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P rendre l’Univers pour objet n’est pas une démarche ano- dine. Tenter de décrire, dans les termes usuels de la phy- sique, le « système Univers » en tant que tel est tout sauf simple. Penser le Cosmos, non plus seulement comme conte- nant, comme substrat des processus ou lieu phénomène, mais comme objet pouvant être lui-même analysé exige de grandes précautions. Les spécificités de la cosmologie sont nombreuses et profondes (voir schéma p. 17). Pour toutes ces raisons, et beaucoup d’autres plus pragma- tiques, la cosmologie est longtemps restée hors du champ de la science orthodoxe. La situation a drastiquement changé dans les dernières décennies. Les observations nombreuses et pré- cises qui ont été menées permettent d’étayer le modèle du Big Bang inflationnaire : l’Univers semble être en expansion depuis 13,7 milliards d’années, d’abord exponentiellement, puis de façon plus lente, jusqu’à une nouvelle phase contemporaine d’accélération. De nombreuses indications confortent ce scéna- rio dont chacune des hypothèses est corroborée par plusieurs observations indépendantes les unes des autres. Aux trois piliers historiques du Big Bang (récession des galaxies, nucléosynthèse primordiale, fond diffus cosmologique) sont venus s’ajouter beaucoup d’autres éléments convaincants : étude des fluctua- tions dans la distribution des galaxies, utilisation des superno- vae lointaines, effet de lentille gravitationnelle, etc. Le para- digme dominant est aujourd’hui une construction fiable et abondamment testée, qui n’a rien à envier à la physique des particules élémentaires ou à la physique de l’état solide: notre Univers est relativement bien connu et compris. Sa dynamique est correctement décrite par la relativité générale et l’édifice est supporté par de très nombreuses expériences. Les difficultés du modèle standard Mais, en contrepoint de ces succès, le modèle cosmologique doit aussi faire face à un certain nombre de paradoxes. Le plus dis- cuté à l’heure actuelle est sans aucun doute le mystère de « l’énergie noire », c’est-à-dire l’accélération de l’expansion cos- mologique. Si, en effet, l’expansion de l’Univers est connue depuis maintenant un siècle et est bien comprise dans le cadre de la théorie d’Einstein, le fait que celle-ci soit de plus en plus 16 - l’ASTRONOMIE – Mars 2011 ZOOM AURÉLIEN BARRAU Laboratoire de Physique subatomique et de Cosmologie de Grenoble (IN2P3/UJF) FRANCESCA VIDOTTO Centre de Physique théorique de Marseille COSMOLOGIE QUANTIQUE La recherche d'une théorie quantique de la gravitation est un des enjeux majeurs de la physique depuis près d'un siècle. L'approche des « boucles » a connu des développe- ments considérables ces dernières années. Appliquée à la cosmologie, elle transforme radicalement notre vision de l'Univers primordial et remplace le Big Bang par un grand rebond (Big Bounce) avant lequel aurait existé un autre Univers.

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P rendre l’Univers pour objet n’est pas une démarche ano-dine. Tenter de décrire, dans les termes usuels de la phy-sique, le « système Univers » en tant que tel est tout sauf

simple. Penser le Cosmos, non plus seulement comme conte-nant, comme substrat des processus ou lieu phénomène, maiscomme objet pouvant être lui-même analysé exige de grandesprécautions. Les spécificités de la cosmologie sont nombreuseset profondes (voir schéma p. 17).

Pour toutes ces raisons, et beaucoup d’autres plus pragma-tiques, la cosmologie est longtemps restée hors du champ de lascience orthodoxe. La situation a drastiquement changé dansles dernières décennies. Les observations nombreuses et pré-cises qui ont été menées permettent d’étayer le modèle du BigBang inflationnaire : l’Univers semble être en expansion depuis13,7 milliards d’années, d’abord exponentiellement, puis defaçon plus lente, jusqu’à une nouvelle phase contemporained’accélération. De nombreuses indications confortent ce scéna-rio dont chacune des hypothèses est corroborée par plusieursobservations indépendantes les unes des autres. Aux trois piliers

historiques du Big Bang (récession des galaxies, nucléosynthèseprimordiale, fond diffus cosmologique) sont venus s’ajouterbeaucoup d’autres éléments convaincants : étude des fluctua-tions dans la distribution des galaxies, utilisation des superno-vae lointaines, effet de lentille gravitationnelle, etc. Le para-digme dominant est aujourd’hui une construction fiable etabondamment testée, qui n’a rien à envier à la physique desparticules élémentaires ou à la physique de l’état solide : notreUnivers est relativement bien connu et compris. Sa dynamiqueest correctement décrite par la relativité générale et l’édifice estsupporté par de très nombreuses expériences.

■ Les difficultés du modèle standardMais, en contrepoint de ces succès, le modèle cosmologique doitaussi faire face à un certain nombre de paradoxes. Le plus dis-cuté à l’heure actuelle est sans aucun doute le mystère de« l’énergie noire », c’est-à-dire l’accélération de l’expansion cos-mologique. Si, en effet, l’expansion de l’Univers est connuedepuis maintenant un siècle et est bien comprise dans le cadrede la théorie d’Einstein, le fait que celle-ci soit de plus en plus

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ZOOM AURÉLIEN BARRAU Laboratoire de Physique subatomique et de Cosmologie de Grenoble (IN2P3/UJF)

FRANCESCA VIDOTTOCentre de Physique théorique de Marseille

COSMOLOGIEQUANTIQUELa recherche d'une théorie quantique de la gravitation est un des enjeux majeurs de laphysique depuis près d'un siècle. L'approche des « boucles » a connu des développe-ments considérables ces dernières années. Appliquée à la cosmologie, elle transformeradicalement notre vision de l'Univers primordial et remplace le Big Bang par un grandrebond (Big Bounce) avant lequel aurait existé un autre Univers.

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Les spécificitésde la cosmologie sont nombreuses

et profondes

L’expérienceL’expérience dont il est questionest unique et irreproductible : il

faut se contenter d’un seulUnivers. Ce qui rend difficile leprocessus usuel d’inférence delois à partir de l’observation de

régularités.

Les énergiesLes énergies en jeu sont, au

moins quand on s’intéresse auxpremiers instants de l’Univers,plus grandes que ce qui a été

jusqu’alors – et sans doute quece qui sera jamais – testé sur

Terre. Il faut extrapoler.

L’observateurL’observateur est une partie –

certes assez dérisoire – du sys-tème qu’il entend décrire.

Usuellement, la méthode scienti-fique tente au contraire de sépa-

rer l’observé et l’observateur.

Le raisonnementLe raisonnement se fait « contre lesens du temps ». C’est l’état final(c’est-à-dire actuel) qui est connu

et c’est à partir de celui-ci quel’état initial (le Big Bang) doit être

imaginé.

Conditionsinitiales

Enfin, comme il n’y a ni exté-riorité ni antériorité à

l’Univers dans son ensemble,il est nécessaire d’accorderune importance particulièreaux « conditions initiales ».Comment, pourquoi, par qui,

sont-elles fixées ?

rapide est difficile à expliquer par une force gravitationnelle purementattractive et devant donc jouer le rôle d’un « freinage ». Pourtant, dupoint de vue des équations fondamentales de la gravitation – cellesd’Einstein qui lient le contenu à la géométrie – la présence d’uneconstante cosmologique, en mesure de rendre compte de cette accélé-ration, est tout à fait naturelle. Mais d’autres solutions, plus exotiques,sont également envisagées. La seconde difficulté majeure du paradigmecosmologique est l’énigme de la « matière noire ». On sait, là encore sui-vant plusieurs approches indépendantes, que l’essentiel de la masse del’Univers n’est pas visible. Et, pire encore, on sait que cette matière n’estpas « baryonique », c’est-à-dire qu’elle n’est même pas composée desparticules identifiées au sein du modèle standard de la physique deshautes énergies ! Il s’agit donc d’une question tout à la fois centrale pourla physique des constituants élémentaires et pour la cosmologie : trèsvraisemblablement, sa résolution fera appel à une « nouvelle physique ».

Mais la plus grande difficulté, qui semble avoir été quelque peu oubliéeces derniers temps suite aux succès heuristiques du modèle du Big Bang,est sans doute… le Big Bang lui-même ! En effet, l’extrapolation dumodèle vers des temps de plus en plus reculés mène, inéluctablement, àune singularité, c’est-à-dire à l’apparition d’infinis dans les équations.Cette singularité est très certainement moins un problème, ou une patho-logie, de l’espace-temps lui-même que de la théorie qui le décrit. Ontrouve également de telles singularités au cœur des trous noirs. Leurapparition n’est pas fondamentalement étonnante dans la mesure oùelles correspondent à une prédiction (parfois inévitable) de la relativité

MC

Singularité soudaine, Grand Gel… il y atoute une zoologie de singularités possi-bles) ! Le problème du Big Bang a égale-ment été abordé dans le cadre de la théo-rie des cordes (encadré 1) au sens largedans le scénario dit « ekpyrotique ». Le BigBang y est décrit comme la collision dedeux univers dans un espace avec plus de4 dimensions, par exemple via le modèlede condensation tachyonique où des parti-cules effondrées « courent » plus vite quela vitesse de la lumière, ou, plus générale-ment, par des approches où le champ« dilatonique » de la théorie des cordespermet de générer l’inflation.

Toutes ces approches ont en commun lanécessité de postuler quelque chose deradicalement différent de la physique quenous connaissons (matière étrange, dimen-sions supplémentaires, etc.). De plus, ellesdemeurent construites sur un espace-temps essentiellement classique. Pourtant,nous l'avons dit, les régimes auxquels lessingularités apparaissent sont ceux pourlesquels il faut tenir compte simultané-ment de la mécanique quantique (enca-dré 2) et la relativité générale. Ce sont lespropriétés quantiques de l'espace-tempsqui, vraisemblablement, jouent un rôlemajeur pour comprendre le Big Bang ou ce

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générale dans un régime où, précisément,elle cesse d’être valide ! La relativité géné-rale est une théorie classique. Elle fonc-tionne remarquablement bien auxgrandes échelles en montrant que la géo-métrie de l’espace-temps est dynamiqueet liée au contenu matériel. Elle a révolu-tionné notre manière de penser le mondeen imposant une vue purement « relation-nelle ». Mais, lorsque l’on s’approche desdensités considérables de l’Univers primor-dial, elle n’est plus une théorie cohérente.La nécessité d’élaborer une théorie quan-tique de la gravitation n’est donc pas pri-mitivement liée au problème de l’unifica-tion de toutes les interactions mais à celuide la cohérence interne de notre théoriede l’espace-temps. C’est le point nodalpour résoudre la singularité primitive.

QU'EST-CE QUE LA GRAVITATION QUANTIQUEÀ BOUCLES?Plusieurs façons d'éviter la singularité pri-mitive ont été explorées. Par exemple, onpeut imaginer qu’il existe de la matière« exotique », pour laquelle la gravitédeviendrait une force répulsive. Les équa-tions de la relativité générale pourraientalors ne plus conduire à une singularitéprimordiale. Il y a deux problèmes aveccette approche : d'une part, la matière enquestion doit présenter certaines proprié-tés étranges, en particulier une valeurnégative de l'énergie cinétique, et, d'autrepart, si les singularités disparaissent peut-être dans le passé, elles peuvent réappa-raître dans le futur (Grande Déchirure,

COSMOLOGIE QUANTIQUE

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1. Déformation de la géométrie par la présence d’un corps, tel que la théorie de la relati-vité générale le prévoit. (© Mourad Cherfi)

Exemple d’espace muti-dimensionnel : les 6 espaces

de Calabi-Yau.

1. LA COSMOLOGIE DES CORDES La naissance de la cosmologie des cordes peut être attribuée au travail novateur de

Veneziano, remontant à une vingtaine d'années environ. Aujourd'hui l'imageest celle d'un scénario où, à cause des relations de dualité de la théoriedes cordes, l'Univers commence à inflater à partir d'un état initialcaractérisé par une très faible courbure et de très faiblesinteractions. Cet état étant instable, il évolue vers de plusgrandes courbures et de plus forts couplages jusqu'à ce que leseffets « de cordes » conduisent à un rebond. Dans ce modèle, lerebond est différent de ce dont il est question en cosmologiequantique à boucles. En théorie des cordes, le mécanisme derebondissement et de chauffage trouve son origine dans la créationquantique de particules au sein du régime de haute courbure et degrand couplage se trouvant en amont du Big Bang standard. Deplus, il y a génération de membranes multi-dimensionnelles. ●

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Pour les physiciens, l'idée de mesurer quelque choseavec des boucles n'est pas nouvelle : en physique

des particules la technique est appelée « bouclede Wilson ». En gravitation, comme pour les

autres forces fondamentales (force électro-magnétique, force faible qui régit la désin-

tégration radioactive et force forte quirégit la physique des noyaux atomiques),on peut mesurer le champ de force ense déplaçant le long d'une boucle.

Dans une certaine mesure, on peutconsidérer que les boucles de gravita-tion ne sont pas dans l’espace mais

constituent l’espace lui-même (figure 3) !Le monde réinterprété comme une collec-

tion de boucles sur lesquelles nous vivons…

■ Introduction des « quanta d’espace »Quand on tient compte de la mécaniquequantique, on apprend que les processus qui régissent les champs peuvent êtredécrits en termes d’échanges de « quanta » ou particules. Les particules ne sontque des excitations localisées du champ. Par exemple, les particules associées auchamp électromagnétique sont les photons. Le résultat fondamental de la théoriede la gravité quantique à boucles est que la même chose se produit pour lechamp gravitationnel, et donc pour l'espace-temps lui-même. Les processusdynamiques de l'espace-temps quantique peuvent être compris en termes de« quanta d'espace ». Ces quanta d'espace ne sont que des excitations localisées del'espace-temps. Comme dans les processus usuels de la théorie des champs quan-tiques, où des particules sont créées et détruites, dans les processus impliquant lechamp gravitationnel quantique, il y a création ou destruction d'un grand nombrede quanta d'espace. Or, à l’instar des photons (de longueur d'onde donnée) quiont une énergie minimale et ne peuvent pas être « coupés en deux », les quantad'espace ont un volume minimal et ne peuvent pas être « coupés en deux ». Il y aun volume minimal, au-dessous duquel il n'y a rien. L'existence d'une longueurminimale en physique a été postulée dans plusieurs théories. De façon très élé-gante, dans le cadre de la gravité quantique à boucles, cette longueur minimaleapparaît, sans aucune hypothèse supplémentaire, comme une conséquence de lanature quantique du champ gravitationnel. Toutes les quantifications de la graviténe conduisent pas à ce résultat : dans les fameux travaux effectués dans les

qui en tient lieu. La question est alors lasuivante : est-il possible de résoudreles singularités cosmologiquesen tenant compte, unique-ment, de la nature probable-ment quantique du champgravitationnel ?

■ Des « boucles»apportent uneréponse aux singula-rités cosmiquesLa réponse semble posi-tive si l’on suit la voie dela gravité quantique àboucles. Cette théorie estun des principaux modèlescandidats à la « gravité quan-tique ». En 1988, Carlo Rovelli etLee Smolin ont introduit un typede quantification, dit « à boucles »,qui régit les phénomènes à l'échelle dePlanck (donc à des distances minuscules de l’or-dre de 10–35 m) tandis qu’à plus grande échelle lathéorie se réduit à la physique habituelle, c’est-à-dire à la relativité générale. Ce modèle décrit endétail les propriétés quantiques de l'espace-temps. Il permet donc très naturellement de jeterune toute nouvelle lumière sur le Big Bang.

Que sont donc ces « boucles » qui donnent leurnom à la théorie ? Ce sont des « chemins fermés »qui permettent de mesurer le champ gravitation-nel. L'une des grandes intuitions d'Einstein estl'équivalence entre la présence d'un champ gravi-tationnel et la forme de l'espace-temps (figure 1).C’est le cœur de la relativité générale. Commentmesurer la courbure de l'espace ? Et, en particulier,comment le faire sans s’extraire de cet espace ? Parexemple, si nous nous trouvons sur une sphère,comme la Terre, comment pouvons-nous mesurer lacourbure de cette surface ? Une possibilité consiste àconsidérer un vecteur (une « petite flèche ») et à ledéplacer suivant un « transport parallèle » (c'est-à-dire en gardant la même direction) le long d'unecourbe fermée. Si l'espace est plat, c'est-à-dire s’il n'ya pas de courbure, lorsque le « transporteur »retourne à son point de départ, le vecteur sera iden-tique à ce qu’il était initialement. Mais s'il y a unecourbure, il en résultera une différence entre la direc-tion du vecteur au départ et celle à l'arrivée du trans-porteur ! Si on part du pôle Nord avec un vecteurpointant vers Paris, qu’on va jusqu’à l’équateur, qu’onse déplace le long de celui-ci (toujours « parallèle-ment ») et qu’on remonte vers le pôle, le vecteur nepointe plus vers Paris mais dans une autre direction(figure 2) ! Cette différence (l'angle entre le départ etl’arrivée, bien que ces deux points soient les mêmes)est liée à la valeur de la courbure. Pour que cettedémarche fonctionne et permette de mesurer lacourbure en comparant les deux directions, il estimportant que le transporteur retourne au point dedépart : d’où l’image de la boucle.

2. Illustrationdu transport parallèle enprésence de courbure.Bien que le vecteur rougesoit toujours transportéparallèlement à lui-même,il a tourné d’un angle quand on revient au pointde départ. Cet angle derotation dépend directe-ment de la courbure.(© Carlo Rovelli)

3. Représentation imagéede l'espace-temps fait deboucles. (IMAGE DEDROITE)

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années 1960 par Wheeler, DeWitt etMisner, le volume peut prendre n'importequelle valeur, et il n'y a pas de volumeminimal. Le résultat fondamental de la gra-vité quantique à boucles est celui-ci : lagéométrie de notre Univers est constituéede blocs de construction qui ont unvolume minimal non nul. C’est une révolu-tion fondamentale dans notre compréhen-sion de la nature ultime de l’espace-temps.Or, l'existence de l'espace quantique estprécisément l'ingrédient clé pour la résolu-tion des singularités cosmologiques. De lamême manière, plus d'un siècle aupara-vant, l'introduction de quanta d'énergie,par Planck, avait permis de résoudre leproblème de l'instabilité de l'atome d'hy-drogène. L'électrodynamique classiqueprédit que les électrons perdent de l'éner-gie à cause du rayonnement, et tombentsur le noyau, rendant ainsi l'atome insta-ble. L'électron devrait « tomber sur la sin-gularité », sa distance au noyau devenantnulle et son potentiel infini. Mais l'électronne peut rayonner qu'à une certaine fré-quence, et la mécanique quantiqueimpose qu’à cette fréquence l'énergie nepeut être émise qu’en paquets d'énergiediscrets. Quand l'électron n'a plus assezd'énergie pour émettre un paquet, il cessede rayonner et demeure donc stable. Il y a,par conséquent, un état fondamental del'atome, avec un minimum d'énergie nonnul (les célèbres 13,6 eV nécessaires pourséparer l'électron du noyau auquel il estlié). La discontinuité quantique de l'éner-gie est le résultat clé pour éviter la « singu-larité » de l'atome et stabiliser toute lamatière. Tout se passe comme si la méca-nique quantique donnait lieu à une « force

répulsive » qui empêche l'électron de s’ef-fondrer sur le noyau.De même, la discontinuité quantique del'espace-temps est, dans la théorie desboucles, le résultat clé pour éviter le BigBang, c’est-à-dire la singularité originellede l’Univers. Classiquement, dans la théo-rie d’Einstein, le Big Bang est un instant dupassé, atteignable à temps fini, où levolume de l'Univers devient nul et la den-sité d'énergie infinie. À cause de la méca-nique quantique, cet instant ne peut enfait jamais être atteint, car il existe unvolume minimum et, par conséquent, unevaleur maximale de la densité d'énergie.Tout se passe comme si la mécaniquequantique donnait lieu, là aussi, à uneforce répulsive qui empêche l'Univers de« passer par » le Big Bang.Les équations de la cosmologie sont doncradicalement modifiées par ces effetsquantiques. À l'échelle de Planck, la gravitédevient répulsive plutôt qu'attractive. Celaimplique, en particulier, que non seule-ment le Big Bang, mais aussi les autrestypes de singularités plus ou moins exo-tiques, sont clairement évités ! Par exem-ple, que se passe-t-il dans le cas d'unUnivers à courbure positive, qui devrait,classiquement, s’effondrer dans le futur viaun inéluctable Big Crunch ? La force derépulsion quantique fait rebondir l'Universvers une nouvelle phase d'expansion. Lacontraction est suivie par un « GrandRebond » (Big Bounce) et une nouvelleexpansion (figure 4) prend naissance. Lescénario qui émerge est celui d'un possibleUnivers cyclique, invoqué aussi dans d'au-tres contextes (tels que l'Univers ekpiro-tique) mais pour des raisons souvent tout à

fait différentes. Le Big Bang ne serait doncplus le commencement de tout. À sa place,il y aurait eu une sorte de rebond – commeun goulet d’étranglement – qui connecte-rait notre Univers à un « autre » Universclassique. Il n'y a plus une singularité, maisun simple événement de l'histoire del'Univers lors duquel des énergies drama-tiques (mais finies) entrent en jeu.La théorie prévoit que le rebond se produità une densité d'énergie de l’ordre de1096 kg.m–3. C'est une valeur colossale, quidépasse l’imagination : comme si toutes lesgalaxies de tout l'Univers que nous obser-vons étaient concentrées dans l'espaced'un noyau atomique ! Alors que la gravita-tion usuelle est extraordinairement attrac-tive à ces densités, la « répulsion » prove-nant des effets de géométrie quantiquedevient assez intense pour éviter la singu-larité. Certaines informations peuvent-ellessurvivre et traverser le rebond ? Peut-on« voir » de l’autre côté ? Ce n’est pas exclumais c’est un problème ouvert très discutéà l’heure actuelle. Bien sûr, il s’agit deconditions extrêmes et d’une approchenécessairement spéculative, mais le faitqu'un scénario « pré-Big Bang » cohérentpuisse être échafaudé et étudié confère àces études une évidente légitimité.

■ Comment les difficultés spéci-fiques à la cosmologie sont-ellesabordées dans cette théorie?Une des clés de cette démarche tient au faitque la théorie utilisée n'est pas un nouveaumodèle développé spécifiquement à partirde différentes observations d'un seul objetdans le but de résoudre des paradoxes,mais constitue une application spécifique

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COSMOLOGIE QUANTIQUE

4. Vue d’artiste du « Big Bounce » (Grand Rebond). © Francesca Vidotto

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de théories déjà connues et bien corrobo-rées par l'observation (mécanique quan-tique et relativité générale). De ce point devue, le cadre est analogue à celui de beau-coup d'autres branches de la science. Engéophysique, il n’y a aussi qu’un seul objet,dont la formation est irreproductible : laTerre. Personne, néanmoins, ne doute quela géophysique soit une science légitime etbien fondée : le problème est moins l’infé-rence de lois à partir de l’observation derégularités au sein d'un seul objet que l'ap-plication rigoureuse des lois observées ail-leurs, ceci pour comprendre le passé denotre propre planète. Bien sûr, pour ce faire,il faut extrapoler : il faut faire l'hypothèseque des lois trouvées dans un contextedonné demeurent valides dans un contexteplus large. C’est un pari et rien ne peut enprouver la validité a priori. Mais il est, dansune large mesure, l'âme même de lascience, et a été gagné à de très nom-breuses reprises dans l'histoire de la phy-sique : les équations de Maxwell, trouvéesgrâce à quelques mesures dans un petitlaboratoire, se sont avérées valides dans uncontexte immensément plus large, del'atome aux galaxies. Naturellement, l'extra-polation pourrait s’avérer infructueuse, maiselle reste la première possibilité à considé-rer, et s’impose très souvent comme labonne solution, la plus simple et la plus élé-gante.

L'exemple de la géophysique souligne éga-lement le fait que les scrupules liés auxfaits que l'observateur est une partie dusystème qu’il entend décrire sont, en pra-tique, largement injustifiés. Être sur la Terren’empêche manifestement pas d'étudier laTerre ! Le point fondamental consiste àbien comprendre que le sujet de la cosmo-logie n'est pas « l'ensemble de tout ce quise trouve dans l’Univers », comme le sujetde la géophysique n'est pas « l'ensemblede tout ce qu'il y a sur la Terre ». Le sujet dela géophysique est bien plus limité, il nes'agit que d'étudier les propriétés à grandeéchelle de la Terre : les grands équilibres,les mouvements des continents, la tempé-rature du noyau… De même, le sujet de lacosmologie est bien plus restreint que lacompréhension détaillée de tous lesconstituants de l’Univers : ce ne sont que lastructure et la dimension globales, et lesgrandes fluctuations et l’histoire globaledu Cosmos dont il est question. La couleurde cette page ne fait pas partie des degrésde liberté étudiés par la cosmologie ! Cettesituation n’est pas rare : le système « glo-bal » est souvent plus simple que sesconstituants. En mathématiques, parexemple, il est plus simple d’écrire un pro-gramme qui génère la totalité des nom-bres entiers qu’un seul de ces nombrespour peu qu’il comporte beaucoup de chif-fres ! Finalement, le problème de la cosmo-

logie consiste probablement, comme pourla géophysique dans son domaine, à com-prendre non pas les « conditions initiales »,mais plutôt « l'état précédant » le Big Bang.L'application de la théorie des boucles à lacosmologie a commencé il y a dix ans envi-ron, grâce aux travaux de Martin Bojowaldet Abhay Ashtekar. Il a fallu plusieursannées pour éclaircir la théorie et enconsolider les fondements. Aujourd'hui,elle peut être utilisée pour étudier deseffets observables.

VERS UN NOUVEAUPARADIGME?Le défi qui semble aujourd’hui pouvoir êtrerelevé est considérable. D’une part, le scé-nario cosmologique « standard » fait appelà une phase dite « inflationnaire ». Dans lespremiers instants qui suivirent le Big Bang(ou ce qui en tient lieu), il est probable quele facteur d’échelle de l’Univers se soitaccru considérablement. Ce scénario trèsélégant permet non seulement de résoudrela quasi-totalité des paradoxes cosmolo-giques mais aussi de générer les perturba-tions qui serviront de « graines » à la crois-sance des structures cosmiques. Il souffrenéanmoins d’un immense défaut : générerles conditions initiales nécessaires à l’infla-tion est extrêmement difficile et, finale-ment, peu naturel.

2. LA MÉCANIQUE QUANTIQUELe début du XXe siècle a été marqué

par deux grandes révolutions en phy-sique. Albert Einstein a joué un rôlemajeur dans chacune d'elles. D'unepart, la théorie de la relativité, dontEinstein est reconnu comme le pèrefondateur, a bouleversé les conceptsd'espace et de temps. D'autre part, lamécanique quantique a profondémentremis en cause notre compréhensionde la matière : contrairement à lamécanique classique, qui décrit lemouvement d'une particule de façondéterministe, la mécanique quantiqueexprime plutôt la probabilité de trou-ver une particule dans une certaineposition. De plus, la mécanique quan-tique affirme qu'il y a des quantités

discrètes, qui ne peuvent prendre quecertaines valeurs, multiples d'unequantité fondamentale (d'où le termede « quantification »).

Ceci a pour conséquence, par exem-ple, que les électrons orbitant autourdu noyau atomique ne tombent pas(au contraire de ce qui se passerait enphysique classique) et que les atomesprésentent des raies spectrales carac-téristiques (pensons, en particulier, àla série de Lyman ou la série deBalmer, bien utiles en astrophysique).L’intuition d'Einstein a été d'interpré-ter les grandeurs discrètes de lamécanique quantique non pas commedes artefacts mathématiques de lathéorie, mais comme des objets phy-

siques : c’est la découverte du « pho-ton » ! Il s'agit d'une importante évo-lution conceptuelle, qui a conduitEinstein à formuler l'effet photoélec-trique lui ayant valu le prix Nobel. ●

Familles spectrales de l'hy-drogène, définies par le

niveau d'énergie inférieur.Spectre de raies de l'atome d'hydrogène.

22 - l’ASTRONOMIE – Mars 2011

ZOOM COSMOLOGIE QUANTIQUE

D’autre part, comme nous l’avons vu, lagravitation quantique à boucles offre uncadre convaincant pour quantifier les équa-tions d’Einstein de manière à préserver lapropriété essentielle qu’est l’« invariance defond », c’est-à-dire le fait que toutes lesstructures sont dynamiques, que rien n’estfixé ou figé dans l’espace-temps. Mais, aussispectaculaire soit-elle, cette approche souf-fre d’un défaut majeur : elle est très difficileà tester. Les échelles sondées auprès desaccélérateurs de particules comme le LHCsont un million de milliards de fois plusgrandes que l’échelle de Planck à laquelleles effets de gravité quantique deviennentimportants…

Or, il semble qu’en considérant simultané-ment inflation et cosmologie quantique àboucles, ces pathologies puissent se guérirmutuellement : la gravitation quantiqueengendrerait naturellement l’inflation tan-dis que l’inflation, en étirant les plus petiteséchelles jusqu’à des tailles macroscopiques,permettrait de tester la gravitation quan-tique !

Lors de la phase précédant le Big Bang(qu’il faut donc maintenant nommer BigBounce), l’Univers est en contraction. Or,durant une telle contraction, les oscillationsd’un champ vont nécessairement croître. Sidonc l’Univers était rempli d’un champ dematière (sans doute l’hypothèse la plussimple qui soit permise), celui-ci va néces-sairement osciller de plus en plus fort. Justeaprès le « rebond », l’Univers entre violem-

ment en expansion. Le champ va alors sefiger. Ces conditions, tout à fait artificielless’il n’y avait eu la phase pré-Big Bang dueaux effets de gravitation quantiques maistout à fait naturelles dans ce contexte, sontexactement celles permettant à l’inflationde prendre naissance ! De plus, il est facilede calculer que l’inflation ainsi générée, demanière « automatique », par la quantifica-tion des équations d’Einstein dure suffisam-ment longtemps pour résoudre les pro-blèmes cosmologiques. Il est remarquableque la démarche des boucles, en s’atta-quant à un problème théorique de gravita-tion quantique, permette de prédire, sansaucun ajustement fin, la phase inflation-naire qui est nécessaire au scénario cosmo-logique, mais jusqu’alors ajoutée demanière « ad hoc » au modèle.

Réciproquement, il est possible – quoiquecela dépende de certains paramètres – quel’inflation, ainsi rendue probable, permettede mettre en évidence des effets de gravi-tation quantique à boucles. L’histoire cos-mologique n’est en effet plus tout à fait lamême que dans le scénario habituel et celalaisse quelques empreintes dans les fluc-tuations de densité. Aujourd’hui, grâce aufond diffus cosmologique, premièrelumière du Big Bang, on peut observerl’état de l’Univers au moment du décou-plage, c’est-à-dire dans sa première jeu-nesse. Dans la prochaine décennie, il serasans doute possible qu’on puisse mêmeobserver, dans ce fond diffus, une polarisa-tion particulière de la lumière qui permet-

trait de révéler les ondes gravitationnellesprimordiales. Celles-ci ne se sont pas pro-pagées de la même façon dans un Univers

suivant le scénario standard ou dans unmonde ayant été régi par les lois de

la gravité à boucles. Les effetssont subtils mais pas absolu-

ment hors de portée. Il estpossible que, paradoxale-ment, ce soit le macrocosme,c’est-à-dire l’observation de

l’Univers à très grande échelle,qui vienne révéler les effets de

gravitation quantique (figure 5) !

Le domaine de la cosmologie quan-tique à boucles est aujourd’hui en pleineeffervescence. Il se développe à la fois sui-vant une voie « phénoménologique »conduisant à calculer les observables etsuivant une voie théorique permettant deconsolider l’ensemble de l’édifice. Cettedernière n’est pas à négliger. En particulier,des progrès considérables ont été accom-plis ces dernières années pour écrire la cos-mologie quantique dans l’élégant forma-lisme des « mousses de spin » qui estaujourd’hui la voie royale pour exprimer lagravitation quantique à boucles. Beaucoupreste à faire mais les avancées de la der-nière décennie permettent d’être plusqu’optimiste.

Il est également intéressant de noter qu’enparallèle de ce développement cosmolo-gique, la gravitation à boucles a aussiconduit à des progrès importants en phy-sique des trous noirs. Ce qui n’est pas éton-nant puisque la singularité centrale d’untrou noir est, en quelque sorte, analogue àcelle du Big Bang. Naturellement, cette sin-gularité disparaît également dans lemodèle. De façon peut-être plus surpre-nante et plus spectaculaire, la gravitationquantique à boucles a permis de rendrecompte de l’étrange « entropie » des trousnoirs en montrant, sur des argumentsmicroscopiques, que l’information stockéeétait bien, tel que Hawking et Bekensteinl’avaient conjecturé, proportionnelle à l’airedes trous noirs.

La gravitation quantique a longtemps étéconsidérée comme une pure spéculationmathématique totalement déconnectée detoute forme de physique expérimentale ouobservationnelle. Grâce à la cosmologie, lasituation pourrait drastiquement changerdans les prochaines années. À suivre !

A. Barrau/F. Vidotto ■

BibliographieMARTIN BOJOWALD, L’Univers en rebond, avant le Big Bang, Paris, Albin Michel 2011.AURÉLIEN BARRAU et DANIEL PARROCH, Forme et origine de l’Univers, Paris, Dunod, 2010.C. ROVELLI, Qu'est-ce que le temps? Qu'est-ce que l'espace?, Bernard Gilson editeur, Paris, 2006.

5. Observation du fond diffus cosmologique par le satellite WMAP. Les effets de cosmolo-gie quantique à boucles peuvent induire d'infimes différences dans ces structures parrapport aux prédictions du modèle standard. En particulier, on attend moins de« grandes » taches. (© Nasa/WMAP)