Cornu. Ironie Et Humour Selon Kierkegaard

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IRONIE ET HUMOUR SELON KIERKEGAARD Author(s): Michel Cornu Source: Les Études philosophiques, No. 2, KIERKEGAARD (AVRIL-JUIN 1979), pp. 217-228 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20847559 . Accessed: 13/02/2015 03:56 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Les Études philosophiques. http://www.jstor.org This content downloaded from 130.226.229.16 on Fri, 13 Feb 2015 03:56:54 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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A text about Kierkegaard's irony and humour.

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IRONIE ET HUMOUR SELON KIERKEGAARDAuthor(s): Michel CornuSource: Les Études philosophiques, No. 2, KIERKEGAARD (AVRIL-JUIN 1979), pp. 217-228Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/20847559 .

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IRONIE ET HUMOUR SELON KIERKEGAARD

De la th?se de doctorat sur Le Concept d'ironie aux articles pol?

miques contre la chr?tient? publi?s ? la fin de sa vie, en passant par les

ouvrages pseudonymes, partout et toujours Pironie est pr?sente dans l' uvre de Kierkegaard.

Mais nous avons affaire ? tout autre chose qu'? un proc?d?. L'ironie est trop s?rieuse pour n'?tre qu'une simple connivence, une tournure

d'esprit qui se suffit ? elle-m?me ou une mode du moment. Si elle apporte une note particuli?re, inimitable ? la philosophie kierkegaardienne, c'est

qu'elle est engendr?e par bien autre chose que le simple plaisir d'un ? esprit sup?rieur ?, satisfait de ne pas ?tre dupe des fausses v?rit?s.

Elle a d'abord son origine dans la vie m?me de Kierkegaard : ? D?s ma premi?re enfance une fl?che de la douleur s'est plant?e dans mon c ur.

Tant qu'elle y reste, je suis ironique ? si on l'arrache, je meurs ?\

Mais, et c'est plus important encore pour nous qui tentons de saisir une pens?e plus que les circonstances d'une vie, l'ironie est requise par le projet philosophique lui-m?me de Kierkegaard. Toute la r?flexion

de celui-ci s'est concentr?e sur le probl?me de l'existence. Or, il n'y a pas d'existence authentique sans ironie. Cette derni?re est ? l'existence, ce

que le doute est ? la science, ? la th?orie2; car l'ironie est essentiellement

pratique; et l'existence, avant m?me d'?tre objet de th?orie, est affaire de

pratique, exigence ?thique. Nous verrons, dans un instant, en quoi l'ironie est fondatrice de la subjectivit?, donc, selon Kierkegaard, de

l'existence authentique.

. Journal, VIII A 205, trad, fran?., Paris, Gallimard, 1954, t. II, p. 155. 2. Cf. Le Concept d'ironie constamment rapport? ? Socrate, uvres compl?tes, Ed. de POrante,

t. II, p. 233.

Les Etudes philosophiques, n? 2/1979

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2l8 Michel Cornu

L'existence, toujours pour Kierkegaard, est, dans sa plus haute

manifestation, tension vers le devenir chr?tien. Et l'ironie est trop ironique pour pouvoir s'affirmer seule habilit?e ? r?pondre ? la totalit? des probl?mes que pose une r?alit? aussi complexe que l'existence. Devant la question du devenir chr?tien, l'ironie doit justement faire place ? une autre appr?hension : l'humour. Plus fuyant, plus insaisissable encore, il va se pr?senter ? son tour comme une exigence de la pens?e existentielle.

Pour notre auteur, l'ironie et l'humour se trouvent donc au centre de l'existence; et celle-ci, nous l'avons dit, est la pr?occupation philo sophique essentielle du penseur danois. Nous allons donc retrouver l'ironie et l'humour aussi bien dans la forme du discours que dans les contenus d'existence. Moments importants de la dialectique kierke

gaardienne, l'ironie et l'humour ne prennent toute leur justification philosophique que replac?s dans la totalit? du mouvement dialectique.

Kierkegaard est trop ironiste pour faire une th?orie de sa propre ironie; et il est trop critique pour ne pas se d?marquer d'autres formes d'ironie qu'il peut rencontrer dans les pens?es dominantes de son temps. Apporter d?s le d?part les ? distinguos ? n?cessaires sans s'enfermer dans une th?orie ?labor?e de l'ironie, tel nous para?t ?tre l'apport majeur du

Concept d'ironie constamment rapport? ? Socrate^ apr?s cent trente-cinq ann?es, ce texte est maintenant accessible aux lecteurs de langue fran?aise3.

On a dit et redit que he Concept d'ironie ?tait un ouvrage encore

h?g?lien. Kierkegaard lui-m?me a exprim? des regrets pour avoir ?t?

trop influenc? par Hegel et trop na?f, au moment o? il pensait cet ouvrage ; mais ses repentirs portent sur des points particuliers. R?cemment, un

auteur, emport? par l'un de ses ?lans, s'est laiss? aller ? affirmer que Le

Concept d'ironie ?tait trop h?g?lien4 ! Ce propos peut para?tre imprudent :

Kierkegaard, dans cet ouvrage, non seulement apporte un hommage, souvent ironique, ? Hegel, mais pose d?j? quelques options essentielles de sa philosophie, quant ? la conception de l'ironie, aux adversaires qu'il faudra combattre, ? une certaine strat?gie ? adopter5. Loin d'?tre une soumission au ? ma?tre ?, cet ouvrage est d?j? une critique de Hegel.

Comment a-t-on pu croire alors qu'un penseur aussi dialectique et r?fl?chi que Kierkegaard ait pu se laisser prendre aux pi?ges de la mode

h?g?lienne qui r?gnait alors dans les milieux intellectuels danois ? Fallait il mettre cette ? erreur ? sur le compte de la jeunesse qui serait, du m?me

3? Ce texte est publi? dans le cadre des uvres compl?tes de Kierkegaard, dont l'?dition n'est jusqu'ici qu'? moiti? parue.

4. Cf. M. Clavel, Nous l'avons tous tu? ou ? ce juif de Socrate ?, Paris, Ed. du Seuil, 1977, p. 181.

5. Il est int?ressant de lire un article de Kierkegaard, paru dans le journal Faedre landet (1842), et que l'on trouvera, en fran?ais, ? la fin de la trad, fran?. du Concept d'ironie, o? Kierkegaard, en r?pondant avec une ironie consomm?e ? certaines critiques adress?es ? sa th?se, d?termine clairement sa propre position.

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Ironie et humour 219

coup, une circonstance att?nuante ? Pour un ouvrage sur l'ironie, c'e?t ?t? plut?t d?cevant ! Et l'ironie de Kierkegaard aurait sans doute attaqu? une telle attitude, ? la fois critique et emplie de sympathie. Peut-?tre la

disposition de l'ouvrage en deux parties a-t-elle trop masqu? une dia

lectique qui lui conf?re sa forme ironique. Le proc?s de cette dialectique nous para?t se pr?senter comme suit :

a) Il y a un danger majeur qui menace l'?poque, ? savoir le roman tisme allemand et particuli?rement l'ironie romantique.

b) Pour combattre ce danger, on trouvera en Hegel un alli? momen tan?. Mais Hegel repr?sente lui-m?me un autre danger : le faux s?rieux de la sp?culation.

c) l? faudra donc combattre Hegel ? son tour; on s'appuiera alors sur Socrate et sur certains po?tes.

d) Ainsi, finalement, se constituera une conception positive de

l'ironie, celle de Kierkegaard, qu'il nommera ironie domin?e.

Regardons maintenant d'un peu plus pr?s ce proc?s. La base commune ? toute l'ironie romantique est la philosophie du

Moi de Fichte. Schlegel et Tieck partent du point de vue ficht?en que le Moi a une validit? fondatrice de tout. La n?gation, telle qu'elle a ?t?

exprim?e par les romantiques dans leur concept d'ironie, ne peut ?tre saisie que si l'on comprend le Moi ? partir de son autoposition et le

Non-Moi comme pos? par le Moi6. De cette conception de base, des

romantiques comme Schlegel et Solger tireront toute une esth?tique o? l'ironie joue un r?le primordial. L'ironie est un moyen de relation ? l'infini. Elle permet en effet de nier l' uvre achev?e et de la consid?rer ainsi comme jamais achev?e, de recommencer sans cesse cette qu?te de l'infini par de nouvelles uvres et de trouver par ce perp?tuel d?passe

ment de soi et de son uvre artistique son v?ritable accomplissement. Il s'agit toujours de d?passer ce qui est conditionn?; et d'abord, son

Moi fini : la n?gation de soi par soi permet de se lib?rer du fini, du limit?.

Ensuite, la r?alit? : l'artiste doit nier le monde r?el, en tant qu'il n'est

qu'apparence. Cette attitude, par laquelle il situe le monde r?el comme

vanit? (das Nichtige), est appel?e par Solger ironie artistique. Ainsi pourra s'op?rer la fusion d?sir?e par les romantiques entre

l'id?e et la r?alit?. Novalis, par exemple, pense atteindre un ? point d'indiff?rence ? du Moi et du monde qui permet une cr?ation du monde

par l'imagination, une identification et une identit? du Moi et du monde. Aux yeux de Kierkegaard, l'ironie romantique conduit ? une pure

n?gativit?; la r?alit?, en tant que r?alit?, est ni?e : ? Tout, dans la r?alit?

donn?e, n'a qu'une valeur purement po?tique aux yeux de l'ironiste qui, en effet, vit en po?te. Or, si la r?alit? donn?e perd ainsi toute valeur ? ses yeux, ce n'est pas qu'elle soit devenue caduque et qu'une autre r?alit?

6. Cf. W. Biemel, L'ironie romantique et la philosophie de l'id?alisme allemand, Revue

philosophique de Louvain, Louvain, 1963, t. 61, p. 637.

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zzo Michel Cornu

plus vraie va prendre la rel?ve, mais parce que l'ironiste est le je ?ternel

pour qui nulle r?alit? n'est ad?quate ?7. Ce je tout-puissant est pourtant illusoire, car il ne peut agir sur le r?el, puisque le monde ext?rieur, pure cr?ation arbitraire du Moi, n'est que vanit?. Cette impuissance fait sentir au Moi son vide; l'ironiste reste un spectateur, m?me quand il agit; la perp?tuelle n?gation ironique rend toute continuit? impossible ? l'ironiste; on pourrait reprendre, pour caract?riser cette situation, l'excel lente expression de ? nomadisme intellectuel ?, propos?e par V. Jank? l?vitch8. Finalement, l'ennui est la seule continuit? de l'ironiste9.

Kierkegaard voit dans une telle conception un pur arbitraire. Cette attitude introduit un faux rapport, sur le plan th?orique, entre l'id?e et la r?alit?, et surtout une confusion, sur le plan pratique, entre la possi bilit? et la r?alit?. Le Moi, par l'identification avec le monde et avec

l'id?e, se livre ? l'id?e en oubliant la t?che existentielle de construction de soi. T?che artistique et t?che existentielle sont confondues.

Kierkegaard n'aura donc pas de difficult? ? reprendre ? son compte certaines critiques ?mises par Hegel ? l'?gard de l'ironie romantique. Hegel a raison, aux yeux de Kierkegaard, quand il voit dans l'ironie

romantique la survalorisation de la subjectivit? qui s'affirme comme

supr?me; il est vrai aussi que cette ironie est pure n?gativit?, qu'elle est

incapable d'atteindre la r?alit? historique, qu'elle conduit ? une disso lution totale : dissolution des lois morales et du monde r?el, dissolution de soi-m?me.

Kierkegaard d?nonce aussi en son nom propre le danger de l'ironie

romantique qui cr?e l'ennui et ne r?gne que sur des fant?mes : toutes ces critiques r?appara?tront d'ailleurs dans la description du stade esth?

tique. En derni?re analyse, l'ironie romantique est, pour notre auteur, n?gativit? absolue et infinie. Elle est n?gativit?, car elle ne fait rien d'autre

que de nier; elle est infinie, car elle ne nie pas tel ou tel ph?nom?ne seu

lement, mais toute r?alit?; elle est absolue, car ce au nom de quoi elle nie est quelque chose de plus haut qui cependant n'existe pas.

C'est dans les limites bien pr?cises de cette critique que se r?duit l'accord de Kierkegaard ? Hegel. Ce dernier a eu tort de croire que l'ironie ?tait le monopole des romantiques. C'est l'erreur de Hegel d'avoir ramen? l'ironie ? l'ironie post-ficht?enne : d'o? son injustice10. J. Colette, dans un article r?cent, montre bien les limites de l'adh?sion kierkegaar dienne ? la th?se h?g?lienne :

? Certes, Hegel a raison, mais l'ironie socratique ne se ram?ne pas ? l'ironie romantique et le point de vue socratique est, de part en part, ironie. Certes, Hegel a raison et son uvre est ?difiante et r?confortante,

mais ? il a perdu de vue la v?rit? de l'ironie ? (366). Certes, Hegel a eu

. Le Concept d'ironie, p. 256. 8. V. Jank?l?vitch, L'Ironie, Paris, Flammarion, 1964, p. 167. 9. Cf. Le Concept d'ironie, p. 258.

10. Cf. Le Concept d'ironie, p. 240.

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Ironie et humour zzi

une pr?dilection marqu?e pour le n?gatif, mais il est demeur? insensible ? sa pr?sence, sous la forme de l'ironie, dans la r?alit? historique ?u.

Kierkegaard ne se fera pas faute d'ironiser sur le s?rieux de Hegel. Et certaines louanges sont ? double tranchant, car l'auteur de la th?se sur Le Concept d'ironie est d?j? un ironiste, avant m?me d'?tre promu

magister ! C'est Socrate qui lui aidera dans sa recherche d'une ironie valable.

Sans doute, chez Socrate aussi, l'ironie est n?gativit?; c'est elle qui l'emp?che de se lier v?ritablement ? ses concitoyens et de prendre sa

propre place de citoyen dans l'Etat ath?nien. Mais, et c'est l? certainement le point le plus important, l'ironie, chez Socrate, permet le d?but de la vie personnelle12. Elle est la premi?re d?termination de la subjectivit?. Avec Socrate, appara?t la subjectivit?.

Une telle ironie n'est pas pure n?gativit? : en d?non?ant le vide que camoufle le faux s?rieux d'une rh?torique habile, elle permet une saisie de soi-m?me. L'ironie socratique, en renvoyant l'individu ? lui-m?me, ne le renvoie pas ? une subjectivit? toute-puissante mais vide, ? une

infinit? n?gative, ? une identit? abstraite, mais ? la v?rit?. L'ironie de

Socrate, loin d'?tre pure n?gativit?, pr?pare l'acquisition d'une ?thique personnelle; et c'est ce qui fait son s?rieux. Elle n'est jamais jeu gratuit, mais moment p?dagogique. Cette ironie est proche de celle que Kierke

gaard nomme ironie domin?e et qu'il trouve chez un G the ou un

Shakespeare. L'ironie domin?e n'est pas n?gativit? infinie qui transforme en

possibilit?s infinies la r?alit?, mais simple moment qui d?couvre, dans la r?alit?, des possibilit?s po?tiques et existentielles. Elle ne confond pas sph?re d'existence et sph?re artistique. Bien au contraire, elle fait appa ra?tre les diff?rences en mettant en ?vidence la distraction dans laquelle on peut passer sa vie, l'oubli de son Moi comme une t?che pratique. Elle n'incite pas le Moi ? se croire infini, elle lui indique constamment ses

limites. Ma?tre de discipline, ?purant le Moi de ce qui est vaine apparence, illusion, elle rend l'individu v?ritablement capable de libert? en le temettant ? lui-m?me.

Une telle ironie est importante en tant qu? voie; bien plus, comme

telle, elle est indispensable : ? De m?me que les savants pr?tendent qu'il n'y a pas de science v?ritable sans doute, de m?me on peut ? bon droit

pr?tendre qu'il n'y a pas de vie humaine authentique sans ironie ?13.

Kierkegaard usera constamment de cette ironie domin?e. Nous n'en donnerons qu'un exemple : l'usage qu'il fait des auteurs pseudonymes, de sa polynymie, comme il dit14. Les ouvrages pseudonymes repr?sentent

11. j. Colette, De Socrate au romantisme allemand, in Critique, n? 356, janvier 1977, - 57?

12. Cf. par ex. Le Concept d'ironie, p. 2,94. 13. Le Concept d'ironie, p. 294. 14. Cf. Post-scriptum, Paris, Gallimard* 1949, p.. 295.

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222 Michel Cornu

le n?gatif qui doit permettre aux contemporains de Kierkegaard de

prendre conscience d'eux-m?mes, de se situer au niveau de l'existence

r?elle, et non plus au niveau de la pens?e ou de l'imagination seulement. En tant que n?gatifs, ils sont la voie et non la v?rit? : Kierkegaard a bien

pr?cis? que c'?tait dans les Discours ?difiants que l'on trouverait sa vraie

pens?e, ? lui, Kierkegaard. Les ouvrages pseudonymes lui permettent en outre de se manifester tout en se masquant; car il est ? la fois tous les

pseudonymes, en tant qu'ils repr?sentent chacun, ? leur mani?re, un de ses possibles, et aucun des pseudonymes, dans la mesure o? chacun a sa r?alit? propre, individuelle et o? lui-m?me les d?borde tous.

L'ironie est donc voie. ? L'ironie est la voie, tout comme le n?gatif : non pas la v?rit?, mais la voie ?15. En tant que telle, elle a une valeur

p?dagogique. P?dagogique, elle l'est d?j? par son aspect provocateur. Elle est

une attaque de la philosophie de l'?poque, l'id?alisme allemand, et du faux s?rieux des philosophes. Elle d?nonce leur confiance dans la possi bilit? d'une ad?quation de la pens?e et de son expression imm?diate, dans la fameuse th?se h?g?lienne que l'int?rieur est l'ext?rieur. P?da

gogique, elle l'est encore en tant que correctif. L'ironie, en remettant sans cesse le r?sultat en question, conduit l'existant ? reconna?tre ce

qu'il est : un infini devenir dans une tension passionn?e. ? De nos jours, tout ? la joie du r?sultat, l'on a oubli? qu'il n'a aucune valeur s'il n'est pas acquis ?16. Or, en tant que voie, l'ironie est n?cessaire ? la compr?hension de l'acquisition du r?sultat. Il y a un caract?re distant et gla?ant de l'ironie

qui emp?che la conscience de se figer dans l'un ou l'autre de ses moments. Les consciences sont ainsi isol?es et inqui?t?es; dans cette inqui?tude b?n?fique, elles peuvent rebondir sur elles-m?mes, et non plus sur une th?orie apprise et r?p?t?e. P?dagogique, l'ironie l'est, enfin, en ce qu'elle sauvegarde le vrai s?rieux. ? Qui n'ose, ? tout instant, soumettre son s?rieux ? l'?preuve de la moquerie, est le vrai sot, le vrai comique ?17. L'ironie renvoie chacun ? soi-m?me; impossible de singer un ironiste. C'est que l'ironiste s'approche et s'?loigne, se d?voile et se voile pourtant dans son d?voilement; l'ironie est ? ce m?lange de plaisanterie et de s?rieux qui rend impossible ? un tiers de savoir avec certitude de quoi il retourne ? ? moins que ce tiers ne le sache par lui-m?me ?18. Elle exige de l'interlocuteur qu'il arrive par lui-m?me ? l'essentiel. Et c'est dans cet

effort, non dans le r?sultat, que r?side le s?rieux19. Sous l'apparence d'une

d?robade, l'ironie est un moyen de respecter l'individu dans sa propre individualit? et dans sa responsabilit?.

Par tous ces traits, l'ironie est affirmation du singulier contre les lois

15. Le Concept d'ironie, p. 295. 16. Le Concept d'ironie, p. 295. 17. Journal, VI A 3, trad, fran?., t. I, p. 223. 18. Post-scriptum, p. 45. 19. Cf. par ex. Remerciement ? Lessing, in Postscriptum.

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Ironie et humour 117,

du g?n?ral. On comprend donc parfaitement qu'elle ait sa place dans une

dialectique qui sauvegarde les diff?rences : l'ironie est le logos du solitaire. Mais l'ironie doit ?tre domin?e. Cela signifie, d'une part, qu'elle

comporte des dangers en elle-m?me, d'autre part, qu'elle n'est pas suffisante en soi. Outre le danger de dissolution d?j? mentionn? qui annihile toute vertu de l'ironie et toute pratique, il y en a un autre : celui d'une volont? de domination. La relation entre un ironiste et son inter locuteur ne s'?tablit pas sur un pied d'?galit? : l'ironiste se d?voile tr?s

peu lui-m?me; il cherche la faille chez l'autre, consid?r? comme un

adversaire dont il veut triompher. Jank?l?vitch, parlant en g?n?ral de l'ironie pour la distinguer de l'humour, ?crit tr?s justement que?l'ironie... implique... l'?l?ment de la d?rision et l'intention de ridiculiser, de cari caturer le point de vue adverse ?20. Cet aspect dominateur de l'ironie

n'?chappe pas ? Kierkegaard. Parlant de l'ironiste, il ?crit : ? L'une de ses plus grandes satisfactions consiste ? d?couvrir partout les points faibles : plus la personne chez qui il les d?c?le a de qualit?s, plus il est heureux de pouvoir la duper, de l'avoir enti?rement ? sa discr?tion sans

qu'elle-m?me n'en sache rien ?21. Il serait int?ressant de consid?rer chez

Kierkegaard lui-m?me l'ironie comme arme d?fensive et offensive. G. Deleuze et C. Parnet ?crivent qu'il y a ? dans l'ironie une pr?tention insupportable : celle d'appartenir ? une race sup?rieure, et d'?tre la

propri?t? des ma?tres ?22. Et, sans doute, Kierkegaard tombe lui-m?me

parfois dans ce travers.

Outre ses dangers internes, l'ironie est trop limit?e pour rendre

compte de certaines exp?riences existentielles : le christianisme d?passe l'ironie et l'on ne pourra avoir recours ? elle, lorsqu'il s'agira d'aborder le probl?me de la b?atitude ?ternelle. Il y faudra l'humour. Ce n'est pas un hasard si le Christ s'est rev?tu de l'humour, non de l'ironie. Dans la

dialectique des stades qui repr?sentent des possibles d'existence, l'ironie vient se situer entre le stade esth?tique et le stade ?thique, alors que l'humour se situe, lui, entre le stade ?thique et le stade religieux.

On peut maintenant rep?rer, par rapport ? l'ironie et ? l'humour, la dialectique de Kierkegaard : l'ironie romantique en reste au n?gatif; en ce sens, elle est an?antissement et d?sespoir; la sp?culation surmonte la n?gativit? par l'affirmation, mais elle oublie la valeur que peut avoir une certaine ironie. Kierkegaard, lui, valorise une ironie domin?e, n?cessaire ? la d?couverte de la personnalit?. En ce sens, il est ? la fois contre le romantisme et contre la sp?culation. Mais, ? leur tour, l'ironie

socratique et l'ironie domin?e devront ?tre surmont?es par l'humour,

qui met en ?vidence l'impossibilit? pour l'individu de se fonder en et

par lui-m?me. Ainsi donc, si l'ironie est rupture d'avec la distraction

20. V. Jank?l?vitch et . Berlo witz, Quelque part dans inachev?, Paris, Gallimard, 1978, p. 154.

zi. Le Concept d'ironie, p. 225. 22. G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, 1977, p. 84.

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d'une personne ignorante de sa personnalit? et permet une saisie de soi

m?me, l'humour est ouverture d'une personne qui se dessaisit d'elle

m?me, non pour s'abandonner, mais pour s'ouvrir au Tout Autre. Cette

personne sera rendue ? elle-m?me, transform?e par la relation ?tablie entre elle et le Tout Autre. C'est pourquoi ce dessaisissement n'est pas une fuite ou une fusion, comme celle d?sir?e par les romantiques, entre

l'id?e et la r?alit?. L'humour laisse bien subsister, comme nous allons le voir, une tension, une inad?quation.

L'humour est ? la fois le moment interm?diaire entre l'?thique et le

religieux, et l'incognito de la foi. Cette ambigu?t? repr?sente une pre mi?re difficult? quand on veut d?limiter cette notion chez Kierkegaard. Une deuxi?me difficult? consiste ? le rep?rer. L'humour kierkegaardien n'est jamais d?fini ? mais l'humour en g?n?ral peut-il ?tre d?fini ? il ne

s'exprime pas par des proc?d?s typiques : il r?side plut?t dans une cer

taine tonalit?, une ? mani?re d'?tre ? du discours. Quand nous essayons de d?finir cette tonalit?, nous butons sur une nouvelle difficult? : l'humour de Kierkegaard n'?veille que rarement le sourire qu'on attend habituel lement de l'humour. Son objet est en effet si s?rieux qu'il appelle une certaine d?fense, une apparence de faux s?rieux qui ne se com

munique pas, ou rarement, par une contradiction comique. Il y a chez

Kierkegaard un humour propre qui ne se laisse comparer ? nul autre. Il faut encore constater que parfois, alors m?me que son projet est tout

autre, l'humour est proche de l'ironie, et l'on aura rep?rer une difficult?

suppl?mentaire. L'humoriste est donc l'existant qui vit dans le moment interm?diaire

entre l'?thique et le religieux. L'humour intervient au moment o? l'homme r?alise qu'il y a quelque chose au-del? de lui. Comme le montre

Kierkegaard dans Le Concept d'ironie, l'humour nous rend attentifs non seulement ? la notion de finitude, mais aussi ? celle de p?ch?. L'ironie ?tait d?couverte de l'inad?quation entre la subjectivit? et la r?alit? histo

rique. L'humour, lui, d?couvre l'inad?quation du Moi et de l'id?e du Moi. Par l'ins?curit? qu'il suscite, il fait d?couvrir au Moi qu'il ne se suffit pas ?

lui-m?me, mais qu'il est confront? ? l'Absolu. Ainsi l'humour cause-t-il un ?branlement bien plus profond que l'?branlement provoqu? par l'ironie. Il n'est pas appel ? un retour sur soi, mais au credo quia absurdum7*. L'humour n'appara?t donc qu'au moment de la confrontation avec

l'Absolu. Il ouvre ainsi sur l'infini. Il est important de souligner ce point pour distinguer radicalement l'humour de l'ironie.

En mettant l'individu en rapport non seulement avec lui-m?me ou avec l'humain, mais avec Dieu, l'humour poss?de aussi une positivit? plus profonde que l'ironie. Il fait appara?tre l'antith?se entre ce monde-ci et l'infini; il instaure une tension entre le fini et l'infini. En cela r?side sa

profondeur, son v?ritable s?rieux.

23. Cf. Le Concept d'ironie, p. 296-297.

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Ironie et humour

L'humoriste r?alise la n?cessit? d'un rapport ? l'Absolu, mais il ne peut s'y soumettre. Il s'approprie apparemment tout le christianisme, sans pourtant s'en approprier l'essentiel : la d?cision, le choix effectif24. L'humoriste ?vite le rapport avec Dieu par la plaisanterie qui lui permet de niveler la diff?rence qualitative entre l'Absolu et l'individu. Car l'humoriste dissout en plaisanterie la souffrance propre au religieux, celle qui na?t de la claire acceptation de n'?tre rien devant Dieu.

Mais si, d'une part, l'humoriste n'acc?de pas v?ritablement au reli

gieux, il ne se satisfait plus, d'autre part, de l'?thique. Il vit donc une

contradiction entre des exigences reconnues mais non assum?es, entre une aspiration ? la b?atitude ?ternelle et l'impossibilit? d'en r?aliser les conditions. Et c'est de cette contradiction particuli?re que na?t le comique propre ? l'humoriste, le comique provenant toujours, selon Kierkegaard, d'une contradiction. La plaisanterie est pour l'humoriste un alibi, ? il

s'exprime toujours ? l'int?rieur de l'immanence, et c'est toujours comme

s'il savait quelque chose d'autre, d'o? la plaisanterie ?25. Il s'agit d'un

comique tout int?rioris? qui ne s'exprime pas par de gros ?clats de rire. Au contraire, une certaine m?lancolie r?gle le sourire de l'humoriste. La plaisanterie, dans la contradiction qui habite l'humoriste, lui permet de ? rebondir hors de l'invivable ?26. L'exp?rience de la souffrance, voire

du d?sespoir, auxquels il tente d'?chapper, lui apporte une facult? de

sympathie pour autrui. Comme l'?crit Jank?l?vitch, ? le recul humo

ristique n'est pas la d?nivellation hi?rarchique de la chaire magistrale, il tient plut?t ? la timidit? de la pudeur ?27. Dans le Postscriptum,

Kierkegaard nous donne un ?xemple de r?plique humoristique, faite

de pudeur et de sympathie : dans un groupe, une jeune femme exprimait sa d?ception de la vie, qui n'apporte jamais ce qu'on en attend, et parlait du bonheur d'?tre enfant; une personne qui, par son ?motion, montrait de la sympathie pour cette jeune femme, encha?na : ? Oui, et surtout le bonheur de l'enfance de recevoir des coups ?28. Et Kierkegaard ajoute ce

commentaire important : ? Quand la r?plique tomba, on en rit. Ceci

?tait un pur malentendu. On prit la r?plique pour de l'ironie, ce qu'elle n'?tait pas du tout. Si elle en avait ?t?, son auteur aurait ?t? un ironiste

m?diocre; car elle contenait une r?sonance de douleur qui est tout ? fait

incorrecte dans l'ironie... L'ironiste s'affirme lui-m?me et emp?che une

atmosph?re de confiance... de se cr?er, par contre, la douleur cach?e de l'humoriste contient une sympathie, par quoi il contribue lui-m?me ?

cr?er cette atmosph?re... ?29.

Mais l'humour, comme mode d'existence, ne peut ?tre qu'un moment

24- Cf. Postscriptum, p. 8 .

25. Postscriptum, p. 359. 26. R. Escarpit, UHumour, Paris, puf, i960, p. 123. 27. V. Jank?l?vitch et B. Berlowitz, op. cit., p. 158. 28. Postscriptum, p. 372. 29. Postscriptum, p. 372-373.

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22? Michel Cornu

interm?diaire. L'humoriste voit bien la n?cessit? du rapport ? l'Absolu, mais abstraitement en quelque sorte, puisqu'il ne fait pas le saut n?ces saire. S'il ne se d?cide pas, il se d?truira lui-m?me. Car, pas plus qu'on ne

pouvait rester dans l'ironie sans s'enfermer dans la plaisanterie, on ne

peut en rester ? l'humour sans s'enfermer dans une prise de conscience

purement abstraite qui nie l'exigence r?elle du choix existentiel. L'humour dispara?t-il avec la foi chr?tienne? Nullement. Mais si,

dans la forme, il reste tr?s semblable, il change de fonction : il devient alors l'incognito n?cessaire au s?rieux de la foi. Quand y a-t-il incognito ? ? Il y a incognito quand, derri?re un masque ou un pseudonyme, il y a une personne, qui est une personne parce qu'elle a d?cid? de s'enfoncer dans cet incognito, de cacher le s?rieux et le d?cisif ?30. En quoi consiste

l'incognito ? ?... ? se donner, mais ? ?tre autre que celui pour qui l'on se

donne, parce que d'un c?t? on ne peut se refuser ? une certaine commu nion avec les hommes, de l'autre il est parfaitement vain de se livrer^ parce que l'on est dans un milieu qui ne peut strictement rien comprendre ? ce que l'on est, ? ce que l'on vit ?31. L'incognito est n?cessaire ? la foi : si elle s'exprimait directement, elle serait pure imm?diatet?, elle perdrait ce qui en fait le s?rieux : l'int?riorit?. D'autre part, le chr?tien ne doit ?tre que le t?moin qui renvoie ? un Autre que lui ; l'incognito de l'hu mour permettra au t?moin de n'?tre que le souffleur dont la t?che est de

rappeler la dimension transcendante ? lui-m?me, et d'?viter de s'imposer lui-m?me. Ainsi l'humour, qui est conscience d'un au-del?, permet de faire entendre la v?ritable dimension de toute chose qui n'appara?t que mesur?e ? l'aune du Tout Autre. Si l'humour masque, au point qu'il est difficile de distinguer un humoriste d'un chr?tien qui a rev?tu l'humour comme incognito, ce n'est pas pour le plaisir de dominer autrui ou de se

jouer de lui; c'est pour ?viter l'illusion d'une saisie imm?diate de ce qui ne peut ?tre que m?diat : le choix de la foi ou du scandale. Le Christ s'est rev?tu d'humour, parce que la V?rit? qu'il est, n'est pas affaire de

connaissance, mais d'appropriation. En ne se r?v?lant pas imm?diatement comme le Fils de Dieu, mais en se pr?sentant comme un simple homme, tout en ?tant Dieu, il laisse ? ses auditeurs l'initiative et la libert? de croire ou non en lui. L'humour, en renvoyant chacun ? son int?riorit? et en exigeant une d?cision singuli?re, est facteur de libert?. Par l? aussi, il est li? au devenir chr?tien; par l? encore, il est moment essentiel de la

dialectique existentielle de Kierkegaard. L'ironie et l'humour se marquent chez Kierkegaard par une ?criture,

un style, tout un traitement original du discours philosophique, qui conf?rent ? son uvre une r?elle modernit?. Montrer les tournures, les

agencements, les proc?d?s qui manifestent l'ironie et l'humour, n?cessi terait un deuxi?me article; nous avons pr?f?r? d?crire l'ironie et l'humour

30. J. Ellul, L'Esp?rance oubli?e, Paris, Gallimard, 1972, p. 275. 31. J. Ellul, op. cit., p. 277. .

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Ironie et humour 217

en leurs qualit?s intrins?ques plus qu'en leur rh?torique32 : chez Kierke

gaard en effet, la langue et le style sont au service d'une pens?e dont le souci est d'abord pratique, ?thique plus pr?cis?ment.

Cette description a forc?ment donn? l'impression d'un certain sch? matisme. Par souci de clart?, nous avons analys? ce qui, chez Kierkegaard, se manifeste dialectiquement. Il y a une complexit?, une complicit? de l'ironie et de l'humour qui ne s'excluent pas, mais se combinent, s'inter

p?n?trent, se distancent et se rapprochent. Cette complexit?, cette dupli cit? m?me, voulue par Kierkegaard33, doivent nous interdire une inter

pr?tation simpliste de la philosophie des stades. Ces derniers ne sont pas une succession lin?aire; ils ne sont pas non plus une triade dialectique, au sens h?g?lien : le stade religieux ?tant la synth?se de l'esth?tique et de l'?thique; enfin, ils ne sont pas des absolus en eux-m?mes. Ils sont

plut?t, telle serait notre interpr?tation, des ? compossibles ? ? l'int?rieur de chaque individu, impliquant une responsabilit? et un choix permanents

qui constituent, au sein m?me de l'ambigu?t? existentielle, le devenir r?el de l'existant. L'ironie et l'humour qui introduisent la contradiction, la

faille, qui manifestent l'inad?quation de l'individu avec lui-m?me, avec le monde, rendent plus plausible la tension qui peut exister en chacun entre les dimensions esth?tique, ?thique et religieuse.

Toute la pens?e de Kierkegaard est un effort pour maintenir les

diff?rences; aussi sa dialectique refuse-t-elle les m?diations : elle est une

dialectique de la non-identit? qui jamais n'aboutit ? la synth?se. L'ironie, comme n?gativit?, permet de donner, dans la dialectique, toute sa valeur au n?gatif. En m?me temps, l'ironie et l'humour, comme d?terminations

interm?diaires, permettent d'?viter un sch?matisme antidialectique dans la dialectique des stades d'existence. Il y a saut et non m?diation dans la

dialectique kierkegaardienne; mais il n'y a pas, par l?, arbitraire, car toute la complexit? des possibles existentiels appara?t, notamment ? travers ces d?terminations interm?diaires.

La dialectique d?velopp?e par Kierkegaard, et dans laquelle ironie et humour sont, nous croyons l'avoir assez montr?, des pi?ces ma?tresses, nous para?t, ? certains ?gards (valorisation du n?gatif, refus de l'identit? et de la totalit? notamment), proche de la Dialectique n?gative d'Adorno, une des uvres majeures d'apr?s-guerre. Ces types de dialectique sont

peut-?tre les seuls possibles aujourd'hui34. Moderne, Kierkegaard l'est non seulement par le style de son discours,

par sa dialectique, mais encore par l'interpellation ? laquelle il nous confronte : l'ironie, l'humour sont des valorisations du singulier, de la

32. Sur le probl?me du discours ironique et humoristique et du style de Kierkegaard en g?n?ral, nous nous permettons de renvoyer le lecteur ? notre ouvrage, Kierkegaard et la Communication de existence, Lausanne, L'Age d'Homme, 1972.

33. Cf. Point de vue explicatif de mon uvre, Bazoges-en-Pareds, 1937, p. 15. 34. Il est ?vident que nous ne pouvons justifier ici ce que nous pr?sentons comme une

simple affirmation.

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228 Michel Cornu

faille insurmontable, de la s?paration; ils sont revendication de la valeur de l'individu contre les syst?mes. Face au ? syst?me technicien 35, aux mises au pas diverses, aux id?ologies et aux totalitarismes de tout

bois, l'ironie et l'humour restent quelques-unes des rares armes de l'individu. Pour autant que, comme Adorno semble le penser ? certains

moments38, l'individu n'ait pas d?j? ?t? liquid?. Michel Cornu.

35- Cf. le dernier ouvrage de J. Ellul paru sous ce titre (Calmann-L?vy, 1977), un livre

qui nous para?t essentiel.

36. Cf. par ex. Minima Mora/ia, 2e partie, ? 88, Dummer August.

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