Couples dans l'Enéide

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5/12/2018 Couplesdansl'Enide-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/couples-dans-leneide 1/532  UNIVERSITÉ FRANÇOIS - RABELAIS DE TOURS ÉCOLE DOCTORALE SHS HISTOIRE des REPRESENTATIONS (EA 2115) THÈSE présentée par : Coralie ROUSSEAUX, épouse JANVIER soutenue en décembre 2009 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université François - Rabelais Spécialité : Latin LES COUPLES DANS L’  ENEIDE ou L’unité des divergences dans une passion commune THÈSE dirigée par : Monsieur GUILLAUMONT François Professeur à l’Université de Tours RAPPORTEURS : Madame BOËLS-JANSSEN Nicole Professeur émérite à l’Université de Dijon Monsieur GUITTARD Charles Professeur à l’Université de Paris X-Nanterre JURY : Madame BOËLS-JANSSEN Nicole Professeur émérite à l’Université de Dijon Monsieur GUITTARD Charles Professeur à l’Université de Paris X-Nanterre Monsieur LAURENCE Patrick Professeur à l’Université de Tours

Transcript of Couples dans l'Enéide

UNIVERSIT FRANOIS - RABELAIS DE TOURSCOLE DOCTORALE SHS HISTOIRE des REPRESENTATIONS (EA 2115)

THSE

prsente par :

Coralie ROUSSEAUX, pouse JANVIERsoutenue en dcembre 2009

pour obtenir le grade de : Docteur de luniversit Franois - Rabelais Spcialit : Latin

LES COUPLES DANS LENEIDE ou Lunit des divergences dans une passion commune

THSE dirige par :Monsieur GUILLAUMONT Franois Professeur lUniversit de Tours

RAPPORTEURS :Madame BOLS-JANSSEN Nicole Monsieur GUITTARD Charles Professeur mrite lUniversit de Dijon Professeur lUniversit de Paris X-Nanterre

JURY :Madame BOLS-JANSSEN Nicole Monsieur GUITTARD Charles Monsieur LAURENCE Patrick Professeur mrite lUniversit de Dijon Professeur lUniversit de Paris X-Nanterre Professeur lUniversit de Tours

A la mmoire de Monsieur Lon NADJO

Pour mes parents Pour Frdric, mon mari Pour Manec et Evan Pour Marie Asselin

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RemerciementsCe travail fait suite aux tudes successives que jai effectues sur lEnide, texte qui ma captive avant de mmouvoir ; il me possde sans doute plus que je ne le matrise, tout entire sous lemprise du pouvoir de ses mots, de ses ides, de ses personnages. Dabord intresse par le vaste thme de la dualit , cest une obligation de sincrit qui ma pousse restreindre mon propos : je ne pouvais prtendre embrasser limmensit de cette tude, sans avoir au pralable tout rpertori, la fois dans le monde matriel des hommes et des lments, mais aussi dans le monde immatriel des ides et des songes. Je ne me sentais pas capable dune telle entreprise ; cest ainsi que jai prfr centrer mon travail sur le vivant, et plus prcisment sur lhomme, quil soit hros, dieu ou simple mortel. Cest dailleurs lun dentre eux, trop tt parti dans le monde des inoubliables, que je souhaite ddier en priorit ce travail, A mon regrett matre, Monsieur Lon Nadjo, dont lenseignement ma confirme dans mon got des tudes latines, qui ma guide lors de mon travail de matrise et avait commenc la direction de mon travail de thse. Je tiens galement remercier, bien sincrement, Monsieur Franois Guillaumont, qui a accept de reprendre la direction de ce travail et a su mapporter, avec beaucoup dattention et de bienveillance, les clairages ncessaires sa ralisation. Ma gratitude va aussi Mme Bols-Janssen, MM. Guittard et Laurence, qui ont accept de siger mon jury et de me faire bnficier de leurs comptences. Dans un monde o nous sommes tous en sursis, il ma sembl intressant de considrer ce qui fait de lhomme un maillon de lespce humaine, linscrivant dans un temps linaire fait dunions et de ruptures. Ene, Romulus, Auguste une filiation parmi tant dautres, exemplaire de lappartenance de lhomme luniversalit de la vie. Si, par ce travail, je contribue montrer la prennit de lternel humain, malgr la singularit indniable de chaque individu, cest que jaurai atteint le but qui manime : tisser un pont entre le pass et le prsent, la manire de Virgile reliant la lgende lhistoire ou de Pnlope cherchant retarder le cours de laccomplissement des vnements ; chaque fois, il ne sagit pas de matriser le temps, mais de linscrire dans une dure qui le lgitime et dans une ponctualit qui le valorise.

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RsumNous tudions dans ce travail la place des couples au sein de lEnide de Virgile, cherchant comprendre ce qui intervient dans lunion de deux individus comme dans leur sparation ; cest ce principe dynamique de dualit qui guide notre rflexion, au travers des couples qui se font et se dfont, disparaissent et se renforcent au cours de lpope. Compose durant les dix dernires annes de la vie de Virgile, de 29 19 avant J.-C. lEnide est une uvre de la maturit de lauteur. Cest celle dun homme de quarante ans qui, aprs lpreuve de la confiscation de son domaine et le contexte des guerres civiles, savoure une paix et un calme retrouvs. Or, lEnide est un chant de souffrance, une pope o les gloires et les malheurs senchevtrent, donnant plutt lavantage aux seconds. Ce paradoxe, qui prside la composition de lpope, se retrouve au sein de la composante que forment les couples, souvent plus unis pour le pire que pour le meilleur. Dans cette tude des influences rciproques quil peut y avoir entre deux individus, nous suivons trois voies.

Nous prenons dabord en compte les couples unis par un lien amoureux, cherchant voir quelle est leur validit au cours de luvre ; peuvent-ils rsister au contexte pique, qui contraint souvent lindividu faire des choix en vue de la collectivit, incompatibles avec ses aspirations plus proprement personnelles ? Si, en socit, les tres humains sont en communaut, en couple, ils sont en communion : ils mlent leur tre profond, risquant par lmme de perdre une part de leur identit propre. A tout couple prside une rencontre qui inscrit les tres dans une temporalit que tous ne parviennent pas se concilier ; cest ainsi que le Temps joue un rle primordial dans la prennit ou lchec de ces couples damoureux. Cest le paradoxe initial de sparation des tres malgr leur attirance rciproque qui retiendra notamment notre attention ; lEnide nchappe pas la tragdie de lexistence.

Cest ainsi que se tisse le lien avec notre deuxime thme : lamour succde la mort. Tout aussi fdratrice quexclusive, la mort figure lchec dune qute, dune bataille o lindividu tait aux prises avec autrui ; elle est rarement un fait isol, indpendant de toute altrit. Notre deuxime partie nous conduit notamment nous pencher vers les couples placs sous le sceau de la guerre, et aux duos succdent les duels. Paradoxalement, les couples unis par la guerre semblent souvent plus solides que ceux que lamour a lis ; cest que le terrain sur lequel ils sexpriment leur est plus propice quaux premiers : les conflits suscitent 4

une alliance ncessaire, dans lunion des forces contre lennemi, alors quils ne forment pas le cadre providentiel pour une liaison amoureuse.

Enfin, dpassant les motions lies au couple quelles soient dordre sentimental ou belliqueux- nous examinons quelle place vritable est dvolue lindividu, au sein du couple. Cest alors que nous tentons de rsoudre la question fondamentale de la libert, prrequis ncessaire au bonheur : est-on davantage libre quand on est seul ou avec autrui ? Les couples mettent en valeur le conflit qui se joue dans lindividu, tiraill entre le dsir dautonomie et la qute dabsolu, souvent lis la solitude, et la volont de partage et de lgitimation de ses actes attachs laltrit. Dans ce cadre, o se situe lchec ou la russite de lindividu ? Laltrit permet-elle un vritable dpassement de lunit, voire une sublimation de ltre ? Est-elle, au contraire, un vecteur denfermement et dalination de lindividu ? Paradoxalement, lunion avec autrui semble renforcer la capacit dautonomie de lindividu et le conduire vers une meilleurs connaissance de soi. Lautre apparat alors comme le vecteur essentiel pour mieux se connatre soi-mme et non comme un but en soi.

Mots-cls :

Couple - Paire- Hommes - Femmes - Dieux - Union - Mariage - Sparation - Amour - Haine Mort - Tragdie - Passion - Solitude - Singularit - Individu - Hros- Autonomie - Force Dualit - Bonheur - Enfant - Famille - Libert .

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Rsum en anglaisThis work examines the role of couples in Virgils Aeneid, seeking to understand the factors that determine the union and separation of two individuals : it is this principle of dualistic dynamics which guides our ideas about the couples which form and dissolve which disappear and are reinforced throughout the epic. Written during the last ten years of Virgils lifetime, from 29 to 19 B.C., the Aeneid is a demonstration of the authors maturity. It is the work of a forty-year-old man who, after enduring the confiscation of his estate in the context of civil war, was enjoying peace and renewed calm. Nevertheless, the Aeneid is a song of suffering, an epic in which glories and misfortunes become entangled, with the latter predominating. This paradox, which presides over the composition of the epic, is found in the component formed by the couples, who are generally united more for the worse than for the better. In this study of the mutual influences which can exist between two individuals, I follow three lines of thought.

First, I take into account those couples united by a love bond, examining their validity through the course of the story ; can they resist the epic context, which often constrains the individual to make choices with regard to the community that are incompatible with more personal aspirations ? In society, human beings are living communally, while in a couple they are in communion: their souls combine at the deepest level, risking, by doing so, to lose a part of their own identity. Over every couple presides a moment of meeting, inscribing the individuals within a temporality which not everyone comes to accept ; thus Time has a primordial role to play in the longevity or failure of the loving couples. It is the initial paradox of the separation of beings, despite their mutual attraction, that draws our particular attention ; the Aeneid does not escape the tragedy of existence.

In this way the link weaves into our second theme : after love follows death. Just as unifying as it is exclusive, death represents the failure of a quest, a battle or an individual in struggle with others ; it is rarely an isolated fact, independent of all other people. In this second part, we direct our attention towards couples in times of war: duos lead to duels. Paradoxically, couples united by war often seem to be more solid than those bound by love; because the ground for their expression is more propitious to them than to the latter : conflicts

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arouse a necessary alliance in the union of forces against the enemy, whereas they do not form the providential environment for a love liaison.

Finally, surpassing the emotions linked to couples of a sentimental or warlike type I will examine what true role is devoted to the individual, within the couple. Here, I tempt to resolve the fundamental question of freedom, necessary prerequisite to happiness: does one enjoy more freedom when alone or with others ? Couples highlight the conflict within the individual, torn between, on the one hand, the desire of independency and the quest of absoluteness, often linked to solitude, and, on the other, the will to share and legitimize their acts in relation to others. Within this setting, where are situated an individuals failure or success ? Does otherness truly permit to surpass unity, or even a sublimation of the being ? Is it, on the contrary, a vector of seclusion and alienation of the individual ? Paradoxically, the bond with others seems to strengthen the capacity of independency of an individual, leading to a better personal understanding. So, the other seems to be an essential vector for learning more about oneself, and is not a goal in itself.

Keywords:

Couple - Pair Women Men Gods Bond - Marriage Separation Love Hate Death Tragedy Passion Solitude Singularity Individual Hero Independency Force Duality Happiness Child Family Freedom.

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Table des matiresRemerciements ...................................................................................................... 3 Rsum .................................................................................................................. 4 Rsum en anglais ................................................................................................. 6 Table des matires ................................................................................................. 8 Liste des annexes ................................................................................................. 14 Introduction ......................................................................................................... 15 Premire partie Vnus ou la voie de lamour : la communion des curs ......... 26 Chapitre premier : Union, runion et dsunion .................................................. 30A a. b. c. d. Les rites du mariage ..................................................................................................... 30 Lamour : une preuve hroque .............................................................................. 30 Le mariage : une vidence sociale............................................................................ 33 La valeur du mariage selon les hommes et les femmes ........................................... 35 Le droulement du mariage ...................................................................................... 40

B a. b. c.

La vie de couple : ferment de la vie ............................................................................. 47 Perptuit de la vie accorde par le mariage ............................................................ 47 Le couple : la prolongation de lindividu ................................................................. 51 La gestion du temps : la prolongation de lespce ................................................... 55

C a. b. c.

Le couple : tat intermdiaire entre solitude et collectivit ......................................... 61 Lun avec lautre : lassociation ............................................................................... 61 Lamour exclusif ou le refus de lautre .................................................................... 66 Lge dor de la femme : un mythe .......................................................................... 69

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Chapitre II : les couples lpreuve du temps .................................................... 76A a. b. c. Couples unis et spars : pass ..................................................................................... 78 Une page damour ............................................................................................. 78 Blessures damour ................................................................................................... 85 Le deuil des femmes ................................................................................................. 89

B a. b. c.

Couples impossibles et refuss : prsent ...................................................................... 94 Le pouvoir des dieux ................................................................................................ 94 Les femmes et les destins : le tragique des destines ............................................. 100 Des dieux et des hommes ....................................................................................... 105

C a. b. c. d.

Couples en formation et unions durables : futur ........................................................ 112 Combats personnels pour accder la femme promise ......................................... 112 Lavinia ou lespoir du futur .................................................................................... 116 Lavinia et Camille : lincarnation de deux idaux fminins .................................. 121 Cruse et Andromaque : un destin consenti ........................................................... 124

Chapitre III : les couples achroniques ......................................................... 131A a. b. c. d. Couples lgendaires.................................................................................................... 133 Couples mythiques ................................................................................................. 133 Le fatum : principe dharmonie entre les hommes et les dieux ? ........................... 135 Couples virtuels et couples rels ............................................................................ 137 Les femmes maries ............................................................................................... 144

B a. b. c.

Couples dopportunit ou butin de guerre .................................................................. 149 La femme comme rcompense ............................................................................... 149 La tragdie humaine ou la maldiction dHlne................................................... 153 La rvolte des femmes ou le dilemme dAmata ..................................................... 157

C a.

Couples prolongateurs : ils perptuent lespce ......................................................... 166 Les oublis de lpope : un peuple de figurants ............................................. 166

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b. c.

La famille du hros ................................................................................................. 171 Ene et Ulysse : entre dpart et retour, conqute et reconqute ............................. 180

Deuxime partie : Mars ou le terrain de la guerre : duels et duos, entre conflits et harmonie ............................................................................................................ 187 Chapitre premier : La guerre des ges.............................................................. 192A a. b. c. Au-del de la vie et par-del la mort : les couples qui transcendent ces tats ........... 193 Mortalit et immortalit : le sacrifice conjoint de Nisus et Euryale....................... 193 DOrphe Juturne ou limpossible rconciliation entre lamour et la mort......... 196 Colloque sentimental : lamour nest-il quune chimre ? ............................... 201

B a. b.

Au nom du pre, au nom des fils ................................................................................ 207 Complmentarit et opposition .............................................................................. 207 Pres et fils dans lEnide : le cas dEne .............................................................. 216

C a. b. c.

De la guerre des peuples au combat personnel .......................................................... 219 Grecs, Troyens, Latins ........................................................................................... 219 Ene/Turnus : couple antagoniste tributaire du couple Achille/Hector ................. 225 La qute solitaire .................................................................................................... 230

Chapitre II : La guerre des mots ........................................................................ 236A a. b. c. Parole et silence : lexpression de lamour................................................................. 238 La parole efficiente : le rcit dEne Didon ........................................................ 238 Le silence ou lchec dOrphe .............................................................................. 243 La furie ; le besoin du monstrueux : la fama .......................................................... 248

B a. b.

Colre et apaisement : les piliers de la guerre ............................................................ 256 Turnus ou le drame de la parole ............................................................................. 256 Limportance du silence ; Ene et Achille : gmellit des deux hros .................. 259

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c.

Achille et Turnus : chronique dune mort annonce ou lchec de la parole rduite

au silence ........................................................................................................................ 264

C a. b. c.

Parole / silence : le rapport la vie ............................................................................ 270 Diffrences entre hommes et femmes .................................................................... 270 la parole libratrice ................................................................................................. 276 La parole divine ; Virgile/Orphe/Ene : mdiateurs entre le monde divin et le

monde humain ................................................................................................................ 280

Chapitre III :Hommes et dieux : des couples antinomiques ? .......................... 287A a. b. c. Sympathies et antipathies conjugales : la vie quotidienne des dieux ......................... 292 La vie rve des dieux ............................................................................................ 292 Monstres et merveilles : le pouvoir sur les hommes des divinits mineures ......... 297 Implication des dieux auprs des hommes ............................................................. 302

B a. b.

Des dieux et des hommes : intervention des dieux dans le monde humain ............... 308 La protection divine pallie labsence humaine ....................................................... 308 La guerre des dieux : pour ou contre Troie ? ......................................................... 312

C

La guerre des mondes : fonctionnement en parallle des couples de dieux et dhommes 318 a. b. Hommes/dieux : un couple en miroir ..................................................................... 318 Le pouvoir vritable des dieux travers lexemple dHercule .............................. 324

Troisime partie :

Au-del des illusions : la sublimation du couple par

lindividu ........................................................................................................... 331 Chapitre premier : Le clibat, dans lhistoire et dans lpope : une fatalit ? 335A a. b. Trajectoire dautonomie ............................................................................................. 335 Lindividu seul peut-il assurer le salut de la collectivit ? ..................................... 335 Limpossible clibat ou la tentation de Narcisse .................................................... 339 11

B a. b.

La reconnaissance du clibat : ni veuves, ni maries, ni promises .......................... 343 Le clibat des prtres : la Sibylle ........................................................................... 343 Camille : synthse de la part masculine et fminine du couple Nisus/Euryale ...... 348

C

Un monde de correspondances : le couple que lhomme forme avec la nature

personnifie ........................................................................................................................ 355 a. b. Couples mtaphoriques .......................................................................................... 355 le furor : un phnomne ambivalent, entre la rupture et la coalition ..................... 360

Chapitre II : La solitude au sein du couple ...................................................... 366A a. b. c. De la connaissance dautrui la comprhension de soi ............................................. 370 Le destin pique saccomplit seul ; Ene : trois couples, trois tats de solitude .... 370 Couples utiles et couples anecdotiques .................................................................. 377 A la recherche de lamour perdu ............................................................................ 381

B a. b.

Le hros ne peut progresser que seul : le couple, une entrave sa dmarche............ 390 Ene : la stature dun homme, lenvergure dun peuple ........................................ 390 Rex Aeneas (VI, 55) : le couronnement de la qute hroque ................................ 392

C a. b. c.

DHomre Virgile : linitiation doit se faire seul .................................................... 397 Le voyage vers lautre : Ene / Anchise et Tlmaque / Ulysse ............................ 398 Ascagne/Ene et Tlmaque/Ulysse : le fils, double ou doublure du hros ? ........ 404 Ene/Anchise et Ulysse/Larte : un pass rvolu ? ................................................ 408

Chapitre III :La sublimation du couple par lindividu ...................................... 414A a. b. c. d. La ncessaire transcendance par la descendance ....................................................... 417 La construction dun tre dexception : solitude des rois....................................... 417 La catabase dEne : voyage au centre de soi-mme ............................................. 425 Ene avant lEnide ................................................................................................ 432 Pourquoi Icare est-il tomb ou la symbolique du phnix ...................................... 437

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B a.

Le dpassement de soi pour et par lautre .................................................................. 445 Trajectoire dautonomie : Ils vcurent heureux et eurent beaucoup denfants ? 448 b. Le festin de Thyeste naura pas lieu ....................................................................... 450

C a. b.

Lacquisition dun tat de libert supplmentaire ...................................................... 453 La dualit de lindividu : victime des autres, bourreau de lui-mme ..................... 453 Le pius Aeneas : humain, trop humain ............................................................. 458

Conclusion ......................................................................................................... 465 Bibliographie ..................................................................................................... 487 Annexes ............................................................................................................. 506

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Liste des annexesAnnexes .................................................................................................................................. 506

Annexe 1 : Tableau doccurrences des passages cits ........................................................... 507 Annexe 2 :Virgile par lui-mme : Le cygne de Mantoue ................................................. 519

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Introduction

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Effectuer un travail sur lEnide, cest prendre le risque dajouter un titre de plus une bibliographie dj considrable sans en enrichir le contenu : en effet, que pouvons-nous apporter de nouveau qui nait dj t crit ? Et pourtant, pourquoi ne pas dire une fois de plus notre admiration pour cette uvre, bouleversante de sensibilit, admirable de justesse ? Par ailleurs, davantage associ aux Bucoliques1 ou aux potes lgiaques2, le thme du couple auquel lamour nest pas ncessairement associ- apparat novateur dans le cadre de lpope. Bien sr, notre travail est largement redevable aux tudes qui lont prcd, commencer par celles de J. Perret, auquel nous devons beaucoup, et dont nous reprenons la traduction dans chacun des extraits cits. Il est galement certains spcialistes de Virgile qui ont, plus que dautres, marqu leur influence lors de la ralisation de ce travail ; parmi eux J. Thomas, J. Dion et G. Stroppini. Le thme de la dualit ressort de leurs tudes, quil sagisse dune notion structurelle dpasser pour J. Thomas, dune conception passionnelle qui associe lamour la haine pour J. Dion ou dune cl de lecture de luvre virgilienne pour G. Stroppini. Leurs thories, leurs interprtations de luvre virgilienne ont largement contribu llaboration de ce travail. Mais, quon ne sy trompe pas, cest bien luvre qui est lorigine de nos questionnements, cest elle qui nous apporte des rponses. Notre thme dtude sest affin au cours de multiples lectures, jusqu devenir une vidence ; le couple est lune des portes emprunter pour comprendre lunivers virgilien et partir la recherche de ce temps pass et encore si prsent.

1. Le bonheur existe-t-il dans lEnide ? Etudier les couples dans lEnide, cest se pencher sur les personnages qui sy trouvent et tudier les liens qui les attachent deux deux ; il faut au pralable percevoir le cadre dans lequel ils voluent, dans lharmonie ou le chaos, mais rarement dans une neutralit indiffrente : lEnide prsente un monde, sinon sans espoir, du moins sans joie. Cest pourquoi, en exergue de cette tude, nous laissons la parole Ene, reprenant deux vers de son pope o il sadresse son fils Ascagne. Soustrait au combat par Vnus et soign par Iapyx, Ene pense ne plus revoir son fils ; il prononce ces mots qui acquirent alors une valeur de testament :

1 2

On pense, par exemple, louvrage de G. Stroppini, Amour et dualit dans les Bucoliques, Paris, 1993. Quon pense au travail de thse de S. Laigneau intitul La femme et lAmour chez Catulle et les lgiaques augustens, Latomus, 1999.

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Disce, puer, uirtutem ex me uerumque laborem, fortunam ex aliis. 1 Contrairement aux hros homriques, srs deux et identiques dun bout lautre de lpope, Ene est un hros qui volue et qui doute : cest ce qui le rend humain et proche de nous encore, par-del les sicles. Cet tat de conscience et dincertitude transparat dans les propos quil adresse Ascagne et que J. Perret a comments avec une profonde justesse : Cet Ene qui russit toujours, qui les dieux confirment quil est en train de btir la plus grande merveille de lhistoire, Virgile a os lui faire dire, et au moment de son succs suprme, quil navait pas de chance. Parole, peut-tre, qui, dans lEnide, marque du cur humain la connaissance la plus profonde, lexistence de ces niveaux intrieurs, peine communiquant, par o la certitude la plus radieuse nexclut pas que rgnent aussi chez le mme homme la confusion et les tnbres 2. Ene est peut-tre llu des Destins, mais cest un homme contraint auquel chappe la libert de choisir son bonheur. Courageux dans sa qute et soucieux daccomplir son devoir, Ene soublie au profit de sa mission. Il nest plus homme mais instrument du destin ; labor et pietas, telle pourrait tre la devise dEne : fidlit la divinit qui garantit lordre du monde, labor pour en permettre la ralisation 3. Ene se prsente comme un hros de leffort, labor, et non de la Fortune, fortuna. De quels efforts sagit-il ? Dans quelle mesure contrent-ils cette fortuna que lon est tent, comme A. Bellessort, de traduire par bonheur ? Sans doute les voyages et les combats sont-ils autant dpreuves accomplir, mais Ene nous enjoint ici dy ajouter la tentation de lamour, quil soit maternel, filial ou conjugal : Ene doit tout surmonter pour que saccomplisse son destin. Comme le souligne A. Loupiac, lEnide tire peut-tre son sens de cette phrase essentielle ; et elle ajoute : A cent lieues de cette Fortuna arbitraire, au nom de laquelle des gnraux guids par leur ambition personnelle ont entran les Romains dans des luttes qui bientt sont devenues impies, Ene leur propose un modle o la vertu et leffort au service de la vrit assurent une juste victoire 4. Ces deux vers concentrent eux seuls une des principales problmatiques de luvre, en posant les questions suivantes : quest-ce que le bonheur ? Que manque-t-il Ene pour tre heureux ? Bonheur et hrosme sont-ils incompatibles ? On entend dans ces vers un cho aux Bucoliques et lanaphore du Fortunate senex ! que Mlibe adresse Tityre, vantant ainsi les mrites dun bonheur simple deEn., XII, 435-436 : Enfant, apprends de moi la vertu et leffort qui ne biaise pas, apprends ailleurs ce quest la chance. 2 J. Perret (1967), p. 140. 3 A. Loupiac (1992), p. 104. 4 A. Loupiac (1992), p. 103.1

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propritaire terrien 1. Quelle aurait t la chance dont Ene et aim bnficier et quil regrette si amrement ? Sans doute sagit-il de la victoire troyenne, accompagne dune vie paisible auprs des siens, parmi lesquels Anchise, Cruse et Ascagne. Le cas chant, peuttre et-il aim demeurer Carthage auprs de Didon, dans le confort dune cit en pleine expansion. Au contraire de cela, il lui est chu la guerre, la dsolation, la mort et lexil. Certes ces maux saccompagnent de valeurs plus positives comme la reconqute, la construction et le pouvoir, mais ce ne sont plus l des souhaits personnels : cest lavenir dune nation. Ene, cest ce hros qui rassemble en lui lternel humain : un enfant la main, le vieillard Anchise et les dieux sur son dos, une ville en flammes qui scroule derrire, partant vers les montagnes laube. Notre vie 2. Cette phrase adresse par Ene son fils, cest Virgile qui ladresse, de faon

intemporelle, tous ceux qui lentendent : chantre des exploits, il ne chante pas ici le bonheur ; dautres le feront. Cest dans cet univers lhrosme certain mais dnu de bonheur quvoluent les personnages, cherchant combler leur solitude existentielle par le couple qui doit les amener fonder une famille. Le parcours dEne est jalonn de ces unions, plus ou moins valides, qui authentifient son caractre humain.

2. La dfinition de la notion de couple Il peut y avoir quelque audace traiter le thme des couples dans une pope plutt dvolue la guerre qu lamour. Mais il ne faut pas concevoir le couple comme couple damour exclusivement. Les deux grandes passions originelles, lamour et la haine, sont la base de tous les couples ; il conviendra de voir quelle part de cration et de destruction revient chacune dentre elles au sein de ces dyades. Le terme de couple vient du latin copula, ae, (f), lui-mme issu de la jonction du verbe apio, is, ere (lier, attacher) et de la prposition cum (avec) : il dsigne dabord le lien, la chane, tout ce qui sert attacher3, puis sentend au sens figur dunion, de lien moral4, spcialement entre un poux et sa femme 5. Le verbe copulo, as, are, aui, atum sentend dans un sens plus large : lier ensemble, attacher ; unir, associer. Etant entendu que toute association de deux choses ou de deux tres forme un couple, on sintressera surtout aux liens qui se1 2

Virgile, Buc., I, 46 et 51. J. Perret (1967), p. 141. 3 Plaute, Epidicus, 617 ; Ovide, Tristes, 5, 9. 4 Horace, Odes, 1, 13, 18. 5 Cassiodore, Variae, 1, 37.

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tissent entre le principe fminin et masculin, sans exclure toutefois les alliances asexues que peut galement prsenter lpope. Cest plus prcisment le domaine des tres qui retiendra notre attention : cest lhomme qui sera au centre de notre tude, tel quil est galement au cur de lpope. Nous ntudierons, dans ce cadre, que la relation autrui , dsignant une personne, et non lautre , qui englobe de manire beaucoup plus gnrale tout ce qui nest pas soi. Autrui renvoie, en effet, un objet du monde qui est autre que soi mais pas de la mme faon quune chose ou quun animal sont autres : autrui, en tant quhumain, est en mme temps comme soi, et pourtant si diffrent dans toute sa complexit. Cest donc la notion didentit et de diffrence qui sera au cur de notre tude, certains couples prsentant des diffrences plus ou moins marques entre les deux individus qui les composent.

3. Complmentarit ou exclusion des individus : la solitude, le couple, la triade Le couple est le ferment de la vie : partir de la division nat la complmentarit ou lopposition. Lunit tant le symbole de la stabilit, cest aussi celui de limmobilit ; le mouvement apparat ds que plusieurs forces sont confrontes 1. Le couple est donc un lment dynamique qui peut engendrer ou dtruire. Sans verser dans une tendance manichenne, la combinaison des forces peut aussi apporter un quilibre et consolider un difice. Etudier les couples, cest donc sintresser aux flux dnergies qui parcourent lpope, parfois lunisson et parfois dans la disharmonie. Dans lpope, lquilibre est souvent prcaire, et cest l ce qui permet au hros de progresser : il y a toujours une nuance qui tempre une couleur trop sombre ou noircit un ciel trop bleu ; cest le moteur de laction. La douleur est inhrente la condition de hros, la grandeur aussi. Cest ce rapport entre idal et ralit qui donne sa dynamique luvre et les couples nchappent pas cette thmatique. On peut reprendre propos de lEnide cette phrase trs juste que G. Stroppini consacre aux Bucoliques : Plus que jamais la posie de Virgile est une posie de la globalit, parce quelle fait de nos peines une condition de notre flicit 2. Les couples humains, avec leurs alliances et msalliances, sont autant de rpliques des couples divins, allgoriques, naturels. Et pourtant, lintrieur de cette dualit on peroit1

B. Werber ne tient pas dautres propos quand il sintresse la valeur des chiffres : 2 dcoule logiquement de 1. 2 cest la division. La complmentarit. 2 reprsente le sexe oppos, le fminin qui complte le masculin [] 2 est donc aussi la guerre. Le bien et le mal, le noir et le blanc, la thse et lantithse. Le yin et le yang. Lendroit et lenvers. 2 prouve que toute chose est divisible. Que ce qui est bon recle un effet pervers mauvais. Et que ce qui est mauvais a un effet pervers bon. LArbre des possibles, Le Mystre du chiffre , pp. 82-83, Le livre de poche, Paris, 2002. 2 G. Stroppini (1993), intro., p. 13.

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nettement lunit, celle dEne, hros solitaire, au centre des unions et dsunions. La qute du hros ne serait-elle pas celle dune dualit quon lui refuse ? Cest, en tout cas, celle dune union entre Troyens et Latins dsormais rassembls en un et mme peuple, quand les Grecs pourraient constituer lennemi absolu 1. On peut alors sinterroger sur la finalit des couples : se rsolvent-ils dans lunit de deux individus ? Saccomplissent-ils dans la naissance dun troisime ? Ou restent-ils jamais marqus par les deux personnalits qui les composent sans jamais aboutir un tat dharmonie parfaite ? En effet, sintresser la question des couples, cest aussi concevoir celle de la solitude et de la collectivit. O se trouve ltat de compltude de lindividu : dans lunit, la dualit, le groupe ternaire ? La triade capitoline (Jupiter, Junon et Minerve) avait son temple sur le Capitole depuis 509 avant J.C ; les magistrats y offraient des sacrifices lorsquils prenaient leurs fonctions, les gnraux pour clbrer leurs triomphes. Cette triple association trouve un cho dans laccord informel de 60 avant J.-C. entre Csar, Pompe et Crassus. Dans les deux cas, lassociation de trois personnes doit converger vers une juste rpartition des pouvoirs et une quit plus grande, ce nest pas envisageable dans lEnide : le troisime membre, quand il existe, est un opposant, un ennemi. Souvent Virgile invoque ce chiffre qui revt presque une importance magique, quasi sacre, mais il sagit toujours de situations impossibles et irralisables. Le chiffre trois est toujours associ des actes impossibles ou irralisables : les efforts quil gnre sont vains et inoprants, il se conjugue sur le mode de lchec.2

Au contraire, le chiffre deux offre de

belles russites, mme sil nest jamais que lassociation de un plus un. Il peut aussi se former quand on retranche deux quatre : Ene et Didon sunissent parce que Cruse et Syche sont morts : leur association est rendue possible par ces deux dcs. Il est donc important de considrer les pralables de toute union : simple concours de circonstances ou rsultante dchecs antrieurs.

4. Labsence de couple ou la recherche de lautonomie

La situation nest toutefois pas aussi dichotomique, quon songe lalliance amicale entre Ene et Evandre, qui stend aussi son fils, Pallas. 2 On peut se rfrer au chant II de lEnide (vv. 792-794), quand Ene voit lombre de Cruse resurgir de Troie, et quil tente, vainement, de la saisir, par trois fois.

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Il est dans lEnide des couples divins, humains, allgoriques qui se font et se dfont au gr des sentiments et des circonstances. Nous accorderons donc tout notre intrt la prsence des couples dans lEnide, mais aussi leur absence et leur manque, qui sont tout aussi rvlateurs de la conception virgilienne de la vie pique. En effet, limage de la vie qui nous est donne dans lpope nest pas neutre : elle obit aux lois qui rgissent le genre pique et la ncessaire propagande du rgime augusten. Ce nest donc pas une image historique que nous prtendons donner, mais une vue pique et donc ncessairement inscrite dans un projet diffrent. Le but de lpope nest pas de prsenter la vie dans son droulement le plus linaire, mais plutt de montrer les affres dans lesquels peuvent tre tourments les individus ds lors quils ont une mission accomplir. Un des projets du hros pique, outre laccomplissement de sa tche, est de sublimer la condition terrestre qui fait de lui un tre faillible ; cest ainsi que la russite dEne sexprimera non seulement par sa victoire pour faire renatre Troie, mais surtout par son apothose finale qui excde les limites de lpope. Dans ce cadre, lindividu cherche obtenir une certaine libert dexpression et daction qui lui confre une autonomie vritable. Le couple peut alors apparatre comme un carcan supplmentaire dpasser. Car sil est crateur et gnrateur de vie et dnergie, le couple marque aussi une forme dalination de lindividu autrui. Par sa dpendance laltrit, lindividu se fragilise. Que lon pense seulement Ene qui doit voir tous ses guides, charnels ou spirituels, disparatre pour pouvoir saccomplir rellement en tant que hros.

Tous les livres de lEnide mettent en valeur un personnage qui entretient des rapports plus troits avec Ene ; deux procds sont alors utiliss par Virgile dans cette mise en relief dun caractre : lapparition (assez rare) et la disparition (beaucoup plus commune). Ainsi, au livre I, cest Vnus qui occupe, avec Ene, le centre de lespace pique : cest un des caractres relevant du phnomne de lapparition, ce qui, eu gard sa nature divine, nest pas surprenant. Vnus intronise Ene dans le monde pique et elle tisse le lien entre Homre et Virgile. Progressivement, par la suite, tout lentourage dEne disparat, annulant les couples qui renforaient le personnage. Le livre II est marqu par la disparition de Cruse : cest le couple matrimonial qui sefface devant les contingences piques. Virgile prend dailleurs soin de ne pas brusquer cette disparition, mais de laccomplir en douceur - une douceur qui contraste certainement avec la violence effective de lenlvement de Cruse par les assaillants. Dans le texte, tout est attnu : pas de bruit, de coup visible, Cruse disparat simplement. Au livre III, cest Anchise qui meurt, le guide spirituel, celui qui formait avec Ene un deuxime couple essentiel ; puis Didon, au livre IV, lamante, la reine qui incarnait 21

lespoir dune vie renouvele et apaise ; et enfin Palinure, le cocher des mers, enlev au livre V. Ene voit donc progressivement tous ses doubles, fminins ou masculins, disparatre et avec eux steindre les couples quils formaient ensemble. Paralllement, il avance sur la voie de la connaissance, entour de ses Mnes, mais seul et sans attache.

5. Quelle est la place du couple dans lpope ? A la lumire de ces prambules sur le protagoniste de lpope, on peut se demander quelle est la place dvolue aux couples dans lpope : sont-ils vous un chec certain, limage des couples Mzence/Lausus et Evandre/Pallas ? Pas tous, puisque le couple form par Ascagne et Ene perdure par-del mme lpope. Alors, quels sont les couples qui ont droit de cit dans lEnide ? Y a-t-il un principe qui permet certains couples de perdurer quand dautres sont invitablement dtruits ? Les couples humains sont-ils des rpliques des couples divins, qui se forment et se dfont au gr des alas de lpope ? Y a-t-il une construction en miroir entre le monde des hommes et celui des dieux ? Quen est-il des grands clibataires de lpope, sans attache daucune sorte : sont-ils vous une vie misrable et une mort certaine ? Certains, dailleurs, ne sont pas de vritables clibataires, mlant en leur sein une personnalit androgyne, limage de Camille, femme dans sa sensibilit et homme par sa bravoure. Est-ce le but ultime de lpope que dincarner en un et mme tre les deux parts complmentaires de lhumain, autrefois lies. Le mythe des origines serait-il prsent, en filigrane, dans lpope, comme un but impossible atteindre pour lindividu ?

Le couple, quel quil soit dans lEnide, dclenche des questions, notamment par rapport la place quoccupe rellement lindividu, et lon pourrait rsumer la problmatique en ces termes : le couple est-il un vecteur dintgration ou dexclusion de lindividu au sein de la socit pique ? En dautres termes, lindividu a-t-il pour but, plus ou moins avou, de sinclure ou de sextraire des relations de couples dans lesquelles il peut se trouver ?

6. Couples visibles et invisibles Posons comme prrequis indniable la prpondrance de lhistoire collective, et donc de celle du couple, sur la ralisation de soi. Reste trouver o rside le vritable pouvoir de la vie : est-ce dans lassociation, la division ou une neutralit toute relative ? Le but ultime de chaque individu est de vivre, sinon de survivre, dans le monde hostile de lpope o les 22

guerres succdent aux laborieux exils. Dans ce projet, les hommes se regroupent en communauts qui leur permettent de dcupler leurs forces ; le couple est la plus petite unit dassociation existante : est-elle valide par lexprience ? Il nous faudra nous intresser distinctement chaque couple pour tablir ensuite ce qui ne saurait tre une loi, mais plutt un simple principe rgissant la vie pique. Quil sagisse de couples humains, divins, quils soient dordre fraternel ou unis par tout autre lien -quil soit familial, amical ou mme hostilenous dpasserons le simple cadre de lamour conjugal pour tudier la multiplicit des relations qui unissent les tres et les consquences de leurs unions ou dsunions. Cest un voyage que nous convions notre lecteur, vers les origines de la vie pique et ses possibles survivances travers les tres et leurs changes mutuels. Qui est lautre qui nous accompagne comme un nouveau moi ? Un alter ego ? Une matrialisation de notre inconscient ? Enquter sur les couples, cest aussi sonder lhumain dans son individualit et sa solitude. Et si le but ultime de lpope tait, pour lindividu, de russir intgrer le couple en lui-mme, autrement dit ddoubler les deux parties de son tre intrieur et extrieur- pour atteindre lunit parfaite, celle de la connaissance de soi ncessaire la connaissance dautrui. Et si le couple tait originel en chacun et que la qute individuelle consistait le retrouver ? Nous distinguerons, dans cette optique, le couple de vie, form par deux personnes distinctes et le couple intrieur, compos du moi extrieur et de lanimus ou anima, contrepartie inconsciente qui peut se personnifier sous les traits du sexe oppos. Les dieux peuvent, en effet, apparatre comme des figures de linconscient manifest ; leurs actions symbolisent concrtement les pulsions de lindividu. Le couple qui unit un homme et un dieu, comme Turnus et sa sur Juturne, apparat comme une reprsentation concrte de lhomme et de son inconscient. Par ailleurs les rivalits entre les dieux sont autant de miroirs des tensions qui agitent lindividu et gnrent les conflits. Etudier le couple rejoint une problmatique plus large encore : celle de lidentit. Dans le regard des autres, parents, amis, ennemis, lhomme cherche un miroir de rfrence. Lamour se dclenche quand le miroir, nous renvoyant un reflet satisfaisant de nous-mmes, nous donne en retour lenvie de prolonger cet instant et de le rpercuter sur lautre. Mais il nen va pas ainsi pour tous les couples conjugaux de lEnide ; Andromaque, veuve et remarie, ne peut retrouver le reflet qui brillait dans les yeux dHector. Il y a les couples damour et les couples de raison, comme celui que formeront Ene et Lavinia, tous deux amoureux dune ombre qui nest plus (Cruse et Turnus). Le couple nest pas seulement un choix de lindividu, mais il rpond aussi aux contingences piques. La notion de contrainte sajoute donc celle du couple pour former un ensemble subi, et il nous faudra tenir compte des conditions dans lesquelles se forment les couples. Comme dans la 23

guerre, dans le couple amoureux, deux mmoires se font jour, celle des vaincus de lamour et celle des vainqueurs. A la victoire remporte sur lautre sajoute parfois une dfaite personnelle, celle de navoir pas su prserver son couple initial : ainsi Ene a vaincu Turnus et gagn Lavinia, mais il reste le grand perdant de Cruse, et mme de Didon qui refusera de lui adresser la parole lors de sa catabase. La notion de couple nest donc pas assujettie celle damour, mais celle dattachement, rciproque ou non, entre deux tres lis dans une mme communaut daction ou dmotion. Il sentend comme la prsence de deux tres, mais aussi comme labsence dun troisime : le couple, cest la dualit dans son apport et son manque. Aussi, nous nous intresserons autant la russite des couples qu leur chec, pass au crible du temps qui unit et dsunit sans cesse. Il nous faudra galement prendre en compte les couples littraires, qui napparaissent pas dans lpope, mais qui font de Virgile le digne successeur dHomre. Nous nous intresserons essentiellement aux liens qui unissent Ene aux grands personnages homriques - Ene est redevable Achille, Ulysse mais galement Tlmaque cherchant discerner ce qui fait la spcificit virgilienne dans la construction dune personnalit. En tant que hros, Ene prsente un modle de comportement. Dans cette optique, on peut sinterroger sur la libert qui lui est offerte de suivre ou de contourner les voies possibles de ralisation de soi.

7. Dmarche et exposition du plan Dans le cadre de notre tude, nous choisissons une tude transversale de lEnide et non une tude systmatique, chant aprs chant, comme cest par exemple le cas dans le travail de G. Stroppini sur les Bucoliques1. Mme si chacun des chants a indniablement un caractre unitaire, cest dans leur confrontation que nat le sens global de luvre. La liaison de Didon et dEne se rvle au chant IV, mais elle est nourrie de leur rencontre au chant I et lamour de Didon pour Ene grandit lors de son rcit aux chants II et III.

Nous tudierons dabord les couples damour ; sont-ils toujours centrs autour de la notion daffection rciproque ? Procurent-ils lindividu une certaine stabilit et une scurit1

Il sexplique dans son introduction sur le choix de sa dmarche : Il est vrai que lanalyse minutieuse de chacune des glogues prise sparment, ce qui a t notre parti, devait aboutir une certaine diffusion . [] Si nous avons choisi la mthode analytique, cest cause du caractre unitaire de chacune des glogues : il convenait de montrer les mcanismes de lamour dans chacune dentre elles, avant de les envisager dans lensemble de luvre. G. Stroppini (1993), p. 5.

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dans le monde hostile de lpope ? Dieux et hommes se mleront indiffremment tout au long de notre tude, tout comme cest le cas dans lpope o les interventions divines dans le monde humain nont de cesse de contrarier lordre des choses. Dans cette optique, il faudra prendre en compte le facteur du temps qui valide ou non les unions et leur confre souvent un caractre dextrme prcarit. Nous verrons ensuite les relations de couples qui sexpriment sur le terrain de la guerre. Deux relations contribuent regrouper les personnages en couples : les couples dalliance et les couples dopposition, caractre plus hostile ; les duels se mlent aux duos. Nous nous intresserons aux rpercussions de ces couples sur lindividu : ont-ils un rle destructeur ou formateur ? Existe-t-il des tres qui ne rentrent que dans des relations conflictuelles avec leurs semblables, cherchant ainsi un mode de construction par la ngative ? Et finalement, deux tres aussi distincts quennemis, tels Ene et Turnus, ne sontils pas plus semblables quil ny parat au prime abord ? Enfin, nous recentrerons la recherche sur le personnage ponyme de lpope, cherchant connatre les impacts du couple sur la progression de lindividu : est-ce une entrave ou une boue de secours laquelle se raccrocher dans les prils ? Le couple est-il efficient dans lpope ou est-ce un leurre factice ? Lunion est-elle possible dans un monde en dliquescence o il sagit de tout reconstruire comme aprs le chaos originel ? Finalement, le but ultime de lindividu nest-il pas de transcender son appartenance au couple par un tat de solitude propre affirmer son caractre indivisible ?

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Premire partie

Vnus ou la voie de lamour : la communion des curs

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Placer Vnus en tte de ce chapitre, cest soulever les paradoxes lis la notion damour. Incarnation de lamour dans son caractre sensuel, en tant que passion sublimant les sens de lindividu, cette desse se caractrise galement par sa solitude et son refus de laltrit. Ainsi lamour aurait-il cette double fonction, attractive et rpulsive, qui se combine plus ou moins bien selon les tres. Si lon sen tient au portrait de Vnus telle quelle est dans lEnide seulement, cest un tre en perptuel mouvement qui apparat : tantt sollicitant son pre, Jupiter, tantt aidant son fils, Ene, elle effectue sans cesse un trajet vertical. Cest un jalon entre le monde des dieux et des hommes ; elle appartient au premier elle est dailleurs marie Vulcain- mais conserve ses attaches avec le second bien quelle ait abandonn Anchise. Etre de passion, elle voue son nergie laboutissement de la qute de son fils et toutes ses actions tendent la favoriser. Pour elle, lamour est un moteur et un expdient, plus quun but en soi ; elle apparat ici plus dans son rle de mre que dans celui de la femme fatale et irrsistible. Aussi lamour est-il entendre ici comme un rouage de laction, une nergie au service de la russite de la qute pique ; toute union scartant de ce but est ncessairement voue lchec. Le couple doit apporter lindividu une forme de stabilit, en lui fournissant la confiance en ses actes, qui lui fait dfaut ; le patronage de la desse de lamour contribue inscrire le projet du hros dans un devenir cosmique et le lgitime, tout en prfigurant le destin dune nation. Les Anciens se reprsentaient le cur comme le sige des motions, lesprit reprsentant plutt celui des actions. Lamour est sans doute le sentiment le plus intime de ltre, celui qui ne sexprime souvent qu mots couverts, par allusions ; cest dautant plus vrai dans lpope qui prsente principalement un monde dhommes et dactions o le cur est plus synonyme de courage que daffection.1 Nous chercherons donc savoir quelle image lEnide nous renvoie du couple runi par lamour : s agit-il dun ensemble harmonieux o se joignent des forces dans un but denrichissement personnel et de cration ou est-ce, au contraire, un carcan destructeur pour lindividu et vou une prcarit qui confine lchec ? Le couple est un creuset o se fondent deux aspirations distinctes ; li au temps, il subit les alas qui en dcoulent. Gage de prennit, les couples qui ont travers le temps voient pourtant leur sparation dans lEnide, comme si leurs liens reprsentaient une entrave la progression du hros. On assiste la mort de Priam et celle dAmata et ainsi la fin du couple quils formaient respectivement avec Hcube et avec Latinus. Lavnement dEne en

Lassociation cur / courage est un topos de la littrature classique, quon pense au fameux vers de Don Digue, dans Le Cid : Rodrigue, as-tu du cur ?

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tant que hros et la refondation de Troie en Rome supposent la fin dune poque dont les liens sont progressivement dnous pour tre reconstruits ailleurs. Cest ainsi quon ne peut envisager dtudier les couples sans se rfrer, de manire systmatique, la figure centrale, celle dEne, qui sans en avoir toujours conscience, rgit leur organisation. En tant que pivot du schma actantiel de lEnide, Ene est le rvlateur de lpope : li au pass par la chute de Troie dont il fut spectateur, au prsent par sa geste qui le conduit la tte du Latium et au futur par lespoir quil fait natre autour de lui et chez ses descendants, Ene est la fois un tmoin et un acteur ; il a le pouvoir dunir, de runir ou de diviser. Comment use-t-il de ce pouvoir ? Quel tat de conscience joint-il cet acte ? Hros singulier aux multiples facettes, Ene est un vecteur de paix et de guerre, runissant en lui les principes originels du chaos et de lharmonie ; sa tche principale ne serait-elle pas de retrouver cette unit perdue, celle dun seul peuple sur une terre quil sapproprie ? Dans ce cadre, son implication dans une dyade et son impact sur les couples seront rvlateurs de toute sa geste hroque. Il est parfois difficile de distinguer les couples amoureux : ils ne sont pas exclusivement htrosexuels, pas toujours maris et les individus qui les composent ne savouent pas toujours leur attirance mutuelle. Par ailleurs, la prsence dune descendance ne suffit pas considrer le couple comme amoureux ; que lon pense au couple Andromaque/Pyrrhus : bien quils aient trois fils, lamour est totalement exempt de leur relation. Enfin lamour peut prexister la relation comme il peut en dcouler : Ene et Lavinia ne sont pas unis dabord par lamour mais par la ncessit. Cest une notion complexe quil nous faudra clarifier au cours de notre tude. Si la cause premire de la guerre est issue dune union inacceptable, celle de Pris et dHlne, elle trouvera sa rsolution dans une autre union, lgitime celle-l, celle dEne et Lavinia. Cest ainsi que la prsence des couples est un thme qui structure lpope dans son ensemble. Quil sagisse de couples vous perdurer ou de liens phmres que le temps peut dissoudre, de couples harmonieux ou plus problmatiques, ils organisent un jeu de duos dans lEnide, tout en clair-obscur, en demiteinte. Parfois, lun dentre eux se retrouve en pleine lumire, et lclairage qui linonde alors est plus abondant ; il est en effet des couples clbres que le temps mme na pas effacs Ce qui retiendra ici notre attention cest surtout la prsence ou labsence de liens forts entre deux tres ; si la reprsentation explicite dune union est porteuse de sens, son absence peut galement ltre : toute toile se tisse entre le plein et le nant. Aussi, il faudra perptuellement se demander quelle est la valeur de toute union : simple concidence ? Hasard provoqu par les dieux ? Effet du destin ? On sinterrogera galement sur le sens de sa destruction ou de son 28

absence : sagit-il de la recherche dune individualit plus marque ? Y a-t-il incompatibilit sur le long terme ? Disparition inopine ? Il ne sagira pas ici de traiter la question des couples dantagonistes, ni mme celle, plus allgorique, des couples dentits, mais bien de voir ce que lunion ou la dsunion de deux tres que la vie rapproche ou loigne peut apporter lpope, ce monde fortement connot du point de vue masculin. Y a-t-il une existence possible pour le couple au sein de lEnide ? Et si oui, dans quelles conditions ? Ces pralables poss, il faudra imprativement tenir compte dune des donnes primordiales de lpope et qui rgit le droulement des vnements : le temps, dramatique et ncessaire, qui rgule le cours du rcit et limite la dure des couples. Certains y chappent, dautres sont soumis la tyrannie de Cronos et, dans chacun des cas, lissue est radicalement diffrente. La pression qui sexerce sur les premiers laisse les seconds dans une achronie parfois dangereuse.

Nous aborderons dabord, de manire assez gnralisante et en balayant grands traits lpope, la question du mariage, de ses rites, de la prsence de la divinit et de ses implications : des couples se forment, certains se brisent, dautres se retrouvent au cours de lEnide. Puis, nous verrons plus prcisment la place rserve aux couples temporels, cest-dire bien ancrs dans un temps prcis et datable. Enfin, restera aborder la question des couples intemporels, qui ne sont pas soumis aux alas du temps, mais qui, parfois, nen demeurent pas moins prcaires.

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Chapitre premier : Union, runion et dsunion

Il ny a dans ce monde que deux tragdies ; la premire est de ne pas obtenir ce que lon dsire ; la seconde est de lobtenir. La seconde est la seule vraie tragdie. 1

A Les rites du mariageEn Italie romaine, un sicle avant ou aprs notre re, le mariage est interdit aux esclaves qui reprsentent un quart de la population ; ce sera le cas jusquau IIIme sicle. Seuls les hommes et les femmes libres et citoyens peuvent recourir linstitution civique du mariage. Mais quelles sont les motivations qui peuvent pousser deux familles unir leurs enfants ? La fortune, la rputation, la carrire ? Telles sont les raisons les plus souvent invoques dans la Rome rpublicaine et impriale, mais quen est-il pour les temps immmoriaux, ceux que lpope a conservs ? Si lunion de deux tres est indispensable la prennit de lespce, lamour sapparente, quant lui, une vritable preuve.

a. Lamour : une preuve hroqueAmour et mariage sont-ils incompatibles pour les Romains ? Certes, dans leur histoire, ils concdent lamour une place non ngligeable : cest par une histoire damour passionnelle et illicite, celle de Mars et de Rha Silvia que commence le cycle de Rome ; cest aussi ce qui inaugure2, puis dtermine3, le destin de Troie. Mais chaque fois, cet amour, aussi puissant soit-il, ne se dpartit pas de violence : dsunion, sparation, guerre seront lissue des trois couples auxquels il est fait allusion prcdemment. Car lamour tel quil est ici expos ne va pas sans difficult : il sagit chaque fois de la transgression dun interdit :

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Oscar Wilde, De limportance dtre constant, adapt pour le thtre par Nicole et Jean Anouilh sous le titre Il est important dtre aim, d. Actes Sud-Papiers, Paris, 1985. La morale de lhistoire rside dans la dernire rplique de la pice, mise dans la bouche de Jack, et qui sonne en cho au titre de louvrage : Je suis en train de comprendre pour la premire fois de ma vie combien il est important dtre aim. 2 LHymne homrique Aphrodite narre la rencontre puis lamour de la desse et dAnchise. 3 Cest cette fois la passion que Pris conoit pour Hlne qui sera dterminante.

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une fois passe la priode idyllique pour les deux amants, les vnements les rattrapent et le chtiment ne tarde pas. Souvent il vient des dieux, comme dans le cas dAphrodite et Anchise o cest Zeus qui, temprant ses ardeurs fulgurantes, inflige Anchise le handicap de la boiterie, ayant lanc sur lui sa foudre enflamme 1. Devenu vieux, et se croyant au seuil de la mort lors du sac de Troie, Anchise rappelle cet pisode douloureux son fils :

Iam pridem inuisus diuis et inutilis annos demoror, ex quo me diuom pater atque hominum rex fulminis adflauit uentis et contigit igni. 2 Zeus a un rle remplir vis--vis des hommes, celui de les guider et de les diriger, comme en tmoigne lpithte hominum rex ; au contraire, avec les dieux, il a de vritables liens de paternit (diuom pater) et cest justement ce lien qui lattache sa fille Vnus qui le conduit punir Anchise de sa jactance. Il est donc une instance qui surveille les amours des hommes et veille sur celles des dieux ; si elles ne sont pas conformes la morale olympienne, elles ont toute chance - ou plutt tout risque - dtre contraries. Cette passion ne va donc pas sans dangers, et les Romains prfraient se rclamer de lascendance dEne que de celle de Vnus : il y avait moins risquer dans la pietas que dans lamor. Comme le souligne P. Grimal : Les caprices de la passion amoureuse les inquitaient. Ils lui prfraient cette tendresse plus calme dont Ene demeurait le symbole, et quils appelaient la pit la fois affection filiale, dvouement pouss jusqu lhrosme envers les tres chers, et sens dun devoir transcendant, antrieur toute loi humaine, expression de lordre divin-, cette pit quils considraient comme lune des exigences les plus profondes de la vie morale 3. La pietas comprend la notion deffort quexclut lamor uniquement tourn vers la jouissance ; le rsultat de celle-l est long mais durable, alors que celui-ci noffre quune satisfaction phmre et instable. Souvenons-nous quEne sacrifie sa femme sa patrie ; plus soucieux du salut de son pre et de son fils que de celui de Cruse, il ne pourra que constater sa perte, la dplorer, mais en aucun cas il ne lavait anticipe. Pourtant, les conditions de leur dpart de Troie sont particulirement difficiles et hasardeuses, et Ene aurait pu prendre plus grand soin de sa compagne ; cest le contraire qui se passe.

Hymne Aphrodite, 287. En., II, 647-649 : Depuis longtemps, ha des dieux, inutile, je trane mes annes, du jour o le pre des dieux et roi des hommes ma effleur du vent de sa foudre et touch de son feu. Ce passage correspond lHymne Aphrodite, 287, et il est question de ce chtiment dans Promthe dEschyle, 359. 3 P. Grimal (1978), p. 14.2

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Devant le refus de partir dAnchise, Ene dcide de retourner au combat pour y mourir en hros, les armes la main ; il ne tient aucun compte dAscagne et de Cruse qui lui rappelle son devoir de protecteur de sa maison :

[] Cui paruos Iulus, cui pater et coniunx quondam tua dicta relinquor ? 1 Dans ces propos, Cruse est dj morte, oublie quelle se sent ; cest lpouse dautrefois, celle de la grandeur de Troie ; elle a accompli son rle de gnitrice, elle a donn un fils Ene et, au moment de la bataille, elle ne compte plus. Le temps appartient dsormais aux hommes, la guerre, la survie ; en tant que femme elle en est exclue. Sans doute a-t-on reproch Virgile la dsinvolture que manifeste Ene lgard de Cruse dans ces instants capitaux et nanmoins douloureux de leur vie ; il ne pouvait pas changer la lgende ni le destin dEne : Cruse devait mourir, et dune certaine manire, il prpare cet instant en dtachant progressivement le mari de sa femme pour lui substituer limage du pre et du fils, soucieux de prserver son ascendance et sa ligne. Conscient de ce malaise et de la gne que lon ressent vis--vis de Cruse ainsi abandonne son destin, Virgile a ajout lpisode du retour dEne Troie, la recherche de sa femme qui nest plus ; il sexpose alors volontairement aux risques de la guerre et brave les lignes ennemies :

Stat casus renouare omnis omnemque reuerti per Troiam et rursus caput obiectare periclis. 1 La dtermination dEne se marque par lusage du vocabulaire qui insiste sur la volont de remonter le temps et dannuler les vnements : renouare, reuerti, rursus ; le prfixe re- des verbes, tout autant que ladverbe insiste sur cette notion de retour et de deuxime chance possible. Ene semble avoir t aveugl par sa prcipitation et il reconnat son indiffrence vis--vis de Cruse : il veut rattraper le temps perdu ; il ne parviendra qu retrouver le temps pass reprsent par lombre de Cruse. Malgr cela, le sens du rcit demeure clair : la pit du hros envers Anchise et Ascagne est un devoir divin ; son affection pour Cruse nest quun amour humain. En sacrifiant Cruse, il ne blesse que son cur ; sil la prfrait ceux de sa race, il serait coupable, et manquerait lordre du

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En., II, 677-678 : A qui abandonnes-tu le petit Iule, ton pre et moi quon appelait nagure ton pouse ?

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monde 2. Labandon de Cruse est involontaire, mais cest le premier volet du diptyque qui verra ensuite celui de Didon. Par deux fois, Ene privilgiera ses devoirs sur les droits de son cur ; lui, le fils de la desse de lamour, fruit dun caprice interdit, prfre changer ses dsirs plutt que lordre du monde, tout entier soumis au fatum qui le dirige. Instance providentielle lorigine des actions humaines et divines, cest en effet au fatum que doit sen remettre Ene : cest lui qui commande les actions plus que ne le font les tres eux-mmes. Aussi les alliances et msalliances ne sont-elles pas tant volontaires que fatales. Reste le problme de la responsabilit et de la volont. Or, en amour, plus que dans tout autre domaine, la part de la volont se mesure difficilement, si ce nest laune de lattachement du partenaire. Si lamour est donc une composante indniable de lEnide, cest souvent un domaine insatisfaisant : prcaire, instable, il entre dans la composition de lpope comme une preuve supplmentaire pour le hros. Sil parvient surmonter lamour et ne pas sy laisser enchaner, il a alors quelque chance de surpasser la condition humaine et de la dominer.

b. Le mariage : une vidence socialeIl ne faut pas, en effet, trop romancer les mariages romains : sils sont parfois commands par lamour, cest chose encore assez rare lpoque de Virgile. LEgypte pharaonique est la seule des civilisations antiques avoir donn la femme un statut gal celui de lhomme ; cette dernire ne subit aucune tutelle maritale ou filiale et elle est relativement libre dans le choix de son futur poux 3. Dans les autres civilisations, le mariage est une affaire de familles et non dindividus : cest un contrat pass entre deux pres de famille, soucieux de prserver ou daccrotre leur patrimoine. Cest le cas de Didon, unie Syche par son pre :

Huic coniunx Sychaeus erat, ditissimus agri Phoenicum, et magno miserae dilectus amore,1

En., II, 750-751 : Je suis dcid rveiller tous les hasards, retourner partout dans Troie, exposer encore ma vie. 2 P. Grimal (1978), p. 15. 3 Mme si lgalit des sexes ny est pas rellement tablie, lEgypte pharaonique reconnat la femme une place vritable dans son statut dpouse et de mre. D. Laboury, dans son ouvrage LEgypte pharaonique, Le cavalier bleu d., Paris, 2001, p. 65, crit : La littrature pharaonique recommande dailleurs un grand respect pour la femme qui est sa place dans la famille, la bonne pouse et la mre des enfants.

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cui pater intactam dederat primisque iugarat ominibus. 1 Sil se trouve que Didon conoit un rel amour pour son poux, cest un choix paternel qui le lui a fait pouser. Les terres que possde Syche font de lui un parti avantageux, propre accrotre la renomme de la famille de Didon. Le superlatif relatif ditissimus, complt par le gnitif agri 2, tmoigne de lexcellence de son bien. Il sagit, pour Didon, dun premier mariage inaugur par le rite initial de la prise dauspices, qui se faisait primitivement par lobservation des oiseaux et le plus souvent par linspection des entrailles dune victime. Il faut que les dieux agrent cette union, et donnent, en quelque sorte, leur consentement. Tout dpend ensuite de linterprtation des signes divins, et cest l ce qui perdra Didon, lors de sa seconde union, avec Ene cette fois. Si elle a bien soin, avec sa sur, de consulter les dieux, elle interprte les signes divins tort :

Ipsa tenens dextra pateram pulcherrima Dido candentis uaccae media inter cornua fundit, aut ante ora deum pinguis spatiatur ad aras, instauratque diem donis, pecudumque reclusis pectoribus inhians spirantia consulit exta. Heu, uatum ignarae mentes ! 3 Didon tente de recueillir la bienveillance des dieux, la uenia, au seuil de cette importante entreprise. La consultation des entrailles4

est le rite naturel dans ce genre de

circonstances. On comprend, grce au verbe instaurare, que Didon a recommenc plusieurs fois les sacrifices dans la mme journe (diem, au singulier) pour obtenir un rsultat favorable, comme il est dusage. De plus, comme tout mariage romain commence par une

En., I, 343-346 : Elle avait un poux, Syche, plus riche en terres quaucun de Phnicie, et elle laimait, la malheureuse avec passion, lui ayant t donne vierge par son pre, lui unie sous de premiers auspices. 2 Cest un emploi relativement limit dans la prose classique que celui du gnitif accompagnant les adjectifs dabondance ou de disette (Cic., Ver., II, 1, 119, impleuit rerum ; Cs., B.G., VI, 11, 4, auxilii egeret), mais on le retrouve plusieurs fois dans lEnide et de manire systmatique avec le verbe impleri (se rassasier), comme au chant I, 215. 3 En., IV, 60-65 : Elle-mme, tenant la patre de ses mains, Didon, la toute belle, rpand le vin entre les cornes dune vache blanche ou, devant la face des dieux, marche solennellement autour des autels humides de sang ; par de nouvelles offrandes elle reprend la journe et dans les flancs ouverts de ses victimes consulte, bante, les entrailles encore vives. Ah ! lignorance des interprtes ! 4 Racine reprend cette tradition dans Phdre, I, 3, vers 281-282 : De victimes moi-mme toute heure entoure, Je cherchais dans leurs flancs ma raison gare.

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prise dauspices qui inaugure la journe, Didon renouvelle le jour chaque fois que, dans sa dure, elle recommence les sacrifices. Soucieuse dobtenir une rponse favorable, elle se mprend sur les volonts divines et les interprte tort : la machine infernale, lance par Vnus, poursuit sa route imparable. Cest lAmour (allgorie de lamour) qui est cause de ces divagations de lme et gnrera la perte de la reine. Mieux vaut un mariage de raison, obissant la volont paternelle, quun mariage damour qui peut se rvler pure folie ; peut-tre est-ce l la conclusion laquelle aboutit lEnide en confrontant ces deux unions lissue tragique. Cela semble un peu schmatique et il faut compter, dans lpope, avec laction relle des dieux et leurs interfrences sur le monde humain. Si Vnus remplit, auprs de Didon et dEne, le mme rle que le pre de cette dernire dans son union avec Syche, les actions de Junon et Pygmalion sur le conjoint sont galement dcisives. Elle est la cause indirecte du dpart dEne et du suicide de Didon ; il est le responsable de la mort de Syche et de la fuite de Didon. Dpart et mort sont les issues de ces deux mariages qui auraient d se concrtiser dans lunion et la naissance. Loin des sentiers battus des potes lgiaques, Virgile nous donne voir la version noire du mariage, quittant toute conception idyllique de lamour pour en montrer les tristes attraits. Non plbiscit par les murs de ses contemporains, le mariage damour est vou lchec et la ruine dans lEnide, alors que le mariage de raison, tel quil peut apparatre travers le couple form par Ene et Lavinia est durable. Tout doit avoir un but dans lpope et il nest pas donn aux protagonistes de pouvoir raliser des vux qui chappent leur destin : pour quune union soit valide par les dieux, elle doit apporter un bnfice lpope humaine. On rejoint donc, au niveau microcosmique de la cellule familiale, la conception romaine du mariage de raison, organis par les pres dans le souci den obtenir un bnfice personnel.

c. La valeur du mariage selon les hommes et les femmesDans la conception romaine, la femme, quelle soit un personnage littraire ou une personne relle, nest pas libre : sa libert dpend de la tutelle quexercent sur elle les hommes. Il en va de mme Athnes, o la jeune fille ne quitte pratiquement jamais le gynce et vit loin des regards extrieurs, lcart mme des membres masculins de sa famille. Que ce soit Rome ou Athnes dailleurs, le mariage est une histoire dhommes, voire de pres lorsque les promis sont encore au berceau. Quatre qualits sont requises pour un futur poux : le courage, lesprit de famille ou pietas, la bont et la sagesse auxquelles font 35

cho quatre qualits ncessaires une bonne pouse : la beaut, linstinct maternel, la richesse et les bonnes murs. Dans chacun des deux cas, les qualits physiques doivent complter des qualits morales pour crer un tre capable dentrer dans une union durable. Il en va de mme dans lpope quoique souvent la valeur physique du soupirant soit un gage suffisant pour quun pre lui accorde sa fille en mariage. Aussi, pour choisir son futur gendre, le pre soumet les candidats au mariage des preuves de comptition trs dures. A Ithaque, Pnlope fut somme de choisir ainsi son futur poux parmi les prtendants. De mme, la main de Lavinia est lobjet de toutes les convoitises :

Multi illam magno e Latio totaque petebant Ausonia ; petit ante alios pulcherrimus omnIs Turnus, auis atauisque potens, quem regia coniunx adiungi generum miro properabat amore [..] 1 La valeur de Turnus est renforce par le nombre des prtendants - il est le seul nomm parmi une foule indistincte- et par le double renforcement du superlatif, ante alios omnes. On trouve cette tournure pour qualifier les tres dexception des moments cl de leur histoire : ainsi parat Ene, plus beau que tous les autres 2

aux cts de Didon. Didon est reine,

Lavinia est appele ltre : lhomme qui les accompagne ne peut tre quune reprsentation masculine de lexcellence et, ce titre, la beaut est un ornement ncessaire qui va de pair avec la puissance. Le gendre idal pour un pre est lhomme qui se distingue par ses qualits apparentes beaut, force, courage- et dont le pouvoir est lgitim par la gloire de son ascendance. Turnus rpond parfaitement ces critres ; il est mme le neveu dAmata. La famille royale pourrait senorgueillir dune telle union, mais cest compter sans la venue dEne, homme tout aussi valeureux mais plus glorieux par ses origines. Et Ilione ne manque pas de le rappeler, grand renfort de rptitions, Latinus lors de son entrevue avec celui-ci :

Ab Ioue principium generis, Ioue Dardana pubes gaudet auo ; rex ipse Iouis de gente suprema,

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En., VII, 54-58 : Beaucoup la demandaient, du grand Latium et de toute lAusonie ; Turnus la demande, plus beau que tous les autres ; ses aeux, ses anctres lont fait puissant ; la royale pouse htait avec un zle extraordinaire lheure de lavoir pour gendre. 2 En., IV, 141.

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Troius Aeneas, tua nos ad limina misit. 1 Le peuple romain se prtend descendant de Jupiter selon la gnalogie suivante : Jupiter, Dardanos, Erichtonius, Tros, Assaracus, Capys, Anchise, Ene 2 ; par la suite, la gens Iulia, laquelle Octave appartient grce son adoption par Csar, prtend remonter Iule, fils dEne. Ene se rattache, en outre, Jupiter plus directement par sa mre, Vnus, fille de Jupiter. Le nom de Jupiter, rpt par trois fois en deux vers, est un gage de puissance : se rclamer du roi des dieux, cest gagner sa place auprs du roi des hommes. Outre cela, le mariage de Lavinia avec Ene transcende dieux et hommes, il est dans lordre des destins et nul ne peut sy opposer, pas mme Junon qui avoue son impuissance :

Non dabitur regnis, esto, prohibere Latinis, atque immota manet fatis Lauinia coniunx [] 3 Alors quIlione mentionnait Jupiter par trois fois dans sa plaidoirie, Junon se contraint ne pas nommer Ene : elle lui refuse encore une existence propre et ne souhaite pas, par sa parole, linvestir comme futur roi ; car, mme si elle sait quelle ne peut changer les destins, elle peut toujours en retarder laccomplissement. Ainsi se marque un des points de rupture principaux entre les hommes et les femmes : Latinus se soumet aux destins et les favorise, tout comme Jupiter ; Amata les refuse, tout comme Junon, qui cherche retarder leur accomplissement. Lacceptation des uns soppose au refus des autres. Si ce sont les hommes qui dirigent les femmes en apparence, celles-ci revendiquent une autonomie et un pouvoir vis--vis des arrts des destins quelles contestent. Les hommes se soumettent aux destins et aux dieux, sachant que tout effort pour les contrer serait vain, alors que les femmes refusent dobtemprer et accusent les hommes de faiblesse. Dans cette optique, le couple Ene/Didon est similaire au couple Latinus/Amata : soumission et abngation pour les uns ; opposition et folie suicidaire pour les autres. Amata et Didon refusent la dcision prise, respectivement, par Latinus et Ene : devant leur inflexibilit, elles nont dautre issue, pour montrer leur dsapprobation, que la mort. Alors que les hommes1

En., VII, 219-221 : Jupiter est lorigine de notre race, le peuple dardanien se glorifie davoir Jupiter pour aeul ; notre roi lui-mme tient du plus prs au sang de Jupiter, cest le Troyen Ene, il nous a envoys ton seuil. 2 On trouve cette gnalogie dans lIliade, XX, 215 sqq. 3 En., VII, 313-314 : Il ne me sera pas donn, soit ! dempcher quil rgne sur les Latins, les destins immuables lui gardent Lavinia pour femme [] .

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exercent leur pouvoir sur les femmes quils peuvent dominer, les femmes, atteintes, pourraiton dire, du complexe de Don Quichotte sopposent en vain. Cest l que se marque le ct fminin de Turnus qui refuse dobir aux destins et pense pouvoir les supplanter. Si la sensibilit nest pas lapanage du sexe fminin Ene est un hros sensible et Latinus un roi sensible- cest cette vaine poursuite dun bonheur personnel, et donc impossible dans le cadre dune pope collective, qui semble caractriser les femmes. Les hommes ont un souci de gloire et mnent des combats quils sont susceptibles de gagner, les femmes cherchent une impossible harmonie familiale : Didon veut pouser Ene et fonder avec lui une famille ; Amata souhaite Turnus, le fils de sa sur Vnilie, pour gendre. Souvent incompatible avec lharmonie universelle, lharmonie familiale sestompe devant le devoir quimpose le statut de roi. Ainsi peut sexprimer lopposition fondamentale entre les sexes : les hommes obissent au devoir et les femmes refusent la tutelle des destins. Celles quon pensait les plus serviles sont prtes mourir pour leur idal. La place de la femme dans lpope est difficilement compatible avec son rle dpouse et de mre ; elle est surtout une gnitrice dont le but est de donner une descendance lhomme quelle accompagne. Peu importent les sentiments, seul compte le rsultat : lpope suppose linscription dun individu dans une suite gnalogique, avec des aeux et des descendants ; la femme permet laccomplissement de cette dynastie. Amata doit savoir mettre de ct son rle de mre et les projections davenir quelle avait formes pour sa famille. Originellement, le nom dAmata dsigne la Vestale dans le droit pontifical romain. Quand une jeune fille tait consacre Vestale, le souverain pontife la saisissait, par une imitation des usages de la guerre : Ab eo parente in cujus potestate est uelut bello capta abducitur 1, et il prononait une formule termine par les mots : Ita te, Amata, capio . Ainsi, Latinus et Amata reprsentent les deux grands cultes de Lavinium, Iupiter Indiges et Vesta. Or, Vesta est la desse du Foyer et les Vestalia, ftes de Vesta clbres le 9 juin, concernaient les femmes maries qui se rendaient en procession au temple de Vesta. On comprend la valeur de ce nom pour qualifier lpouse de Latinus ; dvoue la desse, Amata nen est pas moins trs attache son foyer et au bonheur de sa fille. A lannonce du mariage de cette dernire avec Ene, elle tente de flchir son mari en en appelant la douceur de leur foyer et aux liens indissolubles entre une mre et sa fille :

Exsulibusne datur ducenda Lauinia Teucris, o genitor, nec te miseret gnataeque tuique ?

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Aulu-Gelle, I, 12, 14.

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nec matris miseret, quam primo Aquilone relinquet perfidus alta petens abducta uirgine praedo ? At non sic Phrygius penetrat Lacedaemona pastor Ledaeamque Helenam Troianas uexit ad urbis ? 1 En lappelant genitor, Amata sadresse aux sentiments paternels de Latinus pour Lavinia ; situ en dbut de vers, ce nom se rpercute au vers suivant sur le terme matris, tous deux encadrant lemploi de gnata. Souligne par la rptition expressive de miseret accompagn du o genitor, qui a ici valeur dimploration, ces paroles dAmata cherchent mouvoir leur auditeur, le toucher dans sa sensibilit dhomme et de pre. Mais cest le roi de son peuple et le serviteur des destins qui coute la supplication : tous les arguments, mme celui du mariage considr comme un rapt et du gendre/pirate, ne sauraient mouvoir Latinus qui reste inflexible. Linefficacit des propos dAmata qui choisit ses mots et les emploie dessein - comme le choix du prsent historique, penetrat, qui met le fait pass sous les yeux et le rend plus concret - se heurte au caractre inluctable de la dcision laquelle sest rendu Latinus. Comme Didon plus tt et Turnus, plus tard, Amata, en refusant la voie fixe par les destins, vient de sengager dans une lutte perdue davance. Devant son propre chec, elle naura dautre choix que le suicide, pseudo-lutte contre un ennemi invisible, le fatum. Amata est un personnage du pass et les valeurs nouvelles vhicules par Ene ne lui correspondent pas ; elle naccorde sa foi qu lancien temps reprsent par Turnus. On ne peut, ce titre, manquer de penser la parfaite homonymie de son nom et du participe pass passif du verbe amo : Amata est celle qui a t aime par Latinus, sans doute, par les dieux aussi, mais cest un personnage qui appartient dfinitivement au pass.

Moyen de sassurer une descendance, le mariage est pour les hommes source de scurit : il leur permet dinscrire leur histoire personnelle dans une dimension collective qui les a prcds et est amene les dpasser. Dans le couple romain, bien souvent, il nest pas question dinclination : la femme est linstrument ncessaire la conservation de la famille. Du point de vue fminin, le mariage est totalement diffrent ; mme si la jeune fille obit au choix paternel, la femme, elle, a une conception plus raisonne du mariage. Didon souhaite

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En., VII, 359-364 : Est-ce donc des sans-patrie que nous allons donner Lavinia en mariage, des Troyens, pre, et nas-tu pas piti de ta fille et de toi ? Ni de sa mre, quau premier souffle de lAquilon le pirate sans foi va laisser l pour gagner le large, en enlevant une enfant ? Mais nest-ce pas ainsi que le berger phrygien pntre dans Lacdmone et entrana vers les villes des Troyens Hlne fille de Lda.

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pouser Ene parce quelle laime : elle nobit quaux lois que lui dicte son cur. Amata souhaite le mariage entre sa fille et Turnus parce quen tant que mre, et donc confidente de sa fille, elle a connaissance de leur inclination mutuelle et quelle aime Turnus comme un fils. Ce que la jeune fille, sous lemprise tutlaire de son pre, est tenue daccepter, la femme le dpasse. Malheureusement, quand elle se veut linitiative de sa vie, la femme se heurte aux destins qui la supplantent et lanantissent. Il y a donc, pour la femme, une forme de scurit vitale rester sous lemprise de son pre ou de son mari et se fier au jugement de ce dernier. Ainsi transparat une conception coutumire Rome et que Virgile partage aussi : il ny a de vie possible pour la femme que dans lombre suppose bienfaisante- de lhomme et dans le respect des actes quil accomplit et des dcisions quil prend. Toute femme voulant sopposer la dcision de lhomme est voue la mort : Lavinia pousera son destin et souvrira la vie; Didon et Amata refuseront le leur et senfuiront au pays des ombres.

d. Le droulement du mariageLe droulement du mariage suit un protocole trs codifi dans lAntiquit. Tout mariage dbute par une promesse dunion ou fianailles qui crent des liens pratiquement indissolubles. Le plus souvent, le consentement de la jeune fille nest nullement requis1. Dailleurs, dans lAthnes du VI me sicle, les fianailles appeles engysis se passent sans la jeune fille ; cest un accord oral entre le pre de la jeune fille et le prtendant, sil est majeur (dans le cas contraire, il est reprsent par son pre). Cette promesse de mariage est rarement remise en cause car on ne peut rompre un engagement solennel sans sexposer la colre des dieux. Les dieux eux-mmes respectent ce protocole qui nest pas rserv lhumanit basse et servile. Cest ainsi que pour saccorder les faveurs dEole, Junon lui promet un mariage avec Diopa :

Sunt mihi bis septem praestanti corpore Nymphae, quarum quae forma pulcherrima, Deiopea, conubio iungam stabili propriamque dicabo, omnis ut tecum meritis pro talibus annosP. Grimal (2007), p. 69, prcise quil faut attendre le dbut de lEmpire pour que le consentement de la jeune fille soit considr comme un pralable indispensable son mariage : Il est clair que, de toute faon, la jeune fille, dans la grande majorit des cas, ne pouvait que sincliner et, jusque sous lEmpire, sa facult de choix demeura essentiellement ngative. 1

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exigat et pulchra faciat te prole parentem. 1 Cest Iuno Pronuba qui sexprime ici, soit la Junon romaine qui prside aux mariages. Pour rcompense de la mise en droute de la flotte dEne, elle assure au dieu des vents un mariage heureux et paisible. Ainsi sexprime toujours le pouvoir de la desse, qui, comme Janus biface, unit les uns tout en brisant la destine des autres. La promesse de mariage est une rcompense pour le service accompli : Junon applaudit devant la destruction et le malheur ; Eole nest que linstrument de sa colre insatiable. Sa haine lencontre des Troyens est sans limite tout comme la protection quelle exerce sur Carthage. Or, suite la tempte dchane par Eole, cest sur les ctes carthaginoises quaborde Ene ; Anna voit dans cette venue un signe de Junon et elle sadresse ainsi sa sur Didon :

Dis equidem auspicibus reor et Iunone secunda hunc cursum Iliacas uento tenuisse carinas. Quam tu urbem, soror, hanc cernes, quae surgere regna coniugio tali ! 2 Voil un argument spcieux contre les scrupules de Didon : Anna fond ensemble, dans son propos, la desse punique protectrice de Carthage et la Junon romaine qui prside aux mariages. Tout provient dune mauvaise interprtation initiale : ce nest pas Junon qui a guid les Romains sur la rive carthaginoise, mais Neptune, pris de piti devant leur infortune. Tout nest que stratgie divine, dont les ressorts napparaissent pas aux humains. Le vent, qui a conduit les Troyens sur les bords africains, nest pas le vent de la concorde, encore moins celui du mariage, mais il est issu de la colre inassouvie de Junon envers un peuple quelle excre et dont elle veut la perte. Anna interprte cette venue avec sa propre exprience des dieux et tout en sachant que Junon est favorable son peuple ; sans le savoir, elle encourage Didon une union qui causera sa perte. Pourtant, la tempte qui se lve avant lunion de la reine et dEne, et qui les contraint se rfugier dans une grotte rvle, nouveau comme

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En., I, 71-75 : Jai prs de moi deux fois sept nymphes au corps parfait ; la plus belle, la plus accomplie, Diopa, je te lattacherai par les liens du mariage, je te la donnerai pour femme, afin quen rcompense dun si grand service elle passe avec toi toutes ses annes et te rende pre dune belle postrit. Ce passage, imit de lIliade, XIV, 196, trouve sa couleur romaine dans la notion de mariage romain auquel prside Iuno Pronuba. 2 En., IV, 45-48 : Oui, je le crois, cest sous les auspices des dieux, par la grce de Junon, que le vent a dirig vers nos bords la course des vaisseaux dIlion. Que sera notre ville, ma sur, quel empire vas-tu voir grandir la faveur dun tel mariage !

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lors des dchanements du vent- le caractre illicite de ce mariage1 vou tre contrari. Cest encore une fois Junon qui est lorigine de ces drglements climatiques qui font partie de sa ruse :

Interea magno misceri murmure caelum incipit, insequitur commixta g