Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la...

14
Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoire Bernard Darras * Université de Paris I « Panthéon-Sorbonne » & Centre de recherche « Images, cultures et cognitions » (CRICC) Si toutes les bandes dessinées ne marquent pas durablement les mémoires, les grands inven- teurs de mondes visuels savent créer des univers envoûtants qui impressionnent durablement leurs lecteurs. Pour l’amateur de narrations figuratives, le seul nom d’Hugo Pratt et plus encore celui de Corto Maltese font surgir de la mémoire un univers imagé. Ces signes men- taux que l’on appelle ordinairement souvenir ou évocation se caractérisent par leur aptitude à synthétiser des ambiances et des fragments d’images plus ou moins stables. Cette recherche sémiotique va tenter d’étudier les signes mémorisés par des lecteurs d’Hugo Pratt puis de les comparer à un extrait de son œuvre. À cette occasion, il apparaîtra que la lecture d’une narration figurative ne se contente pas du suivi linéaire de séquences d’images, mais qu’elle réclame la recomposition mentale d’un univers complexe que la mémoire enregistre. Petite sémiotique pragmatique des signes mémorisés Un signe et ses composantes s’élaborant toujours à partir de connais- sances précédemment établies (des signes elles aussi), leur actualisation dans l’expérience permet d’en confirmer la viabilité ou, si les signes ne résistent pas à leur mise en œuvre dans l’environnement, d’engager la recherche de signes plus stables afin de contribuer à l’adaptation sémio- tique et pragmatique au bénéfice de la sémiose individuelle et sociale (voir Peirce, 1993 1 ; Darras, 2006 2 ). * [email protected] 1 Peirce, C. S., 1993. À la recherche d’une méthode, traduction et édition de Deledalle-Rhodes, J. & Balat, M., Deledalle, G. (dir.). Perpignan : Presses universitaires de Perpignan. 2 Darras B., 2006. « L’enquête sémiotique appliquée à l’étude des images. Présentation des théories de C. S. Peirce sur la signification, la croyance et l’habitude ». In L’image, entre sens et signification. Anne Beyaert (dir.) Paris : Publications de la Sorbonne.

Transcript of Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la...

Page 1: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoire

Bernard Darras * Université de Paris I « Panthéon-Sorbonne »

& Centre de recherche « Images, cultures et cognitions » (CRICC)

Si toutes les bandes dessinées ne marquent pas durablement les mémoires, les grands inven-teurs de mondes visuels savent créer des univers envoûtants qui impressionnent durablement leurs lecteurs. Pour l’amateur de narrations figuratives, le seul nom d’Hugo Pratt et plus encore celui de Corto Maltese font surgir de la mémoire un univers imagé. Ces signes men-taux que l’on appelle ordinairement souvenir ou évocation se caractérisent par leur aptitude à synthétiser des ambiances et des fragments d’images plus ou moins stables. Cette recherche sémiotique va tenter d’étudier les signes mémorisés par des lecteurs d’Hugo Pratt puis de les comparer à un extrait de son œuvre. À cette occasion, il apparaîtra que la lecture d’une narration figurative ne se contente pas du suivi linéaire de séquences d’images, mais qu’elle réclame la recomposition mentale d’un univers complexe que la mémoire enregistre.

Petite sémiotique pragmatique des signes mémorisés Un signe et ses composantes s’élaborant toujours à partir de connais-sances précédemment établies (des signes elles aussi), leur actualisation dans l’expérience permet d’en confirmer la viabilité ou, si les signes ne résistent pas à leur mise en œuvre dans l’environnement, d’engager la recherche de signes plus stables afin de contribuer à l’adaptation sémio-tique et pragmatique au bénéfice de la sémiose individuelle et sociale (voir Peirce, 1993 1 ; Darras, 2006 2).

* [email protected] 1 Peirce, C. S., 1993. À la recherche d’une méthode, traduction et édition de

Deledalle-Rhodes, J. & Balat, M., Deledalle, G. (dir.). Perpignan : Presses universitaires de Perpignan.

2 Darras B., 2006. « L’enquête sémiotique appliquée à l’étude des images. Présentation des théories de C. S. Peirce sur la signification, la croyance et l’habitude ». In L’image, entre sens et signification. Anne Beyaert (dir.) Paris : Publications de la Sorbonne.

Page 2: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

136

Lors de la phase qui prépare la confrontation avec un ensemble de signes constitués à l’occasion d’expériences passées (ici la lecture des albums de Corto Maltese), les parcours interprétatifs et les habitudes précédemment élaborés sont stimulés mentalement et constituent un réseau de « connaissances » en attente d’une nouvelle rencontre qu’ils préparent. Ces signes mémorisés ne sont pas des copies parfaites des expériences passées, mais des reconstructions relevant autant des expériences per-ceptives et pragmatiques que des processus de catégorisation, de généra-lisation, de neutralisation, de schématisation, de compression, de sélec-tion et d’élimination de l’économie cognitive.

Lors de la confrontation entre les signes préparés pendant la phase d’attente et ceux qui s’élaborent à l’occasion d’une nouvelle expérience de lecture par exemple, un double mouvement sémiotique et cognitif est engagé. L’un qui concerne la recherche de coïncidences, l’autre qui concerne le traitement des écarts entre ce qui est attendu et ce qui s’actualise dans l’expérience directe des informations. La topologie de ce jeu de coïncidences et d’écarts est à géométrie variable. Les nombreuses configurations dépendent du rapport de forces entre les signes de la représentation mémorisée et les candidats à la représentation directe. Les représentations déjà constituées peuvent être des tremplins pour la reconnaissance ou des sources de conflits cognitifs, voire des barrages producteurs de représentations obstacles.

En cas de conflit cognitif, s’engage une nouvelle phase de recherche des-tinée à réduire les écarts et à élaborer des représentations mieux ajustées. Ainsi que nous l’observerons plus avant, cette étude se nourrit d’un tel conflit cognitif.

Dans le cadre de cette étude et des expériences qui suivent, nous avons dilaté le temps de l’attente en suspendant la confrontation avec le maté-riel direct et en forçant la durée de la phase de remémoration. L’objectif de cette opération consiste à travailler sur un domaine peu exploré par la sémiotique, même cognitive, et qui concerne les signes de la pensée pré-cédant ou suivant une expérience sémiotique. Après la phase de l’expérience directe initiale et de ses répétitions, ce sont pourtant ces signes qui s’installent dans la mémoire du lecteur et le préparent à de nouvelles expériences en renforçant ou élargissant sa culture. Le second motif de cette opération concerne la méthodologie de l’étude elle-même. Comment choisir un objet d’étude dans le corpus que constitue l’œuvre d’Hugo Pratt sans céder aux caprices non explicités du chercheur et à ses préférences ? Pour contourner cet obstacle méthodologique, nous avons choisi de procéder à la sélection d’une planche de vignettes en fonction des résultats d’une enquête conduite auprès de soixante-douze jeunes lecteurs potentiels.

Page 3: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

137

Phase 1 Avant de débuter l’étude documentée de l’œuvre d’Hugo Pratt, j’ai aussi procédé à une enquête sur mes propres souvenirs acquis lors de la fréquentation de la bande dessinée de cet auteur. Conformément aux prescriptions méthodologiques présentées plus haut, la description et l’exploration de ces traces mnésiques se sont déroulées avant toute réactualisation par la lecture.

J’invite d’ailleurs la lectrice ou le lecteur à procéder à une enquête simi-laire avant de poursuivre sa lecture. Il lui suffit de consacrer un peu de temps à l’évocation mentale de la bande dessinée d’Hugo Pratt et de noter le résultat de cette évocation sur une feuille de papier pour en con-server la trace et la comparer avec celles d’autres témoins cités ci-après.

« La simple évocation de cette bande dessinée fait surgir la silhouette de Corto Mal-tese, debout, longiligne, souplement (élégamment) appuyé sur une paroi indéfinie. Il a le regard perdu dans le lointain. Son visage de profil s’impose, ainsi que son nez aqui-lin, les longs favoris et la casquette d’officier de marine dont la visière est presque verti-cale. Mon attention mentale se déplace alors vers une “vision” plus globale, une sorte de planche composée de vignettes ; en fait c’est plus le principe d’une planche qui s’impose qu’une planche en particulier ; une page divisée en zones noires et blanches très contrastées. C’est d’ailleurs en noir et blanc que Corto m’apparaît depuis le début de cette remémoration. La page mentalisée est constituée de clairs-obscurs aux blancs et aux noirs intenses, il n’y a pas de détails. Je n’ai accès qu’à un univers de qualias suréclairés (surexposés) ou sous-exposés dans lesquels tout se noie.

Mon attention parvient à se préciser sur une vision de grands espaces. Je vois de larges vignettes de paysages indéfinis, marins ou désertiques et une ligne d’horizon. Ces grandes vignettes éclaboussées de lumière et d’ombres dominent d’autres vignettes plus petites. La figure de Corto Maltese en contre-jour s’impose à cet univers qui alterne entre le plat et l’infiniment profond. »

Une bonne méthode d’enquête consisterait à répéter de tels rappels à plusieurs occasions et distances dans le temps. Par addition des proprié-tés évoquées on pourrait obtenir une compilation détaillée. À l’inverse, en ne retenant que les propriétés systématiquement évoquées dans les différents récits, on pourrait accéder au prototype central de la représen-tation. Faute de pouvoir réaliser cette étude longitudinale sur une assez longue période, elle a été avantageusement remplacée par une enquête transversale auprès d’un public plus large.

L’enquête

L’enquête a été réalisée en 2005, à Paris et sa région auprès d’une popu-lation d’étudiants et de lycéens. Les étudiants suivaient des études cultu-relles et les lycéens suivaient un enseignement optionnel ou facultatif en Arts plastiques et Histoire de l’art. L’échantillon de la population était

Page 4: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

138

constitué de 72 jeunes de 17 à 24 ans. Cinquante jeunes femmes et 22 jeunes hommes 1. Les étudiants étaient au nombre de 43 et les lycéens au nombre de 29.

La consigne Les populations d’étudiants et de lycéens ont été partagées en deux groupes égaux. Les premiers groupes répondaient à l’enquête après avoir été soumis à une phase de stimulation explicite de l’imagerie mentale 2 alors que les seconds groupes répondaient directement à l’enquête qui comportait les trois questions ou consignes suivantes : Connaissez-vous la bande dessinée d’Hugo Pratt et pouvez-vous citer des noms de

ses personnages ? Connaissez-vous Corto Maltese ?

Enfin, pour ceux qui avaient répondu oui aux questions précédentes, il était demandé de noter une vingtaine de mots ou phrases courtes concer-nant les caractéristiques principales de cette bande dessinée.

Résultats de l’enquête Le traitement des informations de cette enquête fait apparaître que le nom d’Hugo Pratt n’est connu que par 30 % des jeunes interrogés. En ce domaine, la proportion d’hommes et de femmes est identique, la connaissance de l’auteur n’est donc pas sensible au genre. En revanche, le nom de Corto Maltese est très connu, puisque 71 % des jeunes inter-rogés le connaissaient et cette fois la différence entre les sexes est perti-nente puisque 68 % des jeunes femmes le connaissent pour 78 % des jeunes hommes. Ces phénomènes sont sociologiquement conformes aux types de connaissances de la population générale qui, dans de nombreux domaines (cinéma, littérature, etc.), identifie plus facilement le nom des héros que celui de leurs auteurs.

Notre enquête ayant sollicité deux modes de remémoration, les résultats montrent qu’une évocation mentale préparatoire est favorable à la richesse des réponses puisqu’en ce cas les enquêtés ont fourni en moyenne 9,39 réponses alors que les autres n’en ont fourni que 5,64 soit

1 Les formations à composantes artistiques et culturelles sont en général plus

fréquentées par les femmes que par les hommes, ce qui se vérifie dans notre échantillon asymétrique où les femmes représentent 70 % de l’ensemble.

2 Pour les groupes à stimulation mentale la consigne était : « Fermez les yeux et tentez de faire apparaître des images, des visions de cette bande dessinée. (L’expérimenta-teur avait pour consigne de laisser mentaliser pendant une vingtaine de secondes et un peu plus si cela semblait nécessaire.) Ouvrez les yeux et écrivez sur la feuille une vingtaine de mots ou phrases courtes concernant les caractéristiques principales de cette bande dessinée. »

Page 5: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

139

40 % de moins. À partir des travaux de Rosch (1975 et 1978) 1 sur la catégorisation mentale et ceux de Denis (1984 et 1988) 2 sur les proprié-tés figuratives des catégories mentales, nous avons fait l’hypothèse (Dar-ras, 1996) 3 partiellement vérifiée depuis (Miranda & Coutinho, 2005) 4 que l’accès sans préparation à de l’information visuelle mémorisée don-nait accès au niveau de base de cette information, alors qu’une prépara-tion par évocation mentale consciente donnait accès à des informations de niveau subordonné, donc plus détaillées. Les résultats de notre enquête auprès des étudiants et lycéens confirment cette hypothèse.

Les items les plus fréquemment cités permettent de constituer une sorte d’ekphrasis 5 des mémoires additionnées. La phrase suivante qui tente d’articuler dans l’ordre de leur fréquence de citation les termes notés par au moins cinq personnes en est une compilation.

« La bande dessinée Corto Maltese met en scène un marin (24) 6 qui parcourt les mers (17) à l’occasion d’aventures (13) et de voyages (10). Ce marin solitaire (9) porte une casquette (10) un long manteau (ou uniforme) (8) et fume des cigarettes (8). Des mouettes (9) volent auprès des bateaux (8). Cette bande dessinée en noir et blanc (7) [ou bleu (7)] est composée avec des gros traits (5). Des femmes (6) apparaissent dans l’univers masculin (5) et exotique (5) de cet aventurier (6) à la boucle d’oreille (5). »

Viennent ensuite : Raspoutine, le train et le vent qui sont chacun cités quatre fois. L’Orient 7 est évoqué sept fois avec des citations de la Rus-sie, de la Sibérie, de la Chine et du Japon. L’Argentine et le tango sont aussi cités deux fois 8. L’univers de Corto Maltese, Corto lui-même et les femmes qui apparaissent dans les albums sont jugés beaux (6 fois) et

1 Rosch, E., 1975 : p. 192-233. « Cognitive Representations of Semantic Cate-

gories ». Journal of Experimental Psychology : General, 104, et Rosch, E., 1978 : p. 27-47. « Principles of Categorization », in E. Rosch et B. LLoyd (1978) (dir.), Categorization and cognition. Hillsdale, N.J. : L. Erlbaum.

2 Denis, M., 1984 : p. 327-345. « Propriétés figuratives et non figuratives dans l’analyse des concepts ». L’année psychologique, 84, et Denis, M., 1988 : p. 710-715. « Formes imagées de la représentation cognitive ». Bulletin de psychologie, Tome XLI, nº 386.

3 Darras, B., 1996. Au commencement était l’image. Paris : ESF. 4 Miranda, E., et Coutinho, S., 2005. « Star and star fish : an experiment

concerning the drawing from memory and the drawing with mental image stimulation ». Proceedings 2nd Information design International Conference. Sao Paulo Brazil.

5 L’ekphrasis est un dispositif descriptif qui tente de rendre visible un objet en le représentant avec des mots.

6 Le nombre qui suit chaque item correspond au nombre des citations. 7 Probablement en mémoire de Corto Maltese en Sibérie. Tournai : Casterman.

1979. 8 Tango. Tournai : Casterman. 1987.

Page 6: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

140

élégants (4 fois). En plus des citations colligées dans la description pré-cédente, l’univers maritime est cité à plusieurs reprises avec ses tempêtes, côtes, plages, phares, ports, pirateries et tatouages. Enfin l’univers de Corto est qualifié de dangereux avec ses armes, combats et meurtres.

La question du genre est centrale puisque vingt-six réponses renvoient à divers genres tels que l’action, la poursuite, l’enquête, l’espionnage, le polar, le suspens, le politique, la machination, la quête, l’énigme, le mys-térieux, le fantastique, l’onirique. Ce panorama recouvre assez justement l’univers des aventures de Corto Maltese. De même et de diverses ma-nières, trente-quatre répondants évoquent l’importance du graphisme de cette bande dessinée. Les fréquences de citation du noir et blanc mais aussi du noir et du blanc en font des caractéristiques principales. Rappe-lons que la majorité des albums de Corto ont initialement été publiés en noir et blanc et sont toujours édités ainsi à côté de leur version colorée. Bien que moins citée, la gamme chromatique témoigne de la connais-sance de ces publications en couleur. Si le bleu (marine) domine ample-ment, le vert, le gris, l’orange et le jaune sont aussi cités 1. Le graphisme est tour à tour qualifié de plastique, expressif, géométrique et réaliste. Les traits et le dessin sont souvent cités (12 fois) et jugés soignés et superbes. Enfin, et nous reviendrons particulièrement sur ce point, divers grands espaces sont souvent cités, la mer et l’univers maritime au premier chef, mais aussi, le désert, la vaste nature, le ciel, le vide. Deux répondants signalent les grandes vignettes étirées. Et, en terminant, un répondant signale la publicité du parfumeur Dior 2 et deux autres, le film d’anima-tion dirigé par Pascal Morelli 3.

Phase 2 Sans attendre les résultats de l’enquête, j’ai confronté mon évocation mentale à la réalité concrète d’un album, Corto Maltese, La maison dorée de Samarkand 4. La vision de la première page (une séquence de vignettes au fond grisé 5) a dérouté mon attente. Si le personnage de Corto était

1 Les couleurs sont dites pastel, aquarellées, pâles et tristes, mais aussi sombres

et vives. 2 En juin 2001, Largo Winch et Corto Maltese ont été sélectionnés par la

marque de parfum Dior pour incarner la virilité lors du lancement de sa gamme de nouveau parfum masculin. Cette campagne de publicité a été diffusée dans la presse et sous différentes formes dans l’affichage urbain.

3 Le film d’animation La cour secrète des arcanes, dirigé par Pascal Morelli et sorti en 2002, est une transposition de Corto Maltese en Sibérie. Le film, mais aussi la campagne de communication ont contribué à diffuser ce récit.

4 Tournai : Casterman. 1986. 5 Dans la version publiée dans la revue Corto (nº 1, Casterman, 1985), cette

première page est en fait traitée à l’aquarelle.

Page 7: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

141

sensiblement égal à celui j’avais mémorisé – six vignettes sur douze le représentent dans son profil « typique » – j’ai été surpris par le découpage systématique des douze carrés de tailles égales qui servent de cases. Un feuilletage rapide devait confirmer ma surprise initiale. Dans l’ensemble, cet album n’offrait pas les grands espaces ouverts que ma mémoire avait enregistrés. Tout au plus pouvais-je rencontrer toutes les deux ou trois pages une bande ne comportant que deux vignettes, la plus grande occupant un double espace. Parfois, une bande entière était consacrée à une seule vignette, mais de telles larges bandes ne sont qu’une douzaine dans tout l’album. À l’exception de l’image de la couverture et de celle de la fin de l’album, aucune vignette n’outrepasse le système des bandes.

Une exploration de la composition des vignettes dans les planches d’autres albums de Corto Maltese a confirmé cette observation. Les planches de La ballade de la mer salée, comme celles de Sous le signe du Capri-corne, Les celtiques ou Corto Maltese en Sibérie sont composées sur un modèle de quatre bandes par page et de trois vignettes par bandes. Parfois, une vignette plus large occupe un double ou un triple espace. Tango est com-posé sur le principe de deux cases par bandes et trois bandes par page. Il arrive aussi qu’une vignette occupe toute la largeur d’une bande. Par curiosité, j’ai consulté d’autres séries d’Hugo Pratt. Sven 1 par exemple, dans sa version de 1976 2 ne comporte que deux vignettes par pages. Quant aux planches de À l’ouest de l’Eden 3, elles sont composées de trois bandes de deux vignettes qui parfois n’en font qu’une. Comme presque tous les dessinateurs, Hugo Pratt compose donc ses planches en faisant varier le nombre de bandes et de vignettes dans les bandes, mais il n’utilise pas la possibilité de fusionner plusieurs bandes entre elles pour produire des images de grande taille.

« Récalcitrance » Le signe d’espaces amples et ouverts que ma mémoire a conservé et reconstruit ne semblait donc pas correspondre à la réalité de la composi-tion des planches dessinées par Hugo Pratt. Pour tenter d’étudier et d’expliquer ce phénomène persistant et récalcitrant, j’ai recherché et sélectionné une planche synthétisant la plus grande partie des caractéris-tiques recensées dans les textes des jeunes lecteurs et dans le mien. Cette planche (Illustration 1) figure à la première page de « Samba avec tir fixe », chapitre III de l’album Corto Maltese sous le signe du Capricorne 4. Cette

1 Sven, l’homme des Caraïbes. Dans les années 1960-70, l’anglais Sven de Santa

Lucia, loue sa vedette aux riches « touristes » des Caraïbes. 2 Sven, éditions Vaillant, 1976. Cette Version au format 15.5 x 24 cm à

l’italienne est différente de l’édition Dargaud de 1979. 3 Cong S. A. et Vertige Graphic, 1998. 4 Tournai : Casterman, 1979-2001, p. 55.

Page 8: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

142

page n’est donc pas une page quelconque, ni une page moyenne ou un prototype des pages dessinées par Hugo Pratt, mais l’une des pages de Corto Maltese qui correspond à « l’idée que l’on s’en fait » si l’on se réfère aux citations des participants aux enquêtes.

Phase 3, étude de la première page de « Samba avec tir fixe » L’étude de cette page est destinée à mettre en correspondance les signes reconstitués de mémoire (et leur restitution sous forme de liste de mots) et les signes qu’une observation directe permet d’actualiser.

La première vignette qui occupe toute la bande supérieure ainsi que la petite dernière présentent un environnement marin central dans la mémoire des sujets de l’enquête tout comme dans mon récit prépara-toire. La mer, le bateau, les mouettes, le noir et blanc – dont certains traits sont épais – sont bien des images typiques. À sa manière, la vignette inaugurale est vaste et ample, mais nous y reviendrons. Corto Maltese, qui apparaît en plan rapproché dès la seconde vignette, puis de profil et de trois-quarts dos dans l’avant-dernière image, porte presque tous les attributs mémorisés, notamment sa célèbre casquette de la marine anglaise, son uniforme et sa boucle d’oreille. Dans cette planche, il ne fume pas encore, mais il allumera une cigarette dès la troisième page de ce chapitre. Dans tous les cas, une cigarette est allumée par Bahia-ninha dès la troisième vignette. Elle, mais surtout Morgana sont de bons représentants de la gent féminine qu’Hugo Pratt fait figurer dans ses récits, et le traitement de leurs carnations est un bon exemple de son gra-phisme très contrasté et « épais ». Le visage de profil de Corto affiche les caractéristiques mémorisées, notamment le nez aquilin et les longs favo-ris. Notons au passage qu’aucun répondant ne s’est souvenu ou n’a men-tionné le col officier et la cravate lavallière que Corto arbore pourtant dans tous les récits. Voyage, exotisme, aventure, quête et magie sont aussi au rendez-vous, puisqu’en une seule planche toutes ces dimensions sont évoquées dans le texte.

Mais où se cachent les grands espaces qui se sont inscrits dans tant de mémoires ?

Page 9: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

143

Illustration 1. L’une des pages de Corto Maltese qui correspond à « l’idée que l’on s’en fait » si l’on se réfère aux citations des participants aux enquêtes

Source : « Samba avec tir fixe », chapitre III de Corto Maltese sous le signe du Capricorne,

Tournai : Casterman, 1979-2001, p. 55. © Hugo Pratt et Casterman

Page 10: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

144

L’énigme de l’espace La question de l’ampleur de l’espace a été évoquée directement et indi-rectement par une grande partie des répondants à notre enquête, et j’en avais personnellement conservé un souvenir très fort que les retrouvailles avec les albums avaient déçu. Ce souvenir étant particulièrement résistant à la confrontation avec le réel, j’ai continué mon investigation et finale-ment découvert un réseau d’explications directes et indirectes qui cons-tituent un ensemble d’hypothèses convergentes que je vais tenter de véri-fier en explorant dans le détail la planche sélectionnée. Je fais donc l’hypothèse que de tels dispositifs combinés à d’autres aient pu constituer une ambiance de spatialité. Ce travail mental se serait effectué « implicite-ment » lors des différentes lectures passées. Il aurait provoqué un traite-ment sémiotique et esthétique globalisant qui aurait été mémorisé dura-blement sous la forme d’un signe d’ambiance large, ample et étiré. L’ana-lyse suivante ne fait que dilater cette expérience probablement traitée par des automatismes cognitifs lors des lectures ordinaires.

La composition de la planche, des bandes et des vignettes Au niveau de la composition générale de cette planche, nous soupçon-nons quatre dispositifs spatiaux de pouvoir être interprétés et mémorisés comme des effets d’étendue, de profondeur et de grandeur. Ceci signifie que, potentiellement, de tels dispositifs sont disponibles pour constituer des signes d’espace.

L’étirement

En matière d’espace tout est relatif et, dans le cas observé, la surface de la première vignette occupe à elle seule un quart de la page, ce qui pro-voque un effet d’étirement typique de la vue panoramique. Ceci corres-pond sans doute à l’effet de largeur et d’étendue enregistré par les uns et les autres. Cette formule étant assez souvent répétée dans les albums de Pratt, elle contribue certainement à entretenir les signes de spatialité aux-quels nous avons été sensibles.

Le rythme

L’espace n’est pas qu’une question de centimètres carrés ; en effet, la distribution des vignettes dans la page et le rythme spatial qu’elle pro-voque sont aussi une source de spatialité.

Dans cette page, le rythme peut ainsi se décrire : une large plage intro-ductive est suivie d’une succession de trois bandes de deux vignettes dont le rapport de taille s’inverse en créant progressivement une grada-tion. Ce dispositif spatial crée un rythme en trois phases d’allongement et rétrécissement qui se renforcent en se conjuguant avec le rythme du nombre des personnages par vignette dont l’évolution est : 2-3, 2-2, 5-0.

Page 11: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

145

La densité

Sur l’axe diagonal de la page, au « vide graphique » de la partie gauche de la première bande répond le vide graphique de la dernière vignette. En contraste, l’espace intermédiaire est beaucoup plus saturé, ce qui crée une alternance vide – dense – vide que nous croyons aussi responsable d’un effet spatialisant.

La profondeur

Sur l’axe de la profondeur, le jeu des cadrages intercale une séquence de vues de proximité en plans rapprochés, entre deux vues générales loin-taines. Ce dispositif qui module la distance dans la troisième dimension de l’espace contribue à créer un effet de profondeur cette fois. Dans la première image, le rapport entre les motifs des mouettes proches et du voilier lointain avait d’emblée inauguré ce mouvement.

La composition des vignettes Intéressons-nous maintenant à la gestion de l’espace interne des vignettes où plusieurs phénomènes spatiaux sont observables.

Les blancs tournants

Pratt compose ses vignettes avec du vide graphique qu’il distribue en abondance autour de ses motifs. Ce dispositif connu en design graphique sous le nom de « blanc tournant » permet de faire ressortir le motif ainsi valorisé tout en élargissant son espace propre. La première et la dernière vignette de cette planche sont de bons exemples de cette gestion spatiale, mais toutes les autres images à l’exception de la sixième ont aussi leurs réserves de blanc. Ce mode de composition aéré contribue certainement à créer l’effet d’espace qui a été mémorisé.

On a souvent rapproché le travail de Pratt de celui de Milton Caniff, mais s’il est un point sur lequel les deux graphistes se distinguent nette-ment, c’est sur l’utilisation des blancs tournants dans les bulles. Caniff sature de mots l’espace des bulles alors que Pratt les aère de plus en plus. Dans Mû 1, son dernier album, non seulement les mots nagent dans l’espace des bulles, mais les bulles elles-mêmes occupent une grande partie de l’espace de la vignette.

Les décors

Dans l’ordre figuratif, ces blancs tournants ont aussi un rôle. Ce sont notamment les ciels qui sont ainsi ouverts et amplifiés. Mais les espaces urbains ou intérieurs sont aussi traités sur ce mode. Interviewé par Jean

1 Tournai : Casterman, 1992.

Page 12: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

MEI, nº 26 (« Poétiques de la bande dessinée »), 2007

146

Daive en 1986 1, Pratt justifie économiquement cet effet de style en expliquant que ce mode de composition lui évite d’avoir à dessiner des décors coûteux en temps de production. Les dessins de cette planche confirmeraient cette déclaration. En effet, seules les images 5 et 6 com-portent des éléments environnementaux : un morceau du mât et un des bords du voilier pour l’image 5, la bôme et une partie de l’accastillage pour l’image 6.

L’excentrement

La première vignette qui sert d’ouverture pourrait être un bon exemple de composition excentrée. Pratt utilise assez régulièrement un tel dispo-sitif dans ses vignettes d’ouverture et, dans ce même album, presque tous les chapitres débutent par ce type de composition très ouverte dans la partie gauche de la première vignette bande. En fait, les cadrages de ces vignettes ne sont excentrés que si l’on privilégie les figures par rapport à leur environnement. Il semble au contraire plus juste de dire que Pratt accorde une véritable place à l’espace. Espace qui accède ainsi au rang de figure dans l’ensemble de son œuvre. Ciels, étendues marines, déserti-ques, neigeuses ou rêveuses, trouvent ainsi une place capitale dans l’œuvre en noir et blanc. En ce domaine, les versions colorées des albums perdent en grande partie cette puissance sémantique, narrative, scénographique, stylistique et esthétique. Les espaces se bouchent et les blancs tournants se fondent dans un décor qui se remplit et se concrétise en se matérialisant.

Le regard de Corto Le regard de Corto Maltese peut aussi contribuer à l’ouverture spatiale, intérieure cette fois. Ce ne sont pas seulement les yeux clairs (voir ici la seconde image) qui créent cet effet, mais la posture pensive ou rêveuse qu’il adopte quand il est au repos. Dans la cinquième vignette de cette page, Corto Maltese de profil adopte ce regard tourné vers l’intérieur. Le léger sourire qui accompagne généralement cette attitude contribue à renforcer l’effet songeur de ce signe.

1 Daive, J., 1986. Les personnages de Hugo Pratt. (Réalisation : Clotilde Pivin.

Avec Dominique Petitfaux, historien de la BD, Thierry Thomas, écrivain et cinéaste, Silvina Pratt, fille de Hugo Pratt. Paris, Radio France, France Culture.)

Page 13: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par

Hugo Pratt, par Bernard Darras

147

Des ellipses spatiales à la recomposition d’un univers dans la conscience Ainsi que le rappelle justement Vincent Amiel 1 : « Comme toute mise en scène, la bande dessinée utilise ce double mouvement qui consiste à morceler une réalité pour en reconstituer une autre. » L’ensemble des processus de spatialisation que nous avons décrit constitue autant de fragments locaux que la syntaxe linéaire et tabulaire relie les uns aux autres en stimulant dans l’esprit du lecteur la construction d’un univers plus vaste dans lequel il circule mentalement tout en progressant ponctuellement de vignette en vignette et de page en page. Notre enquête et notre expérience person-nelle semblent montrer que c’est cet espace global, et en l’occurrence son étendue, qui est mémorisée par les lecteurs. Cette observation est conforme avec les hypothèses du neurologue Antonio Damasio 2, qui emprunte la métaphore du film pour décrire la façon dont le cerveau organise des expériences fragmentées afin de les reconstituer en un ensemble global à l’origine de l’effet de conscience.

L’espace dont nous recherchions vainement la trace physique dans de grandes vignettes était en fait omniprésent, mais présenté sous une forme dispersée et fractionnée. Il fallait le rechercher dans les ellipses narratives et les sauts figuratifs qu’imposent les passages de vignette en vignette et qui contraignent le lecteur à recomposer le récit et l’univers dans lequel il se déroule. C’est dans l’espace mental du lecteur que l’espace du récit se construit à partir des indices spatiaux semés par Hugo Pratt au fil des vignettes et pages de ses albums. C’est à partir de cet espace mental que se fixe le souvenir d’un vaste univers qui s’étire en paysages amples habités par des figures nomades dont Corto Maltese est le prototype.

1 Amiel, V., 1987 : p. 109-115. « Récits du lieu », in Thierry Groensteen (dir.),

Bande dessinée, récit et modernité, Colloque de Cerisy. Paris : Futuropolis & CNBDI.

2 Damasio, A. R., 1999. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience (trad. française). Paris : Odile Jacob.

Page 14: Corto Maltese, l’espace recomposé par la conscience et la mémoiremei-info.com/wp-content/uploads/revue26/10MEI-26.pdf · 2018-10-27 · Corto Maltese, l’espace recomposé par