais la prise de conscience s'opère progressivement. De ce point de vue, la révolution française est un moment clef de l'histoire : pour la première fois, c'est volontairement que des hommes tentent de réaliser la liberté, la morale et la raison et ceci sans intervention de la ruse de la raison. L'histoire a pris conscience de sa finalité et la Révolution correspond à l'avènement de l'État moderne.

Malheureusement, elle échoue dans la terreur et l'on rechute avec Napoléon dans la ruse de la Raison. L'histoire n'est donc pas finie. Le sens est trouvé mais il s'agit maintenant d'œuvrer à le réaliser.La ruse de la raison s'opère par les grands hommes. Grâce à eux les peuples franchissent l'étape qui correspond à leur nature dans la marche progressive vers la liberté. Tout le reste est ordonné et sert d'instrument et de moyen.

Ce but de l'histoire qu'est la raison, la liberté ou encore l'absolu, Hegel le nomme parfois Dieu. On a pu dire que Hegel met l'histoire à la place de Dieu et constitue ainsi une sorte de théodicée puisque le mal dans le monde devient chargé de sens en contribuant au progrès.Art, religion et philosophie.

L'art est pour Hegel la façon privilégiée par laquelle l'esprit prend conscience de lui-même, se montre en spectacle. L'art a pour but de se représenter soi-même, de mettre notre conscience dans les choses et de la présenter au spectacle des autres. Il est donc de nature intelligible. L'artiste met sa conscience dans les choses pour se montrer aux autres et se voir lui-même. L'art est objectivation de soi, de sa conscience.Cependant l'idée revêt encore dans l'art une forme sensible et, du reste, Hegel pense que l'Art fait pour nous partie du passé. C'est du reste ce déclin qui permet la venue de l'Esthétique c'est à dire une réflexion philosophique sur l'art. C'est dans la religion et dans la philosophie que l'Esprit se libère du sensible et atteint l'absolu. Les principales œuvres.

• Vie de Jésus (1795-1796)• L'esprit du christianisme et son destin (1798-1799)• Cours d'Iéna (1803-1806)• La phénoménologie de l'Esprit (1807)• Propédeutique philosophique (1809-1816)• Science de la logique (1812-1816)• Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques (1817)• Principes de la philosophie du droit (1821)• Leçons sur l'histoire de la philosophie (posthume)• Esthétique (posthume)• Leçons sur la philosophie de la religion (posthume)• Leçons sur la philosophie de l'histoire (posthume)

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70 Kierkegaard est le fondateur de l'existentialisme contemporain. Il est le grand représentant de l'existentialisme chrétien. Contre Hegel, contre tout système et toute déification de l'histoire, il donne une place privilégiée à l'individu car, à ses yeux, l'important est d'être subjectif.Principales œuvres. Les sources de sa pensée.Kierkegaard lutte contre Hegel et la pensée hégélienne.

Penseur religieux, il se nourrit de la Bible mais refuse les Eglises officielles.Il s'intéresse au théâtre, à la musique et particulièrement à celle de Mozart. La vie de Kierkegaard

Michael Pedersen, père de notre philosophe, naquit en 1756 à Saeding. Au temple (kirke) attenait une ferme (gaard), dite kirkegaard. Suivant l'usage, le père de Michael, Peder Christensen, prit le nom de la ferme quand il fut chargé du métayage. Un jour Michael, âgé de onze ou douze ans, qui gardait ses moutons, tenaillé par la faim, monta sur une pierre et maudit Dieu. En 1794, il se marie mais sa femme meurt sans lui avoir laissé d'héritier. Il épouse en seconde noce sa jeune servante et maîtresse. En 20 ans, il réalise une immense fortune et se retire du commerce vers la quarantaine. Riche et respecté, l'ancien bonnetier est pourtant rongé par le remords d'avoir péché contre le sixième commandement. Le péché est un châtiment de son blasphème d'autrefois. Il a maudit Dieu et Dieu qui l'a comblé de biens matériels le punira dans ses enfants. En 1813, Sören Kierkegaard, dernier des sept enfants de Michael, vient au monde. La mère a 44 ans et le père 56. La mère de Sören meurt en 1834 sans paraître avoir exercé d'influence sur son fils (il n'a jamais parlé d'elle).

Sören a 6 ans quand la mort fait son entrée dans la maison, frappant un de ses frères. Les deuils se succèderont. Seuls Sören et son frère aîné, Peter Christian, survivront. Michael est rempli de crainte pour son dernier né. Il s'efforce de lui inculquer une foi solide mais aussi austère et sombre.En 1821, Sören entre dans la classe préparatoire du collège Borgerdydskol, dirigé par le célèbre Michael Nielsen. Il n'a ni camarades, ni amis. Il est un étranger et un objet de pitié à cause de son costume, toujours le même. Aucune qualité éclatante, sauf en latin, ne distingue cet élève peu appliqué. Le proviseur Nielsen le présente au baccalauréat en 1830.

Sören décide de suivre ensuite les cours de la faculté de théologie. C'est le début d'une intense activité intellectuelle. Il fréquente le cercle fondé par un de ses camarades, P. E. Lind, où l'on discute littérature et politique. Il déploie aussi une vive activité à l'Association des étudiants. Il y prend la parole sur la presse libérale et poursuit une mordante campagne contre les leaders libéraux, ce qui lui attire la sympathie de Heiberg (un des premiers à avoir diffusé au Danemark la philosophie de Hegel). Sören rencontre le poète Poul Martin Möller et une grande intimité ne tarde pas à s'établir entre les deux hommes. Mais ce qui attire surtout Sören, c'est le théâtre et il aime aussi passionnément la musique. Il fait des apparitions de plus en plus rares à la faculté et omet de passer ses examens.Vers 1835 se situe le " grand tremblement de terre ". Sören a la révélation de la faute paternelle. Le péché entre dans sa vie et désormais un mal étrange, qu'il appelle sa mélancolie, ne cessera plus de le persécuter. Se fuyant lui-même, il se jette à corps perdu dans une vie de dissipation. De violentes querelles l'opposent au vieux Michael. Il s'enfuit de la maison familiale. Il y reviendra pourtant un an plus tard et se réconciliera avec ce père qui meurt le 8 août 1838.

Kierkegaard se remet à ses études et obtient le 3 juillet 1840 le certificat de théologie requis pour exercer le ministère pastoral. Il se fiance avec Régine Olsen, fille d'un conseiller à la Cour. Il croit un temps que la fréquentation de cette fraîche créature le guérira de son mal mais se rend assez vite compte de son erreur. Le 16 juillet 1841, il dépose sa thèse de doctorat sur " Le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate ".

La brillante réussite universitaire de Kierkegaard sonne le glas de ses fiançailles. C'est parce qu'il se sent religieux, l'homme de l'absolu, qu'il renonce au mariage, tout comme, mais de façon inversée, Luther avait renoncé au célibat. Mais même dans un tel sacrifice, Sören se considérait comme lié dans l'éternité à Régine.

Désemparé, il prend le 25 octobre 1841 la route de Berlin. Il rentre à Copenhague le 6 mars 1842. Il mène une existence paisible de riche célibataire. Il a renoncé à être pasteur. En 1843 paraissent " Ou bien… Ou bien ", " Crainte et tremblement ", " La Répétition ", en 1844 " Les Miettes Philosophiques ", " Le concept d'angoisse ", en 1845 " Les stades sur le chemin de la vie ".

Kierkegaard refuse, en décembre 1845, de collaborer à l'annuaire d'esthétique de P. L. Möller, ce qui lui attire les foudres du journal satirique " Le Corsaire ". Il est tourné en ridicule avec une grossièreté dont on demeure confondu. Dans la rue, la populace l'insulte et les gamins lui jettent des pierres. Son chagrin est terrible. Il se tourne plus ardemment encore vers une existence plus spirituelle : le chrétien ne doit-il pas être prêt à souffrir pour la vérité ? Fuyant l'atmosphère empoisonnée de Copenhague, il se rend au début de mai 1846 à Berlin. De retour à Copenhague il connaît une solitude plus grande que jamais.

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En 1847, paraissent " La pureté du cœur ", " Vie et règne de l'Amour ". La fin de cette année est cruelle : le 3 novembre, Régine Olsen épouse Frédérik Schlegel. Kierkegaard essaie de trouver une diversion à son chagrin dans de nouveaux intérêts : il concentre son attention sur les politiciens et la presse. En juin 1849, le conseiller Olsen meurt. Kierkegaard écrit alors à Schlegel, joignant une lettre pour sa femme. Le tout lui est retourné avec un mot énergique.

Au printemps 1851, Kierkegaard prêche pour la dernière fois à l'église de la citadelle et publie le 10 septembre son dernier ouvrage, " Pour un examen de conscience recommandé aux contemporains ". Il écrit de moins en moins. Même les notes de son journal se raréfient. Il s'éloigne de l'Église officielle et publie un pamphlet d'une grande violence contre l'hypocrisie de l'Église dans le journal " L'Instant "Au printemps 1855, Schlegel est nommé gouverneur des Antilles danoises et part avec Régine. Tant d'émotions ont raison de la santé de Kierkegaard qui, un matin d'octobre, tombe évanoui dans la rue et est conduit à l'hôpital. Il repousse le pasteur venu lui apporter le dernier sacrement et meurt le 11 novembre. Apport conceptuel.

Kierkegaard s'oppose au système philosophique et en particulier à celui de Hegel. Il ne saurait, en effet, y avoir un système de l'existence. Il faut devenir subjectif. La subjectivité est conçue comme intériorité du sujet individuel, comme accomplissement spirituel de l'individu (devenir subjectif est la plus haute tâche assignée à chaque homme).1) Les trois stades de l'existenceL'existence passe par trois étapes, trois stades essentiels :

•Le stade esthétique : " L'esthétique est en l'homme ce par quoi il est immédiatement ce qu'il est. (…) Celui qui vit dans et pour l'esthétique qui est en lui est un esthéticien. " L'esthéticien est celui qui fait de la jouissance le but de sa vie sans se préoccuper du bien ni du mal. Le stade esthétique utilise le "Ou bien… Ou bien" d'une façon très particulière. L'opposition des contraires disparaît dans l'indifférence : " Mariez-vous, vous le regretterez ; ne vous mariez pas, vous le regretterez aussi ; mariez-vous ou ne vous mariez pas, vous le regretterez également. " L'esthéticien est à la fois chaque chose et son contraire (c'est à dire qu'il n'est rien). Contre Hegel qui résoud la thèse et l'antithèse dans l'unité supérieure de la synthèse, ici l'opposition des contraires disparaît dans l'indifférence. Comme tout homme, l'esthéticien est constamment en face d'un choix : agir ou ne pas agir mais son art consiste à ne pas choisir. En face de chaque possibilité, il fait valoir le contraire. Le fond même de sa nature, c'est l'angoisse qui ne se dissipe jamais, pas même dans l'instant de la jouissance. Il souffre mais d'une souffrance stérile car seule la foi chrétienne donne à la souffrance sa signification. Toute existence esthétique est vouée à la perdition, au désespoir. Parce qu'il croit que le malheur est hors de lui, dans la multiplicité des choses qui passent et meurent, le désespoir de l'esthéticien est stérile.

En revanche, il est salutaire de désespérer de soi-même et de se choisir : je me choisis dans ma valeur éternelle c'est à dire dans ma liberté et je passe alors au second stade : le stade éthique.

•Le stade éthique : L'éthique, c'est le général. C'est le stade du devoir, caractérisé par sa stabilité et sa continuité. Au stade éthique, l'homme réalise le général en assumant certaines obligations telles que se marier, travailler pour vivre, entretenir des relations amicales avec autrui. Il sait que ses actions sont le fruit de ses aspirations les plus profondes et que les autres hommes peuvent les retrouver en eux.Vivre au stade éthique, c'est mettre de la cohérence, de la continuité dans son existence. C'est accepter les responsabilités envers soi-même et les autres. Grâce à sa volonté, l'homme triomphe des vicissitudes et obtient la liberté mais à la façon stoïcienne : en voulant ce qui est donné, on transforme ce donné en liberté. Vouloir ce qui nous arrive, c'est être libre.

Au stade éthique se rencontre le héros c'est à dire l'honnête homme qui remplit jusqu'au bout sa tache à la place que le sort lui a désignée : " L'homme extraordinaire est un véritable homme ordinaire. "L'histoire d'Abraham peut nous faire comprendre les limites du stade éthique. Dans la perspective éthique, Abraham est un meurtrier qui veut tuer son fils. Dans la perspective religieuse, il veut le sacrifier. Abraham considère qu'au-dessus de son devoir éthique de respecter la vie de son enfant, il existe un devoir envers Dieu qui lui ordonne de le sacrifier. L'éthique n'est pas niée mais " théologiquement suspendue ". Il n'y a plus de paix pour celui qui entre ainsi en conflit avec l'éthique. Une nouvelle vie commence dans la crainte et le tremblement car, même si l'on possède une foi aussi solide que celle d'Abraham, on n'est jamais sûr de n'être point dans l'erreur.

•Le stade religieux : Pour l'homme religieux, la vie est souffrance. L'homme ne peut connaître Dieu parce qu'il a péché et perdu l'éternité. Aucun homme ne peut se sauver lui-même ni sauver les autres. Il est absurde que Dieu se soit fait homme pour sauver les hommes mais la souffrance du chrétien est justement qu'il doit, pour accomplir son salut, croire passionnément au paradoxe, au scandale, à l'absurde.2) Une théorie de l'existence.L'existence est envisagée comme vécu humain concret et subjectif, comme jaillissement irréductible aux concepts.

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L'homme est synthèse d'âme et de corps. Par âme, il faut ici comprendre la conscience. Un troisième élément, l'esprit, est synthèse entre le temporel et l'éternel, le sensible et le spirituel, le fini et l'infini. L'esprit, en découvrant le conflit des puissances contraires, prend conscience de son existence mais cette conscience n'est jamais claire car elle est entravée par le corporel. Seuls les purs esprits (les anges) peuvent avoir une conscience claire d'eux-mêmes. Chez l'homme la conscience de soi n'est jamais achevée et c'est pourquoi le sujet est dans un devenir incessant. L'homme est tension des contraires incompatibles. Contre Hegel,

Kierkegaard pose que seul le sujet a une importance infinie. L'homme doit s'occuper de son développement moral sans se soucier de savoir s'il est utile aux autres. Dieu n'a nul besoin qu'on s'occupe des autres. Il faut juger l'homme sur ses intentions morales et non sur l'empreinte qu'il a laissée dans l'histoire.

La sociabilité est une erreur. Seule la souffrance continuelle et dure qui force l'homme à vivre dans la solitude le conduit à découvrir la valeur exceptionnelle de son individualité. Certains fléaux sont même, de ce point de vue, bienfaisants quand au lieu de réunir les hommes ils les dispersent : une épidémie de choléra, par exemple, mais non la guerre qui unit plutôt les hommes. Dans l'isolement l'homme maintient sa pensée dans l'intensité absolue et il faut toujours préférer l'intensité à l'extension.

L'individu s'interroge sur le comment. Il ne demande pas où va la route de la vie mais comment on marche sur cette route. Être un individu, c'est avoir l'honnêteté et le devoir de penser par soi-même les problèmes de son existence et ceux du monde, c'est rester maître du cours des choses sans se laisser enchaîner par lui.Si l'homme était ange ou bête, il ne connaîtrait pas l'angoisse. L'angoisse est un pressentiment du possible, de l'avenir qui apparaît lorsque, sollicité par l'ange ou par la bête, l'esprit doit choisir de réaliser l'être humain suivant sa destination éternelle. L'angoisse est angoisse devant le mal où l'homme découvre la possibilité du péché et l'angoisse devant le bien que le pécheur ressent quand il prend conscience qu'il pourrait se libérer du péché. Si en face du passé on peut éprouver des regrets, du repentir, l'angoisse n'apparaît que devant un possible indéterminé c'est à dire que devant le futur. L'angoisse est donc un état affectif où s'affrontent deux possibilités. C'est l'état produit par le vertige de notre liberté et lié au péché. C'est l'état fondamental d'un être qui se sait condamné à choisir et ne sait que choisir. L'apprentissage de l'angoisse est le suprême savoir.

Le désespoir est l'impossibilité d'être soi, doublée de l'impossibilité de n'être pas soi. Il nous forme pour l'éternité. Seule la souffrance éduque.3) La politique

Deux puissances gouvernent les foules : la jalousie et la sottise. Ceux qui gouvernent savent combien il est facile de gagner le troupeau à ses vues. En politique, le public sert d'enjeu et peu importe d'avoir la vérité à ses côtés. Ce qui compte est de gagner la masse. On flatte les convoitises les plus basses. La majorité l'emporte comme si la vérité était une question de nombre. Pour Kierkegaard, la démocratie est un danger car la masse ne cherche pas à comprendre, n'a aucun idéal et suit celui qui la flatte le plus. Contre Hegel, il ne croit pas que la vertu morale ne puisse se rencontrer que dans l'État. L'individu y est, au contraire, sans cesse menacé. La foule est le mensonge quand l'individu est le réveil de l'esprit. Les principales œuvres.

• Le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841)• Le Journal du séducteur (1843)• L'Alternative (1843)• Crainte et tremblement (1843)• La répétition (1843)• Le concept d'angoisse (1844)• Les stades sur le chemin de la vie (1845)• Post-Scriptum aux Miettes philosophiques (1846)• Traité du désespoir (1848)

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73 MarxLes conséquences sur l'histoire de notre siècle des idées de ce grand philosophe de

l'histoire et de la politique imposent de revenir à la lecture de son œuvre, ne serait-ce que pour éviter d'attribuer à Marx la totalité des erreurs de ceux qui se dirent "marxistes".

Principales œuvres. Les sources de sa pensée.Marx est dans la lignée des penseurs matérialistes (Démocrite, Epicure, Diderot, Helvétius, La Mettrie)Il a subi l'influence de la philosophie allemande de Hegel (même s'il s'oppose à l'idéalisme hégélien) et de Feuerbach.On peut citer aussi dans les sources de sa pensée le socialisme français de Saint-Simon, Fourier et Proudhon.Enfin, il s'inspire de l'économie politique anglaise, essentiellement Ricardo. La vie de Marx

Marx naît à Trèves, en Rhénanie, d'un père avocat, appartenant à la bourgeoisie libérale rhénane. Il entre en 1830 au lycée de Trèves et passe le baccalauréat en Août 1835. Il commence des études de droit, d'abord à Bonn puis à l'Université de Berlin, qu'il abandonne bientôt pour se consacrer à la philosophie. Il adhère au cercle des hégéliens de gauche (Bauer, Ruge). Le 15 avril 1841, il est reçu docteur à la Faculté de Philosophie de Iéna avec une thèse sur la matérialisme antique: " Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure ".

Il s'intéresse à la critique de la religion de Strauss et Feuerbach, rencontre le socialiste Hess et se consacre au journalisme en collaborant à la " Gazette Rhénane ", un journal financé par la bourgeoisie libérale (articles sur la censure, la religion, la répression du vol du bois et la misère des vignerons mosellans). Il découvre peu à peu les problèmes sociaux et politiques. L'interdiction de la " Gazette Rhénane ", en 1843, amène Marx à réfléchir sur les limites de la pensée et de l'action libérales. Il approfondit alors le socialisme français, la critique de la théorie idéaliste de l'Etat (" Critique de la philosophie du droit de Hegel ") et de la religion (" A propos de la question juive ").

Le 12 juin 1843, il épouse Jeny Von Westphalen et en octobre part à Paris. En 1844, il prend contact avec la ligue des Justes, rencontre Proudhon, Bakounine. Il en tire une critique du travail aliéné, de l'économie, du communisme grossier, de Proudhon et de Hegel (" Manuscrits de 1844 "). Il privilégie le rôle émancipateur du prolétariat. Avec Engels (rencontré en 1842) il travaille à un pamphlet contre les hégéliens de gauche, Bauer et Stirner : " La Sainte Famille " (1845). Le 3 février 1845, il est expulsé de France pour participation à un journal révolutionnaire et va séjourner à Bruxelles avec Engels de 1845 à 1848. Il continue à Bruxelles ses lectures d'économie, d'histoire et de technologie, esquissant avec les " Thèses sur Feuerbach " (1845) une conception matérialiste de l'histoire, développée avec Engels et Hess dans la critique de la philosophie allemande (" L'Idéologie allemande "). Le 1er décembre 1845, il renonce à la citoyenneté prussienne.

En 1846, c'est la création des comités de correspondance communistes. Il participe activement à la ligue des communistes. " Misère de la philosophie " (1847) ridiculise la " Philosophie de la misère " de Proudhon qui a refusé d'adhérer au réseau international des communistes, organisé par Marx et Engels, lesquels exposent une théorie matérialiste de la lutte des classes dans le " Manifeste du Parti communiste " (1848), destiné à la ligue des justes devenue "ligue des communistes".Expulsé de Belgique le 3 mars 1848, il organise en France, après la révolution de 1848, le retour des ouvriers immigrés en Allemagne. A Cologne, il crée la " Nouvelle gazette Rhénane ". Il est inculpé en février 1849 d'offense à magistrat et d'incitation à la rébellion comme rédacteur en chef du journal. Il est acquitté. Expulsé de Prusse, il retourne à Paris mais est expulsé de France. Il s'installe à Londres où il restera jusqu'à sa mort. Il ne trouve plus d'éditeurs. Commence alors une période d'isolement, aggravée par la misère et la maladie. En 1857 il reprend ses études économiques et projette un ouvrage dont il rédige une "Introduction générale" de caractère méthodologique, des chapitres sur l'argent et le capital : " Fondements de la critique de l'économie politique ". Il sort de son isolement en participant activement à l'Association Internationale des Travailleurs, née à Londres en 1864, dont il rédige une Adresse et des Statuts favorables à la centralisation de la lutte du prolétariat et rejetant les tentations autonomistes. C'est en 1864 qu'un héritage reçu à la suite de la mort de sa mère lui permettra de s'installer avec sa famille dans un logement plus confortable.

A partir de 1862, il travaille le thème de la Plus Value et, à partir de 1867, commence à publier " Le Capital " (livre I). En 1875, la " Critique du programme de Gotha " passe au crible les statuts du nouveau parti social-démocrate allemand. Jusqu'à sa mort, quoique toujours gravement malade, Marx travaille aux livres II et III du " Capital ", publiés par Engels en 1885 et 1894. Il meurt le 14 mars 1883.

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Apport conceptuel.Aliénation et exploitationIl est d'usage de séparer deux moments dans la pensée de Marx :

•Celui des écrits de jeunesse et notamment du " Manuscrit de 1844 "•Celui des écrits de maturité dont " Le Capital " constitue le point d'orgue.

La comparaison entre les concepts d'aliénation et d'exploitation permet de mieux comprendre cette distinction.a) L'aliénation.

C'est un concept philosophique que Marx emprunte à Feuerbach. L'aliénation (du latin alienus qui signifie étranger, autre) est la perte de soi dans un autre. Elle est chez Marx pratique et non métaphysique.

Le travail est aliéné, l'argent commande en maître etc. Les produits de l'homme échappent à son contrôle et prennent des formes abstraites qui deviennent des réalités oppressives. Nous prendrons un exemple que Marx analyse dans " Les Manuscrits de 1844 " , celui du travail aliéné.

Il faut bien voir que pour Marx tout travail n'aliène pas. Il retient de Hegel cette idée que le travail est le propre de l'homme, qu'il est anthropogène c'est à dire qu'il fait de nous des hommes, nous distingue de l'animal. Mais, justement, ce qui caractérise le travail aliéné est qu'il perd cette fonction d'hominisation. On peut penser bien sûr au dur travail ouvrier tel qu'il existe au XIX° s. Au lieu de s'épanouir, l'ouvrier se sent brimé, aliéné. L'aliénation présente trois aspects :

•Niveau de la marchandise : à la différence de l'artisan, l'ouvrier ne produit qu'une petite partie de la marchandise et cette marchandise ne lui appartient pas. Alors qu'il s'investit dans la chose (il y met une part de lui-même, par son travail), cette partie de lui-même lui est enlevée. L'ouvrier ressent le produit de son travail comme étranger à lui et en fin de compte comme hostile. Pourtant, cet objet, c'est lui. L'homme " prête sa vie à son objet ". Il met quelque chose de lui dans la chose et, s'il voit dans le produit de son travail quelque chose qui lui est étranger, c'est lui-même qui devient étranger à lui. Il perd sa qualité d'homme investie dans les choses.

•Niveau du travail lui-même : le travail lui-même apparaît comme étranger au travailleur. L'ouvrier ressent son travail comme quelque chose qui lui est imposé du dehors. Il se sent malheureux dans son travail. Il a l'impression qu'il le nie au lieu de l'affirmer. Dans le travail, il ne se sent plus lui-même. Il a l'impression de n'être lui-même qu'en dehors de son travail. Il le fuit. Le travail n'est plus une satisfaction de soi mais un simple moyen d'assurer l'existence et la satisfaction des besoins. Dans le travail, l'ouvrier ne s'appartient plus. Il appartient à un autre (le patron). Il se sent plus libre dans ses loisirs qui se résument en fait à des fonctions animales (boire, manger, procréer, dormir) que dans ses fonctions d'homme (travailler) où il se sent bestial. " Le bestial devient l'humain et l'humain devient bestial "

•Niveau du travailleur : l'aliénation rend l'homme étranger à lui-même. Le travail, avons-nous dit, nous distingue de l'animal. C'est par lui que nous sommes humains, parce que nous sommes conscients de notre activité. L'homme se contemple dans le monde qu'il a créé. C'est dans la transformation que l'homme s'affirme comme homme. Autrement dit, si le travail apparaît comme étranger, l'homme perd son essence. " L'homme est rendu étranger à l'homme "

On sait combien le taylorisme (postérieur à l'analyse marxiste) a accru le phénomène d'aliénation ainsi décrit. Marx décrit l'homme soumit à la machine par cette formule saisissante : " Le travail vivant est soumis au travail mort "b) l'exploitation.

Alors que l'aliénation est un concept philosophique, l'exploitation est un concept économique. À mesure qu'il approfondit sa pensée, Marx se rend compte que l'aliénation n'est qu'une conséquence de l'exploitation, que l'on peut d'ailleurs supprimer l'aliénation sans supprimer l'exploitation (par exemple par le paternalisme dans l'entreprise).

Pour comprendre ce qu'est l'exploitation, il faut d'abord rappeler que pour Marx la valeur d'une marchandise (c'est à dire d'un bien produit pour être vendu) est égale au temps de travail social moyen nécessaire à sa production. Il s'agit bien sûr d'une moyenne sociale car il existe des ouvriers plus ou moins rapides, plus ou moins habiles. Ce temps de travail social moyen détermine la valeur d'échange de la marchandise qu'il faut opposer à sa valeur d'usage c'est à dire son utilité. On comprendra que les deux ne se confondent pas en remarquant que certains produits indispensables peuvent être bon marché alors que des produits tout à fait superflus peuvent être vendus très chers. La valeur d'échange ne se confond pas non plus avec le prix. Celui-ci peut en effet varier selon les fluctuations du marché ; le prix oscille autour de la valeur.

Ainsi, lorsque l'ouvrier fabrique un objet, du travail s'incorpore à l'objet et lui donne de la valeur. Pourtant (et sinon nul profit n'existerait), le capitaliste ne paie pas à l'ouvrier la valeur de son travail mais seulement sa force de travail c'est à dire ce qu'il faut pour entretenir cette force de travail (un salaire pour vivre, se nourrir, rester en vie ; pensons à l'idée d'un minimum vital, du SMIC).

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Admettons, par exemple, qu'un ouvrier travaille 12 heures par jour mais que ce qu'il est nécessaire de lui payer pour qu'il survive corresponde à 6 heures par jour. La valeur de ces 6 heures correspondra à son salaire, ce que Marx appelle la valeur du " travail nécessaire ". Les 6 heures qui restent, ou " surtravail " ne seront pas payées. Elles correspondent à la " plus value " qui va permettre le profit capitaliste. Bien sûr nul patron n'ira dire à son ouvrier qu'il ne le paiera que la moitié de ses heures. Mais il paiera chaque heure à la moitié de leur valeur réelle, ce qui aura pour effet de masquer le fait que le travail ne soit pas payé en totalité. Marx appelle exploitation ce processus qui consiste à ne payer qu'une partie du travail fourni pour permettre le profit et qui est à l'origine de la richesse.On remarquera que l'exploitation n'est pas propre au système capitaliste. Il est clair que le maître dans l'Antiquité ne donnait à l'esclave que ce qui lui était nécessaire pour ne pas mourir et considérait que son temps de travail lui appartenait. De même le paysan de l'époque féodale consacrait un certain temps à travailler pour sa nourriture et donnait le reste de son temps de travail à son seigneur. La différence est qu'en système capitaliste on masque le fait que l'ouvrier travaille en réalité une partie de son temps gratuitement.

Le capitaliste prétend même payer les heures supplémentaires. Mais il est clair qu'il ne peut employer quelqu'un qui lui coûterait plus ou même seulement autant que ce qu'il lui rapporte. Le salariat masque l'existence de l'exploitation.

Il y a deux façons d'augmenter la plus value : soit accroître le temps de surtravail (au début du capitalisme on exigeait 14 à 15 heures de travail par jour et songeons aussi aux pays du tiers monde), soit diminuer le travail nécessaire (en veillant par une augmentation de la productivité à ce que les produits de première nécessité coûtent moins cher). Il est clair que l'ouvrier a, quant à lui, intérêt au processus inverse et c'est le moteur fondamental de la lutte des classes.Matérialisme dialectique et matérialisme historique

Le matérialisme dialectique correspond à la philosophie marxiste quand le matérialisme historique, lui, se veut une science de l'histoire.a) le matérialisme dialectique.

Marx retient de Hegel l'affirmation que seule une approche dialectique peut permettre de cerner le réel. On ne peut comprendre et saisir la vérité qu'en unifiant les opposés (thèse / antithèse / synthèse). Mais encore faut-il bien voir (et c'est en cela que Marx, contrairement à Hegel est matérialiste) que les contradictions de la pensée humaine ont aussi leur source dans le réel objectif. La vérité n'existe pas toute faite avant l'effort humain pour la comprendre. Il y a des conditions concrètes de la recherche de la vérité. Il faut saisir dans le réel les aspects contradictoires et trouver leur unité c'est à dire l'ensemble de leur mouvement. On analyse la réalité, y découvrant des éléments contradictoires (prolétariat / bourgeoisie, être / néant etc.) puis on opère une synthèse de ces éléments qui permet de saisir le mouvement et la vie.b) le matérialisme historique.Marx et Engels reconnaissent à Hegel le grand mérite d'avoir représenté la totalité du monde naturel, historique et spirituel comme un processus c'est à dire un mouvement, un changement, un développement incessant et d'avoir aussi tenté de démontrer la connexion intime dans ce mouvement et dans ce développement. De plus, la problématique de l'histoire chez Marx est très proche de celle de Hegel. Pas plus pour l'un que pour l'autre l'expérience ne peut être lue directement. Il y a un sens caché à découvrir et il faut distinguer l'histoire vraie de l'histoire apparente. Pour Marx aussi, c'est à l'aide d'abstractions, de concepts, qu'il sera possible de reconstituer l'objet à connaître.D'autre part, Marx a tenu à affirmer qu'il n'avait découvert ni l'existence des classes sociales ni la lutte des classes et, effectivement, ces notions se trouvent avant lui chez les économistes bourgeois.Pourtant, Marx a élaboré une science nouvelle. Tout d'abord, la méthode de Marx est radicalement opposée à celle de Hegel. Quand pour Hegel, c'est l'Idée qui se réalise dans l'histoire, qui est même le moteur de l'histoire, pour Marx au contraire, l'idée n'est que le produit du vrai moteur de l'histoire qu'est la base matérielle c'est à dire la base économique et sociale. Autrement dit, si Hegel fait de l'Idée ce qui produit, fait évoluer la réalité matérielle, pour Marx au contraire la raison est le résultat de la base matérielle. " Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être social, c'est leur être social qui détermine la conscience des hommes "

Pour comprendre l'histoire il faut d'abord définir cette base matérielle. Selon Marx, toute société se définit par ce qu'il appelle son mode de production (les marxistes parleront plus tard d'infrastructure socio-économique) qui se définit lui-même par deux éléments :

•Les forces productives : c'est tout ce qui sert matériellement à la production c'est à dire les outils, les machines, les terres, les usines, les matières premières mais aussi et surtout la force humaine de travail.

•Les rapports de production : elles correspondent aux rapports de classe. Rappelons que chez Marx le concept de classe est un concept strictement économique : c'est l'ensemble des individus situés dans le même rapport à l'appareil de production. Par exemple, en système capitaliste, l'ensemble des propriétaires des moyens de production constitue la classe bourgeoise, l'ensemble de tous ceux qui ne possédant que leur force de travail doivent se salarier constitue le prolétariat.

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Les rapports de classe sont des rapports antagonistes c'est à dire que les classes sociales ont des intérêts radicalement opposés tels que, si l'une satisfait ses intérêts, elle le fera au détriment de l'autre.

C'est l'état des forces productives qui détermine celui des rapports de production. À partir de là, il est possible de définir cinq modes de production :

•Le mode de production antique. Les forces productives sont artisanales et les rapports de production sont ceux du maître et de l'esclave.

•Le mode de production féodal. Les forces productives sont agricoles et les rapports de production sont les rapports serf / seigneur à la campagne, maître / compagnon à la ville dans le système des corporations.

•Le mode de production capitaliste. Les forces productives sont industrielles et les rapports de productions correspondent au rapport bourgeoisie / prolétariat.

•Le mode de production socialiste. Il n'existe pas encore pour Marx mais on peut en dire qu'il doit correspondre à l'extinction progressive du rapport de classe et à une nouvelle révolution industrielle. Marx s'interdit du reste de trop anticiper sur l'avenir qui sera surtout ce qu'en feront les hommes et non ce qu'en décide le penseur.

•Le mode de production asiatique. Marx souligne son existence mais ne développe pas son analyse. Il correspond au système des castes tel qu'il existe en Inde.

Chaque mode de production détermine les superstructures d'une société c'est à dire à la fois ses institutions mais aussi ses productions intellectuelles, mentales que Marx appelle les idéologiesNous avons dit que l'état des forces productives détermine les rapports de production. Mais ces forces productives ne sont pas statiques. Elles évoluent ne serait-ce que par ce qu'il existe un progrès scientifique et technique. Elles vont donc nécessairement entrer un jour en contradiction avec les rapports de production et aussi les superstructures qui tendent toujours à maintenir le régime en place. Dès lors les forces productives ne peuvent plus évoluer. Elles sont bloquées. C'est cette contradiction qui explique selon Marx les crises économiques. Le seul moyen de résoudre la contradiction est de changer les rapports de production ce qui correspond exactement à ce que Marx appelle une révolution (celle-ci peut donc être pacifique comme le fut le passage du mode de production antique au mode de production féodal). Lors d'une révolution, la classe dominée (révolutionnaire) devient classe dominante. La bourgeoisie fut une authentique classe révolutionnaire lors du passage du système féodal au système capitaliste.Pour Marx, nous vivons à l'heure des contradictions entre les forces productives du mode de production capitaliste et les rapports de production de cette société c'est à dire le régime de propriété privée des moyens de production et du profit qui est aussi pour le prolétariat le régime de l'exploitation et de l'aliénation.Or, pour la première fois, changer les rapports de production ce sera supprimer les rapports de classe. La classe dominée est actuellement le prolétariat. C'est donc le prolétariat qui doit prendre le pouvoir. Il doit d'abord prendre le pouvoir politiquement. Cette phase est dite de " dictature du prolétariat ". Il ne faut pas se méprendre sur cette expression. Pour Marx tout État est l'instrument politique de domination d'une classe déjà économiquement dominante. Par exemple l'État actuel est l'instrument qui conforte politiquement la domination économique de la bourgeoisie. C'est donc la " dictature de la bourgeoisie ", ce qui n'exclut nullement des institutions de type démocratique.

La dictature du prolétariat est donc la phase où le prolétariat s'érige en classe politiquement dominante. Cette classe doit alors réaliser l'appropriation collective des moyens de production c'est à dire que les usines, les propriétés agricoles etc. deviennent un bien commun et non plus la propriété de quelques-uns. Durant cette étape, le mode de production est socialiste. Il fonctionne selon la formule " A chacun selon ses mérites " c'est à dire que celui qui travaille le plus doit être payé davantage. L'économie d'échange avec monnaie demeure.

Quand l'appropriation des moyens de production par la collectivité est terminée, les rapports de classe disparaissent puisque tout le monde étant dans le même rapport à l'appareil de production (celui de propriétaire) il n'existe plus qu'une seule classe sociale, celle des propriétaires collectifs. L'État, qui avait pour fonction d'assurer la domination d'une classe sur une autre n'a plus de raison d'être. Il dépérit (ce qui n'exclut bien sûr nullement l'existence de lois et d'institutions politiques) et commence l'ère du communisme où les individus gèrent ensemble le bien public et reçoivent les fruits du travail selon la formule " A chacun selon ses besoins ". Le communisme n'est plus une société d'échange mais de redistribution des biens et on peut donc abolir la monnaie. À vrai dire Marx dit peu de choses de cette société du futur car ce sera aux hommes de l'organiser.

On voit que Marx ne se contente pas d'interpréter l'histoire. Il en tire des règles d'action pour transformer le monde. La connaissance de l'histoire n'est pas une recherche purement intellectuelle mais ce qui rend possible la stratégie et la tactique d'une action politique. Toute action politique qui ne se fonde pas sur une connaissance historique est vouée à l'échec. C'est la définition marxiste de l'utopie.

Il y a chez Marx, la conception d'une histoire qui inclut la finalité sans intentionnalité. L'histoire ne poursuit pas de but mais les événements sont le produit de mécanismes dont l'historien doit dégager les lois.

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L'histoire va certes vers un point (le communisme) mais ne tend pas vers ce point car il n'y a pas d'intention mais une simple nécessité (un peu comme il est nécessaire qu'une pierre vouée aux lois de la pesanteur tombe, sans qu'elle en ait pour autant l'intention). Le rôle des hommes n'est pas de changer le sens de l'histoire qui est déterminé mais seulement de l'accélérer. Tel est le sens de l'action politique : aller dans le sens de l'histoire et tant mieux si ce sens est bénéfique. S'il ne l'était pas nous n'y pourrions rien.

La conception de l'histoire chez Marx montre que c'est en fin de compte la lutte des classes qui est le moteur de l'histoire ou plus exactement le mode de production. Ce mode de production détermine la conscience, les idées des hommes. C'est la qu'intervient le concept d'idéologie.Le concept d'idéologie

Est idéologique, au sens marxiste, tout système de pensée qui a des racines socio-économiques inconscientes. Ainsi les phénomènes économiques peuvent se traduire dans les idées des hommes sans que ceux-ci le sachent. Le penseur croit développer ses pensées de façon autonome. Il croit être maître de ses pensées quand il ne fait que refléter une certaine situation historique et économique.

Il faut souligner que l'idéologie a une fonction de classe. Elle traduit, sans le savoir, les intérêts d'une classe sociale et est donc partiale. Comme les penseurs se sont longtemps recrutés dans les classes dominantes, la philosophie développe largement les intérêts de la classe dominante. En termes marxistes elle est une idéologie de classe dominante. Par exemple, le mépris de la pensée antique vis à vis de la technique au profit du savoir désintéressé ne serait que la transposition idéologique de la division de la société antique en maîtres (ceux qui disposent du loisir philosophique et pensent) et esclaves (ceux qui travaillent). En théorisant l'utile comme servile et méprisable (Aristote disait que la noblesse des mathématiques est de ne servir à rien), on ne ferait que conforter le système de l'esclavage. Il apparaît en effet dans cette idéologie que l'esclave est méprisable par son activité. L'idéologie de classe dominante conforte le système en place, se met à son service.

L'exemple de la critique marxiste de la religion nous fera mieux comprendre ce qu'est l'idéologie. La religion chrétienne ne naît pas au hasard. C'est d'abord la religion des pauvres dans le cadre de la décadence romaine. Elle est donc à ses débuts une idéologie de classe dominée. En imaginant un paradis après la mort, elle apparaît à la fois comme une protestation contre la misère réelle mais aussi bientôt comme sa légitimation (et en cela elle devient idéologie de classe dominante). En effet, en espérant un bonheur après la mort (qu'en matérialiste Marx considère comme illusoire) on ne cherche plus le bonheur sur terre. On ne cherche plus à changer l'ordre social. C'est le sens de la célèbre formule " La religion est l'opium du peuple ". Avec la religion, on fait croire au peuple que son malheur sur terre est un bien et une promesse de salut. Les Écritures insistent sur l'idée qu'une vie de souffrance est promesse de salut.Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens de cette analyse. Rien ne sert d'interdire autoritairement la croyance et la pratique religieuse. Pour détruire l'illusion, il faut mettre fin à un état qui a besoin d'illusions. C'est la racine de l'idéologie, sa source, c'est à dire le mode de production qui l'engendre qu'il s'agit de combattre.

Il faut bien voir que tout produit culturel n'est pas nécessairement idéologique. Marx remarque, par exemple, qu'on peut toujours admirer l'art antique alors même que la société esclavagiste n'existe plus. De même on sait combien fut ridicule et dangereuse l'interprétation stalinienne qui voulait faire de la science une idéologie et opposer à la science dite bourgeoise une science prolétarienne. Il n'en reste pas moins vrai qu'aux yeux de Marx la science a des conditions historiques d'apparition car " L'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre ". Lorsque surgit le problème, les conditions matérielles et intellectuelles de sa solution sont déjà, présentes.

Il faut bien voir aussi que l'action réciproque entre infrastructure économique et superstructure idéologique est complexe. Les idées aussi agissent sur le mode de production (sinon quel sens aurait la constitution d'un parti politique ?). De plus chaque type de superstructure agit dans son propre domaine : la philosophie influe sur la philosophie à venir, le droit sur le droit à venir etc. De même chaque superstructure agit sur les autres (la religion sur l'art, l'art sur la philosophie etc.). Cependant les conditions socio-économiques sont déterminantes c'est à dire qu'elles constituent l'instance prépondérante qui, en dernière analyse, modifie les autres. Ceci est si vrai que, dans une situation historique donnée, il n'y a pas de volonté collective qui s'exprime mais des efforts individuels dont chacun, pris isolément, est un hasard mais qui, en fin de compte, vont réaliser la nécessité économique. Les grands hommes eux-mêmes sont le fait du hasard. Napoléon fut le dictateur dont la République épuisée par la guerre avait besoin mais, faute de celui-ci, un autre aurait joué le même rôle et cela est si vrai que, chaque fois qu'on eut besoin d'un homme exceptionnel, on le trouva (preuve qu'il n'avait en fait rien d'exceptionnel). On retrouve donc toujours la primauté de la sphère socio-économique. Les hommes ont une petite marge de liberté mais ils n'agiraient pas de façon identique dans un autre contexte social. Ainsi le peintre Delacroix, s'il naissait aujourd'hui, peindrait dans un tout autre style et si Marx était né au XVII° s. il n'aurait pas écrit Le Capital. Mais un autre que lui aurait développé des thèses proches. Le spirituel n'a pas de réalité autonome.

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Les principales œuvres.• La question juive (1844)• Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)• Manuscrits de 1844 (1844)• La Sainte Famille (avec Engels) (1845)• L'idéologie allemande (avec Engels) (1845-1846)• Misère de la philosophie (1847)• Manifeste du parti communiste (avec Engels) (1848)• Contribution à la critique de l'économie politique (1859)• Le Capital (1867-1894, les derniers tomes sont posthumes)

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82 Sartre est la grande figure de l'intellectuel engagé. Il considère qu'il est du devoir du philosophe de prendre part à l'histoire. On lui reproche parfois aujourd'hui de s'être beaucoup trompé mais il est bien plus simple et confortable de juger les évènements après coup que lorsqu'on en est le contemporain immédiat. Il eut le courage de prendre ses risques avec une sincérité sans faille, fidèle à sa philosophie de la liberté.

Principales œuvres. Les sources de sa pensée.Il fut influencé par la philosophie allemande : Hegel, Marx, Husserl et Heidegger.Il puise aussi dans la philosophie de Descartes et donne une interprétation originale du cogito.On notera enfin l'influence de Kierkegaard

La vie de Sartre.Sartre naît le 21 juin 1905 à Paris, dans le 16ème arrondissement. Son père, Jean-Baptiste Sartre,

officier de marine, meurt en 1906 (Sartre a un an) d'une fièvre contractée en Cochinchine. Sa mère, Anne-Marie, née Schweitzer, va l'élever avec ses grands maternels dans un milieu certes catholique mais sans grande ferveur religieuse.Sartre entre en 1915 comme externe au lycée Henri IV à Paris.

En 1917, sa mère se remarie avec C. Mancy et Sartre suit le couple à La Rochelle. Il vit alors une crise morale : ses rapports avec son beau-père sont conflictuels et son apprentissage d'une vie moins protégée que sa vie parisienne est assez rude. En 1920, il reviendra poursuivre ses études à Paris.

En 1924, Sartre est reçu 7ème à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm où il restera 4 ans. En 1928, il subit un premier échec à l'agrégation de philosophie. En juillet de l'année suivante, il rencontre Simone de Beauvoir, avec qui il prépare l'oral de l'agrégation. Ils sont tous deux reçus, Sartre à la première place, Simone de Beauvoir à la seconde. Le sujet était " liberté et contingence ". Ils ne se quitteront plus.

C'est dans ces années que Sartre côtoie Paul Nizan et Raymond Aron.En novembre 1929, Sartre commence un service militaire de 18 mois dans la météorologie et en 1931, il est nommé professeur de philosophie au lycée du Havre. Il y restera jusqu'en 1936, enseignera ensuite à Laon (1936-1937) puis à Paris.

Il part en septembre 1933 pour Berlin où il est, un an durant, boursier à l'Institut Français. Il découvre la phénoménologie de Husserl. Ses premières publications philosophiques (La transcendance de l'Ego, L'imaginaire, 1936) précèdent de peu ses premières publications littéraires (Le mur, la Nausée, 1937-1938).

Le 2 septembre 1939, Sartre est mobilisé dans l'Est de la France. Il sera envoyé en Alsace (lire les Carnets de la drôle de guerre, publiés après sa mort). Le 21 juin 1940, il est fait prisonnier et restera en captivité jusqu'en mars 1941. À la mi-août, il est transféré à Trêves. Affecté à l'infirmerie, il noue amitié avec plusieurs prêtres à qui il explique Heidegger. Pour Noël, il fait représenter la pièce qu'il a écrite : Bariona.Grâce à de faux papiers, Sartre est libéré en 1941. Il revient à Paris où il reprend l'enseignement. 1941 est l'année aussi de l'échec du groupe de résistance intellectuelle Socialisme et liberté. En 1942, Sartre accède à la chaire de khâgne au lycée Condorcet. Il écrit alors beaucoup. En 1943, sont publiés L'Être et le Néant, Les Mouches. En 1944, c'est la première de Huis Clos, quelques jours avant le débarquement. Sartre écrit un reportage sur la libération dans Combat, journal dirigé par Camus.

En septembre 1944, Sartre se met en congé illimité de l'éducation Nationale, pour se consacrer totalement à l'écriture et au journalisme.En janvier 1945, il effectue un voyage aux États-Unis, comme envoyé spécial de Combat et du Figaro. La même année, il fonde la revue Les Temps Modernes dont le premier numéro paraît à l'automne. C'est à la même période que paraissent les deux premiers volumes des Chemins de la liberté (L'âge de raison, Le Sursis) et qu'il donne une conférence qui sera publiée : L'existentialisme est un humanisme. Il participe, d'ailleurs sans trop d'illusions, à la vogue " existentialiste " déclenchée à partir de son œuvre.Son œuvre théâtrale s'enrichit. Il écrit La Putain Respectueuse et, en 1948, Les Mains Sales. Ces deux dernières pièces font scandale. Une campagne de presse communiste très hostile se déclenche. Un stalinien le traitera de " hyène à stylographe ". Cependant ses œuvres lui valent une réputation internationale.En 1949, paraît le troisième tome des Chemins de la liberté : La mort dans l'âme.À partir de 1950, Sartre se manifeste de plus en plus ouvertement en politique. En 1950, il écrit un article contre les camps soviétiques. C'est le début de la guerre de Corée. Sartre se rapproche des communistes, mais de façon critique. Il relit Marx.

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En 1952, Sartre se brouille avec Camus. Il publie Les Communistes et la paix dans Les Temps Modernes. En 1953, Merleau-Ponty démissionnant de la revue, Sartre devient le seul directeur des Temps Modernes.

En mai-juin 1954, Sartre fait un premier voyage en URSS et devient, en décembre, vice-président de l'association France – URSS. En 1955 il fait un voyage en Chine où il voit Mao.

1956 marque le premier engagement des Temps Modernes aux côtés du F.L.N., dans la guerre d'Algérie. En novembre, dans une interview accordée à L'Express, Sartre condamne l'intervention soviétique en Hongrie et rompt avec le P.C.F.

En 1958, il signe avec Malraux et Mauriac un appel dénonçant la torture en Algérie. Le 22 mai il prend position contre De Gaulle. En 1960, à l'occasion de la mort de Camus, le 4 janvier, il écrit un article à sa mémoire. En août il signe le manifeste des 121 sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Du Brésil, où il fait un voyage, il envoie une déposition retentissante au procès des membres du réseau Jeanson, son ami, accusé d'aider militairement le F.L.N. En octobre, Les Temps Modernes sont saisis. Une manifestation d'anciens combattants défilant sur les Champs Élysée crie " Fusillez Sartre ". La même année paraît le second grand ouvrage philosophique, Critique de la Raison dialectique.

Le 4 mai 1961 meurt Merleau-Ponty. Un numéro spécial des Temps Modernes lui est consacré en octobre.

En 1964, Sartre publie Les Mots, livre où il fait le récit de son enfance. C'est cette année là aussi qu'il refuse le prix Nobel de littérature.

En 1967, il fait partie du tribunal Russell, chargé d'enquêter sur les crimes de guerre américains au Vietnam. Il soutient la cause d'Israël pendant la guerre des 6 jours.

En 1968, il soutient les étudiants en révolte en mai, s'entretient avec Cohn-Bendit et parle des le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Il condamne l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En 1970, il refuse de témoigner au procès d'Alain Geismar et va haranguer, juché sur un tonneau, les ouvriers de la régie Renault, au cours d'un meeting improvisé.Son ouvrage sur Flaubert, L'Idiot de la Famille, commence à paraître (Tomes 1 et 2 en 1971, Tome 3 en 1972).

Le 22 mai 1973, paraît le premier numéro de Libération, journal qu'il a fondé. Mais quelques jours plus tard, Sartre est frappé de demi-cécité. Il ne peut plus écrire, ni se relire. Il trouvera des parades, le magnétophone, l'écriture en collaboration, mais plusieurs de ses œuvres (notamment celle consacrée à Flaubert) resteront inachevées.

En 1973, il prendra position en faveur de la Fraction Armée Rouge (dite " Bande à Bader "). Il meurt le 15 avril 1980 à l'hôpital Broussais à Paris. Simone de Beauvoir racontera ses derniers instants dans La cérémonie des adieux.

Apport conceptuel.1) L'existence

Sartre écrivit : " l'existentialisme ? Je ne sais pas ce que c'est. ", et il ajouta " ma philosophie est une philosophie de l'existence ". Néanmoins, parce que tout le monde désignait ainsi sa philosophie, il finit par accepter le terme. Mais qu'est-ce que l'existence ?" L'existence précède l'essence ". Cette formule caractérise tout l'existentialisme. Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre prend l'exemple du coupe papier. Lorsque l'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept, le concept de coupe-papier. L'artisan a pensé le coupe-papier, la façon de le fabriquer et l'a produit ensuite. Bref, il a pensé son " essence " avant de lui donner l'existence. Ici donc, c'est l'essence qui précède l'existence. Pour produire un objet, il faut d'abord savoir ce que c'est, comment il est.

Les penseurs essentialistes ont assimilé le rapport artisan / coupe-papier au rapport Dieu / homme. Dieu crée l'homme : il le pense et ensuite le produit.Mais si l'on supprime Dieu (et le point de départ de l'existentialisme sartrien est l'athéisme), alors ce schéma n'a plus de sens. Si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c'est l'homme. L'homme existe d'abord et se définit ensuite. Chez lui l'existence précède l'essence. Mais si l'homme se définit lui-même, il est dès lors ce qu'il se fait. L'homme est libre.

L'existence, c'est aussi la contingence. Dans La Nausée, Sartre écrit : " l'essentiel est la contingence. Je veux dire que par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence, en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. " Il n'y a pas de nécessité, pas de sens prédéterminé : tout est à construire, à faire.Journé Éric 78/91

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2) La phénoménologie.a) Qu'est-ce que la phénoménologie ?

Sartre empruntera beaucoup à la méthode phénoménologique. Qu'est-ce que la phénoménologie ? C'est d'abord une méthode qui vient de Husserl. Elle ne nomme pas le contenu, la nature des objets sur lesquels porte la recherche mais la façon dont celle-ci est menée. Rappelons que la phénoménologie se veut une " science rigoureuse ". Elle est la science des phénomènes c'est à dire de ce qui apparaît dans l'expérience. Il faut décrire la façon dont les choses se donnent à la conscience, la façon dont elles apparaissent.

La véritable connaissance est la vision d'idées ou essences. Pour atteindre les idées, il faut éliminer les éléments empiriques. La réduction eidétique (du grec eidos qui signifie idée ou essence) consiste donc à éliminer les éléments empiriques pour atteindre ces réalités ultimes que sont les essences. Il s'agit de découvrir par la description des choses ce qu'elles sont profondément et ce qu'est la conscience qui pense ces choses. Pour cela, on fera varier imaginairement les points de vue sur l'essence pour faire apparaître l'invariant. Par exemple, le triangle, quel que soit le point de vue que j'ai sur lui, a toujours trois côtés qui font donc partie de son essence. Mais il n'existe pas indépendamment de la conscience qui le vise. La vision de l'essence (et non l'essence elle-même) est originaire et non dérivée.

Il ne faut pas croire naïvement à ce que nous offre le monde. Le monde dépasse la simple conscience que j'en ai. C'est du reste parce que le phénomène peut se voiler, parce qu'il ne se montre pas d'emblée qu'il faut une description qui débusque les choses, non derrière le visible (l'idée d'un arrière-monde caché derrière le visible est une illusion), mais en lui. Comment, en effet, dire que nous voyons un arbre dans la cour si l'arbre ne s'était manifesté comme arbre ?

La phénoménologie a un objet, le phénomène, l'eidos, ce qui constitue la chose comme chose.. Ce n'est pas un objet d'expérience. On peut rencontrer un arbre. On ne rencontre jamais l'eidos de l'arbre. L'arbre peut être frappé par la foudre mais non son eidos.Descartes soulignait que la connaissance des essences est une connaissance d'irréels car les géomètres établissent les propriétés des triangles " sans se mettre en peine de savoir s'il y a au monde quelque chose de tel ". Mais si l'on comprend qu'en géométrie on n'ait pas à se préoccuper de l'existence " réelle " des objets géométriques, il n'en est pas de même en phénoménologie. Le philosophe est " englué " dans le réel. Il faut donc un " désengluement " qui n'est autre que la " réduction phénoménologique ", c'est à dire une purification, une mise à nu. Il s'agit de savoir comment la conscience voit le monde, le fait exister à travers elle.

b) L'intentionnalité de la conscience.Dans L'imaginaire, Sartre remet en cause les conceptions classiques selon lesquelles l'image est une

perception sans objet. L'image n'est jamais confondue avec la réalité matérielle. Même dans le cas de l'hallucination, le malade admet parfaitement que les autres n'entendent pas les voix qu'il prétend percevoir.La conscience imaginante est consciente de viser ce qui n'est pas. La conscience est intentionnalité c'est à dire est sur le mode de n'être pas. La perception ou l'image de la table me fait être d'une certaine façon la table tout en ne l'étant pas. Je ne suis pas la table. Cette négativité essentielle est particulièrement caractéristique de la conscience imaginante puisque celle-ci rend présent un objet tenu pour absent.Deux thèses capitales sont ici à retenir :

•La conscience n'a pas de contenu parce qu'on ne peut pas dire d'elle simplement qu'elle soit. Ce n'est pas un objet ni une chose.

•La différenciation des actes de la conscience ne saurait donc être qu'une différenciation dans la manière de viser les objets de ses actes.

La conscience a une dimension d'irréalité et donc de liberté. La conscience n'est pas tenue de s'attacher à un objet. Elle peut se décrocher, s'évader des choses. Le non-réel, l'irréel, est pour elle un objet possible. Elle est soustraite au déterminisme spatio-temporel. Elle est libre. La description de l'imaginaire est une découverte de la liberté. Que je puisse dans une salle de café, sur le fond des choses et des consommateurs effectivement présents voir l'absence de Pierre avec qui j'ai rendez-vous, c'est la révélation d'une liberté absolue que rien ne peut limiter. Un suspect soumis à la torture peut toujours " tenir " une seconde ou une demi-seconde de plus. C'est donc librement qu'il succombe. On ne peut dissoudre les choses dans la conscience. La conscience n'est pas une chose. Elle n'est pas non plus les choses dont elle a conscience. Si je vois un arbre, l'arbre est extérieur. Ce n'est pas moi. La conscience n'a pas de dedans. " Elle n'est rien que le dehors d'elle-même ". C'est ce refus d'être une substance qui en fait une conscience.Husserl écrit : " Toute conscience est conscience de quelque chose " c'est à dire qu'elle n'est pas une chose. Mais c'est dire aussi qu'une conscience qui veut être pure conscience d'elle-même s'anéantit. " Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider avec elle-même, tout au chaud, volet clos, elle s'anéantit ".

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Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, c'est ce que Husserl appelle " intentionnalité ". La connaissance des choses est une des formes possibles de la conscience, par exemple, de cet arbre. Je peux aussi l'aimer, le craindre, le haïr. Haine, amour, crainte, sympathie sont des manières de découvrir le monde. Les choses se dévoilent comme haïssables ou aimables. C'est la propriété de ce masque que d'être terrible. Cela constitue sa nature même.Husserl réinstalle l'horreur et le charme dans les choses. Il restitue le monde des artistes et des prophètes, effrayant, hostile, dangereux avec des havres de grâce et d'amour. Si nous aimons une femme, c'est qu'elle est aimable. Tout est dehors, tout même nous-mêmes qui sommes dehors parmi les autres. Ce n'est pas dans une retraite, dans la solitude que nous nous découvrons mais au milieu des autres.

3) L'angoisse.L'angoisse, chez les existentialistes, ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se confond

pas avec l'anxiété ou la peur. L'angoisse est angoisse du néant, angoisse de la liberté c'est à dire révélation de l'essence de la subjectivité. L'angoisse est dès lors la passion première pour toute philosophie de l'existence.

L'angoisse désigne l'expérience radicale de l'existence humaine. Elle est l'épreuve de cette existence comme différente de la simple vie par exemple animale.Chez Sartre, l'angoisse est un indice pour réveiller la conscience de la liberté. Ce n'est pas l'anxiété car elle demande du courage et même de l'audace. La conscience de la mort, par exemple, permet d'affronter, délivré des illusions, le présent dans sa contingence et sa nécessité. C'est peut-être une passion mais une passion qui fonde toute action possible.

Chez Kierkegaard, l'angoisse surgit devant la possibilité, elle-même émergence de la liberté humaine. Je peux pêcher et c'est parce que je le peux librement que je m'angoisse. L'angoisse me découvre une liberté qui, tout en n'étant rien, est investie d'un pouvoir infini.

Chez Heidegger, l'angoisse est l'essence même de l'homme, disposition fondamentale de l'existence. L'angoisse révèle le fond de l'existence. La peur est peur de quelque chose, l'angoisse est angoisse de rien : c'est la conscience de la mort, c'est à dire du néant. La plupart du temps, nous nous la cachons. La plupart du temps, nous ne vivons pas authentiquement. L'angoisse peut nous délivrer de cette déchéance.Chez Sartre, il y a conjugaison de ces deux angoisses. La conscience est le lieu primordial de l'angoisse mais il s'agit d'une conscience ontologique qui est elle-même son propre néant. L'angoisse est à la fois angoisse devant la liberté et devant le néant de la mort. L'angoisse n'est pas la peur. On a peur des êtres et du monde mais on s'angoisse devant soi comme le montre l'expérience du vertige : je suis au bord d'un précipice. D'abord vient la peur, peur de glisser et donc peur de la mort. Mais je suis alors encore passif. Je fais alors attention et j'échappe à la peur par mes possibilités d'échapper au danger. Mais alors je m'angoisse car ce ne sont que possibilités. Rien ne me contraint à sauver ma vie en faisant attention. Le suicide est aussi une conduite possible. C'est de là que naît l'angoisse : j'ai peur de ce que je peux faire. Mais là encore ce n'est seulement qu'un possible, d'où une contre angoisse et je m'éloigne du précipice.

4) La fuite devant l'angoisse : la mauvaise foi.La mauvaise foi est d'abord fuite devant la liberté. Si notre conscience est d'abord un fait (sans ce

fait, elle disparaît, dans le sommeil par exemple), c'est un fait certifié avant que son essence ne le soit (l'existence précède l'essence). La conscience n'a pas de fondement déterminé dans le monde. Elle devra constamment justifier cette place sans fondement qu'elle occupe dans le monde. Mais toute justification ne peut qu'être arbitraire : une conscience ne pourra justifier sa situation dans le monde qu'en étant de mauvaise foi. Se prendre pour objet, telle est la conscience qui est de mauvaise foi. Faire de la conscience un en-soi, telle est la mauvaise foi, conséquence nécessaire de notre contingence.Par exemple, il est contingent de naître bourgeois ou ouvrier. Ce n'est pas choisi. La mauvaise foi consistera à jouer le bourgeois ou le garçon de café, à en faire mon être. Je joue à être alors que ce n'est pas un être. Je joue à être bourgeois comme le cendrier et un cendrier. Mais le cendrier est en-soi. C'est une chose, ce que n'est pas la conscience.

5) La mort.La mort est, chez Sartre, le revers de la liberté. Il l'étudie avec d'autres formes des limites de ma

liberté : ma place, mes entourages, mon passé, mon prochain, ma mort.La mort est toujours imprévisible. Il n'y a pas de mort naturelle, non seulement parce qu'il nous est impossible de prévoir le moment de notre mort mais parce que la mort n'a rien de naturel.Le suicide n'aurait de sens que si le suicidé survivait à son acte, ce qui est absurde, car il n'y a pas de sens en dehors de la vie. Je meurs toujours pour rien et la mort ôte à la vie tout sens. Le sens n'a de sens que dans une existence qui a rapport à elle-même, qui a un avenir.

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La mort en supprimant l'avenir supprime le sens. Je peux, certes, vouloir mourir pour une cause (par exemple la patrie, mes idées etc.), mais seul ce projet a un sens. Sa réalisation effective n'en a pas car, en réalisant ce projet, je détruis tous mes projets, non seulement ce pour quoi je suis mort mais le monde où s'inscrivent toutes mes possibilités. Détruisant tous les possibles, la mort n'est pas elle-même un possible. Pour bien s'expliquer sur ce point, Sartre insiste sur la mort subite qui fait rater une vie et lui ôte toute signification. Si, par exemple, la mort avait frappé Balzac avant qu'il n'écrive Les Chouans, celui-ci n'aurait été qu'un médiocre feuilletoniste ignoré.

Sartre arrache à la mort son caractère irremplaçable. Dire que la mort est irremplaçable (comme le fera Heidegger) c'est dire également que ce que je suis (mon amour, ma gloire etc.) me sont également irremplaçables. La mort ne me manifeste même pas comme être fini car même immortel je serais fini car contraint à choisir et donc d'écarter des possibles au profit d'un seul d'entre eux. Je suis fini car je ne peux choisir qu'un seul des possibles qui s'offrent à moi et l'immortalité n'y changerait rien. La mort sartrienne n'est pratiquement plus rien. Pire, elle est le triomphe d'autrui !

Une fois mort, on n'existe plus que par l'autre en tant qu'il pense encore à nous mais dire "exister" est ici un abus de langage. Autrui fait de nous un objet. Mourir, c'est ne plus être un sujet et c'est donc ne plus être une liberté. Je ne suis plus qu'un en-soi livré à l'autre. On peut penser à l'écrivain mort en proie aux critiques et qui n'est plus en mesure de se défendre. Exister par autrui, ce n'est pas vraiment exister. Pire encore, autrui lui-même n'a qu'une existence vouée à la disparition. Mourir, c'est donc n'existe qu'à peine en un autre qui, en disparaissant, fera disparaître l'ombre d'existence qui nous reste encore. La mort est le néant.

L'angoisse ne lui appartient même pas car c'est être libre qui est angoissant. La mort supprime tout comme un cataclysme imbécile. Elle est extérieure et contingente et rend la vie absurde : " Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre."

6) Autrui.Sartre note que seul Hegel a donné à l'Autre une constitution ontologique appropriée. " L'intuition

géniale de Hegel est de me faire dépendre de l'Autre en mon être ". Mais Hegel s'en tient au niveau de la connaissance. Il reste à passer au niveau de l'existence.

a) Le regard.C'est le regard qui dévoile l'existence d'autrui. Le regard ne se limite pas aux yeux car, derrière les yeux, une conscience (un sujet) juge. Dans un premier temps, c'est moi qui regarde autrui, de telle sorte qu'il m'apparaît comme objet. Dans un second temps, c'est autrui qui me regarde, de telle sorte que j'apparaisse à autrui comme objet.

•Voir autrui.Dans L'Être et le Néant, Sartre donne l'exemple suivant : je suis dans un jardin. Il y a près de moi une pelouse et des chaises. Un homme passe et je le vois. Qu'est-ce dire que dire " c'est un homme " ? Ce n'est pas dire " c'est une chose ". Si c'était une chose, je le saisirais à côté des choses. Ce ne serait qu'une chose en plus. Le percevoir comme homme, c'est toute autre chose. Je le vois aussi comme celui qui voit la pelouse et les chaises. Une nouvelle relation s'installe qui est relation des choses à lui. Pour le dire autrement, l'apparition d'autrui comme objet est le moment d'une première négation de moi en tant que centre du monde, centre qui organise ce monde autour de moi, vers moi. L'apparition d'un autre " centre du monde " c'est à dire plus simplement d'un autre sens est une " pure désintégration des relations que j'appréhende entre les objets de mon univers ". Cette désagrégation gagne de proche en proche tout mon univers jusqu'à me " voler le monde ". C'est une décentration qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps.

•Être vu.La fuite du monde (au sens où le plombier parle d'une fuite) peut toujours être colmatée et localisée.

Si je saisis autrui comme objet, un quelque chose de plein et de saisissable, je peux toujours, même atteint dans mon intégrité territoriale, réintégrer l'autre dans un effort de recentrage perpétuel, un peu comme le funambule sur son fil est en situation de perpétuel rééquilibrage grâce à son balancier. Mais l'autre est aussi regard qui juge. Si le regard me regarde, je suis immédiatement modifié, altéré par ce regard : je suis regardé, concerné au vif de mon être. " Le regard que manifestent les yeux, de quelque nature qu'ils soient, est pur renvoi à moi-même. Ce que je saisis immédiatement lorsque j'entends craquer les branches derrière moi, ce n'est pas qu'il y a quelqu'un, c'est que je suis vulnérable, que j'ai un corps qui peut être blessé, que j'occupe une place et que je ne puis, en aucun cas, m'évader de l'espace où je suis sans défense, bref que je suis vu " Mais que signifie pour moi être vu ? Sartre prend l'exemple de celui qui regarde par le trou d'une serrure. Sur l'instant, il n'a aucune conscience claire de soi. Il est trop occupé par ce qu'il fait, comme englué dans le monde. Je suis celui qui regarde par la serrure mais je ne le sais pas. Je suis conscience des choses.

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Derrière cette porte un spectacle est à voir, une conversation à entendre. Ma conscience colle à mes actes, est mes actes. Je ne pense qu'à la fin à atteindre et au moyen de la réaliser. Je suis en situation, à la fois facticité (englué dans le monde) mais liberté (rien d'extérieur à moi ne m'oblige à regarder). Or, quelqu'un survient. On me regarde. Soudain, je prends conscience de ce que je fais. Je me vois, parce qu'on me voit. J'existe sur le même plan que les objets inertes : je suis l'objet d'un regard, objet pour autrui. J'ai honte et dans la honte je découvre le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Je ne suis plus libre : je suis objet. Le regard de l'autre me saisit et me fige. Il me saisit dans ma situation c'est à dire dans le monde et à partir de lui sur le même plan que les choses. Pour l'autre, je suis penché sur la serrure comme cet arbre est incliné par le vent. J'ai un dehors, une nature. Pour l'autre j'existe non seulement comme objet de regard mais comme cette chose vue à l'état de voyeur. Moi qui n'étais que libre projet, je suis figé dans un état qui ne me laisse plus libre d'agir. Si désormais j'agis, ce sera par rapport à l'autre, comme par exemple celui qui se cache pour ne pas être vu comme voyeur, jaloux, honteux. J'entre dans le cycle infernal de l'aliénation : je suis pour l'autre.

Mais en même temps je suis réellement cette honte. L'Autre me fait être. Comme Sartre l'écrira dans Le Sursis : " On me voit donc je suis (…) Celui qui me voit… me fait être ; je suis comme il me voit ". Tout le problème est que l'autre me fait être à sa convenance, peut me déformer à volonté. C'est le drame des personnages de Huis Clos qui, sans miroir, ne peuvent se voir que dans le miroir déformant du regard de l'autre.

b) Le désir.La dialectique du regard commande toutes les relations concrètes avec autrui.

C'est le rapport en-soi, pour-soi. Si l'objet est en soi, l'homme est à la fois en-soi et pour-soi. L'objet ne pense pas le monde extérieur, ne se pense pas lui-même. Il est enfermé en lui-même. Il est en soi. L'homme, lui, réfléchit, se voit, juge le monde et se juge lui-même : il est pour soi. Notre situation de pour-soi nous donne la responsabilité de penser le monde, de le juger, de le choisir. L'homme est libre et doit assumer cette liberté. Si l'homme vivait seul, ce serait sans problème. Le monde n'existerait que pour lui. Mais, nous venons de le voir, il y a les autres et nous devons tenir compte de la pensée des autres. Le regard que je jette sur le monde est contredit par le regard que les autres jettent sur lui. Entre ma pensée et celle des autres s'établit un conflit : nos visions du monde faisant exister le monde différemment, la liberté de l'autre tend à supprimer la mienne en détournant les choses de leur signification que je leur donne, en leur en accordant d'autres.

Or, nous venons de le dire l'autre me juge, me pense, fait de moi l'objet de sa pensée. Je dépends de lui. Sa liberté me réduit à l'état d'objet, d'en-soi. " Je suis en danger. Et ce danger est la structure permanente de mon être pour autrui ". En un certain sens, je pourrais jouir de cet esclavage sous le regard d'autrui car je perds ma position de sujet libre, je suis devenu objet. Mais ce n'est qu'une illusion. Car je ne peux échapper à ma position de sujet. Ma réduction à l'état d'objet ne le permet pas. Pire, elle sollicite ma position de sujet et ceci pour deux raisons :

•Pendant que l'autre me juge et fait de moi son objet je le juge aussi c'est à dire que je fais de lui mon objet.

•En me pensant, l'autre établit un jugement sur moi, jugement dont je vais tenir compte désormais pour me connaître. Autrement dit, l'autre m'oblige à me voir à travers sa pensée comme je l'oblige réciproquement à se voir à travers la mienne.Je dépends de l'autre qui dépend de moi. Ce cycle est infernal : " l'enfer c'est les autres ", dira Huis Clos. Et L'être et le Néant ajoute " l'essentiel des rapports entre les consciences, c'est le conflit ". Plus une conscience se sent coupable, plus elle aura tendance à charger autrui pour se défendre de son jugement. Les bourreaux de Mort sans sépulture, par exemple, veulent faire croire aux victimes qu'elles sont coupables. Comment échapper à cela ? Il est possible d'envisager une situation idéale où le conflit se désamorce. C'est l'amour.

•L'amour.On a vu que, habituellement, j'ai à redouter le jugement d'autrui car il fait de moi son objet. Comme,

en même temps, je fais de lui mon objet, cette dépendance est réciproque. Nous nous craignons l'un l'autre dans une situation de conflit. L'amour apparaît comme une solution. Je veux être l'objet de l'autre puisque je veux qu'il m'aime. Je veux donc qu'il soit sujet. Or l'autre veut également que je l'aime, que je fasse de lui mon objet. Quand j'accepte de perdre mes prérogatives de sujet, l'autre accepte que je sois sujet, son sujet. L'existence de deux sujets devient alors possible dans une situation d'équilibre." Au lieu de nous sentir de trop, nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu'elle conditionne en même temps — et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d'amour, lorsqu'elle existe : nous sentir justifiés d'exister ".

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Pourtant il s'agit là d'une illusion. En effet, si l'autre m'aime, il me déçoit par son amour même. Je voulais être son objet privilégié mais en fait il m'éprouve comme un sujet dont il est l'objet et non l'inverse. Et Sartre de conclure : " les amants demeurent chacun l'un pour l'autre dans une subjectivité totale ". Tel est l'équilibre de l'amour : deux sujets qui demeurent à l'intérieur d'eux-mêmes sans s'atteindre mais qui, comme ils sont deux sujets, se sentent en équilibre dans l'illusion d'être deux sujets et deux sujets seulement. Il n'y a plus de conflit mais une illusion, une duperie. La preuve en est qu'il suffit que surgisse le regard d'un tiers pour que tout s'écroule car sous le regard d'un tiers, les amants deviennent objets et ne peuvent plus apparaître uniquement comme pur sujet de l'autre. " Il suffit que les amants soient regardés ensemble par un tiers pour que chacun éprouve l'objectivisation non seulement de soi-même mais de l'autre (…). L'amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres. " Dans l'amour, on se donne l'illusion d'être deux sujets mais le regard d'un tiers nous met en évidence que nous sommes deux objets, que la situation donc conflictuelle de deux êtres sujets et objets subsiste. Autrement dit, un couple solitaire peut, sur le mensonge, édifier un équilibre plus ou moins stable. Avec le tiers, l'illusion se dissipe nécessairement comme l'illustre le trio de Huis Clos : l'amour est impossible à trois. Ainsi, l'amour réel (et non idéalisé) ne peut qu'osciller entre deux extrêmes : le masochisme (où on se fait objet) ou le sadisme (où on se fait sujet). Le désir " moyen " ou " normal " est toujours sado-masochiste.Mais l'indifférence et la haine ne valent pas mieux.

•L'indifférence.C'est une autre illusion. Même si je fais semblant de croire que l'autre ne m'intéresse pas, je ne peux

m'empêcher de le penser, de rester un sujet qui le considère comme objet. Ma seule pensée fait de la présence de l'autre un objet. De plus, je ne peux non plus cesser d'être objet de l'autre. L'indifférence ne libère pas d'autrui. Elle est une autre illusion.

•La haine.La haine vise à supprimer l'autre comme sujet me pensant. Mais c'est encore un échec. Car,

justement, haïr, c'est reconnaître qu'on ne peut supprimer l'autre, que cet autre est un sujet contre lequel je ne peux rien d'autre qu'élever des cris, des malédictions et la violence est l'aveu de mon incapacité à le faire disparaître.Ni l'amour, ni la haine, ni l'indifférence, ne peuvent faire sortir les hommes de l'enfer dans lequel nous sommes tous plongés puisqu'il y a les autres, puisque nous devons tenir compte de leur présence et de leurs jugements.

•Le désir.Dans L'être et le Néant, Sartre écrit : " L'homme qui désire existe son corps d'une manière

particulière et, par là, il se place à un niveau particulier d'existence. En effet, chacun conviendra de ce que le désir n'est pas seulement envie, claire et translucide envie qui vise à travers notre corps un certain objet. Le désir est défini comme trouble. Et cette expression de trouble peut nous servir à mieux déterminer sa nature : on oppose une eau trouble à une eau transparente ; un regard trouble à un clair regard. L'eau trouble est toujours de l'eau ; elle a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est " troublée " par une présence insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle part et qui se donne comme un empâtement de l'eau par elle-même ". L'empâtement n'est autre que la chute du pour-soi vers l'en-soi. C'est la conscience qui fait corps. Le désir dont il s'agit, ce n'est pas la faim ou la soif. Manger ou boire, c'est assouvir sa faim ou sa soif, la réaliser en même temps qu'on la supprime. Le désir sexuel est d'une autre nature. Boire, manger renvoient à des désirs secs et clairs. Le désir, lui, " me compromet ". Je suis complice de mon désir. Le désir est chute dans la complicité avec le corps. Dans le désir la conscience est empâtée. On se laisse envahir par le corps. On cesse de le fuir. Il y a un consentement passif au désir. Le corps envahit la conscience, la rend opaque à elle-même. Le désir vous prend, vous submerge, vous transit.

La faim ne submerge pas. Le désir est consentement au désir. La conscience est comme alourdie, elle glisse vers un état comparable au sommeil. Le désir me dévoile à ma contingence de corps : la chair.Le désir est désir de l'autre. Le désir requiert l'autre, même s'il est absent. " J'essaie d'envoûter l'Autre et de le faire apparaître ; et le monde du désir esquisse en creux l'Autre que j'appelle ". Mais de cet autre je ne peux jamais saisir la conscience. Ainsi, je peux saisir non son regard mais seulement ses yeux. Le désir se veut possession d'un au-delà et il est dès lors voué à l'échec. Je veux l'autre comme sujet mais je n'ai que son corps. Je puis alors choisir librement de me faire submerger par la chair, vouloir le corps de l'autre. C'est le sadisme, par exemple. Mais c'est encore un échec car alors le corps de l'Autre n'est plus un Autre, c'est un corps qui est là pour rien, c'est une contingence. Ce n'est plus un Autre.Ainsi, l'illusion est générale. Mais " l'enfer c'est les autres " ne signifie pas que moi seul, c'est le Paradis car je suis, moi aussi, pris dans le cercle infernal du regardant / regardé, reflétant / reflété puisque je ne suis pas une conscience isolée, mais un être pour l'Autre, sujet menacé d'aliénation. On ne peut sortir de ce cercle, sauf à se prétendre Dieu, justifié d'exister, ce qui serait encore une illusion.

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7) La liberté.La liberté se confond pratiquement avec l'existence de la conscience c'est à dire, pour Sartre, avec

celle du pour-soi. Toute philosophie de l'existence postule la liberté comme principe, non seulement de l'action (de la praxis) mais aussi de la réflexion. L'existence est liberté et même elle ne peut être que liberté. Elle l'est comme conscience qui se pose pour soi et non comme chose : la chose qui n'est que ce qu'elle est ne saurait être libre. Un arbre ne peut jamais qu'être l'arbre qu'il est. Pour l'homme, rien de tel, son existence n'est soutenue par rien, elle est même selon le mot de Heidegger le " lieu-tenant du rien ", ce qui veut dire d'abord que la liberté n'est elle-même rien de tangible, rien de substantiel. Heidegger écrivait dans De l'essence de la vérité que l'homme n'a pas de liberté, mais que la liberté " a ", possède, dans tous les sens du mot l'homme. Pour Sartre, la liberté est un absolu qui ne se choisit pas (et pour cause ! elle est condition de tout choix). L'homme ne peut qu'être libre. " L'homme ne saurait être tantôt libre, et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l'est pas ", ce que Sartre exprime sous la formule répétée inlassablement, aussi bien dans L'être et le Néant que dans ses romans : je suis condamné à être libre. Ainsi la liberté n'est pas quelque chose dont je puisse jouir à mon gré : je ne suis pas plus ou moins libre comme je suis plus ou moins riche, plus ou moins compétent etc. Dans la liberté s'éclaire l'existence toute entière comme précédant et rendant possible toute qualité ou toute faculté.

Mais si la liberté n'a pas d'essence, si elle n'est rien en soi, comment peut-elle se décrire ? Peut-on même en parler alors que le mot comme tout mot renvoie à un concept ? La liberté n'est pas d'abord une notion : c'est mon existence même dans la mesure où je suis celui qui me fait être. C'est ce projet même qui s'appelle liberté, projet qui ne se réalise pas dans l'intimité douillette d'un ego renfermé sur lui-même, mais s'accomplit comme être-au-monde, c'est à dire être-pour-autrui " en situation ".

Rappelons en effet que, pour Sartre, tout est dehors. Quels que soient les motifs de mon action, quelle que soit leur efficacité et leur capacité à me déterminer, ces motifs restent " dehors ", présents à ma conscience mais jamais dans celle-ci. Avoir un motif d'agir, c'est toujours le viser " l'intentionner " ; je n'habite jamais ma conscience comme un plein ou, si l'on veut, un intérieur meublé ; la conscience habite le monde comme " décompression d'être ", trou dans la densité du monde et des choses. Ainsi je suis libre non seulement par rapport à ce monde, auquel je suis pourtant lié indéfectiblement, mais aussi par rapport à ce " moi " qui n'est jamais tout à fait moi, du moins ne l'est pas à la manière dont un arbre est lui-même et rien que cela.

Mais en même temps que je me découvre libre, je découvre cette liberté " rongée " par elle-même. Aucun de mes projets ne peut s'identifier à cette liberté puisque à tout moment je peux " néantiser " ce projet, c'est à dire le dépasser, en faire un passé, une " essence " (selon le mot de Hegel, que reprend Sartre, " Wesen — l'essence — est ce qui est gewesen, passé "). Le choix du projet ne peut jamais être justifié : il est absurde. La seule chose que ne puisse choisir la liberté c'est de ne pas choisir ; choisissant, elle s'engage dans une situation ; situation qu'elle dévoile mais qu'elle ne peut jamais éluder ; situation qui lui donne lieu de se déployer mais dont elle n'est jamais totalement maîtresse. Choisir, ce n'est en effet jamais possible qu'à partir du monde qui se dévoile et dont je suis solidaire (c'est exactement ce que Sartre nomme situation). J'en suis solidaire parce que ce monde m'implique, sans toutefois jamais me déterminer ; parce que jetés ou délaissés à ce monde nous ne pouvons jamais reprendre notre existence comme fondement d'elle-même. Il y a, écrit Sartre, une contingence de la liberté ou du pour-soi : c'est le fait même qu'il y ait liberté et ce fait n'est jamais produit par nous. La conscience libre n'est pas Dieu, " plein d'être " mais trou, " fuite ", exil.Ainsi la liberté a deux faces :

•Elle est liberté inconditionnée qui se dévoile comme l'irruption d'une conscience pour laquelle tout " est dehors ".

•Elle est liberté en situation qui se révèle envers et contre tout par cela même qu'elle peut être réduite au néant dans un monde hostile et pourtant, même réduite, ne cesse jamais d'être libre.

Dans un texte célèbre paru en septembre 1944 dans le journal Les Lettres Françaises qu'avaient fondé dans la clandestinité de l'occupation Louis Aragon et Jean Paulhan, Sartre écrit " Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande ". Cette phrase parut le type même du paradoxe scandaleux, provoquant. En fait, le paradoxe n'est qu'apparent. Il implique pour être saisi une notion nouvelle de la liberté : il ne suffit pas d'être libre au sens politique pour être libre au sens métaphysique. Outre que la zone dite " libre " était tout aussi asservie que la zone occupée, la liberté surtout se conquiert, est tout entier un combat, pour reprendre le titre du journal que Camus dirigea à la libération. Or elle ne peut se conquérir que contre l'asservissement. Dans L'être et le Néant paru durant l'occupation allemande, Sartre écrivait déjà : " Ôtez la défense de circuler dans les rues après le couvre-feu et que pourra bien signifier pour moi la liberté (qui m'est conférée, par exemple, par un sauf conduit) de me promener la nuit ? " Aussi bien nous ne naissons libres que parce que la liberté n'est pas un droit octroyé mais un fait auquel nous sommes condamnés. Encore faut-il assumer ce fait, ne pas se le masquer.

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Dès lors la liberté ne s'éprouve vraiment que dans une situation limite. La situation n'est pas un simple cadre pour une liberté indépendante, autonome ; elle est la définition ou délimitation même, ce à partir d'où commence la liberté.

Certes la liberté est l'ensemble de toutes les libertés (liberté de parole, de travail, de déplacement, de religion etc.) mais l'expérience du totalitarisme nous apprend au moins ce fait positif : que la liberté ne peut se marchander, qu'elle ne se décompose pas. Elle est l'existence même, le " tout ou rien ", le choix permanent qui oblige chacun, à chaque instant et à propos de chaque obstacle ou faveur, à se faire être : " puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d'un engagement."Passer de la liberté à l'engagement n'est pas passer du coq à l'âne : il y a même une continuité directe : toute liberté étant en situation c'est à dire jetée au monde, l'engagement n'est que la conséquence sur le plan humain et social d'un tel état de fait.

Il est essentiel de comprendre l'engagement au sens existentialiste comme un état de fait, lié à la condition humaine comme telle. Nous sommes condamnés à l'engagement, comme nous sommes condamnés à être libres ; l'engagement n'est pas l'effet d'une décision volontaire, d'un choix qui lui préexisterait. Je ne décide pas d'être ou non engagé, je suis toujours déjà engagé, comme je suis jeté au monde. L'engagement et le délaissement sont un seul et même état de fait. Cette précision est fondamentale car c'est sur cette conception de l'engagement que l'existentialisme affirme ses positions. L'engagement n'est pas l'enrôlement, ni même l'adhésion à tel ou tel parti politique. Il n'est pas même déterminé car il refuse justement la réduction de la situation humaine à un déterminisme des causes et des choses. En ce sens l'engagement existentialiste s'oppose au matérialisme selon lequel l'homme n'est que le reflet d'une situation de base économico-sociale. Mais il s'oppose aussi à l'idéalisme qui postule la contingence de toute situation par rapport à l'éternité d'une " nature humaine ". On ne peut pas, pour Sartre, ne pas être engagé : même la retraite de l'artiste au sein de sa " tour d'ivoire ", ou le pseudo désintéressement du scientifique livré à " l'objectivité " de ses expériences, est un engagement de facto car il n'est pas possible d'exister sans être en quelque manière engagé.

Être engagé, c'est exactement être embarqué, être jeté au monde, qu'on le veuille ou non ; c'est à dire du même coup être libre (je ne choisis pas d'être libre), en tant que je me projette, à partir de cet être jeté, mon propre avenir, et que du même coup je peux rencontrer, au sein de ce projet repris et compris, un présent.

Si l'engagement prend pour l'homme le plus souvent une teinte politique, c'est qu'il existe politiquement ou que, comme le disait Aristote, il est un animal politique. Seul, parmi les animaux, l'homme existe et son mode d'exister-ensemble diffère fondamentalement des modes animaux d'organisation, du type ruche ou fourmilière. Car cet être-ensemble, en une communauté de sujets, n'est jamais un statu quo déterminé intégralement et pour l'éternité : les institutions sont toujours historiques, et non naturelles ; il n'y a pas de nature humaine pré-existant à l'existence sociale de l'homme, ce qui veut aussi bien dire qu'il n'y a pas de nature " sociale " préexistant à l'existence historique de l'individu. Au départ, il y a la liberté à laquelle l'homme est " en proie ", jeté ; ce qui ne veut pas dire que cette liberté existe comme un " état des choses ", indépendamment de l'existence historique.

Les matérialistes (marxistes) objectent à Sartre que si l'homme est toujours déjà libre il n'a plus besoin de se libérer (par un engagement) et que la liberté de départ peut couvrir toutes les aliénations historiques : si on est d'avance libre, pourquoi aurait-on besoin, en plus, de se libérer ? Sartre répondra dans Matérialisme et Révolution : " Si l'homme n'est pas originellement libre, on ne peut même pas concevoir ce que pourrait être sa libération ". Mais, ajoute-t-il " ce n'est pas sous le même rapport que l'homme est libre et enchaîné ". Être enchaîné suppose une liberté préalable aliénée, de même que la conscience de l'aliénation est le premier pas qui mène à une effective libération ; je ne peux pas me libérer malgré moi. La libération est la face objective d'une liberté subjective qui précède et rend possible toute libération.Pour Sartre l'engagement se confond pratiquement avec l'ouverture des Temps Modernes, revue qu'il fonda à la libération où il écrit : " L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie a mesuré sa responsabilité d'écrivain.".

Si l'homme est libre, la seule façon pour le juger est de se poser cette unique question : savoir si l'homme s'est déterminé librement. Par là même il y a une universalité humaine en ce sens que tout projet (celui d'un Chinois comme celui d'un européen) est compréhensible, en tant que libre. Or justement cette universalité tient aussi au fait que, lorsque j'agis, j'engage les autres.Pour Sartre, l'acte libre, c'est l'acte de l'homme qui engage l'humanité par ses actions. Si l'homme est absolument libre de choisir ses valeurs (car il n'est pas de nature humaine ni de déterminisme dans l'action), lorsque je choisis, je choisis une certaine façon d'être de l'homme, je choisis donc autrui, je choisis tous les hommes.Journé Éric 85/91

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Sartre dira " Il n'est pas un seul de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps, une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être ". L'homme ne porte pas seulement la responsabilité totale de son existence, il porte aussi celle de l'existence de tous les autres. On comprend la gravité de l'engagement et l'angoisse qu'elle suscite. Par exemple, se marier, c'est clamer à la face du monde que le mariage a de la valeur, c'est engager autrui à faire de même. Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place de l'homme dans l'univers sans que nous ayons la moindre valeur préétablie pour nous guider, puisque l'athéisme sartrien suppose que nulle valeur morale ne se fonde en quelque Dieu que ce soit. Nous sommes libres sans aucune valeur préétablie. Tout doit être inventé. Il faut se créer, créer ses normes sans justification et sans excuse. Tout doit être inventé et chaque choix engage l'humanité. Par là apparaissent à la fois la possibilité de créer une communauté humaine et le sens de la liberté.

" En voulant la liberté nous découvrons qu'elle dépend entièrement de la liberté des autres et que la liberté des autres dépend de la nôtre. " En effet, je suis à chaque instant obligé de faire des actes exemplaires. Tout se passe comme si l'humanité avait les yeux fixés sur ce que je fais et se réglait sur ce que je fais. On voit le caractère exemplaire que confère à nos actes leur caractère d'engagement. Tel est l'homme libre : celui qui accepte d'être responsable de ses actes en engageant l'humanité. Tous ne l'acceptent pas, d'où la mauvaise foi par laquelle l'homme essaie d'échapper à sa responsabilité, à sa liberté. Les principales œuvres.

• L'imagination (1936)• La Nausée (1938)• Le Mur (1939)• L'imaginaire (1940)• Les Mouches (1943)• L'Etre et le Néant (1943)• Huis Clos (1945)• Morts sans sépulture (1946)• Baudelaire (1947)• Les mains sales (1948)• Critique de la raison dialectique (1960)• Les mots (1964)• Situations (1947-1965)• L'Idiot de la famille (1971-1972)• Cahiers pour une morale (posthume, publié en 1983)

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86ArendtPhilosophe de formation, Hannah Arendt vécut comme une rupture biographique cette

rupture majeure de l'histoire que constitua l'accession de Hitler au pouvoir en 1933. À partir de cette date, elle refusa de se considérer comme philosophe mais comme une théoricienne de la politique.

Principales œuvres. Les sources de sa pensée.

Si elle eut comme maîtres à l'Université Heidegger et Jaspers et fut l'amie de Hans Jonas, Arendt pense avant tout le totalitarisme comme un fait radicalement nouveau, une rupture à propos de laquelle elle écrira que  " le fil de la tradition est rompu "Elle se rattache néanmoins au courant phénoménologique (Heidegger) de façon critique et se réfère fréquemment à Machiavel, Montesquieu et Tocqueville. La vie d'Hannah Arendt

Hannah Arendt naît en 1906 à Hanovre dans une famille juive assimilée fidèlement attachée à la social-démocratie. Sa mère, enthousiasmée par la révolution spartakiste est une admiratrice de Rosa Luxembourg à qui Hannah empruntera la conception politique des " conseils ". Son père meurt jeune.

À 15 ans, Hannah Arendt avait lu Jaspers, à 16 ans tout Kierkegaard.En 1924, elle entre à l'Université de Marbourg où elle reçoit l'enseignement de Heidegger durant la

genèse de Sein und Zeit. Elle est fascinée par le maître avec qui elle aura une courte liaison. Elle se lie aussi d'amitié avec Hans Jonas.

Après un semestre chez Husserl à Fribourg, elle s'inscrit à l'Université de Heidelberg. Heidegger ayant refusé de diriger sa thèse, il l'a en effet envoyé à Karl Jaspers, un humaniste allemand avec qui elle se lie d'une amitié sans faille et qui restera son vrai maître jusqu'à sa mort, en 1969. La thèse d'Hannah Arendt, Le concept d'amour chez Saint Augustin, est publiée en 1929. Elle commence à s'intéresser à l'histoire et à la politique, prend conscience de sa condition juive, de l'antisémitisme et de la montée du nazisme.Elle entre en politique à partir de l'incendie du Reichstag. Emprisonnée une semaine, elle fuit et se réfugie à Paris. Elle y rencontre des réfugiés allemands (Brecht) et connaît Raymond Aron. Elle fréquente le séminaire de Kojève consacré à Hegel, côtoie Sartre et Beauvoir sans se lier avec eux. Elle éduque des adolescents juifs et facilite leur exil vers la Palestine.À partir de 1940, le gouvernement français édicte les lois anti-juives. Internée à Gurs, elle parvient à s'échapper et obtient, grâce à Adorno, un visa pour les États-Unis. Elle y résidera jusqu'à sa mort. À 38 ans, elle apprend l'anglais (elle écrira toute son œuvre dans cette langue mais pense en allemand ; des amis reliront et corrigeront ses textes).

Apatride, Hannah Arendt se sent alors déracinée. Elle voit le monde comme une scène de luttes où elle n'a pas sa place. Elle ne deviendra citoyenne américaine qu'en 1951. Elle affirmera qu'il n'y a pas de droits de l'homme mais seulement des droits du citoyen. L'apatride est interné ou exterminé.Aux États-Unis, Arendt travaille d'abord à la direction des Éditions Schocken Books à New York. En 1951, paraît Les origines du totalitarisme, ouvrage en trois tomes qui la fait connaître dans toute l'Amérique. Elle décide, en 1953, de se lancer dans la carrière universitaire. Elle enseignera la philosophie et les sciences politiques dans diverses universités américaines : Berkeley, Princeton, Columbia, Brooklyn College, Chicago.

En 1954 paraît La crise de la culture, en 1958 La condition de l'homme moderne, en 1963 Eichmann à Jérusalem et Essai sur la révolutionEn 1968, elle est nommée professeur de philosophie politique à la New School for Social Research de New York où elle retrouve Hans Jonas.

Peu de temps après avoir reçu le prix Sonning délivré par le gouvernement danois, elle meurt, le 4 décembre 1975 à la suite d'une attaque cardiaque. Elle laisse un livre inachevé, La vie de l'esprit dont seuls les deux premiers volumes (sur les trois prévus), Thinking et Wilking, paraîtront en 1978. Apport conceptuel.1) Les origines du totalitarisme.Les trois tomes des Origines du totalitarisme se présentent comme trois études juxtaposées sans rapports évident entre elles :a) L'antisémitismeHannah Arendt y procède à une histoire politique et sociale des juifs depuis le XVIIIème siècle. Trois refus sont clairement affirmés :

•Il n'y a pas un antisémitisme un et éternel.•L'antisémitisme n'est pas un nationalisme latent puisqu'il se développe alors que s'effondrent les

Etats-Nations.

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•Les juifs ne sont pas des boucs-émissaires, ce qui exclurait toute responsabilité politique. Certes, on ne peut être plus innocent que devant la chambre à gaz mais il n'en reste pas moins vrai qu'il y a une histoire juive qui rejoint l'histoire des autres peuples.Arendt distingue l'antisémitisme social de l'antisémitisme politique. L'antisémitisme politique vient de ce que certains privilèges ayant été accordés aux juifs, ceux-ci ont constitué un groupe à part, solidaire des États. Dès lors, tout conflit avec l'État devient antisémite. L'antisémitisme social, en revanche, est dû à l'égalité croissante des juifs avec les autres.

b) L'impérialisme.Le livre raconte l'histoire de la désintégration de l'État-Nation et montre ainsi les conditions

nécessaires à l'émergence des mouvements et gouvernements totalitaires.L'impérialisme colonial est la recherche de l'expansion pour l'expansion, pour des motifs non pas politiques mais économiques. L'État-Nation est alors en péril car, dépassant ses frontières, il néglige les intérêts nationaux. Apparaissent des fonctionnaires de la violence présentant la violence et le pouvoir comme étant les buts du corps politique. La conscience nationale se pervertit en conscience raciale.Le véritable précurseur du totalitarisme doit être cherché, non dans l'impérialisme colonial, mais dans l'impérialisme continental (pangermanisme, panslavisme). Méprisant lui aussi l'État-Nation, cet impérialisme lui oppose la " conscience tribale élargie" qui nie la possibilité d'un genre humain. La nationalité se proclame indépendante du territoire et se fait qualité permanente, inaccessible aux aléas de l'histoire, déniant toutes les différences internes du peuple concerné.Hannah Arendt analyse aussi le phénomène des minorités et l'apparition des apatrides qui, dans le système des États-Nations, ne peuvent être promis qu'à l'assimilation ou la liquidation. Ils ne peuvent obtenir leur salut qu'en transgressant les lois ou en accédant au " génie ". Apparaissent alors des camps d'internement et la transformation de la police de garante de la loi en instrument du gouvernement. L'apatride est hors de toute légalité et a un statut bien pire que celui d'un étranger ennemi. Parce que les droits de l'homme sont en réalité les droits du citoyen, l'apatride n'a plus aucun droit, ayant cessé d'appartenir à une communauté. Il faut donc affirmer un " droit à avoir des droits " c'est-à-dire d'appartenir à une communauté pour avoir une place dans le monde. Se pose alors la question du fondement de ce " droit à avoir des droits ". La perte de la citoyenneté est la perte d'une dimension essentielle de la vie humaine.

c) Le système totalitaire.Il s'agit de penser " l'essence du totalitarisme ". Le totalitarisme est un phénomène historique sans

précédent qu'on ne peut penser avec les anciennes catégories que sont la tyrannie, analysée par Platon, le despotisme, analysé par Montesquieu ou la dictature. Il ne s'agit pas d'un degré supérieur de despotisme mais d'un régime original qui ne se laisse pas réduire aux abolitions classiques de la liberté politique.Le totalitarisme se caractérise d'abord par le phénomène des masses. Les masses se définissent par trois variables :

•La grandeur numérique. De ce point de vue, le fascisme mussolinien n'est pas un totalitarisme car l'Italie est trop petite au point de vue démographique.

•Un ensemble de gens sans éducation politique, hors des partis et des syndicats. Les masses sont créées par les crises économiques et l'effondrement des classes moyennes qui ne trouvent pas dans les projets politiques des parlementaires des projets correspondants à leur situation. La société est atomisée.

•Une solidarité négative de foules désemparées, d'hommes isolés à qui le chef totalitaire donne un langage et un semblant de dignité.Ce qui caractérise aussi le totalitarisme est le mouvement, l'action pour l'action. Toute limite, toute stabilité fait courir un risque mortel à l'entreprise totalitaire. Il n'y a ni doctrine, ni idéologie puisqu'on se sert de doctrines, d'idéologies à contenu variable selon les circonstances. Le programme n'a aucune importance. La théorisation est une pure fiction pour mobiliser les masses. Se crée alors un monde fictif, méprisant les faits, épargnant aux masses tout affrontement avec le réel et leur donnant un semblant de cohérence.Il n'y a, en réalité, aucune organisation politique, le chef étant la loi suprême et pouvant liquider ses subordonnés. L'État totalitaire n'est ni bien construit, ni structuré. Il est planification de l'informe.

L'État est une façade, les institutions sont construites en double voire en triple et l'autorité n'est jamais là où on la croit. Anti-étatisme (l'État suppose les limites de la loi et des frontières), anti-nationalisme (les Aryens ne sont pas les Allemands) et anti-utilitarisme (les besoins de la guerre n'auront aucun poids contre le programme d'extermination) caractérisent le totalitarisme. L'acteur important est la police secrète, instituant le soupçon généralisé.

Néanmoins, contrairement à ce que dit Montesquieu du despotisme, le totalitarisme n'est pas sans loi. Il prétend appliquer les lois de la nature ou de l'histoire à l'espèce humaine. Il prétend remonter à la source de la légitimité et aussi abolir le hiatus entre légitimité et légalité. La loi change de sens.

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Elle n'est plus considérée comme le cadre stabilisateur des actions humaines mais elle est loi d'un mouvement illimité, sans fin.

Le totalitarisme est négation du politique. Il décrit en négatif ce que doit être la politique véritable. L'espace politique véritable suppose :

•Des lois•La possibilité pour les hommes d'agir c'est-à-dire de se rapporter aux autres par des actes ou des

paroles.•La parole échangée, discutée, débattue qui permet d'unifier la pluralité humaine. De ce point de vue,

la cité grecque antique ou certains mouvements révolutionnaires du monde moderne constituent des lieux lumineux. Arendt oppose le système des conseils au système des Partis. Les Partis constituent un dessaisissement de la citoyenneté. La vérité politique est l'agir dans de petits groupes.Le tyran rend impossible la parole dans l'espace public mais il laisse les hommes dans l'espace privé. Le totalitarisme attaque la vie privée elle-même. Alors naît la désolation qui n'est pas la solitude (où on peut se parler à soi, où le rapport aux semblables n'est pas perdu) mais une expérience absolue de non-appartenance au monde. L'individu n'est pas seulement isolé mais il n'a plus de consistance interne, perd son moi. La désolation est l'expérience d'être indifférent aux autres, expérience devenue massive dans le système totalitaire.

En dictature, on tue les opposants et la mort garde un sens. Dans le totalitarisme, la mort peut frapper tout le monde. Sous le nazisme, les juifs furent une catégorie qui s'élargit aux peuples de l'Est, puis aux Allemands malades. La mort n'est ni noble, ni héroïque. Les individus sont rendus anonymes et on essaie d'effacer les traces de leur existence.

Le camp de concentration est l'institution centrale en matière d'organisation du système totalitaire. Il a une importance décisive. On y discerne un " mal radical " mettant en jeu " la nature humaine " elle-même. Il est à la fois un phénomène radicalement nouveau et un défi au sens commun. Il s'agit d'une réalité incompréhensible, inaccessible où on passe du " tout est permis " au " tout est possible ". La domination s'y effectue en trois temps :

•Le meurtre de la personne juridique (préparé par la fabrication des apatrides et renforcé par le mélange des criminels et des parfaits innocents)

•Le meurtre de la personne morale : la mort est anonyme et sans signification.•Le meurtre de l'identité de chacun.

Alors le meurtre devient un moindre mal, le totalitarisme un système où les hommes sont de trop et les crimes sont à la fois impardonnables et impunissables.2) Le travail, l'œuvre et l'action

Arendt ne se contente pas de diagnostiquer le mal. Elle s'interroge sur les moyens de se préserver contre la tentation totalitaire. Il faut pour cela réhabiliter l'action politique.Selon Hannah Arendt, notre tradition de pensée politique naît avec Platon et se clôt avec Marx. Elle naît donc dans l'hostilité à l'égard du monde de la polis, du régime athénien. Il faut revenir à la Grèce pré-platonicienne, celle d'Homère, d'Hérodote, de Thucydide et de Socrate, avant que l'homme d'action et l'homme de pensée ne divorcent. Arendt veut réévaluer l'action et le domaine public. La condition de l'homme moderne entreprend de penser ce que nous faisons c'est-à-dire de retrouver les capacités de la " vie active " opposée à la " vie contemplative ".

a) Le travail caractérise l'animal laborans.Le travail consiste à subvenir à ses besoins vitaux et s'inscrit donc dans le cycle biologique de la vie.

Immergé dans la nature, il n'est pas fondamentalement humain. Il produit l'éphémère c'est-à-dire ce qui, étant destiné à la consommation, n'a aucune permanence. Le travail est solitaire, tout individu y étant un simple membre de l'espèce c'est-à-dire interchangeable, anonyme. Il renvoie à la nécessité.Certes le travail ne saurait être condamné car il est bien la condition de toute autre activité mais, tant qu'on en reste à sa seule sphère, aucune permanence objective du monde ne peut se faire jour, ni aucune individualité. En ce sens, la sphère du travail est anti-politique. C'est parce que le totalitarisme accorde le primat à l'animal laborans que l'isolement de celui-ci devient désolation.

b) L'œuvre caractérise l'homo faber.Œuvrer, c'est construire des objets faits pour durer c'est-à-dire qui soient destinés à l'usage et non à

la simple consommation. Sont des œuvres les maisons, les temples, les peintures, les poèmes etc. Le fabricateur est, certes, isolé mais il participe au monde commun dans sa production d'objets durables (c'est-à-dire aussi destinés à lui survivre). Le drame de la modernité est d'avoir " changé l'œuvre en travail ". Si le travail renvoie au temps comme passage, l'œuvre renvoie au temps comme durée. L'homo faber est l'homme de la maîtrise (ce qui nécessite l'isolement) mais il est capable d'avoir un monde public, bien que non politique. L'œuvre n'est pas anti-politique mais apolitique.

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Sur la place du marché, le fabricant est en rapport avec ses semblables mais par l'intermédiaire des objets. Il n'y vient pas voir des hommes mais des produits. La production de l'œuvre s'effectue au prix d'une destruction agressive de la nature et l'œuvre est toujours asservie à une fin utilitaire. L'œuvrer est " entièrement déterminé par les catégories de la fin et des moyens "

c) L'action caractérise l'homme agissant.C'est " la révélation de l'agent dans la parole et dans l'action ". L'action est la seule activité qui

mette directement en rapport les hommes. L'homme agissant est celui qui s'engage dans la vie de la Cité et qui a donc rapport au monde des hommes, ce qui implique la constitution d'un domaine public (c'est-à-dire à la fois de l'égalité et de la distinction). Il peut alors prendre conscience de la pluralité, essence de la condition humaine. L'action est mise en relation, constitution d'un espace public au sein duquel les hommes dialoguent et agissent ensemble. L'homme agissant est l'homme parlant dans une communauté d'égaux éloignés des spectres du totalitarisme.

3) Histoire et évènementL'histoire est tissée d'événements. L'événement est l'imprévisible, l'indéductible. L'affirmer, c'est se

distinguer de toute philosophie de l'histoire. Certes l'événement est toujours pris dans un contexte qui en fournit les conditions mais les conditions nécessaires ne sont pas pour autant suffisantes. L'événement forme discontinuité. Arendt refuse à la fois le fatalisme et la contingence, fidèle ici à Tocqueville. Il y a une liberté et donc une responsabilité des hommes. La causalité est une catégorie déplacée en histoire car c'est l 'événement lui-même qui constitue ses origines ou, pour le dire autrement, c'est grâce à l'événement, parce qu'il faut le comprendre, que s'éclaire après coup le passé. Ainsi l'essence du totalitarisme n'existe pas avant d'être venue à l'être. Les principales œuvres.

• Les origines du totalitarisme (1951)• La crise de la culture (1954)• La condition de l'homme moderne (1958)• Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal (1963)• Essai sur la révolution (1963)• La vie de l'esprit, posthume (1978)

Exercice de philosophie pour une organisation de la pensée et une éthique de discussion.Durée : 1h 15’Reprendre les consignes exposées en page de garde. Choisir une situation problème dans celles proposées ou en identifier une nouvelle. Décomposer le groupe en 2 petit groupes :la moitié du groupe : pour une hypothèse,l’autre moitié : contre cette hypothèse,Ensuite on inverse ceux qui étaient pour deviennent contre…Les arguments pour et contre sont notés de façon la moins équivoque possible.On fait une synthèse en rapprochant les points de vue et en gardant une certaine cohérence.On détermine un ou plusieurs positionnements, argumentés à la lumière des thèses et anti-thèses.Un ou plusieurs délégués du groupe présente au grand groupe :Les différents points pour et contre, la synthèse et les positionnements.Les difficultés rencontrées,La direction suggérée pour répondre un peu à la situation problème.

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Les courants de la philosophie au XXe siècle 1925

1950

1975

Journé Éric 91/91

Positivisme logique Appelé parfois, «néo-

positivisme» ou encore, «empirisme logique» le

positivisme logique désigne le groupe de philosophes et de logiciens rassemblés dans les

années 30 autour du «Cercle de Vienne». Ils dénoncent la

métaphysique spéculative. Pour eux, seul est rigoureux un

discours fondé soit sur la raison, soit sur les faits positifs.

L. Wittgenstein (1889-1951) R. Carnap (1881-1970)

Phénoménologie La conscience est un «rapport au

monde», défini par «l'intentionnalité». Hussert(1859-1938)

Heidegger (1889-1976) propose dans Etre et Temps une

réflexion sur la condition de l'homme face au temps et à la

mort. L'existentialisme est un dérivé

de la phénoménologie. K. Jaspers (1883-1969)

M. Merteau-Ponty (1908-1961) J.-P. Sartre (1905-1980)

École de Francfort Ce courant de pensée développe une «théorie critique» inspirée du marxisme qui s'attaque à la

raison techno-scientifique comme instrument de

domination et d'aliénation. M. Horkheimer (1895-1973)

T. Adorno (1903-1979) H. Marcuse (1898-1979)

J. Habermas est un héritier de l'Ecole de Francfort.

Philosophie analytique Héritière à la fois du

positivisme logique et de la pensée de B. Russell (1872-1970). Proche de la logique

formelle et de la linguistique, la philosophie analytique rejette la prétention de la

philosophie à connaître le monde (ce qui est le rôle de la

science). Elle s'intéresse plutôt aux énoncés du langage.

L'Ecole anglaise d'Oxford est repré- sentée par:

G. Ryle (1900-1976) J.L. Austin (1911-1960)

Philosophie des sciences K. Popper (1902-1994) s'attache à établir la distinction entre la dé- marche de la science et celle du discours pseudo-scientifique.

La science n'énonce pas des vérités mais des propositions réfutables. Une pléiade de

philosophes des sciences se sont par ailleurs attachés à déceler

les logiques implicites du discours scientifique. T. Kuhn (1922-1996)

G. Bachelard (1884-1962) P. Feyerabend (1924-1974)

I. Lakatos (1922-1974)

Structuralisme et déconstruction

Le «structuralisme» courant de pen- sée spécifiquement

français, désigne des auteurs comme:

J. Lacan (1901-1981) C. Lévi-Strauss (né en 1908) ou encore les philosophes M. Foucault (1926-1984) L. Althusser (1918-1990)

Aux Etats-Unis, on parle de décons- tructionnisme pour

désigner J. Derrida (né en 1930) et les structura- listes français

ou encore du «post- modernisme».

Philosophie de l'esprit Elle est liée à l'essor des

sciences cognitives. Les débats s'articulent autour de la

question de l'inten- tionnalité et du rapport cerveau/ esprit.

J. Searle (né en 1932) H. Putman (né en 1926)

J. Fodor (né en 1935) R. Rorty (né en 1931)

D. Dennet (né en 1942)

Philosophie morale La fin de siècle a vu la

réapparition et la redécouverte de la philosophie morale,

souvent issue de la tradition phénoménologique.

W. Jankélévitch (1903-1985) E. Lévinas (1905-1995) H. Jonas (1903-1993)

P. Ricoeur (né en 1913)