Corvez, M. L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger.

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Maurice Corvez L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 63, N°78, 1965. pp. 257-279. Citer ce document / Cite this document : Corvez Maurice. L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 63, N°78, 1965. pp. 257-279. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1965_num_63_78_5305

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Maurice Corvez

L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin HeideggerIn: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 63, N°78, 1965. pp. 257-279.

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Corvez Maurice. L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série,Tome 63, N°78, 1965. pp. 257-279.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1965_num_63_78_5305

L'Être et Fêtant dans la philosophie

de Martin Heidegger

Voici un demi-siècle que se prolonge la méditation du philosophe allemand, Martin Heidegger, sur le sens de l'Etre. Ses derniers écrits, à propos de Nietzsche (1961) et de Kant (1962), n'ont pas d'autre objet. De lui, plus que de maint autre penseur, on peut dire qu'il n'a qu'une idée, à laquelle il ramène toute chose, et qu'il orchestre, au cours des années, avec une prodigieuse virtuosité. Cette idée, cette unique intuition, « sa seule étoile » (1), il ne se lasse pas de l'interroger. Qu'est-ce que l'Etre ? Qu'est-ce que nous entendons vraiment quand nous prononçons ce mot « être » ?

D'avoir posé la question de l'Etre dans toute sa rigueur, et d'y avoir donné un essai de réponse, est, pour le maître allemand, un titre de gloire qui ne passera pas, et, pour nous, le motif d'une nécessaire reconnaissance. Mais ce renouveau de la métaphysique, en dépit de sa profondeur et de son originalité, ne laisse pas de poser lui aussi des questions, car l'ontologie heideggérienne est loin de composer avec cette autre ontologie que nous tenons pour intégralement vraie. Ou plutôt, elle reste en route à l'égard de la pleine vérité, bien qu'elle croie pouvoir fonder sur ses lumières partielles des condamnations et des rejets que nous estimons injustifiés.

On a prétendu, ces derniers temps, que Heidegger avait renié ses travaux de jeunesse, adopté des positions nouvelles : l'un des signes en était qu'il avait renoncé à donner une suite à sa première grande œuvre : Sein und Zeit. Mais c'est là pure illusion. Heidegger reste fidèle à lui-même. A l'intérieur de l'Etre, tel qu'il

f> < Auf einen Stern zugehen, nur diète*.. . », Au» der Erfahrang de» Denkpn» (Pfullmgen, Neske, 1954), p. 7.

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l'a entrevu dès l'origine, son point de vue se déplace, son horizon s'élargit : ses thèses de base demeurent inchangées.

Il nous a semblé qu'il serait d'un grand intérêt de retracer rapidement son itinéraire — plus exactement, de « sauter dans son cercle » (2), en commençant par les assertions initiales — et de rejoindre le philosophe au bord de l'abîme mystérieux où il ne cesse de plonger son regard. Peut-être alors pourrons-nous voir mieux et le prix et les limites de sa réflexion, et tenter, sinon de la dépasser, du moins de la situer en fonction de certaines exigences de la pensée philosophique.

Dans une première partie, nous nous proposons de dire : 1° ce qu'est l'Etre pour Heidegger, et ce qu'est l'étant ; 2° comment s'articulent, à ses yeux, ces deux dimensions ontologiques ; 3° l'insuffisance de l'explication.

Une deuxième partie examinera les rapports de l'Etre et du Dasein, avec l'espoir de trouver une origine commune à ces deux composantes de l'Etre, origine qui pourrait fournir l'explication adéquate de l'identité réelle de l'Etre et de l'étant dans la dualité de leurs aspects formels.

I

L'Etre et l'étant

1. Qu'est-ce que l'Etre ?

Qu'est-ce que l'être en tant qu'être ? On l'entend de plusieurs manières (va ôv Xéysxai rcoXXax&ç) : comme propriété ou comme possibilité, actualité, comme vérité, comme scheme des catégories. On le pense et on le dit de toute chose. Plus large que toutes les sortes d'étants, il ne peut se définir comme eux par genre prochain et différence spécifique : son « concept » est vague, non pas vide, mais le plus général et le plus obscur de tous les concepts.

Un premier discernement du sens de l'Etre nous est rendu possible par la compréhension confuse que nous en avons. Selon cette visée pré-ontologique, nous sommes à même de nous de-

<*) San tatd Zrti (Tubingen, Niemeyer, 1949), p. 315.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 259

mander : que sont les étants en tant qu'étants ? Par quoi un étant est-il ce qu'il est } Qu'est-ce qui le qualifie comme étant (S1 ? Ou encore : quelle est la détermination de l'être, simple, unifiée, qui commande et pénètre toutes les significations que l'on attribue à l'être ? Quelle est la commune origine de toutes les modalités de l'être ? Ce sera là l'être en tant que tel : le caractère le plus fondamental des étants.

L'être de l'étant n'est pas lui-même un étant. Il n'est pas davantage l'ensemble des étants (die Allheit des Seienden), ni quelque fondement ultime du monde, extérieur à lui. Une première réponse affirmative pourrait être : ce qui fait qu'un étant est un étant, c'est son étance (ou son étantité), oôota, Seiendheit, comme on dit : ce qui fait qu'un homme est un homme, c'est son humanité. L'humanité — qu'on la considère, avec Platon, comme une Idée séparée, ou, avec Aristote, comme l'essence constitutive de l'homme portée à l'universel — présente un commencement d'explication : celui d'une structure commune, ou idéale, à laquelle participent les hommes individuels. Ainsi de l'étance, à l'égard des étants particuliers.

Mais ce n'est là qu'une réponse insuffisante, un simple passage du singulier et du multiple à l'un et au général. N'y a-t-il pas un au-delà de l'étance elle-même, un sens plus profond de l'être de l'étant comme tel ?

Heidegger ici n'hésite pas. L'étance n'est qu'un mode spécial de l'être, la manière d'être des étants qui sont dans le monde. Si l'être comme tel était l'étance, Dieu lui-même devrait être considéré comme un étant, comme l'Etant suprême, et l'on comprend que cette dénomination, appliquée à l'Etre même, ne laisserait pas de prêter à équivoque. Ainsi donc faut-il dégager l'être de l'étant, l'être comme tel, indépendamment (au-delà) du mode d'être réalisé dans les étants, et bâtir une ontologie vraiment fondamentale. Heidegger est persuadé que jusqu'ici, jusqu'à lui, et depuis Socrate et Platon, la métaphysique s'en est tenue à l'étude de l'étance. Elle ne pouvait faire mieux. Mais le moment historique est venu de fonder la métaphysique, de découvrir et d'élaborer son essence (Wesen), qui sera la « Métaphysique de la Métaphysique ».

Voyons d'abord la méthode. Elle est uniquement, et jusqu'au

O Sein und Zeit, p. 6.

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bout, phénoménologique. Empruntée à Husserl, mais appliquée à d'autres domaines. Etre, c'est avoir un sens, un sens pour nous : l'être vrai est l'être tel qu'il est pour l'homme. De plus, cet être doit se montrer par lui-même, directement. Il est alors phénomène. La phénoménologie permet à une chose de se faire voir, d'apparaître par soi-même, de se montrer telle qu'elle est. L'ontologie n'est possible que comme phénoménologie, et la phénoménologie est ontologie w. Ainsi le processus par lequel un étant est (ou vient à être) coïncide avec ce qui le rend manifeste <s>. Pour Heidegger, le phénomène par excellence est l'Etre lui-même, parce que, étant le plus caché, c'est lui qui a le plus besoin d'être mis en lumière.

Etre, c'est donc avoir un sens pour l'homme. Mais qu'est-ce que l'homme ? Par quelle possibilité de lui-même a-t-il accès à l'Etre ? La question sur le sens de l'Etre est un mode d'être de l'étant que nous sommes. En quoi consiste cette modalité ? C'est par l'analyse de notre structure ontologique qu'il faut aborder l'ontologie générale. L'homme n'est pas un étant comme les autres. Il possède l'idée d'être. Il se comprend aussi dans son être : son être lui est ouvert. Seul parmi les étants, il est doué du pouvoir de faire irruption dans leur ensemble, de les tirer de l'obscurité (<> par son « ek-sistence » : cette structure singulière qui le caractérise le plus profondément comme homme (son essence), en l'ouvrant à l'Etre et à son être.

Si nous voulons obtenir l'horizon nécessaire à lrf compréhension et à l'explicitation de l'être en général, nous voici donc invités à l'analyse de l'être de l'homme, de son mode d'être, de son « être-là » (Da-sein), tel qu'il constitue pour lui la possibilité de se rendre les étants manifestes dans leur ultime profondeur ontologique.

L'être-là de l'homme, capacité fondamentale d'atteindre l'Etre, ne se limite pas à un savoir théorique. L'Etre doit être pensé dans son intime corrélation avec l'essence de l'homme en sa totalité, non pas seulement avec sa raison. Et, pour être plus assuré de

<*> Sein and Zeit, p. ». (S) On pense a l'« Esse est percipi » de Berkeley, mais ce n'est pas la même

chose. — Mentionnons au passage que, pour nous aussi, l'être a la propriété essentielle de se rendre manifeste à l'homme: l'être est lumière et vérité, mais l'aspect lumineux de l'être n'est pas le tout de l'être.

<*> Sein uni Zeit, p. 206.

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ne pas se méprendre, on étudiera cette essence comme elle se montre, d'emblée et le plus souvent, dans la banalité de la vie quotidienne.

Cette banalité quotidienne se déploie dans le monde, au contact des étants qu'il renferme. Ek-sistante, elle est aussi transcendante par rapport à ces étants, au-delà desquels elle se pro- jette.

La première composante ontologique (ek-sistentiale) du Dasein est la « compréhension » {Verstehen), qui oriente et lance la transcendance vers l'Etre des étants. Cette ouverture extatique à la lumière de l'Etre implique un engagement avec les étants, un commerce concret avec le monde. C'est au sein d'un total affrontement avec les étants intra-mondains que l'Etre pourra se montrer, dans cet « espace » ontologique (le Da) où s'accomplit le processus de la manifestation. L'Etre est dissimulé dans les étants. L'expansion de l'ek-sistence vers l'Etre constitue, en son actualité dynamique, un moment de suprême achèvement, celui de la révélation ontologique.

L'analytique de la constitution primordiale de l'homme met en lumière deux autres caractères existentiaux du Dasein : la « disposition affective » et le logos. Disons seulement que la « disposition » consiste dans un éveil de l'ordre « affectif » (non pas psychologique, ou anthropologique, mais ontologique), donnant lieu à une expérience concrète dont la profondeur et la richesse dépassent celles de toute saisie purement représentative. C'est surtout par l'angoisse, lorsque l'homme se découvre « jeté » parmi les étants et essentiellement dépendant à leur endroit, que cette expérience devient révélatrice de l'être caché de l'homme et du monde.

Quant au logos, troisième dimension de la structure existen- tiale de l'être-là, il concerne l'être pour autant que celui-ci rend possible l'intelligibilité et le langage. Selon ce logos originel, l'Etre se dévoile comme la source de l'articulation des concepts et des mots, ainsi que du pouvoir qui rend le Dasein capable d'amener à l'expression ce qu'il saisit par la compréhension et la disposition.

Les trois existentiaux qui composent le noyau ontologique du Dasein en nous référant à l'Etre par-delà les étants, ne forment qu'une seule essence, un unique dynamisme, que désigne le mot de « souci » {Sorge) (T>. L'être de l'homme est souci. C'est par lui

H S<n'n and Zeit, p. 57.

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que le Dasein est dans ce monde, qui n'est pas seulement l'ensemble des étants, l'univers de la Nature et de l'Histoire, mais, plus profondément et selon son concept ontologique, un horizon qui se découvre à l 'être-là, principalement dans la mesure où l'homme y trouve accès par l'emploi de ses instruments. Le monde en tant que tel (la mondanéité) se rapporte ultimement à l'être-là. Sa profondeur est celle de l'Etre lui-même (8). L'être-là se pense comme être-dans-le-monde. Le phénomène « monde » désigne la structure d'un moment constitutif du Dasein, un caractère de l'être- là lui-même '", un existential.

L'analyse existentiale ne débouche pas sur l'être du monde sans passer par ces structures majeures que sont l'espace et le temps. C'est à partir du temps surtout, terme ultime de l'exploration des étants, que l'être-là, dévoilant la temporalité (son fondement), peut comprendre implicitement l'Etre et l'expliciter <10). A l'horizon transcendantal de la temporalité se manifeste l'Etre lui-même, dont le temps est comme le « prénom ». Le caractère temporel de l'Etre le révèle à la manière d'une Présence <u) (An- Weaen), elle-même dimension constitutive (avec l'essence du passé et du futur) du temps originel vécu par le souci, et structurant le Dasein selon une modalité particulière. Sous sa forme originairement tridimensionnelle (ek-statique), la temporalité est l'être de l'être-là dans sa compréhension dynamique de l'Etre.

La temporalité fonde l'historicité de l'Etre. Elle en est la condition de possibilité, comme elle est le mode d'être temporel de l'être-là lui-même. L'être-là est en soi « historique », de cette historicité fondamentale qui se confond avec l'Etre. Son explicitation ontologique devient, en elle-même et nécessairement, une interprétation de l'Histoire, à la façon d'un accomplissement de la compréhension. L'Etre comme Histoire est l'Etre lui-même, et rien d'autre (18).

Avec la saisie ontologique du monde, du temps et de l'his-

<*> Kant und dm Problem der Metaphynk (Frankfurt, Klostermann, I95I), pp. 152, 153.

<*» Sein und Zeit. p. 64. (»•» Ibid., p. 17. <"> Ce qui rend les étants capables d'être présents a l'homme, et les hommes

présents les uns aux autres: la présence d'une chose présente, da$ An we ten eine» Anwesenden.

<"> Nietzsche (Pfullingen, Neske, 1961), vol. H. p. 489.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 263

toire, explicitant la description existentiale et transcendante de l'être-là de l'homme, Heidegger a dégagé puissamment un domaine (Da), qui est exclusivement celui de l'Etre en général. Il nous faut maintenant, pour caractériser plus distinctement ce niveau ontologique, signaler brièvement les attributs fondamentaux de l'Etre comme tel.

L'Etre est transcendance, en ce sens qu'il apparaît au Dasein comme situé au-delà de tous les étants, y compris cet étant privilégié qu'est l'homme lui-même. La transcendance institue une dimension d'ouverture qui englobe tous les étants et constitue le lieu ontologique à l'intérieur duquel l'homme se tient, ou dans lequel il peut entrer. Cette région est celle où l'Etre et lui-même peuvent se rencontrer en ce qu'ils ont de plus intime <18>. Elle est le Da de l'Etre, la place (Stà'tte) où se produit, par une soudaine irruption, la brèche dans l'obscurité : la révélation de l'Etre.

Quand on le considère du point de vue des étants, l'Etre se montre au Dasein sous les espèces du Néant. L'Etre est le Néant (14). Ce qui veut dire qu'il est autre que les étants : le non-être des étants. Il est pensé comme « quelque chose » qui ne se confond pas avec les étants du monde. Ce Néant s'adresse au Dasein à travers certains « sentiments », l'angoisse spécialement, par quoi le Dasein, ouvert à lui-même dans son unité, est profondément troublé au sujet de ses possibilités. Le Néant est comme le voile de l'Etre {der Schleier des Seins) : il le cache tout en le laissant apparaître <1S>.

A la faveur de l'angoisse, l'Etre se dévoile dans un domaine de lumière, une éclaircie, ou plutôt, selon un processus d'illumination {Lichtung), une fulguration. Mais, en même temps qu'il découvre les étants, et dans la mesure où il le fait, il se dérobe lui-même, dans son Etre, comme néant des étants. Interrogé dans sa lumière propre (aus ihm selbst), à partir de lui-même, l'Etre, par quoi « sont » les étante, se manifeste comme vérité. La vérité est le non-caché. Elle fait apparaître l'Etre comme il est. Le sens de l'Etre est sa vérité (18). « L'essence de la vérité est la vérité

<"> Was ist Metaphysik ? (Frankfurt, Klortermaim. 1955), p. 14. ("> Kant und das Problem der Metaphysik, p. 214. <"> Was ist Metaphysik?, p. 51. <"> Was ist Metaphysik ?> P- 19.

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de l'essence » (lT>, c'est-à-dire : la vérité, pensée comme manifestation originelle, n'est autre chose que l'essence dans sa vérité, l'être essentiel, l'Etre. Mais l'Etre, en même temps qu'il illumine les étants et les fonde dans leur vérité propre, se retire, s'enfonce et demeure dans le mystère. Cependant, en manifestant les étants, en leur donnant un sens, l'Etre- Vérité les a fait surgir des ténèbres, les a libérés, et le Dasein avec eux, libre dans la lumière transcen- dantale.

Il semble que ces éléments suffisent pour le but que nous nous proposions, à savoir : dégager, avec assez de netteté, la sphère « ontologique », ou l'Etre, dans toute son extension et toute sa profondeur.

Cette sphère existentiale se trouve manifestement au cœur d'un autre domaine que peuplent les étants, envisagés dans leurs déterminations spécifiques et individuelles, et qu'on appelle le domaine ontique, par opposition au domaine ontologique. Ce secteur ontique comprend tout ce qui n'est pas l'Etre comme tel. C'est le monde de la « représentation », celui des objets et des sujets, le monde de la logique et de l'humanisme, celui de la science et de la technique, le monde enfin de la métaphysique traditionnelle qui, s'oc- cupant de l'essence ou de l'« existence », n'a pas surmonté la pensée de l'étance, n'a pas atteint l'Etre comme tel [da$ Sein al» Solchen, da» Seyn).

2. Comment s'articulent l'ontique et l'ontologique ?

Ces deux dimensions de l'Etre, Ontologique et Ontique, ainsi déterminées, nous voudrions saisir la manière dont elles s'articulent. Heidegger a passé toute sa vie à scruter la nature de cette liaison. A sa suite, essayons d'abord de voir comment il a pensé ce rapport de l'être à l'étant que, depuis les tout premiers débuts de sa réflexion, il a appelé la « différence ontologique » {die ontolo- gische Differenz).

Il convient de se rappeler que l'Etre dont on a parlé n'a de portée ontologique qu'au sens où la lumière immédiate de la vérité lui en donne une. De l'Etre, la pensée ne sait rien d'autre que ce qui en apparaît au Dasein, en tant même qu'il apparaît, dans les limites d'une apparition toute directe, non médiatisée.

<"> Vont Wesen der Wchrhrit (Frankfurt, Klottermann, 19M), p. 26.

VEtre et Vêtant chez M. Heidegger 265

L'Etre est présent à tout étant. Il est la Présence : ce par quoi et en quoi les étants peuvent être eux-mêmes présents à l'homme. C'est sa lumière qui les éclaire tous. L'étant n'est jamais sans l'Etre, puisqu'il n'est que par lui, et dans la mesure où l'Etre lui donne d'être. L'étant est-il véritablement ? Oui : il est, de par l'Etre ; mais, en même temps, il n'est pas, puisque tout lui vient de l'Etre, sans qu'il détienne l'être en lui-même. Bien que « contracté » dans l'étant et lié à lui, immergé en lui (eingenommen) et sensibilisé par lui {durchstimmt), l'Etre n'est pas vraiment participé par l'étant, reçu, imbibé dans l'étant. L'étant, illuminé par l'Etre, qui s'exprime et se reflète en lui, est ; il est de par sa relation à l'Etre ; l'Etre lui donne d'« être » ; il le « fait être », au sens transitif, non causatif de l'expression : il ne lui donne pas l'être.

Ce n'est pas que l'Etre soit séparé de l'étant, comme le serait une sorte de « cadre ». L'être n'est jamais sans les étants (18> : c'est l'affaire de l'Etre d'être l'être de l'étant (19), comme il appartient à l'étant d'être dans l'Etre. Les prépositions de et dans marquent la distinction de l'Etre et de l'étant, mais sans préjudice d'une certaine corrélation qui existe entre eux, une mutuelle dépendance. Certes, il y a une scission (Schied) entre les deux, qui donne naissance à la « différence ». L'Etre peut se manifester assez clairement comme lui-même pour nous permettre de le discerner dans sa différence d'avec les étants ; dès là qu'il n'est pas un étant, il n'est pas saisi par lui-même, indépendamment des étants comme s'il était séparé, mais il est saisi en lui-même et pour lui-même, à travers le comportement de l'homme à l'égard des étants. Cependant, si « différent » qu'il soit, l'Etre demeure présent aux étants. Son caractère différentiel (négatif), bien qu'intrinsèque à sa vraie nature et inscrit dans son dynamisme propre, fusionne, en la simplicité du processus de la vérité, avec le pouvoir de manifestation qui, brillant dans les étants, leur permet de sortir des ténèbres.

<"> La pensée de Heidegger semble avoir varié sur ce point, au moins dans son expression. Le texte original de Was ist Metaphysik ?, Nachwort (1943), portait: «L'Etre vient à la présence sans les étants», ... « Zur Waharheit des Seins igehôrt, dass das Sein wohl west ohne das Seiende » (p. 46) ; en 1949, à l'occasion d'une introduction ajoutée au texte primitif, on lit: c L'Etre ne vient jamais à la présence sans les étants », ... « 'Das Sein nie west ohne das Seiende ».

<"» Hohwege {Frankfurt, Klostermann, 1950), p. 335; Vont Wesen de$ Grundet (Frankfurt, Klostermartn, 1949), pp. 41, 42.

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Les étants reçoivent de l'Etre leur part dans le processus de la révélation, mais l'Etre les « tient en main », les garde dans sa vérité, et dans la leur, dans la vérité de leur essence et de ses limites (rcépaç), tandis que lui-même est l'dtpx^ et l'àueipov, précisément parce qu'il ne se confond pas avec les étants. Il les « pousse dehors » en quelque sorte, mais, il les contient aussi en lui, il les recueille, les conserve en sa Présence (20) : leurs racines sont enfouies dans l'élément fondamental qu'il est pour elles (21).

La distinction de l'Etre et de l'étant n'est pas une simple « distinction de raison », mais, d'autre part, elle n'est pas assimilable à cette distinction réelle qui existe entre deux entités déjà constituées et séparées sur le plan ontique de la représentation. La « différence » doit être prise au sens profond qu'évoque le verbe dif-ferre : se porter l'un l'autre, comme si les deux partageaient un domaine demeurant intérieur à chacun ; comme s'il y avait une commune mesure par laquelle chacun est mesuré, une dimension singulière des deux, une unité primordiale en raison de laquelle chacun adhère à l'autre et hors de laquelle ils surgissent tous les deux. La différence rapporte l'un à l'autre l'Etre et l'étant par le fait même qu'elle les sépare en deux. On peut dire que les deux corrélatifs « ne font qu'un » (Selbe) en raison de leur interdépendance (Zusammengehoren), mais leur différence ne peut être volatilisée comme elle le serait s'ils étaient les mêmes (Gleiche).

Heidegger, au début de sa recherche, avait insisté davantage sur la distinction, le langage emprunté à la « Métaphysique » ne lui permettant pas de faire mieux (22). Aujourd'hui la dépendance est mieux marquée, bien qu'il soit toujours entendu qu'à son origine la différence ne peut venir que de l'Etre et demeurer dans sa Présence, car elle est le processus de l'Etre lui-même se faisant présence (dfas Wesende des Seins selbst) (23>. C'est l'Etre qui comprend et suscite la « différence ». En l'Etre, tout rayonnement, toute émission dans les étants est, originairement, accomplie (schon vollendet) (24). L'Etre est absolument transcendant (25). Les étants

<*•) Holzwege, p. 339. <«> Was isi Metaphynk ?, p. 8. (") Vom Wesen des Grandes, p. S. W Nietzsche, il, p. 489. <•*> Was ist Metaphysik ?, p. 31. <"> Sein und Zeit, p. 36.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 267

sont médiatisé» par lui : il est l'Ouvert qui leur permet de se rencontrer, il établit leurs mutuelles relations. Mais lui, source de la médiation, n'est pas médiatisé : il est l'im-médiat, que l'explici- tation phénoménologique se propose de mettre en plein jour.

Tel est, semble-t-il, le résultat substantiel auquel a pu aboutir l'exploration de Heidegger au sujet de la distinction entre l'Etre et les étants. Dès le début, il s'était demandé comment l'être (oàala) dont parlait Aristote pouvait être présent aux quatre genres de cause qui présidaient à son avènement. Le mystère n'est pas éclairci aujourd'hui. Peut-on affirmer que « l'Etre est » ? Sans doute, si l'on donne au mot est un sens dynamique, transitif (26). L'étant est-il ? Oui, de par l'Etre, nous l'avons dit. Que l'étant soit, ou que l'Etre soit : quoi de plus énigmatique, s'étonne le philosophe ? « Nous ne sommes pas encore parvenus au cœur de ce mystère de la manifestation de l'Etre dans l'étant » (37).

3. Insuffisance de l'explication

Heidegger ne voit pas comment s'unissent intimement l'Etre et l'étant. Nous serait-il permis d'exprimer discrètement notre pensée à ce sujet ?

II semble qu'à nous en tenir à la formulation que nous venons de rapporter, nous en restions à une corrélation entre l'Etre et l'étant qui se situe uniquement sur le plan ontologique. C'est à l'intérieur de l'Etre, hors de l'étant, que prend place la « différence », la distinction. La différence est l'Etre, et non pas le résultat de quelque « acte » extrinsèque qui diviserait l'Etre et les étants. A son origine, elle est le processus de l'Etre lui-même, dont le pouvoir consiste uniquement en ceci que l'é-vénement (le n'en) se produit (28). Chose curieuse, puisque l'un des termes de la « relation », l'étant, s'oppose précisément au terme ontologique. On a beau déclarer que ladite relation est une relation toute spé-

* I . ?- ripp]

(>4) En 1957, Heidegger accepte que l'on parle ainsi (Identitât and Different (PMlingen. Neske, 1957). p. 62. <"> Was ist Metaphyaik ?, p. 23: «Was bleibt rStselhafter. dies, dass Seiendes ist, oder dies, dass Sein ist ? Oder gelangen wir auch durch dièse Besinnung noch nicht in die Nahe des Rfttsels, das sich mit dem Sein des Seienden ereignet hat?» ('•) Nietzsche, il. p. 489.

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ciale, ontologique, il reste que, pour être intelligible — au sen» le plus existential du mot — la distinction ne peut faire abstraction de l'un des termes de la relation. Si cette relation est tout ontologique, elle ne peut rejoindre réellement le terme ontique sans contracter quelque chose d'ontique, sans perdre quelque chose de son caractère purement ontologique. A moins qu'on ne l'entende d'une relation de « pure raison » : ce qui semble bien être le cas, ici.

On pourrait dire alors que l'Etre est réellement présent à l'étant, mais selon une relation qui n'aurait de réalité que du côté de l'étant. On pense invinciblement à la relation qui existe entre Dieu et ses créatures. Dieu n'est pas touché par cette relation ; il demeure à sa transcendance ; mais la créature n'en dépend pas moins réellement de lui. Aussi en irait-il de l'étant par rapport à l'Etre. Il ne peut être sans l'Etre ; l'Etre ne peut être sans lui (ce qui n'est absolument pas le cas de Dieu) ; leur liaison ne sort pas de la région de l'Etre, ou, du moins, ne noue pas l'Etre à l'étant, le laisse à sa transcendance intouchable, et n'est donc que « de raison » en lui, par rapport à l'étant.

Mais alors, si l'être de cet étant n'est son être que parce que l'Etre, qui lui donne d'être, ne se rapporte à lui que selon une relation et appropriation de raison (dès là que seul cet étant se réfère réellement à l'Etre), voici que l'Etre lui-même se trouve, par le fait de cette relation particulière, relégué dans une solitude et sérénité olympienne, soustrait aux distinctions et relations réelles qui vont s'instaurer dans tout le domaine de l'ontique. L'Etre sera assurément le fondement, la source, la vérité de ces rapports intérieurs au monde. Ils ne seront que par lui. Mais lui, en lui-même, « pur trait de clarté », il ne sera pas mêlé à leur ordre et à leurs remous. L'Etre est Ce qu'il est {Es ist Es selbst). Immuable, il régentera toutes les déterminations, même « métaphysiques », dont la variété et la valeur (à leur plan) viendront de lui, sans que rien n'atteigne à sa parfaite homogénéité et unité.

Cette constatation revêt à nos yeux une importance capitale, car il y va du sort de la saine métaphysique, de ses positions les plus fondamentales, les plus lourdes de conséquences. Il faut avoir le courage de dire, face à la pensée exigeante de Heidegger, que la vraie profondeur n'est pas celle de l'abstraction la plus déliée. Quand un monde abstrait ne peut s'articuler intelligiblement avec la réalité intégrale et manifeste, si pur et profond qu'il paraisse.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 269

en fait il n'est plus qu'un fantôme. Avec l'intention de s'élever au-dessus de l'étant et de l'étance pour saisir son fondement ultime, et fonder ainsi la métaphysique elle-même, Heidegger en vient pratiquement à détacher l'Etre de l'étant.

Il ne sert de rien de dire que la pensée de la « différence » ne relève pas de l'ordre de la représentation et de l'intelligible. Ce qui transcende le monde des concepts proprement dits, on peut bien le qualifier d'inaccessible, d'inapprochable (29>, mais, s'il est pensable, on doit pouvoir en parler et se faire comprendre, du moins selon quelque analogie qui donne accès au sens du mystère. Sinon on parle pour ne rien dire. On s'autorise de certaines intuitions radicales ; on leur fait un sort en quelque mesure séparé ; et l'on cherche ensuite la formule comprehensive qui ré-unisse ces éléments dissociés. En vain, bien entendu. La réalité est plus complexe et plus une à la fois que ne le sont nos abstractions et nos « pensées ». Ce n'est pas parce que ces pensées transcendantes se présentent séparées à l'esprit et dans l'esprit, que la réalité totale est, pour autant, divisée en elle-même. On dirait — mais la chose serait à vérifier — que Heidegger n'a pas été insensible à la théorie de Duns Scot sur la nature de la distinction existant entre ce qu'on appelle les degrés métaphysiques des êtres. La fameuse distinction « formalis ex natura rei », qui n'est pas « réelle » et qui cependant est antérieure à toute appréhension de la raison, pourrait bien être à l'origine de la dissociation que nous incriminons. Mais appliquée à la différence entre l'Etre et l'étant, et explicitée avec le caractère absolu que lui a donné Heidegger, elle ne permet plus de sauvegarder la véritable unité du réel. Celle-ci est rompue, brisée dans le miroir de phénomènes qui, malgré leur souplesse prétendue, n'arrivent pas à se rejoindre pour nous donner du monde des étants une image qui respecte leur identité foncièrement ontologique.

L'Etre et l'étant, tels qu'ils sont distingués selon l'exigence phénoménologique (par une sorte d'abstraction formelle), ne sont plus vraiment identiques. Duns Scot, malgré sa distinction formellement réelle, peut sauver l'identité des termes distincts, parce qu'il les considère comme identiques à un troisième, dont on les abstrait. Ce troisième est ici l'étant ontico-ontologique, le complexe existant,

<*•> Erlâutorungen xu Hdlderlin» Dichtung (Frankfort, Klottermann, 1951), p. 61.

270 * Maurice Corvet

l'essence de l'homme. Libérés à l'état pur, étant et Etre, ne peuvent plus se rejoindre, autrement que par une corrélation qui n'est pas réelle de part en part.

On verra mieux, dans un domaine plus défini, celui de la causalité, les conséquences de la dissociation heideggérienne. Sur le plan ontique, les rapports de succession, de dépendance, de causalité, ne sont pas méconnus : les lois qui régissent l'univers des étants s'imposent à l'adhésion de l'esprit. Mais les étante ne sont pas l'Etre ; l'Etre qui les fait être, garde ses distances, ne se mêle ni à leurs aventures ni à leurs jeux bien composés. Les étante sont, sans être en eux-mêmes. Tout ce que l'on pourra comprendre, induire ou déduire de leur comportement, sera vrai, à un certain niveau, mais non de cette vérité profonde, ontologique, qui est l'apanage de l'Etre se manifestant au Dasein, et aux pieds de laquelle vient expirer, comme une marée montante, tout ce qui se meut par elle, mais en dehors d'elle.

Chercher alors à transcender le monde des étante par les voies de la causalité, en s'appuyant sur l'être en tant que tel, cet Etre dont Heidegger pense qu'il n'est pas réellement identique à l'on- tique, semble prétention absolument vaine. Car ces pauvres étante sont comme vides de la précieuse ontologie ; leurs liaisons, leurs conditions de possibilité, se développent dans le seul domaine de l'etance. Cause incausée, premier Nécessaire, Etre suprême, etc., ne seront jamais que les dénominations d'un Etant, le plus élevé des étante, mais étranger à l'Etre de Heidegger. Dieu, vu à la lumière de la causalité, n'est que le Dieu de ces philosophes, fascinés par la causalité du « faire », incapables d'atteindre à l'origine essentielle de cette causalité.

Quand Heidegger imagine que les scolastiques en sont restés, dans leur méditation de l'Etre, au niveau de l'étance, il se méprend singulièrement. Leur elucidation de la causalité envisage, au- delà des déterminations catégorielles, l'être en tant que tel, et c'est sur lui qu'ils prennent appui pour remonter jusqu'à un Premier, hors du conditionnement, et qui est, non pas « l'essence dégradée de Dieu », mais l'Etre par essence. L'abstraction de l'être comme tel (au-delà de l'étance) n'a pas besoin, pour être authentique, de se faire séparation, pas même cette sorte de séparation où la réalité de la relation ne subsiste que de l'un des côtés.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 271

Une ontologie qui réussit à dissocier ainsi l'Etre de l'étant, au point de réduire les liaisons ontiques à un complexe de « réalités » sans densité fondamentale, ou existentiale, d'où l'existence de l'Etre par essence {Ipsum Esse per se subsistens) ne puisse être induite, doit être reconnue comme gravement insuffisante. Si encore elle se contentait de dire qu'elle ne voit pas comment on pourrait fonder l'existence d'un tel Etre. Mais non : toute preuve « métaphysique » est frappée de relativité, pour cette raison que l'absolu de l'Etre n'y est pas engagé. Cette méprise est extrêmement regrettable, et s'il est vrai qu'elle n'est pas méprise à l'égard de certaines « métaphysiques » mal inspirées, elle l'est bel et bien à l'égard de certaines autres, qui comptent dans l'histoire de la philosophie.

Maintenant, s'il était vrai que Heidegger cherche au-delà de la « différence » un principe simple de différenciation, qui réaliserait entre l'Etre et les étants une unité plus assurée, peut-être ne serions- nous pas acculés à l'impasse que nous venons de dénoncer. Nous allons rencontrer ce problème, posé en des termes plus décisifs, à propos des rapports entre l'Etre et le Dasein, mais il nous faut d'abord examiner la position de notre philosophe sur la relation de l'Etre avec cet étant particulier qu'est l'homme lui-même.

• ♦ •

L'homme est l'étant où l'Etre se manifeste, y trouvant la place (le Da) dont il a rigoureusement besoin pour être. Ce Da-sein, nous le verrons, ne se confond pas absolument avec l'Etre : il désigne le mode d'être propre à l'homme et appartient à l'ordre ontologique. L'homme est le Da dont la nature est d'être ouverte à l'Etre <so>. Qu'en est-il de la relation de ce Da à l'homme et, par lui, de l'Etre à l'homme ?

L'être du Dasein (son essence) réside uniquement dans le fait que son être est. C'est son être pur et simple, tel qu'il se montre et s'offre comme possibilité ontologique au milieu de la réalité des étants. Cette possibilité de l'ek-sistence est aussi « avoir à être », « devoir être » : le fondement de toute réalisation ontique, situé « au-dessus d'elle » (31>. Au-dessus de la réalité de l'homme lui- même, de sa « talité », c'est-à-dire de son être spécifique (défini

<"> Einfûhrung in die Metaphytik (Tubingen, Niemeyer, 1953), p. 156. <") Sein und Zeit, p. 38.

272 , Maurice Corvez !

par une quiddité déterminée) et de l'individualité particulière de tout Dasein.

Cependant le Dasein n'est pas totalement séparé de l'aspect empirique, ni même « métaphysique », de l'homme. Il est essentiellement référé (angewiesen) aux étants du monde, essentiellement dépendant d'eux, engagé dans un comportement continuel avec eux. Cet engagement, qu'il soit imposé par les circonstances, ou seulement le fait d'un libre choix, ne va pas sans quelque rapport avec la dimension ontique de notre être, appelée aussi existentielle, selon qu'elle n'est pas déliée de l'ek-sistence, ou de 1' existential, qui en structure la quotidienneté.

Aussi bien l'analyse existentiale est-elle enracinée dans l'existentiel, à défaut de quoi elle resterait sans fondement (32>. Les deux dimensions, ontologique et ontique, de l'homme, 1' existential et l'existentiel, ne sont donc pas séparées. Ce sont les dimensions d'un phénomène unique, et elles se conditionnent mutuellement. Le Da est un événement qui prend place dans l'homme ; la compréhension que l'homme a de son être est inscrite dans sa constitution ontique, dans son engagement existentiel.

Mais si le Dasein est souvent considéré comme l'équivalent de l'homme (33), si on parle souvent du Dasein humain, qui nous expliquera comment le Da s'articule avec l'homme, en tant que celui-ci est un étant ? Le Dasein est toujours mien, nous dit-on ; le fait d'être mien est un caractère fondamental du Dasein (34>. Mais comment se fait la liaison et l'unité ? La structure ontologique est plus originelle (ursprunglicher) : où se trouve le point de rencontre, si le Da est la différence entre l'ontique et l'ontologique ? On ne voit même pas clairement si l'homme du Dasein est individuel ou collectif. Et si c'est moi, tel étant, qui comprends l'Etre, comment cette compréhension peut-elle être mienne ? L'Etre est plus proche de moi que ne le sont les étants, puisque c'est lui qui me fait être ce que je suis. Mais il est aussi le plus éloigné. Je suis structuré en vue de mon comportement avec les étants. Or l'Etre n'est pas un étant ; je ne peux me comporter avec lui comme avec les étants : il est donc loin, le plus loin. Et le Dasein, où l'Etre se projette, partage cet éloignement, et me laisse comme homme, comme étant, à mon insignifiance ontologique.

(»*) Sein und Zeit, pp. 13, 315. <"> Kant und das Problem der Metaphymk, pp. 13, 205-206. (M> Sein und Zeit, pp. 42, 43.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 273

La différence ontologique entre l'Etre et tout étant se montre donc irréductible à une véritable unité. Même entre l'homme et son Dasein (ontologique) l'abîme n'est pas comblé. Le survol de l'Etre reste aussi accentué. Si le Dasein où il se montre est mien, ce n'est encore qu'une relation « de raison », partant de l'ontologique vers l'ontique, qui m'en assure : l'unité de l'homme est brisée.

Dans le prolongement de cette analyse des rapports de l'Etre et de l'étant, aussi bien de l'étant du monde que de l'étant humain, c'est la relation entre l'Etre et le Da-sein que nous voudrions maintenant examiner, dans l'espoir de découvrir une voie de dépassement, une issue vers une notion authentique de l'Etre qui nous permette de surmonter les difficultés que nous avons rencontrées jusqu'ici.

Le Dasein nous est présenté, dans l'analyse existentiale, comme identique à l'Etre. C'est là une idée de base de Sein und Zeit, où nous lisons, par exemple, que « l'analytique ontologique du Dasein est elle-même l'ontologie fondamentale » (35). Cette affirmation sera, il est vrai, nuancée par Heidegger lui-même, avec le progrès d'une réflexion dont nous allons suivre les étapes.

II

L'Etre et le Dasein

Le Sein et le Dasein se situent au même niveau ontologique et leur sort est intimement lié. L'Etre n'est pas sans le Dasein, et le Dasein n'est pas sans l'Etre. Ils surgissent en même temps, sont découverts ensemble (36). Car l'Etre qui s'ouvre au Dasein n'est pas seulement l'être des étants mais aussi l'être du Dasein lui-même. Aussi bien la vérité originelle, et donc l'Etre lui-même, est seulement pour autant que le Dasein est (37). Le processus de l'Etre, son é-vénement, s'accomplit avec l'achèvement de la compréhension existentiale ; le Dasein est constitué simplement par une structure relationnelle à l'Etre comme tel (Bezug zum Sein).

("> Sem und Zeit, p. 14. <"' « Allerdings nur solange Dasein ist, d. h. die ontische Môglichkeit von

Seinverstandniss, 'gilt es', Sein...» {Sein und Zeit, p. 212). (") Sein und Zeit, p. 230.

274 Maurice Corvez

L'Etre et le Dasein sont donc essentiellement corrélatifs. Ils apparaissent en même temps et disparaissent de même. Telle est l'illumination phénoménologique. Dans cette lumière, Heidegger a vu d'abord le pro-jet du Dasein vers l'Etre, à travers son irruption (Einbruch) dans le monde des étants. Plus tard, il comprendra que ce projet est provoqué par le jet de l'Etre lui-même dans son Da, dans le Dasein. Sous de multiples formes, la primauté de l'Etre sur le Dasein est alors exprimée. L'Etre se découvre à son Da, dans son Da. Il se donne à lui (es gibt das Sein) : il est le donateur et le don. Il s'adresse au Dasein, « s'envoie » à lui (Geschichi), se termine à lui, qui réalise de ce fait sa destinée privilégiée (Schickr sal). En ce Da, l'homme se laisse librement être le Da de l'Etre ; il regarde l'Etre, selon que par lui, il s'assume lui-même comme son Berger (Hire des Seins) <38>. Se pro-jetant au dehors (dans le Da), l'Etre le domine de toute manière et en tout temps. Le Da, en son accomplissement, procède ainsi de l'Etre et lui appartient totalement.

A mesure que se développe la réflexion de Heidegger, le Dasein est exprimé plus habituellement par le terme de « pensée » {Denkfin), et l'Etre par celui de Logos, principe originel de la conceptualisation et du langage (qui est la Maison de l'Etre). On parle moins du souci et des existentiaux : le Dasein, c'est la Pensée (une prépensée humaine), abouchée à l'Etre-Logos.

Selon sa nature même, l'Etre se révèle et se cache à travers le Da. Il demande qu'on le pense. Il le fait (beansprucht) sous la forme d'une parole adressée au Da {Anspruch) et qui attend une réponse (Entsprechen). Cet appel au Dasein procède de la générosité de l'Etre. Sa voix silencieuse (lautlose Stimme) est énigma- tique. Elle exige, et laisse libre. La pensée est acquiescement, consentement, à son initiative. L'Etre se donne à la pensée, écho de sa voix. La pensée se repose (beruht) en l'Etre-Logos, dans la tranquillité d'une totale récollection de soi (39), dans la docilité d'un complet abandonnement : c'est le recueillement du Dasein vers et dans l'Etre-Logos, son entrée dans l'Ouvert, accomplissement de la liberté, par la délivrance à l'égard des représentations.

La pensée n'est pas la même chose que le Logos. Elle n'est

<••) Holztoege, p. 321. (**) Vortrëge und Aufaatze (Pfullingen, Neske, 1954), p. 206.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 275

pas le Logos lui-même. Elle ne fait rien de plus que d'étendre (Xéysiv) ce qui déjà est étendu devant, et dont le fait d'être étendu ne découle jamais de la pensée, mais réside dans la Pose recueillante, dans le Logos. Cette Pose recueillante est en même temps l'éclair qui fait ressortir l'étant dans la lumière de sa présence. Elle conduit d'avance chaque chose au lieu assigné à son être : la fulguration brusquement gouverne. Omni-présente, elle recueille les étants, les rassemble en eux-mêmes, les compose entre eux.

Ainsi l'Etre domine, de part en part. Le Dasein habite dans l'Etre comme dans son élément. Il est ek-sistant dans la vérité de l'Etre. Par le souci, par la pensée, il garde (hutet) la vérité, il se constitue le Gardien de l'Etre.

Bien que dominant le Dasein en totalité, l'Etre ne laisse pas d'avoir besoin de lui. Il « se produit » dans et par l'acte de penser. La pensée de l'Etre aide l'Etre à être lui-même ; elle accomplit (vollbringt) la relation de l'Etre à l'homme ; elle le laisse être lui- même : origine et fondement. Le Da sert les besoins du Logos, auquel il appartient. Il lui permet de trouver son domaine dans l'humanité historique (40>. S'enracinant lui-même dans son Da, le Logos lui confie la tâche de constituer une place de manifestation parmi les hommes qui aide l'Etre à « venir » comme vérité.

Ainsi l'Etre et le Dasein se conditionnent mutuellement. L'Etre est premier, mais il ne peut rien sans le Dasein. Et cela est relativement facile à comprendre quand on a défini l'Etre : ce qui apparaît au Dasein. Mais la « différence », la nature de l'appartenance réciproque (Zusammengehôrenlassen) (41> qui s'instaure entre eux n'en est pas éclaircie. Nous savons du moins qu'elle est à penser dynamiquement, comme un passage de l'Etre au Da (comme le jet au Da), et aussi comme le jet du Da à l'Etre. Le Da se trouve être le lieu où la différence prend place, et nous nous tenons dans cette différence (42). La différence est l'Etre lui- même. Bien que l'Etre ne soit pas un terme de relation, lui-même est la relation <43). On ne dépassera pas ces formules. Etre et Dasein se distinguent, non pas comme des entités « réelles » (on-

(**> Was i$t Metaphynk ?. p. 50. <41> Identiiat und Differenz, p. 31. <4*> Nietzsche, H, p. 207. <"> Brief liber den « Hitmanimtu » (Bern, Francke, 1954), p. 77.

276 Maurice Coroez

tiques), mais, dans leur profondeur ontologique, comme deux aspects d'un phénomène unique.

Face à cette « différence », à cette « dualité », Heidegger ne trouve pas la paix totale de l'esprit. L'esprit ne se repose vraiment que dans l'unité, dans l'Un. Aussi longtemps qu'il n'y est pas parvenu, il demeure dans l'inquiétude. C'est pourquoi la question : « cette différence n'aurait-elle pas un centre ? » devient, pour notre philosophe, toujours plus lancinante. Le foyer de la différence, s'il en est un, pourrait-il nous apparaître, un jour ?

Il semble que la voie est au moins ouverte. Déjà en 1944, Heidegger parlait (dans son Essai : Logos) d'un point central, unité ultime, originelle, qui serait au principe de la différence. Plus tard, en 1952, il est question d'une troisième chose {ein drittea) au-delà de l'Etre et du Dasein (elvai et voeîv), et qui serait donc la première, la source (*4). Enfin, en 1957, une origine profonde est évoquée, qui serait simplicité (Einfache), et même quelque chose de purement singulier, un singulare tantum, qui permette à l'Etre et à son Da de s'appartenir mutuellement (4S>. Ni le Logos ne peut être un exhaussement du Xeyeiv (la pensée) mortel, ni ce dernier n'être que l'imitation du Logos et l'acceptation de sa mesure. « Alors l'être qui se déploie dans le Xéyetv de l'ôjioXoYeîV (Dasein) et l'être qui se déploie dans le Xéyetv du Logos ont tous deux une provenance plus originelle dans le milieu simple qui se trouve entre les deux » <46).

Mais existe- t-il, pour une pensée mortelle, un chemin qui conduise à ce point central, à ce singulare tantum, qui serait le différenciant ?, demande Heidegger. Le chemin — le plus nécessaire à notre pensée — conduisant vers ce Simple, qui demeure ce qu'il faut penser sous le nom de Logos, il est long, remarque le philosophe, et peu de signes encore sont là pour nous le montrer.

Ce singulare serait-il ce quelque chose qui passe à travers l'émission de l'Etre, selon qu'elle persévère au long de l'Histoire ? Une seule émission n'épuise pas le pouvoir caché qu'a l'Etre de

<**> Was heisst DenJfeen ? (Tubingen, Niemeyer, 1954). p. 147. <«■> VortrSge und Aufatze, p. 225; Identilat und Differenz, p. 29. <**' « Dann hat sowohl das Wesende im X£yetv des é^oXoyttv al» auch da*

Wesende im Xiyetv des Adyoç zugleich ein enfanglichere Herkunft in der ein- fachen Mitte zwischen beiden. Gibt es dahin fur sterbliches Denken einen Weg ? », Vortmge und Aufsatze, p. 225.

L'Etre et l'étant chez Af. Heidegger 277

se révéler. C'est la multiplicité de ces émissions qui constitue l'Histoire. Chaque émission est « identité » de l'Etre et de la pensée, mais, pour fonder l'unité de l'Histoire, ne faudrait-il pas une Identité de ces identités ? Que serait cette Identité ? Non pas une généralité abstraite valable pour tous les cas. Pas davantage une loi, qui garantirait la nécessité de quelque processus comme dialectique (47). Alors ? Heidegger ne pourrait-il poursuivre sur sa lancée ? S'il a pu, sans les séparer complètement, dissocier à ce point l'Etre de l'étant, l'ontologique de l'ontique (pour cette raison que, phénoménologiquement, leurs « concepts » ne se confondent pas), pourquoi, dès là que je puis penser l'Etre, sans distinction aucune d'Etre et d'être-là, de Sein et de Dasein, ne lui attribuerais-je pas une essence {Wesen), elle aussi dégagée de ce qui cependant ne cesse de dépendre d'elle ? L'Etre vraiment pur, cette fois, serait manifesté thématiquement. C'est bien lui qui serait alors le Phénomène. Il ne serait ni l'Etre, ni le Dasein, mais la source des deux, YUr-Grund. Cet é-vénement ultime de la vérité serait, à nos yeux, l'un des noms du vrai Dieu.

Si Heidegger ne pouvait voir dans la différenciation que le processus de l'Etre lui-même, tel qu'il l'a conçu dans son opposition au Da8ein (**\ c'est qu'il aurait reculé devant l'exigence de fonder ultimement ce qui demeure encore divisé. Comment expliquer ce refus ? Sans doute, dira-t-on, parce que cet Etre-Source n'apparaît pas immédiatement (sans medium) : il ne serait que le principe postulé selon une requête de l'esprit à laquelle on n'accorde pas de crédit. Le Seyn, au contraire, est immédiat : on ne peut le récuser, même si on ne perçoit pas clairement ses attaches avec l'étant. C'est à la méthode phénoménologique, trop exigeante, trop étroite, qu'il faudrait alors s'en prendre, du moins quand elle se présente comme le moyen le plus rigoureux d'atteindre la vérité.

Cependant à mesure que l'Etre dévoile son mystère sous des aspects de plus en plus positifs, l'aspiration à atteindre le but se fait toujours plus aiguë pour notre philosophe. Dans Sein und Zeit, l'Etre n'apparaît que sous les espèces de la fmitude. Aux yeux de Heidegger vieillissant, les émissions de l'Etre sont encore finies, mais l'Etre se montre sous un jour qui ouvre un singulier chemin vers l'infini. L'Etre est Générosité et Libéralité, Gracieuseté et

<"> IdentitSt und Different, pp. 65, 66. («> Nietzsche, n, p. 489.

278 Maurice Corvez

Grâce, Source de joie, Béatitude et Sérénité, le Saint et l'Esprit, Trésor, Richesse inestimable, Plénitude cachée. Il est le Tout, le Simple, le Seul et l'Unique, la grande Origine. Inexhaustible (49), ineffable, il est le mystère caché et oublié, le AY)$-r), en lequel repose l'A-Ai/j^eia : la primordiale obscurité d'où jaillit la manifestation de la vérité.

Heidegger ira-t-il plus loin ? Sa pensée s'est considérablement déprise de sa rigidité initiale. Ses propres formules ne le satisfont pas. Il reconnaît la finitude de son effort, interroge sans repos, est tout attention à « la voix silencieuse ». Il n'a pas dit son dernier mot. Le dialogue avec la vérité est sans fin (das Endlose) ; il y a des questions qui ne s'éteignent jamais (50). Il est possible que se découvre un horizon plus originel, plus universel, où serait puisée la réponse au fatidique : « que signifie être ? ».

Mais chaque penseur doit demeurer dans sa ligne, n'a que son propre chemin (51). Il n'est pas question de réfuter. Suggérer, peut- être, interroger ensemble ? Ce que Heidegger a vu, il l'a bien vu, et personne ne l'en fera démordre. Pourra-t-il entrevoir, et surtout affirmer l'Etre absolu ?

Il n'est pas douteux que l'approche phénoménologique est, malgré sa rigueur, étonnamment décevante. Sa base de départ, réduite à l'apparition immédiate de la lumière (à une sorte de contact) laisse hors de son champ de vision des vérités pourtant indéclinables, des problèmes essentiels, pour elle sans signification parce qu'ils n'entrent pas dans ses perpectives. Si ces perspectives étaient suffisamment larges, on ne pourrait qu'applaudir. Mais avec ce présupposé étroit ! En voulant fonder la métaphysique, Heidegger a fui dans l'abstraction d'un monde qui n'est plus le monde réel. Son ontologie n'est pas un aspect du monde ; elle en est le survol : un horizon qui ne la rejoint pas effectivement. Son message serait-il définitif, comme eschatologie de l'Etre, au point qu'il suffirait désormais de l'approfondir ? Nous ne le pensons pas. Une phénoménologie puriste qui n'ouvre les yeux qu'à une certaine lumière, qui se ferme résolument à toute autre et relativise, du haut d'une

<"> Kant xind das Problem der Metaphyaik, p. 204. <"> Was ist Metaphysik ?, p. 40. (M) « Doch ist jedem Denkenden je nur ein Weg, der Seine, zugewiesen, in

dessen Spuren er immer wieder hin und her gehen muss », Holzwege, pp, 194, 195-.

L'Etre et l'étant chez M. Heidegger 279

grandeur usurpée, les démarches les plus assurées de l'intelligence, ne saurait fonder une ontologie correcte.

Heidegger a le sens de l'Etre universel, transcendantal par son extension à tout, au-delà de toute catégorie. Son Etre, dans son abstraction même, demeure actuellement et implicitement présent à tout étant, comme doit l'être un véritable transcendantal. Le lien est seulement détendu qui rattache l'Etre à l'étant (52), ce qui permet d'isoler cet Etre que nulle distinction intrinsèque, nulle relation ontologique, ne peut mettre en condition. Nous disons bien que l'être transcendantal considéré abstraitement en lui-même est indivisé. Mais cet être n'existe pas « dans la réalité des choses ». Par lui, formellement, existent (sont) les étants, dont il ne se distingue pas réellement. Seul l'étant est, de par son être, qui le constitue intrinsèquement, lui donne d'être vraiment, non pas seulement en vertu d'une relation à un Etre demeurant à son splendide isolement, malgré ses avances réservées à la multitude des étants.

Lyon. Maurice CoRVEZ, o. P.

<•*> L'Etre {Seyn) de Heidegger, comme notre en» commune, implique l'acte d'être (actus essendt) et l'essence ontologique. Il n'est pas séparé totalement de l'étant spécifique et individuel, mais sa présence a tout étant, bien que déterminée par celui-ci, ne fait pas que, dans sa détermination même, il se confonde réellement avec lui. Le Seyn a donc un aspect transcendantal, mais il n'est pas identique à notre transcendantal en». Les autres transcendantaux : l'un, le vrai, le bien, dont nous disons qu'ils sont convertibles avec Yens, sont atteints aussi dans le Seyn, mais imparfaitement, comme l'être lui-même. 'Le recul phénoménologique du Seyn se traduit par un distancement ontologique {la c différence »), car Heidegger ne veut rien savoir, ou ne peut rien savoir (a cause de sa méthode) de ce que l'Etre est en lui-même. Il sait tout ce que l'on dit de l'étant (de ses modalités, de ses principes et de ses causes), mais comme son Etre n'y est pas absolument engagé, il n'a pas de densité propre. Sa densité propre n'apparaît pas im-médiatement, mais seulement a travers ses modes: le retrancher de ses modes, par une distinction «réelle», c'est le vider de toute réalité, de toute substance. On peut bien parler des « richesses de l'Etre », de c l'ensemble des articulations et relations qu'il comporte»: la «différence», l'abîme, demeure; l'Etre est séparé réellement, bien que tout vienne de lui et remonte vers lui.

Cet Etre est univoque, comme celui de Duns Scot, selon la détermination ontologique commune et indifférenciée dont il affecte les étants. D'autre part, on pourrait lui reconnaître une sorte d'analogicité. En effet, cet Etre commun n'est pas tout à fait séparé des étants: une certaine relation les unit. Si bien qu'a tout prendre, considérant que les étants sont (ontiquement) , selon des modes différents, analogues, on peut dire que l'Etre épouse quelque chose de leur ana- logicité dans la mesure où il fait un avec eux (si imparfaitement que ce soit), par cette présence de caractère spécial que nous avons tenté de définir.