COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

138
COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE : Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10 DATE : 20110218 DOSSIER : 33157, 33358 ENTRE : Margaret Patricia Kerr Appelante et Nelson Dennis Baranow Intimé ET ENTRE : Michele Vanasse Appelante et David Seguin Intimé TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell MOTIFS DE JUGEMENT : (par. 1 à 221) Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Abella, Charron et Rothstein) NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Transcript of COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Page 1: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE : Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10 DATE : 20110218

DOSSIER : 33157, 33358 ENTRE :

Margaret Patricia Kerr Appelante

et Nelson Dennis Baranow

Intimé

ET ENTRE : Michele Vanasse

Appelante et

David Seguin Intimé

TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE CORAM : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell MOTIFS DE JUGEMENT : (par. 1 à 221)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Abella, Charron et Rothstein)

NOTE : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.

Page 2: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

KERR c. BARANOW Margaret Patricia Kerr Appelante c. Nelson Dennis Baranow Intimé - et - Michele Vanasse Appelante c. David Seguin Intimé Répertorié : Kerr c. Baranow 2011 CSC 10 Nos du greffe : 33157, 33358. 2010 : 21 avril; 2011 : 18 février. Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell. EN APPEL DES COURS D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE ET DE L’ONTARIO

Page 3: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Droit de la famille — Conjoints de fait — Biens — Enrichissement

injustifié — Réparation pécuniaire — Une réparation pécuniaire est-elle restreinte au

quantum meruit? — La preuve de coentreprise familiale doit-elle être prise en compte

au moment d’accorder une réparation? — Les avantages réciproques et les attentes

raisonnables des parties doivent-ils être pris en compte dans l’évaluation de la

réparation?

Droit de la famille — Conjoints de fait — Biens — Fiducie résultoire —

La preuve de l’intention commune doit-elle être prise en compte dans le contexte de

la fiducie résultoire? — Les principes de la fiducie résultoire s’appliquent-ils aux

réparations accordées en biens ou en argent dans le cadre de la résolution des litiges

familiaux?

Droit de la famille — Conjoints de fait — Aliments — Séparation des

conjoints après plus de 25 ans de vie commune — Action de la conjointe réclamant

une pension alimentaire et une part des biens — La pension alimentaire est-elle

rétroactive à la date du procès ou à la date d’introduction de l’instance?

Dans le pourvoi Kerr, K et B, tous deux dans la soixantaine avancée, se

sont séparés après plus de 25 ans de vie commune. Ils avaient travaillé pendant

presque toutes ces années et avaient chacun contribué de diverses façons à leur

bien-être commun. Sur le fondement de la fiducie résultoire et de l’enrichissement

injustifié, K a réclamé une pension alimentaire et une part des biens détenus au nom

de B. Par demande reconventionnelle, B a cherché à faire reconnaître que K s’était

Page 4: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

injustement enrichie grâce aux services d’entretien ménager qu’il lui avait rendus et à

l’aide personnelle qu’il lui avait apportée après qu’elle eut été victime d’un grave

accident vasculaire. Le juge de première instance a accordé à K 315 000 $ et un tiers

de la valeur de la maison de B qu’ils avaient partagée, sur le fondement de la fiducie

résultoire et de l’enrichissement injustifié, car il avait conclu que K avait fourni des

capitaux et des actifs d’une valeur de 60 000 $ au début de la relation. Il a également

accordé à K une pension alimentaire mensuelle de 1 739 $, rétroactive à la date

d’introduction de l’instance. La Cour d’appel a conclu que K n’a pas contribué

financièrement à l’acquisition ou à l’amélioration de la maison de B, ce qui

constituait le fondement de la réparation accordée à K en première instance, et elle a

rejeté ses réclamations fondées sur un droit de propriété. La Cour d’appel a ordonné

une nouvelle audition de la demande reconventionnelle de B. Elle a en outre statué

que l’ordonnance alimentaire serait rétroactive à la date du début du procès.

Dans le pourvoi Vanasse, il a été admis que S s’est injustement enrichi

grâce aux contributions de sa conjointe, V, au cours de leur union de fait qui a duré

12 ans. Pendant les quatre premières années de leur relation, les parties ont poursuivi

leurs carrières respectives. En 1997, V a pris un congé et le couple a déménagé à

Halifax afin que S puisse y développer son entreprise. Au cours des trois années et

demie qui ont suivi, S et V ont eu des enfants et V est demeurée à la maison pour

s’occuper d’eux et elle s’est occupée des tâches domestiques. S travaillait de longues

heures et voyageait fréquemment pour ses affaires. En 1998, S a démissionné de son

poste de PDG de l’entreprise et la famille est retournée à Ottawa où ils ont a acheté

Page 5: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

une maison enregistrée en leurs deux noms. En 2000, S a reçu environ 11 millions de

dollars en vendant ses actions dans l’entreprise et à compter de ce moment, jusqu’à la

séparation en 2005, il s’est acquitté davantage des tâches domestiques. La juge de

première instance a conclu qu’il n’y avait pas eu enrichissement injuste au cours des

première et dernière périodes de cohabition, mais a conclu que S s’était injustement

enrichi aux dépens de V durant la période au cours de laquelle les enfants sont nés. V

a eu droit à la moitié de la valeur de la richesse accumulée par S au cours de la

période d’enrichissement injustifié, moins la valeur de sa part dans la résidence

familiale et ses REER. La cour d’appel a annulé cette décision et a statué que la

réparation devait être établie par un calcul fondé sur le quantum meruit, où la valeur

que chacune des parties a reçue de l’autre est évaluée et défalquée.

Arrêt : Dans Kerr, le pourvoi sur la question de la pension alimentaire est

accueilli et l’ordonnance du juge de première instance est rétablie. Le pourvoi en ce

qui concerne la décision de la Cour d’appel de rejeter la demande de K fondée sur

l’enrichissement injustifié est également accueilli et une nouvelle audition de cette

demande est ordonnée. Le pourvoi formé contre la décision rejetant la demande de K

relative à une fiducie résultoire est rejeté. L’ordonnance d’une nouvelle audition de

la demande reconventionnelle de B est confirmée.

Arrêt : Dans Vanasse, le pourvoi est accueilli et l’ordonnance de la juge

de première instance est rétablie.

Page 6: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Ces pourvois nous obligent à répondre à cinq questions principales. La

première porte sur le rôle de la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune »

dans les réclamations présentées par les conjoints de fait. La deuxième question

consiste à savoir si l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié doit toujours

être évaluée en fonction du quantum meruit. La troisième question a trait aux

avantages réciproques dans le contexte d’une réclamation fondée sur l’enrichissement

injuste et au moment auquel ceux-ci doivent être pris en compte. La quatrième

question traite du rôle des attentes raisonnables des parties dans l’analyse de

l’enrichissement injustifié. Enfin, dans le pourvoi Kerr, la Cour doit aussi déterminer

la date de prise d’effet de l’ordonnance alimentaire.

En ce qui concerne les conjoints non mariés dans la plupart des provinces

de common law, le recours au droit jurisprudentiel est la seule solution permettant de

traiter des conséquences financières de la rupture des relations conjugales. La fiducie

résultoire et l’action fondée sur l’enrichissement injustifié sont les principaux

mécanismes juridiques qui s’offrent aux parties. Les fiducies résultoires découlent de

transferts à titre gratuit dans deux types de situations : le transfert d’un bien d’un

partenaire à l’autre sans aucune considération, et la contribution des deux partenaires

à l’acquisition d’un bien, dont le titre est au nom d’un seul des partenaires. Selon le

principe juridique sous-jacent, les contributions à l’acquisition de biens, qui n’étaient

pas indiquées dans le titre de propriété, peuvent néanmoins créer un droit de

propriété. À cette notion sous-jacente s’ajoutait l’idée, au Canada, qu’une fiducie

résultoire pouvait découler de la seule « intention commune » des parties d’accorder

Page 7: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

un droit au partenaire non propriétaire. Cette théorie est toutefois sans fondement sur

le plan théorique et ne devrait plus avoir aucun rôle à jouer dans la résolution des

litiges familiaux. Si les principes traditionnels de la fiducie résultoire peuvent jouer

un rôle dans la résolution des litiges entre partenaires non mariés, les parties ont eu

recours de plus en plus au droit de l’enrichissement injustifié et à la fiducie

constructoire de nature réparatoire. Depuis l’arrêt Pettkus c. Becker, le droit de

l’enrichissement injustifié offre un fondement beaucoup moins artificiel, plus complet

et plus rationnel pour traiter les demandes de partage des biens après la rupture des

relations conjugales. Il permet le recouvrement dès lors que le demandeur peut

prouver trois éléments : un enrichissement du défendeur par le demandeur, un

appauvrissement correspondant du demandeur, et l’absence de tout motif juridique de

l’enrichissement. Notre Cour a appliqué une analyse économique simple aux

éléments d’enrichissement et d’appauvrissement correspondant. Le demandeur doit

prouver qu’il a procuré un avantage tangible au défendeur qui a reçu et retenu cet

avantage. De plus, l’enrichissement doit correspondre à un appauvrissement du

demandeur. Fait important, la prestation de services domestiques peut appuyer une

action pour enrichissement injustifié. L’absence d’un motif juridique pour

l’enrichissement signifie que ni le droit ni les exigences de la justice ne permettent au

défendeur de conserver l’avantage conféré par le demandeur. Ce troisième élément

permet aussi de prendre dûment en considération l’autonomie des parties, leurs

attentes légitimes et leur droit de régler contractuellement leurs affaires.

Page 8: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

L’analyse du motif juridique comprend deux étapes. Premièrement, les

catégories établies de motifs juridiques doivent être examinées, par exemple

l’avantage conféré par don ou découlant d’une obligation légale. En l’absence de

motifs juridiques d’une catégorie, la deuxième étape autorise la prise en considération

des attentes légitimes des parties ainsi que des considérations d’intérêt public afin de

déterminer si l’enrichissement est injustifié.

La réparation fondée sur l’enrichissement injustifié oblige le défendeur à

rembourser ou à annuler l’enrichissement et peut donner lieu soit à une

« indemnisation », soit à une « restitution du bien ». Dans la plupart des cas, une

réparation pécuniaire suffira à corriger l’enrichissement injustifié, mais deux

questions suscitent des difficultés dans la détermination de la réparation adéquate.

Dans les cas où les conjoints ont mutuellement tiré des avantages, la cour a souvent

de la difficulté à évaluer rétroactivement chaque service rendu par chacune des parties

à l’autre partie. Bien que la valeur des services domestiques ne soit pas remise en

question, il serait injuste de tenir compte des contributions d’une seule partie. Une

deuxième difficulté tient à la question de savoir si une réparation pécuniaire doit

invariablement être calculée en fonction du quantum meruit, de la « valeur reçue » ou

de la « rémunération des services », ou si la réparation pécuniaire peut être évaluée de

manière plus souple, selon la méthode fondée sur la « valeur accumulée », soit

l’augmentation globale de la richesse du couple pendant l’union. Dans certains cas, il

peut être nécessaire d’accorder une réparation fondée sur le droit de propriété. Si le

demandeur peut établir un lien ou un rapport de causalité entre ses contributions et

Page 9: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’acquisition, la conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien en cause, et une

réparation pécuniaire serait insuffisante, une part du bien proportionnelle à la

contribution du demandeur peut faire l’objet d’une fiducie constructoire en sa faveur.

Trois sujets dans les règles relatives à l’enrichissement injustifié

nécessitent des précisions. Une fois que la décision est prise d’accorder une

réparation pécuniaire, la question se pose de savoir comment quantifier cette

réparation. Si la réparation pécuniaire doit invariablement être quantifiée en fonction

du quantum meruit, il faut alors, dans les cas d’enrichissement injustifié, se demander

s’il faut choisir d’imposer une fiducie constructoire ou d’ordonner une réparation

pécuniaire calculée en fonction du quantum meruit. Cette dichotomie des mesures de

réparation devrait toutefois être rejetée car la réparation fondée sur la valeur

accumulée est une alternative tout à fait plausible à la fiducie constructoire. Il est

inapproprié de calculer la réparation pécuniaire en fonction de la rémunération des

services rendus, et ce, pour quatre raisons. Premièrement, ce type de calcul ne reflète

pas la réalité de nombreux conjoints vivant en union libre. Les fondements de toutes

les actions pour enrichissement injustifié intentées par des conjoints de fait n’entrent

pas dans deux catégories seulement — celle où l’enrichissement découle de la

prestation de services non rémunérés, et celle où il découle d’une contribution non

reconnue à l’acquisition, à l’amélioration, à l’entretien ou à la conservation d’un bien

en particulier. Lorsque les contributions des deux parties ont, au fil du temps,

entraîné une accumulation de la richesse, il y a un enrichissement injustifié quand une

partie conserve, après la rupture, une part disproportionnée des biens obtenus grâce à

Page 10: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’effort conjoint des deux parties. Le lien requis entre les contributions et un bien en

particulier n’existe peut-être pas, mais il peut y avoir un lien incontestable entre les

efforts conjoints des parties et l’accumulation de richesse. Bien que les règles

relatives à l’enrichissement injustifié n’entraînent pas une présomption de partage

égal et que la cohabitation, en soi, ne confère pas à une personne le droit à une part

des biens de l’autre personne, les conséquences juridiques de la rupture d’une relation

conjugale devraient refléter la façon dont les gens vivent. Deuxièmement, la

dichotomie des mesures de réparation est incompatible avec la souplesse inhérente à

l’enrichissement injustifié et avec l’approche de la Cour à l’égard des réparations en

equity. De plus, la Cour a reconnu que, compte tenu de la grande variété de situations

relevant des catégories traditionnelles de l’enrichissement injustifié et de la souplesse

de l’approche plus générale et raisonnée, le principe exige qu’on ait recours à

différents types de réparation selon les circonstances. Rien ne justifie, en principe,

qu’une des catégories traditionnelles d’enrichissement injustifié serve à imposer la

réparation pécuniaire dans tous les cas d’enrichissement injustifié entre conjoints de

fait. Il est essentiel qu’il y ait un lien entre la contribution et l’accumulation de la

richesse. Lorsque ce lien est établi, et qu’une réparation fondée sur le droit de

propriété est inappropriée ou inutile, la réparation pécuniaire devrait être adaptée pour

refléter la nature véritable de l’enrichissement et de l’appauvrissement correspondant.

Troisièmement, la dichotomie des mesures de réparation ne tient pas compte de

l’historique des réclamations fondées sur le quantum meruit. Enfin, l’arrêt Peter. c.

Beblow n’impose pas, comme il a été déjà été donné à penser, la dichotomie des

mesures de réparation.

Page 11: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Dans les cas où la meilleure façon de qualifier l’enrichissement injustifié

est de le considérer comme une rétention injuste d’une part disproportionnée des

biens accumulés dans le cadre d’une « coentreprise familiale » à laquelle les deux

conjoints ont contribué, la réparation pécuniaire devrait être calculée en fonction de la

part proportionnelle de la contribution du demandeur à cette accumulation de la

richesse. Lorsque les conjoints sont des partenaires conjugaux et financiers, il n’est

nul besoin d’un « duel de quantum meruit ». Les règles relatives à l’enrichissement

injustifié, y compris la fiducie constructoire de nature réparatoire, constituent la

meilleure façon de remédier aux iniquités susceptibles de survenir au moment de la

rupture d’une union de fait puisque la réparation pour enrichissement injustifié « est

adaptée à la situation et aux revendications particulières des parties ». Pour avoir

droit à une réparation pécuniaire fondée sur la valeur accumulée, le demandeur doit

prouver qu’une coentreprise familiale existait effectivement et qu’il existe un lien

entre ses contributions à la coentreprise et l’accumulation de la richesse.

Pour déterminer si les parties ont, de fait, été engagées dans une

coentreprise familiale, les circonstances particulières de chaque relation doivent être

prises en compte. Il s’agit d’une question de fait que l’on peut apprécier en prenant

en considération toutes les circonstances pertinentes, y compris les facteurs relatifs à

l’effort commun, à l’intégration économique, à l’intention réelle et à la priorité

accordée à la famille. Les efforts conjoints et le travail d’équipe, la décision d’avoir

et d’éduquer des enfants ensemble, ainsi que la durée de la relation peuvent tous

indiquer la mesure dans laquelle, le cas échéant, les parties constituaient

Page 12: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

véritablement une association et ont collaboré à la réalisation d’objectifs communs

importants. Le fait que les fonds des parties soient entièrement consacrés à la famille

ou le fait qu’un conjoint s’acquitte de la totalité, ou de la plus grande partie, des

travaux domestiques, libérant l’autre de ces responsabilités et lui permettant de se

consacrer à ses activités rémunérées à l’extérieur, peuvent également indiquer une

mise en commun des ressources. Plus le niveau d’intégration des finances, des

intérêts économiques et du bien-être économique des conjoints est élevé, plus il est

probable que ceux-ci se seront engagés dans une coentreprise familiale. Il faut

accorder une importance considérable aux intentions réelles des parties; ces intentions

peuvent avoir été exprimées par les parties ou inférées de leur conduite. La conduite

des parties peut démontrer qu’elles voulaient que leurs vies familiale et

professionnelle fassent partie d’un tout, d’une entreprise commune, mais pourrait

aussi permettre d’écarter l’existence d’une coentreprise familiale ou étayer la

conclusion selon laquelle des biens déterminés devaient être détenus de façon

indépendante. Un autre facteur à considérer consiste à savoir si, et dans quelle

mesure, les conjoints avaient donné la priorité à la famille dans le processus

décisionnel, et si, pour le bien-être de la famille, une des parties ou les deux se sont

fiés à la relation à leur détriment. Cela peut survenir lorsqu’une partie quitte le

marché du travail pendant un certain temps pour élever les enfants; lorsqu’elle

déménage pour aider la carrière de l’autre partie; lorsqu’elle renonce à une carrière ou

à une formation pour le bien de la famille ou de la relation; et lorsqu’elle accepte un

sous-emploi dans le but d’équilibrer les besoins financiers et domestiques de l’unité

familiale.

Page 13: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

L’analyse de l’enrichissement injustifié en matière familiale se complique

souvent du fait qu’il y a eu des avantages réciproques. Lorsque la réparation

appropriée consiste en une indemnité pécuniaire calculée en fonction de la valeur de

la rémunération des services rendus, le fait que le défendeur ait aussi fourni des

services au demandeur devrait être examiné principalement au stade de la défense ou

à celui de la réparation, mais il est aussi possible de le faire au stade de l’analyse du

motif juridique dans la mesure où l’octroi d’avantages réciproques constitue une

preuve pertinente de l’existence (ou de l’absence) d’un motif juridique de

l’enrichissement. Cependant, comme l’analyse du motif juridique vise à déterminer

si l’enrichissement était équitable et non à en mesurer l’ampleur, les avantages

réciproques ne devraient être pris en considération à cette étape que pour cette fin

précise. Autrement, il faut tenir compte des avantages réciproques seulement une fois

remplies les trois conditions de l’action pour enrichissement injustifié.

Les demandeurs doivent démontrer qu’aucun motif juridique ne se

retrouve dans l’une ou l’autre des catégories établies, par exemple si l’avantage était

un don ou s’il découlait d’une obligation légale. Si cette preuve est faite, le défendeur

peut alors démontrer qu’un motif juridique différent justifiant l’enrichissement

devrait être reconnu, compte tenu des attentes raisonnables des parties et des

considérations d’intérêt public. Les avantages réciproques et les attentes raisonnables

des parties ont un rôle très limité à jouer dans la première étape de l’analyse du motif

juridique. Dans certains cas, le fait que des avantages réciproques aient été conférés

ou le fait que les avantages aient été fournis conformément aux attentes raisonnables

Page 14: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

des parties peut constituer une preuve pertinente pour déterminer si l’une des

catégories établies de motifs juridiques s’applique. Les attentes raisonnables ou

légitimes des parties jouent un rôle à la deuxième étape de l’analyse du motif

juridique, où il incombe au défendeur d’établir qu’il existe un motif juridique de

conserver l’avantage n’appartenant pas aux catégories établies. La question est de

savoir si les attentes des parties prouvent qu’il est équitable de conserver les

avantages.

Dans Vanasse, la juge de première instance a conclu qu’il y avait une

coentreprise familiale, bien qu’elle ne l’ait pas qualifiée ainsi, et qu’il existait un lien

entre la contribution de V à la coentreprise et l’accumulation importante de la

richesse familiale. Elle a raisonnablement évalué l’indemnité pécuniaire appropriée

pour permettre l’annulation de cet enrichissement injustifié, en tenant dûment compte

des contributions importantes de S. Selon ses conclusions de fait et son analyse,

l’enrichissement injustifié de S au détriment de V tient à la conservation, par S, d’une

part disproportionnée de la richesse générée par une coentreprise familiale. Plusieurs

facteurs donnaient à penser que, pendant toute la durée de leur relation, les parties

collaboraient en vue d’atteindre des buts communs. Elles ont pris des décisions

importantes en gardant le bien-être de la famille au premier plan. Les parties ont été

en mesure d’élever une famille et d’acquérir une richesse grâce à leurs efforts

communs. S n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour développer

l’entreprise si V n’avait pas assumé les responsabilités familiales. Il convient de

souligner que la période d’enrichissement injustifié correspond à la période pendant

Page 15: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

laquelle les parties ont eu leurs deux enfants, un autre indice qu’elles travaillaient

ensemble en vue de réaliser des objectifs communs. La durée de la relation est aussi

pertinente, et 12 ans de cohabitation se veut une période assez longue. Certains

éléments de preuve indiquaient également qu’il y avait intégration économique car la

résidence familiale était enregistrée au deux noms et les parties avaient un compte

chèque conjoint. Leurs paroles et leurs actes indiquaient qu’il existait une

coentreprise familiale à laquelle le couple a contribué conjointement pour leur

bénéfice et le bénéfice de leurs enfants. Il y a de fortes raisons d’inférer des

conclusions de fait que, à la connaissance de S, V s’est fiée sur la relation à son

détriment. Elle a renoncé à sa carrière et à son salaire et déménagé loin de sa famille

et de ses amis. V est donc restée à la maison et s’est occupée de leurs deux jeunes

enfants. Pendant la période d’enrichissement injustifié, V assumait une part

disproportionnée des travaux domestiques. Il y avait un lien clair entre la

contribution de V et l’accumulation de la richesse. La juge de première instance s’est

prononcée de manière réaliste et pratique quant à la preuve et elle a pris en

considération les importantes contributions non financières de S et les périodes

pendant lesquelles les contributions de V n’étaient pas disproportionnées par rapport

à celles de S, et sa décision devrait être rétablie.

Dans Kerr, la Cour d’appel a eu raison d’écarter les conclusions de

première instance en ce qui concerne la fiducie résultoire et l’enrichissement injustifié

et d’ordonner une nouvelle audition de la demande reconventionnelle de B. Compte

tenu du dossier insatisfaisant en première instance, qui comprend des conclusions de

Page 16: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

fait clairement erronées, la demande de K fondée sur l’enrichissement injustifié

n’aurait pas dû être rejetée mais la tenue d’un nouveau procès aurait dû être ordonnée.

La Cour d’appel a commis une erreur en évaluant les contributions de B dans le cadre

de l’analyse du motif juridique et a prématurément tronqué la preuve prima facie

d’enrichissement injustifié de K. La méthode fondée sur l’avoir familial est rejetée,

et pour démontrer qu’elle a droit à une part proportionnelle de la richesse accumulée

pendant la relation, K doit établir que B s’est injustement enrichi à ses dépens, que

leur relation constituait une coentreprise familiale et que ses contributions sont liées à

l’accumulation de la richesse pendant la relation. Elle devrait ensuite démontrer

quelle proportion de la richesse accumulée conjointement correspond à ses

contributions. En ce qui concerne la demande reconventionnelle de B, certains

éléments de preuve indiquaient que B a contribué de façon importante au bien-être de

K de sorte que sa demande reconventionnelle ne peut simplement pas être rejetée. Le

juge de première instance a aussi mentionné diverses autres contributions financières

et non financières apportées par K au bien-être et au confort du couple, mais il ne les

a pas évaluées et les a encore moins comparées à celles de B. Peu de conclusions de

fait sont pertinentes en ce qui concerne la question clé de savoir si la relation des

parties constituait une coentreprise familiale. De plus, la Cour d’appel n’aurait pas dû

annuler l’ordonnance du juge de première instance accordant à K une pension

alimentaire rétroactive à la date d’introduction de l’action. Il est clair que K avait

besoin que B lui verse une pension alimentaire à la date où elle a introduit les

procédures et qu’elle en avait toujours besoin lors du procès. On a eu tort de

reprocher à K de ne pas avoir présenté une demande provisoire dans sa demande de

Page 17: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

pension alimentaire pour la période en question. Elle souffrait d’une grave invalidité

physique et son niveau de vie était nettement inférieur à celui qu’elle avait quand elle

habitait avec B. B avait les moyens de lui verser une pension, il avait reçu sans délai

un avis de sa réclamation, et rien dans les motifs de la Cour d’appel n’indiquait

qu’elle considérait que la pension alimentaire imposée par le juge mettait

M. Baranow dans une situation financière difficile, de sorte que l’ordonnance était

inappropriée.

Jurisprudence

Arrêts appliqués : Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3

R.C.S. 762; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980, inf. (1990), 50 B.C.L.R. (2d) 266,

inf. [1988] B.C.J. No. 887 (QL); Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38; Garland

c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629; arrêts

examinés : Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Rathwell c. Rathwell, [1978] 2

R.C.S. 436; Pecore c. Pecore, 2007 CSC 17, [2007] 1 R.C.S. 795; D.B.S. c. S.R.G.,

2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231; arrêts mentionnés : Dyer c. Dyer (1788), 2 Cox

Eq. Cas. 92, 30 E.R. 42; Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423; Gissing c.

Gissing, [1970] 2 All E.R. 780; Pettitt c. Pettitt, [1970] A.C. 777; Nouvelle-Écosse

(Procureur général) c. Walsh, 2002 CSC 83, [2002] 4 R.C.S. 325; Lac Minerals Ltd.

c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574; Bell c. Bailey (2001),

203 D.L.R. (4th) 589; Wilson c. Fotsch, 2010 BCCA 226, 319 D.L.R. (4th) 26;

Pickelein c. Gillmore (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 44; Harrison c. Kalinocha (1994), 90

Page 18: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

B.C.L.R. (2d) 273; MacFarlane c. Smith, 2003 NBCA 6, 256 R.N.-B. (2e) 108;

Shannon c. Gidden, 1999 BCCA 539, 71 B.C.L.R. (3d) 40; Herman c. Smith (1984),

42 R.F.L. (2d) 154; Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795; Cadbury Schweppes Inc.

c. Aliments FBI Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142; Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S.

217; Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004 CSC 75, [2004] 3

R.C.S. 575; Birmingham c. Ferguson, 2004 CanLII 4764; McDougall c. Gesell

Estate, 2001 MBCA 3, 153 Man. R. (2d) 54; Nasser c. Mayer-Nasser (2000), 5

R.F.L. (5th) 100; Panara c. Di Ascenzo, 2005 ABCA 47, 361 A.R. 382; Ford c.

Werden (1996), 27 B.C.L.R. (3d) 169; Thomas c. Fenton, 2006 BCCA 299, 269

D.L.R. (4th) 376; Giles c. McEwan (1896), 11 Man. R. 150; Garland c. Consumers’

Gas Co., [1998] 3 R.C.S. 112; Nance c. British Columbia Electric Railway Co.,

[1951] A.C. 601; MacKinnon c. MacKinnon (2005), 75 O.R. (3d) 175; Renvoi relatif

à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Mack c. Canada

(Procureur général) (2002), 60 O.R. (3d) 756; S. (L.) c. P. (E.) (1999), 67 B.C.L.R.

(3d) 254.

Lois et règlements cités

Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, art. 93(5)d).

Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.).

Page 19: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Doctrine citée

Birks, Peter. An Introduction to the Law of Restitution. Oxford : Clarendon Press, 1985.

Birks, Peter. Unjust Enrichment, 2nd ed. Oxford : Oxford University Press, 2005.

Davies, J. D. « Duties of Confidence and Loyalty », [1990] L.M.C.L.Q. 4.

Fridman, G. H. L. Restitution, 2nd ed. Toronto : Carswell, 1992.

Gordon, Marie L. « Blame Over : Retroactive Child and Spousal Support in the Post-Guideline Era » (2004-2005), 23 C.F.L.Q. 243.

Lord Goff of Chieveley and Gareth Jones. The Law of Restitution, 7th ed. London : Sweet & Maxwell, 2007.

Maddaugh, Peter D., and John D. McCamus. The Law of Restitution. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1990.

Maddaugh, Peter D., and John D. McCamus. The Law of Restitution. Aurora, Ont. : Canada Law Book, 1990 (loose-leaf updated August 2010, release 6).

Matrimonial Property Law in Canada, vol. 1, by James G. McLeod and Alfred A. Mamo, eds. Toronto : Carswell, 1993 (loose-leaf updated 2010, release 8).

McCamus, John D. « Restitution on Dissolution of Marital and Other Intimate Relationships : Constructive Trust or Quantum Meruit? », in Jason W. Neyers, Mitchell McInnes and Stephen G. A. Pitel, eds., Understanding Unjust Enrichment. Portland : Hart Publishing, 2004, 359.

Mee, John. The Property Rights of Cohabitees : An Analysis of Equity’s Response in Five Common Law Jurisdictions. Portland : Hart Publishing, 1999.

Oosterhoff on Trusts : Text, Commentary and Materials, 7th ed. by A. H. Oosterhoff et al. Toronto : Carswell, 2009.

Parkinson, Patrick. « Beyond Pettkus c. Becker : Quantifying Relief for Unjust Enrichment » (1993), 43 U.T.L.J. 217.

Pettit, Philip H. Equity and the Law of Trusts, 11th ed. Oxford : Oxford University Press, 2009.

Scane, Ralph E. « Relationships “Tantamount to Spousal”, Unjust Enrichment, and Constructive Trusts » (1991), 70 R. du B. can. 260.

Page 20: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Waters, Donovan. Comment (1975), 53 R. du B. can. 366.

Waters’ Law of Trusts in Canada, 3rd ed. by Donovan W. M. Waters, Mark R. Gillen and Lionel D. Smith, eds. Toronto : Thomson, 2005.

Youdan, Timothy G. « Resulting and Constructive Trusts », in Special Lectures of the Law Society of Upper Canada 1993 — Family Law : Roles, Fairness and Equality. Scarborough, Ont. : Carswell, 1994, 169.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique

(les juges Levine, Tysoe et Smith), 2009 BCCA 111, 93 B.C.L.R. (4th) 201, 266

B.C.A.C. 298, [2009] 9 W.W.R. 285, 66 R.F.L. (6th) 1, [2009] B.C.J. No. 474 (QL),

2009 CarswellBC 642, qui a infirmé en partie une décision du juge Romilly, 2007

BCSC 1863, 47 R.F.L. (6th) 103, [2007] B.C.J. No. 2737, 2007 CarswellBC 3047.

Pourvoi accueilli en partie.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges

Weiler, Juriansz et Epstein), 2009 ONCA 595, 252 O.A.C. 218, 96 O.R. (3d) 321,

[2009] O.J. No. 3211 (QL), 2009 CarswellOnt 4407, qui a infirmé une décision de la

juge Blishen, 2008 CanLII 35922, [2008] O.J. No. 2832 (QL), 2008 CarswellOnt

4265. Pourvoi accueilli.

Armand A. Petronio et Geoffrey B. Gomery, pour l’appelante Margaret

Kerr.

Susan G. Label et Marie-France Major, pour l’intimé Nelson Baranow.

Page 21: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

John E. Johnson, pour l’appelante Michele Vanasse.

H. Hunter Phillips, pour l’intimé David Seguin.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE CROMWELL —

I. Introduction

[1] Dans une série de décisions rendues dans les 30 dernières années, la Cour

s’est heurtée aux questions de droits financiers et de droits des biens des parties à la

rupture du mariage ou de la relation conjugale. Aujourd’hui, des lois exhaustives en

matière de régimes matrimoniaux adoptées à la fin des années 1970 et dans les années

1980 prévoient le cadre juridique applicable aux époux. Cependant, en ce qui

concerne les conjoints non mariés dans la plupart des provinces de common law, le

recours au droit jurisprudentiel était et demeure la seule solution. Les principaux

mécanismes juridiques auxquels les parties et les tribunaux peuvent avoir recours sont

la fiducie résultoire et l’action en enrichissement injustifié.

[2] Dans les premières décisions rendues dans les années 1970, les parties et

les tribunaux se sont tournés vers la fiducie résultoire. Selon le principe juridique

sous-jacent, les contributions à l’acquisition de biens, qui n’étaient pas indiquées dans

Page 22: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

le titre de propriété, pouvaient néanmoins créer un droit de propriété. À ce principe

s’ajoutait l’idée qu’une fiducie résultoire pouvait découler d’une « intention

commune » des parties d’accorder un droit au partenaire non propriétaire. La fiducie

résultoire s’est vite avérée une solution juridique insatisfaisante dans de nombreux

litiges se rapportant aux biens conjugaux, mais des recours sont encore intentés et

tranchés sur ce fondement.

[3] À mesure que les problèmes théoriques et les limitations pratiques de la

fiducie résultoire se sont précisés, les parties et les tribunaux se sont de plus en plus

tournés vers le droit naissant de l’enrichissement injustifié. Au fil de son évolution,

l’enrichissement injustifié a conduit à la possibilité d’une fiducie constructoire de

nature réparatoire. Pour réussir à établir le bien-fondé d’une action en enrichissement

injustifié, le demandeur doit démontrer l’enrichissement du défendeur, son propre

appauvrissement correspondant et l’absence de « motif juridique » de

l’enrichissement. Ce recours est devenu le moyen prééminent pour traiter des

conséquences financières de la rupture des relations conjugales. Cependant, diverses

questions continuent de susciter la controverse, et ces deux pourvois entendus

consécutivement donnent à la Cour l’occasion d’y répondre.

[4] Dans le pourvoi Kerr, un couple dans la soixantaine avancée s’est séparé

après plus de 25 ans de vie commune. Tous deux avaient travaillé pendant presque

toutes ces années et avaient chacun contribué de diverses façons à leur bien-être

commun. Sur le fondement de la fiducie résultoire et de l’enrichissement injustifié,

Page 23: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Mme Kerr a réclamé une pension alimentaire et une part des biens détenus au nom de

son conjoint. Le juge de première instance lui a accordé un tiers de la valeur de la

résidence du couple au titre de la fiducie résultoire et de l’enrichissement injustifié

(2007 BCSC 1863, 47 R.F.L. (6th) 103). Il n’a pas traité, sauf dans une remarque

incidente, de la demande reconventionnelle de M. Baranow suivant laquelle Mme Kerr

se serait injustement enrichie à ses dépens. Le juge a aussi ordonné le paiement d’une

pension alimentaire mensuelle élevée à Mme Kerr en vertu de la loi, et ce, à compter

de la date à laquelle la demande de réparation a été présentée à la cour. Toutefois, la

Cour d’appel de la Colombie-Britannique a écarté les conclusions du juge de

première instance se rapportant à la fiducie résultoire et à l’enrichissement injustifié

(2009 BCCA 111, 93 B.C.L.R. (4th) 201). Les deux tribunaux d’instance inférieure

ont examiné le rôle que peuvent jouer l’intention commune et les attentes

raisonnables des parties. Le présent pourvoi soulève des questions relatives au rôle

du droit des fiducies résultoires dans les litiges de ce genre, ainsi que celle de la

mesure dans laquelle l’analyse de l’enrichissement injustifié devrait prendre en

compte les avantages réciproques et de l’importance à accorder aux intentions et

attentes des parties dans cette analyse. Notre Cour est également appelée à décider si

l’ordonnance alimentaire en faveur d’un conjoint devrait prendre effet à la date de la

demande, comme l’a conclu le juge de première instance, à la date du procès, comme

l’a ordonné la Cour d’appel, ou à une autre date.

[5] Dans le pourvoi Vanasse, le problème fondamental est de savoir

comment déterminer l’indemnité à accorder pour enrichissement injustifié. Il est

Page 24: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

admis que M. Seguin s’est injustement enrichi grâce aux contributions de sa

conjointe, Mme Vanasse; ils ont vécu en union de fait pendant environ 12 ans et ils ont

eu deux enfants pendant cette période. La juge de première instance a établi la valeur

de l’enrichissement en déterminant la proportion de l’avoir de M. Seguin qui était

attribuable aux efforts de Mme Vanasse, qui avait contribué de manière aussi

importante à l’entreprise familiale (2008 CanLII 35922). La Cour d’appel a écarté

cette conclusion et, bien qu’elle ait ordonné la tenue d’un nouveau procès, elle a

indiqué que la méthode appropriée pour déterminer la valeur de l’enrichissement

injustifié consistait à attribuer une valeur pécuniaire aux services fournis à la famille

par Mme Vanasse, en prenant en considération les contributions de M. Seguin en

compensation (2009 ONCA 595, 252 O.A.C. 218). En résumé, la Cour d’appel a

conclu que Mme Vanasse devait être considérée comme une employée non rémunérée,

et non comme une co-entrepreneure. Dans le présent pourvoi, on conteste cette

conclusion.

[6] Les présents pourvois nous obligent à répondre à cinq questions

principales. La première porte sur le rôle de la fiducie résultoire fondée sur

l’intention commune dans les réclamations présentées par les partenaires vivant en

union libre. À mon avis, il est temps de reconnaître que, dans l’examen de la fiducie

résultoire, il ne faut plus accorder un rôle à l’« intention commune » lorsqu’il s’agit

de trancher les réclamations fondées sur un droit de propriété présentées par des

partenaires vivant en union libre au moment de la rupture de leur relation.

Page 25: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[7] La deuxième question porte sur la nature de l’indemnité pécuniaire pour

enrichissement injustifié. Selon certains tribunaux, s’il est impossible d’établir un

lien entre la contribution d’un demandeur et un bien précis, une réparation pécuniaire

doit toujours être évaluée en fonction de la valeur des services rendus. D’autres

tribunaux ont adopté une approche plus souple. À mon avis, si les deux parties ont

travaillé ensemble dans un intérêt commun et ont fait des contributions importantes,

mais différentes, au bien-être de l’autre et, de ce fait, elles ont accumulé des biens, la

réparation pécuniaire pour enrichissement injustifié devrait refléter cette réalité. Dans

ces circonstances, la réparation ne devrait pas être fondée sur un calcul détaillé des

contributions et des concessions de la vie quotidienne; le demandeur devrait être traité

comme un co-entrepreneur plutôt qu’un employé.

[8] La troisième question qui mérite clarification se rapporte aux avantages

réciproques. Plusieurs relations conjugales supposent des avantages réciproques,

dans le sens que chacune des parties contribue de diverses façons au bien-être de

l’autre. La question est de savoir comment et à quel moment de l’analyse de

l’enrichissement injustifié ces avantages réciproques devraient être pris en

considération. Pour des raisons que je vais exposer plus loin, cette question devrait, à

une exception près, être traitée à l’étape de la défense et de la réparation.

[9] La quatrième question concerne le rôle que jouent les attentes

raisonnables ou légitimes des parties dans l’analyse de l’enrichissement injustifié. Je

Page 26: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

suis d’avis qu’elles ont un rôle limité et qu’elles doivent être examinées par rapport à

la question de savoir s’il y a un motif juridique de l’enrichissement.

[10] Enfin, il reste la question de la date de prise d’effet de la pension

alimentaire. À mon avis, dans l’affaire Kerr, la Cour d’appel a commis une erreur en

annulant la décision du juge de première instance quant à la date de prise d’effet de la

pension dans les circonstances.

[11] Je vais d’abord traiter du droit des fiducies résultoires tel qu’il s’applique

à la rupture d’une relation de nature conjugale. Ensuite, j’examinerai le droit relatif à

l’enrichissement injustifié dans ce contexte. Enfin, je vais aborder les questions

particulières soulevées dans les deux pourvois.

II. Fiducies résultoires

[12] La fiducie résultoire a joué un rôle important dans les premières décisions

de la Cour se rapportant aux droits de propriété à la suite de la rupture d’une relation

personnelle. Cela n’est guère surprenant; il est bien établi en droit, depuis au moins

1788 en Angleterre (et probablement bien avant), qu’une fiducie à l’égard d’un

domaine légal au nom de l’acheteur ou d’une autre personne est créée au bénéfice de

la personne qui fournit le prix d’achat : Dyer c. Dyer (1788), 2 Cox Eq. Cas. 92,

p. 93, 30 E.R. 42. Par conséquent, la fiducie résultoire semblait être un moyen

prometteur de traiter la prétention selon laquelle la contribution d’une partie à

l’acquisition d’un bien ne se reflétait pas dans le titre de propriété.

Page 27: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[13] La jurisprudence portant sur la fiducie résultoire en matière de biens

familiaux a donné lieu à ce qu’on a appelé [TRADUCTION] « une invention purement

canadienne », la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune » : A. H.

Oosterhoff, et autres, Oosterhoff on Trusts: Text, Commentary and Materials (7e éd.

2009), p. 642. Bien que ce recours ait été largement éclipsé par les règles de

l’enrichissement injustifié depuis l’arrêt de notre Cour Pettkus c. Becker, [1980] 2

R.C.S. 834, des réclamations fondées sur l’« intention commune » de créer une

fiducie résultoire continuent d’être présentées. Par exemple, dans l’affaire Kerr, le

juge de première instance a justifié l’existence d’une fiducie résultoire, en partie,

parce que les parties voulaient toutes les deux que M. Baranow détienne le titre de

propriété au moyen d’une fiducie résultoire pour Mme Kerr. La Cour d’appel, tout en

infirmant la conclusion de fait du juge de première instance sur ce point, a

implicitement accepté la validité de la fiducie résultoire fondée sur l’intention

commune.

[14] La fiducie résultoire fondée sur l’intention commune est apparue comme

une méthode prometteuse au début, mais les problèmes théoriques et pratiques sont

vite devenus évidents et ont suscité les commentaires de la Cour et des auteurs : voir,

par exemple, Pettkus, p. 842-843; Oosterhoff, p. 641-647; D. W. M. Waters,

M. R. Gillen et L. D. Smith, dir., Waters’ Law of Trusts in Canada (3e éd. 2005),

(« Waters’ » p. 430-435; J. Mee, The Property Rights of Cohabitees : An Analysis of

Equity’s Response in Five Common Law Jurisdictions (1999), p. 39-43;

T. G. Youdan, « Resulting and Constructive Trusts » dans Special Lectures of the

Page 28: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Law Society of Upper Canada 1993 — Family Law : Roles, Fairness and Equality

(1994), 169, p. 172-174.

[15] Devant notre Cour, depuis l’arrêt Pettkus, la fiducie résultoire fondée sur

l’intention commune demeure intacte mais inutilisée. Il se pourrait bien que les

principes traditionnels de la fiducie résultoire aient un rôle à jouer dans le règlement

des litiges concernant les biens entre des partenaires non mariés, mais le moment est

venu de reconnaître que la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune a perdu

sa raison d’être. Pour expliquer cette conclusion, je dois d’abord situer la question

dans le contexte de certains principes de base se rapportant aux fiducies résultoires.

[16] Cette tâche n’est pas aussi simple qu’elle devrait l’être; dès que l’on

aborde le sujet des fiducies résultoires, on risque la contradiction. Un débat entoure

le mode de constitution et de classification de ce type de fiducie, sans compter de

nombreuses autres subtilités : voir par exemple : Rathwell c. Rathwell, [1978] 2

R.C.S. 436, p. 449-450; Waters’, p. 19-22; P. H. Pettit, Equity and the Law of Trusts

(11e éd. 2009), p. 67. Toutefois, il est largement reconnu que la notion sous-jacente

de la fiducie résultoire est qu’elle est imposée afin que [TRADUCTION] « la personne

qui détient le titre sur le bien le retourne à la personne qui lui a donné et qui détient le

droit à titre de bénéficiaire. Ainsi, l’intérêt bénéficiaire “revient” (retourne) au

véritable propriétaire » : Oosterhoff, p. 25. De plus, on s’entend de manière générale

pour dire que, traditionnellement, les fiducies résultoires prenaient naissance dans les

cas où il y avait eu un transfert à titre gratuit ou quand les fins énoncées par une

Page 29: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

fiducie explicite ou implicite n’avaient pas permis d’épuiser les biens en fiducie :

Waters’, p. 21.

[17] Les fiducies résultoires découlant de transferts à titre gratuit sont celles

qui sont pertinentes en matière familiale. Selon le point de vue traditionnel, elles

découlaient de deux types de situations : le transfert à titre gratuit d’un bien d’un

partenaire à l’autre, et la contribution des deux partenaires à l’acquisition d’un bien,

dont le titre est au nom d’un seul des partenaires. Dans l’un ou l’autre des cas, le

transfert est à titre gratuit; dans le premier cas, parce que le transfert du bien

s’effectue sans contrepartie, et dans le second cas, parce que la contribution à

l’acquisition du bien est faite sans contrepartie.

[18] L’arrêt le plus récent de la Cour en matière de fiducies résultoires

confirme l’approche selon laquelle, dans ces situations de transfert à titre gratuit,

l’intention réelle du donateur est le facteur déterminant : Pecore c. Pecore, 2007 CSC

17, [2007] 1 R.C.S. 795, par. 43-44. Comme le juge Rothstein l’a indiqué au par. 44

de Pecore, lorsqu’un transfert à titre gratuit est contesté, « [l]e juge de première

instance entamera son instruction en appliquant la présomption appropriée et il

appréciera tous les éléments de preuve pour déterminer l’intention réelle de l’auteur

du transfert, selon la prépondérance des probabilités » (je souligne).

[19] Comme le fait remarquer le juge Rothstein dans ce passage, les

présomptions peuvent entrer en jeu lorsqu’il est question de transferts à titre gratuit.

Le droit présume généralement que le donateur avait l’intention de créer une fiducie,

Page 30: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

au lieu de faire une donation, de sorte que la présomption de fiducie résultoire trouve

souvent application. Comme l’a expliqué le juge Rothstein, une présomption de

fiducie résultoire est la règle générale applicable aux transferts à titre gratuit. Dans le

cas d’un tel transfert, la preuve de l’intention de faire un don incombe à son

destinataire. Autrement, le destinataire détient le bien en fiducie au profit de l’auteur

du transfert. Cette présomption repose sur le principe que l’equity présume

l’existence d’une entente, et non d’une donation (Pecore, par. 24).

[20] Cependant, la présomption de fiducie résultoire n’est ni universelle ni

irréfutable. Ainsi, par exemple, dans le cas de transferts entre des personnes ayant

entre eux une certaine relation (comme celle d’un parent à un enfant mineur), une

présomption d’avancement — c’est-à-dire une présomption selon laquelle l’auteur du

transfert avait l’intention de faire une donation — au lieu d’une présomption de

fiducie résultoire s’applique : voir Pecore, par. 27-41. Traditionnellement, la

présomption d’avancement s’appliquait aux transferts à l’épouse alors que la

présomption de fiducie résultoire s’appliquait aux transferts à l’époux. Il est fort

possible que la question de savoir si la présomption d’avancement s’applique aux

couples non mariés soit plus controversée : Oosterhoff, p. 681-682. Bien que, dans

Kerr, le juge de première instance ait abordé cette question, ni l’une ni l’autre des

parties n’invoque la présomption d’avancement et je ne dirai rien de plus sur cette

question.

Page 31: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[21] Cela m’amène à la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune ».

Elle a eu beaucoup d’importance dans les motifs de la majorité dans l’arrêt Murdoch

c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S. 423. Citant un extrait des motifs de lord Diplock dans

Gissing c. Gissing, [1970] 2 All E.R. 780 (H.L.), p. 789 et 793, le juge Martland a

conclu au nom de la majorité que, en l’absence d’une contribution financière à

l’acquisition du bien contesté, une fiducie résultoire ne pouvait prendre naissance

« que dans des cas où la cour est convaincue par les paroles ou la conduite des parties

que leur intention commune était que la propriété véritable n’appartiendrait pas

seulement au conjoint investi de la propriété légale mais serait partagée entre eux

selon telle ou telle proportion » : Murdoch, p. 438.

[22] Trois ans plus tard, cette approche a été retenue et adoptée par une

majorité de la Cour dans Rathwell, p. 451-453, bien que la Cour ait aussi conclu à

l’unanimité qu’il y avait eu une contribution financière directe de la part de la

demanderesse. Dans cet arrêt, les notions de contribution et d’intention commune

sont aussi embrouillées; on y mentionne le fait qu’une présomption de fiducie

résultoire s’explique parfois par le fait que la contribution prouve l’intention

commune de partager le titre de propriété : voir p. 452, le juge Dickson, (plus tard

Juge en chef); p. 474, le juge Ritchie. Cette confusion ressort aussi des motifs de la

Cour d’appel dans Kerr, où la cour a affirmé au par. 42 que [TRADUCTION] « [u]ne

fiducie résultoire est une notion d’equity qui, par effet de la loi, impose une fiducie à

une partie qui détient un titre légal afférent à un bien qui lui a été transféré à titre

Page 32: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

gratuit par une autre partie et dans les cas où des éléments de preuve indiquent

l’intention commune qu’avaient les parties de partager le bien » (je souligne).

[23] La Cour a cessé d’acquiescer à la notion de fiducie résultoire fondée sur

l’intention commune dans l’arrêt Pettkus, où le juge Dickson (plus tard Juge en chef)

a souligné les « multiples difficultés, mentionnées dans la jurisprudence et les

commentaires sur le sujet » ainsi que « le caractère artificiel de la recherche de

l’intention commune » dans les fiducies résultoires : p. 842-843. Le juge Dickson a

aussi clairement rejeté la notion selon laquelle l’intention commune requise pouvait

être attribuée aux parties lorsqu’une telle intention était réfutée par la preuve : p. 847.

Par suite de l’arrêt Pettkus, les règles de l’enrichissement injustifié, conjuguées aux

règles de la fiducie constructoire de nature réparatoire, sont devenues le mécanisme le

plus souple et le plus approprié pour résoudre les litiges en matière de biens et les

différends financiers en matière familiale. Comme Mme Kerr l’affirme dans son

mémoire, [TRADUCTION] « l’approche énoncée dans l’arrêt Pettkus c. Becker est

devenue le paradigme juridique dominant pour la résolution de litiges en matière de

biens entre conjoints de fait » (par. 100).

[24] Selon moi, il doit en être ainsi et le moment est venu de dire que la

fiducie résultoire à base d’intention commune n’a plus aucun rôle à jouer dans la

résolution des litiges familiaux, et ce, pour quatre raisons.

[25] Premièrement, comme le démontrent les abondantes critiques, la fiducie

résultoire basée sur l’intention commune est mal fondée sur le plan théorique. Elle

Page 33: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

est incompatible avec les principes sous-jacents du droit des fiducies résultoires.

Dans les cas où la question de l’intention est pertinente pour conclure à l’existence

d’une fiducie résultoire, seule l’intention du donateur ou du contributeur compte.

Comme l’a dit le professeur Waters, [TRADUCTION] « [e]n imposant une fiducie

résultoire au bénéficiaire, l’equity ne s’intéresse jamais à l’intention [commune] »

(Waters’, p. 431). Les principes sous-jacents du droit des fiducies résultoires

s’appliquent mal également aux situations où la contribution du demandeur ne s’est

pas faite sous la forme d’un bien ni sous une forme étroitement liée à l’acquisition du

bien. Le principe au cœur de la fiducie résultoire est que le demandeur réclame son

propre bien, ou la reconnaissance de son intérêt proportionnel dans l’actif acquis par

une autre personne grâce à ce bien. Ce raisonnement s’étend artificiellement aux

réclamations fondées sur des contributions qui ne sont pas clairement liées à

l’acquisition d’un droit de propriété; dans de tels cas, il n’y a pas à toutes fins utiles

de « retour » du bien transféré : Waters’, p. 432. Ainsi, une fiducie résultoire

uniquement fondée sur l’intention, sans transfert de biens, est, comme l’indique

Oosterhoff, une impossibilité théorique : [TRADUCTION] « une fiducie résultoire ne

peut prendre naissance que lorsqu’une personne a transféré des biens à une autre

personne, ou acheté des biens pour elle, sans avoir eu l’intention de lui en faire

don » : p. 642. Le dernier problème théorique est qu’il faut déterminer l’intention au

moment de l’acquisition du bien. Par conséquent, il est difficile de concevoir

comment une fiducie résultoire peut découler de contributions versées au fil du temps

dans le but d’améliorer un bien existant, ou de contributions en nature pour son

entretien. Comme Oosterhoff l’explique brièvement à la p. 652, une fiducie résultoire

Page 34: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

est inappropriée dans ces circonstances parce que, dans les faits, elle oblige une partie

à renoncer au droit de propriété à titre de bénéficiaire dont elle jouissait avant

l’amélioration ou l’entretien du bien.

[26] Ces problèmes théoriques ne sont pas les seuls. La fiducie résultoire

fondée sur l’intention commune pose une deuxième difficulté parce que la notion

d’intention commune peut être extrêmement artificielle, surtout en matière familiale.

La recherche d’une intention commune peut facilement devenir « un simple moyen

ou une formule » pour donner une part dans un actif, sans aucune évaluation réaliste

de l’intention réelle des parties. Dans Pettkus, le juge Dickson a fait remarquer le

caractère artificiel et la malléabilité indue de la recherche de l’intention commune :

p. 843-844.

[27] Troisièmement, la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune »

au Canada tire son origine d’une interprétation erronée de quelques formulations

imprécises dans l’ancienne jurisprudence de la Chambre des lords. Comme ce sujet a

fait couler beaucoup d’encre, il suffit ici de noter, comme l’a fait le juge Dickson à la

p. 842 de Pettkus, que les principes qui ont guidé l’évolution de la jurisprudence

relative aux fiducies résultoires fondée sur l’intention commune se trouvent dans les

arrêts Pettitt c. Pettitt, [1970] A.C. 777, et Gissing de la Chambre des lords.

Cependant, aucune opinion majoritaire claire ne s’est dégagée dans ces arrêts et

quatre des cinq lords juges dans Gissing ont parlé de [TRADUCTION] « fiducie

résultoire, implicite, ou par interprétation » sans faire de distinction. Les passages

Page 35: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

ayant eu le plus de retentissement au Canada sur ce point, sous la plume de Lord

Diplock, se rapportent en fait aux fiducies constructoires plutôt que résultoires : voir,

par exemple, Waters’, p. 430-435; Oosterhoff, p. 642-643. J’estime convaincants les

commentaires du professeur Waters, expressément acceptés par le juge Dickson dans

Pettkus, selon lesquels lorsque la recherche de l’intention commune devient

simplement un moyen pour atteindre ce que le tribunal considère comme étant un

résultat équitable, [TRADUCTION] « [c]’est en fait la fiducie par interprétation qui se

déguise en une fiducie par déduction » : D. Waters, Commentaire (1975), 53 R. du B.

Can. 366, p. 368.

[28] Enfin, comme le montre l’évolution du droit depuis l’arrêt Pettkus, les

principes de l’enrichissement injustifié, conjugués au recours possible à la fiducie

constructoire, fournissent un fondement beaucoup moins artificiel, plus complet et

plus rationnel pour traiter de la grande variété des circonstances donnant lieu à des

réclamations découlant d’unions conjugales. Il n’est nul besoin de mener une enquête

artificielle sur l’intention commune. Les demandes d’indemnisation et les

revendications de droits de propriété peuvent être examinées. Les contributions de

toute sorte, versées à tout moment, peuvent être équitablement prises en

considération. Le tribunal peut analyser l’équilibre particulier de l’affaire dans la

transparence et conformément aux principes applicables, au lieu de tenter souvent

artificiellement de trouver une intention commune qui appuie ce qu’il considère, pour

des raisons inexprimées, être un résultat équitable.

Page 36: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[29] Je suis d’avis que la fiducie résultoire créée du seul fait de l’intention

commune des parties, telle que décrite par la Cour dans Murdoch et Rathwell, n’a

plus de rôle utile à jouer dans la résolution des litiges relatifs aux droits de propriété

et aux finances en matière familiale. Je tiens à préciser que je renvoie uniquement à

la fiducie résultoire fondée sur l’intention commune. Je ne traite pas des autres

aspects du droit applicable aux fiducies résultoires, et je ne suggère pas non plus

qu’une fiducie résultoire par ailleurs validement créée est anéantie en raison de

l’existence d’une intention commune.

III. Enrichissement injustifié

A. Introduction

[30] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié ont été le principal

moyen utilisé pour régler les réclamations pour partage inéquitable des biens après la

rupture d’une relation conjugale. Dans une série de décisions, la Cour a élaboré un

cadre solide pour traiter de ces réclamations. Cependant, un certain nombre de

questions théoriques et pratiques demandent un examen plus approfondi. Je vais

d’abord énoncer brièvement le cadre juridique existant, puis j’exposerai les questions

qui, à mon avis, méritent d’être examinées plus attentivement, et, enfin, je proposerai

des façons de les aborder.

Page 37: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

B. Le cadre juridique de l’action pour enrichissement injustifié

[31] Au cœur de la doctrine de l’enrichissement injustifié se trouve la notion

de la restitution d’un avantage que la justice ne permet pas à une personne de

conserver : Peel (Municipalité régionale) c. Canada, [1992] 3 R.C.S. 762, p. 788.

Pour qu’il y ait recouvrement, il faut que le demandeur ait donné une chose et que la

chose donnée ait été reçue et retenue par le défendeur sans motif juridique. Une série

de catégories, où la conservation de l’avantage conféré a été jugée inéquitable, a été

élaborée. Ces catégories incluaient notamment les avantages conférés par suite d’une

erreur de fait ou de droit, sous la contrainte, par nécessité, par suite d’une opération

non consommée ou à la demande du défendeur : voir Peel, p. 789; voir, en général,

G. H. L. Fridman, Restitution (2e éd. 1992), ch. 3-5, 7, 8 et 10; et Lord Goff of

Chieveley et G. Jones, The Law of Restitution (7e éd. 2007), ch. 4-11, 17 et 19-26.

[32] Toutefois, en droit canadien, les demandes fondées sur l’enrichissement

injustifié ne se limitent pas à ces catégories. Le recouvrement est permis quand le

demandeur peut prouver trois éléments : un enrichissement ou un avantage pour le

défendeur, l’appauvrissement correspondant du demandeur et l’absence de tout motif

juridique à l’enrichissement : Pettkus; Peel, p. 784. En conservant les catégories

existantes, tout en reconnaissant que les principes qui sous-tendent l’enrichissement

injustifié s’appliquent à d’autres réclamations, le droit peut « évoluer avec la

souplesse qui s’impose pour tenir compte des perceptions changeantes de la justice » :

Peel, p. 788.

Page 38: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[33] L’application des principes de l’enrichissement injustifié aux

réclamations présentées par des conjoints de fait s’est heurtée à une certaine

résistance jusqu’à ce que la Cour rende sa décision dans Pettkus en 1980. En

appliquant ces principes aux réclamations présentés par des conjoints de fait, la Cour

a pris soin de préciser cependant qu’il n’y a pas et qu’il n’y avait pas lieu d’élaborer

une jurisprudence distincte dans les affaires « familiales » dans le cadre des règles

relatives à l’enrichissement injustifié. Au contraire, le souci de clarté et d’uniformité

de la doctrine dans ce domaine veut que « les principes fondamentaux régissant les

droits et les réparations demeurent les mêmes dans tous les cas » (Peter c. Beblow,

[1993] 1 R.C.S. 980, p. 997).

[34] Bien que les principes juridiques demeurent constants dans tous les

domaines, il faut les appliquer en fonction du contexte factuel et social particulier

dans lequel les réclamations sont présentées. Dans Peter, la Cour a conclu à

l’unanimité que les tribunaux « doivent faire preuve de souplesse et de bon sens

lorsqu’ils appliquent les principes d’equity à des questions relevant du droit de la

famille, tout en tenant bien compte des circonstances particulières de chaque cas »

(p. 997, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef); voir aussi p. 1023, le juge

Cory). Ainsi, bien que les principes juridiques qui sous-tendent les règles relatives à

l’enrichissement injustifié soient les mêmes dans tous les cas, les tribunaux doivent

appliquer ces principes communs en fonction du contexte particulier dans lequel ils

doivent s’appliquer.

Page 39: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[35] Il est utile de rappeler, brièvement, l’état actuel du droit relativement à

chacun des éléments d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié et de

signaler les questions particulières que soulèvent les réclamations des conjoints de

fait.

C. Les éléments d’une demande fondée sur l’enrichissement injustifié

(1) Enrichissement et appauvrissement correspondant

[36] Les première et deuxième étapes de l’analyse de l’enrichissement

injustifié portent premièrement sur la question de savoir si le défendeur s’est enrichi

grâce au demandeur et, deuxièmement, sur la question de savoir si le demandeur a

subi un appauvrissement correspondant.

[37] La Cour a appliqué une analyse économique simple aux deux premiers

éléments — enrichissement et appauvrissement correspondant. Par conséquent,

d’autres considérations, comme les questions de morale et d’intérêt public, doivent

plutôt être examinées à l’étape de l’analyse du motif juridique : voir Peter, p. 990,

renvoyant à Pettkus; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38; et Peel, confirmé

dans Garland c. Consumers’ Gas Co., 2004 CSC 25, [2004] 1 R.C.S. 629, par. 31.

[38] Pour ce qui est du premier élément — l’enrichissement —, le demandeur

doit prouver qu’il a donné quelque chose au défendeur et que ce dernier a reçu et

retenu la chose donnée. Il n’est pas nécessaire que l’avantage soit conservé de façon

Page 40: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

permanente, mais il doit y avoir un avantage qui a enrichi le défendeur et qui peut être

restitué en nature ou en argent au demandeur. De plus, l’avantage doit être tangible.

Il peut être positif ou négatif, « négatif » en ce sens qu’il épargne au défendeur une

dépense à laquelle il aurait été tenu (Peel, p. 788 et 790; Garland, par. 31 et 37).

[39] Pour ce qui est du deuxième élément — l’appauvrissement

correspondant —, la perte subie par le demandeur n’est pertinente que si le défendeur

a reçu un avantage ou qu’il a été enrichi (Peel, p. 789-790). C’est la raison pour

laquelle le deuxième élément oblige le demandeur à prouver non seulement que le

défendeur s’est enrichi, mais aussi qu’il a subi un appauvrissement qui correspond à

cet enrichissement (Pettkus, p. 852; Rathwell, p. 455).

(2) Absence de motif juridique

[40] Le troisième élément d’une action pour enrichissement injustifié est qu’il

doit y avoir eu un avantage et un appauvrissement correspondant sans motif juridique.

En somme, ni le droit ni les exigences de la justice ne permettent au défendeur de

conserver l’avantage conféré par le demandeur, rendant la conservation de l’avantage

« injustifiée » dans les circonstances de l’affaire : voir Pettkus, p. 848; Rathwell,

p. 456; Sorochan, p. 44; Peter, p. 987; Peel, p. 784 et 788; Garland, par. 30.

[41] L’intention de faire un don (appelée « intention libérale »), le contrat ou

la disposition légale peuvent constituer des motifs juridiques de refuser le

recouvrement (Peter, p. 990-991, Garland, par. 44; Rathwell, p. 455). Cette dernière

Page 41: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

catégorie comprend habituellement les cas où la loi prescrit l’enrichissement du

défendeur au détriment du demandeur, comme lorsqu’une loi valide empêche le

recouvrement (P. D. Maddaugh, et J. D. McCamus, The Law of Restitution (1990),

p. 46; Renvoi relatif à la taxe sur les produits et services, [1992] 2 R.C.S. 445; Mack

c. Canada (Attorney General) (2002), 60 O.R. (3d) 737 (C.A.)). Cependant, tout

comme la Cour n’a pas retenu une approche purement fondée sur des catégories de

réclamations pour enrichissement injustifié, elle a aussi refusé de limiter les motifs

juridiques à une liste restrictive. Cette troisième étape de l’analyse de

l’enrichissement injustifié permet de prendre dûment en considération l’autonomie

des parties, y compris des facteurs comme « l’expectative légitime des parties, leur

droit de régler contractuellement leurs affaires et le droit des législateurs [. . .] d’agir

selon leur bon jugement, sans avoir à craindre de se voir imposer ultérieurement des

obligations imprévues » (Peel, p. 803).

[42] Dans les réclamations contre le conjoint, une question cruciale consistait

au début à savoir si la prestation de services domestiques pouvait appuyer une action

pour enrichissement injustifié. Après certaines hésitations, ce point a été

définitivement réglé dans l’arrêt Peter, où la Cour a conclu que cela était possible.

Généralement, un conjoint de fait n’est pas tenu en common law, en equity ou par la

loi de travailler pour son conjoint ou de lui fournir des services. Par conséquent,

selon une analyse économique simple, il n’y a aucune raison de distinguer les services

domestiques des autres contributions (Peter, p. 991 et 993; Sorochan, p. 46). Ils

constituent un enrichissement parce que de tels services sont fort utiles pour la famille

Page 42: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

et pour l’autre conjoint; toute autre conclusion dévalue les contributions apportées,

principalement par les femmes, aux finances de la famille (Peter, p. 993). La

prestation non rémunérée de services (y compris de services domestiques) ou le

travail non rémunéré peuvent aussi constituer un appauvrissement parce qu’il n’y a

aucune difficulté à considérer comme un appauvrissement la contribution à plein

temps et sans compensation de son travail et de ses revenus. La Cour a rejeté

l’argument selon lequel ces services ne peuvent fonder une action pour

enrichissement injustifié parce qu’ils sont offerts par « amour et affection naturels » :

(Peter, p. 989-995, la juge McLachlin et p. 1012-1016, le juge Cory).

[43] Dans Garland, la Cour a élaboré une analyse en deux étapes de l’absence

du motif juridique. Il est important de se rappeler que cela visait à éviter que

l’analyse du motif juridique soit « purement subjective », ajoutant à l’analyse de

l’enrichissement injustifié un « pouvoir discrétionnaire incommensurable »

inacceptable qui allait permettre le « cas par cas » : Garland, par. 40. La première

étape de l’analyse du motif juridique consiste à appliquer les catégories établies de

motifs juridiques; en l’absence de motif juridique dans une catégorie, la deuxième

étape permet de tenir compte des attentes raisonnables des parties et des

considérations d’intérêt public afin de déterminer si le recouvrement devrait être

refusé :

Le demandeur doit d’abord démontrer qu’aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie ne justifie de refuser le recouvrement. [. . .] Parmi les catégories établies susceptibles de constituer un motif juridique, il y a le contrat (Pettkus,précité), la disposition légale (Pettkus,

Page 43: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

précité), l’intention libérale (Peter, précité) et les autres obligations valides imposées par la common law, l’equity ou la loi (Peter, précité). S’il n’existe aucun motif juridique appartenant à une catégorie établie, le demandeur a alors établi une preuve prima facie en ce qui concerne le volet « motif juridique » de l’analyse.

La preuve prima facie est cependant réfutable si le défendeur parvient à démontrer qu’il existe un autre motif de refuser le recouvrement. En conséquence, le défendeur a l’obligation de facto de démontrer pourquoi il devrait conserver ce dont il s’est enrichi. À cette étape de l’analyse, le défendeur peut donc recourir à une catégorie de moyens de défense résiduels qui permettent aux tribunaux d’examiner toutes les circonstances de l’opération afin de déterminer s’il existe un autre motif de refuser le recouvrement.

Lorsque le défendeur tente de réfuter la preuve en question, les tribunaux doivent tenir compte de deux facteurs : les attentes raisonnables des parties et les considérations d’intérêt public. [par. 44-46]

[44] Ainsi, à l’étape de l’analyse qui porte sur le motif juridique, si aucune

catégorie établie ne s’applique, la cour peut prendre en considération les attentes

légitimes des parties (Pettkus, p. 849) ainsi que les arguments de morale et d’intérêt

public sur la question de savoir si l’enrichissement est injustifié (Peter, p. 990). Par

exemple, dans Peter, c’est à cette étape que la Cour a examiné et rejeté l’argument

selon lequel la prestation de services domestiques et de soins des enfants ne devrait

pas, dans une relation matrimoniale ou quasi matrimoniale, donner lieu à une

réclamation en equity contre l’autre conjoint (p. 993-995). Dans l’ensemble, le

critère du motif juridique est souple et les facteurs à considérer varieront en fonction

de la situation dont la cour est saisie (Peter, p. 990).

[45] Les arguments d’intérêt public touchant l’autonomie personnelle peuvent

être soulevés à la deuxième étape de l’analyse du motif juridique. Dans le contexte

Page 44: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

des actions pour enrichissement injustifié, cela a mené à rechercher comment (et

quand) les facteurs relatifs à la façon dont les parties structurent leur union devraient

être pris en considération. On a soutenu, par exemple, que la décision du législateur

d’exclure les couples non mariés de la protection des lois relatives au partage des

biens indique que la cour ne devrait pas appliquer la théorie de l’enrichissement

injustifié reconnue en equity pour régler les différends en matière de biens et d’actifs.

Toutefois, dans Peter, la Cour a rejeté cet argument, soulignant qu’on se méprenait

sur le rôle de l’equity. Comme l’a dit la juge McLachlin à la p. 994, « [c’]est

précisément dans les cas où une injustice ne peut pas être réparée en vertu de la loi

que l’equity joue un rôle ». (Voir également Nouvelle-Écosse (Procureur général) c.

Walsh, 2002 CSC 83, [2004] 4 R.C.S. 325, par. 61.)

(3) Réparation

[46] Les moyens utilisés pour corriger l’enrichissement injustifié sont de

nature réparatoire, en ce que la réparation oblige le défendeur à rembourser ou à

annuler l’enrichissement injustifié. Lorsqu’une action pour enrichissement injustifié

est accueillie, il y a soit « indemnisation », soit « restitution du bien ». En d’autres

termes, le demandeur a droit à une réparation pécuniaire ou fondée sur le droit de

propriété (Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S.

574, p. 669, le juge La Forest).

Page 45: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(a) Une réparation pécuniaire

[47] Il faut toujours considérer la réparation pécuniaire en premier (Peter,

p. 987 et 999). Dans la plupart des cas, elle suffira à corriger l’enrichissement

injustifié. Toutefois, le calcul d’une telle réparation est loin d’être simple. Deux

questions ont suscité des désaccords et des difficultés dans le cas des conjoints de fait.

[48] D’abord, comme bon nombre d’actions pour enrichissement injustifié

découlent de relations où les conjoints ont mutuellement tiré des avantages, il est

difficile de déterminer ce qui constitue une réparation adéquate. Bien que la valeur

des services domestiques ne soit pas remise en question (Peter; Sorochan), il est

injuste de tenir compte des contributions d’une seule partie au moment de déterminer

la réparation appropriée. Ce n’est pas seulement une importante question de principe;

en pratique, il est extrêmement difficile pour les parties et le tribunal de

[TRADUCTION] « créer, rétroactivement, un registre symbolique où inscrire chaque

service rendu par chacune des parties et en déterminer la valeur » (R. E. Scane,

« Relationships ‘Tantamount to Spousal’, Unjust Enrichment, and Constructive

Trusts » (1991), 70 R. du B. can. 260, p. 281). Un auteur a judicieusement qualifié ce

problème pratique de [TRADUCTION] « duel de quantum meruit » (J. D. McCamus,

« Restitution on Dissolution of Marital and Other Intimate Relationships:

Constructive Trust or Quantum Meruit? » dans J. W. Neyers, M. McInnes et

S. G. A. Pitel, dir., Understanding Unjust Enrichment, (2004), 359, p. 376). La juge

McLachlin a également mentionné ce problème pratique dans Peter, à la p. 999.

Page 46: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[49] Une deuxième difficulté tient au fait que, selon certains tribunaux et

certains auteurs, l’arrêt Peter pose qu’une réparation pécuniaire appropriée doit

invariablement être calculée en fonction de la valeur monétaire des services non

rémunérés. On parle souvent, dans ce cas, de quantum meruit, de « valeur reçue » ou

de « rémunération des services ». Ce raisonnement a été suivi dans Bell c. Bailey

(2001), 203 D.L.R. (4th) 589 (C.A. Ont.). D’autres cours d’appel ont conclu que la

réparation pécuniaire pouvait être évaluée de manière plus souple — selon la méthode

fondée sur la valeur accumulée — en fonction, par exemple, de l’augmentation

globale de la richesse du couple pendant l’union : Wilson c. Fotsch, 2010 BCCA 226,

319 D.L.R. (4th) 26, par. 50; Pickelein c. Gillmore (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 44

(C.A.); Harrison c. Kalinocha (1994), 90 B.C.L.R. (2d) 273 (C.A.); MacFarlane c.

Smith, 2003 NBCA 6, 256 N.B.R. (2d) 108, par. 31-34 et 41-43; Shannon c. Gidden,

1999 BCCA 539, 71 B.C.L.R. (3d) 40, par. 37. Quant aux incohérences relevées dans

la façon de calculer une réparation personnelle pour enrichissement injustifié, voir

aussi Matrimonial Property Law in Canada, vol 1, J. G. McLeod et A. A. Mamo, dir.,

(feuilles mobiles), p. 40.78-40.79.

(b) Réparation fondée sur le droit de propriété

[50] La Cour a reconnu que, dans certains cas, si une réparation pécuniaire est

inappropriée ou insuffisante, il peut être nécessaire d’accorder une réparation fondée

sur le droit de propriété. C’est dans l’arrêt Pettkus qu’on a d’abord reconnu un

remède important en enrichissement injustifié au Canada : la fiducie constructoire de

Page 47: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

nature réparatoire. Imposée sans qu’il y ait une intention de créer une fiducie, la

fiducie constructoire est un outil général, souple et juste qui permet de déterminer le

droit de propriété véritable (Pettkus, p. 843-844 et 847-848). Si le demandeur peut

établir un lien ou un rapport de causalité entre ses contributions et l’acquisition, la

conservation, l’entretien ou l’amélioration du bien en cause, une part proportionnelle

à l’enrichissement injustifié peut faire l’objet d’une fiducie constructoire en sa faveur

(Pettkus, p. 852-853; Sorochan, p. 50). Il ressort clairement de l’arrêt Pettkus que ces

principes s’appliquent également aux conjoints non mariés, puisque « [l]e principe

d’equity sur lequel repose le recours à la fiducie par interprétation [ou fiducie

constructoire] est large et général; son but est d’empêcher l’enrichissement sans cause

dans toutes les circonstances où il se présente » (p. 850-851).

[51] Quant à la nature de lien exigé entre la contribution et le bien, la Cour a

toujours jugé que le demandeur devait démontrer un lien « suffisamment important et

direct », un « lien causal » ou un « lien » entre les contributions du demandeur et le

bien visé par la fiducie (Peter, p. 988; 997 et 999; Pettkus, p. 852; Sorochan,

p. 47-50; Rathwell, p. 454). Une contribution mineure ou indirecte ne suffit pas

(Peter, p. 997). Comme l’a dit le juge en chef Dickson dans Sorochan, la question

fondamentale est de savoir si les contributions « se rapportent clairement aux biens »

(p. 50, citant les notes du professeur McLeod relatives à Herman c. Smith (1984), 42

R.F.L. (2d) 154, p. 156). La contribution indirecte d’argent et la contribution directe

de labeur peuvent être suffisantes, pourvu qu’un lien soit établi entre

Page 48: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’appauvrissement du demandeur et l’acquisition, la conservation, l’entretien ou

l’amélioration du bien (Sorochan, p. 50; Pettkus, p. 852).

[52] Le demandeur doit aussi prouver qu’une réparation pécuniaire serait

insuffisante dans les circonstances (Peter, p. 999). À cet égard, le tribunal peut tenir

compte de la probabilité de recouvrement ainsi que de la question de savoir s’il existe

une raison d’accorder au demandeur des droits supplémentaires découlant de la

reconnaissance d’un droit de propriété (Lac Minerals, p. 678, le juge La Forest).

[53] La part de propriété devrait être proportionnelle aux contributions du

demandeur. Si les contributions sont inégales, les parts seront inégales (Pettkus,

p. 852-853; Rathwell, p. 448; Peter, p. 998-999). Comme l’a expliqué le juge

Dickson dans Rathwell, « [l]e tribunal évaluera les contributions de chaque conjoint

et fera un partage juste et équitable selon leur contribution respective » (p. 454).

D. Sujets nécessitant des précisions

[54] Bien que les règles relatives à l’enrichissement injustifié constituent un

cadre juridique solide pour régler les réclamations présentées par les conjoints vivant

en union de fait, trois sujets continuent de susciter la controverse et nécessitent des

précisions. Comme je l’ai déjà dit, ce sont le mode de calcul de la réparation

pécuniaire lorsqu’une action pour enrichissement injustifié est accueillie, la façon

d’examiner le problème des avantages réciproques et le moment pour le faire, ainsi

Page 49: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

que le rôle des attentes raisonnables ou légitimes des parties. Je vais aborder ces trois

sujets à tour de rôle.

E. Une réparation pécuniaire est-elle restreinte au quantum meruit?

(1) Introduction

[55] Comme je l’ai fait remarquer précédemment, les réparations en cas

d’enrichissement injustifié peuvent être soit fondées sur le droit de propriété

(habituellement un recours à la fiducie constructoire), soit personnelles

(habituellement une réparation pécuniaire). Une fois que la décision est prise

d’accorder une réparation pécuniaire plutôt qu’une réparation fondée sur le droit de

propriété, la question de savoir comment quantifier cette réparation pécuniaire se

pose. Selon certains tribunaux, la réparation pécuniaire doit toujours être calculée en

fonction de la valeur reçue ou du quantum meruit (Bell), et selon d’autres tribunaux,

elle peut aussi être fondée sur la valeur accumulée (c.-à-d. en fonction de la valeur du

bien) (Wilson, par. 50; Pickelein; Harrison; MacFarlane; Shannon). Si, comme l’ont

conclu certains tribunaux, la réparation pécuniaire doit invariablement être quantifiée

en fonction du quantum meruit, il faut alors, dans les cas d’enrichissement injustifié,

se demander s’il faut choisir d’imposer une fiducie constructoire ou d’ordonner une

réparation pécuniaire calculée en fonction du quantum meruit. Un auteur a qualifié

cette approche de [TRADUCTION] fausse dichotomie entre la fiducie constructoire et le

quantum meruit (McCamus, p. 375-376). Certains auteurs ont aussi souligné cette

incertitude qui règne dans la jurisprudence et ont affirmé qu’une réparation

Page 50: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

personnelle (in personam) fondée sur la valeur accumulée est une alternative

plausible à la fiducie constructoire (McCamus, p. 377; P. Birks, An Introduction to

the Law of Restitution (1985), p. 394-395). Comme je l’explique ci-après, on dit que

c’est dans l’arrêt Peter que ce principe de dichotomie quant au choix de la réparation

a été établi. Toutefois, à mon avis, l’arrêt Peter portait principalement sur la

possibilité de recourir à la fiducie constructoire de nature réparatoire et cet arrêt ne

devrait pas être interprété comme limitant le calcul de la réparation pécuniaire au

quantum meruit dans les cas d’enrichissement injustifié. Lorsque les circonstances

s’y prêtent, la réparation pécuniaire peut être fondée sur la valeur accumulée.

[56] Je vais d’abord exposer brièvement la genèse de la restriction à laquelle

on voudrait soumettre la réparation pécuniaire. Ensuite, je vais expliquer pourquoi, à

mon avis, elle devrait être rejetée. Enfin, je vais exposer mon opinion sur la façon

dont il convient de traiter les réparations pécuniaires pour enrichissement injustifié en

matière familiale.

(2) La dichotomie des mesures de réparation

[57] Comme je l’ai déjà dit, selon une opinion très répandue, mais non

unanime, il y a seulement deux choix de réparation en cas d’enrichissement

injustifié : une réparation pécuniaire, évaluée en fonction de la rémunération des

services rendus; ou une réparation fondée sur le droit de propriété (généralement sous

la forme d’une fiducie constructoire de nature réparatoire), si le demandeur peut

prouver que l’avantage conféré a contribué à l’acquisition, la conservation, l’entretien

Page 51: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

ou l’amélioration d’un bien en particulier. Quelques brefs commentaires formulés

dans Peter semblent être à l’origine de cette idée, laquelle est reflétée dans un certain

nombre de décisions rendues par des cours d’appel. Par exemple, dans Vanasse, la

Cour d’appel de l’Ontario a adopté le raisonnement suivant : puisque Mme Vanasse ne

pouvait pas prouver que ses contributions étaient liées à un bien en particulier, sa

réclamation devait être quantifiée en fonction de la rémunération des services rendus.

En toute déférence, je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle les réparations

pécuniaires en cas d’enrichissement injustifié doivent toujours être calculées de cette

façon.

(3) Pourquoi rejeter la dichotomie des mesures de réparation?

[58] À mon avis, il est inapproprié de calculer la réparation pécuniaire en

fonction de la rémunération des services rendus, et ce, pour quatre raisons.

Premièrement, ce type de calcul ne reflète pas la réalité de nombreux conjoints vivant

en union libre. Deuxièmement, il est incompatible avec la souplesse inhérente à

l’enrichissement injustifié. Troisièmement, il ne tient pas compte de l’historique des

réclamations fondées sur le quantum meruit. Enfin, l’arrêt Peter ne l’impose pas.

Pour ces raisons, la dichotomie des mesures de réparation devrait être rejetée.

L’analyse qui suit concerne seulement la quantification d’une réparation pécuniaire

en cas d’enrichissement injustifié; les règles servant à déterminer dans quels cas une

réparation fondée sur le droit de propriété devrait être accordée sont bien établies et

demeurent inchangées.

Page 52: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(a) Expérience de vie

[59] La dichotomie des mesures de réparation serait appropriée si, dans les

faits, les fondements de toutes les actions pour enrichissement injustifié intentées par

des conjoints de fait entraient dans deux catégories seulement — celle où

l’enrichissement découle de la prestation de services non rémunérés, et celle où il

découle d’une contribution non reconnue à l’acquisition, à l’amélioration, à

l’entretien ou à la conservation d’un bien en particulier. Certes, ces deux fondements

sur lesquels reposent les actions pour enrichissement injustifié existent. Cependant,

tous les cas d’enrichissement injustifié ne se répartissent pas nettement entre ces deux

catégories.

[60] Il est facile de dégager au moins une autre catégorie d’enrichissement

injustifié, soit celle où les contributions des deux parties ont, au fil du temps, entraîné

une accumulation de la richesse. Il y a un enrichissement injustifié quand une partie

conserve, après la rupture, une part disproportionnée des biens obtenus grâce à

l’effort conjoint des deux parties. Le lien requis entre les contributions et un bien en

particulier n’existe peut-être pas, de sorte qu’il est inapproprié d’accorder une

réparation fondée sur le droit de propriété. Or, il peut y avoir un lien incontestable

entre les efforts conjoints des parties et l’accumulation de richesse; en d’autres

termes, un lien entre la « valeur reçue » et la « valeur accumulée » comme la juge

McLachlin l’a dit dans Peter aux p. 1000-1001. Ainsi, si une relation peut être

décrite comme étant une « coentreprise familiale » et les efforts conjoints des parties

Page 53: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

sont liés à l’accumulation de la richesse, on peut considérer qu’il y a enrichissement

injustifié lorsqu’une partie quitte avec une part disproportionnée des avoirs acquis

conjointement.

[61] Il n’y a rien de nouveau à propos de la notion d’entreprise familiale où les

deux parties contribuent à leur enrichissement global. C’est la reconnaissance de

cette réalité qui a donné lieu à la réforme législative globale des régimes

matrimoniaux à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Comme l’a

expliqué la Cour dans Clarke c. Clarke, [1990] 2 R.C.S. 795, à la p. 807 (relativement

à la Matrimonial Property Act de la Nouvelle-Écosse), « [l]a Loi appuie donc

l’égalité des deux parties dans un mariage et reconnaît la contribution solidaire des

conjoints, qu’elle soit financière ou autre, à cette entreprise. [… ] En conséquence,

la Loi est de nature réparatrice. Elle a été rédigée pour pallier les iniquités du passé,

quand la contribution faite par les femmes à la survie économique et à la croissance

de la famille n’était pas reconnue » (je souligne).

[62] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié n’entrainent pas une

présomption de partage égal, comme c’est le cas de nombreux textes législatifs

relatifs aux régimes matrimoniaux. Cependant, elles peuvent et devraient tenir

compte de la réalité sociale cernée par le législateur selon laquelle beaucoup de

relations conjugales sont, de manière plus réaliste, considérées comme des

coentreprises auxquelles contribuent conjointement les deux parties.

Page 54: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[63] La Cour a reconnu cette réalité à maintes reprises et dans de nombreux

contextes. Par exemple, dans Murdoch, le juge Laskin (plus tard Juge en chef), en

dissidence, aurait imposé une fiducie constructoire, au motif que les faits étaient

« compatibles avec une mise en commun, par les conjoints, d’efforts » destinés à

réaliser leur établissement dans une exploitation d’élevage (p. 457), et que les

conjoints avaient travaillé ensemble pendant quinze ans dans le but d’améliorer « leur

sort en faisant des acquisitions toujours plus grandes de biens de ranch » (p. 446). De

même, dans Rathwell, les juges majoritaires ont convenu que M. et Mme Rathwell

avaient uni leurs efforts pour accumuler une richesse. Le juge Dickson a souligné

que les parties avaient décidé ensemble « de faire de l’agriculture » (p. 444) et que

seuls un « effort conjoint » et un « travail d’équipe » ont permis à M. Rathwell

d’acquérir en son propre nom des propriétés (p. 461).

[64] C’est également ce qu’a reconnu la Cour dans Pettkus et dans Peter.

[65] Dans Pettkus, les parties avaient mis sur pied une exploitation apicole

prospère, dont les profits avaient servi à acquérir des immeubles. Le juge Dickson,

rédigeant pour la majorité, a souligné les faits qui indiquaient une relation conjugale

et financière entre partenaires. Il a fait remarquer « qu’ils sont tous deux partis de

rien; chacun a travaillé continuellement, assidûment et diligemment à l’entreprise

conjointe » (p. 853); que chacun a contribué « à la réussite de l’entreprise

commune »(p. 838); que la juge Wilson (plus tard juge de notre Cour) de la Cour

d’appel avait conclu que leur richesse avait été accumulée grâce à un « effort

Page 55: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

conjoint » et à un « travail d’équipe » (p. 849); et enfin, que « leur vie et leur

bien-être économique étaient entièrement intégrés » (p. 850).

[66] Je suis d’accord avec le professeur McCamus pour dire que la Cour, dans

Pettkus, était « convaincue que les parties participaient à une entreprise commune et

s’attendaient à partager les avantages découlant de la richesse qu’elles ont créée

ensemble » (p. 367). Autrement dit, M. Pettkus ne s’est pas injustement enrichi parce

que Mme Becker s’attendait précisément à obtenir un droit sur certains biens, mais

plutôt parce qu’ils étaient en réalité partenaires d’une entreprise commune.

[67] Le fait que les biens aient été acquis grâce à un effort conjoint était

encore une fois au premier plan de l’analyse dans Peter. Dans cette affaire, les

parties ont vécu en union de fait pendant 12 ans. Bien que M. Beblow ait généré la

majeure partie du revenu familial et ait aussi contribué à l’entretien de la propriété,

Mme Peter s’est chargée des travaux domestiques (y compris l’éducation des six

enfants des deux familles réunies), elle a aidé à l’entretien et elle s’est occupée de la

propriété toute seule lorsque M. Beblow était absent. La juge McLachlin a reconnu la

réalité de leur coentreprise lorsqu’elle a écrit qu’« [e]n effet, cette coentreprise

familiale n’est pas différente de la ferme qui a été grevée d’une fiducie dans l’arrêt

Pettkus c. Becker » (p. 1001).

[68] La Cour a clairement reconnu la coentreprise familiale à trois autres

reprises dans Peter. Premièrement, au sujet de la justesse de la méthode de calcul de

l’indemnité fondée sur la « valeur accumulée », la juge McLachlin fait remarquer

Page 56: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

qu’« un couple s’attendra davantage à participer à la richesse générée par la relation

qu’à être indemnisé des services rendus pendant la durée de la relation » (p. 999).

Deuxièmement, et aussi en ce qui concerne l’indemnité à accorder pour

enrichissement injustifié, la juge McLachlin a souligné que, lorsque les deux parties

contribuent à la « coentreprise familiale », il faut examiner l’ensemble de l’avoir

familial, et non un seul bien, pour déterminer la valeur approximative de la

contribution du demandeur à l’avoir familial (p. 1001). Troisièmement, la

justification de la Cour au sujet de la confirmation de la valeur des services

domestiques reposait, en partie, sur le raisonnement voulant que ces services soient

souvent rendus dans le contexte d’une entreprise commune (p. 993).

[69] Les relations de cette nature sont chose commune dans notre société.

Dans de nombreux cas, la seule conclusion raisonnable est de considérer le couple

comme une entreprise conjointe, de sorte qu’il est hautement artificiel en théorie et

extrêmement difficile en pratique de faire un bilan détaillé des contributions

apportées et des avantages reçus en fonction de la rémunération des services rendus.

Bien entendu, chaque relation est particulière et on ne peut rien présumer dans un

sens ou dans l’autre. Cependant, les conséquences juridiques de la rupture d’une

relation conjugale devraient refléter la façon dont les gens vivent. Elles ne devraient

pas les forcer à recourir à une approche comptable artificielle, qui ne reflète pas la

véritable nature de leur relation.

Page 57: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(b) Souplesse

[70] Maintenir une dichotomie stricte des mesures de réparation est

incompatible avec l’approche de la Cour à l’égard des réparations en equity en

général et à l’égard de l’élaboration de réparations en cas d’enrichissement injustifié

en particulier.

[71] La Cour a souvent souligné la souplesse des réparations en equity et la

nécessité d’établir des réparations raisonnées et réalistes, adaptées aux diverses

situations. Par exemple, à propos de l’indemnité en equity en matière d’abus de

confiance, le juge Binnie a affirmé que « la Cour a largement compétence pour établir

la réparation appropriée à partir de la gamme complète des réparations disponibles,

dont une indemnité pécuniaire adéquate » : Cadbury Schweppes Inc. c. Aliments FBI

Ltée, [1999] 1 R.C.S. 142, par. 61. Au par. 24, il a souligné l’approche libérale à

l’égard des réparations en equity dans les cas d’abus de confiance adoptée par la Cour

dans Lac Minerals. Ce faisant, il a cité et approuvé l’extrait suivant : « la réparation à

accorder [une fois qu’un motif de responsabilité est établi] devrait donc être celle qui

est la plus appropriée compte tenu des faits de l’affaire plutôt qu’une réparation

résultant du passé ou d’une multiplication des catégories » (tiré de J. D. Davies,

« Duties of Confidence and Loyalty », [1990] Lloyds’ Mar. & Com. L.Q. 4, à la p. 5).

De même, dans le contexte d’une fiducie constructoire, la juge McLachlin

(maintenant Juge en chef) a dit que « [l]es réparations reconnues en equity sont

Page 58: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

souples; elles sont accordées en fonction de ce qui est juste compte tenu de toutes les

circonstances de l’espèce » : Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, par. 34.

[72] Quant aux réparations pour enrichissement injustifié, je reprends les

propos du juge Binnie dans Pacific National Investments Ltd. c. Victoria (Ville), 2004

CSC 75, [2004] 3 R.C.S. 575, au par. 13. Il a fait remarquer que l’enrichissement

injustifié, qui se fonde sur des principes clairement définis, « offre une grande

souplesse dans les réparations susceptibles d’être accordées dans différentes

circonstances selon des principes fondés sur l’équité et la bonne conscience ». De

plus, la Cour a reconnu que, compte tenu de la grande variété de situations relevant

des catégories traditionnelles de l’enrichissement injustifié et de la souplesse de

l’approche plus générale et raisonnée, le principe suppose, et en fait exige, qu’on ait

recours à différents types de réparation selon les circonstances : voir Peter, p. 987;

Sorochan, p. 47.

[73] Ainsi, la réparation devrait refléter la souplesse inhérente au principe de

l’enrichissement injustifié, de façon à permettre à la cour de trouver une réponse

appropriée au problème dont elle est saisie. Cela signifie qu’une réparation

pécuniaire doit correspondre, autant que possible, à la mesure de l’enrichissement

injustifié du défendeur. Il n’y a aucune raison de penser que le vaste éventail des

situations pouvant donner ouverture à l’action pour enrichissement injustifié

tomberont nécessairement dans l’une ou l’autre des deux catégories de réparations

possibles, où d’aucuns ont voulu les faire entrer.

Page 59: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(c) Historique

[74] Imposer une dichotomie stricte des mesures de réparation est aussi

incompatible avec l’évolution historique du principe de l’enrichissement injustifié,

lequel a été élaboré à partir de catégories particulières de cas, dont le quantum meruit,

qui est à l’origine de la réparation fondée sur la rémunération des services rendus. Le

quantum meruit tire son origine d’une demande d’indemnisation en common law

pour les avantages conférés en vertu d’une entente qui, malgré qu’elle semblait lier

les parties, est devenue inopérante pour une raison reconnue en common law. La

portée du recours a été élargie au fil du temps, et l’appréciation du quantum meruit

était souple. Il peut équivaloir, par exemple, à ce qu’il en coûte au demandeur pour

fournir le service, à la valeur marchande de l’avantage ou encore à la valeur que le

bénéficiaire accorde à l’avantage : P. D. Maddaugh et J. D. McCamus, The Law of

Restitution (feuilles mobiles), vol. 1, § 4 : 200.30. Cependant, il est important de

souligner que le quantum meruit n’est qu’une des catégories établies d’action pour

enrichissement injustifié. Rien ne justifie, en principe, qu’une catégorie traditionnelle

d’enrichissement injustifié serve à imposer la réparation pécuniaire dans tous les cas

d’enrichissement injustifié entre conjoints de fait.

(d) L’arrêt Peter c. Beblow

[75] L’arrêt Peter ne commande pas une stricte adhésion à la méthode du

quantum meruit pour le calcul de la réparation en matière d’enrichissement injustifié.

Il faut se rappeler que cette affaire portait essentiellement sur la question de savoir si

Page 60: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

les contributions de la demanderesse lui donnaient droit à une fiducie constructoire à

l’égard de l’ancienne demeure familiale. Bien que les juges McLachlin et Cory,

auteurs des motifs concourants de l’arrêt, aient supposé qu’une réparation pécuniaire

serait établie en fonction du quantum meruit, ce point n’était pas en litige et n’a pas

davantage fait l’objet d’une conclusion.

[76] En fait, seules deux phrases dans les jugements paraissent appuyer le

point de vue selon lequel cette règle devrait toujours s’appliquer. À la page 995, la

juge McLachlin a affirmé : « [i]l y a deux réparations possibles : une indemnité

calculée en fonction de la valeur des services rendus, c’est-à-dire le quantum meruit

et celle accordée par le juge de première instance, soit le titre de propriété sur la

maison, fondée sur une fiducie par interprétation ». À la page 999, elle a écrit que

« [d]ans le cas du versement d’une indemnité, il convient d’utiliser la méthode fondée

sur la “valeur reçue” ». Comme l’arrêt portait sur la question de savoir si une

réparation fondée sur le droit de propriété était appropriée, ces deux courts passages

ne posent pas, à mon avis, comme règle absolue qu’une réparation pécuniaire doit

toujours être calculée en fonction de la rémunération des services rendus.

[77] De plus, la juge McLachlin a souligné que le principe de l’enrichissement

injustifié s’appliquait à diverses situations et que différentes réparations avaient été

accordées, selon les circonstances. Seule l’une d’elles était le paiement pour services

rendus sur la base du quantum meruit : p. 987. Rien dans ses propos n’indique que la

Cour ait décidé d’opter pour une réparation pécuniaire universelle, surtout lorsqu’une

Page 61: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

une telle approche serait contraire à la souplesse des règles de l’enrichissement

injustifié et des réparations correspondantes, que la Cour a maintes fois reconnue.

[78] Cette interprétation restrictive de l’arrêt Peter n’est pas compatible avec

la nature sous-jacente de l’action fondée sur les principes énoncés dans Pettkus.

Comme l’a dit le professeur McCamus, les affaires de type Pettkus reposent sur le

droit du demandeur de partager la richesse créée par un effort conjoint et un travail

d’équipe. Ainsi, une réparation fondée sur des honoraires théoriques pour des

services rendus n’est pas adaptée à la nature sous-jacente de la demande : McCamus,

p. 376-377. À mon avis, ce raisonnement est convaincant, que l’effort conjoint ait

donné lieu à l’accumulation de biens en particulier, auquel cas une fiducie

constructoire de nature réparatoire peut être appropriée selon les principes bien établis

dans ce domaine du droit des fiducies, ou que l’effort conjoint ait donné lieu à

l’accumulation de richesse en général. Dans le second cas, lorsque la situation s’y

prête, il n’y a en principe aucune raison de refuser une réparation pécuniaire basée sur

l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant. À mon avis, il est essentiel,

dans l’un et l’autre cas, qu’il y ait un lien entre la contribution et l’accumulation de la

richesse ou, pour reprendre les propos de la juge McLachlin dans Peter, entre la

« valeur reçue » et la « valeur accumulée ». Lorsque ce lien est établi, et qu’une

réparation fondée sur le droit de propriété est inappropriée ou inutile, la réparation

pécuniaire devrait être adaptée pour refléter la nature véritable de l’enrichissement et

de l’appauvrissement correspondant.

Page 62: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[79] Le professeur McCamus a avancé que la réparation en equity que

constitue la reddition de compte relative aux profits pourrait s’avérer un remède

approprié : p. 377. Bien que je ne nie pas cette possibilité, je doute que la complexité

et les subtilités procédurales de cette réparation soient adaptées aux situations

familiales, lesquelles sont, la plupart du temps, assez simples. Le principe de

l’enrichissement injustifié est fondamentalement souple et, à mon avis, le calcul

d’une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié devrait être tout aussi

souple. Cela est nécessaire pour répondre à l’enrichissement en question, dans la

mesure où one somme d’argent peut le faire. À mon sens, le professeur Fridman

avait raison de dire que [TRADUCTION] « dans les cas où le demandeur a démontré

l’enrichissement injustifié, la cour peut accorder la réparation la plus appropriée de

manière à faire en sorte que le demandeur obtienne ce à quoi il a droit,

indépendamment de la question de savoir si la situation aurait été du ressort de la

common law ou de l’equity ou si elle aurait autrefois donné ouverture à une

réparation personnelle ou fondée sur le droit de propriété » (p. 398).

(4) L’approche applicable en matière de réparation pécuniaire

[80] L’étape suivante de l’évolution jurisprudentielle devrait consister à

s’éloigner de la fausse dichotomie entre le quantum meruit et la fiducie constructoire,

pour revenir aux principes qui sous-tendent les règles relatives à l’enrichissement

injustifié. Ces principes portent principalement sur la qualification appropriée de la

nature de l’enrichissement injustifié à l’origine de la réclamation. Comme je l’ai déjà

Page 63: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

dit, tous les enrichissements injustifiés entre conjoints non mariés ne se rangent pas

aisément dans la catégorie de la « rémunération des services rendus » ou dans celle

relative à « une partie d’un bien déterminé ». Dans les cas où la meilleure façon de

qualifier l’enrichissement injustifié est de le considérer comme une rétention injuste

d’une part disproportionnée des biens accumulés dans le cadre de ce que la juge

McLachlin a appelé, dans Peter (p. 1001), une « coentreprise familiale » à laquelle les

deux conjoints ont contribué, la réparation pécuniaire devrait refléter ce fait.

[81] Dans de tels cas, le fondement de l’enrichissement injustifié est la

rétention d’une part excessivement disproportionnée de la richesse par une partie

quand les deux parties ont participé à une coentreprise familiale et qu’il existe un lien

évident entre les contributions du demandeur et l’accumulation de la richesse.

Indépendamment du titulaire du titre de propriété sur certains biens déterminés, on

peut considérer que les parties, dans de telles circonstances, [TRADUCTION] « créent la

richesse dans le cadre d’une entreprise commune qui les aidera à maintenir leur

relation, leur bien-être et leur vie de famille » (McCamus, p. 366). La richesse créée

durant la période de cohabitation sera considérée comme étant le fruit de leur relation

conjugale et financière, sans nécessairement que les deux parties y aient contribué en

parts égales. Comme les conjoints sont des partenaires conjugaux et financiers, il

n’est nul besoin d’un « duel de quantum meruit ». Dans de tels cas, l’allégation

d’enrichissement injustifié naît de ce que la partie qui quitte avec une part

disproportionnée de la richesse prive le demandeur d’une part raisonnable de la

richesse accumulée pendant la relation grâce à leurs efforts conjoints. Il faudrait

Page 64: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

évaluer la réparation pécuniaire en déterminant la contribution proportionnée du

demandeur à l’accumulation de la richesse.

[82] Cette souplesse dans la détermination de la réparation pécuniaire dans les

cas d’enrichissement injustifié est tout à fait conforme à l’arrêt Walsh. Même si cette

affaire soulevait des questions constitutionnelles dont nous ne sommes pas saisis en

l’espèce, le jugement majoritaire ne cherchait manifestement pas à figer les règles

relatives à l’enrichissement injustifié en matière familiale; l’arrêt indique que ces

règles, y compris la fiducie constructoire de nature réparatoire, constituent la

meilleure façon de remédier aux iniquités susceptibles de survenir au moment de la

rupture d’une union de fait puisque la réparation pour enrichissement injustifié « est

adaptée à la situation et aux revendications particulières des parties » (par. 61). En

résumé, tout en soulignant l’importance du respect de l’autonomie, la Cour a reconnu

que les règles relatives à l’enrichissement injustifié devaient toujours évoluer pour

s’adapter à la myriade de formes et fonctions des unions de fait.

[83] Une approche semblable a été appliquée dans Peter. Monsieur Beblow

soutenait que les conjoints non mariés ne devaient pas se voir attribuer une part des

biens en vertu des règles de l’enrichissement injustifié parce que le législateur avait

choisi de ne pas leur accorder les droits conférés aux conjoints mariés en vertu de la

législation sur les biens matrimoniaux. La Cour a laconiquement — et

catégoriquement — rejeté cet argument en affirmant que c’est « précisément dans les

Page 65: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

cas où une injustice ne peut pas être réparée en vertu de la loi que l’equity joue un

rôle » : p. 994.

[84] Les règles relatives à l’enrichissement injustifié ne visent pas à

reproduire, pour les conjoints non mariés, la présomption législative voulant que les

conjoints mariés soient associés dans une coentreprise familiale. Cependant, rien ne

s’oppose en principe à ce que les réparations applicables en cas d’enrichissement

injustifié ne tiennent pas compte de cette réalité dans la vie et les relations des

conjoints non mariés.

[85] Je conclus donc que les règles de la common law relatives à

l’enrichissement injustifié devraient reconnaître et prendre en compte cette réalité, à

savoir que certaines ententes conjugales conclues entre conjoints non mariés sont des

partenariats; dans de tels cas, la réparation devrait remédier à la rétention

disproportionnée des avoirs acquis avec une autre personne grâce aux efforts

conjoints. Évidemment, ce genre de partage ne doit pas être présumé, non plus qu’il

sera présumé que la richesse accumulée grâce à l’effort des deux conjoints sera

partagée également. Suivant les règles de la common law relatives à l’enrichissement

injustifié, la cohabitation, en soi, ne confère pas à une personne le droit à une part des

biens de l’autre personne ou à toute autre forme de réparation. Toutefois, lorsqu’une

certaine richesse a été accumulée grâce à un effort conjoint, comme en témoigne la

nature de la relation des parties et leurs rapports réciproques, le droit de

l’enrichissement injustifié devrait refléter cette réalité.

Page 66: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[86] Par conséquent, le rejet de la dichotomie des mesures de réparation nous

amène à examiner les circonstances dans lesquelles un enrichissement injustifié peut

être considéré comme le résultat d’un partage inéquitable des biens acquis grâce aux

efforts conjoints des parties. Il faudra certes raffiner cette approche, mais voici un

aperçu des cas où cette qualification sera appropriée.

(5) Enrichissement injustifié découlant d’une coentreprise familiale

[87] Selon moi, quand les parties ont été engagées dans une coentreprise

familiale, et que les contributions du demandeur sont liées à l’accumulation de la

richesse, il convient de calculer une indemnité pécuniaire pour enrichissement

injustifié en fonction de la part proportionnelle de la contribution du demandeur à

cette accumulation de la richesse. Pour appliquer cette approche, il faut d’abord

déterminer si les parties ont, de fait, été engagées dans une coentreprise familiale.

Dans la partie précédente, j’ai passé en revue les nombreuses occasions où

l’existence d’une coentreprise familiale a été reconnue. De cet ensemble de faits bien

étoffé, à quoi peut-on reconnaître les marques distinctives d’une telle relation?

[88] Il est essentiel de souligner que les couples qui cohabitent ne forment pas

un groupe homogène. Par conséquent, l’analyse doit tenir compte des circonstances

particulières de chaque relation. De plus, comme je l’ai déjà dit, on ne peut pas

présumer l’existence d’une coentreprise familiale. Il s’agit donc d’attacher des

conséquences équitables à la façon dont les parties ont vécu, de ne pas les traiter

comme si elles auraient dû vivre autrement ou établir leur relation sur une base

Page 67: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

différente. L’existence d’une coentreprise familiale ne peut être reconnue par la cour

que lorsqu’elle est, en fait, bien appuyée par la preuve. L’accent devrait porter sur la

façon dont les parties ont réellement vécu, et non sur leurs allégations ex post facto ou

sur l’opinion de la cour quant à la façon dont elles auraient dû vivre.

[89] Pour procéder à cette analyse, il peut être utile d’examiner la preuve sous

quatre rubriques principales : l’effort commun, l’intégration économique, l’intention

réelle et la priorité accordée à la famille. De toute évidence, il y a un chevauchement

des facteurs qui pourraient se révéler pertinents sous ces rubriques et la liste de ces

facteurs n’est pas définitive. Ce qui suit n’est pas une liste des conditions requises

pour pouvoir conclure (ou ne pas conclure) que les parties étaient engagées dans une

coentreprise familiale. Ces rubriques, et les facteurs qui y sont regroupés, servent

simplement à faciliter l’analyse globale de la preuve et à donner quelques exemples

d’éléments à prendre en considération pour décider si les parties étaient engagées

dans une coentreprise familiale. L’absence de ces facteurs, et plusieurs autres

considérations pertinentes, pourrait fort bien écarter cette conclusion.

(a) Effort commun

[90] Le premier ensemble de facteurs porte sur la question de savoir si les

parties collaboraient en vue d’atteindre des buts communs. Les efforts conjoints et le

travail d’équipe, la décision d’avoir et d’éduquer des enfants ensemble, ainsi que la

durée de la relation peuvent tous indiquer la mesure dans laquelle, le cas échéant, les

Page 68: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

parties constituaient véritablement une association et ont collaboré à la réalisation

d’objectifs communs importants.

[91] Les contributions conjointes, ou les contributions à un fonds commun,

peuvent constituer la preuve d’un effort conjoint. Par exemple, dans Murdoch, le fait

que les parties avaient uni leurs efforts dans le but de réaliser leur établissement dans

une exploitation d’élevage était au cœur de l’analyse du juge Laskin sur la fiducie

constructoire. Les contributions conjointes sont aussi un aspect important des

analyses de la Cour dans Peter, Sorochan et Pettkus. La mise en commun des efforts

et des ressources, à titre de capital ou de revenu, a également été soulignée dans des

affaires jugées en appel (voir par exemple Birmingham c. Ferguson, 2004 CanLII

4764 (C.A. Ont.); McDougall c. Gesell Estate, 2001 MBCA 3, 153 Man. R. (2d) 54,

par. 14). Le fait que les fonds des parties soient entièrement consacrés à la famille

peut indiquer une mise en commun des ressources : McDougall. On peut aussi

affirmer que les parties mettent leurs ressources en commun quand un conjoint

s’acquitte de la totalité, ou de la plus grande partie, des travaux domestiques, libérant

l’autre de ces responsabilités et lui permettant de se consacrer à ses activités

rémunérées à l’extérieur (voir Nasser c. Mayer-Nasser (2000), 5 R.F.L. (5th) 100

(C.A. Ont.), et Panara c. Di Ascenzo, 2005 ABCA 47, 361 A.R. 382, par. 27).

(b) Intégration économique

[92] Le deuxième ensemble de facteurs, liés à ceux du premier ensemble, a

trait au degré d’interdépendance et d’intégration économiques caractérisant la relation

Page 69: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

des parties (Birmingham, Pettkus, Nasser). Plus le niveau d’intégration des finances,

des intérêts économiques et du bien-être économique des conjoints est élevé, plus il

est probable que ceux-ci soient considérés comme ayant été engagés dans une

coentreprise familiale. Par exemple, l’existence d’un compte de banque conjoint

utilisé comme une « bourse commune », ainsi que le fait que l’unité familiale

exploitait la ferme, constituaient des facteurs clés dans l’analyse effectuée par le juge

Dickson dans Rathwell. Le partage des dépenses et la mise en commun des

économies peuvent aussi être des facteurs pertinents (voir Wilson; Panara).

[93] La conduite des parties peut aussi indiquer un sentiment d’appartenance,

de réciprocité et de priorité du bien-être de l’unité familiale par rapport aux intérêts

individuels de chacun des membres (McCamus, p. 366). Ces facteurs, parmi d’autres,

peuvent indiquer que le bien-être économique et la vie des parties sont bien intégrés

(voir, par exemple, Pettkus, p. 850).

(c) Intention réelle

[94] Un souci du respect de l’autonomie des parties sous-tend les règles

relatives à l’enrichissement injustifié, et il s’agit d’un élément particulièrement

important dans les unions libres. Les conjoints de fait peuvent décider de ne pas se

marier pour une foule de raisons, mais l’une d’elles peut être le choix délibéré de ne

pas être financièrement liés. Par conséquent, pour savoir s’il existe une coentreprise

familiale, il faut accorder une importance considérable aux intentions réelles des

parties. Ces intentions peuvent avoir été exprimées par les parties ou inférées de leur

Page 70: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

conduite. Cependant, ce qui importe, c’est que l’on recherche leur intention réelle,

expresse ou inférée, et non ce que, selon la cour, des parties « raisonnables » auraient

dû vouloir dans les mêmes circonstances. Les tribunaux doivent, en invoquant

l’intention inférée, veiller à ne pas imposer leurs points de vue dans le but d’arriver à

un certain résultat.

[95] Les tribunaux peuvent déduire de la conduite des parties qu’elles avaient

l’intention de partager la richesse qu’elles ont créée ensemble (P. Parkinson,

« Beyond Pettkus v. Becker: Quantifying Relief for Unjust Enrichment » (1993), 43

U.T.L.J. 217, p. 245). La conduite des parties peut démontrer qu’elles voulaient que

leurs vies familiale et professionnelle fassent partie d’un tout, d’une entreprise

commune (Pettkus, Peter, Sorochan). Dans certains cas, les tribunaux ont

expressément défini la relation comme étant une « association » d’un point de vue

social et économique (Panara, par. 71; McDougall, par. 14). De même, l’intention de

s’engager dans une coentreprise familiale peut être déduite quand les parties ont

reconnu que leur relation était [TRADUCTION] « équivalente au mariage »

(Birmingham, par. 1), ou quand les parties se présentaient auprès d’autrui comme un

couple marié (Sorochan). La stabilité de la relation peut constituer un facteur

pertinent, tout comme la durée de la cohabitation (Nasser; Sorochan; Birmingham).

Si les parties ont vécu une relation stable pendant une longue période, il est presque

impossible de soupeser précisément les avantages conférés dans le cadre de la relation

(McDougall; Nasser).

Page 71: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[96] Le titre de propriété peut aussi refléter une intention de partager

équitablement la richesse, ou une partie de celle-ci. Ce peut être le cas lorsque les

parties possèdent des biens en commun. Même quand le titre est enregistré au nom

d’une des parties, d’autres aspects de la conduite des parties peuvent indiquer que la

richesse sera partagée. Par exemple, les parties peuvent être très peu intéressées par

tout ce qui entoure le titre et l’état des sommes dépensées pour la résidence, les

rénovations, les taxes, les assurances et tout le reste. Les plans de répartition des

biens au décès, que ce soit dans un testament ou une déclaration verbale, peuvent

aussi indiquer que les parties se considéraient comme des partenaires conjugaux et

économiques.

[97] L’intention réelle des parties pourrait aussi permettre d'écarter l’existence

d’une coentreprise familiale ou étayer la conclusion selon laquelle des biens

déterminés devaient être détenus de façon indépendante. Encore une fois, c’est

l’intention réelle des parties, expresse ou inférée de la preuve, qui est le facteur

pertinent.

(d) Priorité accordée à la famille

[98] Le dernier ensemble de facteurs à considérer pour déterminer si les

parties participaient à une coentreprise familiale consiste à savoir si elles avaient

donné la priorité à la famille dans le processus décisionnel, et ce, dans quelle mesure.

Une question pertinente est de savoir si, dans une certaine mesure, une des parties ou

les deux se sont fiés sur la relation à leur détriment, mais pour le bien-être de la

Page 72: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

famille. Comme l’indique le professeur McCamus, la question est de savoir si les

parties ont [TRADUCTION] « agi en sachant ou en supposant qu’elles mèneraient une

vie commune, peu importe que cela ait été dit ou non » (p. 365). L’accent est mis sur

les contributions au partenariat domestique et financier, et particulièrement sur les

sacrifices financiers consentis par les parties pour le bien-être de l’unité collective ou

familiale. Que les rôles des parties correspondent à la répartition traditionnelle des

tâches entre le salarié et la femme au foyer, ou que les deux parties aient un emploi et

partagent les responsabilités domestiques, il arrive souvent qu’une des parties se fie à

la réussite et à la stabilité de la relation pour en assurer la sécurité économique, à son

propre détriment économique (Parkinson, p. 243). Cela peut survenir de nombreuses

façons, notamment lorsqu’une partie quitte le marché du travail pendant un certain

temps pour élever les enfants; en déménageant pour aider la carrière de l’autre partie

(et, par conséquent, en abandonnant son emploi et les réseaux liés à l’emploi); en

renonçant à une carrière ou à une formation pour le bien de la famille ou de la

relation; et en acceptant un sous-emploi dans le but d’équilibrer les besoins financiers

et domestiques de l’unité familiale.

[99] Selon moi, accorder la priorité à la famille n’est pas exclusivement le fait

du conjoint le plus dépendant financièrement. Le conjoint ayant le revenu le plus

élevé peut aussi faire des sacrifices financiers (par exemple, en renonçant à une

promotion au profit de la vie familiale), ce qui peut indiquer que les parties

considéraient la relation comme un partenariat domestique et financier. Comme

l’indique le professeur Parkinson, il y a une coentreprise familiale quand

Page 73: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[TRADUCTION] une partie a encouragé l’autre à se fier à elle à son détriment en quittant le marché du travail ou en renonçant à d’autres possibilités d’avancement pour le bien de la relation, et la rupture la laisse dans une situation pire que si elle n’avait pas agi de cette façon à son détriment économique. [p. 256].

(6) Quantum meruit plutôt que fiducie constructoire : résumé

[100] En conclusion :

1. la réparation pécuniaire pour enrichissement injustifié ne se limite pas

à une indemnité calculée en fonction de la rémunération des services

rendus.

2. Dans les cas où l’enrichissement injustifié est, de façon très réaliste,

défini comme étant le fait pour une partie de conserver une part

disproportionnée des biens provenant d’une coentreprise familiale, et

qu’une réparation pécuniaire est appropriée, il faut calculer cette

réparation en fonction de la part de ces biens qui est proportionnelle aux

contributions du demandeur.

3. Pour avoir droit à une réparation pécuniaire de cette nature, le

demandeur doit prouver : a) qu’une coentreprise familiale existait

effectivement et, b) qu’il existe un lien entre ses contributions à la

coentreprise et l’accumulation de l’avoir ou de la richesse.

Page 74: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

4. La question de savoir s’il existait une coentreprise familiale est une

question de fait et on peut l’apprécier en prenant en considération toutes

les circonstances pertinentes, y compris les facteurs relatifs : a) à l’effort

commun, b) à l’intégration économique, c) à l’intention réelle et d) à la

priorité accordée à la famille.

F. Avantages réciproques

(1) Introduction

[101] Comme je l’ai déjà mentionné, l’analyse de l’enrichissement injustifié en

matière familiale se complique souvent du fait qu’il y a eu des avantages réciproques;

dans presque tous les cas, chaque partie confère des avantages à l’autre partie :

Parkinson, p. 222. Bien entendu, le demandeur ne peut pas s’attendre tout à la fois à

récupérer quelque chose qu’il a donné au défendeur et à conserver une chose que lui a

donnée le défendeur : Birks, p. 415. L’analyse doit tenir compte de cette proposition

sensée. Comment et à quel moment dans l’analyse faut-il prendre en compte les

avantages réciproques?

[102] La réponse est assez simple si l’allégation d’enrichissement injustifié

veut essentiellement qu’une partie a quitté la relation avec une part disproportionnée

des avoirs accumulés grâce aux efforts conjoints. C’est le cas des coentreprises

familiales dans lesquelles les efforts communs des parties ont permis d’accumuler

une richesse. La réparation consiste en une part de cette richesse proportionnée aux

Page 75: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

contributions du demandeur. Une fois que le demandeur a démontré sa contribution à

la coentreprise familiale ainsi que le lien entre cette contribution et l’accumulation de

la richesse, les contributions respectives des parties sont prises en considération pour

déterminer la part proportionnelle du demandeur. Bien que le calcul des

contributions proportionnelles des parties ne soit pas une science exacte, il n’est

généralement pas nécessaire d’effectuer un examen détaillé des contributions et des

concessions quotidiennes. Il faut plutôt porter un jugement raisonné à la lumière de

l’ensemble de la preuve.

[103] Cependant, les avantages réciproques entraînent des problèmes pratiques

particuliers lorsque la réparation appropriée consiste en une indemnité pécuniaire

calculée en fonction de la valeur de la rémunération des services rendus. Le fait que

le défendeur ait aussi fourni des services au demandeur peut être considéré comme un

facteur pertinent à toutes les étapes de l’analyse de l’enrichissement injustifié.

Certains tribunaux ont examiné les avantages reçus par le demandeur dans le cadre de

l’analyse des avantages et des désavantages (par exemple, la Cour d’appel dans Peter

c. Beblow (1990), 50 B.C.L.R. (2d) 266). D’autres ont considéré les avantages

réciproques comme un aspect de l’analyse du motif juridique (par exemple, Ford c.

Werden (1996), 27 B.C.L.R. (3d) 169 (C.A.), et le jugement de la Cour d’appel dans

l’affaire Kerr). D’autres encore ont examiné les avantages réciproques tant à l’étape

de l’analyse du motif juridique qu’à celle de la réparation (par exemple, tel que

proposé dans Wilson). De toute évidence, une certaine clarté et une certaine

cohérence s’imposent sur ce point.

Page 76: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[104] À mon avis, il y a beaucoup à dire sur la méthode d’analyse des

avantages réciproques élaborée par la juge Huddart de la cour d’appel dans l’affaire

Wilson. Plus particulièrement, je ferais miennes ses conclusions selon lesquelles les

enrichissements mutuels devraient être examinés principalement au stade de la

défense ou à celui de la réparation, mais qu’il est aussi possible de le faire au stade de

l’analyse du motif juridique dans la mesure où l’octroi d’avantages réciproques

constitue une preuve pertinente de l’existence (ou de l’absence) d’un motif juridique

justifiant l’enrichissement (par. 9). Cette approche est conforme à la jurisprudence de

notre Cour, et elle offre un moyen simple et juste de faire en sorte que l’octroi

d’avantages réciproques soit dûment pris en considération sans court-circuiter

l’analyse de l’enrichissement injustifié. Je vais expliquer brièvement pourquoi, à

mon avis, cette approche est bien fondée.

[105] D’entrée de jeu, toutefois, je souligne que l’arrêt Peter de notre Cour

n’exige pas que l’on prenne en considération les avantages réciproques à l’étape de

l’analyse du motif juridique : voir, par exemple, Ford, par. 14; Thomas c. Fenton,

2006 BCCA 299, 269 D.L.R. (4th) 376, par. 18. Au contraire, il ressort clairement de

Peter qu’on ne devrait généralement pas tenir compte des avantages réciproques au

stade de l’analyse avantages-désavantages; la Cour a aussi approuvé la décision du

juge de première instance de prendre en considération les avantages réciproques au

moment de déterminer la réparation à accorder au titre de l’enrichissement injustifié.

Page 77: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[106] Dans Peter, le juge de première instance a conclu que les trois éléments

de l’enrichissement injustifié avaient été prouvés. Avant que M. Beblow n’habite

avec Mme Peter, il avait une aide ménagère qu’il payait 350 $ par mois. Lorsque

Mme Peter a emménagé chez lui avec ses enfants et qu’elle a assumé les tâches

ménagères en plus de s’occuper des enfants, l’aide ménagère n’était plus nécessaire.

Le juge de première instance a déterminé la valeur de la contribution de Mme Peter en

partant du montant que M. Beblow donnait à l’aide ménagère, puis en en soustrayant

la moitié pour refléter les avantages que Mme Peter a reçus en retour. Le juge de

première instance a ensuite utilisé ce montant réduit pour déterminer la valeur des

services rendus par Mme Peter pendant les 12 années qu’a duré la relation : [1988]

B.C.J. No. 887 (QL).

[107] La Cour d’appel, dans (1990), 50 B.C.L.R. (2d) 266, a écarté cette

conclusion au motif que Mme Peter n’avait pas réussi à prouver qu’elle avait subi un

appauvrissement correspondant aux avantages qu’elle avait conférés à M. Beblow.

La cour a conclu que, bien qu’elle ait rendu les services d’une aide ménagère et d’une

personne au foyer, elle avait reçu une compensation parce que ses enfants et elle

vivaient chez M. Beblow sans avoir à payer de loyer et que celui-ci contribuait plus

qu’elle à payer l’épicerie.

[108] Notre Cour a infirmé la décision de la Cour d’appel et a rétabli la

décision du juge de première instance. La Cour a décidé à l’unanimité que Mme Peter

avait prouvé tous les éléments de l’enrichissement injustifié, y compris

Page 78: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’appauvrissement. Le juge Cory (la juge McLachlin partageait son avis sur ce point)

est passé rapidement sur la prétention de M. Beblow selon laquelle Mme Peter n’avait

pas démontré l’appauvrissement. Il a fait remarquer que, « [e]n règle générale, si l’on

constate que le défendeur s’est enrichi du fait des efforts de la demanderesse, cette

dernière subira presque certainement un appauvrissement » : p. 1013. La Cour a aussi

confirmé à l’unanimité l’approche du juge de première instance selon laquelle il faut

tenir compte des avantages reçus par Mme Peter au moment de déterminer la

réparation à accorder. Comme je l’ai déjà indiqué, le juge de première instance avait

réduit de moitié le montant mensuel utilisé pour calculer la somme accordée à

Mme Peter pour refléter les avantages que celle-ci avait reçus de M. Beblow. La juge

McLachlin n’a pas rejeté cette approche, concluant à la p. 1003 que le montant auquel

était arrivé le juge reflétait bien la valeur de la contribution de Mme Peter à l’avoir

familial. À la p. 1025, le juge Cory a qualifié l’approche du juge de première

instance de « façon équitable de calculer le montant dû à l’appelante ». Ainsi, la Cour

a souscrit à l’approche selon laquelle il faut, dans l’analyse, tenir compte de la

question des avantages réciproques à l’étape de la réparation. L’arrêt Peter n’étaye

donc pas le point de vue selon lequel il convient, dans l’analyse, d’examiner les

avantages réciproques à l’étape de l’examen des avantages et des désavantages ou à

celle du motif juridique.

Page 79: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(2) La bonne approche

[109] Comme je l’ai déjà dit, je suis d’avis que les avantages réciproques

peuvent être pris en considération à l’étape de l’analyse du motif juridique, mais

seulement dans la mesure où ils offrent une preuve pertinente de l’existence d’un tel

motif. Autrement, il faut en tenir compte à l’étape de la défense ou de la réparation.

Il est important de souligner que cela peut, et devrait, avoir lieu peu importe que le

défendeur ait présenté une demande reconventionnelle formelle ou invoqué la

compensation.

[110] Je vais d’abord expliquer pourquoi les avantages réciproques ne devraient

pas être examinés, dans l’analyse, à l’étape de l’examen des avantages et des

désavantages. À mon avis, refuser de traiter de la question des avantages réciproques

à cette étape est conforme à la notion du quantum meruit dont l’approche fondée sur

la rémunération des services rendus tire son origine et aussi à l’analyse économique

simple des avantages et des désavantages, que notre Cour a toujours utilisée.

[111] L’action pour enrichissement injustifié fondée sur la rémunération des

services rendus est analogue à la réclamation traditionnelle fondée sur le quantum

meruit. Dans ces réclamations, le fait que le défendeur ait conféré un avantage au

demandeur est pris en considération pour réduire le recouvrement du demandeur du

montant de l’avantage ainsi reçu. Par exemple, s’agissant d’une réclamation fondée

sur le quantum meruit où le demandeur cherche à recouvrer les sommes payées en

vertu d’un contrat inexécutable alors qu’il a déjà reçu un avantage du défendeur, la

Page 80: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

réclamation sera accueillie, mais l’indemnité sera réduite du montant correspondant à

la valeur de cet avantage : Maddaugh et McCamus, (feuilles mobiles), vol. 2, § 13 :

200. Les auteurs citent, à titre d’exemple, l’affaire Giles c. McEwan (1896), 11 Man.

R. 150 (C.B. R. en banc). Dans cette affaire, deux employés avaient présenté une

réclamation fondée sur le quantum meruit afin de recouvrer la valeur des services

rendus au défendeur en vertu d’un contrat inexécutable, mais le montant de

l’indemnité a été réduit pour refléter la valeur des avantages conférés par le

défendeur. Ainsi, prendre en considération à l’étape de la réparation les avantages

conférés par le défendeur est conforme aux principes généraux s’appliquant aux

réclamations fondées sur le quantum meruit. Bien entendu, si le défendeur a déposé

une demande reconventionnelle ou a invoqué la compensation, la question des

avantages mutuels doit être tranchée au moment de considérer ce moyen de défense

ou cette demande.

[112] Suivant l’analyse économique simple des avantages et des désavantages

que la Cour a toujours utilisée, il faut refuser de prendre les avantages réciproques en

considération à cette étape. L’arrêt Garland en offre un bon exemple. Dans un

recours collectif, les demandeurs réclamaient la restitution, pour enrichissement

injustifié, des pénalités pour paiement en retard imposées mais que notre Cour (dans

une décision antérieure) avait déclaré constituer des intérêts à un taux criminel : voir

Garland c. Consumers’ Gas Co., [1998] 3 R.C.S. 112. L’entreprise a soutenu qu’elle

ne s’était pas enrichie parce que ses taux étaient fixés par un mécanisme de

réglementation indépendant, et que les taux auraient été encore plus élevés si

Page 81: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’entreprise n’avait pas reçu les pénalités pour paiement en retard à titre de recettes.

Cet argument a été accepté par la Cour d’appel, mais a été rejeté lors du pourvoi

devant notre Cour. Le juge Iacobucci, rédigeant pour la Cour, a conclu que les

paiements, dans le cadre de l’« analyse économique simple » adoptée dans Peter,

constituaient un avantage : par. 32. Voici ce qu’il a affirmé au par. 36 : « [i]l n’y a

simplement aucun doute que Consumers’ Gas a reçu les sommes d’argent

représentées par les [pénalités pour paiement en retard] et qu’elle pouvait utiliser cet

argent pour exploiter son entreprise. [. . .] À ce stade, nous ne nous intéressons pas à

la question de savoir où est passé cet avantage dans le cadre de l’application du

régime de réglementation ». La Cour a conclu que l’entreprise invoquait en fait le

moyen de défense fondé sur « le changement de situation » (c’est-à-dire, le moyen de

défense que peut faire valoir « un défendeur innocent qui démontre qu’à la suite d’un

enrichissement il a modifié sa situation à un point tel qu’il serait inéquitable de

l’obliger à rendre l’avantage qu’il a reçu » : par. 63). Ce moyen de défense est pris en

considération seulement une fois remplies les trois conditions de l’action pour

enrichissement injustifié : par. 37. La Cour a donc refusé de procéder, à l’étape de

l’examen des avantages et des désavantages, à un examen détaillé des prétentions du

défendeur selon lesquelles il n’avait bénéficié d’aucun avantage à cause du régime de

réglementation.

[113] L’arrêt Garland portait sur le paiement d’une somme d’argent, mais

j’estime qu’il faut appliquer la même méthode quand l’enrichissement allégué

consiste en des services. Dans la mesure où ils confèrent un avantage tangible au

Page 82: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

défendeur, les services constituent généralement un enrichissement et un

appauvrissement correspondant. La question de savoir si l’appauvrissement était

contrebalancé par des avantages conférés au demandeur par le défendeur ne devrait

pas être traitée aux deux premières étapes de l’analyse. J’examinerai maintenant le

rôle limité que peuvent jouer les avantages réciproques à l’étape de l’analyse du motif

juridique.

[114] Comme je l’ai déjà dit, le motif juridique est la troisième des trois parties

de l’analyse de l’enrichissement injustifié. Comme l’a dit la juge McLachlin à la

p. 990 de l’arrêt Peter, « [c]’est à cette étape que le tribunal doit vérifier si

l’enrichissement et le désavantage, moralement neutres en soi, sont “injustes” ».

L’analyse du motif juridique vise à indiquer si le défendeur est justifié de conserver

l’enrichissement, et non pas à en déterminer la valeur ou à déterminer s’il convient

d’opérer compensation après examen des avantages réciproques : Wilson, par. 30.

Selon Garland, les demandeurs doivent démontrer qu’aucun motif juridique ne se

retrouve dans l’une ou l’autre des catégories établies, par exemple si l’avantage était

un don ou s’il découlait d’une obligation légale. Si cette preuve est faite, le défendeur

peut alors démontrer qu’un motif juridique différent justifiant l’enrichissement

devrait être reconnu, compte tenu des attentes raisonnables des parties et des

considérations d’intérêt public.

[115] Le fait que les parties se soient mutuellement conféré des avantages peut

constituer une preuve pertinente de leurs attentes raisonnables, ce qui peut devenir

Page 83: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

pertinent au moment où le défendeur essaie de prouver que ces attentes appuient

l’existence d’un motif juridique que l’on ne retrouve dans aucune des catégories

établies. Cependant, comme l’analyse du motif juridique cherche à déterminer si

l’enrichissement était équitable et non à en mesurer l’ampleur, les avantages

réciproques ne devraient être pris en considération à cette étape que pour cette fin

précise.

(3) Résumé

[116] Je conclus que les avantages réciproques peuvent être examinés à l’étape

de l’analyse du motif juridique, mais seulement dans la mesure où ils fournissent une

preuve pertinente relativement aux attentes raisonnables des parties. Sinon, ils

doivent être pris en considération au stade de la défense ou à celui de la réparation.

J’en dirai davantage dans la prochaine partie sur la façon dont les avantages

réciproques et les attentes raisonnables des parties peuvent entrer en jeu dans

l’analyse du motif juridique.

G. Attentes raisonnables ou légitimes

[117] Le dernier point qui requiert quelques précisions concerne le rôle des

attentes raisonnables des parties en matière familiale. Je conclus que, bien que les

attentes raisonnables des parties aient joué un rôle important dans l’analyse du motif

juridique dans les premières affaires familiales d’enrichissement injustifié, avec

Page 84: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’évolution du droit, et en particulier depuis l’arrêt Garland de notre Cour,

l’importance que l’on accorde à ces attentes est plus limitée et clairement circonscrite.

[118] Dans les premières affaires où l’enrichissement injustifié était allégué en

situation familiale, les attentes raisonnables du demandeur et le fait que le défendeur

connaissait ces attentes étaient au cœur de l’analyse du motif juridique. Par exemple,

dans Pettkus, quand le juge Dickson est arrivé dans son analyse à l’étape de l’examen

du motif juridique, il a affirmé que « lorsqu’une personne liée à une autre dans une

relation qui équivaut à une union conjugale, se cause un préjudice dans l’expectative

raisonnable de recevoir un droit de propriété et que l’autre personne accepte librement

les avantages que lui procure la première, alors qu’elle connaît ou devrait connaître

cette expectative, il serait injuste de permettre au bénéficiaire de conserver cet

avantage » (p. 849). De même, dans Sorochan, à la p. 46, exactement le même

raisonnement a été suivi pour montrer qu’il n’y avait aucun motif juridique justifiant

l’enrichissement.

[119] Dans ces affaires, la question de savoir s’il était équitable d’obliger le

défendeur à payer — en fait de céder un droit de propriété — pour des services qu’il

n’avait pas expressément demandés constituait l’une des préoccupations majeures de

la Cour. La Cour a répondu qu’il serait effectivement injuste pour le défendeur de

conserver les avantages, étant donné qu’il avait continué à accepter les services alors

qu’il savait ou aurait dû savoir que le demandeur les rendait dans l’expectative

raisonnable de recevoir une récompense.

Page 85: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[120] La prise en considération par la Cour des attentes raisonnables et de la

connaissance qu’en avait, dans ces affaires, le défendeur rejoint le principe de

l’« acceptation libre ». On a eu recours à la notion d’acceptation libre pour étendre la

portée du recouvrement aux fins de restitution au-delà des catégories traditionnelles

de demandes fondées sur le quantum meruit où l’on faisait valoir que des services

avaient été demandés ou fournis en vertu d’une entente inexécutable. La réticence

traditionnelle de la common law à accorder une réparation dans les cas où il n’y a eu

aucune demande reposait sur le principe qu’une personne n’est généralement pas

tenue de payer les services qu’elle n’a pas demandés, et ne voulait peut-être pas.

Toutefois, cette préoccupation revêt une importance bien moindre quand la personne

qui reçoit les services savait qu’ils étaient rendus, n’avait aucun motif raisonnable de

penser qu’il s’agissait d’une donation et a tout de même continué à les accepter

librement : voir P. Birks, Unjust Enrichment (2e éd. 2005), p. 56-57.

[121] La nécessité de procéder à cette analyse des attentes raisonnables du

demandeur et de la connaissance qu’en avait le défendeur relativement aux services

domestiques est à mon avis dépassée du fait de l’évolution du droit. L’arrêt Garland,

comme je l’ai indiqué plus haut, a établi une méthode en deux étapes pour guider

l’analyse du motif juridique. La première étape oblige le demandeur à prouver que

l’avantage ne correspond pas à l’une des catégories établies de motifs juridiques. Il

importe de souligner que le fait que le défendeur ait aussi rendu des services au

demandeur n’entre dans aucune de ces catégories établies de motifs juridiques, pas

plus que le fait que les services aient été fournis conformément aux attentes

Page 86: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

raisonnables des parties. Cependant, le fait que les parties s’attendaient

raisonnablement à ce que les services soient fournis peut constituer une preuve

pertinente relativement à la question de savoir si l’affaire entre dans une des

catégories traditionnelles, par exemple, un contrat ou une donation. Sinon, les

avantages réciproques et les attentes raisonnables des parties ont un rôle très limité à

jouer dans la première étape de l’analyse du motif juridique énoncée dans Garland.

[122] Cependant, des considérations différentes entrent en jeu à la deuxième

étape. Suivant les arrêts Peter et Garland, les attentes raisonnables ou légitimes des

parties jouent un rôle essentiel quand le défendeur cherche à établir un nouveau motif

juridique, que ce soit au cas par cas ou à l’égard d’une catégorie. Comme le dit le

juge Iacobucci dans Garland, cela introduit des situations résiduelles qui permettent

« aux tribunaux d’examiner toutes les circonstances de l’opération afin de déterminer

s’il existe un autre motif de refuser le recouvrement » (par. 45). Plus

particulièrement, c’est à cette étape que le tribunal devrait tenir compte des attentes

raisonnables des parties et des considérations d’intérêt public.

[123] Pour comprendre de quelle façon les arrêts Peter et Garland vont de pair,

il sera utile d’appliquer la méthode énoncée dans Garland à une question abordée,

mais non réglée, dans Peter. Dans Peter, on cherchait à savoir si une demande

fondée sur la prestation de services domestiques pouvait être rejetée au motif que les

services avaient été fournis dans le cadre d’une entente intervenue entre les parties

lorsqu’elles ont décidé de vivre ensemble. Bien que la Cour ait conclu que la

Page 87: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

demande n’était pas fondée dans les faits, elle n’a pas statué qu’une telle demande

était vouée à l’échec dans tous les cas : p. 991. Il me semble que, au vu de l’arrêt

Garland, lorsque l’existence d’une « entente » qui ne constitue pas un contrat

obligatoire est alléguée, la question sera examinée à l’étape à laquelle le défendeur

tente de prouver qu’il existe un motif juridique justifiant l’enrichissement qui n’entre

dans aucune des catégories existantes; il invoquera que l’« entente » représente les

attentes raisonnables des parties, et une preuve relative à ces attentes sera une preuve

pertinente de l’existence (ou de l’absence) d’une telle entente.

[124] En résumé :

1. Les attentes raisonnables ou légitimes des parties jouent un rôle

négligeable au moment de décider si les services ont été fournis pour un

motif juridique appartenant à une catégorie établie.

2. Dans certains cas, le fait que des avantages réciproques aient été

conférés ou le fait que les avantages aient été fournis conformément aux

attentes raisonnables des parties peut constituer une preuve pertinente

pour déterminer si l’une des catégories établies de motifs juridiques

s’applique. On pourrait citer comme exemple l’existence d’un contrat

stipulant la prestation des avantages. Cependant, en général, l’existence

d’avantages conférés par le défendeur au demandeur ne sera pas prise en

considération à l’étape de l’analyse qui porte sur l’examen du motif

juridique.

Page 88: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

3. Les attentes raisonnables ou légitimes des parties jouent un rôle à la

deuxième étape de l’analyse du motif juridique, où il incombe au

défendeur d’établir qu’il existe un motif juridique de conserver

l’avantage n’appartenant pas aux catégories établies. Ce sont les attentes

mutuelles ou légitimes des deux parties qui doivent être prises en

considération, et non uniquement les attentes du demandeur ou celles du

défendeur. La question est de savoir si les attentes des parties prouvent

qu’il est équitable de conserver les avantages.

[125] Je vais maintenant examiner les deux présents pourvois.

IV. Le pourvoi Vanasse

A. Introduction

[126] Dans le pourvoi Vanasse, la principale question consiste à savoir

comment établir la valeur d’une indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié.

La juge de première instance a accordé une part de l’augmentation nette de la richesse

familiale pendant la période de l’enrichissement injustifié. La Cour d’appel a conclu

que ce n’était pas la bonne façon de procéder et que la juge de première instance

aurait dû effectuer un calcul fondé sur le quantum meruit où la valeur que chacune

des parties a reçue de l’autre est évaluée et défalquée. Il fallait évaluer les

contributions non financières du défendeur M. Seguin, ce qui, selon la Cour d’appel,

n’a pas été fait par la juge de première instance. Comme le dossier ne permettait pas

Page 89: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

à la cour d’appliquer aux faits les principes juridiques appropriés, elle a ordonné la

tenue d’une nouvelle audience relativement à la question de l’indemnité et de la

modification corrélative de la pension alimentaire.

[127] Devant notre Cour, l’appelante Mme Vanasse soulève deux questions :

1. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en imposant une approche

stricte fondée sur le quantum meruit (c.-à-d. la « valeur reçue ») pour établir la valeur

de l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié?

2. La Cour d’appel a-t-elle commis une erreur en concluant que la juge de

première instance avait omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents aux

contributions de M. Seguin?

[128] À mon avis, il convient d’accueillir le pourvoi et de rétablir la décision de

la juge de première instance. Pour les motifs exposés ci-dessus, j’estime qu’il n’est

pas toujours nécessaire, en principe, de calculer une indemnité pécuniaire pour

enrichissement injustifié en fonction du quantum meruit. En l’espèce, la juge de

première instance a conclu qu’il y avait une coentreprise familiale, bien qu’elle ne

l’ait pas qualifiée ainsi, et qu’il existait un lien entre la contribution de Mme Vanasse à

la coentreprise et l’accumulation importante de la richesse familiale. À mon avis, la

juge de première instance a raisonnablement évalué l’indemnité pécuniaire appropriée

pour permettre l’annulation de cet enrichissement injustifié, en tenant dûment compte

des contributions incontestées et importantes de M. Seguin.

Page 90: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

B. Bref aperçu des faits et des décisions des juridictions inférieures

[129] Le contexte de l’espèce n’est essentiellement pas contesté. Les parties

ont vécu en union de fait pendant environ 12 ans, de 1993 à mars 2005. Ensemble, ils

ont eu deux enfants qui étaient âgés de 8 et 10 ans au moment du procès.

[130] Pendant environ les quatre premières années de leur relation (de 1993 à

1997), les parties ont diligemment continué leur carrière respective, Mme Vanasse

avec le Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS ») et M. Seguin avec

Fastlane Technologies Inc., où il commercialisait un système d’exploitation de réseau

qu’il avait mis sur pied.

[131] En mars 1997, Mme Vanasse a pris un congé pour pouvoir s’installer avec

M. Seguin à Halifax, où Fastlane avait déménagé pour des raisons d’affaires

importantes. Au cours des trois années et demie qui ont suivi, les parties ont eu deux

enfants. Madame Vanasse s’occupait des travaux domestiques pendant que

M. Seguin se consacrait à la croissance de Fastlane. La famille est revenue à Ottawa

en 1998, où M. Seguin a acheté une maison qu’il a enregistrée au nom des deux

parties en tant que copropriétaires. En septembre 2000, Fastlane a été vendue et

M. Seguin a reçu environ 11 millions de dollars. Il a placé les fonds dans une société

de portefeuille, grâce à laquelle il a continué de profiter d’occasions d’affaires et de

placement.

Page 91: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[132] Après la vente de Fastlane, Mme Vanasse a continué de s’acquitter de la

plupart des obligations familiales, bien que M. Seguin ait été davantage disponible

pour l’aider. Il a continué de gérer les finances.

[133] Les parties se sont séparées le 27 mars 2005. À ce moment-là, leur

situation financière était diamétralement opposée : l’avoir net de Mme Vanasse était

passé d’environ 40 000 $ au début de leur vie commune à près de 332 000 $ au

moment de la séparation; M. Seguin avait environ 94 000 $ au début de la relation et

son avoir net s’élevait à environ 8 450 000 $ au moment de la séparation.

[134] Madame Vanasse a intenté une action devant la Cour supérieure de

justice. En plus de demander une pension alimentaire et la garde des enfants, elle a

invoqué l’enrichissement injustifié. Elle a soutenu que M. Seguin s’était injustement

enrichi parce qu’il avait conservé la quasi-totalité de la somme provenant de la vente

de Fastlane, bien qu’elle ait contribué à son acquisition grâce aux avantages qu’elle

conférait sous forme de services domestiques et de soins des enfants. Elle a affirmé

que ses contributions ont permis à M. Seguin de consacrer la majeure partie de son

temps et de son énergie à l’entreprise. Elle a invoqué l’existence d’une fiducie

constructoire sur la moitié de la résidence familiale revenant à M. Seguin et un intérêt

bénéficiaire de moitié dans les placements de la société de portefeuille de M. Seguin.

[135] Monsieur Seguin a contesté la demande pour enrichissement injustifié. Il

a admis s’être enrichi pendant la période d’environ trois ans où il travaillait à temps

plein à l’extérieur de la maison et que Mme Vanasse restait à la maison à temps plein

Page 92: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(de mai 1997 à septembre 2000), mais il a soutenu qu’il n’y avait pas eu un

appauvrissement correspondant parce qu’il lui avait donné la moitié de la résidence

familiale et environ 44 000 $ dans un régime enregistré d’épargne-retraite

(« REER »). À titre subsidiaire, M. Seguin a fait valoir qu’une fiducie constructoire

était inappropriée en raison de l’absence de lien entre les contributions de

Mme Vanasse et la propriété de Fastlane.

[136] En première instance, la juge Blishen a conclu que la relation des parties

pouvait se diviser en trois périodes distinctes : (1) du début de la cohabitation en 1993

jusqu’en mars 1997 quand Mme Vanasse a laissé son emploi au SCRS; (2) de mars

1997 à septembre 2000, période pendant laquelle les deux enfants sont nés et Fastlane

a été vendue; et (3) de septembre 2000 à la séparation des parties en mars 2005. Elle

a conclu que ni l’une ni l’autre des parties ne s’était injustement enrichie au cours de

la première et de la troisième périodes; elle était d’avis que leurs contributions à la

relation pendant ces périodes avaient été proportionnées. Durant la première période,

les parties n’avaient pas d’enfant et elles se concentraient sur leur carrière; durant la

troisième période, les deux parents étaient à la maison et leurs contributions étaient

proportionnées.

[137] Cependant, durant la deuxième période, la juge de première instance a

conclu que M. Seguin s’était injustement enrichi grâce à Mme Vanasse. Cette dernière

s’occupait des travaux domestiques, ainsi que de leurs deux enfants. Elle n’était pas

une [TRADUCTION] « gouvernante/femme de ménage » et, comme l’a dit la juge de

Page 93: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

première instance, elle a [TRADUCTION] « contribué au moins autant à la coentreprise

familiale » pendant la relation. La juge de première instance a conclu que les

contributions de Mme Vanasse pendant la deuxième période [TRADUCTION] « avaient

grandement avantagé M. Seguin et n’étaient pas proportionnées » (par. 139).

[138] La juge de première instance a conclu que les efforts déployés par

Mme Vanasse pendant cette deuxième période étaient directement liés au succès

professionnel de M. Seguin. Elle a affirmé ce qui suit au par. 91 :

[TRADUCTION] « M. Seguin s’était enrichi du fait que Mme Vanasse gérait la maisonnée, s’occupait de deux jeunes enfants et veillait à prendre tous les rendez-vous nécessaires pour ceux-ci et à répondre à tous leurs besoins. Monsieur Seguin n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités. Monsieur Seguin a tiré un avantage des efforts de Mme Vanasse, car il a été en mesure de concentrer son temps, son énergie et ses efforts sur Fastlane ». [Je souligne.]

Encore au par. 137, la juge du procès a conclu comme suit:

[TRADUCTION] « M. Seguin s’était injustement enrichi et Mme Vanasse s’est appauvrie pendant trois ans et demie de leur relation, période pendant laquelle M. Seguin travaillait souvent jour et nuit et voyageait fréquemment quand ils habitaient à Halifax. Monsieur Seguin n’aurait pas pu avoir le même succès et développer l’entreprise comme il l’a fait si Mme Vanasse n’avait pas assumé la majeure partie des responsabilités parentales et domestiques. Il n’aurait pas pu consacrer son temps à Fastlane si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités. [. . .] Monsieur Seguin a bénéficié des efforts déployés par Mme Vanasse puisqu’il était en mesure de concentrer toute son énergie et son talent sur la réussite de Fastlane ». [Je souligne.]

Page 94: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[139] La juge du procès a conclu qu’une indemnité pécuniaire était appropriée,

compte tenu de la capacité de payer de M. Seguin et de l’absence d’un lien

suffisamment direct et important entre les contributions de Mme Vanasse et Fastlane

ou la société de portefeuille de M. Seguin, comme cela est requis pour imposer une

fiducie constructoire de nature réparatoire.

[140] Quant au montant de cette indemnité, la juge Blishen a fait remarquer que

Mme Vanasse avait reçu une part de 50 pour cent dans la résidence familiale, mais a

conclu que cela ne constituait pas une compensation adéquate pour ses contributions.

Après avoir comparé les avoirs nets des parties, elle a décidé que Mme Vanasse avait

droit à la moitié de l’augmentation proportionnelle de l’avoir net de M. Seguin

pendant la période de l’enrichissement injustifié. Selon elle, son avoir net avait

augmenté d’environ 8,4 millions de dollars au cours des 12 années de la relation. Elle

a certes souligné que l’augmentation la plus importante a eu lieu quand Fastlane a été

vendue vers la fin de la période de l’enrichissement injustifié, mais elle a tout de

même réparti l’augmentation sur les 12 années qu’a duré la relation, arrivant à un

montant d’environ 700 000 $ par année. En commençant avec l’augmentation de

2,45 millions de dollars attribuable à la période de trois ans et demie d’enrichissement

injustifié, la juge de première instance a accordé à Mme Vanasse la moitié de ce

montant, moins la valeur de sa part dans la résidence familiale et ses REER. Le

montant accordé était donc d’un peu moins de 1 million de dollars.

Page 95: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[141] En appel, M. Seguin n’a pas attaqué la conclusion de la juge Blishen

relative à l’enrichissement injustifié et a admis cet enrichissement entre 1997 et 2000.

Par conséquent, les conclusions de la juge de première instance, suivant lesquelles il y

a eu enrichissement injustifié durant cette période et non durant les autres périodes, ne

sont pas en cause. La seule question que notre Cour est appelée à trancher concerne

la justesse de l’indemnité pécuniaire accordée pour l’enrichissement injustifié.

C. Analyse

(1) La juge du procès était-elle tenue d’appliquer une méthode fondée sur le quantum meruit pour calculer l’indemnité pécuniaire?

[142] Je suis d’accord avec l’appelante pour dire qu’il n’est pas nécessaire, en

principe, de toujours calculer l’indemnité pécuniaire pour enrichissement injustifié en

fonction de la valeur des services. Comme je l’ai déjà dit, la meilleure façon de

définir l’enrichissement injustifié est de considérer ce qui se produit lorsqu’une partie

quitte la relation avec une part disproportionnée de la richesse accumulée grâce aux

efforts communs des parties. Il y a un enrichissement injustifié quand les parties

étaient engagées dans une coentreprise familiale et qu’il existe un lien entre les

contributions du demandeur et l’accumulation de la richesse. Quand c’est le cas, il

convient d’évaluer la valeur de l’enrichissement en déterminant la contribution

proportionnelle du demandeur à cette richesse. Selon la juge de première instance,

telle était la situation de Mme Vanasse et de M. Seguin.

Page 96: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(2) Existence d’une coentreprise familiale

[143] Après un procès de six jours, la juge de première instance a conclu que

[TRADUCTION] « Mme Vanasse n’était ni une gouvernante ni une femme de ménage ».

La juge était d’avis que Mme Vanasse avait [TRADUCTION] « contribué au moins autant

à la coentreprise familiale » pendant la relation et que, pendant la période

d’enrichissement injustifié, ses contributions « avaient grandement avantagé

M. Seguin » (par. 139).

[144] Évidemment, la juge de première instance n’a pas examiné la preuve en

fonction des rubriques qui, selon moi, permettront de reconnaître l’existence d’une

coentreprise familiale, à savoir « l’effort commun », « l’intégration économique »,

« l’intention réelle » et « la priorité accordée à la famille ». Toutefois, selon ses

conclusions de fait et son analyse, l’enrichissement injustifié de M. Seguin au

détriment de Mme Vanasse tient à la conservation, par M. Seguin, d’une part

disproportionnée de la richesse générée par la coentreprise familiale. Les conclusions

de la juge entrent parfaitement dans les rubriques que j’ai suggérées.

(a) Effort conjoint

[145] En l’espèce, plusieurs facteurs donnent à penser que, pendant toute la

durée de leur relation, les parties collaboraient en vue d’atteindre des buts communs.

Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, la juge de première instance a conclu

que Mme Vanasse n’avait pas un rôle de [TRADUCTION] « gouvernante ni de femme de

Page 97: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

ménage », mais qu’elle avait contribué au moins autant pendant la relation. Les

parties ont pris des décisions importantes en gardant le bien-être de la famille au

premier plan : la décision de déménager à Halifax, la décision de revenir s’établir à

Ottawa et la décision selon laquelle Mme Vanasse ne retournerait pas travailler après

la vente de Fastlane en sont des exemples clairs. Les parties ont uni leurs efforts pour

le bien-être de l’unité familiale. Comme l’a conclu la juge de première instance,

pendant la deuxième étape de leur relation de mars 1997 à septembre 2000, la

répartition des tâches était telle que Mme Vanasse était presque entièrement

responsable de la maison et des enfants, alors que M. Seguin travaillait de longues

heures et gérait les finances familiales. La juge de première instance a conclu que les

parties ont été en mesure d’élever une famille et d’acquérir une richesse grâce à leurs

efforts communs. Pour reprendre ses propos, [TRADUCTION] « M. Seguin n’aurait pas

pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas

assumé ces responsabilités » (par. 91). Bien que les longues heures de travail et les

déplacements de M. Seguin aient quelque peu diminué en septembre 1998 quand les

parties sont retournées à Ottawa, la répartition fondamentale des tâches est demeurée

la même.

[146] Il convient de souligner que la période d’enrichissement injustifié

correspond à la période pendant laquelle les parties ont eu leurs deux enfants (en 1997

et 1999), un autre indice qu’elles travaillaient ensemble dans le but de réaliser des

objectifs communs. La durée de la relation est aussi pertinente, et 12 ans de

cohabitation se veut une période assez longue. Enfin, la juge de première instance a

Page 98: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

décrit l’entente entre les parties comme une [TRADUCTION] « entreprise familiale », à

laquelle Mme Vanasse « contribuait au moins autant » (par. 138-139).

(b) Intégration économique

[147] La juge du procès a conclu que [TRADUCTION] « [c]e n’était pas une

situation d’interdépendance économique » (par. 105). Cela dit, il y avait une mise en

commun des ressources. Madame Vanasse ne travaillait pas et ne contribuait pas

financièrement à la famille après la naissance des enfants; elle était donc

financièrement dépendante de M. Seguin. La résidence familiale était enregistrée au

deux noms et les parties avaient un compte chèque conjoint. Comme l’a dit la juge de

première instance, [TRADUCTION] « [e]lle était “PDG des enfants” et il était “PDG des

finances” » (par. 105).

(c) Intention réelle

[148] Dans une relation conjugale, il faut accorder beaucoup d’importance à

l’intention réelle des parties, exprimée par elles ou inférée de leur conduite, au

moment de déterminer s’il existait une coentreprise familiale. Un certain nombre de

conclusions de fait indiquent que ces parties considéraient leur relation comme une

coentreprise familiale.

[149] Bien qu’une promesse de mariage ou un projet de mariage ne soit

absolument pas une condition préalable pour conclure à l’existence d’une

Page 99: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

coentreprise familiale, en l’espèce, les intentions des parties à l’égard du mariage

portent fortement à croire qu’elles se considéraient elles-mêmes comme un couple

marié. Monsieur Seguin a demandé Mme Vanasse en mariage en juillet 1996 et ils ont

échangé des anneaux. Bien qu’ils aient été [TRADUCTION] « très attachés l’un à

l’autre et en amour », ils n’ont jamais fixé une date de mariage (par. 14). Monsieur

Seguin a soulevé à nouveau le sujet du mariage quand Mme Vanasse a su qu’elle était

enceinte de leur premier enfant. Ils ne se sont jamais mariés, mais la juge de première

instance a conclu que les parties [TRADUCTION] « entendaient [se marier] pendant les

premières années de leur relation de 12 ans » (par. 64). Monsieur Seguin a continué

d’appeler Mme Vanasse [TRADUCTION] « ma future femme » et c’est ainsi que les

autres la percevaient (par. 33).

[150] La juge de première instance a aussi fait référence à certaines déclarations

de M. Seguin qui donnaient fortement à penser que lui-même estimait qu’il existait

une coentreprise familiale. Comme l’a dit la juge de première instance au par. 28,

après la vente Fastlane,

[TRADUCTION] M. Seguin est devenu riche. Il a affirmé à Mme Vanasse qu’ils n’auraient jamais à se préoccuper de leurs finances comme c’était le cas de leurs parents; leurs enfants pourraient fréquenter les meilleures écoles et ils pourraient mener une belle vie sans soucis financiers.

Et au par. 98 :

[TRADUCTION] Après la vente de l’entreprise, M. Seguin a affirmé qu’ils pouvaient prendre leur retraite, que les enfants pourraient fréquenter les

Page 100: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

meilleures écoles et que la famille serait bien traitée. La famille a voyagé, roulé en voitures de luxe, acheté un grand bateau de croisière pour les vacances d’été ainsi que des condominiums à Mont-Tremblant.

[151] La juge de première instance était d’avis que, à cause des promesses et

des paroles rassurantes de M. Seguin, Mme Vanasse s’attendait raisonnablement à

profiter de l’augmentation de l’avoir net pendant la période d’enrichissement

injustifié, mais à mon avis, ces remarques reflètent davantage le fait qu’il existait une

coentreprise familiale à laquelle le couple a contribué conjointement pour leur

bénéfice et le bénéfice de leurs enfants.

(d) Priorité accordée à la famille

[152] Il y a de fortes raisons d’inférer des conclusions de fait que, à la

connaissance de M. Seguin, Mme Vanasse s’est fiée sur la relation à son détriment.

Comme l’a dit la juge de première instance, Mme Vanasse a renoncé, en 1997, à une

carrière lucrative et excitante au SCRS, où elle était en formation pour devenir agente

du renseignement, afin de suivre M. Seguin à Halifax. À bien des égards, elle a fait

un sacrifice : elle a quitté sa carrière, renoncé à son salaire et déménagé loin de sa

famille et de ses amis. Monsieur Seguin s’était installé à Halifax dans le but d’y

relocaliser Fastlane pour des raisons d’affaires. Madame Vanasse est donc restée à la

maison et s’est occupée de leurs deux jeunes enfants. Comme je l’ai déjà expliqué,

pendant la période d’enrichissement injustifié, Mme Vanasse assumait une part

disproportionnée des travaux domestiques. Ce sont ces contributions domestiques qui

ont permis, en partie, à M. Seguin de se concentrer sur son travail avec Fastlane. Plus

Page 101: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

tard, en 2003, la « famille a décidé » que Mme Vanasse allait rester à la maison après

la fin de son congé du SCRS (par. 198). La situation financière de Mme Vanasse au

moment de leur rupture indique qu’elle s’est fiée sur la relation à son détriment

économique. Tous ces éléments de preuve étayent la conclusion que les parties

formaient, dans les faits, une coentreprise familiale.

[153] Enfin, je renvoie aux arguments de M. Seguin, qui ont été acceptés par la

Cour d’appel, selon lesquels la juge de première instance n’a pas accordé

l’importance qui convenait aux sacrifices faits par M. Seguin au bénéfice de la

relation. Plus loin dans mes motifs, je vais aborder la question de savoir si la juge de

première instance a effectivement commis une erreur à cet égard. Cependant, les

points soulevés par M. Seguin pour appuyer cet argument servent en fait à renforcer

la conclusion selon laquelle il existait une coentreprise familiale. Monsieur Seguin

mentionne expressément un certain nombre de facteurs, y compris : accepter de

démissionner de son poste de PDG de Fastlane en septembre 1997 pour se rendre plus

disponible pour Mme Vanasse, créant ainsi des frictions avec ses collègues et ses

partenaires et réduisant sa rémunération; accepter de déménager à Ottawa en 1998 à

la demande de Mme Vanasse; et redoubler d’efforts pour travailler plus souvent à la

maison et voyager moins souvent après le déménagement à Ottawa. Ces faits

révèlent un accord mutuel dans la relation sociale et financière des parties. En

résumé, ils appuient l’existence d’une coentreprise familiale.

Page 102: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(e) Conclusion sur l’existence de la coentreprise familiale

[154] À mon avis, dans ses conclusions de fait, la juge de première instance

montre clairement que Mme Vanasse et M. Seguin étaient engagés dans une

coentreprise familiale. Il reste à savoir s’il y avait un lien entre les contributions de

Mme Vanasse à la coentreprise et l’accumulation de la richesse.

(3) Lien avec l’accumulation de la richesse

[155] La juge de première instance a clairement conclu qu’il y avait un lien

entre les contributions de Mme Vanasse et l’accumulation de la richesse familiale.

[156] J’ai déjà fait état, d’une manière assez détaillée, des conclusions de la

juge de première instance à cet égard. Je reprends toutefois ses propos

particulièrement clairs au par. 91 de ses motifs :

[TRADUCTION] Monsieur Seguin n’aurait pas pu faire tous les efforts qu’il a faits pour créer l’entreprise si Mme Vanasse n’avait pas assumé ces responsabilités [liées à l’entretien de la maison et à l’éducation des enfants]. Monsieur Seguin a tiré un avantage des efforts de Mme Vanasse, car il a été en mesure de concentrer son temps, son énergie et ses efforts sur Fastlane.

[157] Compte tenu de cette conclusion et d’autres semblables, je conclus que

non seulement ces parties étaient engagées dans une coentreprise familiale, mais aussi

qu’il y avait un lien clair entre la contribution de Mme Vanasse et l’accumulation de la

Page 103: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

richesse. Il convient donc de considérer qu’il y a enrichissement injustifié du fait que

M. Seguin quitte la relation avec une part disproportionnée de la richesse accumulée

grâce à leurs efforts conjoints.

(4) Calcul de l’indemnité

[158] Le pourvoi visait principalement à savoir s’il aurait fallu calculer

l’indemnité en fonction du quantum meruit. Devant notre Cour, la façon dont la juge

de première instance a déterminé la part proportionnelle de la richesse accumulée des

parties a été très peu débattue. J’estime que l’approche adoptée par la juge de

première instance était raisonnable dans les circonstances, mais je souligne qu’il ne

s’agit pas nécessairement d’un modèle à suivre. Selon les principes juridiques que

j’ai exposés, il y a peut-être de nombreuses façons de quantifier raisonnablement une

indemnité. Je préfère ne pas faire d’autres commentaires généraux sur le processus

de quantification dans le contexte du présent pourvoi, sauf celui-ci. Dans la mesure

où les bons principes juridiques sont appliqués, et que les conclusions de fait ne sont

pas entachées d’une erreur manifeste et déterminante, la cour d’appel doit faire

preuve d’une grande retenue envers l’appréciation des dommages-intérêts par un juge

de première instance : voir, par exemple, Nance c. British Columbia Electric Railway

Co., [1951] A.C. 601 (C.P.). Il convient de faire preuve de la même retenue envers le

jugement motivé et minutieux du juge de première instance quant à l’indemnité

pécuniaire appropriée pour corriger un enrichissement injustifié. Il me faut aborder

deux derniers points précis.

Page 104: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[159] Monsieur Seguin prétend, très brièvement, qu’une application juste de la

méthode fondée sur la « valeur accumulée » commanderait que l’on fasse une analyse

attentive afin de déterminer la valeur des contributions des tiers à la croissance de

Fastlane pendant la période où il avait réduit ses propres contributions, à la suite de ce

que l’avocat appelle les « exigences » de Mme Vanasse, qui voulait qu’il diminue ses

heures de travail et qu’ils retournent à Ottawa. Cet argument postule qu’il n’avait pas

à partager l’argent provenant de la vente avec Mme Vanasse. Je ne peux pas accepter

ce postulat. La raison pour laquelle il a reçu plus que sa part à la vente de l’entreprise

ou pour laquelle, ayant reçu plus qu’il ne le devait, Mme Vanasse n’a toujours pas

droit à une part équitable de ce qu’il a reçu, demeure inexpliquée.

[160] Aussi, il y a la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle la juge de

première instance n’a pas pris en considération la preuve des nombreuses et

importantes contributions non financières de M. Seguin au bien-être de la famille.

Avec égards, je ne peux pas souscrire à cette conclusion. La juge de première

instance a expressément mentionné ces contributions dans ses motifs. En outre, en

limitant la période d’enrichissement injustifié à une période de trois ans et demi, la

juge de première instance a tenu compte des périodes pendant lesquelles les

contributions de Mme Vanasse n’étaient pas disproportionnées par rapport à celles de

M. Seguin. À mon avis, la juge de première instance s’est prononcée de manière

réaliste et pratique quant à la preuve dont elle disposait et a suffisamment tenu

compte des contributions de M. Seguin.

Page 105: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

D. Dispositif

[161] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler l’ordonnance de la Cour

d’appel et de rétablir l’ordonnance de la juge de première instance. L’appelante a

droit à ses dépens dans toutes les cours.

V. Le pourvoi Kerr

A. Introduction

[162] Quand leur union de fait a pris fin après plus de 25 ans, Mme Kerr a

intenté une action contre son ancien conjoint, M. Baranow, concluant à

l’enrichissement injustifié, à l’imposition d’une fiducie résultoire et à l’octroi d’une

pension alimentaire. Par une demande reconventionnelle, M. Baranow a cherché à

faire reconnaître que Mme Kerr s’était injustement enrichie grâce aux services

d’entretien ménager qu’il lui avait rendus entre 1991 et 2006, grâce aussi à la retraite

anticipée prise pour lui apporter une aide personnelle. Le juge de première instance a

accordé 315 000 $ à Mme Kerr, estimant qu’elle avait droit à ce montant par

application de la fiducie résultoire (pour refléter sa contribution à l’acquisition de

biens) et par application de la fiducie constructoire de nature réparatoire (comme

réparation pour enrichissement injustifié). Il a également accordé à Mme Kerr une

pension alimentaire mensuelle de 1 739 $, rétroactive à la date d’introduction de

l’instance. Bien que le juge de première instance ait rejeté l’affirmation de

M. Baranow selon laquelle Mme Kerr s’était injustement enrichie à ses dépens, les

Page 106: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

motifs du jugement et l’ordonnance rendue n’abordent pas par ailleurs la question de

la demande reconventionnelle de M. Baranow.

[163] Monsieur Baranow a interjeté appel. La Cour d’appel a accueilli l’appel,

concluant que les demandes de Mme Kerr relatives à une fiducie résultoire et un

enrichissement injustifié devaient être rejetées, que la demande de M. Baranow

fondée sur l’enrichissement injustifié devait être renvoyée au juge de première

instance pour qu’il tranche à nouveau la question et que l’ordonnance de pension

alimentaire devait rétroagir à la date du premier jour du procès, et non à la date

d’introduction de l’instance.

[164] Madame Kerr fait appel de cette décision et plaide que la Cour d’appel a

commis une erreur en écartant les conclusions du juge de première instance selon

lesquelles :

1) une fiducie résultoire a été créée en sa faveur;

2) M. Baranow s’est injustement enrichi grâce à elle;

3) la pension alimentaire devait être versée à compter de la date d’introduction de l’action.

[165] À mon avis, la Cour d’appel a eu raison d’écarter les conclusions de

première instance en ce qui concerne la fiducie résultoire et l’enrichissement

injustifié. Elle n’a pas non plus commis d’erreur en ordonnant le renvoi de la

demande reconventionnelle de M. Baranow à la Cour suprême de la

Page 107: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Colombie-Britannique. Cependant, j’estime qu’au lieu de rejeter la demande de

Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié, la cour d’appel aurait dû ordonner la

tenue d’un nouveau procès. Les erreurs du juge de première instance n’étaient certes

pas inoffensives, mais il est impossible de dire au vu du dossier, qui comprend des

conclusions de fait clairement erronées, que la demande fondée sur l’enrichissement

injustifié était vouée à l’échec si elle avait été analysée à l’aide du cadre juridique

précisé ci-dessus. En ce qui concerne la date d’exécution de l’ordonnance

alimentaire, je suis d’avis d’annuler l’ordonnance de la Cour d’appel et de rétablir

l’ordonnance de première instance.

B. Aperçu des faits

[166] La conclusion du juge de première instance en ce qui concerne les

allégations de fiducie résultoire et d’enrichissement injustifié reposait sur le fait que

Mme Kerr avait fourni des capitaux et des actifs d’une valeur de 60 000 $ au début de

la relation. Ce fait, selon le juge de première instance, justifiait de lui accorder un

tiers de la valeur de la maison qu’elle partageait avec M. Baranow au moment de la

séparation. Selon le juge de première instance, ces capitaux et actifs de 60 000 $

englobaient trois éléments : 37 000 $ en valeur nette de la maison de la rue Coleman

qu’elle a partagée avec son ex-époux; la valeur d’une automobile; et la valeur des

meubles qu’elle possédait avant de rencontrer M. Baranow. Le juge de première

instance n’a tiré aucune conclusion de fait précise à propos de la valeur des

contributions non financières de Mme Kerr ou de M. Baranow. Comme je l’ai déjà dit,

Page 108: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

bien que le juge ait rejeté en une seule phrase la prétention de M. Baranow voulant

que Mme Kerr se soit injustement enrichie à ses dépens, il n’a pas expliqué le

fondement de cette conclusion. La demande reconventionnelle de M. Baranow n’a

pas été considérée.

[167] Les conclusions de fait du juge de première instance doivent évidemment

être acceptées à moins qu’elles ne soient entachées d’une erreur manifeste et

déterminante. Cependant, en l’espèce, l’intervention de la Cour d’appel à l’égard de

quelques-unes des principales conclusions du juge était justifiée parce que ces

conclusions n’étaient pas étayées par le dossier. Je vais devoir étudier les faits, plus

qu’il ne serait habituellement nécessaire, pour expliquer ma conclusion.

[168] Les parties ont commencé à habiter ensemble dans la maison de

M. Baranow sur la rue Wall, à Vancouver, en mai 1981. Peu de temps après, ils ont

déménagé dans l’ancien domicile conjugal de Mme Kerr sur la rue Coleman. Ils

s’étaient rencontrés au port de Vancouver, leur lieu de travail, où elle occupait un

poste de secrétaire et lui, un poste de débardeur. Madame Kerr était en instance de

divorce. Aux termes de l’accord de séparation, elle a reçu l’intérêt de son mari dans

leur ancienne résidence familiale de la rue Coleman, à North Vancouver, tous les

meubles et une Cadillac Eldorado 1979. Cependant, son ex-époux devait plus de

400 000 $ et Mme Kerr était garante d’une partie de cette dette.

[169] À l’été 1981, la maison de la rue Coleman faisait l’objet de procédures de

forclusion et, selon la preuve, elle était sur le point d’être saisie le 29 juillet 1981.

Page 109: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Madame Kerr a déclaré au procès que, à ce moment-là, elle avait deux adolescents,

elle gagnait moins de 30 000 $ par année et elle n’avait pas d’argent pour conserver la

maison.

[170] Madame Kerr a demandé à son avocat de céder la maison et la voiture à

M. Baranow, lequel a payé 33 000 $ en argent pour protéger la maison contre les

dettes impayées et a garanti un prêt hypothécaire de 100 000 $ à un taux de

22 pour cent. Il a ensuite commencé à faire les paiements hypothécaires, plus tard, il

a refinancé l’hypothèque avec celle de sa maison de la rue Wall, et il a assumé

lui-même cette nouvelle hypothèque.

[171] Le couple a vécu ensemble pendant les 25 années qui ont suivi, d’abord

dans la maison de la rue Wall, puis dans celle de la rue Coleman, ensuite dans un

appartement temporaire et enfin dans leur « maison de rêve » qu’ils ont fait construire

sur le terrain de la rue Wall appartenant à M. Baranow.

[172] Quand les parties habitaient la maison de la rue Coleman (de septembre

1981 à décembre 1985), M. Baranow conservait le revenu de 450 $ par mois que lui

procurait la location de sa maison de la rue Wall. Le juge de première instance a

conclu que, bien que les parties aient toujours géré leurs finances personnelles

séparément, il y avait une entente aux termes de laquelle M. Baranow payait les taxes

foncières et les hypothèques des deux résidences, celle de la rue Coleman et celle de

la rue Wall. Les hypothèques ont été entièrement remboursées avant juillet 1985.

Page 110: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Cependant, M. Baranow a contracté un prêt hypothécaire de 32 000 $ pour la maison

de la rue Wall en juillet 1985, qui a été remboursé avant août 1988.

[173] La maison de la rue Coleman a été vendue en août 1985 pour un montant

de 138 000 $. Cette vente représentait une perte importante, compte tenu de la

commission de l’agent immobilier, du montant de 33 000 $ payé par M. Baranow au

moment du transfert, et des paiements hypothécaires qu’il a faits entre le transfert à

l’été 1981 et la vente à l’été 1985.

[174] Les parties ont emménagé dans un appartement (d’août 1985 à octobre

1986) pendant la construction de leur « maison de rêve » sur la rue Wall.

L’habitation existante a été démolie et remplacée. Monsieur Baranow a dépensé

entre 97 000 $ et 105 000 $ pour la construction, plus les matériaux, la main-d’œuvre

et les permis. Selon le juge de première instance, Mme Kerr s’occupait de la

planification, de la décoration intérieure et du nettoyage. Elle a aussi semé du gazon,

entretenu le jardin de fleurs et payé du lambris pour la chambre du sous-sol. De plus,

elle a contribué à l’achat des meubles, des électroménagers et d’autres effets pour la

maison de la rue Wall. Son fils payait un loyer mensuel de 350 $, montant que

M. Baranow conservait. Dans un passage de ses motifs, le juge de première instance

a affirmé que Mme Kerr payait [TRADUCTION] « toutes les dépenses du ménage et les

assurances de la nouvelle maison [. . .]même après que [M. Baranow] eût remboursé

l’hypothèque de 32 000 $ en août 1988 » (par. 24). Toutefois, ailleurs dans ses

motifs, il a souligné que Mme Kerr payait les services publics et l’assurance et elle

Page 111: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

faisait [TRADUCTION] « parfois le marché » (par. 36). Selon lui, M. Baranow payait

les dépenses liées à la propriété, soit les taxes foncières (moins la prestation

d’invalidité de Mme Kerr) et les frais d’entretien (qui étaient minimes dans la nouvelle

maison). Le juge de première instance a conclu que la maison de la rue Wall valait

942 500 $, comparativement à 205 000 $ en octobre 1986. Il a ensuite conclu que,

comme il n’y avait plus de paiements hypothécaires à faire après 1988, la part des

dépenses de Mme Kerr [TRADUCTION] « a été probablement plus élevée » que celle de

M. Baranow pendant environ 18 ans, jusqu’à ce qu’ils n’habitent plus ensemble.

[175] En 1991, Mme Kerr a été victime d’un grave accident vasculaire cérébral

et d’un arrêt cardiaque, qui l’ont laissée paralysée du côté gauche et l’ont rendue

inapte au travail. Sa santé s’est progressivement détériorée et la relation du couple est

devenue de plus en plus tendue. Monsieur Baranow a pris une retraite anticipée en

2002. Le juge de première instance a reconnu que M. Baranow avait dit avoir pris sa

retraite pour prendre soin de Mme Kerr, mais il a fait remarquer que cette retraite

favorisait aussi M. Baranow. Selon le juge de première instance, M. Baranow a

commencé à ressentir une certaine fatigue liée à son rôle d’aidant naturel et à

chercher dès juin 2005 des solutions pour qu’elle reçoive des soins en établissement.

L’été suivant, en août 2006, Mme Kerr a dû subir une chirurgie du genou. Après la

chirurgie, M. Baranow a clairement indiqué au personnel hospitalier qu’il n’était pas

prêt à la ramener à la maison. Madame Kerr a été transférée dans un établissement de

soins prolongés où elle demeurait au moment du procès. Le juge de première

instance a conclu que, dans les 18 derniers mois où Mme Kerr habitait la maison de la

Page 112: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

rue Wall, M. Baranow s’occupait de la majeure partie des tâches ménagères et lui

prodiguait des soins personnels.

C. Analyse

(1) La question de la fiducie résultoire

[176] S’appuyant sur trois motifs, le juge de première instance est arrivé à la

conclusion que M. Baranow détenait un tiers de la valeur de la maison de la rue Wall

au titre d’une fiducie résultoire pour Mme Kerr. La Cour d’appel a conclu que chacun

de ces motifs était erroné. Avec égards, je suis aussi de cet avis.

(a) Transfert à titre gratuit

[177] Le juge de première instance a conclu que le transfert du titre de la

maison de la rue Coleman à M. Baranow a été fait à titre gratuit, créant ainsi la

présomption de fiducie résultoire en faveur de Mme Kerr. Au moment du transfert, il

fallait environ 133 000 $ pour conserver la propriété (elle était grevée d’une première

hypothèque d’un peu moins de 80 000 $ et d’une deuxième hypothèque d’un peu

moins de 35 000 $, d’un jugement en faveur de la Banque de Montréal d’un peu

moins de 12 000 $ et d’autres dettes et charges diverses, pour une dette totale

d’environ 133 000 $). Il y avait aussi un jugement de 26 500 $ en faveur de la CIBC,

qui préoccupait Mme Kerr, bien qu’il ne figure pas dans la liste des paiements à faire

pour conclure le transfert. Nous savons que Mme Kerr était garante d’une partie des

Page 113: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

dettes de son ex-époux et qu’elle a fait faillite en 1983 relativement à une dette de

15 000 $ dont elle était cosignataire avec son ex-époux.

[178] La Cour d’appel a infirmé la décision du juge de première instance à

propos de la fiducie résultoire, concluant que le transfert n’a pas été fait à titre gratuit.

Elle a signalé les contributions et les responsabilités assumées par M. Baranow pour

rendre le transfert possible, et a statué que la conclusion du juge de première instance

à cet égard constituait une erreur manifeste et dominante.

[179] À cet égard, je partage l’opinion de la Cour d’appel. Nul ne conteste que

M. Baranow a investi environ 33 000 $ en argent et a garanti un prêt hypothécaire de

100 000 $ pour éviter la saisie de la propriété par la banque. Cela constituait une

contrepartie, et le transfert ne peut donc pas être raisonnablement considéré comme

étant à titre gratuit. Selon l’intimé, il faudrait conclure le contraire en se fondant sur

des arguments techniques à propos de l’absence de coïncidence précise entre le

moment du transfert et des paiements et le fait que ceux-ci n’ont pas été faits

directement à Mme Kerr, M. Baranow les ayant versés à ses créanciers. Ces

arguments sont dénués de fondement. Un élément important de la conclusion du juge

de première instance en ce qui a trait à l’existence d’une fiducie résultoire était le fait

qu’il n’existait [TRADUCTION] « aucune preuve » selon laquelle le paiement en argent

de 33 000 $ effectué par M. Baranow et sa garantie de l’hypothèque de 100 000 $

[TRADUCTION] « étaient liés au transfert ou faisaient partie d’une entente entre les

parties de sorte qu’ils constituaient une contrepartie au transfert » (par. 76). Si l’on

Page 114: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

fait abstraction pour le moment de la question de savoir si cette conclusion reflète

bien la notion de transfert à titre gratuit, cette affirmation du juge est clairement

erronée; il existait en effet de nombreux éléments de preuve en ce sens. Monsieur

Baranow a affirmé que Mme Kerr lui avait [TRADUCTION] « demandé en pleurant » de

l’aider à protéger la propriété des créanciers. L’avocat de Mme Kerr a noté dans sa

lettre-rapport qu’elle avait l’impression de n’avoir d’autre choix que de céder la

maison à M. Baranow [TRADUCTION] « compte tenu des lourdes dettes de [son] mari

qui inclu[aient] un jugement en faveur de la CIBC pour une dette de 26 500 $ ». Au

procès, on a demandé à Mme Kerr si elle avait demandé à M. Baranow de sauver la

maison et elle a répondu : [TRADUCTION] « [j]e suppose ». Ainsi, contrairement à la

conclusion du juge, de nombreux éléments de preuve indiquaient que M. Baranow

avait remboursé les dettes et garanti l’hypothèque parce que la maison lui avait été

transférée. La preuve montre qu’il a accepté le transfert et assumé les obligations

financières à la demande de Mme Kerr, et aussi dans le but d’éviter que les créanciers

saisissent la propriété.

[180] La Cour d’appel a eu raison d’intervenir sur ce point et de conclure que le

transfert n’avait pas été fait à titre gratuit. L’imposition, par le juge de première

instance, d’une fiducie résultoire sur le tiers de la valeur de la maison de la rue Wall

pour cette raison ne peut donc être maintenue.

Page 115: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(b) Les contributions de Mme Kerr

[181] Le juge de première instance a aussi fondé sa conclusion relative à

l’existence d’une fiducie résultoire sur les contributions financières et non financières

de Mme Kerr à l’acquisition de la nouvelle maison sur la rue Wall. Selon lui,

Mme Kerr avait versé un total de 60 000 $ : 37 000 $ en valeur nette provenant du

transfert de la résidence de la rue Coleman à M. Baranow; une Cadillac d’une valeur

de 20 000 $ aussi transférée à M. Baranow; et des meubles de la maison de la rue

Coleman d’une valeur de 3 000 $. De plus, le juge de première instance a fait

remarquer que, en obtenant le titre légal de la maison de la rue Coleman, M. Baranow

était en mesure de [TRADUCTION] « réhypothéquer les deux propriétés pour une valeur

de 116 000 $ et d’utiliser 16 000 $ pour acquérir la maison de la rue Wall » (par. 82).

En outre, M. Baranow n’aurait pas pu rembourser les prêts hypothécaires aussi

diligemment sans les contributions de Mme Kerr aux dépenses du ménage.

Cependant, le juge de première instance n’a attribué aucune valeur à ces deux

derniers points dans sa décision quant à la portée de la fiducie résultoire qu’il a

imposée relativement à la maison de la rue Wall.

[182] La Cour d’appel a écarté cette conclusion au motif qu’elle n’était pas

étayée par le dossier. Elle a fait remarquer que Mme Kerr ne détenait pas 37 000 $ en

valeur nette de la maison de la rue Coleman au moment où M. Baranow en a acquis le

titre, que M. Baranow n’a reçu aucun intérêt bénéficiaire dans le véhicule et qu’il n’y

avait aucune preuve de la valeur des meubles.

Page 116: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[183] Je souscris à la façon dont la Cour d’appel a tranché ce point. Comme

elle l’a souligné, la preuve démontrait que, outre le fait que M. Baranow a payé en

argent et garanti une hypothèque, il a versé les paiements hypothécaires mensuels, a

payé les taxes et les frais d’entretien de la maison de la rue Coleman jusqu’à ce

qu’elle soit vendue en 1985 pour un montant de 138 000 $ (moins la commission de

l’agent immobilier). Monsieur Baranow n’a reçu aucun intérêt bénéficiaire dans le

véhicule et le juge ne s’est pas prononcé sur la valeur des meubles. En réalité,

Mme Kerr n’a retiré de la maison de la rue Coleman aucune valeur nette lui permettant

de contribuer à l’acquisition ou à l’amélioration de la maison de la rue Wall. Je suis

d’avis de confirmer la conclusion de la Cour d’appel sur ce point.

(c) Fiducie résultoire fondée sur l’intention commune

[184] Le juge de première instance semble aussi avoir fondé ses conclusions

relatives à la fiducie résultoire sur l’existence d’une intention commune, de la part de

Mme Kerr et de M. Baranow, de partager la propriété de la rue Wall. Pour les motifs

que j’ai déjà exposés, la fiducie résultoire fondée sur « l’intention commune » n’a

plus aucun rôle à jouer dans le règlement d’un litige tel que celui-ci. J’estime qu’une

fiducie résultoire n’aurait pas dû être imposée à l’égard de la propriété de la rue Wall

sur la base de l’intention commune des parties.

Page 117: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

(d) Conclusion relative à la fiducie résultoire

[185] À mon avis, la Cour d’appel a eu raison d’écarter les conclusions du juge

de première instance à l’égard des questions relatives à la fiducie résultoire.

(2) Enrichissement injustifié

[186] Le juge de première instance a aussi conclu que M. Baranow s’était

injustement enrichi de 315 000 $ grâce à Mme Kerr, soit un tiers de la valeur de la

maison de la rue Wall déterminée dans le cadre de l’analyse concernant la fiducie

résultoire. Il était d’avis que Mme Kerr avait apporté les avantages suivants à

M. Baranow :

a. une valeur nette de 37 000 $ dans la maison de la rue Coleman

b. l’automobile

c. les meubles

d. 16 000 $ au titre du refinancement provenant du transfert de la maison de

la rue Coleman et utilisés pour l’acquisition de la maison de la rue Wall

e. 22 000 $ tirés de la revente de la maison de la rue Coleman

Page 118: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

f. les dépenses ménagères et les assurances liées aux deux résidences

g. des services tels que les tâches ménagères, accueillir des invités et

préparer les repas jusqu’à ce que l’invalidité de Mme Kerr l’empêche de continuer

h. l’aide à la planification et à la décoration de la maison de la rue Wall

i. les contributions financières à l’achat de biens pour la nouvelle maison

j. une exemption d’impôt pour personnes handicapées

k. l’équivalent du revenu de location du fils de Mme Kerr durant environ

cinq ans.

[187] En ce qui concerne l’appauvrissement correspondant, le juge de première

instance a souligné qu’il était [TRADUCTION] « peu probable » que Mme Kerr ait

renoncé à une carrière ou à des possibilités de s’instruire pendant sa relation. De

plus, son revenu est resté inchangé, même après son accident vasculaire cérébral,

parce qu’elle touchait des prestations d’invalidité et d’autres avantages. Selon le

juge, elle n’a pas eu à payer de loyer pendant toute la durée de la relation. Il est

toutefois arrivé à la conclusion qu’elle avait subi un appauvrissement parce que, si

elle n’avait pas investi la valeur nette de la maison de la rue Coleman, il était

[TRADUCTION] « raisonnable d’inférer qu’elle l’aurait utilisée pour acheter un bien à

son propre nom, investir pour elle-même, nourrir un intérêt personnel, ou autrement

Page 119: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

profiter d’une belle occasion d’affaires » : par. 92. Il a aussi conclu, sans plus

d’explications, que les avantages qu’elle a tirés de la relation n’ont pas dépassé ses

contributions.

[188] La Cour d’appel a écarté la conclusion du juge de première instance en ce

qui concerne l’enrichissement injustifié. Elle a conclu que les contributions directes

et indirectes de M. Baranow, grâce auxquelles Mme Kerr s’est enrichie et pour

lesquelles il n’a pas été compensé, constituaient un motif juridique justifiant

l’enrichissement, le cas échéant, de M. Baranow au détriment de Mme Kerr. Selon la

Cour d’appel, pour les motifs exposés ci-dessus, Mme Kerr n’a pas versé une

contribution de 60 000 $ et, par conséquent, sa demande reposait sur ses contributions

indirectes. Toujours selon la Cour d’appel, le juge de première instance n’a pas

évalué l’étendue des contributions directes et indirectes versées par M. Baranow à

Mme Kerr, y compris : les frais d’hébergement qu’il a payés pendant toute la durée de

la relation; sa contribution à l’acquisition de la fourgonnette que Mme Kerr possède

toujours; le fait qu’elle a bénéficié de près de la moitié de son régime viager

d’assurance-maladie des employés, pour payer ses soins de santé; le fait qu’il ait pris

une retraite anticipée avec une prestation mensuelle réduite pour prendre soin de

Mme Kerr; et le fait qu’il ait fourni d’importants services de soins personnels et des

services domestiques sans compensation. De plus, la Cour d’appel est d’avis que le

juge de première instance n’a pas pris en considération le fait que M. Baranow a payé

les frais de subsistance de Mme Kerr a permis à cette dernière d’économiser environ

272 000 $ au cours de la relation.

Page 120: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[189] L’appelante conteste la décision de la Cour d’appel pour deux raisons.

Premièrement, elle soutient que la Cour d’appel a eu tort de modifier la conclusion de

fait du juge de première instance relativement à sa contribution de 60 000 $.

Deuxièmement, elle prétend que la Cour d’appel a eu tort d’examiner la question des

avantages réciproques en fonction du motif juridique, et qu’elle n’a donc pas cherché

à savoir globalement qui s’est enrichi et qui s’est appauvri. Sur ce dernier point selon

Mme Kerr, il faudrait procéder à l’examen des avantages réciproques aux deux

premières étapes de l’analyse de la question de l’enrichissement injustifié :

l’enrichissement et l’appauvrissement correspondant. Une fois cette preuve faite, elle

prétend que les attentes légitimes des parties peuvent être prises en considération dans

le cadre de l’analyse de la question de savoir s’il y avait un motif juridique de

l’enrichissement. L’essentiel, selon l’argument de l’appelante, est que le juge de

première instance pouvait donc conclure que les parties s’attendaient légitimement à

accumuler une richesse proportionnelle à leur revenu respectif; sans une part de la

valeur de l’immeuble acquis pendant la relation, cette attente raisonnable ne peut se

réaliser.

[190] Plus fondamentalement, l’appelante exhorte la Cour à adopter ce qu’elle

appelle la « méthode fondée sur l’avoir familial » en matière d’enrichissement

injustifié. Essentiellement, elle prétend que ses contributions lui permettaient de

s’attendre raisonnablement à recevoir une part équitable des biens acquis pendant la

relation.

Page 121: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[191] Je vais examiner chacune de ces prétentions.

(a) Conclusions de fait quant à la contribution de 60 000 $

[192] Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour d’appel avait raison d’écarter la

conclusion du juge de première instance selon laquelle l’appelante avait contribué à

l’actif du couple pour une valeur de 60 000 $. De façon réaliste, il n’y avait aucune

« valeur nette » provenant de la maison de la rue Coleman qui pouvait servir à

l’acquisition de la nouvelle « maison de rêve » de la rue Wall. De plus, l’appelante a

conservé l’usage bénéficiaire du véhicule et il n’y avait aucune preuve valable de la

valeur des meubles. Les conclusions du juge sur ce point résultaient d’une erreur

claire et déterminante.

(b) Analyse des enrichissements compensatoires

[193] Sur ce point, je ne peux pas accepter les conclusions du juge de première

instance ni celles de la Cour d’appel. Je le répète, dans sa décision au sujet de

l’enrichissement injustifié de Mme Kerr, le juge de première instance n’a guère tenu

compte des contributions de M. Baranow. Cependant, pour les raisons exposées

précédemment, la Cour d’appel a commis une erreur en évaluant les contributions de

M. Baranow dans le cadre de l’analyse du motif juridique; cette analyse a

prématurément tronqué la preuve prima facie d’enrichissement injustifié de Mme Kerr.

J’ai énoncé précédemment dans mes motifs la façon dont il convient d’aborder cette

question. Comme j’estime qu’un nouveau procès doit être tenu relativement à

Page 122: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’allégation d’enrichissement injustifié de Mme Kerr et à la demande

reconventionnelle de M. Baranow, il n’est pas nécessaire d’en dire plus. Les

principes énoncés ci-dessus doivent donc s’appliquer lors du nouveau procès sur cette

question.

(c) La « méthode fondée sur l’avoir familial »

[194] J’aborde enfin l’argument de nature plus générale de Mme Kerr selon

lequel il faudrait évaluer sa demande suivant une « méthode fondée sur l’avoir

familial ». Comme je l’ai déjà dit, pour démontrer qu’elle a droit à une part

proportionnelle de la richesse accumulée pendant la relation, Mme Kerr doit établir

que M. Baranow s’est injustement enrichi à ses dépens, que leur relation constituait

une coentreprise familiale et que ses contributions sont liées à l’accumulation de la

richesse pendant la relation. Elle devrait ensuite démontrer quelle proportion de la

richesse accumulée conjointement correspond à ses contributions. Bien sûr, le juge

de première instance et la Cour d’appel n’avaient pas accès à ce modèle clarifié.

Cependant, ces exigences sont bien différentes de celles avancées par l’appelante, de

sorte que sa « méthode fondée sur l’avoir familial » doit être rejetée.

(d) Décision sur la question de l’enrichissement injustifié

[195] Je conclus que les conclusions du juge de première instance en matière

d’enrichissement injustifié ne peuvent être maintenues. La question suivante est de

savoir si, comme l’a jugé la Cour d’appel, il convient de rejeter la demande de

Page 123: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié ou de la renvoyer pour qu’elle fasse

l’objet d’un nouveau procès. Bien qu’à contrecœur, j’estime que la dernière option

est la plus équitable dans les circonstances.

[196] La première considération à l’appui d’un nouveau procès est que la Cour

d’appel a ordonné l’audition de la demande reconventionnelle de M. Baranow.

Comme le juge de première instance n’a malheureusement pas examiné cette

demande de manière significative, l’ordonnance de la Cour d’appel sur ce point est

inattaquable. Certains éléments de preuve indiquaient que M. Baranow a contribué

de façon importante au bien-être de Mme Kerr de sorte que sa demande

reconventionnelle ne peut simplement pas être rejetée. Comme je l’ai déjà dit, le juge

de première instance a aussi mentionné diverses autres contributions financières et

non financières apportées par Mme Kerr au bien-être et au confort du couple, mais il

ne les a pas évaluées et les a encore moins comparées à celles de M. Baranow. Dans

ces circonstances, il serait artificiel et potentiellement injuste d’entendre la demande

reconventionnelle de M. Baranow séparément de celle de Mme Kerr.

[197] Fondamentalement, la demande de Mme Kerr n’a pas été présentée,

défendue ni examinée par les tribunaux d’instance inférieure suivant la méthode

d’analyse de la coentreprise familiale que j’ai exposée. Même si l’on suppose que

Mme Kerr a établi le bien-fondé de sa demande relative à l’enrichissement injustifié, il

est impossible en l’espèce d’appliquer équitablement cette méthode d’analyse sur la

base du dossier soumis à notre Cour. Peu de conclusions de fait sont pertinentes en

Page 124: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

ce qui concerne la question clé de savoir si la relation des parties constituait une

coentreprise familiale. De plus, même si l’on était convaincu que la preuve

permettrait de trancher la question de la coentreprise familiale, le dossier ne permet

pas de décider si les contributions de Mme Kerr à une coentreprise familiale étaient

liées à l’accumulation de la richesse et, le cas échéant, dans quelle proportion. Le

juge de première instance a estimé que le fait qu’elle ait payé les dépenses du ménage

et les assurances, en plus du « produit » tiré de la maison de la rue Coleman, ont

permis à M. Baranow de rembourser le prêt hypothécaire de 116 000 $ avant juillet

1985. On peut donc dire que ses contributions étaient liées à l’accumulation de la

richesse étant donné que la maison de la rue Wall était évaluée à 942 500 $ au

moment du procès. Cependant, comme les conclusions du juge relatives à la valeur

nette que possédait Mme Kerr dans la maison de la rue Coleman ne peuvent être

maintenues, cette conclusion est considérablement minée. Pour à peu près les mêmes

raisons, il est impossible au vu du dossier d’évaluer les contributions proportionnelles

apportées à la coentreprise familiale. Bref, tenter de trancher sur le fond la demande

de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié, sur la base du dossier soumis à la

Cour, présente trop d’aléas et des risques d’injustice.

[198] À cet égard, le pourvoi Kerr diffère nettement du pourvoi Vanasse. Dans

Vanasse, un enrichissement injustifié a été admis et les conclusions de fait de la juge

de première instance correspondent étroitement à la méthode d’analyse que j’ai

proposée. Dans Kerr, bien que les conclusions ne semblent pas établir l’existence

d’une coentreprise familiale ou un lien concomitant avec la richesse accumulée, il

Page 125: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

serait injuste d’arriver à cette conclusion sans donner aux parties la possibilité de

présenter leur preuve et leurs arguments selon la méthode énoncée dans les présents

motifs.

[199] Ainsi, bien qu’à regret, je suis d’avis d’ordonner la tenue d’un nouveau

procès relativement à la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement injustifié

et de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel prescrivant une audition de la

demande reconventionnelle de M. Baranow.

(3) Date de prise d’effet de l’ordonnance alimentaire pour époux

[200] La dernière question est celle de savoir, comme l’a conclu la Cour

d’appel, si le juge de première instance a commis une erreur en rendant en faveur de

Mme Kerr une ordonnance alimentaire rétroactive à la date d’introduction de l’action

plutôt qu’à la date du début du procès. À mon humble avis, la Cour d’appel a

commis une erreur dans l’application des facteurs pertinents et n’aurait pas dû annuler

l’ordonnance du juge de première instance.

[201] Le juge de première instance a conclu qu’en 2006, le revenu de

l’appelante était de 28 787 $ et que celui de l’intimé s’élevait à 70 520 $, sur le

fondement de leur déclaration de revenus respective. Il a ensuite appliqué les Lignes

directrices facultatives en matière de pensions alimentaires pour époux (les « Lignes

directrices ») pour arriver à une fourchette de 1 304 $ à 1 739 $ par mois. Il a accordé

un montant se situant dans la partie supérieure de la fourchette pour que Mme Kerr soit

Page 126: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

en mesure de payer une chambre privée en attendant un lit subventionné dans un

établissement approprié plus près de sa famille.

[202] La Cour d’appel était d’accord avec le juge de première instance pour

dire que Mme Kerr avait droit a une pension alimentaire compte tenu de la durée de la

relation des parties, de son âge, de son revenu fixe et limité et de l’importance de son

invalidité, qu’elle avait droit à une pension alimentaire qui lui permettrait d’avoir un

mode de vie se rapprochant davantage de celui qu’avaient les parties quand elles

vivaient ensemble. La Cour d’appel était aussi d’avis que le juge avait bien

déterminé le montant de la pension alimentaire. Elle a toutefois conclu que le juge de

première instance avait commis une erreur en ordonnant que la pension alimentaire

soit rétroactive à la date à laquelle Mme Kerr avait intenté les procédures. Elle a

adressé au juge de première instance les reproches suivants : il a rendu l’ordonnance

de façon automatique plutôt qu’en appliquant les principes juridiques pertinents; il

n’a pas pris en compte le fait que, pendant la période transitoire, Mme Kerr n’avait

aucun besoin financier au-delà de ses moyens car elle résidait dans un établissement

de soins de santé subventionné par le gouvernement et elle n’avait pas eu à puiser

dans son capital; il n’a pas pris en compte le fait qu’elle n’avait pas demandé à

M. Baranow de lui verser une pension alimentaire provisoire et qu’elle n’avait pas

expliqué pourquoi elle n’avait pas demandé une telle pension; il a ordonné la

rétroactivité de la pension alors que, vu l’absence d’une demande provisoire, on

n’avait rien à reprocher à M. Baranow.

Page 127: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[203] L’appelante soutient que la décision d’établir un parallèle entre les

principes se rapportant à la pension alimentaire pour le conjoint avec effet rétroactif

et ceux se rapportant à la pension alimentaire pour enfants avec effet rétroactif a été

prise sans aucun examen ou analyse juridique. Elle soutient également que le

raisonnement de la Cour d’appel impose un fardeau trop lourd et inapproprié aux

demandeurs, les obligeant essentiellement à présenter une demande de pension

alimentaire pour conjoint provisoire, sous peine de perdre leur droit aux aliments.

Enfin, elle affirme que dans le cas de la pension alimentaire rétroactive, il faut en

droit faire une distinction selon que la pension est rétroactive à une date antérieure ou

postérieure au dépôt de la demande, et que dans ce dernier cas, il est moins nécessaire

que le juge fasse preuve de retenue. Je suis d’accord avec l’appelante quant aux

deuxième et troisième prétentions.

[204] Il ne fait aucun doute que le juge de première instance pouvait accorder

une pension alimentaire devant prendre effet à la date d’institution des procédures.

Cela ressort clairement de l’alinéa 93(5)d) de la Family Relations Act, R.S.B.C. 1996,

ch. 128 de la Colombie-Britannique (la « FRA »):

[TRADUCTION]

(5) Une ordonnance rendue aux termes du présent article peut aussi prévoir au moins un des éléments suivants :

. . .

d) le paiement d’une pension alimentaire pour toute période antérieure à l’ordonnance.

Page 128: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[205] L’appelante a demandé une pension alimentaire à compter de la date à

laquelle son bref d’assignation et sa déclaration ont été délivrés et signifiés. Elle n’a

pas demandé, et ne demande toujours pas, de pension alimentaire pour la période

antérieure au début des procédures, ou pour une période pendant laquelle une autre

ordonnance alimentaire était en vigueur. Je remarque qu’elle était légalement tenue

de présenter une demande de pension alimentaire dans l’année suivant la fin de la

cohabitation : définition d’« époux », alinéa b), par. 1(1) de la FRA. Madame Kerr a

présenté sa demande à peine plus d’un mois après la fin de la cohabitation des parties.

[206] Je ne me risquerai pas dans les débats sémantiques sur la définition du

mot « rétroactif » : voir D.B.S. c. S.R.G., 2006 CSC 37, [2006] 2 R.C.S. 231, par. 2,

69-70; S.(L.) c. P.(E.) (1999), 67 B.C.L.R. (3d) 254 (C.A.), par. 55-57. Je préfère

plutôt suivre l’exemple du juge Bastarache dans D.B.S. et examiner les facteurs

pertinents qui entrent en jeu lorsqu’une demande de pension alimentaire est présentée

relativement à une période antérieure à l’ordonnance.

[207] Bien que l’arrêt D.B.S. porte sur la pension alimentaire pour enfants

plutôt que pour le conjoint, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle

des considérations semblables à celles exposées dans le contexte de la pension

alimentaire pour enfants sont également pertinentes pour décider de l’opportunité

d’une pension alimentaire « rétroactive ». Plus précisément, ces facteurs incluent les

besoins du bénéficiaire, le comportement du débiteur, la raison du retard dans la

présentation de la demande de pension alimentaire et tout préjudice que peut causer

Page 129: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

une pension rétroactive au conjoint débiteur. Cependant, dans les cas de pension

alimentaire pour conjoint, ces facteurs doivent être examinés et soupesés à la lumière

de principes et objectifs juridiques qui diffèrent de ceux de la pension pour enfants.

J’aborde brièvement certaines de ces différences, mais sans les approfondir.

[208] La pension alimentaire pour le conjoint n’a pas le même fondement

juridique que la pension pour enfants. La relation parent-enfant est une relation

fiduciale de dépendance présumée et l’obligation du père et de la mère de subvenir

aux besoins de leur enfant s’applique dès la naissance. En ce sens, l’enfant acquiert

le droit aux aliments « automatiquement » et le père et la mère doivent privilégier les

intérêts de leur enfant plutôt que les leurs au moment de négocier la pension et de la

débattre en justice. Le droit aux aliments appartient à l’enfant, et non au parent qui

demande la pension au nom de l’enfant, et le montant de base de la pension pour

enfants en vertu de la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), (ainsi que

plusieurs lois provinciales en matière de pension alimentaire pour enfants) dépend

maintenant du revenu du débiteur, et non d’une pondération hautement

discrétionnaire des ressources et des besoins. Ces aspects de la pension alimentaire

pour enfants apaisent quelque peu les préoccupations relatives à l’absence d’avis et au

manque de diligence dans les demandes de pension alimentaire pour enfants. En ce

qui concerne l’avis, le parent débiteur sait, ou devrait savoir, qu’il est tenu de payer

des aliments proportionnellement à son revenu. En ce qui concerne le retard à agir, le

droit aux aliments appartient à l’enfant et, par conséquent, c’est l’enfant, et non

l’autre parent, qui subit un préjudice en raison du manque de diligence du parent

Page 130: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

demandant la pension : voir D.B.S., par. 36-39; 47-48; 59; 80; 100-104. Par contre, le

conjoint n’a aucun droit présomptif à la pension et, contrairement à la pension pour

enfants, le conjoint n’est généralement pas tenu de protéger les intérêts juridiques du

conjoint séparé. Par conséquent, les préoccupations au sujet de l’avis, du retard et de

la conduite répréhensible ont généralement plus de poids en ce qui concerne les

demandes d’aliments pour conjoint : voir, par exemple, M. L. Gordon, « Blame

Over : Retroactive Child and Spousal Support in the Post-Guideline Era »

(2004-2005), 23 C.F.L.Q. 243, p. 281, 291-292.

[209] Lorsque, comme en l’espèce, le débiteur se plaint de ce que la pension

aurait pu être demandée plus tôt, mais ne l’a pas été, deux intérêts sous-jacents entrent

en jeu. Le premier concerne la certitude des obligations juridiques du débiteur; la

possibilité qu’une ordonnance s’applique rétroactivement complique la planification

des finances personnelles et une forte ordonnance alimentaire « rétroactive » non

prévue par le débiteur peut lui causer des difficultés financières. Le deuxième vise à

inciter le demandeur à présenter sa demande promptement (voir D.B.S.,

par. 100-103).

[210] Ni l’une ni l’autre de ces préoccupations n’a beaucoup d’importance en

l’espèce. L’ordonnance était rétroactive à la date où les procédures visant à obtenir

un redressement ont été intentées, et il n’y a eu aucune ordonnance provisoire pour un

montant différent. L’introduction des procédures a clairement avisé le débiteur

qu’une pension alimentaire était demandée et lui a permis de se préparer à

Page 131: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

l’éventualité qu’elle soit ordonnée. Il n’y a donc pas vraiment lieu de s’interroger sur

la certitude des obligations du débiteur. Madame Kerr a poursuivi l’affaire avec

diligence et, cela étant, il n’est pas vraiment nécessaire de mettre en place d’autres

mesures propres à l’inciter, elle ou d’autres personnes dans sa situation, à procéder de

façon plus diligente.

[211] Dans l’arrêt D.B.S., le juge Bastarache a dit que la date de l’information

réelle du parent débiteur devrait « généralement être retenue » « à prime abord »

comme étant la date d’application de l’ordonnance (par. 118, 121; voir également le

par. 125). La Cour d’appel de l’Ontario a retenu la date de l’introduction de la

demande de pension alimentaire pour conjoint comme étant la [TRADUCTION] « date

de prise d’effet habituelle », en l’absence de toute raison de ne pas faire entrer

l’ordonnance en vigueur à cette date : MacKinnon c. MacKinnon (2005), 75 O.R. (3d)

175, par. 24. Bien que, à mon avis, la décision de faire rétroagir le versement des

aliments doive résulter du pouvoir discrétionnaire exercé à la lumière des

circonstances particulières, le fait que l’ordonnance soit demandée à compter de

l’introduction de la demande sera souvent un facteur important à considérer pour

savoir quelle importance accorder aux considérations pertinentes. Il importe de

souligner que, dans D.B.S., les quatre parties demandaient que les paiements de

pension alimentaire pour enfants remontent à une période antérieure au dépôt de leurs

demandes respectives; ce n’est pas le cas en l’espèce.

Page 132: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[212] Parmi les autres facteurs pertinents signalés dans D.B.S., mentionnons le

comportement du débiteur, la situation de l’enfant (ou, dans le cas d’une pension

alimentaire pour conjoint, la situation du conjoint qui réclame une pension), et toute

difficulté occasionnée par l’ordonnance. Le comportement en question doit avoir un

lien quelconque avec l’obligation alimentaire, par exemple, dissimuler certains biens

ou ne pas communiquer l’information de manière appropriée : D.B.S., par. 106.

L’examen de la situation du conjoint qui demande la pension, par analogie avec

l’analyse exposée dans D.B.S., se rattachera aux besoins du conjoint au moment où la

pension aurait dû être versée et au moment présent. Les commentaires formulés par

le juge Bastarache au par. 113 de D.B.S. s’adaptent facilement à la situation du

conjoint qui demande une pension alimentaire : « [le conjoint] qui a connu des

difficultés dans le passé peut obtenir réparation grâce à une ordonnance rétroactive.

Par contre, une telle ordonnance est plus difficile à justifier dans le cas où [le

conjoint] a bénéficié de tous les avantages qu’il aurait obtenus [de cette pension] ».

En ce qui concerne les difficultés, il y a le risque qu’une ordonnance rétroactive ne

tienne pas compte de ce que le débiteur peut se permettre et que cela nuise à la

capacité du débiteur de gérer ses finances. Cependant, il est aussi essentiel de

souligner que, dans D.B.S., notre Cour a mis l’accent sur le besoin de souplesse et a

considéré l’affaire dans sa globalité en fonction des faits de l’espèce; la même

souplesse est appropriée dans le cas des pensions alimentaires pour conjoint

« rétroactives ».

Page 133: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

[213] À la lumière de ces principes, j’estime que la Cour d’appel a commis

deux erreurs principales.

[214] Premièrement, elle a commis une erreur en concluant que la situation de

l’appelante était telle qu’elle n’avait pas besoin de soutien avant le procès. Le juge de

première instance a conclu, et la Cour d’appel n’a pas contesté cette conclusion, que

l’appelante avait droit à une pension alimentaire non compensatoire pour conjoint,

dans la partie supérieure de la fourchette proposée dans les Lignes directrices, pour

une période indéfinie. Le droit à la pension, le montant de celle-ci et la période

indéfinie de l’ordonnance ne font pas l’objet du présent pourvoi. Il est clair que

Mme Kerr avait besoin que l’intimé lui verse une pension alimentaire à la date où elle

a introduit les procédures et qu’elle en avait toujours besoin lors du procès. La Cour

d’appel a signalé à juste titre les facteurs pertinents, tels que son âge, son invalidité et

son revenu fixe. Cependant, la Cour d’appel n’a pas expliqué de quelle façon la

situation de Mme Kerr avait changé entre le début de l’instance et la date du procès et

le changement ne ressort pas non plus clairement des conclusions de fait du juge de

première instance. Si je comprends bien le dossier, un des objectifs de l’ordonnance

alimentaire était de permettre à Mme Kerr d’avoir accès à une chambre privée pendant

qu’elle attendait un lit subventionné dans un établissement convenable près de chez

son fils. À compter de la date d’introduction des procédures jusqu’à la date du

procès, elle habitait dans le pavillon Brock Fahrni qui se trouve dans un établissement

de soins prolongés subventionné par le gouvernement et elle occupait une chambre

avec trois autres personnes. À mon humble avis, elle avait besoin de soutien pendant

Page 134: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

toute cette période. Si, selon le raisonnement de la Cour d’appel, le besoin de

Mme Kerr ne se ferait sentir qu’une fois qu’elle aurait sa chambre privée, sa décision

de faire rétroagir l’ordonnance au premier jour du procès semble incompatible avec

ce point de vue. La Cour d’appel n’a pas laissé entendre qu’il y avait une différence

sur le plan des besoins qu’elle avait cette journée-là et ceux qu’elle avait au moment

où elle a introduit les procédures. Elle n’a pas non plus indiqué que l’ordonnance

alimentaire du juge de première instance causerait des difficultés financières à

M. Baranow.

[215] Avec égards, la Cour d’appel a commis une erreur de principe en

annulant l’ordonnance du juge qui prenait effet à la date d’introduction de la demande

au motif que Mme Kerr n’avait aucun besoin pendant cette période, tout en confirmant

les conclusions du juge se rapportant aux besoins de Mme Kerr dans une situation

identique à celle qui existait au moment où la demande a été introduite.

[216] Deuxièmement, à mon avis, la Cour d’appel a eu tort de reprocher à

Mme Kerr de ne pas avoir présenté une demande provisoire, lui attribuant de ce fait un

retard déraisonnable dans le dépôt de la demande de pension alimentaire pour la

période en question. Madame Kerr a introduit sa demande peu de temps après la

séparation et, compte tenu du fait que le procès n’a débuté que treize mois plus tard,

elle semble avoir poursuivi les procédures avec diligence. Monsieur Baranow avait

donc reçu un avis clair de la pension alimentaire demandée et il aurait facilement pu

demander conseil concernant l’étendue possible de sa responsabilité. Compte tenu

Page 135: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

des coûts financiers, matériels et affectifs élevés des requêtes interlocutoires, surtout

pour une personne dont les moyens sont limités et qui souffre d’une invalidité

importante comme Mme Kerr, j’estime qu’il était déraisonnable pour la Cour d’appel

d’attacher des conséquences aussi graves au fait qu’une demande provisoire n’ait pas

été présentée. À mon avis, la position adoptée par la Cour d’appel n’incite pas les

parties à rechercher la communication de renseignements financiers, à poursuivre

leurs réclamations avec diligence raisonnable et à restreindre au minimum les

procédures interlocutoires. Le fait d’exiger des demandes provisoires risque de

prolonger les procédures au lieu de les accélérer. L’argument de l’intimé fondé sur le

fait qu’un critère juridique différent se serait appliqué à l’étape de la pension

alimentaire provisoire est peu convaincant. Après un procès complet sur le fond, le

juge de première instance est arrivé à des conclusions claires et maintenant

incontestées quant au besoin de soutien en se fondant sur des circonstances qui

n’avaient pas changé entre l’introduction de la demande et le procès.

[217] En résumé, Mme Kerr n’a pas tardé à déposer sa demande de pension

alimentaire et il n’y a pas eu de retard excessif entre la date de la demande et le début

du procès. Madame Kerr avait besoin de soutien pendant toute la période pertinente;

elle souffrait d’une grave invalidité physique et son niveau de vie était nettement

inférieur à celui qu’elle avait lorsqu’elle habitait avec l’intimé. Monsieur Baranow

avait les moyens de lui verser une pension, il avait reçu sans délai un avis de sa

réclamation, et rien dans les motifs de la Cour d’appel n’indiquait qu’elle considérait

Page 136: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

que la pension alimentaire imposée par le juge mettait M. Baranow dans une situation

financière difficile, de sorte que l’ordonnance était inappropriée.

[218] Bien qu’il soit regrettable que le juge n’ait pas expliqué pourquoi il faisait

rétroagir l’ordonnance à la date d’introduction des procédures, les principes

juridiques pertinents qui ont été appliqués aux faits qu’il avait constatés appuient le

prononcé de cette ordonnance et la Cour d’appel a commis une erreur en décidant

autrement.

[219] En somme, je conclus que la Cour d’appel a commis une erreur en

annulant la partie de l’ordonnance alimentaire du juge qui couvrait la période écoulée

entre l’introduction des procédures et le début du procès. Je suis d’avis de rétablir

l’ordonnance du juge de première instance en donnant effet à la pension alimentaire

pour conjoint au 14 septembre 2006.

D. Dispositif

[220] Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi en partie. Plus précisément, je suis

d’avis :

a. d’accueillir le pourvoi sur la question de la pension alimentaire et de

rétablir l’ordonnance alimentaire du juge de première instance;

Page 137: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

b. d’accueillir le pourvoi en ce qui concerne la décision de la Cour

d’appel de rejeter la demande de Mme Kerr fondée sur l’enrichissement

injustifié et d’ordonner une nouvelle audition de cette demande;

c. de rejeter le pourvoi en ce qui concerne la demande de Mme Kerr

relative à la fiducie résultoire et l’ordonnance de nouvelle audition de

la demande reconventionnelle de M. Baranow et de confirmer

l’ordonnance de la Cour d’appel quant à ces questions.

[221] Comme Mme Kerr a eu gain de cause en bonne partie, je suis d’avis de lui

accorder les dépens dans toutes les cours.

Pourvoi 33157 accueilli en partie avec dépens.

Pourvoi 33358 accueilli avec dépens.

Procureurs de l’appelante Margaret Kerr : Hawthorne, Piggott &

Company, Burnaby.

Procureur de l’intimé Nelson Baranow : Susan G. Label, Vancouver.

Page 138: COUR SUPRÊME DU CANADA RÉFÉRENCE c. D 20110218 33157, …

Procureurs de l’appelante Michele Vanasse : Nelligan O’Brien Payne,

Ottawa.

Procureurs de l’intimé David Seguin : MacKinnon & Phillips, Ottawa.