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corps, sexe et genre. 1 CORPS SEXE ET GENRE « l’homme est la mesure de toute chose ». « la société précède de tout temps l’individu » (Godelier, Métamorphoses, p. 604) « Si ce que je fais dépend de ce qui m'est fait, ou plutôt, des façons dont je suis "fait/e" par les normes, alors la possibilité de ma persistance en tant que "je" dépend de ma capacité à faire quelque chose de ce qui est fait de moi. » (Butler). L’une d’entre vous a proposé un cours sur les « genders studies », demande que j’ai cru motivée par la récente inscription de la question du « genre » dans les programmes de SVT et les réactions très polémiques que cela a pu susciter. Au début de l’année scolaire. Les résistances ont opposé à l’idée que le genre est construit, l’idée que le sexe est naturel, que c’est une donnée biologique, et qu’il est absurde et vain de dire autre chose. Ces résistances ont aussi eu un caractère très politique, que je ne commenterai pas. La demande étant parfaitement admissible, j’entreprends un cours. Ce cours sera très modeste. Pour deux ou trois raisons. 1/ je ne suis pas très compétente en matière de « genders studies », il me faut bien l’admettre 2/ je crois qu’il faut tenir ferme quelques enjeux basiques càd fondamentaux, qui vous permettront ensuite si la question vous intéresse, d’approfondir 3/ et enfin, pour être honnête, le cours est nécessairement difficile, parce que la question suscite nécessairement, et je dis bien nécessairement, des résistances. Je ne parle pas ici des polémiques plus ou moins politiques, ou de l’ignorance crasse. Je parle des résistances qui sont opposés presque automatiquement, par chacun d’entre nous, quel qu’il soit ou quelle qu’elle soit, à la mise en question, à la critique (au sens vrai) du « genre ». Quand je dis quel qu’il soit, je me range bien entendu dans la catégorie. Avant toute chose une photographie, tirée du magazine géographie, et illustrant un article sur une éventuelle tentation militariste au Japon. Le titre est intéressant : il nous dit où cela se passe : au Japon, et qu’il s’agit bien de militarisme. Et la guerre est traditionnellement une question d’hommes, de virilité, etc. Je rajoute ceci, dans nombre de films, par exemple du type Rambo, ou dans je ne sais quel film avec Robert de Niro dans la « jungle urbaine », on voit le héros se camoufler et revêtir, si j’ose dire, ses « peintures de guerre ». Si vous avez une mémoire visuelle, essayez de vous souvenir de quelle façon est montrer cette séance de maquillage, puisqu’il ne s’agit jamais que de maquillage. Voici la photographie.

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corps,sexeetgenre. 1CORPS SEXE ET GENRE

« l’homme est la mesure de toute chose ». « la société précède de tout temps l’individu » (Godelier, Métamorphoses, p. 604) « Si ce que je fais dépend de ce qui m'est fait, ou plutôt, des façons dont je suis "fait/e" par les normes, alors la possibilité de ma persistance en tant que "je" dépend de ma capacité à faire quelque chose de ce qui est fait de moi. » (Butler). L’une d’entre vous a proposé un cours sur les « genders studies », demande que j’ai cru motivée par la récente inscription de la question du « genre » dans les programmes de SVT et les réactions très polémiques que cela a pu susciter. Au début de l’année scolaire. Les résistances ont opposé à l’idée que le genre est construit, l’idée que le sexe est naturel, que c’est une donnée biologique, et qu’il est absurde et vain de dire autre chose. Ces résistances ont aussi eu un caractère très politique, que je ne commenterai pas. La demande étant parfaitement admissible, j’entreprends un cours. Ce cours sera très modeste. Pour deux ou trois raisons. 1/ je ne suis pas très compétente en matière de « genders studies », il me faut bien l’admettre 2/ je crois qu’il faut tenir ferme quelques enjeux basiques càd fondamentaux, qui vous permettront ensuite si la question vous intéresse, d’approfondir 3/ et enfin, pour être honnête, le cours est nécessairement difficile, parce que la question suscite nécessairement, et je dis bien nécessairement, des résistances. Je ne parle pas ici des polémiques plus ou moins politiques, ou de l’ignorance crasse. Je parle des résistances qui sont opposés presque automatiquement, par chacun d’entre nous, quel qu’il soit ou quelle qu’elle soit, à la mise en question, à la critique (au sens vrai) du « genre ». Quand je dis quel qu’il soit, je me range bien entendu dans la catégorie. Avant toute chose une photographie, tirée du magazine géographie, et illustrant un article sur une éventuelle tentation militariste au Japon. Le titre est intéressant : il nous dit où cela se passe : au Japon, et qu’il s’agit bien de militarisme. Et la guerre est traditionnellement une question d’hommes, de virilité, etc. Je rajoute ceci, dans nombre de films, par exemple du type Rambo, ou dans je ne sais quel film avec Robert de Niro dans la « jungle urbaine », on voit le héros se camoufler et revêtir, si j’ose dire, ses « peintures de guerre ». Si vous avez une mémoire visuelle, essayez de vous souvenir de quelle façon est montrer cette séance de maquillage, puisqu’il ne s’agit jamais que de maquillage. Voici la photographie.

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Cette photo, très bien construite est très efficace. On voit des guerriers avec tout le harnachement militaire, lequel est lourd et encombrant (ce qui connote la vigueur des corps, la discipline militaire, le sérieux de la mission, la technicité, le professionnalisme) tournant le dos à des blindés déjà camouflés, en train de mettre la touche finale à leur préparation à la manœuvre. Si la photo est drôle – et moi, j’avoue qu’elle me fait beaucoup rire, c’est pourquoi je l’ai conservée - si la photo est drôle donc, c’est bien évidemment parce qu’il y a un contraste entre la scène militaire, les costumes, la solennité du moment et la gestuelle des guerriers. Car cette gestuelle est « typiquement féminine ». C’est la gestuelle des précieuses, dans les vestiaires des dames, qui se font un « raccord » comme l’on dit, avant de retourner diner ou danser, afin de plaire à ces messieurs, de les séduire. J’avoue avoir une préférence coupable pour le personnage de droite, que je trouve particulièrement concentrée et en quelque sorte attentif à ce que son rouge à lèvres ne déborde pas (il fait autre chose, je sais). Bref ce qui fait rire, c’est l’incongruité du contraste, voire de la contradiction, entre l’étalage de virilité des acteurs, des guerriers et la gestuelle parfaitement féminine qu’ils adoptent. Je vous prie de bien vouloir garder cette photographie et nos sourires en mémoire.

corps,sexeetgenre. 3 Je n’ai pas le temps d’analyser véritablement cette photographie. Mais l’on pourrait en faire des tonnes. Notamment, par exemple, sur le dénuement et la sauvagerie du milieu (la boue du terrain, la boue dont on s’enduit, le feuillage dont on revêt les chars), sur le dénuement du paysage en regard de la technicité du harnachement et des armes. Sur la guerre sur sauvagerie recouverte et reconduite. Sur la virilité itou, etc. Si et seulement si nous avons le temps, j’essaierai de mettre cette photographie qui nous fait rire en regard d’autres photographies qui elles, nous plongent dans le malaise, voire nous repoussent (deux photos de Diane Arbus).

I Pourquoi des résistances nécessaires

Je voudrais indiquer très rapidement pourquoi, et commencer à préciser quelques enjeux que nous raffinerons progressivement.

1/ Il me semble que si l’on demande à l’un ou l’une quelconque d’entre nous de se

présenter ou de se définir, et bien tenez ! un peu comme pour le cas du cours sur la photographie, je vous avais demandé de décrire, prenez un petit papier, et écrivez comment vous vous présenteriez – il va sans dire que je vous demande de faire l’exercice sérieusement, et que je ne me permettrais pas de relever vos papelards. Je crois qu’une des premières réponses que l’on donnera commencera par « je suis un homme » ou par « je suis une femme ». Je souligne le fait que je parlais de présentation ou de définition, mais certainement pas d’identité. Comme nous allons le voir, j’espère, la question du genre permet une critique – une de plus – de la notion très problématique d’identité. Permettez moi trois secondes de me mettre en scène – mais pas comme d’habitude, pour faire le pitre – mais pour parler assez sérieusement. Si je devais, moi anne amiel qui vous parle, me présenter, sans doute dirais-je ce qui suit – mais je ne donne que le début de la liste, le reste ne vous regardant pas du tout et relevant de la sphère privée. « Je suis une femme, qui parle français, je suis une Européenne, sans doute plutôt méditerranéenne, je suis philosophe au sens où je crois au logos, non pas sous la figure de Saint Jean, mais sous la figure grecque, etc ». J’aimerais faire les remarques suivantes. Ce qui vient en premier, pour moi, à l’évidence c’est « je suis une femme ». Or, je sais en gros ce que signifie « je parle français ». Si j’avais à rendre compte de ce que signifie « être européenne et méditerranéenne », j’aurais un peu plus de mal. Si j’avais à définir ce que j’entends par être philosophe, j’y arriverais peut-être, cela serait encore plus difficile. Et je vous passe les autres facteurs qui entreraient ensuite en jeu. « je suis une femme », qui vient en premier, a donc pour moi valeur de fondement et d’évidence. Mais, et je vous prie de me croire – je ne sais pas du tout ce que cela veut

corps,sexeetgenre. 4dire. Je ne fais pas du tout l’idiote. Je ne sais pas. Je veux dire ceci : c’est à la fois une évidence et un problème. Pensons au mot de Simone de Beauvoir « on ne naît pas femme, on le devient ». Evidemment ce que je dis vaut, à mon sens, pareillement pour les hommes. Même s’il est plus difficile de l’admettre peut-être pour les hommes, on y reviendra peut-être. Et je crois que c’est cela qui peut provoquer des résistances : que l’on mette en question ce qui est rigoureusement fondamental pour un chacun. Car réfléchissons deux secondes.

Je sais ce que veux dire être une femelle, et tout particulièrement un spécimen femelle de mammifères terriens. Par exemple, cela veut dire connaître au moins deux transformations physiologiques majeures, liées à la capacité reproductrice, au sexe si l’on veut : avoir des menstrues, ne plus en avoir. En même façon, un spécimen mâle de l’espèce humaine connaît un certain nombre de transformation physiologiques, indiquons pour le fun la mue, les pollutions nocturnes, etc. Je note cependant une différence rigoureusement décisive. Une différence pour l’instant – je dis bien pour l’instant – absolument fondamentale, dont il est impossible de surestimer l’importance, et bien entendu que l’on fait toujours semblant d’oublier. Dans notre espèce, seules les femelles mettent au monde, donne le jour à l’enfant qu’elles ont porté, enfant qui peut être un petit garçon ou une petite fille, enfant qui peut être en regard de sa mère, semblable ou différent. Je tairai dans le cours – sans doute ai-je tort de taire une question qui fait grand bruit aujourd’hui, mais j’entends m’en tenir à quelques points fondamentaux – je tairai donc le fait que un petit pourcentage de la population humaine naît sans sexe défini ou identifiable. Et que ces personnes, jusqu’ici, on leur a assigné un sexe, de façon plus ou moins arbitraire. « On » ce sont les parents et les médecins. On a donc décidé que la personne « A » serait un « mâle » et un « homme » et la personne « B » une « femelle » et « une femme ». Ce qu’on appelle « intersexe » (cf. défaire le genre, le cas David). Evidemment cette décision pose des problèmes spécifiques, particulièrement intéressants. Je n’en dirai mot. Je reviens à mes moutons. L’évidence première c’est donc pour moi qui vous parle (mais je ne dois pas être la seule à raisonner de la sorte) « je suis une femme ». Je

persévère à dire, c’est une évidence et c’est un problème. Parce que si je sais bien ce

que signifie être un spécimen femelle d’une espèce biologique (avec la réserve émise plus haut), je refuse absolument de me considérer seulement comme un spécimen d’une espèce biologique. Il en va de ma dignité d’être humain. Et quiconque me dirait que je suis seulement une femelle destinée à procréer pour perpétuer l’espèce aurait droit, si je le pouvais, à mon poing sur la gueule.

corps,sexeetgenre. 5Je constate de plus – et c’est purement et simplement un constat – ni plus, ni

moins, absolument rien d’autre – que la façon dont on pense, on vit, on statue, sur les genres homme ou femme, et non plus sur les sexes, mâle ou femelle, est extraordinairement variable selon les époques, les cultures, les civilisations, etc.

Etre une femelle ce n’est pas du tout être une femme, être un mâle, ce n’est pas du tout être un homme. Sexe et genre ne peuvent pas être confondus. Je donnerai des exemples plus raffinés tout à l’heure, j’en dessine un, très grossièrement pour l’instant. L’exemple de la Rome antique. Il y a une différence bien entendu absolument fondamentale entre être un Romain, et être une Romaine. Ce n’est pas ici ce qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse c’est être Romain, ou puisque la langue est ambiguë, un Romain homme. Il suffirait de réfléchir trois secondes au statut du pater familias d’une part et à l’adoption et à son statut chez les Romains d’autre part, pour comprendre que « homme » et « père » sont des constructions culturelles très différentes des nôtres, aujourd’hui. (il faudrait parler de la fonction du mariage à Rome, du rôle du travestissement, etc. je ne suis pas compétente). Et, pour en revenir à des questions biographiques, il n’y a aucune commune mesure entre ce que signifie « être une femme » pour ma grand-mère, pour ma mère et pour moi-même. Ma grand-mère comme ma mère et moi-même sont ou ont été des femelles. Ma grand-mère qui a toujours travaillé et qui a été résistante était légalement une mineure, sans droit de vote dans une grande partie de sa vie. Ma mère ne pouvait pas avoir un compte bancaire à son nom pendant une grande partie de sa vie sans l’autorisation de son mari (cette possibilité n’a été « offerte » en France qu’en 1970), et ne pouvait pas exercer tout un stock de professions ni passer bon nombre de concours par exemple. Je reste dans le trivial. Femelles sans nul doute en gros identiquement, mère ou épouse ou femme, pas du tout de la même manière. Je pense que l’on pourrait en grande partie – mais pas du tout entièrement - dire la même chose pour mon grand—père, mon père et mon frère. Le sexe n’est pas le genre. A supposer que la répartition entre deux sexes soit une donnée biologique, il semble quand on y réfléchit calmement trois secondes que le « genre » n’a rien de « naturel » et pour dire les choses ainsi « d’anhistorique ». Le genre, càd la différence des genres et leur répartition binaire et exclusive en « homme » et « femme » a toujours été une construction culturelle, historique, très variable, et, in fine, toujours enjeux de lutte. Nous avions parlé, à propos de Pascal, puis à propos de Tocqueville, en employant d’ailleurs une expression marxienne de « naturalisation des rapports sociaux ». Nous voulions dire au moins que toute configuration historique, toute société (je parle volontairement grossièrement) visait à dire pour se légitimer que les rapports qu’elle

corps,sexeetgenre. 6comprends sont « naturels » et donc légitimes. Nous l’avions vu par exemple pour ce que Tocqueville entend par « aristocratie ». S’il y a un domaine où la « naturalisation des rapports sociaux » vaut, et où sa puissance d’égarement et de mystification vaut, c’est bien dans la différences des genres indument ramené à la différence des sexes. Nous serions « hommes » et « femmes » naturellement, puisque nous sommes sensés être « mâles » et « femelles » naturellement.

2/ Je voudrais donner une autre piste pour distinguer sexe et genre et insister sur le

fait que le genre, au moins lui, est construit et commencer à dire qu’il est « normatif ». Ceci étant, nous comprendrons un autre type de résistance que peuvent susciter les études de genre, de malaise qu’elles peuvent produire – et pas seulement chez les ignorants ou les réactionnaires de tout poil ou absence de poil. Je tiens au terme « normatif » que nous retravaillerons plus tard. Jusqu’ici j’ai parlé de deux couples de notions qu’il faut distinguer : mâle et femelle d’une part, homme et femme d’autre part. Je crois qu’il faut donc adjoindre un troisième couple à savoir masculin, mâle ou viril d’une part et féminin d’autre part. Je vais parler le plus simplement possible. On attend de et on demande à un spécimen mâle de l’espèce humaine, d’un homme si vous voulez, qu’il soit masculin ou viril, càd en quelque sorte qu’il fasse preuve de sa masculinité ou de sa virilité. On attend de et on demande à un spécimen femelle de l’espèce humaine, d’une femme si vous voulez, qu’elle soit féminine, càd qu’elle fasse preuve de sa féminité. Ici chacun comprend bien qu’il ne s’agit pas d’un donné, d’une chose naturelle, mais bien d’une attente, d’une exigence, bref, d’une norme voire d’une normativité. Ce qui engage, là encore deux remarques.

a) ces attentes ou exigences normatives sont extraordinairement variables, elles n’ont rien de « naturel », de « biologique » de « transhistorique ». Etre viril, ce n’est pas du tout la même chose, ou pour parler plus précisément, cela ne signifie pas les mêmes actions, les mêmes comportements, les mêmes affects sous la Rome antique et en France aujourd’hui. Cela ne signifie pas la même chose en France aujourd’hui et disons, en Egypte aujourd’hui. Evidemment, il en va rigoureusement de même pour la féminité. Voulez vous des exemples ?

b) ce que l’on peut indiquer avec un point important, voire très important. Que se passe-t-il quand un « homme » ne répond pas aux exigences et aux attentes de la « virilité » en vigueur, normativement, dans sa société (càd ici et pas là bas, maintenant et pas hier) ? Que se passe-t-il quand une « femme» ne répond pas aux exigences et aux attentes de la « féminité » en vigueur, normativement, dans sa société ?

corps,sexeetgenre. 7Disons au moins qu’il y a stigmatisation, le plus souvent. Un homme sera donc

« efféminé », pas un « vrai homme ». Une femme sera donc « masculine » voire « hommasse », donc pas une vraie femme. Ce qui signifie à l’évidence qu’il y a des « faux hommes » ou de « fausses femmes » qui sont bien pourtant des mâles et des femelles, ou encore qui sont des hommes ou des femmes mais, si j’avais le cœur de rigoler, « pour de faux ». Il y a donc une sorte de trahison sociale, une sorte de monstruosité à ne pas répondre à l’injonction sociale : un homme doit être viril, une femme doit être féminine. Evidemment, il y a souvent des « mesures de rétorsion » plus graves, qui peuvent aller de la « mise à l’écart », à la violence, voire à la mort. C’est évidemment le cas pour bon nombre d’homosexuels comme nous disons aujourd’hui (je vais y revenir) soit, légalement par exemple, soit insidieusement et aussi illégalement. Voulez-vous des exemples ? Il est très important donc de souligner la différence, ou si vous voulez de distinguer entre mâle et femelle d’une part, homme et femme d’autre part, virilité et féminité enfin.

Prenons ces distinctions au sérieux. Prenons au sérieux le caractère d’injonction d’être viril ou féminine, càd en fait de prouver ce que nous sommes sensés être naturellement. Prenons au sérieux que c’est une attente et une exigence

particulièrement forte pour nous que de prouver être ce que nous sommes (ou sommes

sensés être), de répondre aux attentes qui nous donnent droit à une vie normale, vivable, lisible, compréhensible pour autrui mais aussi pour nous-mêmes. Prenons au sérieux le caractère scandaleux, dérangeant, troublant, incompréhensible, énigmatique, etc. et stigmatisé de ceux qui ne répondent pas à l’injonction, qui ne satisfont pas à la norme. Prenons au sérieux que leur vie est souvent – j’y insiste – peu vivable, voire invivable ET pour les autres (d’où la stigmatisation, la violence, etc.) ET pour eux-mêmes (malaise, secret, dissimulation, remords, ou au contraire quand c’est possible, provocation, etc., sans compter les violences subies). Il est évident que toute théorisation de ce type de questions – car ce sont des questions – mettent très mal à l’aise et ne peuvent que susciter des résistances. Par ce que la première injonction, donnée dès notre naissance, dès notre prime éducation, et par l’ensemble du corps social : les parents, les médecins, les professeurs, les employeurs, les associations sportives, que sais-je ?, cette première injonction c’est de nous conformer à ce que notre société nous dit que doivent être un homme et une femme, càd en réalité un vrai homme et une vraie femme. Et j’insiste lourdement, si nous sommes mâle et homme et pas du tout viril, nous devons pour le moins incompréhensible, énigmatique, voire rejeté. Idem pour les femmes. Rejeté

par les autres et peut-être aussi par nous-mêmes.

corps,sexeetgenre. 8 Je reviens à mes errements. Je suis une femelle à l’évidence. Je suis une femme, c’est pour moi une évidence dont je suis assez incapable de rendre compte. Je dois être féminine, et j’avoue que cela m’a toujours laissé perplexe. Faire coïncider les trois ne va pas de soi. Dissocier les trois, cela plonge un chacun dans le malaise. Je le dis pour moi, « femelle », je le dirais de n’importe quel individu humain.

3/ Il faudrait alors insister sur le rôle de la langue ou des langues. Parce que la langue

fait partie des injonctions sociales et des normes de l’échange. Et je vous prie de bien

vouloir prendre la question de la langue très au sérieux – au tragique presque.

Après tout, quand nous parlons de « genre », nous parlons aussi de catégories linguistiques. Il y a un genre féminin, un genre masculin, il y a un neutre (par exemple en allemand il y a bien un « der » un « die » et un « das » ou quelque chose comme cela). Et la langue désigne la façon dont je me désigne, dont je dois me désigner et dont aussi je m’accorde. Et les règles d’accord sont particulièrement intéressantes. Toutes les langues – universellement – comporte des marqueurs du sujet, du « je », par distinction des marqueurs du « tu » de l’autre que « je ». Elles sont très diverses, mais la structure est universelle. De la même façon nous avons toujours des marqueurs du féminin et du masculin. Evidemment, ces répartitions varient de la terre au ciel entre les langues. Mais la structure est universelle. Par exemple, la mer est au féminin en français, au masculin en italien (ce qui m’a toujours laissé perplexe). Idem, je crois qu’en français on parle du serpent et en allemand de la serpente (ce qui m’a toujours laissé perplexe). J’avoue être intriguée par le fait que la « jeune fille » la Mädchen, soit en allemand un neutre, un « das » si je ne me trompe pas. Je ne choisis pas ces exemples tout à fait au hasard. Si on parlait de psychanalyse, ils seraient passionnants.

Les règles d’accords sont aussi très amusantes. En français je dirais sans doute que la femme à barbe fume sa pipe pendant que son mari à barbe fume sa propre pipe. Je crois qu’en anglais on parlerai de « la barbe » de la femme à barbe fumant « sa » pipe, pendant que on parlerait de « le » barbe du mari fumant « son » pipe. De temps en temps j’aime la langue anglaise. Première remarque. Toute langue distribue des genres. Ces genres sont partiellement arbitrairement fixés. Mais dans la langue que l’on parle, ils sont des normes impératives, dont d’ailleurs on peut jouer. Je suppose que M. Maratrat vous a dit deux mots de la fameuse formule de Roland Barthes « la langue est fasciste », on pourrait éventuellement l’appliquer ici. Deuxième remarque. L’usage des accords de genre est véritablement une injonction sociale. J’en donnerai deux exemples assez simplets.

corps,sexeetgenre. 9Du temps où je faisais mes études, temps heureusement révolu, en tant que femme, je devais m’accorder au féminin. Je pouvais donc dire, par exemple, je suis certaine de faire une dissertation de philosophie, ou d’avoir un corps au pied. Mais en tant que philosophe, je devais m’accorder au masculin – ce qui, nous le verrons, a un sens. Par exemple, ce serait une faute de ma part que de dire « je pense, je suis, j’existe, j’en suis certaine ». Toute femme que je sois, et c’est une évidence première pour moi, si je parle avec les méditations cartésiennes, je parle comme être pensant, de façon universelle. Et en français – je vous prie de prendre bonne note, l’universel est neutre, et le neutre se dit

au masculin. Ce qui veut dire – à l’évidence – que la particularité est féminine. Pour

parler d’un point de vue universel (et par parenthèse noble) il fallait, il faut encore, parler en français en tant qu’homme – même quand on est une femme. La femme n’est pas dans l’élément de l’universalité. C’est ainsi par exemple, que les élèves adorent parler de l’Homme, pourvu, bien sûr, d’une majuscule. Que disions-nous de Barthes ? Exemple apparemment a contrario, qui va en fait rigoureusement dans le même sens. Normalement (c’est le cas de le dire), en français, comme l’on dit – mais c’est très intéressant – « le masculin l’emporte sur le féminin ». Càd en gros que si dans une assemblée il y a 1000 femmes et un seul homme, on parlera des propos de l’assemblée en disant « ils ont dit » et non pas « elles ont dit ». Je connais au moins une exception qui doit être méditée. Il y a quelques années, il y a eu une grande « révolte » des infirmiers et des infirmières qui a fait d’autant plus de bruit que les acteurs ont court-circuité les syndicats et se sont constitués en « coordinations ». Le mouvement était assez massif. Il concernait donc tant les infirmiers que les infirmières. Ce qui est très intéressant donc, c’est que tous les médias comme l’on dit, et les gens de la rue tout aussi bien, ont parlé des « infirmières ». Pour le coup, dans le cas d’espèce, le masculin, au mépris de la langue française, l’a emporté sur le féminin. Pourquoi donc ? Pourquoi est-ce que l’on a dérogé à une règle linguistique, à une norme linguistique, à une injonction linguistique aussi puissante en français ? Je comprends – linguistiquement - qu’on dise que les chauffeurs routiers se mettent en grève alors qu’il y a des chauffeuses routières. Je ne comprends pas – linguistiquement - qu’on dise que les infirmières font de la résistance en oubliant la minorité numérique mais la majorité linguistique des infirmiers. Si j’étais un infirmier (mâle, homme et viril), je l’aurais mal pris, d’être traité comme une femelle, une femme, une infirmière. Bon, qu’est-ce qui a pu motiver cette dérogeance aux règles linguistiques ? Je pense que dans le cas d’espèce la logique sociale l’a emporté sur la logique linguistique. Un infirmier ou une infirmière, c’est quelqu’un qui « prend soin de ». Quelqu’un de l’ordre du soin, de la bienveillance, en quelque sorte du maternage. C’est quelqu’un qui a des tâches nobles mais aussi des taches « ménagères », peu gratifiantes. Vider les bassins,

corps,sexeetgenre. 10etc. Ce quelqu’un est donc une femme, pour nous autres, puisque prendre soin, materner, être attentionné, vider les bassins, changer les couches (des adultes) etc. cela ne peut pas se dire directement au masculin. CQFD ; les deux exemples semblaient opposés, ils sont rigoureusement similaires.

J’espère que vous comprenez que j’essaie d’introduire « genre masculin », « genre féminin » et « genre humain » pour simplifier – et il s’agit ici d’une simplification. Je crois que l’on peut entendre façon « gender » la fameuse formule de Protagoras : « l’homme est la mesure de toute chose ». Nous entretenons la confusion entre homme et humain,

et homme, cela ne signifie pas tout à fait spécimen mâle de l’espèce sapiens sapiens.

Troisième remarque. La langue, disais-je, réparti en genre masculin, féminin et neutre. Mais cela n’est pas aussi simple. Il faut bien, dans la langue que je parle, que je puisse me désigner et me dire, et désigner les autres et les dire. Il y a, pour simplifier « il » et « elle », comme il y a « je » et « tu ». Mais il y a encore autre chose, qui nous concerne. Qui concerne les notions de sexe et de genre. Et la différence entre « sexe », « genre » et féminin et masculin. Je remplis (désolée de parler de moi, mais rien n’est personnel dans cette affaire) – je remplis disais-je, comme mon frère (dont je puis vous assurer qu’il est mâle, homme et viril) des formulaires administratifs ou juridiques. Dans bon nombre de questionnaires, moi comme mon frère, mon frère comme moi, allons devoir déclarer si nous sommes un homme ou une femme. Bon, je suis. Moi comme mon frère, mon frère comme moi, allons devoir déclarer si nous sommes mariés ou célibataires. Bon. Je comprends jusque là. Nous allons même l’un comme l’autre devoir dire si nous sommes pacsés ou pas (il faudra, si je l’oublie, il faudra me le rappeler, que je revienne sur l’affaire du pacs). Mais il y a une chose – légale, juridique, administrative, légale, etc. – que moi, j’ai toujours dû faire, que je dois encore faire, et que mon frère n’a jamais eu à faire. Mais alors jamais. Heureusement, je n’aurait plus à le faire dans peu de temps, mais j’attire votre attention que là, il n’y a jamais eu d’équivalent. Je dois toujours dire (c’est totalement absurde et inepte, mais c’est la norme) si je suis mademoiselle Amiel ou madame Amiel. On n’a jamais demandé à mon frère s’il était monsieur Amiel ou Monsieur Amiel. Cela n’aurait bien évidemment aucun sens. Cela n’a aucun sens pour mon frère qui est un mâle, un homme, viril, non pacsé et marié. Mais quel sens cela a-t-il pour moi qui suis, je le pense, une femelle, une femme, non pacsée,

non mariée ? Jusqu’à présent, officiellement, à mon âge, je suis – et je dois déclarer être

– mademoiselle Amiel, je ne suis pas du tout madame Amiel. Par exemple, ce mois ci, j’ai reçu un courrier du ministère de l’éducation nationale adressé à « mademoiselle Amiel ». Je vous laisse méditer. Je ne vois pour ma part, aucune justification rationnelle à cette

corps,sexeetgenre. 11distinction entre mon frère et moi-même. Aucune. Est-ce qu’on me demande ici de déclarer que je suis vierge (je suis désolée de vous dire que non, j’espère ne pas vous choquer), que je suis une vieille fille, ou une femme de mauvaise vie ? Que veux-je dire ? C’est que la langue administrative et juridique elle-même différencie sexe, genre, statut. Et que, dans le cas d’espèce, quelle que soit la façon dont on l’entende ou le comprenne, la réforme en cours qui vise à supprimer la différence qui n’a jamais valu que pour les femmes ou les femelles entre madame ou mademoiselle est, à mon sens, une bonne chose. Une fois de plus, vivent les anglo-saxons. Je vais y revenir d’une façon plus précise, mais bon.

L’idée force que je tente d’exemplifier et surtout de déployer est que ce que l’on désigne par « études de genre » est vraiment intéressant, mais nous heurte de plein fouet, parce qu’il s’oppose à nos pratiques – je dis bien pratiques – et à nos normes (linguistiques, sociales, administratives, juridiques, etc.) les plus fondamentales. Et je tiens à « les plus fondamentales ». J’approfondirai plus tard, si je peux, avec l’hypothèse

d’Héritier.

Vous l’aurez compris. Je tente de dire que, pour chacun d’entre nous, cela heurte ce qui nous spécifie, nous définit, nous désigne, nous permet d’être pour nous-mêmes, pour la société dans laquelle nous vivons, et les autres, et nos proches – compréhensibles, ce qui nous permet d’avoir une vie vivable. J’insiste, je persiste, et je cite. Ces normes de sexe, de genre, d’injonction à être « viril » ou « féminine », à se déclarer, juridiquement, administrativement comme ceci ou cela, par exemple madame ou mademoiselle, cela c’est ce par quoi chacun d’entre nous

ou disons l’immense majorité d’entre nous ont à se définir ou doivent se définir donc se

définissent, à se classer donc se classe, à se présenter donc se présentent, à se

reconnaître donc se reconnaissent, à se comprendre dont se comprennent.

D’où, et pour le coup, je me flanque dans le sac, le fait que la première évidence pour moi, quand je me « présente » c’est « je suis une femme ». Comment pourrais-je penser autrement, dire autrement, faire autrement ? Donc toute mise en cause, toute mise en question – j’insiste lourdement – sans nécessairement que l’on soit dans l’ignorance crasse, la réaction pure ou le traditionalisme irréfléchi, produit du trouble, voire bien pire. Je dis « trouble » parce que j’arriverai peut-être à vous parler d’un ouvrage fondateur des « genders studies », à savoir troubles dans le genre de Judith Butler.

3 ‘ / je ne veux pas insister ici sur un point qui est pourtant important. Mais je ne veux

pas gauchir mon propos et laisser songer un seul instant que je verserais dans la polémique, ce que je ne veux surtout pas faire. Donc quelques autres exemples, pour

corps,sexeetgenre. 12dire à quel point le genre, la façon de vivre ou de penser le genre, s’impose à nous et nous définit. Je raffinerai plus tard.

Je parlais tout à l’heure d’administration. Une chose simple. Nous avons à décliner nos identités, et nos identités, au sens des papiers d’identité, comportent nos noms. Comme l’on dit – et je crois qu’il faut là encore prendre les choses tout à fait au sérieux –nos « noms de famille ». Moi, je m’appelle donc Amiel, comme mon frère et comme mon père. A cette différence près que, en loi française, en gros – c’est plus complexe mais – mon frère qui s’est marié (deux fois) et mon père qui s’est marié (deux fois) se sont toujours appelé Amiel. Si je me mariais, je changerais de nom – auparavant, c’était une contrainte, depuis peu on peut aussi garder son « nom de jeune fille ». J’espère que vous avez vu le succulent film de Jacques Demy, les demoiselles de Rochefort, où un des principaux personnages féminins (Danielle Darrieux) refusent d’épouser … croyez-le ou pas, Michel Picolli, parce qu’il s’appelle M. Dame et qu’elle refuse de s’appeler « madame dame ». Je crois que parlant de « la folie de la croix » j’ai assez insisté sur l’importance symbolique éminente du changement de nom. Je ne vais bien sûr pas comparer, ce serait absurde. Toutefois, en France, et en gros, un homme garde son identité, son nom, sa définition, sa façon de répondre à « qui es-tu ? », une femme elle, est appelé à changer son nom, sa définition, sa façon de répondre à « qui es-tu ? ». D’une certaine façon, alors, on pourrait dire – je ne suis absolument pas d’accord, mais peu importe – qu’une femme a le choix entre porter le nom de son père ou celui de son mari. Manière de signifier qu’elle est assujettie à son père ou à son mari, sous tutelle de son père puis de son mari. J’avoue simplifier outrageusement, mais pas totalement. Il fut un temps, pas si lointain, où les femmes, pardon, les épouses de bonne famille devait se désigner, de bonne façon, par le nom et le prénom de leur mari. Si je reprends l’exemples des demoiselles de Rochefort, notre protagoniste féminine, Danielle donc, ou Sophie, ou Bérénice devrait donc se présenter comme « Madame Gérard (ou Hyppolite, ou Marcel, ou Arnauld) Dame. Je n’insiste pas sur le fait que ce type de définition et d’attribution et d’injonction ne valent pas du tout dans toutes les langues.

Ce qui vaut aussi pour la traduction du masculin au féminin. J’en donne quelques exemples rapides, que je ne développe pas. Traduction au féminin de « homme public » = « femme publique » méditons. Traduction de la fameuse phrase que certains hommes croient bon d’adresser à des femmes qu’ils estiment « tu es un bon copain ».

Je veux simplement dire que la distinction ou la répartition en genre – que je restreins pour l’instant à homme et femme – n’est pas une simple distinction ou répartition axiologiquement neutre – comme par exemple la distinction entre jaune et orange. La distinction des genres est toujours aussi, toujours déjà, une distinction de valeurs, une hiérarchisation.

corps,sexeetgenre. 13J’ai eu du mal à trouver l’exemple jaune et orange. J’ai été tentée de dire « blanc ou noir » ou « pair et impair », « droite et gauche » ou ce type de choses. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’insister sur la symbolique de ces termes (« l’âme noire » ou la « noirceur de l’âme », être « à la droite du père » ou « asseyez vous à ma droite » ou « être gauche » voire être tout bêtement « un gaucher »). Or, dans la distribution des genres au sens linguistiques, il y a toujours des chaines d’équivalences qui font que l’on range du côté masculin telle couleur ou telle « parité » etc. et corrélativement du côté féminin des choses non pas tant pensées comme différentes que comme hiérarchiquement disposées. Ici, si j’avais le temps, je me référerais à un professeur, devrais-je dire une professeure (j’ai du mal) au collège de

France qui a succédé à Claude Lévi-Strauss : Françoise Héritier. Ou alors, je pourrai me

référer à Pierre Bourdieu, décrivant les habitudes apparemment insignifiantes, mais

réellement décisives, en particulier dans un texte remarquable la distinction. Par exemple qui mange du poisson, les hommes ou les femmes etc. Je suggère simplement que remettre en question la chaine d’équivalences : mâle, homme, virilité ou tout aussi bien femelle, femme, féminité, c’est toucher non pas à une simple question « sexuelle », pas du tout, mais à l’ensemble de nos présentations et connaissance reconnaissance de nous-mêmes, à tous les niveaux et toutes les strates de nos vies, nos actions, nos représentations.

4/ J’ai parlé de « sexe » jusqu’ici, par distinction d’avec le « genre » et par distinction

d’avec l’injonction à être féminine ou viril. J’aimerais très rapidement indiquer que « sexe » pourrait être rigoureusement restrictif, si par sexe on entendait précisément le sexe au sens d’attribut sexuel stricto sensu.

Je voudrais dire pour commencer et simplement que quand nous parlons de différence de sexe, au sens biologique, nous entendons en réalité des différences de corps, disons, de la totalité du corps ou de la chair, ou du vivant que nous sommes. Comme je suis absolument nulle en « biologie » et que de toutes les façons, ce n’est pas ce qui m’importe ici, je vais dire des grossièretés abominables. Ce qui fait que mon frère est un mâle, un homme, que j’aime à penser viril et que je suis une femelle et une femme, cela ne saurait se réduire en aucune façon, pour le dire aussi crûment qu’une amie à moi qui, très raffinée, particulièrement raffinée, se plait à dire des grossièretés, cela ne saurait se réduire à ce qu’il soit un « couillu » et moi une « fendue ». Dans l’espèce humaine, être un mâle, ce n’est pas seulement avoir des testicules et une verge. Etre une femelle avoir des ovaires et je ne sais quoi. C’est bien entendu tout le corps, son poids, sa taille, sa morphologie, ses hormones, ses aptitudes prédessinées, son rythme d’évolution et de mutation, etc. qui importent. Et, je reviens à

corps,sexeetgenre. 14un point dont j’ai déjà dit qu’il était absolument décisif – mais décisif pour l’instant – le fait peu déniable, que seules les femmes jusqu’à présent, et les femmes seules, jusqu’à présent, mettent au monde. Donc, ce n’est pas des attributs sexuels seuls dont il s’agit, mais bien du corps vivant comme totalité organique. NB AA Godelier, métamorphoses, p. 600 sur le dimorphisme chez les humains. Pourtant, et corrélativement – et je tiens à le signaler pour toute sorte de raisons – ce corps, dans l’immense majorité des cas évidemment sexué et différencié en mâles et

femelles, doit encore être marqués – je tiens à « marquer » - pour être ostensiblement,

visiblement, de façon non équivoque et même pour tout dire rigoureusement ostentatoire un corps cette fois d’homme ou de femme, et s’il n’est pas marqué, il doit être vêtu de façon sexuée. La donnée sexuelle / corporelle n’a jamais suffit, jamais, dans aucune culture que je connaisse, à dire « ceci est un homme », « ceci est une femme ». Il existe donc des formes de marquage du corps, très différentes, très disparates, de gravité très diverses. Mais il y a toujours marquage du corps. Je ne veux pas du tout développer, je voudrais juste indiquer. Je prendrais volontairement des exemples très divers et très disparates, qui vont de la castration à la « fashions victim », et, éventuellement, leurs ambigüités m’intéressent énormément. Je vous prie de bien vouloir comprendre que mon « inventaire à la Prévert » est en partie volontaire. - Prenons le cas très complexe de la circoncision. C’est éventuellement un marquage « religieux » ou si j’ose dire « communautaire » dont on ne dira jamais assez qu’il concerne tant les Juifs que les Musulmans - au moins. Mais pas exclusivement eux. Surtout pas. Par exemple, j’ai été très étonnée d’apprendre que la circoncision était une pratique assez répandue, pour des raisons d’hygiènes dit-on, je n’en sais fichtrement rien, par exemple aux Etats-Unis. Mais il s’agit bien ici d’un marquage du corps par définition même exclusivement masculin, et éventuellement communautaires – les communautés étant dans ce cas « religieuses » et au pluriel (je tiens au pluriel). Et si elles sont communautaires et religieuses, elles excluent délibérément les femmes – je veux dire les femelles. Je suis sans doute – et je n’en ai jamais douté – naïve – mais si la preuve de l’appartenance à une communauté de « foi » est une marque qui ne s’adresse qu’à un sexe, à quoi appartient l’autre (sexe) ? - pour en rester au corps masculin, je mentionnerai en passant, parce que je n’y comprends rien et que l’on ne peut pas s’intéresser à tout – le cas donc des castrats. J’entends par là des mâles que l’on a volontairement castrés pour produire ce que nous

corps,sexeetgenre. 15appellerions aujourd’hui des « haute contre » - l’amour de l’art – ici du « bel canto » peut induire des effets qui nous laissent perplexes. - pour en rester au corps masculin, je mentionnerai en passant, parce que je n’y comprends rien et que l’on ne peut pas s’intéresser à tout, un cas sans doute encore plus problématique en un sens : les énuques comme gardiens de harem. Je n’ai pas la possibilité d’une analyse historique, et je n’ai pas du tout envie de polémiquer vous l’aurez compris. Mais dans le cas dont nous parlons – eunuques / harem, nous avons une configuration assez troublante, et pour une part fantasmatique des rapports entre sexes. Mais, si je puis me permettre – je ne sais pas si j’ai totalement raison – la violence faite au mâle est pour ainsi dire un corrélat de la violence faites aux femmes –prises ici en gros comme troupeau disponible. - mais bien entendu, il faudrait parler, voire il faut parler, il est rigoureusement impératif de parler de l’excision. Permettez moi juste de rappeler quelques chiffres et quelques données, dûment pompé sur Wikipédia. Selon les pays, la proportion de femmes excisées varie de façon importante, allant de 1,4 % au Cameroun à 96 % en Guinée au début des années 2000. On considère qu’environ 100 à 140 millions de femmes ont subi une excision. Environ 2 millions de fillettes sont susceptibles de subir une telle mutilation tous les ans. Selon une étude de l'INED, 50 000 femmes ont subi des mutilations sexuelles et vivent actuellement en France. J’apprends aussi que en France, la clitoridectomie a été préconisée à la fin du xixe siècle par des médecins comme Thésée Pouillet (1849-1923), Pierre Garnier (1819–1901) ou Paul Broca (1824-1880) pour lutter contre l'onanisme. Bref, ce type de mutilation, ou ces types de mutilation sont tout sauf un phénomène marginal et insignifiant. Et ici, quand je parle de « marquage du corps », on admettra que je fais dans la litote. Ce qu’il faut noter, et qui est important, c’est que si ce type de pratique se fonde bien évidemment sur la domination masculine, et vise à interdire le plaisir sexuel féminin (et pour certaines formes d’augmenter, si j’ai bien compris, le plaisir sexuel masculin), cette

pratique donc pratiquée par des femmes et souvent consentie ou acceptée par les

femmes, tout comme on voit bon nombre d’hommes s’y opposer avec la dernière fermeté. Mais si cela est très important à noter, que l’arbre ne nous cache pas la forêt. - j’ai un peu honte après un tel catalogue de monstruosité de souligner que la question du vêtement est très sérieuse. Il faudrait donner bon nombre d’exemples ou d’analyse. Mais par exemple, on a pu dresser comme chef d’accusation contre Jeanne d’Arc qu’elle s’habillait « comme un homme ». Chef d’accusation donc. On peut méditer sur l’adoption du pantalon pour les femmes. C’est tout le thème du travestissement, ressenti comme un danger. On y reviendra. On peut méditer sur toutes les formes de voile qui recouvrent le

corps,sexeetgenre. 16corps féminin, dont la Burka. On devrait lier – en suivant Bourdieu sur ce point – une certaine assignation vestimentaire visant ici les femmes, avec la pratique chinoise des pieds bandés – càd une véritable mutilation là aussi, dont le but est sans doute de réduire la mobilité – même si les significations sont autrement plus complexes. Je voudrais immédiatement ajouter, parce que je viens de parler de choses qui pourraient, aujourd’hui, nous choquer (castration, excision, etc.) dire que ce marquage de corps, càd cette domestication du corps au bout du compte, est tout aussi bien, précisément ce qui le domestique – au sens le plus noble et le plus culturel du terme. Nous savons aujourd’hui produire des « haute contre » qui chante mutatis mutandis comme le faisaient les castras, sans avoir eu à subir la mutilation de ces derniers. C’est aussi et solidairement ce qui produit l’agilité guerrière et sportive, l’aptitude à chanter, à danser, etc. Tout ce que je veux dire c’est que pour que le corps soit humain, et non pas seulement naturel et animal, le dressage, la domestication etc. sont nécessaires. Ce que l’on pourrait appeler culture, et qui consiste donc en l’apprentissage spécifique de façon de se vêtir, de se nourrir, de se mouvoir, de parler et chanter, etc. et de même, de se reproduire et plus largement de copuler. Ce qui nous importe ici, et c’est pourquoi j’ai un peu dramatisé, c’est que cette domestication ou cette éducation est toujours ou presque toujours marquée par le genre. Càd que l’on assigne à chaque genre ce qu’il doit pouvoir faire et ce qu’il lui ait interdit de faire de son propre corps, là encore pour qu’il soit pleinement humain et reconnu comme tel. Bref, il faut parler de corps, de sexe, de genre et d’injonction à être conforme à ce que son genre prescrit que l’on soit (viril ou féminine pour caricaturer). Il me semble donc que différencier sexe et genre, cela ne vaut que si l’on voit que cela implique bien autre chose. Il faut se souvenir de la « fabrication » du corps, du marquage du corps, de la façon de vêtir le corps, càd de le présenter en public, de le domestiquer, le dresser, l’éduquer, le cultiver. Il faut bien comprendre que tout cela, qui n’a pas grand chose de naturel, nous

l’assimilons, nous l’incorporons dès notre naissance ; Dès notre naissance, tout enfant

humain apprend à « tenir son rôle », à dire qui il est, à se tenir, à jouer, à s’habiller, à parler, à étudier, ce que l’on mange et la façon dont on le mange, comme on se place à table, quel nom l’on a ou l’on aura, etc. selon son sexe, son genre etc. Cela nous apparaît donc donné et naturel – cela ne l’est pas du tout. Mais dire que ce ne l’est pas, cela risque de faire vaciller nos identités, perdre nos repères, mener des vies impossibles, ne plus être « reconnus », de devenir incompréhensible, etc.

corps,sexeetgenre. 17Disons-le très simplement – je détaillerai – il s’agit de ce qui nous rend humain à nos propres yeux et aux yeux des autres. On admettra que le questionnement peut susciter des résistances.

5/ Je signalerai un autre motif de résistance commune. Les études de genre ont été

initiées, assez souvent, par des personnes qui s’intéressaient aux études « gays et lesbiennes » ou encore « queer » pour parler anglais, ou aux questions transgenres aujourd’hui. Et l’on comprend très facilement le lien historique. Parce que, évidemment, la vie homosexuelle a souvent été, et est encore un peu partout dans le monde, invivable, parce qu’elle transgresse les normes et les injonctions du sexe et du genre. Un « gay » comme l’on sait n’est pas un « vrai homme » c’est un « pédé ». Une lesbienne comme l’on sait n’est pas une « vraie femme », c’est une gouine. IL était donc assez logique que les homosexuels soient amenés à réfléchir au genre, et à la différence entre le sexe et le genre, etc. Par parenthèse, j’emploie le terme homosexualité par commodité. Sachez que c’est un terme très récent, et surtout une catégorisation très récente. Disons en gros du 19°. Si

cela vous intéresse, vous pouvez lire par exemple les ouvrages de Foucault, qui

s’intitulent « histoire de la sexualité » et où l’on parle de beaucoup de choses, et, finalement, assez peu de la sexualité au sens que nous attribuons ordinairement à ce terme. Mais je ne veux pas me lancer là dedans. Ce que je veux dire, c’est que du même coup, étant donné les liens historiques entre les études de genre et les études gays, lesbiennes, trans etc., les braves gens ont tendance à considérer que seuls les homosexuels et allii s’intéressent à la question du genre – ce qui est rigoureusement faux, nous allons le constater. Voire pire, à penser que toute ceci est une histoire d’homosexuels, qui, pour parodier les paroles que Lautréamont prêtent à Maldoror ont « fait un pacte avec la prostitution pour jeter le désordre dans les familles ». Ce qui est bien entendu absurde. Mais sans doute inévitable. J’ajouterai pour faire bonne mesure la chose suivante. La dernière. Il y a un fait anthropologique majeur, qui est en gros la domination masculine. D’où d’ailleurs la confusion entre « homme » et « humain ». Je ne vais pas y insister. Il est évident que le questionnement du genre, dire que le genre est construit, historique, etc., faire, comme un récente série d’émissions sur France-culture, que je n’ai pas encore écoutée, une « histoire de la virilité », c’est aussi mettre en question la « domination masculine » qui, pour la plupart d’entre nous – hommes et femmes – va de soi. Que cela puisse susciter des résistances, faut-il dire que l’on pouvait s’y attendre ?

corps,sexeetgenre. 18 J’insiste donc : en fait derrière la question du genre, il y a la question : qu’est-ce

qu’une vie vivable ? Il y a la question : qu’est-ce qu’un être humain ?

Ici, le cours sera comme je l’ai dit, très modeste, très simple, trop simple. Par incompétence d’une part. Par prudence d’autre part. Enfin parce qu’un vrai bon cours sur la question nous contraindrait à manier des concepts dont, je le suppose, vous ne disposez pas encore. - Donc je mettrai complètement entre parenthèse la question des personnes qui n’ont pas de « sexe » bien défini à la naissance. Je ferai comme s’il n’y avait que des mâles et des femelles dans l’espèce humaine – ce qui en toute rigueur est faux. - Donc, je ferai pire. Je ferai comme si le sexe (ou plus exactement le corps sexué) était une donnée naturelle entendons biologique. Ce qui a été contesté, donc est contestable. Une précision encore. Celle-ci est purement stratégique. Il se trouve que je suis une femme. Et il se trouve que l’étant et ayant une expérience de première main de ce que cela engage et signifie, je suis féministe. Et il se trouve que généralement, on entend par féminisme ce que moi, je récuse absolument, à savoir la défense exclusive des intérêts des femmes. C’est pourquoi ce cours parlera essentiellement des hommes. La question devient : d’où partir ? Voici ma réponse.

II dépaysons nous : un peu d’ethnologie.

Comme toute réflexion sur le corps, le sexe et le genre nous met en cause et en question, et doit produire en nous-mêmes un effort assez violent de décentrement, de distanciation, etc. je propose une stratégie de décentrement volontaire, de dépaysement volontaire. Mettons nous à l’écoute de l’ethnologie et de l’anthropologie. Allons voir ailleurs comme l’on pense corps, sexe et genre. Et allons voir comment des sociétés pour le moins étonnantes pour nous pensent tout à fait naturel ce qui nous paraît étrange, et bien entendu réciproquement. Si vous voulez essayons de faire pour la question du « genre » un peu ce que nous avons fait avec Pascal ou avec Tocqueville pour la question de l’égalité et de la naturalisation des rapports sociaux. Partons de fortes évidences. Quand nous parlons de sexe et de genre, n’oublions jamais que nous parlons nécessairement, sous un mode ou sous un autre, de procréation d’une part et de famille d’autre part, de patrimoine, de transmission, de reproduction non seulement de l’espèce, mais de la société. Nous touchons donc à des questions qui renvoie à la reproduction de l’espèce et à la reproduction de la société. Il faut bien

corps,sexeetgenre. 19des rapports sexuels entre mâle et femelle pour fabriquer un enfant (je raffinerai plus tard), et il faut bien un renouvellement des générations pour que la société perdure. L’évidence qui est la nôtre, en France, au 21° siècle commençant reste en gros qu’il faut un père et une mère, ou du moins un géniteur et une génitrice, et que l’enfant doit être élevé dans une famille – en gros nucléaire, où, de toutes les façons ; il y aura en gros de l’autorité et de la responsabilité parentale, et où en gros il y aura une personne jouant le rôle de « père » et quelqu’un jouant le rôle de « mère ». Nous avons encore tendance à penser que tout mâle est un père potentiel et toute femelle une mère potentielle. Mieux encore, que « fonder une famille » est une noble tâche. Que le couple est important. Etc. Bien sûr, c’est infiniment plus compliqué. Il y a des divorces et des familles recomposées. Il y a des procréations médicalement assistées. Il y a des « mères porteuses ». Il y a le problème du mariage homosexuel et de l’homoparentalité. Mieux encore « l’utérus artificiel » pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Atlan relève moins du fantasme que du projet. Toutefois, grosso modo, ce sont ces représentations qui sont encore les plus répandues parmi nous aujourd’hui. Et elles nous semblent naturelles. Tandis que l’assistance médicale à la procréation, le don de sperme, les mères porteuses, le mariage homosexuel, a fortiori l’utérus artificiel, tout cela nous paraît à l’inverse nouveau, institutionnel ou au contraire prohibé (en France, les mères porteuses, le mariage homosexuel) en tous les cas artificiel. Bon ce qui nous semble allé de soi ou « naturel » ne l’a pas toujours été, et donc ne l’est pas. Je voudrais donc que l’on se dépayse un peu. Que l’on se décentre un peu. 1/ le cas des Baruyas. Je n’en dirai pas grand chose, mais je voudrais quand même en parlait un peu, même sans leur rendre justice. Les Baruyas forment une tribu de Nouvelle-Guinée. Je me fonderai ici sur les études de Godelier. Etant donné notre thème, il est peut-être utile de dire que « mon Godelier s’appelle Maurice ». Bon c’est un anthropologue très connu et très éminent, qui a étudié durant des années, sur le terrain, nos fameux Baruyas. Il est actuellement directeur à l’EHESS. Il a été, bien entendu, l’élève de Lévi-Strauss. Il a reçu je ne sais combien de récompenses honorifiques. Bref, c’est « quelqu’un ». Je voudrais donc vous citer un certain nombre de pages de Godelier, Maurice, dans Métamorphoses de la parenté. Le titre, je crois, dit assez l’objet du livre. On peut se reporter aussi à un autre ouvrage Aux fondements des sociétés humaines.

corps,sexeetgenre. 20

A société ; tribu et ethnie.

Je partirai ainsi. Les Baruyas sont une société. Mais une société qui, de son aveu même, est

relativement récente, n’a pas toujours existé. C’est aussi une entité qui, en tant que société, au sens où l’entend Godelier, est en train de disparaître. IL faut d’abord distinguer « tribu » et « ethnie » pour reprendre les termes de Godelier. Le but est de comprendre ce qui fait une « société », ce qui fait qu’une société se pense, se vit, se construit comme telle. Je cite alors notre auteur :

Une « tribu », on vient de le voir avec l'histoire des Baruya, est un groupe local qui se forme quand un certain nombre de groupes de parenté s’unissent pour défendre et se partager les ressources d'un territoire qu'ils exploitent séparément et/ou en commun. Ce territoire, ils l'ont soit hérité de leurs ancêtres, soit conquis eux-mêmes les armes à la main. Dans le cas des Baruya, une tribu c'est aussi un groupe territorial largement endogame, puisque les groupes de parenté qui le composent préfèrent se marier entre eux plutôt qu'avec les ressortissants des tribus voisines, amies ou ennemies. On verra pourquoi tous enfin coopèrent directement (les clans à kwaimatnie) ou indirectement (les clans locaux ralliés) pour initier ensemble leurs garçons et en faire des guerriers, des chamans, etc. (…) Bref, en s'unissant pour défendre un territoire, s'échanger des femmes et initier leurs enfants, les groupes de parenté qui composent la tribu agissent de telle sorte que chacun d'eux dépend des autres pour se reproduire et reproduit les autres en se reproduisant. Tous ces groupes de parenté partagent la même langue et la même culture. Par « culture » nous désignons l'ensemble des représentations de l'univers, des principes d'organisation de la société, des valeurs et des normes de conduite, positives et négatives, auxquels se réfèrent les individus et les groupes qui composent la société des Baruya lorsqu'ils agissent sur les autres, sur eux-mêmes et sur le monde qui les entoure. (…)

Un fait très important va nous permettre de distinguer maintenant entre les réalités que nous désignons par les termes de « tribu » ou d'« ethnie » et de montrer que l'existence d'une culture commune ne suffit pas, comme l'ont avancé Schneider et ses disciples, à faire d'un ensemble de groupes locaux, de parenté ou autre, une société, c'est-à-dire un tout capable de se présenter à lui-même comme tel et qui doit se reproduire comme un tout pour continuer d'exister comme tel.

corps,sexeetgenre. 21 Godelier entend le montrer en faisant remarquer qu’un grand nombre de tribus ou de sociétés de la même région géographique partagent la même culture et se pensent, se vivent et vivent, comme étant des sociétés différentes. Je cite donc :

Revenons donc sur le fait qu'à l'exception d'un seul tous les voisins des Baruya (…), parlent la même langue et ont pratiquement les mêmes coutumes que des Baruya. Tous portent les mêmes vêtements, les mêmes insignes, et tous racontent que leurs lointains ancêtres vivaient dans la région de Menyamya.

Je voudrais insister lourdement : même langue, mêmes coutumes, même vêtements, mêmes insignes, et en un sens même histoire. J’insiste donc :

Les groupes du Nord, auxquels appartiennent les Baruya, vouent un culte au soleil, mettent l’accent sur le sperme dans la fabrication des enfants et initient leurs garçons en les isolant les maisons d’hommes où ils pratiquent une homosexualité rituelle. Les groupes du Sud, en revanche, mettent l’accent sur le sang menstruel, leurs initiations ne comportent pas de pratique homosexuelle, et ils ne séparent que pour peu de temps les garçons initiés de leurs mères et du monde féminin. Cependant, malgré ces différences culturelles et sociales, toutes les tribus reconnaissent partager une même origine qui remonte aux temps du « Rêve », aux temps de leurs ancêtres mythiques (wandqinia), les hommes du temps des origines), une origine commune dont continuent à témoigner les vêtements, les insignes que portent les hommes et les femmes et qui sont, à peu de chose près, partout les mêmes.

(…) Par « ethnie » nous entendons l'ensemble de ces groupes locaux, Baruya, Andjé,

Bulakia, etc., qui se reconnaissent une origine commune, parlent des langues proches appartenant à la même famille, et partagent en outre des modes de pensée et des modes de vie, c'est-à-dire des représentations de l'univers et des principes d'organisation de la société, qui manifestent par leurs différences mêmes leur appartenance à une même tradition dont ces différences apparaissent comme autant de transformations possibles.

Or, ce qu'il importe de souligner ici est que le fait pour un Baruya ou un Andjé d'appartenir à la même « ethnie » et de le savoir ne lui procure ni terre ni épouse (ou époux) et ne lui confère aucun pouvoir, aucune autorité au-delà des frontières de son groupe local, tribal et n'empêche aucunement les tribus appartenant à cette même ethnie de se faire la guerre. Bref, l'ethnie est bien une réalité sociale et culturelle mais une ethnie n'est pas une «société». En revanche, un groupe territorial tel que celui des Baruya, ou celui des Andjé, constitue véritablement une « Société ». Ce qui fait des Baruya une société, c'est d'abord que ce groupe possède une identité qui s'exprime par un « grand nom » (les Baruya), un nom unique qui recouvre sans les exclure les noms des groupes

corps,sexeetgenre. 22particuliers (clans et lignages) et ceux des individus qui les composent et leur confère à tous une identité spécifique, globale, commune, qu'ils reconnaissent et que reconnaissent également les autres groupes territoriaux qui les entourent et qui, eux aussi, ont un grand nom (les Bulakia, les Andié, les Wantekia, etc.).

Ce grand nom est toujours associé à un territoire dont les limites sont connues des groupes voisins, même si ceux-ci ne les admettent pas, et sur lequel le groupe en tant que tel, autrement dit qui est perçu comme un tout par ses voisins, exerce une sorte de souveraineté et ce en un double sens. (…)

On voit donc ce qui fait la différence entre une « ethnie », qui est une réalité sociale sans être une société, et une « tribu », qui, elle, est une société. Les Baruya, les Wantekia, les Usarumpia, etc., parlent la même langue ou des dialectes proches, parlent de la même culture et suivent les mêmes principes d'organisation de la société (échange des sœurs, initiations masculines et féminines, etc.). Ces faits témoignent de leur appartenance à un même groupe de populations apparentées sur le plan linguistique et culturel, et c'est cet ensemble de populations que nous appelons une ethnie, une réalité sociale dont l'existence était reconnue par ces populations qui s'y référaient par une périphrase : « Tous ceux qui portent les mêmes parures que nous. »

(…) Pour qu'une société existe (comme un tout capable de se reproduire), il faut qu'aux composantes « idéelles » de la vie sociale (les représentations de l'univers, les principes d'organisation de la société, les valeurs, les normes de conduite) s'ajoute un rapport d'appropriation à la fois sociale et matérielle d'un territoire dont les membres du groupe tirent une fraction significative de leurs moyens matériels d'existence. Or, pour qu’une société puisse exister et continuer d’exister, il faut qu’elle continue d’avoir une sorte de « souveraineté » comme dit Godelier sur son territoire, il faut que les individus restent interdépendants (plus puissamment qu’avec les autres) et qu’elle partagent des « valeurs et des normes de conduite ». Nous allons donc nous concentrer maintenant sur une norme assez particulière et assez structurante de la société des Baruyas, que l’on a effleuré en passant, et qui la singularise – entre de multiples autres choses – parmi les sociétés de même « ethnie » ou pour simplifier de même « culture ». Et là, nous allons nous intéresser à la différence des sexes, ou plutôt des genres, et à la façon dont elle est vécue. Car Godelier insiste, et je vous prie de bien prendre note : « De sorte que pour qu'une société continue d'exister, il faut non seulement que les individus qui meurent soient remplacés par d'autres, mais aussi que les rapports entre les individus et les groupes qui caractérisent ce type de société (rapports modelés par le système de parenté ou par l'existence (l'un système d'initiations) soient reproduits. Et, bien entendu, de même que les individus ne peuvent pas, sauf circonstances

corps,sexeetgenre. 23exceptionnelles, cesser de produire et reproduire leurs rapports sociaux, ils ne sauraient non plus cesser de produire leurs conditions matérielles d'existence, qui ne se réduisent pas à leur subsistance mais consistent à produire ou réunir les conditions matérielles de l'exercice de la parenté, de la pratique des initiations de la conduite d'une guerre, etc ». Pour qu’une société « persévère dans son être », il faut une succession de générations, il faut que ceux qui sont morts soient remplacés par d’autre. Mais cette suite purement et simplement chronologiques ne suffit absolument pas. Il faut aussi que les rapports entre les humains se reproduisent. Il ne s’agit pas des rapports entre individus biologiques, il s’agit des rapports sociaux comme tels. Cette idée de « reproduction » des rapports sociaux est absolument essentielle. Il faut que un certain nombre de normes soient assimilées par les individus, plus précisément par la suite des individus, des générations, normes qui définissent les rapports de production pour parler marxien (qui possède quoi, qui hérite de quoi, qui accomplit telle tâche ou telle autre) et solidairement les rapports sociaux qui en sont solidaires (je cesse ici de parler marxien, comme Godelier cesse lui-même). Il faut que ces normes soient perçues comme légitimes aux yeux des acteurs eux-mêmes, et, en quelque sorte les définissent, les identifient. C’est bien par l’assimilation, la reconnaissance plus encore que l’acceptation de ces normes, qu’il y a bien ordre, qu’il y a bien société. Renvoie au cours sur Pascal et sur Tocqueville. Et au cas « révolutionnaire ». B l’initiation masculine chez les Baruyas. Or, Godelier insiste sur le fait que un des points structurants fondamentaux chez les Baruyas sont les rapports entre hommes et femmes tels que cette société particulière les conçoit. Ces rapports sont pour nous extrêmement étranges – il y en a d’autres non moins étranges dans d’autres sociétés, vous verrez bientôt pourquoi j’ai choisi le cas Baruyas. Vers 9 ou 10 ans, tous les jeunes garçons sont brutalement séparés de leurs mères et de leurs sœurs, etc. Ils vont vivre dans « la maison des hommes », strictement interdite aux femmes. Ils vont être initiés, et leur corps va être au sens propre marqués – en gros on va leur percer le nez. Mais le plus spectaculaires pour nous n’est pas là. Je ne raconte pas tout. Je ne prélève que ce qui importe pour la problématique du « genre ». Nous avons donc dans la maison des hommes, des mâles de 9 ans à en gros 22 ans. Je crois qu’il me faut ici citer longuement, et commencer à commenter.

corps,sexeetgenre. 24« Dans cet univers d'hommes qui perdure des années, les garçons seront

secrètement « réengendrés » par les hommes, mais sans l'aide des femmes cette fois, Leurs aînés des deux derniers stades, des jeunes gens de 15 à 20 ou 22 ans qui n’ont encore jamais eu de rapport sexuel avec des femmes, leur prodiguent généreusement leur sperme à boire à travers les liens homosexuels qui s'établissent entre anciens et nouveaux initiés. Ceux-ci, plus tard, donneront à leur tour leur semence, également pure de toute souillure féminine, à ceux qui seront entrés à leur suite dans la maison des hommes.

Peu à peu se trouve ainsi justifié aux yeux de ces garçons et de ces adolescents le fait que les femmes baruya n'ont pas le droit d'hériter de la terre de leurs ancêtres, n'ont pas le droit de porter les armes, de fabriquer de la monnaie de sel, d'être en contact avec les objets sacrés, etc. Peu à peu se trouvent également justifiées les violences, physiques, psychologiques, sociales, que les hommes exercent sur les femmes, du moins sur leurs épouses, jamais sur leurs mères ni sur leurs soeurs. Car au cours des longues leçons qu'ils leur font subir, les maîtres des initiations leur enseignent aussi que les femmes ont des droits, et qu'il est de leur devoir de les connaître et de les respecter. C'est pourquoi la domination des hommes ne repose pas seulement sur la violence qu'ils exercent sur les femmes, et auxquelles celles-ci, souvent, résistent de diverses façons. Elle repose

également sur le fait que, jusqu'à un certain point, les femmes consentent à la

domination des hommes dans la mesure où elles partagent avec eux les mêmes représentations mythico-religieuses qui imputent à leur sexe les désordres menaçant la reproduction de l'ordre social et cosmique et qu'elles ne veulent pas infliger à leurs proches ni à leurs enfants.

C'est précisément par la mise en œuvre de cette formidable machine à différencier la nature sociale des sexes, à grandir les hommes dans l'imaginaire mais aussi à les élever réellement, socialement, au-dessus des femmes, que prend source et sens la seconde division qui traverse la société baruya, non plus cette fois entre les individus selon leur sexe mais selon la nature des groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance et selon la position généalogique qu'ils y occupent. » Cela demanderait beaucoup d’explications que je ne vais pas donner. - Premièrement : les femmes Baruyas ont effectivement un sort qui, à nos yeux de français ou de françaises de 2011 est peu enviable. J’avoue que pour ma part, je préférerai être une femme afghane qu’une femme baruya. Par ailleurs, je ne suis pas sûr que j’aimerais être un homme Baruya. Vous aurez compris que la question n’est pas là. La hiérarchisation des sexes est assez poussée. Par exemple, il peut y avoir, dans les villages Baruyas deux chemins, l’un exclusivement pour les hommes, l’autre

corps,sexeetgenre. 25exclusivement pour les femmes, lesquelles, sur leur chemin, doivent se cacher ou encore se voiler la face quand elle croise un homme sur le chemin des hommes. Une sorte d’apartheid si vous voulez. Par exemple, une femme Baruyas ne peut, dans la maison du couple, enjamber le foyer où cuisent les aliments. Je vous passe les interdits sexuels pesant sur le couple (tant les hommes que les femmes) etc. Mais, pour le coup, la domination masculine saute aux yeux. - Deuxièmement. Il ne faudrait pas en rajouter. Par exemple, comme le précise le texte, les femmes ont des droits – par exemple celui de tuer leurs enfants. Plus encore, certaines d’entre elles possèdent presque à parité avec les hommes des pouvoirs religieux éminents. Disons pour simplifier qu’elles peuvent être « chamans » tout comme certains hommes peuvent l’être. C’est bien entendu fondamental. Ajoutons encore que la mythologie Baruyas fait une grande part aux femmes. Je ne vais pas développer. Mais ce sont les femmes qui ont inventés les flutes, les arcs etc. (ne prenez pas ces objets à la légère, ils sont fondamentaux). Et ce sont ensuite les hommes qui ont dû les leur voler. Ils ont dû le faire, parce que par exemple, les femmes tuaient trop de gibier et surtout, et cela importe, parce qu’elles souillaient tous de leur sang menstruel. J’insiste donc, il y a une grande part faite aux femmes, inventrice, pourvu de droits importants, dont certaines peuvent être « chamanes ». Donc, il serait rigoureusement absurde de faire des femmes de simples instruments, passifs, victimes, sans droits, sans pouvoir, etc. Il y a à la fois coopération et à la fois domination, écrasante, épouvantable à mes yeux (mais ces yeux sont bien les miens, à moi femme française de 2011), des hommes sur les femmes. - Troisièmement. Soulignons donc la violence faites aux femmes. Mais soulignons aussi la violence faite aux hommes. Et, ajoutons-le : a) certains jeunes garçons refusent l’initiation. Si j’ai bien compris Godelier, ceux qui refuseront de boire le sperme de certains de leurs ainés seront tout simplement punis de mort. b) de toutes les façons, je ne suis pas sûre (du point de vue qui est le nôtre, hommes et femmes français de 2011) que se faire arracher à sa mère et ses sœurs, pour vivre exclusivement entre hommes et subir cette initiation, quand bien même on l’accepterait, soient une chose nécessairement facile et sans conséquence. Qu’est-ce qui importe ici, en gros – je dis bien en gros ?

- Nous avons ici une « formidable machine à différencier la nature sociale des sexes ». Cette différenciation n’est bien entendu en rien « naturelle » au sens de « biologique ». C’est bien le sexe qui est transformé en genre. Godelier insiste et le je cite de nouveau : « C'est précisément par la mise en œuvre de cette formidable machine à différencier la nature sociale des sexes, à grandir les hommes

corps,sexeetgenre. 26dans l'imaginaire mais aussi à les élever réellement, socialement, au-dessus des femmes » Mais cette différenciation des genres – et vous commencez à comprendre pourquoi il faut parler de genre et non pas de sexe est aussi rigoureusement fondamentale et structurante, je poursuis la phrase : ici « prend source et sens la seconde division qui traverse la société baruya, non plus cette fois entre les individus selon leur sexe mais selon la nature des groupes de parenté auxquels ils appartiennent par la naissance et selon la position généalogique qu'ils y occupent. » - L’initiation qui fait des jeunes mâles (par opposition à femelles) des hommes, est, dit Godelier, « homosexuelle » entendons qu’elle consiste en fellation systématique, mais asymétrique. Mais méfions nous du terme « homosexuel ». Les Baruyas, avant l’arrivée des missionnaires, ignoraient totalement la sodomie, et apprenant qu’elle existait, en ont été horrifiés. Godelier précise encore qu’une tribu voisine, à l’inverse, pratique la sodomie rituelle pour faire des mâles des hommes, mais refuse rigoureusement, et avec horreur, la fellation. Homosexualité est donc une simplification. Par contre, les Baruyas n’ont pas grande estime pour ce que nous appelons hétérosexualité, parce que les rapports sexuels entre hommes et femmes, absolument nécessaires à la reproduction de l’espèce (qu’il faut maintenant différencier de la reproduction de la société) sont toujours un danger. Danger pour la virilité de l’homme, danger cosmique. - Pour beaucoup de sociétés, dont en grande partie la nôtre, que des mâles se livrent à la fellation avec d’autres hommes, qu’ils la subissent ou qu’ils l’imposent ou, pour prendre une ethnie voisine, qu’ils soient socialement contraints d’être sodomisés ou de sodomiser eux-mêmes des mâles, cela les ferait déchoir de leur statut d’hommes et d’hommes virils. Ce serait des efféminés, des tantouzes, des pédés, et dieux sait quoi encore – je dis dieu, je pourrais penser à Sodome et Gomorrhe. Comme quoi notre monothéisme va se nicher en des endroits incongrus, souvent à notre insu.

Il est remarquable ici que ces actes soient au contraire ceux qui constituent les mâles (versus femelles) comme hommes et justifient la domination masculine. Ici, on est homme parce que l’on a subi et « commis » de 9 à 22 ans la fellation avec d’autres hommes (et chez d’autres ethnies, la sodomie). Ce qui est indigne d’un mâle, d’un homme, d’un « vrai », c’est au contraire de refuser ce type d’actes, ce qui peut être passible de mort physique. J’insiste, le genre n’est pas le sexe. Un mâle homophobe et un Baruya initié sont bien des mâles. Mais « homme » pour eux, cela ne veut pas du tout dire la même chose. « On ne naît pas femme, on le devient » certes. Ajoutons « on ne naît pas homme, on le devient ».

corps,sexeetgenre. 27Je pourrais y insister avec d’autres passages de notre auteur, cette initiation est bien entendu un titre de gloire pour le garçon qui devient « un homme » apte à remplir comme il se doit – et j’insiste sur « comme il se doit » ses fonctions d’homme au sens éminent et particulièrement valorisé ici « d’homme ». - Je parlais des hommes. Parlons un peu des femmes. Je relis donc un passage de Godelier. « C'est pourquoi la domination des hommes ne repose pas seulement sur la violence qu'ils exercent sur les femmes, et auxquelles celles-ci, souvent, résistent de diverses façons. Elle repose également sur le fait que, jusqu'à un certain point, les

femmes consentent à la domination des hommes dans la mesure où elles partagent avec

eux les mêmes représentations mythico-religieuses qui imputent à leur sexe les désordres menaçant la reproduction de l'ordre social et cosmique et qu'elles ne veulent pas infliger à leurs proches ni à leurs enfants » Alors là, c’est très intéressant. Il y a résistance féminine – comme il peut y avoir résistance masculine. Mais le plus étonnant, si et seulement si nous sommes naïfs, c’est le consentement des femmes à ce « système » de production et de reproduction sociale. Mais il faut bien comprendre que ce consentement est bien le consentement aux normes sociales qui nous indiquent nos rôles, nos fonctions, nos droits. Car n’importe quel individu qui s’élèverait ou s’élève, contre les normes sociales en vigueur, normes dont dépendent, je suppose que vous commencez à le comprendre la production et la reproduction de toute la société, s’expose aux pires choses.

J’ajouterai, surtout si l’on s’élève contre une chose qui « va de soi » pour toute société, et qui, en un sens, en est un des fondements : ce qu’il en est d’être un homme ou d’être une femme, ou mieux, ce qu’il en est et DOIT en être des rapports entre hommes et

femmes.

Je vais le dire à ma façon : c’est la bonne vieille histoire de la paille et de la poutre que nous avons dans l’œil. Il est bien plus facile de dire « horreur, malheur, abomination, scandale » pour les Baruyas, que de nous demander, ce qui est fort difficile, en quoi nous-mêmes, que nous soyons « hommes » ou que nous soyons « femmes » consentons à ce que la société qui est la nôtre nous dit qu’il est à la fois naturel, à la fois nécessaire et à la fois requis de faire et d’être. Tu es un mâle, donc tu es un homme, donc tu dois être viril. Confère les Baruyas. D’où l’idée d’en passer par le dépaysement des Baruyas. Donc, quand on a des personnes qui refusent que l’on parle du « genre » sous prétexte que le « sexe » est naturel, on a envie de leur répondre : « oui, le sexe est peut-être bien naturel, mais absolument pas le genre, et vous vous comportez comme des Baruyas – ce qui n’est pas idiot, mais ce qui est absurde ». Evidemment, évitons la polémique stérile, nous qui sommes un peu « lettrés » et poursuivons dans des questions plus importantes.

corps,sexeetgenre. 28 Parce que alors naît une autre question. Pourquoi parler cette société particulière, et pas une autre ? Il y a deux réponses. Commençons par esquisser la première. Pourquoi en être passé par les Baruyas ? Est-ce seulement pour dire « domination masculine » ? Mais nous n’avons pas besoin des Baruyas. Est-ce pour montrer que la « virilité » comme la « féminité » est construite ? Pas seulement, pas vraiment, il y a d’autres façons de faire. Pourquoi n’ai-je pas choisi un exemple de parenté comme l’on dit « matrilinéaire » ou alors un exemple, comme les sociétés « Na » en Chine, où les femmes, sont, pour une part (mais pour une part seulement) à égalité, voire privilégiées, pourquoi pas certains Iroquois où le genre est d’abord déterminé, indépendamment du sexe biologique, par l’âme ancêtre qui se réincarne en quelque sorte en l’enfant, ou pourquoi pas les Nuer d’Afrique, ou certaines femmes disons en gros vieilles et ménopausées deviennent, socialement s’entend, des « hommes » et peuvent prendre épouse (sans relation « homosexuelles ») ? C’est pour la raison suivante, et qui est fondamentale.

L’idée fondamentale que signifient les Baruyas – mais ils ne sont pas du tout les seuls – est la suivante, et je cite de nouveau notre auteur : « Dans cet univers d'hommes qui perdure des années, les garçons seront secrètement « réengendrés » par les hommes, mais sans l'aide des femmes cette fois, Leurs aînés des deux derniers stades, des jeunes gens de 15 à 20 ou 22 ans qui dont encore jamais eu de rapport sexuel avec des femmes, leur prodiguent généreusement leur sperme à boire à travers les liens homosexuels qui s'établissent entre anciens et nouveaux initiés. Ceux-ci, plus tard, donneront à leur tour leur semence, également pure de toute souillure féminine, à ceux qui seront entrés à leur suite dans la maison des hommes. C’est un point sur lequel insiste énormément, et à bon droit, Maurice Godelier. Ce que l’on voit ici c’est l’idée de « réengendrer » des hommes « sans l’aide des femmes ». Si vous voulez, l’idée que les mâles pourraient se passer de femelles pour « mettre au monde ». Les mâles pourraient reproduire des mâles. On pourrait avoir moins un monde sans femme – je ne crois pas si j’ai bien compris, que ce soit l’idée fondamentale – que un monde où les mâles produirait des mâles – et éventuellement, pourquoi pas des femelles des femelles. Après tout, et j’insiste, Godelier y insiste sans cesse : l’idée ici est bien d’un engendrement, qui ne peut prendre que la forme du réengendrement, des mâles par les mâles. Autrement dit de l’identique par l’identique. Or, comme je n’ai cessé d’y insister, et pour cause, s’il y a une donnée pour l’instant inentamé dans l’espèce humaine (je dis bien espèce humaine, je ne dis pas genre humain), c’est que s’il faut un mâle et une femelle pour produire un fœtus, seules

corps,sexeetgenre. 29les femmes mettent au monde, et elles mettent au monde et des mâles et des femelles. Càd qu’elles mettent au monde du semblable et du différent. J’y insiste avec Godelier. Si j’ai le temps, j’y insisterais avec Héritier. Qu’est-ce que l’on fait de cette spécificité féminine que les femmes seules mettent au monde et des mâles et des femelles. Il y a de la différence sexuelle. En gros (mais pas dans les détails) on a du mâle et de la femelle. A parité. Mais il se trouve, et c’est un fait pour l’instant, que les femelles humaines mettent au monde, et du mâle et de la femelle, ce que les mâles ne font pas. Qu’est-ce que l’on fait de cette asymétrie ? ((…) Au fond de ces mythes, au cœur de ces pratiques, se manifeste la peur que les hommes ont des femmes, une sorte d'envie constamment niée du pouvoir des femmes de donner la vie - et aussi le désir de s'approprier une part de ce pouvoir.

Car les femmes baruya ont le droit de tuer leurs enfants nouveau-nés - du moins pendant le temps qu'elles séjournent, isolées, dans la hutte qu'elles ont construite pour accoucher. Cette hutte se dresse en contrebas du village, dans un espace strictement interdit aux hommes. Ceux-ci, lorsque leur épouse revient vivre avec eux sans porter de bébé dans les bras, l'accusent aussitôt d'avoir tué leur enfant et soupçonnent que celui-ci devait certainement être un garçon, un fils dont leur mère les aurait privés. Bien entendu, un certain nombre d'enfants meurent après l'accouchement, mais il arrive aussi que les femmes se débarrassent de l'enfant soit parce qu'elles en ont déjà trop, soit que, du fait de naissances trop rapprochées, elles pensent ne pas pouvoir nourrir cet enfant et l'élever. Mais certaines dont déclaré aussi qu'elles avaient tué leur enfant parce qu'elles ne voulaient plus en donner à un mari odieux, qui les battait, ou à un homme qui voulait prendre une seconde épouse. En tuant leur enfant, les femmes apportent une preuve de plus aux hommes que si elles peuvent donner la vie, elles peuvent aussi la reprendre - et c'est précisément ce pouvoir que les premiers hommes avaient voulu leur ravir en leur volant les flûtes (dont le nom secret désigne à la fois le fœtus et le nouvel initié).

C'est ce qui explique que les objets sacrés (kwaimarnie) aillent par paires et que le plus puissant, le plus « chaud » des deux, soit un « objet-femme » que tient dans la main, pour en frapper la poitrine des initiés après l'avoir élevé vers le Soleil, le maître des initiations. Kuaimatnié est un composé de kwala (homme) et de nyimatnié (faire pousser, faire croître), cela signifie littéralement « faire croître les hommes », les faire grandir. C'est bien au pouvoir des femmes de donner la vie que les hommes se trouvent en permanence confrontés alors même qu'ils prétendent se l'être approprié dans l'imaginaire des mythes et qu'ils le miment dans la symbolique des rites secrets dès initiations masculines, rites au cours desquels ils font renaître les garçons hors du ventre des femmes. S'autoengendrer, tel semble le désir secret des hommes présent au cœur de ces

corps,sexeetgenre. 30mythes et de ces rites. Mais un tel désir pouvait-il être réalisé autrement que dans l'imaginaire - et au moyen de pratiques purement symboliques.) Godelier p. 99. C’est aussi cette question que je voulais poser. Et c’est celle-ci que nous pourrions travailler avec Héritier (Françoise) si nous en avons ou en avions le temps.

Mais je voudrais, pour le moment, passer à un autre point, toujours en suivant Godelier, qui n’aime qu’à moitié (ou pas du tout) Héritier.

Mais comprenons nous bien : pour un Baruyas mâle, être non seulement un petit garçon, mais bien un homme, c’est d’abord être initié, être devenu homme. J’insiste « on ne naît pas homme, on le devient ». Idem, pour bon nombre de femmes africaines, être femme et non pas seulement une petite fille requiert non pas, étant mâle, d’ingérer du sperme ou de se faire sodomiser par un mâle, mais bien étant femelle de se faire exciser. « on ne naît pas femme, on le devient ».

Autrement dit, être homme ou femme s’est se comporter selon des normes, socialement instituées, et surtout – permettez moi d’insiste sur surtout, que l’on reproduit, et que nous croyons naturelles. Nous croyons que le genre, c’est le sexe. C’est pourquoi un peu, un tout petit peu de dépaysement s’imposait.

Pourtant, les choses bougent. Il y a, ici ou là, des individus, mâles ou femelles, qui refusent le rôle – car c’est bien un rôle, prescrit par la société à laquelle, d’abord, nous appartenons, puisqu’elle nous éduque, nous forme, nous dresse, nous cultive. On peut, mais non sans risque – j’y reviendrai – refuser la fellation masculine, l’excision. On peut refuser d’être une femme donc mineure. On peut refuse d’être un homme donc un pur géniteur pourvoyeur de fond de femme entretenue. J’insiste : avec quel risque ? Et j’entends par risque, le risque pour l’individu mais aussi le risque pour la société, laquelle pour être société a à se produire et à se reproduire. Autrement dit, même si nous sommes produits par une société et ses normes – et nous le sommes tous et toujours – il se peut que nous ne reproduisions pas, pour une raison ou pour une autre, ces normes. C’était ma seconde raison pour vous parler des Baruyas.

C transformation du groupe des Baruyas.

Je reviens inlassablement sur l’idée qu’une société quelconque doit à la fois se produire pour exister, mais surtout se reproduire, ce qui ne signifie pas seulement grosso modo remplacer des morts par des vivants, mais surtout reproduire des rapports sociaux.

corps,sexeetgenre. 31 Dans les métamorphoses de la parenté, Godelier souligne, en gros et pour simplifier, trois dates. En 1951, pour simplifier, c’est la colonisation et donc, je cite : « la perte par les Baruya de leur souveraineté sur leur territoire et sur eux-mêmes. C'est à cette date que les Baruya, sans l'avoir voulu ni prévu, se virent conférer une nouvelle identité commune quand ils devinrent des « Sujets » de Sa Majesté la reine d'Angleterre » En 1975, autre mutation : « En 1975 sans non plus l'avoir vraiment voulu, bien qu'on les en eût informés, les mêmes Baruya devinrent « citoyens », cette fois d'un État postcolonial dont l'indépendance et le régime constitutionnel n'avaient pas été conquis par eux mais octroyés par l'Australie, l'ex-puissance tutélaire. Ils se trouvèrent alors embarqués dans un processus forcé de formation d'une nation multiculturelle qu'il fallait faire naître à tout prix pour donner corps a posteriori à un État créé de toutes pièces par des étrangers et imposé désormais à tous les habitants de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, quelle que soit leur tribu ou leur ethnie d'origine, comme le cadre obligé de leur vie future » Enfin, à partir de 1981 on a, grosso modo, des conversions massives des Baruyas

à diverses Eglises protestantes. Bref, voici nos Baruyas avec de nouvelles identités.

Je cite alors ; « Bien entendu, toutes ces identités anciennes et nouvelles ne s'articulent pas les unes aux autres sans conflits, dans la mesure même où certaines d'entre elles prétendent en exclure d'autres. » C’est évident pour la perte de « souveraineté » sur le territoire, c’est évident pour la transformation en chrétiens. Je cite : « Par ailleurs, se faire baptiser et devenir chrétien revient certes à intégrer une communauté universelle qui affirme l'égalité de tous, Blancs, Noirs, Jaunes, devant un dieu venu sauver toute l'humanité, mais c'est aussi cesser d'être polygame et d'initier les garçons et les filles, ou de pratiquer les rites permettant de chasser les mauvais esprits ou de s'assurer une bonne récolte dans son jardin. »

Ce qui m’importe est ce qui suit : « Bref, tous les Baruya qui sont devenus infirmiers ou se sont convertis au christianisme ont cessé, les uns après les autres, individuellement ou en groupe, de reproduire certains des rapports sociaux qui caractérisaient leur société avant l'arrivée des Européens - ou, s'ils continuent à les reproduire, c'est partiellement seulement, et en en altérant profondément le sens. Les rapports sociaux précoloniaux n'ont donc pas disparu d'eux-mêmes mais du fait que certains individus et certains groupes ont refusé de les reproduire, de continuer à nouer avec les autres membres de leur société ce type de rapports. Et ce n'est pas seulement une question de choix intime, personnel. Ce fut aussi souvent un acte de soumission à des contraintes imposées de l'extérieur, comme l'interdiction de faire la guerre, d'exposer les morts sur des plates-formes, etc., bref, l'effet de rapports de force entre l'ancienne société, souveraine sur son territoire, et la nouvelle société qui l'a

corps,sexeetgenre. 32dépossédée en bloc de cette souveraineté, que s'est désormais appropriée une institution autrefois inconnue, l'État ».

Pour le dire très crûment, les Baruyas ont cessé d’être une société, d’une part, si je suis Godelier, en perdant leur pouvoir sur leur territoire, mais surtout, et c’est évidemment cela qui m’intéresse, en modifiant leurs rapports sociaux. Ce qui m’importe dis-je, c’est que a) ce sont bien des Baruyas qui gardent une certaine consistance et cohérence culturelle b) mais des Baruyas transformés assez profondément, et comme communauté et comme individus – les deux.

Et cela précisément parce que certains rapports sociaux ont disparu, les acteurs n’ont plus voulu les reproduire. Parce que certains se sont reproduits, mais leur sens, leur signification, s’est radicalement modifié. Enfin, et cela importe au premier chef à notre problème ; ce « de les reproduire, de continuer à nouer avec les autres membres de leur société ce type de rapports » « Et ce n'est pas seulement une question de choix intime, personnel. Ce fut aussi souvent un acte de soumission à des contraintes imposées de l'extérieur » Il va sans dire que dans ces modifications, une des premières choses à souligner est la profonde transformation des rapports entre les sexes. (p. 101). 2/ le corps sexué, du sexe au genre (Godelier, métamorphoses, chap. 9). Je continuerai ici avec Godelier, mais sur ce point, beaucoup d’anthropologues contemporains sont d’accords, et je pourrai en un sens tout aussi bien me fonder sur Héritier. Godelier toutefois est ici particulièrement clair. Il donne, comme Héritier, comme d’autres, nombre d’exemples de système de parenté, très bizarre à nos yeux, issus de l’analyse de sociétés là encore très diverses. Un des rôles de l’ethnologie, un de ses objets d’étude est de trouver des classes de systèmes de parenté. Il y en a donc un nombre relativement élevé, je ne veux pas rentrer dans les détails. Dans toutes les sociétés, comme dit l’auteur, la fabrication des humains ordinaires passe par des rapports sexuels entre hommes et femmes, ou, selon mes propres catégories, plutôt entre mâles et femelles.

Toutefois, les diverses sociétés ne répartissent pas les rôles des corps ou plutôt des « fluides » masculin et féminin de la même manière. Dans certaines sociétés, seul compte le sperme. Dans d’autre, le sperme compte pour rien ou pas grand chose. Dans d’autres enfin, les deux « fluides » masculin et féminin ont chacun une part, différente, mais existante, etc. Pour tout vous dire, c’est assez passionnant à lire. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est donné assez directement par Godelier :

corps,sexeetgenre. 33« Tout d'abord, force est de constater que nulle part, dans aucune société, un

homme et une femme ne suffisent à eux seuls pour faire un enfant. Ce qu'ils fabriquent ensemble, dans des proportions qui varient de société à société et avec des

substances diverses (sperme, sang menstruel, graisse, souffle, etc.), c'est un fœtus mais

jamais un enfant humain, complet, viable. D'autre agents doivent pour cela intervenir. Des acteurs plus puissants que les humains, présents autour d'eux mais invisibles

normalement qui ajoutent ce qui manque pour que le fœtus devienne un enfant. Et ce qui

manque, c'est ce qu'on appelle habituellement une âme, un esprit, bref, un élément en général invisible mais qui n’est pas nécessairement immatériel puisque l'âme peut réapparaître après la mort sous la forme d'un « fantôme », d'une forme matérielle visible mais insaisissable. Ces agents qui coopèrent avec les humains pour faire un enfant sont de plusieurs sortes : des défunts, des ancêtres, des esprits, des divinités. » Godelier en tire une conséquence très connue des ethnologues, des sociologues, et, pour le dire crûment des philosophes, mais que l’on a toujours tendance à oublier. « Bref, dans toutes les ethnothéories de l'individu et du processus de procréation, l'individu est inscrit dans une totalité sociale (tribu, ethnie, communauté religieuse) et cosmique qui déborde l'univers des rapports de parenté. » Je vais alors longuement citer, mais je pense que cela est nécessaire. Et je vais une fois de plus reprendre le cas des Baruyas. Pour fabriquer un fœtus, mais un fœtus n’est pas un enfant, il faut des « substances » masculines ou féminines. Mais le rôle de ces substances, on l’a compris est diversement imaginé par les différentes sociétés, et surtout diversement « connoté ». Je cite donc, pp. 424 sq.

Toutes ces substances appartiennent par ailleurs à des corps sexués, à des corps masculins et féminins, et toutes les significations sociales dont ces substances ou autres composantes sont chargées constituent autant d'attributs sociaux des sexes transformant les sexes en « genres » dont les rôles et les statuts diffèrent tout en étant souvent considérés comme complémentaires. Mais la complémentarité des genres n'empêche pas qu'entre les uns et les autres des inégalités fondamentales existent, qui engendrent des rapports de domination et de subordination entre les individus selon leur sexe.

On l'a constaté chez les Baruya. Non seulement le sperme de l'homme fabrique le fœtus, mais il se transforme en lait qui gonfle les seins des femmes quand elles nourrissent leur bébé. Le sperme sert également à redonner de la force aux femmes quand elles perdent du sang, au moment de leurs règles, et lorsqu'elles accouchent. Le sperme fabrique la chair et les os, la chair qui ira engraisser la terre et les os qu'on

corps,sexeetgenre. 34placera dans les arbres ou les rochers pour protéger les territoires de chasse et les jardins du clan. Bref, le sperme n'est pas seulement au service des rapports de parenté et de la continuité des groupes de parenté, des lignages placés sous l'autorité des hommes. Il est au service de la domination générale des hommes sur le reste de la société, du gouvernement de la société par les hommes. Mais, pour servir efficacement cette cause, le sperme doit être celui de jeunes hommes qui n'ont jamais eu de rapports sexuels avec les femmes, des hommes vierges. C'est cette pure substance masculine qui va circuler entre les générations successives d'hommes, qui se donnent ainsi la vie, une vie d'homme. Les pratiques sexuelles et symboliques qui élèvent les hommes au-dessus des femmes et légitiment leur pouvoir sur elles prennent donc la forme d'une nouvelle conception, d'une deuxième naissance des hommes, cette fois sans les femmes. Le sperme est de ce fait survalorisé non pas seulement parce qu'il légitime l'appropriation des enfants par le clan du père, mais parce qu'il légitime la suprématie politico-rituelle des hommes sur les femmes, leur droit à représenter seuls et à gouverner leur société, la société, ce qui n'est pas la même chose que de représenter leur clan et d'en conserver les terres, les fonctions, les savoirs pour les transmettre à leurs descendants. Pour dominer, il faut disjoindre les corps des dominants et des dominés et en altérer les substances, l'essence. L'homosexualité rituelle des Baruya réalise cette disjonction et cette transmutation. Et comme les substances n'existent pas seules, à la survalorisation du sperme correspond la dévalorisation du sang menstruel. C'est ce sang qui fait des femmes une source de pollution permanente, une menace dirigée contre la force des hommes, contre l'ordre social et cosmique. On comprend que si les femmes baruya sont elles-mêmes convaincues de porter en elles, dans leur corps, cette menace, elles ne peuvent que se sentir responsables des désordres qui pourraient subvenir si elles ne gèrent pas comme il se doit les éléments de leur corps qui peuvent se détacher d'elles et entrer en contact avec d'autres corps, des corps d'hommes, des corps d'enfants. Godelier parle bien de la transformation du sexe en genre. Il faut bien fabriquer le fœtus par exemple, on est bien contraint de voir la donnée biologique de la différence sexuelle et de la nécessaire coopération des sexes à la procréation. La question est bien ce que l’on fait socialement de cette différence et de cette coopération sexuelle absolument nécessaire à la reproduction de l’espèce. Mais la reproduction de l’espèce n’est pas celle de la société. La société suppose toujours, on vient de le voir, un rapport à du « politico-religieux » : il faut pour que le fœtus devienne un enfant, aussi, des ancêtres, des dieux, etc. Bon, il nous parle ici de la transformation des sexes en genre par la saisie imaginaire du rôle des substances dans la fabrication du fœtus. Et les genres sont est toujours, si je le suis bien, à la fois complémentaire et hiérarchisés. Dans le cas pour nous spectaculaire

corps,sexeetgenre. 35des Baruyas, il légitime la domination masculine. Domination veut dire que les hommes gouvernent seuls, transmettent seuls terres, fonctions et savoirs, etc. Et nous retrouvons ainsi la question du « consentement » comme l’on dit, des femmes Baruyas à leur statut dominé. C’est qu’il en va de la filiation, des alliances, du patrimoine, du pouvoir, de la religion, de l’ordre cosmique. Tout ceci s’investie dans le corps sexué en tant qu’il devient un corps genré. Autrement dit les individus mâles ou femelles vont se comporter selon leur genre, càd selon les représentations, imaginaires, d leur société. Mais ces produits de l’imagination, comme dit Godelier, sont « l’objet de croyance » « elles sont évidentes, de l’évidence même des croyances » (426). Et c’est pourquoi il est extrêmement difficile de s’y opposer, voire tout simplement de les comprendre et de s’en détacher. Ces croyances nous constituent, littéralement, comme hommes ou femmes et comme individus, intégrés à une collectivité et pourvus d’une identité. Je lis un passage que Godelier souligne, p. 427 :

« Mais ce qui compte avant tout, c'est que le corps, dans ses composantes visibles et invisibles, soit à chaque fois mis au service (selon un code symbolique déterminé) de la production-reproduction à la fois des rapports de parenté et des rapports politico-religieux qui les englobent et constituent avec eux les lieux et les formes de pouvoir qui dominent une société, à une époque déterminé. Car l'enjeu de ces représentations imaginaires n'est jamais imaginaire, ni seulement symbolique : logées au coeur de la parenté et agissant comme le moyen idéel de l'appropriation des enfants qui naissent et comme le support des liens que les vivants gardent avec « leurs » morts, elles ont pour les individus et pour la société des conséquences qui ne sont ni imaginaires ni seulement symboliques. C'est en se référant à ces représentations que, selon qu'on est homme ou femme, aîné ou cadet, on hérite ou n'hérite pas de la terre, on portera ou non les armes, on accédera ou non aux lieux de culte les plus sacrés ». Ne me dites pas que nous ne sommes pas ou plus polythéistes. Je ne mentionnerai qu’un cas en passant, sans volonté de polémique aucune : l’Eglise catholique refuse absolument et catégoriquement, de façon itérée et réitérée que certaines fonctions sacrées, par exemple, soit exercée par des femmes. Je ne parle pas seulement des curés qui sont nécessairement des mâles, je voudrais parler pour rire du pape, dont, depuis la fameuse supercherie de la papesse anne, on vérifie qu’il a les attributs virils « bene pendantes ». Où va sa cacher la spiritualité et le rapport à la divinité ! Ne nous moquons pas trop vite de nos Baruyas. Je voudrais dès lors continuer à citer longuement notre ami Godelier. Je crois que cela en vaut la peine. Je commenterai peut-être pas à pas.

corps,sexeetgenre. 36Comment le sexe devient genre (p. 428)

On constate finalement l'existence dans toutes les sociétés d'une double métamorphose. Des réalités sociales qui n'ont rien à voir avec la parenté, ni avec la sexualité, comme la propriété (commune ou individuelle) de la terre, la succession à des fonctions politiques et/ou religieuses, l'existence d'une classe ou d'une caste dominante, pénètrent dans les rapports de parenté, s'y logent et les mettent à leur service, au service de leur propre reproduction. (…) C’est ce que je ne cesse d’essayer de vous faire comprendre – et de me faire comprendre à moi-même d’ailleurs. Ce qui s’inscrit dans la sexualité, ce sont des réalités sociales, propriété, fonctions politiques et religieuses, dominations, etc. qui en toute rigueur lui sont extérieurs, mais lui donnent son sens social. Je saute ici un exemple donné par notre anthropologue pour arriver à la suite, qui est claire :

Bref, tous les attributs des rapports de parenté se redistribuent finalement entre les individus selon leur sexe et selon leur âge et se métamorphosent en attributs de leur personne selon son sexe. Le sexe devient genre.

Par cette double métamorphose, toutes sortes de réalités sociales distinctes de la parenté se retrouvent attachées à et reproduites (en partie) par certains rapports de parenté avant de se retrouver finalement investies dans des corps sexués ou elles se mettent à signifier la différence entre les sexes, à lui donner un sens social. On perçoit immédiatement à quel formidable travail idéologique l'esprit humain doit se livrer pour permettre aux références à « l'os », au « sang », au « sperme », au « souffle », etc., d'assumer deux fonctions complémentaires à l'exercice de la parenté :

d'une part légitimer l'exclusion de certains types de parents, proches ou lointains, de

l'accès à la terre, aux titres, etc., bref tous ces éléments de la vie sociale dont d'autres

parents vont hériter et qu'il leur faudra transmettre, et d'autre part fixer la manière dont

les parents qui héritent doivent utiliser ce dont ils héritent pour le transmettre aux générations suivantes. La parenté se trouve ainsi contrainte d'attacher certains droits et devoirs à des rapports de paternité, de maternité, de germanité, etc., et d'en exclure les autres, tout en en fournissant les raisons dans le langage même de la parenté. C'est pour cette raison que certains anthropologues, comme Leach, ont pu prétendre que la parenté n'était qu'un langage avec lequel on parlait toujours d'autres choses, de la propriété du sol par exemple, comme dans Pul Elya. Mais Leach est passé à côté de l'essentiel. Le langage de la parenté s'impose dans la mesure où les rapports de parenté constituent pour l'individu, dès sa naissance, une source de droits et d'obligations qui précèdent tout contrat que cet individu va ensuite passer au cours de sa vie. La grande force de la parenté est d'inscrire ces droits et ces obligations dans des rapports de personne à

corps,sexeetgenre. 37personne, de catégories de personnes à catégories de personnes, des rapports qui, pour certains d'entre eux, sont intimes, nourriciers, protecteurs et constituent le premier support matériel et social que trouve l'individu à sa naissance.

La parenté, de ce point de vue, est donc le lieu où se prépare et commence l'appropriation de la société par l'individu et de l'individu par la société. C'est d'abord au sein des rapports de parenté que le corps sexué de chaque individu se met, dès sa naissance, à fonctionner comme une machine ventriloque de la société. Je voudrais alors poursuivre avec le § qui suit, et qui file la métaphore du corps sexué comme « machine ventriloque ». Mais auparavant, je voudrais en passer par un cas un peu surprenant pour nous, tout comme l’est l’exemple des Baruyas. Cet exemple tend lui aussi à montrer en quoi le « genre » est construit et construit très différemment par les sociétés, et à ouvrir à une autre perspective. Il s’agit d’un cas mentionné par Godelier, mais ici, je me fonderais sur un passage limpide de Françoise Héritier in masculin féminin I (la pensée de la différence) p. 229 essentiellement.

De quelques femmes Nuers.

« Ainsi, chez les Nuer d'Afrique occidentale, une femme, lorsqu'elle est reconnue stérile, c'est-à-dire après avoir été mariée et être demeurée sans enfants pendant un certain nombre d'années (jusqu'à la ménopause, peut-être ?), rejoint sa famille d'origine où elle est désormais considérée comme un homme : « frère » de ses frères, « oncle » paternel pour les enfants de ses frères.

Nous parlons donc d’une femme, qui a été une épouse, mais qui est stérile ou qui semble l’être. Biologiquement, la question du sexe ne se pose pas. Et, le mariage avec un homme etc. montre assez que notre « femelle » a bien été considérée comme une femme pendant de très longue année. Il se trouve qu’elle est maintenant considérée comme un homme, et par suite un « frère » et un « oncle ». Qu’est-ce que cela engage ?

Elle va pouvoir se constituer un troupeau comme un homme, avec la part qui lui revient au titre d'oncle, sur le bétail versé comme prix de la fiancée pour ses nièces. Avec ce troupeau et le fruit de son industrie personnelle, elle acquittera à son tour, comme si elle était un homme, le prix de la fiancée pour se procurer une ou plusieurs épouses.

C'est en tant que mari qu'elle entre dans ces rapports matrimoniaux institutionnels. Ses épouses la servent, travaillent pour elle, l'honorent, lui témoignent les marques de respect dues à un mari.

Elle recrute un serviteur d'une autre ethnie, Dinka le plus souvent, à qui elle demande, entre autres prestations de services, le service sexuel auprès de sa ou de ses épouses. Les enfants nés de ces rapports sont les siens, l'appellent « père » et la traitent

corps,sexeetgenre. 38comme on traite un père-homme. Le géniteur n'a d'autre rôle que subalterne : lié peut-être affectivement aux produits qu'il a engendrés, il n'en reste pas moins un serviteur, traité comme tel par la femme-mari, mais aussi bien par les épouses et les enfants. Il sera rémunéré de ses services par le don d'une vache, « prix de l'engendrement » à chaque fois que se mariera l'une des filles qu'il aura engendrées. Le fait que notre femme soit devenue un homme implique qu’elle doive en un sens prendre épouse. Et qu’elle doive, si je puis dire, avoir des enfants. Ne nous leurrons pas que notre femme en épouse une autre n’a absolument rien « d’homosexuel » comme nous le disons. Il ne s’agit pas du tout de se vautrer dans la débauche avec sa ou ses jeunes épouses. Il s’agit d’avoir un nom, d’avoir un patrimoine, d’avoir une descendance. Ni plus, ni moins. D’où d’ailleurs le recours à un géniteur, qui « honorera » les épouses de la femme mari et que l’on rétribuera pour cela. Dans un autre chapitre, Héritier fait remarquer que l’on n’est pas très loin de ce que nous, nous nommerions « insémination artificielle » - même si ici l’insémination est bien « naturelle » - mais le géniteur n’est pas le père, et le « père » (frère, oncle, possesseur de troupeau, porteur de nom, chef de la descendance) est bien une femme, ou plus précisément, une femelle.

Une partie de la conclusion de Héritier suit ; Ainsi, qu'elle soit absolue ou relative - c'est-à-dire due à l'âge, à la ménopause -

la stérilité et le corps social des institutions et comportements qu'elle suscite peuvent toujours s'expliquer selon les schémas des représentations symboliques analysées plus haut.

Il apparaît, en tout cas, que la femme stérile n'est pas, ou n'est plus, à proprement parler une femme. De façon négative ou positive, femme manquée ou homme manqué, elle est plus proche de l'homme que de la femme.

Ainsi, ce n'est pas le sexe, mais la fécondité, qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin, et la domination masculine, qu'il convient maintenant de tenter de comprendre, est fondamentalement le contrôle, l'appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde.

Le reste, à savoir les composantes psychologiques, les aptitudes particulières qui composent les portraits de la masculinité et de la féminité selon les sociétés et qui sont censées justifier la domination d'un sexe sur l'autre, est un produit de l'éducation, donc de l'idéologie. » Vous aurez compris que ce n’est pas la domination d’un sexe sur un autre qui m’intéresse ici. Ce qui m’intéresse, c’est bien la construction du genre. C’était troublant pour les mâles Baruyas. C’est très troublant pour certaines femelles nuers, qui deviennent des hommes, et qui peuvent donc épouser des femmes.

corps,sexeetgenre. 39Le genre est donc bien construit, et il est construit pour reproduire la société, permettre filiation, héritage, patrimoine, nomination etc. Je reviens donc à Godelier.

Le corps sexué, cette machine ventriloque

Toutes nos analyses convergent vers un fait fondamental. Dans toutes les sociétés, la sexualité est mise au service du fonctionnement

de multiples réalités, économiques, politiques, religieuses, qui n'ont rien à voir avec les sexes et la reproduction sexuée.

Les rapports de parenté, nous l'avons vu, sont le lieu même où s'exerce dès la naissance et directement le premier contrôle social de la sexualité des individus, aussi bien celle qui les pousse vers des personnes du sexe opposé que celle qui les attire vers des personnes du même sexe. Cette mise au service, cette subordination de la sexualité à des réalités qui n'ont rien à voir avec les sexes n'est donc pas celle d'un sexe à l'autre, c'est la subordination d'un domaine de la vie sociale aux conditions de reproduction d'autres rapports sociaux. Ce qui se joue, c'est la place de ce domaine à l'intérieur de la structure de la société, en deçà même de tout rapport personnel de parenté entre les individus concrets, rapports où ils se retrouvent face à face en tant que père, mère, fils, fille, mari, épouse, ami, ennemi, maître ou esclave.

J’avoue que j’ai un commentaire à faire. Il est clair, il est limpide, il est évident que ce qui investi le corps sexué et le constitue en genre, avec ses normes, ses obligations, ses interdits, c’est la reproduction des rapports sociaux, au sens que nous avons dit plus haut.

Ce qui est plus discutable, et par suite plus discuté, c’est ce que dit ainsi Godelier : « Cette mise au service, cette subordination de la sexualité à des réalités qui n'ont rien à voir avec les sexes n'est donc pas celle d'un sexe à l'autre ». Car l’on peut soutenir à bon droit qu’il est un fait d’expérience, qui est précisément la subordination d’un sexe à un autre, ou d’un genre à un autre. Et ce n’est pas précisément la subordination des hommes aux femmes et la domination féminine. La grande question, bien entendu, c’est comment rendre compte de ce fait, si c’en est un, et cela en est probablement un ?

Je reprends. Cette subordination en quelque sorte « impersonnelle » et générale de la sexualité

est le point de départ d'un mécanisme qui imprime dans la subjectivité la plus intime de chacun, dans son corps, l'ordre (ou les ordres) qui règne(nt) dans la société et doi(ven)t être respectés si celle-ci veut se reproduire. Ce mécanisme opère par le jeu des représentations du corps et de la personne, et du rôle qu'on prête à chacun des sexes et à d'autres agents dans le processus qui donne naissance à un enfant, à la vie. C'est à

corps,sexeetgenre. 40travers ces représentations que s'inscrit, dans l'intimité de chacun, l'ordre social et cosmique et que se légitiment non seulement l'appropriation de l'enfant par des adultes considérés comme ses parents, mais la place dans la société que son sexe lui réservera.

À travers les représentations du corps, la sexualité se met non seulement à témoigner de l'ordre qui règne dans la société, mais à témoigner que cet ordre doit continuer à régner. Non seulement à témoigner de mais à témoigner pour (et parfois contre) l'ordre qui règne dans la société et dans l'univers, puisque l'univers lui-même se divise en mondes masculin et féminin. Car dans toutes les sociétés que nous avons décrites, c'est précisément le sexe qui fait l'identité d'un corps et la ressemblance ou la différence d'un individu avec d'autres.

Vous comprendrez bien qu’il s’agit ici de nous permettre de comprendre à quel point, pour chacun d’entre nous, homme, femme et autre encore, il est particulièrement difficile de nous déprendre de ce qui nous constitue et nous définit. Puisque tout le poids social et cosmique, n’ayons pas peur des mots, s’inscrit dans le « genre », genre que nous croyons être une donnée naturelle, évidente, etc.

À côté de la chair, du sang et des os que chacun possède, il y a des organes (pénis, clitoris, vagin, sein), et des substances (sperme, sang menstruel, lait) que tous ne possèdent pas. Mais d'où proviennent eux-mêmes les os, la chair, le souffle, l'âme ? Du père, de la mère ? Des ancêtres, des dieux ? Mais de quels ancêtres, du côté de l'homme ou de la femme ? Et de quels dieux s'agit-il ? Qui les invoque ?

Bref, partout les corps et les sexes fonctionnent comme ces poupées ventriloques qu'on a peine à faire taire et qui tiennent, à des interlocuteurs qu'elles ne voient pas, des discours qui ne viennent pas d'elles. Bien sûr, la sexualité, comme ces poupées ventriloques, ne parle pas. On parle en elle. On parle par elle. Mais qui parle ? Et pourquoi de là ? C'est précisément dans la mesure où la sexualité est contrainte de servir de langage pour légitimer des réalités qui sont autres qu'elle-même, qu'elle devient source de fantasmes et d'univers imaginaires. Mais ce n'est pas la sexualité ici qui fantasme sur la société, c'est la société qui fantasme dans la sexualité. Ce n'est pas la sexualité qui aliène, c'est elle qui est aliénée.

Je voudrais insister sur ces deux dernières phrases. La sexualité est aliénée. Il est assez facile pour nous de le voir dans le cas des hommes et des femmes Baruyas. Elle est aliénée ici parce qu’elle ne fait que reproduire, et doit reproduire sous peine de mise à mort physique ou sociale, l’ordre qui s’y investit.

Ici, nous touchons à un point essentiel des logiques sociales. Ces représentations fantasmatiques du corps sont des idées et des images partagées la plupart du temps par les deux sexes, et qui résument et encodent l'ordre social et inscrivent ses normes dans le corps de chacun. C'est ce partage des mêmes représentations et leur

corps,sexeetgenre. 41enfouissement dans le corps qui scellent en chaque individu, au-delà même du langage, la pensée et la société, et font du corps une source d'évidences sociales et cosmiques. D'aliénée, la sexualité devient alors instrument d'aliénation. À la limite, une femme baruya regardant le sang couler entre ses cuisses n'a plus rien à dire contre son sort, victime, elle se sait et se vit coupable et, par là, responsable de ce qui lui arrive. De ce fait, on comprend pourquoi la sexualité est vécue comme quelque chose qui peut à tout moment questionner et subvertir l'ordre de la société et de l'univers. D'où les multiples tabous qui l'entourent. Là encore nous l’aurons compris. Remettre en question le genre, dire qu’être une femme baruya, ce n’est pas nécessairement être une menace pour la pureté masculine, l’ordre cosmique, etc. et que bon, cela va bien comme cela, c’est une menace effrayante. Refuser pour un jeune mâle baruya d’ingérer le sperme d’un autre homme, cela peut être puni de mort, etc. Ce ne sont pas les individus qui sont en cause. C’est bien l’ordre social tout entier, c’est bien l’ordre cosmique tout entier. Il est donc clair qu’il faut faire comme si une femme baruya était bien une femelle et un homme baruya un mâle. Il faut faire comme si tout cela était naturel, et religieusement légitime. Sinon la société s’écroule et les individus qui la composent avec elle. Ne pas se conformer aux lois du genre, ou plus précisément aux normes du genre, ou si vous voulez aux règles du jeu social, c’est presque ou c’est carrément, rentrer dans la catégorie du monstre, du monstrueux, de l’inhumain – DE LA MENACE.

Je saute quelques passages pour souligner ce qui m’importe : Les représentations du corps déterminent ainsi dans chaque société une sorte

d'anneau de contraintes sociales, de nature idéelle, qui enserrent l'individu, un anneau qui constitue la forme même, paradoxalement impersonnelle, sociale, de son intimité. Et c'est dans cette forme sociale de l'intimité à soi qui lui est imposée dès la naissance, et qui organise à l'avance ses rencontres avec l’autre, que l'enfant va commencer à vivre son désir d'autrui. Alors que d'autres se le sont déjà approprié, ses parents, leur groupe social, etc., il va spontanément vouloir se les approprier. Et c'est alors qu'il va découvrir qu'il ne peut tous se les approprier, que certains, père, mère, soeur, frère, etc., sont interdits à son désir. La sexualité machine désirante s'oppose à elle-même, machine-ventriloque de la société. Deux points encore donc :

Ce qui est le plus intime en moi-même – que je suis une femme – ou alors un homme, que je peux désirer X mais alors pas Y, que je dois me comporter ainsi, mais pas autrement, sentir ainsi, parler ainsi, etc., bref, le plus intime est en fait constitué de façon impersonnelle par les rapports sociaux qui s’inscrivent en moi, s’incorporent en moi et

corps,sexeetgenre. 42me font ce que je suis. Parmi les contraintes, en bon anthropologue, Godelier va particulièrement s’attacher à décrire et comprendre la prohibition de l’inceste.

Toutefois la sexualité humaine est – comme dit Godelier – machine désirante. Fondamentalement sans loi, sans norme, etc. Ce qui engagerait un dialogue avec Freud, qu’il mène, et que pour ma part je tairai, ce n’est pas notre objet. Mais il y a au moins disent les anthropologues, trois formes de sexualité chez les humains (que l’on retrouve aussi chez les grands singes les plus proches de nous, et qu’il est donc absurde de déclarer contre-nature) : l’autosexualité, l’hétérosexualité et l’homosexualité. Ces qualificatifs sont bien entendu plus indicatifs que rigoureux d’une part, et il va sans dire que ces formes de sexualité ne sont pas du tout mutuellement exclusives. Par exemple, on ne va pas faire semblant d’ignorer que l’on peut se masturber en étant parfaitement abstinent avec d’autre, ou en étant homosexuel ou en étant hétérosexuel, etc. En tant que les êtres humains ont une sexualité proliférante, non asservie à la reproduction, et suivant aussi « le principe de plaisir », alors, elle est une menace pour la reproduction sociale, et en ce sens, elle est l’objet de toutes les attentions. J’entends par « de toutes les attentions » de toutes les surveillances, prescriptions, interdictions, sanctions, assignations, stigmatisations, etc. possibles et imaginables. ****************************************************************************************

J’espère que vous avez compris pourquoi j’en suis passé par l’anthropologie. Toute la société conspire, des discours les plus populaires aux discours les plus

savants (cela se montre) pour investir dans le corps sexué et dans la différence des sexes toute la production et la reproduction de telle société en propre.

Quand nous parlons de sexe ou de genre, nous parlons de tout à fait autre chose. Nous parlons aussi de la façon dont telle société se produit et se reproduit, dont elle imagine son rapport aux enfants, càd à la reproduction de l’espèce, les alliances avec d’autres sociétés, la transmission des biens (de tout ordre), la donation des noms, le rapports aux dieux, plus largement le rapport au sacré, la subordination des générations, les rapports politiques, et j’en passe. Or, tout cela s’investit, de façon impersonnelle, dans les corps sexués, distribués au moins en deux sexes différents et les constitue en genres. De mâle et femelle, on passe à homme et femme, voire à viril et féminin.

Ces normes – je tiens à normes – impersonnelles – nécessaires à la reproduction sociale, passent toujours, dans une société donnée pour évidentes – tout particulièrement et au premier chef pour ce qui concerne la répartition et la hiérarchisation des « genres ». Ce sont donc de véritables objets de croyance. Pour le coup, et j’y insiste, il y a véritablement une « naturalisation des rapports sociaux ». En terme brut, on prend le

corps,sexeetgenre. 43

genre pour le sexe. Il est évident qu’il y a différence sexuelle, il est donc évident qu’il y a

différence de genre, tout aussi naturellement. J’ai assez envie de m’écrier, puisque nous parlons d’anthropologie « et ta sœur ! ».

Il est très facile de s’en rendre compte pour des périodes historiques révolues (souvenez vous de Pascal ou de Tocqueville parlant d’autre chose), il est très facile de s’en rendre compte pour d’autres cultures ou d’autres sociétés (moquons nous des Baruyas, des iroquois, des inuits, des na, des Nuers, etc.). Il est bien plus difficile de s’en rendre compte pour sa propre société. Précisément parce que c’est elle qui nous façonne, nous fait, nous donne nom, statut, fonction, pouvoir, etc. En nous disant que tout cela est naturel. D’où, donc, la nécessité à mon sens d’en passer par l’ethnologie et l’anthropologie. ****************************************************************************************

Pour bien faire, je devrais en passer ici par Héritier ou par Bourdieu. Parce que bien entendu, cette distribution des genres, et les rapports de parenté (vous aurez saisi le lien) ne sont pas si j’ose dire symétrique. La question du genre renvoie massivement, évidemment, frontalement, à la domination masculine. Mais comme j’ai déjà été trop longue, je vais passer à autre chose. Si j’ai le temps, si cela vous intéresse, je reviendrai à Héritier plus tard.

Mais peut-être souhaiteriez vous que nous en venions à des questions plus contemporaines et plus ethnocentriques en un sens. Que pouvons nous faire, nous, disons, occidentaux du 21° siècle, face à cette aliénation ou à cet assujettissement, puisqu’il faut bien parler d’aliénation et d’assujettissement, et cela pour les deux sexes ou les deux genres, pour ne pas parler des autres.

Après tout, quand les programmes de SVT entendent parler de genre, et quand cela suscite des réactions exaspérées et offusquées de quelques biens pensants (pensent-ils ?) qui rétorquent que bon, ça va, il y a des sexes donc il y a des genres, on ne parle pas précisément des Baruyas. En fait on parle, comme on dit aujourd’hui et de la libération de la femme (sic) et des orientations sexuelles.

Allons-y gaiement à l’assaut du concept par la face nord, la fleur au fusil. ****************************************************************************************

III le modèle linguistique et l’indication de quelques limites.

Je vais me livrer à quelques comparaisons qui ne vont pas être très rigoureuses, et je m’en excuse. Je vais m’y livrer parce que je les crois éclairantes d’une part, et parce qu’elles sont requises par les auteurs que je vais ensuite mentionner d’autre part, mais il les requièrent avec plus de rigueur.

corps,sexeetgenre. 44 Tous les êtres humains ont la capacité d’user de langage. Parmi les caractéristiques les plus proprement humaines, qui nous distinguent des autres animaux, il y a le langage. C’est une chose bien connue, mais dont l’importance est décisive. Pour bien faire, il faudrait que je me reporte non pas aux linguistes contemporains, mais à Aristote ou encore à Descartes (sur ce point rigoureusement remarquable). Aristote nous dit bien, dans les Politiques, que certains animaux échangent des signaux, peuvent signaler le dangereux par exemple, etc. Mais seul l’humain possède la voix – qu’il ne faut pas entendre ici au sens phonologique. C’est à dire que seuls les humains peuvent se signifier et mettre en commun des notions telle que le juste et l’injuste, et donc en débattre, etc. C’est pour Aristote la preuve que l’humain est l’animal politique au suprême degré. Ce qui fait communauté politique, c’est précisément le partage, indiqué et permis par le langage, spécifiquement humain, de notions intellectuelles et morales. Mais le langage – commun à l’humanité, au genre humain en propre – se distribue en différentes langues. Ces langues peuvent être extrêmement diverses, ne pas du tout reposer sur les mêmes règles syntaxiques, etc. Toute langue, nous le savons depuis Saussure au moins est un « système de signes » - et système et signes doivent être pris au sérieux. Un signe, c’est l’union indissoluble, comme le recto et le verso d’une feuille de papier entre une trace matérielle quelconque, un signifiant (disons un son, une trace comme quand on écrit dans un alphabet, un graphe, bref, quelque chose de matériel donc, etc.) et un signifié, càd un concept. Je vais prendre des exemples en rapport à notre sujet. Il n’y a aucune raison de désigner ce que nous entendons par « père » par la suite de son père, ou father ou Fater ou babo, ou ce que vous voulez. IL n’y a pas non plus de raison – et cela devient plus délicat – d’entendre par le concept de père ce que les langues françaises, anglaises ou allemandes signifient ainsi. Et je dis bien signifient ainsi. Pas plus, nous en avions parlé tout au début de l’année et décrit grâce à une question de Mathilda Cohen si j’ai bonne mémoire, qu’il n’y a de raison de désigner telle partie du spectre colorée par bleu ou par vert. Donc il y a un arbitraire du signe, par quoi l’on entend que le rapport du signe à son référent est, précisément arbitraire. Il n’y a pas de raison de désigner telle partie du spectre coloré par « bleu » (union indissoluble du son bleu qui n’est pas « blue » et du concept de bleu) que de le désigner par un tout autre signe qui découpera autrement (dvpt). Ce qui importe au premier chef, c’est que toute langue soit un système, où l’on puisse différencier des concepts, signifier des référents. Et cela ne se fait que par différenciations. Est bleu ce qui n’est pas vert ou rouge, etc. en français. Est père ce qui n’est ni mère, ni oncle, ni tante, si frère, ni fils, etc.

corps,sexeetgenre. 45 Je disais en exergue cette trivialité que nous ne devons jamais oublier : « la société précède de tout temps l’individu ». En même façon la langue précède de tout temps le sujet parlant. Je veux dire tout bêtement que pour parler, il faut bien que je parle une langue. Et que cette langue me précède toujours. Soyons bête : pour que je puisse vous parler, il faut bien que je m’exprime en français et que vous-mêmes vous parliez français. La langue française nous précède. Que nous partagions vous et moi la même langue – parmi tant d’autres, avec tant d’autres – est la condition pour que nous puissions échanger, nous comprendre etc. Nous pourrions, bien entendu, parler d’autres langues. D’ailleurs, vous avez des cours dans d’autres langues vivantes par exemple. Mais cette langue précède votre usage. Et pour que vous puissiez échanger, il faut bien que vous la partagiez. Je reviens donc aux moutons que je n’ai jamais cessé de tondre ou auxquels je n’ai jamais cessé de m’accrocher. Pour que moi, Anne Amiel, je puisse parler, je puisse dire ce que je pense, je puisse me le formuler à moi-même et par la même occasion tenter de vous le soumettre, il faut que me précède et me préexiste une langue commune. Je serai sans doute absolument incapable de m’adresser à des Baruyas.

Pourquoi est-ce que j’insiste ? Parce que la condition pour que moi – et je dis bien moi,

ego, ich, io, moi je, etc. – puisse m’exprimer, il faut que je parle une langue commune, qui a des règles et cette langue et ces règles me préexistent. Cette langue et ces règles sont la condition sine qua non de ma propre expression personnelle, individuelle, singulière, etc..

Donc, nous pouvons très classiquement différencier et articuler langage, langue et parole. En parlant, je reproduis donc la langue qui me préexiste et sans laquelle je ne pourrais pas, moi, parler, signifier, m’exprimer, communiquer, échanger. Oui mais. Oui mais. 1/ Précisément d’ailleurs, toute personne parlant va imprimer son style et sa manière (je parle sans rigueur) à ses paroles. J’espère parler assez correctement ma langue maternelle (jolie expression qu’il faudrait méditer), je ne parle pas comme M. Matratat, M. Durbec, Mme Guillausseau, Mme Pétrone, etc. qui, j’en suis sûre, parlent très correctement, on ne peut plus correctement, voire élégamment français. 2/ Je peux parler plus ou moins bien. Je ne vais pas nécessairement, par volonté ou par incompétence, respecter toutes les règles. Disons que je comprends l’imparfait du

corps,sexeetgenre. 46subjonctif de M. Le Pen comme je comprends les absence de subjonctif présent de beaucoup de « primo arrivants » comme l’on dit. Autrement dit, il y a des règles, qui sont impératives pour se faire comprendre et comprendre les autres. Mais il y a du « jeu » dans les règles, une « marge de manœuvre ». Les règles sont, si je puis ainsi dire, à la fois impératives et souples. 3/ ce qui renvoie à un autre point essentiel : la langue (je veux dire les langues) évolue, et elles évoluent par l’usage. Elles peuvent connaître des apports étrangers. Elles peuvent, sous le coup du « génie » inventer et accepter de nouveaux termes (Pascal invente le substantif « moi », Rousseau invente perfectibilité, Leibniz réaliser, etc.). Elles évoluent toujours du fait de l’usage. Certains termes comme certaines formes syntaxiques sont agréées par ceux qui parlent la langue et deviennent normes, d’autres sont refusées. Vous voyez bien que je veux insister sur le fait de la tripartition, canonique en linguistique, je crois : langage, langue, parole. Disons le langage est humainement universel, la langue parfaitement sociale, la parole singulière, mais singulière dans le respect plus ou moins approximatif mais impératif de la langue prédonnée. Ce qui prévaut, c’est l’usage. Et l’usage, c’est à la fois la reproduction impérative et nécessaire des normes linguistiques propres à telle langue et à la fois sa modification quand la parole singulière est acceptée voire à son tour reproduite par la langue et devient une partie de la norme. J’aimerais insister : une langue est vivante tant qu’on la parle. Càd tant que des individus se l’approprie et en font quelque chose, et quelque chose pour eux, quelque chose dans leur commerce, dans leur échange, dans ce qui permet de s’exprimer eux-mêmes singulièrement, si c’est possible. Vous voyez bien que j’essaie de comparer en fait – pour de bonnes raisons – le cas de « la société précède de tout temps l’individu » y compris dans sa transformation du sexe, càd du corps sexué en genre et « la langue précède de tout temps le sujet parlant ».

La reproduction sociale, y compris la reproduction des genres (différencié des corps sexués) pourrait bien être comparable à la reproduction de la langue et de ses normes. Du moins jusqu’à un certain point. La reproduction signifie que l’on reconduit des normes, que l’on accepte – parce que l’on ne peut pas faire autrement – mais non pas que l’on les reproduise à l’identique, ne variatur. Ces normes varient précisément malgré leur inertie et pour ainsi parler leur viscosité, précisément parce que l’on doit les reproduire, càd les revivre, leur donner corps, les parler, les refaire – mais nous les

corps,sexeetgenre. 47reproduisons peut-être comme nous reproduisons notre langue et ses normes, en les reproduisant, les revivant, leur donnant corps, mais en les refaisant, les modifiant, etc. Autrement dit, on pourrait penser que la reproduction sociale du genre est en partie comparable à la reproduction sociale de la langue. OU encore que il en va ici de langage (reproduction de l’espèce) langue (reproduction sociale) et parole (singularité de l’individu mais qui ne peut être et se dire que dans la norme linguistique prédonnée). Ou autrement dit ce que nous nommons « genre » serait, au bout du compte, bien proche de ce que l’on appelle trivialement un « performatif ». C’est-à-dire, pour simplifier à l’extrême, et j’espère montrer que c’est plus compliqué – quelque chose que l’on fait en disant qu’on le fait. Je vous déclare mari et femme, je le dis, je le fais, vous l’êtes, et cela parce que vous y consentez. Or, si nous sommes en gros mâle et femelle, nous nous faisons homme et femme, en agissant selon l’usage prescrit par la société. Et peut-être y sommes nous obligés de façon comparable à la façon dont nous sommes obligés de parler selon les normes linguistiques de notre propre langue, pour nous faire comprendre, pour nous comprendre nous-mêmes, mais non sans « marge de manœuvre » et « style singulier » ou « invention » si vous voulez – pour autant que ceux-ci soit admis, sans quoi nous sommes inintelligibles. Càd linguistiquement des « barbares » selon l’étymologie et socialement des « monstres » (ce que l’on montre, dont on se gausse, voire que l’on enferme dans des foires ou en prison ou dans des asiles psychiatriques, sans compter les mises à mort). Avant d’indiquer les limites de cette comparaison linguistique, j’aimerais au contraire insister sur sa pertinence. Les deux ne sont pas du tout exclusifs. Je reviens donc avec ma perfidie habituelle sur les copies qui parle de l’Homme, avec une belle majuscule. Je me dis parfois que ce pauvre homme doit être bien seul, puisque c’est l’homme – et qu’il doit être contraint de pratiquer l’autosexualité, puisqu’il est tout seul. Quand nous parlons de l’Homme, nous ignorons donc superbement les différences de « races » par exemple, mais plus radicalement encore, nous oublions qu’il y, s’agissant de l’Homme, une bonne moitié de femmes. Je vais donner trois exemples, vous allez comprendre :

M Coppé le 27 juin 2011, parlait du fait d’imposer un travail quelconque à certains bénéficiaires du RSA. Il a eu une formule magnifique qui mérite analyse : « il faudrait que les jeunes gens et les jeunes filles fassent » je ne sais plus quoi. Les « jeunes gens » sont donc exclusivement mâles, les gens ce sont des hommes, puisqu’il faut – par bonté d’âme – ajouter in extremis les femmes. Je relis en effet. « il faudrait que les jeunes gens et les jeunes filles fassent »

Lévi-Strauss a écrit un jour la phrase remarquable suivante : « le village partit, me laissant seul avec les femmes et les enfants ». C’est beau la langue : le village ne

corps,sexeetgenre. 48comprend pas les femmes et les enfants. Le village, ce sont les hommes – j’entends les mâles. Un exemple remarquable donné par Françoise Héritier : elle a lu je ne sais plus quand dans le journal le monde la phrase suivante, que je livre à votre sagacité. Il s’agissait de commenter des élections dans le 13° arrondissement parisien : « 3 minutes avant la clôture, arrivent précipitamment, de retour sans doute de la campagne, cinq électeurs, dont l’un était accompagné d’un chien, et deux femmes ». Les femmes ne sont donc pas des électeurs, ni des électrices d’ailleurs. Il y a cinq électeurs – par définition mâle, et puis il y a deux femmes. Je ne commente pas plus. Je pense avec mélancolie au chien d’électeur. Il y a la langue, et il y a l’usage de la langue. Vous voyez ici trois exemples où l’usage dit bien ce qu’il en est, et que je vais énoncer à la Protagoras : « l’homme est la mesure de toute chose » entendons « le mâle est la mesure de toute chose » et d’abord de l’humanité. Les limites de ma métaphore, c’est bien sûr le corps. La question des sexes et des genres n’est pas une pure question de langue et d’usage linguistique, c’est bien d’abord une question de corps et d’usage du corps – corps sexué s’entend. On n’insistera jamais assez, ce qui fait le genre, c’est la façon dont nous parlons, nous accordons, nous désignons, mais aussi la façon dont nous nous habillons, nous marchons, nous nous tenons, nous mangeons, etc. Bref, c’est bien la question du corps et des usages du corps qui est en jeu ici.

IV quelques mots sur Judith Butler, et singulièrement l’ouvrage « trouble dans le genre – le féminisme et la subversion de l’identité (1990). La découverte

Jusqu’ici, je m’en suis tenu à la façon dont les corps sexués, mâles ou femelles deviennent des « genres » masculins et féminins et nous constituent en homme et en femme, et cela de façon extraordinairement variable selon les sociétés – et je tiens à société bien plus qu’à culture. Autrement dit, j’ai essayé de souligner que les genres, ici hommes et femmes, étaient en grande partie un effet de l’institution sociale et politique. La machine désirante dont parle Godelier est donc en grande partie soumise, voire assujetti par la société, et c’est la société qui « parle en elle ». Autrement dit, homme et femme, ce sont en grande partie des constructions imaginaires, mais des constructions imaginaires qui font la réalité de nos sociétés, et même de nos individualités.

corps,sexeetgenre. 49Il ne s’agit pas du tout d’opposer imaginaire et réel, vous l’aurez compris. Après tout, c’est aussi ce que l’on avait essayé d’approcher, dans une toute autre perspective, avec l’analyse tocquevilienne des rapports entre maîtres et serviteurs. Je vous renvoie à deux passages précis : 44. En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l'obéissance mettent acci-dentellement de grandes distances entre deux hommes, l'opinion publique, qui se fonde sur l'ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d'égalité imaginaire, en dépit de l'inégalité réelle de leurs conditions. 45. Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l'âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle; elle modifie leur jugement en même temps qu'elle subjugue leur volonté. Ce que nous croyons réel, et qui donc socialement l’est en un sens, c’est bien l’égalité des maîtres et des serviteurs. L’opinion commune – l’imaginaire social – je relis, et vous comprendrez bien que je souligne : « finit par pénétrer dans l'âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leur jugement en même temps qu'elle subjugue leur volonté » Quel que soit notre intérêt réel à comprendre notre propre soumission (ici l’inégalité réelle, de richesse, de pouvoir, entre maîtres et serviteurs), nous sommes subjugés, soumis, assujettis, à l’ordre social à la fois imaginaire et réel, qui nous fait nous penser comme égaux (en dépit de l’inégalité réelle des conditions). Si vous avez saisi en partie ce qui précède, alors en dépit de l’égalité réelle des hommes et des femmes, si je puis ainsi caricaturer mes propres analyses, nous pensons une naturalité des rôles qui sont en fait parfaitement imaginaires et d’un. Et de deux, en dépit de cette égalité réelle, nous croyons en une inégalité tout aussi réelle, des genres. Car il faut bien reconnaître la « domination masculine », dont les Baruyas forment pour nous une sorte de caricature. Elle est bien visible, la paille dans l’œil des Baruyas, qui nous dispensent de voir la poutre dans la nôtre. Bon, il serait temps peut-être de passer au moins à la corrélation entre cette répartition, construction des genres ET ce que bon nombre d’auteurs appellent – à mon sens à bon droit, en première instance – l’hétérosexualité obligatoire, ou impérative. J’entends par là deux choses :

a) la norme sociale, la norme des rapports entre genres, c’est l’hétérosexualité. D’où la stigmatisation – pour employer une litote – de l’homosexualité. Dois-je vous rappeler ce que nous encore, aujourd’hui, en France, pensons des homosexuels ? Dois-je rappeler que, si le discours homophobe s’autocensure parfois – soyons politiquement corrects – il ressurgit dès qu’il le peut ? Vous n’avez qu’à écouter

corps,sexeetgenre. 50ce qui se dit dans la rue, ou ce que vous dites vous-mêmes, ou à écouter ou relire un certain nombre de discours politiques qui laissent parfois un peu désarmés. Dois-je rappeler que l’homosexualité a été, en France, dépénalisée depuis peu ? Sous le premier septennat de Mittérand, si j’ai bonne mémoire. Dois-je rappeler que l’homosexualité est encore pénalisée, et parfois très vivement réprimée, dans bon nombre de pays du monde. Je ne suis pas aller en chercher la liste. C’est déprimant. Ce n’est, je crois, que depuis 1996 que l’OMS ne classe plus l’homosexualité parmi des maladies mentales. b) Et il y a ou bien de l’hétérosexualité norme sociale impérative, ou bien de l’homosexualité, plus ou moins tolérée, plus ou moins licite. OU bien, ou bien. Mais, précisément, dire cela, c’est simplifier. Car c’est précisément faire comme si deux choses allaient de soi qui ne vont pas du tout de soi, précisément. UN : nous savons ce que sont homosexualité et hétérosexualité, et ce sont des catégories transhistoriques, « naturelles » en un sens. C’est évidemment parfaitement absurde. Je vous renvoie au cas des Baruyas, décidemment bien utiles. DEUX, comme si nous avions ici un ou bien ou bien. On est homme ou femme. On est homosexuel ou hétérosexuel. Ben non. Pour le dire sous un mode humoristique, je ne sais pas du tout si cet ou bien ou bien valait, où je classerais Socrate ou Jules César par exemple.

Les genres sont construits. La disjonction entre hétérosexualité obligatoire et homosexualité stigmatisée aussi. Il est bien sûr intuitivement évident qu’il y a un rapport entre les deux. Donnons juste quelques indications. Je vais donc essayer de dire deux ou trois mots sur Judith Butler. Mais c’est assez difficile pour au moins deux raisons a) je ne suis pas spécialiste et je ne suis pas sûre de tout comprendre b) surtout, la réflexion de Butler engage un dialogue avec des auteurs que vous ne connaissez pas ou peu – certains sont des auteurs qui sont peu connus ou reconnus, d’autres des auteurs majeurs et assez techniques et dont la discussion est elle-même un peu technique, au hasard et dans le désordre : Hegel, Nietzsche, Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Derrida. Evidemment, ce sont ces dialogues techniques qui sont les plus intéressants et les plus nourrissants. Mais ils sont un peu hors de notre portée pour le moment. Donc, résumons : je vais faire ce que je peux avec les moyens du bord. Butler est un auteur contemporain, récemment traduite en France. Pour ma part je l’ai lu récemment et peu, et, pour tout vous dire « à reculons ». Or, ce qu’elle dit est prodigieusement intelligent, intéressant, puissant, etc. Dire que ces réflexions portent sur le genre serait à mon sens particulièrement restrictif et injuste. Pourtant, c’est ce qui se dit, et cela d’autant que Butler est une des initiatrices majeures de ce que l’on nomme

corps,sexeetgenre. 51les « queer studies ». Bref, elle cumule les désavantages : elle est féministe (une féministe un peu particulière), elle s’intéresse à tout ce qui n’est précisément pas hétérosexuel, étant elle-même, si j’ai bien compris, ce qu’on appelle lesbienne. En prime, c’est une philosophe américaine qui s’occupe essentiellement de philosophes allemands et français. Bref, c’est une femme qui cherche les emmerdements.

Tenez, pour montrer vraiment ce qu’est la force du préjugé, je cite le quatrième de couverture d’un ouvrage très intéressant de Butler : La vie Psychique du pouvoir. Les éditeurs écrivent : « La vie Psychique du pouvoir constitue sans doute l’examen le plus magistral des rapports entre « sujet », « pouvoir » et « résistance » depuis Foucault et Althusser. Que l’auteur soit une femme, américaine de surcroît rend cet ouvrage encore plus remarquable ». Mais oui, vous avez bien entendu, ce sont des éditeurs qui écrivent : « Que l’auteur soit une femme, américaine de surcroît rend cet ouvrage encore plus remarquable » Je suppose qu’il va sans dire que les Américains sont des crétins ignares et que les femmes ne peuvent qu’exceptionnellement être philosophes. En fait, pour simplifier, dans une ligné grosso modo foucaldienne, elle médite sur la construction de soi et ce que nous nommons identité, ce qui donne une réflexion très singulière et très profonde sur le pouvoir, sur ce qu’est une vie humaine, sur ce qu’est une véritable reconnaissance – d’où bien sûr son rapport à Hegel. L’autre intérêt, c’est qu’elle fournit une réflexion en prise sur nos pratiques contemporaines, les plus contemporaines, dans une visée qui reste une visée émancipatrice. Bref, elle met les mains dans le cambouis. Bref, et c’est un rare compliment dans ma bouche : elle fournit un travail philosophique remarquable. Il y a un problème que je n’aborderai sans doute ici que latéralement, et qui met en question tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. Nous lisons en effet p. 69 un propos très clair dans sa formulation, et assez abyssal dans ce qu’il énonce : « le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature ». ***************************************************************************************** Butler explique son projet dans Trouble dans le genre, et son débat interne avec le féminisme alors en vigueur, dans les termes qui suivent : Je tenais en particulier à contester ces régimes de vérité qui stipulaient que certaines formes d'expression genrées étaient simplement fausses ou de pâles imitations, et que d'autres avaient la vérité de l'original. Loin de moi l'idée de prescrire un nouveau mode de vie genré susceptible de servir de modèle aux lecteurs et lectrices de ce texte. Mon but en écrivant ce livre était d'ouvrir le champ des possibles en matière de genre sans dicter ce qu'il fallait réaliser. Mais à quoi bon, pourrait-on se demander, « ouvrir le

corps,sexeetgenre. 52champ des possibles » ? Le sens de cette question paraît tellement évident aux personnes qui ont fait l'expérience de vivre comme des êtres socialement « impossibles », illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes, qu'elles ne se la posent même pas.

Trouble dans le genre est un livre qui cherchait à dévoiler comment nos façons mêmes de penser les « genres de vie » possibles sont forcloses par des présupposés répandus et violents. Ce livre cherchait aussi à saper toute tentative d'utiliser le discours de la vérité pour délégitimer les minorités en raison de leurs genres et de leurs sexualités. Ce qui ne revient pas à défendre ou célébrer toutes les pratiques minoritaires, mais cela veut dire que nous devons être capables de les penser avant d'en conclure quoi que ce soit. Ce qui m'inquiétait le plus, c'était de voir combien ces pratiques suscitaient une panique qui les rendait impensables. La perspective de voir s'effondrer les dichotomies de genre, par exemple, est-elle si monstrueuse, si terrifiante, qu'il faille la tenir pour impossible par définition et, sur le plan heuristique, l'exclure à l'avance de nos efforts pour penser le genre ? (Trouble, p. 26 et début 27) Si je comprends bien, une partie de cet ouvrage très théorique, suprêmement théorique a une visée très pratique ; ouvrir le champ des possibles. Question académique peut-on dire, ou pourrait-on dire. Ce que Butler fait remarquer, est, je crois, très important pour ne pas dire décisif. Pourquoi donc vouloir ouvrir le champ des possibles ? « Le sens de cette question paraît tellement évident aux personnes qui ont fait l'expérience de vivre comme des êtres socialement « impossibles », illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes, qu'elles ne se la posent même pas. » Disons le tout de go et le plus simplement du monde. Dans l’opinion commune qui est toute puissante si j’en crois Tocqueville, il y a des genres, qui sont naturels. Et il y a une norme qui est impérative, qui enjoint de se comporter conformément au genre d’une part, et d’être un brave hétérosexuel de l’autre. Or, ces normes excluent par définition même l’expérience de vie de bon nombre de personnes qui ne s’y conforment pas. Je crois qu’il faut prendre au sérieux, l’idée que ces expériences ou ces façons de vivre ou de tenter de vivre rendent les individus eux-mêmes, et les individus sont toujours des individus sociaux : « des êtres socialement « impossibles », illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes» La question « pourquoi ouvrir le champ des possibles » est assez incompréhensible pour ceux – l’immense majorité – qui jouent tant bien que mal le jeu de la norme. Elle a une évidence absolument criante pour tout ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas la jouer, et qui deviennent, je crois qu’il faut prendre la chose vraiment sérieusement et j’y insiste : « des êtres socialement « impossibles », illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes» aux yeux des autres, à leurs propres yeux. Autrement dit, un certain type de dérogeance aux normes en vigueur, de genre, de sexualité, rendent les individus incompréhensibles, voire invisibles ; Après tout, nous retrouvons la

corps,sexeetgenre. 53bonne vieille leçon de Socrate, disant dans le Phèdre, à un tout autre sujet, je suis pour moi-même aussi incompréhensible que Typhon. Il rend la vie « invivable ». Je ne veux pas en rajouter sur la répression et la violence sociale. Je veux tout simplement dire que bon nombre de ces personnes ont d’une part une vie invivable, d’autre part, elles ne sont pas considérées comme humaines. Butler précise : « Ce qui ne revient pas à défendre ou célébrer toutes les pratiques minoritaires, mais cela veut dire que nous devons être capables de les penser avant d'en conclure quoi que ce soit. » Ce n’est pas du tout parce que une pratique est « déviante » ou « illégale » ou « à risque » ou je ne sais quoi, qu’elle est légitime, défendable, etc. Pas du tout. La vraie question est la suivante : « Ce qui m'inquiétait le plus, c'était de voir combien ces pratiques suscitaient une panique qui les rendait impensables. La perspective de voir s'effondrer les dichotomies de genre, par exemple, est-elle si monstrueuse, si terrifiante, qu'il faille la tenir pour impossible par définition et, sur le plan heuristique, l'exclure à l'avance de nos efforts pour penser le genre ? J’aurais beaucoup à en dire, comme un chacun. Pourquoi la panique, pourquoi l’idée que nous sommes renvoyés au monstrueux, au terrifiant, à l’impossible ? Pourquoi le genre va-t-il à ce point de soi que tout ce qui y dérogerait serait impensable, inassimilable ? Evidemment, ce qui est impensable ici est tout à fait pensable là. Je vous renvoie aux cas des Baruyas ou des Nuers. Mais il y a toujours de l’impensable, et de l’impensable qui panique. Je relis donc Butler. Et je commente à peine : « Ce qui m'inquiétait le plus, c'était de voir combien ces pratiques (j’ajoute pour ma part, et supposées telles : je pense à une jeune collègue, on ne peut plus dans la norme légale : je me marie, j’ai des enfants) suscitaient une panique qui les rendait impensables (mais qu’allons nous faire si les mères de famille, bien françaises et légalement mariées ressemblent à des Butch ?). La perspective de voir s'effondrer les dichotomies de genre, par exemple, est-elle si monstrueuse, si terrifiante, qu'il faille la tenir pour impossible par définition et, sur le plan heuristique, l'exclure à l'avance de nos efforts pour penser le genre ? **************************************************************************************** Comme Judith Butler parle beaucoup de « vie invivable », j’aimerais non pas expliquer, mais rendre sensible de quoi l’on parle. Je pourrais vous renvoyer au film un peu grand public mais assez utile « Brokeback Mountain » ou quelque chose comme cela, qui met en scène la vie parfaitement invivable de deux « cow boys » qui se découvrent être « pédés ». Moi, je vais présenter ici quelques scenarii. Essentiellement deux.

corps,sexeetgenre. 54Le premier est totalement trivial. Je m’appelle Firmin Martin, j’ai une bonne

soixantaine, je suis actuellement à la retraite. J’étais auparavant ouvrier au Creusot ou à Villedieu les Poëles. (si vous voulez, je dramatiserais plus tard). Je me souviens encore avec émotion de « ma première ». C’est pour cela que j’aime la chanson de Brassens. Je n’en menais pas large. Je n’étais pas sûr d’être à la hauteur (si j’ose le jeu de mots). Finalement, cela s’est bien passé. J’en ai parlé avec émotion aux copains, j’étais tout fier. J’ai laissé entendre à mes parents que j’étais un homme, un vrai. Aux amis aussi. Finalement, j’en ai parlé avec mon père, puis avec ma mère. Ils étaient inquiets en apparence, mais j’ai bien vu qu’ils étaient contents. J’ai beaucoup fait la bringue ensuite, pour profiter de ma jeunesse. J’ai un peu multiplié les aventures, et rencontré bien des femmes de passage, qui voulaient, comme moi, s’amuser un peu sexuellement. Mais un peu plus tard, je suis véritablement tombé amoureux de Pascale Dupont. J’ai eu de la chance. Nous nous sommes mariés. Bien sûr Pascale Dupont avait comme moi beaucoup fait la bringue. Au début, mes parents l’ont vu d’un mauvais œil. Mais ils ont bien compris qu’elle m’aimait, qu’elle était une bonne épouse, qu’elle élèverait bien les enfants que nous aurions. Nous avons pu acheter un petit pavillon, et nous avons trois enfants. Mon épouse Pascale s’est arrêtée de travailler pour élever nos enfants. Mais je sais que, à ma mort, puisque les femmes vivent un peu plus longtemps que les hommes, elle touchera ma pension de réversion. Elle sera en partie à l’abri du besoin. Et puis, les enfants étant partis, elle pourra, ou nous pourrons, revendre la maison, pour en acheter une plus petite, et continuer à vivre correctement. Le second est aussi assez trivial. Il commence identiquement. Je m’appelle Firmin Martin, j’ai une bonne soixantaine, je suis actuellement à la retraite. J’étais auparavant ouvrier au Creusot ou à Villedieu les Poëles. (si vous voulez, je dramatiserais plus tard). Je me souviens encore avec émotion de « mon premier ». C’est pour cela que j’aime la chanson de Brassens. Je n’en menais pas large. Je n’étais pas sûr d’être à la hauteur (si j’ose le jeu de mots). Finalement, cela s’est bien passé. Cela a été un peu difficile, parce que au Creusot (ou à Villedieu les Poëles) et sur le coup de quinze ans à peu près, ce n’était pas facile de trouver un homme qui veuille coucher avec un autre homme. J’étais content. Mais je n’ai pas pu en parler à mon père ou à ma mère. Mon père aurait été meurtri, je l’aurais tué. Ma mère a toujours voulu avoir des petits-enfants, je ne pouvais pas lui dire. Au travail, j’ai essayé un premier « coming-out », du coup, plus personne ne voulait jouer au football avec moi. J’ai renouvelé mon « coming-out » avec les amis, mais certains se sont détournés de moi. J’étais un peu plus seul, c’était un peu difficile au travail, très difficile même. Mais j’ai rencontré Pascal Dupont. Là, je suis vraiment tombé amoureux. J’ai eu de la chance. Bien sûr Pascal Dupont avait comme moi beaucoup fait la

corps,sexeetgenre. 55bringue. Un peu n’importe comment. Comme nous nous sommes mis en ménage, c’est devenu véritablement invivable au travail. Comme Pascal gagnait bien sa vie, j’ai arrêté de travailler et nous avons acheté un petit pavillon. Pascal est mort. Cela faisait trente ans que nous vivions ensemble. Mais la maison était à son nom. Alors, sa famille a repris la maison. La mienne ne veut plus me voir – sauf ma sœur au nouvel an. Comme cela fait trente ans que je ne travaille plus, je n’ai plus de quoi vivre, etc. etc. etc . Les deux scenarii sont d’une banalité affligeante. Je les ai choisi exprès. Mon héros n’appartient pas au cercle des « arts et des lettres », des médias, de la mode, de la philosophie. Il ne vit pas dans une capitale. C’est le brave mec ordinaire qui est tombé amoureux d’une brave personne ordinaire. Le truc banal. Là où j’en rajoute pour les besoins de la cause, c’est par exemple que les deux sont vraiment amoureux, et que l’un peut s’arrêter de travailler et pas l’autre. Alors bon. Alors bon, dans le cas d’un homme et d’une femme, cela ne pose pas problème. Cela ne pose aucun problème et est même vachement bien si le mari continue à travailler et que l’épouse ne le fait pas. Femme au foyer. Mère méritante. Et récompensé par l’Etat français : pension de réversion. Récompensé par la famille et l’entourage. Qu’elle a du courage de surmonter ces dures épreuves. Je ne développe pas. Evidemment, c’est un petit peu plus complexe si c’est le mari qui s’arrête de travailler et la femme qui continue. Plus compliqué, mais bon, « ça passe ». Faut-il que j’exemplifie les deux ? Là où tout change, c’est avec ma seconde version du même héros ordinaire. Il est un peu pédé, comme vous l’aurez compris. Et qu’est-ce qu’il fait, au bout du compte, mon héros ordinaire ? Il fait ce que « tout le monde fait », entendons par « tout le monde » tous les hétérosexuels. Il se met en ménage. Il tient son ménage comme la femme au foyer ou plus rare mais admis l’homme au foyer le font. Avec quelques différences. D’abord, il a bien fallu qu’il publie ce qu’il faisait. Se mettre en ménage, voire se marier, voire entretenir sa femme, dire que l’on est amoureux, etc. cela n’a jamais posé problème ou beaucoup dans la configuration hétérosexuelle. Cela va de soi. Publier qu’on est pédé, que l’on se met en ménage – voire dans mon hypothèse, que l’on arrête de travailler – cela ne va pas du tout, mais alors pas du tout de soi. On parle du « coming out », au singulier. Je rigole. Aucun hétérosexuel, à ma connaissance n’a du expliquer à tous les « réseaux sociaux » auxquels il appartenait qu’il était hétérosexuel. Je vais dire au boulot, à la famille, aux amis, etc. que je suis hétérosexuel. Pas la peine. Cela va de soi. C’est normal. C’est la norme. Je suis dans la rue, à la plage, au lycée. Je roule une pelle à mon ami du sexe opposé. Cela peut paraître selon les cas ou déplacé, ou normal, ou touchant. Je suis dans la rue, à la plage, au lycée. Je roule une pelle à mon ami du même sexe. Je

corps,sexeetgenre. 56crois que je vais me faire casser la figure, ou regarder d’un sale œil ou devoir m’expliquer. Revenons au « coming out » au singulier. Plaisanterie. Il va falloir, nécessairement, dans l’hypothèse où je suis pédé, expliquer, réexpliquer, ré ré expliquer, que je suis pédé… A la famille, au travail, aux amis, etc. Je n’en aurais jamais fini. Bon. Mon premier Firmin Martin est un homme aimant. Il aime son épouse. Il veut bien entendu la mettre à l’abri. Et bien, il le peut. Mon second Firmin Martin est un homme aimant. Il aime son compagnon. Il veut bien entendu le mettre à l’abri. Et bien, il ne le peut absolument pas. Ici, je ne parle bien entendu pas du regard extérieur, je parle de droit. Evidemment, je pourrais en faire plus. Par exemple, je pourrais expliquer que les compagnons sont morts du Sida. Après tout, pourquoi pas. Donc mon Firmin Martin est un homme aimant. Il aime son épouse. Il veut bien entendu la mettre à l’abri. Et bien, il le peut. Et elle meurt du sida. Il la pleure. Mais il est admirable. Il l’est d’autant plus, admirable, qu’il a fini par épouser une femme qui avait eu une mauvaise vie et la faire admettre par sa famille. C’est vraiment un homme formidable. C’est la rédemption de l’amour. Et nous aimons tous cela, la rédemption par l’amour. Une bonne partie de notre littérature, pour faire court, est fondée là dessus. Mon premier Firmin Martin est un homme aimant. Il aime son épouse. Elle a eu auparavant une mauvaise vie. Il l’a sauvée. La preuve ? La preuve par le pavillon, la preuve par trente ans de vie commune. Etc. Il a eu du courage de se battre contre les préjugés de son entourage. Mais finalement Firmin a su imposer et faire reconnaître Pascale. Pascale a su s’imposer et se faire reconnaître. C’est beau, c’est touchant. Et, moi qui vous parle, j’en ai littéralement et sans rire la larme à l’œil. Ce qui me laisse bien plus perplexe, c’est ce qui se passe si on transforme la Pascale en Pascal. Et, je ne vais pas développer, tout change. Pascale a sans doute une vie dure sans Firmin. Pascal a une vie invivable sans Firmin. Pour mémoire : famille dés clous, travail des clous, amis on compte, maison nenni, retraite, néant. Vous remarquerez, je l’espère, que j’ai parlé uniquement ici de personnes qui n’étaient pas du tout honteuses ou perturbées de ce qu’elles faisaient. Je veux dire tout bêtement que mon second Firmin n’a pas eu honte de copuler avec un homme, ni de se mettre en ménage avec lui etc. Je ne voudrais pas vous faire remarquer, y compris à grand coup de statistiques produites par les meilleurs instituts, y compris l’Etat français, que cela n’a rien d’évident. Que cela requiert un certain courage, etc. Je n’aime pas du tout le mot « courage » que je viens d’employer. C’est ni plus ni moins qu’une simplification parfaitement abusive qui fait reposer sur l’individu qui subit

corps,sexeetgenre. 57une violence – par hypothèse ici mon Firmin Martin - la responsabilité de ce qu’il subit. Il n’avait qu’à être plus courageux. Il n’avait qu’à « assumer » ce qu’il était ou ce qu’il est. Je suis noir, je suis arabe, je suis dieu sait quoi encore. J’en prends plein les dents tous les jours, toutes les heures. Par exemple, on vérifie mon identité, par exemple on ne veut pas me louer un appartement, par exemple on ne veut pas me confier tel travail par exemple, on se fiche de mon accent, etc. etc. etc. Et bien, vous savez quoi, si je ne me révolte pas, c’est que je manque de « courage » et ceux qui me le disent sont bien entendu des personnes qui ne sont ni noires ni arabes. Ou alors on va me dire qu’il faut que « j’assume » mon homosexualité. Ce sont bien entendu des « hétérosexuels » qui vont me le dire. Qu’on leur donne de la brioche disait Marie Antoinette. Bien sûr, il faut du « courage » à la femme Baruya, à l’homme Baruya, etc. pour refuser le sort qu’il leur est fait. C’est une évidence. Il a fallu du courage à Rosa Parks, etc. Vive le courage dont on ne dira jamais assez de bien. Le problème n’est pourtant pas tout à fait là. Mes deux versions du même Firmin ont eu du courage. Les deux. Dans la première version, le courage a été audible, recevable, socialement accepté. Dans le second cas, par hypothèse – malheureusement statistiquement écrasante – non. Et pourtant, il faut plus de « courage » dans le second cas que dans le premier. Mais je voudrais insister encore, pour bien me faire comprendre. J’ai choisi ici deux Fimin Martin, l’un hétérosexuel, l’autre homosexuel, dont le genre de vie nous est encore parfaitement compréhensible. Ils font un peu la bringue étant jeunes, puis ils ont un emploi courant, achètent une maison, se mettent en ménage. Mais on peut imaginer un Firmin Martin ou une série de Firmin Martin très différents. Par exemple un Firmin Martin travesti, « travelo » si vous préférez, et qui ne se met pas en ménage. Ou un Firmin Martin « transsexuel ». Des Firmin Martin plus ou moins contraints à la misère sexuelle ou à la prostitution ou les deux. Ou tout ce que vous voulez. Et là, cela risque d’être plus rude. Nous savons bien que toute dérogeance à la norme est dangereuse, et que certaine crée un « effet de panique » chez les spectateurs et les acteurs. Et je dis bien « et les acteurs ». C’est cela dont parle Butler. Et la panique est toujours très grande quand elle touche à la famille, à la reproduction, au genre. Je vous renvoie donc au texte de Godelier concernant la « poupée ventriloque ». Ce serait le lieu de comparer NOS REACTIONS face à la photographie amusante de nos militaires japonais et face à deux ou trois photos de Diane Arbus concernant des travestis. La première nous amuse. C’est que nous sommes assez sûrs que ces hommes sont des hommes, des soldats etc. Donc on rie, sans plus. Dans les autres cas, nous pouvons être « troublés » voire « dérangés » parfois « apitoyés ». Nous ne comprenons

corps,sexeetgenre. 58plus très bien. Il y a quelque chose qui vient perturber les normes implicites qui sont les nôtres. Nous pourrions penser « je ne confierais pas mes enfants à un tel homme », ou « je ne veux pas de cela chez moi » ou tout autre chose. Nous ne sommes pas loin de ce que nous souhaiterions ne pas voir, ne pas côtoyer, pas loin du monstrueux, de l’illisible, de l’incompréhensible. Et si nous avons trois grammes de bon sens, nous savons que la vie de ces personnes ne doit pas être une partie de plaisir, qu’elle doit être invivable. C’est notre malaise qui est intéressant. La question est bien celle des normes, et de la façon dont nous pouvons nous « dépatouiller » avec les normes. Norme sociale s’entend, infiniment plus que la norme juridique.

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**************************************************************************************** L’effort toujours à recommencer – le préjugé a toujours la force pour lui, force de l’évidence, de la certitude, de la longévité, du nombre – c’est de montrer que le genre est construit. Que nous devenons ce que nous croyons que nous sommes « naturellement » par une série d’actes réitérées, en grande partie dictés par la société à laquelle nous appartenons. Je renvoie à mon modèle linguistique. D’où une des idées de Butler. Celle de comparer le « genre » à un « performatif ». Et elle prend à la fin de trouble dans le genre un exemple assez surprenant – assez déconcertant – sur lequel elle est revenu ensuite et que je voudrais vous présenter. Ca décoiffe. Le modèle, ou l’exemple type ici, ce sont les drag Queens. J’espère par parenthèse que vous avez vu le film très drôle Priscilla folle du désert.

corps,sexeetgenre. 61 En fait l’exemple des drag a une portée théorique assez importante. Je vais m’en tenir au plus simple. Butler écrit : Dans le prolongement de son travail, j'aimerais suggérer que le drag subvertit fondamentalement la distinction entre l'espace psychique intérieur et extérieur. En outre cette pratique tourne en dérision le modèle « expressif » du genre et l'idée qu'il y aurait une vraie identité de genre. Newton écrit :

Dans sa version la plus complexe, [le drag] est une double inversion qui dit « les apparences sont trompeuses ». Le drag dit « mon apparence "extérieure" est féminine mais mon essence "intérieure" [le corps] est masculine ». Au même moment, il symbolise l'inversion contraire : « mon apparence "extérieure" [mon corps, mon genre] est masculin mais mon essence "intérieure" [moi-même] est féminine " ».

Ces deux énoncés contradictoires prétendent également à la vérité et, de ce fait, déstabilisent les significations de genre dans le discours du vrai et du faux.

L'idée qu'il y aurait une identité de genre originale ou primaire est souvent objet de parodie dans les pratiques drag, dans le travestissement et la stylisation sexuelle des identités Butch / fem. Les féministes ont souvent considéré que ces identités parodiques étaient dégradantes - pour les femmes dans le cas du drag et du travestissement - ou que les jeux de rôles sexuels reproduisaient de manière stéréotypée et sans prendre de distance critique les normes hétérosexuelles - tel serait le cas des identités butch/fem. Je commente. Il est assez facile de comprendre pourquoi les « féministes » considèrent ces parodies comme dégradantes. Tenons nous en platement aux « drag Queens », aux « folles ». Cela renvoie à l’image des femmes comme hystériques, comme des « folles », comme des animaux superficiels, sophistiquées, avec une cervelle de piaf, etc. La question ici est que Butler voit dans ce type de parodie tout à fait autre chose.

Mais le rapport entre l’« imitation » et l'« original » est, je crois, plus complexe que cette critique féministe ne le laisse généralement penser. (…) La performance drag joue sur la distinction entre l'anatomie de l'acteur ou actrice de la performance [the performer] et le genre qui en est l'objet. Mais, en réalité, nous avons affaire à trois dimensions contingentes de la corporéité signifiante : le sexe anatomique, l'identité de genre et la performance du genre. (…).

Il me semble que l’idée fondamentale est énoncée comme suit : « En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même - ainsi que sa contingence »

corps,sexeetgenre. 62En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-

même - ainsi que sa contingence. En fait, une partie du plaisir, de l'étourdissement dans la performance, vient de la reconnaissance que le rapport entre le sexe et le genre est entièrement contingent vis-à-vis des configurations culturelles que peuvent prendre les unités causales censées naturelles et nécessaires. En lieu et place de la loi de cohérence hétérosexuelle, nous voyons le sexe et le genre être dénaturalisés à travers une performance qui reconnaît leur clarté et met en scène le mécanisme culturel qui fabrique leur unité.

L'idée que je soutiens ici, à savoir que le genre est une parodie, ne présuppose pas l'existence d'un original qui serait imité par de telles identités parodiques. Au fond, la parodie porte sur l'idée même d'original ; (…) la parodie du genre révèle que, l'identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original. Plus précisément, on a affaire à une production dont l'un des effets consiste à se faire passer pour une imitation. (…) Les significations de genre reprises par ces styles parodiques participent manifestement de la culture misogyne dominante, mais elles n'en sont pas moins dénaturalisées et « enrôlées » par la parodie qui met en scène leurs conditions de production. En tant qu'imitations déstabilisant en effet la signification de l'original, elles imitent le mythe même de l'originalité. Au lieu de considérer l'identité de genre comme une identification originale servant de cause déterminante, on pourrait la redéfinir comme une histoire personnelle/culturelle de significations reçues, prises dans un ensemble de pratiques imitatives qui renvoient indirectement à d'autres imitations et qui, ensemble, construisent l'illusion d'un soi genré originel et intérieur ou encore qui parodient le mécanisme de cette construction. Je crois que c’est cela l’idée vraiment intéressante. Je vais le dire à ma façon. En lisant ces pages je me suis dit, en riant, « bon sang mais c’est bien sûr, les cagoles et les kakes dont en fait des drag ». Qu’est-ce qu’un kakou ? C’est un homme qui joue à l’homme jusqu’à la caricature. Et qui est tellement caricatural qu’il peut nous faire rire et qu’on a parfois envie de lui demander s’il se porte bien. Que penser d’un homme qui – et l’on en a tous et toutes rencontrés – s’arrange pour avoir une chemise bien ouverte sur une toison bien velue, avec si possible une lourde médaille en or ? J’en ai connu un comme cela quand j’étais toute gosse et qui me faisait vraiment mourir de rire. Car il descendait de sa moto, sortait le peigne de la poche arrière de son moulant pantalon et se recoiffait dans le rétroviseur. ON a un homme qui joue à l’homme en prenant tous les stéréotypes au sérieux. En fait, c’est un drag qui s’ignore. Idem pour les cagoles finalement. Ce sont des pastiches qui s’ignorent, à la différence des pastiches tout à fait volontaires de la mise en scène drag, du type Priscilla folle du désert.

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J’avoue que cette photographie, datée du monde magazine du 11 décembre 2011 me fait assez rire. Alors nous avons vraiment un kakou et plus évidemment une cagole chic si j’ose l’oxymore. Elle est magnifique. C’est une vraie femme, une vraie épouse, une vraie patricienne. Yeux bleus (cela se voit mal), blonde, trois rangées de perles au cou, deux au poigné droit. Je remarque en passant qu’au rang de perle sur le cou nu et décolleté répondent les cravates sur des chemises bien fermées des hommes investis de pouvoir (tous les hommes de notre photo n’ont pas de cravate et tous ceux qui en arborent une – je vous laisse présager de quoi elle est le symbole sympathique – ne l’arborent pas sur une chemise fermée et bien boutonnée. Comme quoi on boutonne sa chemise et on noud le nœud (désolée) même si l’on a le droit de rire à gorge déployée).

corps,sexeetgenre. 64Retour à notre admirable épouse. Veste d’une sobriété exemplaire. Sourire comme il faut (c’est son mari qui rit – une femme ne rit pas à gorge déployée, gorge déployée, pour une femme, cela sent un peu sa prostituée). Mais le plus beau, le plus merveilleux, c’est la mise en plis – pardon, le brushing. C’est vraiment une merveille. Vraie femme, vraie épouse, vraie patricienne. J’ajouterai pour ma part, vraie poupée Barbie, vraie drag queen. C’est de la parodie qui s’ignore. Et qui marche. C’est pour être photographiée, c’est pour que son mari soit élu (il y a trois appareils photo dans la photo). C’est pour – et c’est marqué – obtenir « your voice ». C’est pour cela qu’on vote. C’est donc que c’est éligible, non pas seulement légitime, mais désirable, souhaitable. Un modèle. Je vote pour le cow boy malboro, un mec, un vrai, un baraqué, un tatoué. Je vote pour Calista (c’est comme cela qu’elle s’appelle), un femme, une vraie, une bruschisée, une féminisée. Je vote pour la publicité de Guess, que je vais immédiatement vous montrer. Je ne sais pas s’il y a un original mais la copie au mieux me fait rire, au pire me fait peur. Si c’est cela être une femme, je refuse. Si c’est son mari et l’entourage qui est un homme, je veux rester célibataire.

Comme dit Butler : « Or perdre le sens de ce qui est « normal » peut devenir l'occasion rêvée de rire, surtout lorsque le « normal », l'« original », se révèle être une copie, nécessairement ratée, un idéal que personne ne peut incarner. C'est pourquoi on éclate de rire en réalisant que l'original était de tout temps une imitation ».

L’idée donc ici, c’est que a) le genre est bien une imitation sans modèle. Nous imitons tous un comportement, une norme, etc. que nous croyons naturellement donnée, conforme à un original. Evidemment cet original n’existe pas. Je veux dire tout simplement que la cagole baruya n’est pas la cagole marseillaise ni la cagole beaucoup plus chic de la côte est des Etats-Unis. Pas plus que le kakou baruya ne ressemble aux kakous marseillais, qui ne ressemble guère à son équivalent « country » ou cow-boy viril (pensez à l’ancienne publicité pour Malboro). Bref, nous imitons des imitations. J’insiste donc avec Butler : « En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même - ainsi que sa contingence » et « Au fond, la parodie porte sur l'idée même d'original ; (…) la parodie du genre révèle que, l'identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original. » b) cette déstabilisation pourrait donc nous faire prendre conscience de cette contingence du genre. Mais attention : que le genre soit intrinsèquement contingent, cela ne signifie pas du tout que je puisse en changer. Pour moi, c’est un impératif, et même un impératif très peu contournable. Je reviens, si vous voulez à mon modèle linguistique : je ne peux parler que dans une langue qui me précède et qui a des normes et des usages qui délimitent ce que je peux dire. Langue que je dois bien apprendre et reproduire en un sens. C)

corps,sexeetgenre. 65évidemment l’idée est que nous pourrions peut-être, en dénaturalisant le genre, rendre audibles d’autres paroles, vivables d’autres vies, etc. Je vais encore longuement citer.

Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité d'agir à l'origine des différents actes ; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d'actes. L'effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l'illusion d'un soi genré durable. Cette façon de formuler les choses extrait la conception du genre d'un modèle substantiel de l'identité au profit d'une conception qui le voit comme une temporalité sociale constituée. De manière significative, si le genre est institué par des actes marqués par une discontinuité interne, alors l'apparence de la substance consiste exactement en ceci : une identité construite, un acte performatif que le grand public, y compris les acteurs et actrices elles/eux-mêmes, viennent à croire et à reprendre [perform] sur le mode de la croyance. Le genre est aussi une norme que l'on ne parvient jamais entièrement à intérioriser ; l'« intérieur » est une signification de surface et les normes de genre sont au bout du compte fantasmatiques, impossibles à incarner. Si le fondement de l'identité de genre est la répétition stylisée d'actes et non une identité qui fonctionne apparemment sans interruption, alors la métaphore spatiale du « fondement » sera évincée et se révélera être une configuration stylisée, même un mode genré sur lequel le temps prend corps. On verra alors que la permanence d'un soi genré est structurée par des actes répétés visant à s'approcher de l'idéal du fondement substantiel pour l'identité, mais qui, à l'occasion de discontinuités, révèlent l'absence, temporelle et contingente, d'un tel fondement. Il convient précisément de chercher les possibilités de transformer le genre dans le rapport arbitraire entre de tels actes, dans l'échec possible de la répétition, toute déformation ou toute répétition parodique montrant combien l'effet fantasmatique de l'identité durable est une construction politiquement vulnérable.

Or si les attributs de genre ne sont pas « expressifs » mais performatifs, ils constituent en effet l'identité qu'ils sont censés exprimer ou révéler. La différence entre « expression » et performativité est cruciale. Si les attributs et les actes du genre, les différentes manières dont un corps montre ou produit sa signification culturelle sont performatifs, alors il n'y a pas d'identité préexistante à l'aune de laquelle jauger un acte ou un attribut ; tout acte du genre ne serait ni vrai ni faux, réel ou déformé, et le présupposé selon lequel il y aurait une vraie identité de genre se révélerait être une

fiction régulatrice. Si la réalité du genre est créée par des performances sociales

corps,sexeetgenre. 66ininterrompues, cela veut dire que l'idée même d'un sexe essentiel, de masculinité ou de féminité - vraie ou éternelle -, relève de la même stratégie de dissimulation du caractère performatif du genre et des possibilités performatives de faire proliférer les configurations du genre en dehors des cadres restrictifs de la domination masculine et de l'hétérosexualité obligatoire. C’est bien entendu là que je vais – presque – m’arrêter, mais c’est évidemment là que la question devient vraiment passionnante. Je vais simplifier, voire caricaturer. Quand je parle, que j’agis, que je mange, m’habille, me comporte envers tel ou tel, que je m’autorise à désirer tel autre et que je m’envoie en l’air dans le règles de l’art social, je peux avoir le sentiment que je manifeste ou que j’exprime ce que je suis, càd en fait une sorte d’identité personnelle. Plus précisément cette identité personnelle ou encore cette identité substantielle serait au fondement de ce que, par après, je vais manifester ou « exprimer » dans tel ou tel contexte. Dans notre contexte culturel, c’est une question classique et c’est une approche classique. Je pourrais en donner quelques exemples éminents, à commencer, nous le verrons, par Descartes – mais nous pourrions tout aussi bien en passer par Leibniz, et pourquoi pas par Rousseau. Il y aurait donc une identité, une consistance, de l’individualité comme telle, qui serait origine et fondement des manifestations en contexte de cette identité. Pour bien faire, il faudrait encore en passer par les problématiques plus ou moins classiques de la « reconnaissance ». Disons classique depuis le 17° et tout particulièrement Hobbes. A vrai dire, il faudrait absolument singulariser Hegel, et un moment que beaucoup d’entre vous connaissent peut-être, à savoir l’analyse, rigoureusement déterminante pour toute la postérité de « la lutte à mort pour la reconnaissance ». L’idée minimale étant que tout individu humain veut précisément être reconnu et se faire reconnaître comme humain – et cela, nécessairement, par un autre être humain. Or, la question fondamentale (bien que le terme soit très mal choisi) à laquelle renvoie précisément les analyses de Butler, c’est la remise en question de la notion d’identité, en tant que l’identité serait première, substantielle, constituante, si j’ose dire donnée naturelle préexistant à ses manifestations. Notre identité serait construite, et, pour ainsi parler, toujours en partie construite par la reprise, les reprises que nous effectuons, à chaque fois singulièrement, des normes sociales qui nous préexistent et qui donc nous constituent.

corps,sexeetgenre. 67 Comme dit Butler, il est déterminant de différencier « expression » (sous entendu, d’une identité préalable, constituante plus que constituée) et performativité (sous entendu reprise individuelle des normes sociales préexistantes). Et, étant donnée l’importance cruciale du « genre » dans la façon dont nous pensons notre identité, finalement le « genre » est un bon indicateur de cette question autrement plus « profonde » en un sens. Je veux dire tout bêtement a) ce que je disais au début. Si chacun de nous tente de se présenter, il se présentera tout d’abord sans doute comme « je suis un homme » ou « je suis une femme ». Or, nous l’aurons compris, être un homme ou une femme, au sens de « genre masculin ou genre féminin » n’a rien de naturel, n’a rien d’un fondement, etc. C’est une construction. B) mais il va sans dire que ces traits ou ces caractérisations, pour être décisifs, ne sont pas du tout les seuls. Comme je veux me faire comprendre, j’indiquerai rapidement deux exemples faciles. - L’un nous en avons parlé dans un autre contexte, à propose de notre étude de Tocqueville et de la façon dont il comprenait l’ancien régime, ou encore ce qu’il nommait « l’aristocratie ». Un des exemples qu’il donne est important pour nous. Je cite : « ceci rappelle un peu le sentiment de madame Duchâtelet, qui ne faisait pas difficulté, nous dit le secrétaire de Voltaire, de se déshabiller devant ses gens, ne tenant pas pour bien prouvé que des valets fussent des hommes. » Madame Duchâtelet est bien entendu de la plus grande pudeur devant ceux qui sont pour elles des hommes, mais elle ne l’est pas devant ses domestiques. Elle n’est pas sûre que « ses valets soient des hommes ». Une fois de plus nous vérifions que la question de l’humanité est en jeu. Une fois de plus nous vérifions que le sexe n’est pas le genre. Doit-on préciser que Tocqueville n’était pas vraiment un féministe et qu’il écrivait un siècle et demi avant les « genders studies » ? - L’autre est assez facile, et on pourrait l’étudier avec le même auteur. Un autre trait identitaire est bien entendu constitué par ce que chaque société entend par « race ». Et, vous voyez, dans mon autoprésentation, je n’ai pas dit « je suis blanche ». Ce qui est absurde puisque c’est décisif. Je ne l’ai pas dit parce que a) cela va de soi – mais qu’est-ce qui va de soi ? b) puisque je suis une femme digne de ce nom, parlant français, européenne, et philosophe de surcroît, il va sans dire (tu parles) que je suis « blanche ». Comme quoi, c’est ce que je ne cesse de vous dire, il est très difficile de mettre en question les fausses évidences. Je me l’applique à moi-même, et je viens de me prendre en flagrant délit. Donc : ce que la question du « genre » finit par mettre en question, bien au delà de tout ce qui est de l’ordre de la sexualité, des orientations sexuelles et autres choses de ce type, c’est bien

corps,sexeetgenre. 68J’INSISTE 1/ Ce que nous entendons par identité, personne, individualité, reconnaissance etc. Bref, une certaine posture ou certains présupposés métaphysiques concernant, pour la faire courte « le moi ». 2/ Et du même coup, puisque je parlais de « reconnaissance », ce que nous entendons par « humain ». Et « humain » ce n’est jamais descriptif, c’est toujours normatif. Les valets de madame Duchâtelet n’étaient pas vraiment humains à ses yeux. Un « barbare » n’était pas vraiment humain aux yeux de Cicéron. Je cite de nouveau Tocqueville : « Cicéron, qui pousse de si grands gémissements, à l'idée d'un citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la victoire. Il est évident qu'à ses yeux un étranger n'est point de la même espèce humaine qu'un Romain » Un noir n’est pas nécessairement pleinement humain aux yeux de beaucoup d’Américains durant, disons, la guerre de Sécession. Un pédé, une gouine, sans parler des travestis, transsexuels etc. ne sont pas vraiment des humains pour l’immense majorité d’entre nous – « entre nous » humains, même si le sens (la définition, la signification) de pédé, gouine, travestis et transsexuels varient de la terre au ciel entre les différentes sociétés. J’ajoute, persiste et signe : une femme n’est pas vraiment un être humain au sens plein pour l’immense majorité des sociétés que nous connaissons. Ce que l’on peut indiquer par l’usage de « l’homme » masculin singulier pourvu d’une majuscule dans les copies. Je vais être désagréable – cela a toujours été le vrai rôle du philosophe dans toutes les sociétés qui en comportent, depuis Socrate se disant le « taon de la cité ». Je suis sûre que la plupart d’entre vous vont être d’accord avec ce que j’énonce pour le mépris aristocratique de Mme Duchâtelet, et l’être pour ce que l’on peut dire du cas Cicéron en face des Barbares, et l’être pour le mépris des Noirs américains. Je pense que le pourcentage va baisser pour les pédés, les gouines, les trans etc. J’ai de bonnes raisons de penser que cela va mal passer pour « les femmes ». Pourquoi cette différence de traitement ? Pour une raison bête mais vraie. Dans un cas, cela ne nous touche pas, nous sommes éloignés (dans le temps, dans l’espace). Dans un autre cas, nous sommes touchés et mis en cause. Il est très difficile, très pénible, très douloureux de se dire qu’on est une femme aliénée et consentant à son aliénation. Je peux le faire pour les Baruyas, c’est un peu plus difficile pour Anne Amiel (ou pour ses collègues et pour ses élèves). Il est très difficile, très pénible, très douloureux de se dire qu’on est un homme dominateur et tyrannique. On peut le faire pour les Baruyas, il est bien plus difficile de le dire pour le frère d’Anne Amiel (ou pour ses collègues et pour ses élèves). Bref, le sexiste, c’est l’autre. L’aliéné, c’est l’autre. Le tyran c’est l’autre. Après règne l’évidence : je suis de tel

corps,sexeetgenre. 69sexe, donc je suis de tel genre, donc je me comporte « comme il faut » et ce « comme il faut » est bien sûr « naturel », donc que l’on ne vienne pas me dire le contraire. Il faut être dingue, càd il faut être un domestique, un barbare, une tantouze, une femme (hystérique par définition). Au passage vous aurez compris pourquoi, quasi nécessairement, la question des genders studies a) croise la question des orientations sexuelles donc des questions gays, lesbiennes, trans et autres MAIs aussi la question de la « race ». b) pourquoi bien entendu les problèmes sont fort différents : la stigmatisation des races n’est pas celle des orientations sexuelles qui n’est pas celle du genre c) pourquoi de cette dangereuse et inévitable proximité, tout tenant de l’ordre social en vigueur, du statu quo – càd éventuellement du racisme, de l’homophobie et du sexisme – peut tirer argument. Tout cela n’est jamais qu’une affaire de nègre, de pédé et de féministe attardées. Si le « genre » pour en revenir à lui, est non pas expression d’une identité préalable, substantielle et prédonnée, mais s’il se construit lui-même – je tiens au réflexif – par le rôle que je joue, les normes que je reproduis ou plus exactement que j’itère et réitère (et je tiens à itère et réitère), alors, il peut y avoir des ratés. Un peu comme je fais des fautes de langage, que je ne respecte pas l’usage linguistique – un peu comme – je peux plus ou moins échouer à reproduire continument ce que l’on attend de moi (je tiens à « on ») et que je crois « naturel ». Cela peut produire de tout petit pataquès insignifiant. Cela peut produire une inintelligibilité sociale radicale, allant jusqu’à la mort (en passant par la stigmatisation, ou, terme que les élèves adorent, la « marginalisation »). C’est pourquoi il est crucial d’en prendre acte, càd d’en prendre conscience – ce qui est particulièrement difficile, extrêmement difficile, presque impossible. C’est pourquoi il est particulièrement important, voire crucial, si nous voulons reconnaître leur humanité aux humains, leur pleine humanité aux humains, de permettre un peu de « jeu ». Comme, dans une langue donnée, il y a innovation, inventivité, découverte – mais si et seulement si – si et seulement si – cette innovation qui est toujours dérogeance aux règles est acceptée par les autres sujets. C’est pourquoi par exemple, il n’est pas du tout insignifiant d’écrire – et moi j’ai bien du mal, je n’y arrive pas – auteur ou auteur.e (exemple, je donne un texte de H. Arendt à une classe, qui parle d’Arendt en terme de « il » : c’est un philosophe, donc un homme. Vous comprenez bien que « c’est un philosophe » pose du coup problème). Il n’est pas du tout insignifiant de parler de l’Homme ou des humains. Je ne suis pas du tout en train de suggérer que un changement de terme est une solution. Je crois assez avoir dit que baptiser un problème, ce n’est en rien le résoudre. Mais au moins est-il baptisé.

corps,sexeetgenre. 70 Ici, mais je ne le ferai pas, il s’agirait de s’intéresser à quelque chose de très intéressant justement. Je partirai d’une anecdote. Vous voudrez bien comprendre que c’est une sorte d’apologue. A l’époque où je prenais beaucoup le train, dans le Lille Paris, j’entends un jeune homme bien propre sur lui, d’une vingtaine d’années, dire « il nous emmerde avec leur gay pride, est-ce que je vais lancer l’hétéro pride ?». Bonne question. C’est un peu comme la journée de la femme. Autre invention géniale. Dans une entreprise privée que je connais, la journée de la femme est dûment célébrée. Le patron offre à toutes ses salariées fleurs ou plantes vertes. J’ai rarement vu aussi dégueulasse. Je veux dire aussi condescendant, sexiste, machiste et autre. Et pourtant, dieu sait que j’aime les fleurs et que quand je serai à la retraite, je ferai des stages de composition florale (je ne plaisante pas). Pour tout vous dire, je ne suis pas sûre d’être d’accord avec la journée de la femme ni avec la gay pride. Mais je ne suis pas sûre d’avoir raison. J’en reviens à mon jeune homme propre sur lui, hétéro, fier de l’être, et de le déclarer à ses amis (quel courage, il a pris de gros risque, pour un « coming out, c’est un coming out » !) « il nous emmerde avec leur gay pride, est-ce que je vais lancer l’hétéro pride ». Serait-t-il vraiment nécessaire d’organiser un hétéro pride ? Est-ce que cela a un sens de prétendre, avec une remarquable hypocrisie et une dénégation qui est sympathique que homo ou hétéro, nul ne fait la différence ? Le jour où l’homosexualité sera devenue quelque chose d’indifférent, alors bien sûr la gay pride sera une pitrerie. Mais je doute que nous soyons dans une telle configuration. Serait-il vraiment nécessaire d’organiser un « journée de l’homme » ? Puisque, cela va sans dire, tout le monde est d’accord, les hommes et les femmes sont égaux. Il n’y a qu’à regarder autour de nous. Je dis autour de nous, aujourd’hui, en France. Je ne vais pas chercher plus loin. A propos, la journée de l’homme serait nécessairement la journée des humains, puisque « les droits de l’homme », puisque l’Homme… Allons-y. N’ayons pas peur de sembler ridicule. Depuis que j’existe, on me demande de dire que je suis un « homme » au bout du compte, où est le problème puisque homme et humain sont bien entendu des synonymes. Je me demande tout bêtement, tout naïvement comment les mâles de cette classe – les meilleurs - et ceux qui nous entourent en France (je ne vais pas chercher plus loin) prendraient le fait de toujours devoir dire comme une évidence qu’ils sont des femmes. Je crois – mais j’espère bien entendu me tromper – que se dire des femmes et s’accorder au féminin chaque fois qu’il ouvre la bouche, ou remplacer l’homme par la femme – cela ne leur semblerait en rien « évident », « naturel » et « logique ». Il est donc important qu’il y ait une « gay pride » qui d’ailleurs a changé de nom. Parce que cela transforme précisément un titre d’opprobre « pédé, tantouze, folle, gay » etc. en titre de gloire « pride ». Autrement dit, nous avons là un exemple, il y en a mille autres, de transformation linguistique d’opprobre en fierté. Cette opération est extrêmement

corps,sexeetgenre. 71intéressante, mais elle passe, nous l’aurons compris, par un cortège, un défilé, une manifestation au sens vrai, càd une publication. Une revendication sur l’espace public et légitime de ce qui était une question prétendument privée et stigmatisée. IL va sans dire qu’elle vaut pour de tout autre statut sociaux, religieux, etc.

Si j’avais le temps, j’en passerai par Honneth.

Mais il ne faudrait pas simplifier la question.

Les normes, ont l’a bien compris, m’assujettissent. Elles me placent, si j’ose dire, sous le joug de codes, de normes, de comportements, d’affects et tout ce que vous voulez que je dois mimer, que je dois prendre pour un original, etc. MAIS ces normes qui m’assujettissent pendant que je les itère et réitère sont bien ce qui me produisent comme un sujet. Elles me constituent, moi, me font être, me font sujet. Même si, pour parler sans rigueur, je les déborde de toute part. Même si l’identification n’est jamais sans reste. Même si, comme dans mon modèle linguistique, je ne peux jamais parler tout à fait comme il faudrait que je parle, car, dans la mesure où je parle à la fois je reproduis la langue, à la fois j’en viole l’usage par mon mauvais usage, à la fois je l’enrichis par mon propre « style » etc. Autrement dit, dans « assujettissement », il faudrait entendre à la fois « mettre sous le joug » et rendre « sujet », comme l’on dit par exemple « sujet de droit ». En ce sens, Butler est en grande partie l’héritière du Foucault de Surveiller et punir d’une part et de l’histoire de la sexualité d’autre part. Mais en partie seulement. Je voudrais lui laisser la parole cette fois encore. Dire que le genre procède du "faire", qu'il est une sorte de"pratique", [a doing], c'est seulement dire qu'il n'est ni immobilisé dans le temps, ni donné d'avance ; c'est indiquer également qu'il s'accomplit sans cesse, même si la forme qu'il revêt lui donne une apparence de naturel pré-ordonné et déterminé par une loi structurelle. Si le genre est "fait", "construit", en fonction de certaines normes, ces normes mêmes sont celles qu'il incarne et qui le rendent socialement intelligible. Si, en revanche, les normes de genre sont également celles qui bornent l'humain, c'est-à-dire qu'elles déterminent la manière dont le genre doit être construit afin de conférer à un individu la qualité d'humain, alors les normes de genre et celles qui constituent la personne sont intimement liées. Se conformer à une certaine conception du genre équivaudrait alors précisément à garantir sa propre lisibilité en tant qu'humain. À l'inverse, ne pas s'y conformer risquerait de compromettre cette lisibilité, de la mettre en danger. Je voudrais ici poser une question normative relativement simple que je formulerai ainsi : que se passe-t-il si l'on "défait" les conceptions normatives et restrictives de la vie

corps,sexeetgenre. 72sexuelle et genrée ? Il peut arriver qu'une conception normative du genre "défasse", "déconstruise", la "personne" [personhood] et l'empêche, à long terme, de persévérer dans sa quête d'une vie vivable. Il peut aussi arriver qu'en déconstruisant une norme restrictive, on déconstruise du même coup une conception identitaire préalable, pour tout simplement inaugurer une nouvelle identité dont le but sera de s'assurer une meilleure viabilité. Si le genre est une sorte de pratique, une activité qui s'accomplit sans cesse et en partie sans qu'on le veuille et qu'on le sache, il n'a pour autant rien d'automatique ni de mécanique. Bien au contraire. Il s'agit d'une sorte d'improvisation pratiquée dans un contexte contraignant. De plus, on ne "construit" pas son genre tout seul. On le "construit" toujours avec ou pour autrui, même si cet autrui n'est qu'imaginaire. Il peut arriver que ce que j'appelle mon genre "propre" apparaisse comme le produit de ma création et comme une de mes possessions. Mais le genre est constitué par des termes qui sont, dès le départ, extérieurs au soi et qui le dépassent, ils se trouvent dans une socialité qui n'a pas d'auteur unique (et qui met d'ailleurs radicalement en cause la notion même d'auteur). Si l'appartenance à un certain genre n'implique pas nécessairement que le désir prenne une direction définie, il existe néanmoins un désir qui est constitutif du genre lui-même. C'est pourquoi opérer un clivage entre vie de genre et vie de désir n'est ni facile ni rapide. Que veut le genre ? Si la question peut paraître étrange, ce sentiment s'atténue lorsqu'on réalise que les normes sociales qui constituent notre existence sont porteuses de désirs qui ne sont pas fondateurs de notre individualité. Le problème se complique encore du fait que la viabilité de notre individualité dépend essentiellement de ces normes sociales. Dans la tradition Hégélienne, le désir est lié à la reconnaissance. Le désir est toujours un désir de reconnaissance et ce n'est que par le biais de cette expérience de reconnaissance que chacun se constitue en tant qu'être socialement viable. Cette conception a, certes, son charme et sa vérité mais deux éléments importants lui échappent. Les termes qui permettent notre reconnaissance en tant qu'humains sont socialement organisés et modifiables. Il arrive parfois que les termes mêmes qui confèrent la qualité d'humain [humanness] à certains individus sont ceux-là mêmes qui privent d'autres d'acquérir ce statut, en introduisant un différentiel entre l'humain et le "moins-qu'humain". Ces normes ont des effets considérables sur notre compréhension du modèle de l'humain habilité à bénéficier de droits ou ayant sa place dans la sphère participative du débat politique. L'humain est appréhendé différemment en fonction de sa race, de la lisibilité de cette race, de sa morphologie, de la possibilité de reconnaître cette morphologie, de son sexe, de la possibilité de vérifier visuellement ce sexe, de son

corps,sexeetgenre. 73ethnicité, du discernement conceptuel de cette ethnicité. Certains humains sont reconnus comme étant moins qu'humains et cette forme de reconnaissance amoindrie ne permet pas de mener une vie viable. Certains humains n'étant pas reconnus en tant qu'humains, cette non-reconnaissance les engage à mener un autre type de vie invivable. Si ce que le désir veut en partie, c'est d'être reconnu, alors le genre, dans la mesure où il est animé par le désir, voudra également être reconnu. Mais si les schèmes de reconnaissance dont nous disposons sont ceux qui "défont" la personne en conférant de la reconnaissance, ou encore qui "défont" la personne en lui refusant cette reconnaissance, alors celle-ci devient un lieu de pouvoir par lequel l'humain est produit de manière différentielle. Ce qui signifie que, dans la mesure où le désir est impliqué dans les normes sociales, il est intimement lié à la question du pouvoir et à celle de savoir qui a la qualité d'humain reconnu comme tel et qui ne l'a pas. Autre question : si j'appartiens à un certain genre suis-je quand même considéré/e comme faisant partie des humains ? Est-ce que l"humain" s'étendra jusqu'à m'inclure dans son champ ? Si mon désir va dans un certain sens, aurai-je la possibilité de vivre ? Y aura-t-il un lieu pour ma vie et sera-t-il reconnaissable pour ceux dont dépend mon existence sociale ? Il existe, bien sûr des avantages à demeurer en deça de toute intelligibilité, si celle-ci est comprise comme le produit d'une reconnaissance dépendant des normes sociales dominantes. Il faut bien dire que si les options qui me sont offertes me semblent détestables, si je n'éprouve pas le désir d'être reconnu/e au sein d'un certain système de normes, le sentiment de ma survie dépendra de la possibilité d'échapper à l'emprise des normes par lesquelles cette reconnaissance est conférée. Il se peut que, de ce fait, mon sentiment d'appartenance sociale soit affaibli par la distance que je prends, mais pour autant, cette distanciation reste préférable à un sentiment d'intelligibilité conféré par des normes qui par ailleurs ne feraient que m'effacer. En fait, pouvoir développer une relation critique vis-à-vis de ces normes présuppose de s'en écarter, de pouvoir en suspendre ou en différer la nécessité quand bien resteraient-elles l'objet d'un désir qui permette de vivre. L'établissement de cette relation critique dépend également d'une capacité, toujours collective, d'articuler une version alternative et minoritaire de normes ou d'idéaux consistants me permettant d'agir. Si je suis quelqu'un qui ne peut être sans faire, alors les conditions pour que je fasse recouvrent en partie les conditions mêmes de mon existence. Si ce que je fais dépend de ce qui m'est fait, ou plutôt, des façons dont je suis "fait/e" par les normes, alors la possibilité de ma persistance en tant que "je" dépend de ma capacité à faire quelque chose de ce qui est fait de moi. Ce qui ne signifie aucunement que je puisse refaire le monde pour en devenir le créateur. Ce fantasme

corps,sexeetgenre. 74de pouvoir quasi-divin n'est que le refus des façons dont nous sommes constitués, toujours et dès l'origine, par ce qui nous est antérieur et extérieur. Ma capacité d'agir ne consiste pas à refuser cette condition de ma constitution. Si j'ai une quelconque capacité d'agir, elle s'élargit du fait même que je suis constitué/e par un monde social qui ne relève en aucune façon de mon choix. Que ma capacité d'agir soit clivée par un paradoxe ne signifie pas qu'elle soit impossible. Cela signifie seulement que le paradoxe est la condition de sa possibilité. (NB Conférence à lire sur défaire le genre). Je crois que c’est ici que l’on a quelque chose de vraiment éclairant. Il n’y aura pas de grand soir en matière de genre et de libération des hommes, des femmes, des trans etc.. Je ne referai pas le monde. Le monde me préexiste et me constitue. C’était un peu le sens de cette énorme trivialité cité en introduction. Godelier disait bien : « la société précède de tout temps l’individu ». Je ne suis un individu que parce que la société qui me précède m’a permis de l’être et même m’a fait l’être – sous une modalité déterminée. J’ajouterai : et interdit de l’être sous des modalités inaudibles, invivables, illisibles, invisibles, ou encore qui flanquent la « panique ». Ou encore, en termes butlériens : « ce que je fais dépend de ce qui m'est fait, ou plutôt, des façons dont je suis "fait/e" par les normes » C’est pourquoi, je réinsiste avec Butler : « Ce fantasme de pouvoir quasi-divin n'est que le refus des façons dont nous sommes constitués, toujours et dès l'origine, par ce qui nous est antérieur et extérieur. Ma capacité d'agir ne consiste pas à refuser cette condition de ma constitution. » Pourtant, comme elle dit, « le désespoir n’est pas du moins la seule chose qui nous reste » (trouble p. 267). Donc, tout élargissement de l’humain, toute ouverture d’une vie vivable à ce qui paraissait invivable, illisible, monstrueux, etc. passe par une autre stratégie (si c’en est une) et une autre pratique. C’est pour le moins paradoxal. Mais c’est bien le paradoxe qui nous constitue. Je pourrais vous le faire à la Godelier… La chose qui importe ici, c’est que ce que j’appellerai l’extension de l’humain, ou des vies vivables, ou de la reconnaissance, par définition même, ne peut pas passer par l’émancipation pour ainsi dire d’une personne, d’un sujet. Elle ne peut être que collective, quel que soit le sens de ce « collectif ». On rejoindrait la bonne vieille leçon kantienne : « qu’un public s’éclaire de lui-même, c’est presque inévitable » presque, presque, presque. Si on lui en laisse la possibilité, s’il se saisit de cette possibilité, si le reste du public veut bien admettre cette possibilité. Bien.

corps,sexeetgenre. 75 A partir de là, vous aurez compris que la question du genre est intimement liée à une question que le problème du genre permet de poser d’une façon précise et circonstanciée et qui pourtant le déborde. Il en va du sujet, de l’individu, de la reconnaissance, de la liberté, de l’humanité. Vous aurez compris aussi que pour préciser la pensée, il faudrait alors en passer par une explication avec Hegel. Mais aussi avec la psychanalyse et le fait qu’elle présuppose ou semble présupposer (je vais dire les choses aussi tartement que possible) des genres et surtout une sorte d’hétérosexualité qui va de soi comme règle majeure. Ce qui vaudrait aussi pour l’anthropologie héritière de Lévi-Strauss. Il faudrait encore en passer par une explication avec Foucault. Bref, c’est un peu hors de ma portée, et, je le suppose, de la vôtre pour le moment. Je dis bien pour le moment. CONCLUSION Finalement, vous m’avez demandé de parler de quelque chose que je ne connais pas bien mais à quoi je ne pouvais me dérober : la question du genre. Mes seuls objectifs étaient simples et liés : a) c’est une question qui embarrasse tout un chacun, pour des raisons très profondes, et pas seulement les crétins et les ignares – je maintiens crétins et ignares – qui hurlent à la mort quand on dit qu’il ne serait pas idiot de faire réfléchir sur la distinction entre sexe et genre. Il est crétin et ignare de confondre trois couples de notions : mâle et femelle, hommes et femme, masculin et féminin. Et toute personne un peu informée devrait le comprendre très rapidement. CE QUI NE VEUT PAS DIRE qu’elle l’assimile et en fasse quelque chose. J’ai voulu montrer précisément l’inverse. b) l’autre objectif était d’insister sur la construction du genre et son caractère fondamental dans notre propre définition. C’est pourquoi toute déconstruction ou tout « trouble » nous trouble. D’où un très long passage par l’ethnologie. Convaincre est facile en un sens, persuader est on ne peut plus difficile, peut être impossible en la matière. Vous aurez je crois remarqué que je posais comme principe ce qui ne va pas du tout de soi : que le sexe « anatomique » est donné et que le genre est construit. C’est trop difficile. c) le dernier objectif, en un sens le plus important, c’était de montrer que cette question du « genre » n’était pas que féministe ou « queer » ou tout ce que vous voulez. Cette question, quelles que soient nos « orientations sexuelles » puisque nous parlons ainsi aujourd’hui, nous concerne. Alors on peut bien sûr comme les crétins et les ignares faire comme si tel n’était pas le cas. On peut être dans une parodie qui s’ignore soi-même.

corps,sexeetgenre. 76Mais il me semble que cette question du genre renvoie en fait à la question, par exemple « qu’est-ce que c’est que d’être humain ? » et que ce n’est pas une petite question. C’est là que nous nous en sommes arrêtés. **************************************************************************************** après tout, ce que j’ai en partie tenté de dire pourrait se comprendre en comparant deux photographies. Celle de notre poupée barbie et de son époux. Une autre de Diane Arbus que voici.