CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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1 UNIVERSITE DE LILLE 2- DROIT ET SANTE Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES MANAGERIALES DANS LES POLITIQUES EUROPEENNES. L’EXEMPLE DES AUDITS DES ONG HUMANITAIRES : ENTRE IMPORTATION ET APPROPRIATION. MASTER RECHERCHE EN SCIENCE POLITIQUE MEMOIRE PREPARE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-GABRIEL CONTAMIN PRESENTE ET SOUTENU PAR SARA BELLEIL Année universitaire 2008-2009

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UNIVERSITE DE LILLE 2- DROIT ET SANTE

Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales

CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES MANAGERIALES

DANS LES POLITIQUES EUROPEENNES.

L ’EXEMPLE DES AUDITS DES ONG HUMANITAIRES : ENTRE

IMPORTATION ET APPROPRIATION.

MASTER RECHERCHE EN SCIENCE POLITIQUE

MEMOIRE PREPARE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-GABRIEL CONTAMIN

PRESENTE ET SOUTENU PAR SARA BELLEIL

Année universitaire 2008-2009

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Remerciements

A mon directeur, pour sa patience, ses conseils avisés, sa disponibilité et son dévouement

A mes collègues auditeurs, aux fonctionnaires de la DG ECHO, pour leur ouverture d’esprit et la richesse du stage

Aux acteurs humanitaires et membres d’ONG, pour leur sincérité et leur générosité dans le partage d’expériences

A mes professeurs, pour leur aide et leur soutien

A mes camarades de promotion, pour toutes les discussions passionnées plus ou moins constructives, les moments de détente, la solidarité

A ma famille et mes amis, qui rendent ces études et ce mémoire possible

A Kaliana, rayon de soleil, pour son inconditionnelle confiance en la vie, pour sa joie, pour son soutien envers et contre tout

Mise en garde

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur.

Les institutions européennes et les fonctionnaires y travaillant, les ONG et les acteurs

humanitaires interviewés ne sauraient être tenus responsables des propos développés dans ce

travail de recherche.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION GENERALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

PARTIE I- L’AIDE HUMANITAIRE PRISE PAR LES INSTRUME NTS ET PRATIQUES MANAGERIALES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Chapitre 1- L’audit, un instrument « neutre et évident » de gestion de l’organisation ............... 22

Section 1- Histoire de la gestion et de l’audit-conseil : de la naissance à une imposition hégémonique ............................................................................................................................................................. 22

§1- Apparition et diffusion de la logique gestionnaire ........................................................................... 23

§2- L’audit, de la vérification comptable à l’explosion du conseil ..................................................... 24

§3- La contagion des formes managériales ................................................................................................ 27

Section 2- Les grands principes du discours managérial et leur inscription dans les techniques .. 29

§1- Maîtrise, Performance, Rationalité ........................................................................................................ 29

§2- Lorsque les discours se lisent dans les outils ..................................................................................... 31

Chapitre 2- L’audit aux prises avec les logiques de service public et d’intérêt général de la Commission européenne ......................................................................................................................................... 34

Section 1- Union européenne et politiques de contrôle : épisodes d’une histoire mouvementée .. 34

§1- Deux acteurs du contrôle de l’usage des fonds européens ............................................................. 35

§2- La doctrine du New Public Management, fondement des politiques de contrôles ................. 38

Section 2- Politiques de contrôle dans l’aide humanitaire européenne .................................................. 43

§1- La DG ECHO, un acteur multipositionné, en quête d’identité… ................................................ 44

§2- … Gérant un domaine et des acteurs « à risque », à contrôler ..................................................... 49

Chapitre 3- L’audit aux prises avec les logiques de don, de générosité et d’éthique de conviction de l’aide humanitaire ......................................................................................................................... 54

Section 1- Structuration du champ humanitaire, en tension entre argent et éthique .......................... 56

§1- Enjeux liés a l’accès aux financements et professionnalisation des ONG ................................ 57

§2- Vers une version « modernisée » de l’éthique et des valeurs humanitaires ? .......................... 59

§3- Accountability, pour qui, vers qui, comment ?.................................................................................. 62

Section 2- Les ONG et la gestion : au-delà des oppositions ...................................................................... 66

§1- Vers des multinationales de la solidarité… une évolution « naturelle » ? ................................ 66

§2- Le piège de la métaphore entrepreneuriale ......................................................................................... 68

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TRANSITION - QUAND L’AIDE HUMANITAIRE RESISTE AUX INSTRUMENTS ET PRATIQUES MANAGERIALES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74

Section 1- La relative impopularité des audits, conscéquence de l’externalisation ? ....................... 75

Section 2- Le processus d’audit a ECHO et le défi de la collaboration inter-services ...................... 81

Section 3- La faible visibilité des audits dans la communication de la DG ECHO ........................... 87

PARTIE II- LES USAGES NON-MANAGERIAUX DES INSTRUMEN TS MANAGERIAUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90

Chapitre 1- L’audit « version Cour des Comptes », un instrument de légitimation de l’aide humanitaire ?............................................................................................................................................................... 92

Section 1- Des stigmates des débuts à la reconnaissance ........................................................................... 93

§1- De 1995 à 2002, les rapports en demi-teinte de la cour des comptes ......................................... 93

§2- La reconnaissance par la cour d’un système exemplaire ................................................................ 96

Section 2- Les ONG, risque à contrôler ou partenaire à protéger ? ...................................................... 101

Chapitre 2- L’audit « version contrôle interne », un instrument de standardisation des ONG ? ......................................................................................................................................................................................... 105

Section 1- L’ONG et ses risques : deux époques, deux outils ............................................................... 106

§1- Questionnaire 1998 : débuts de la professionnalisation des ONG… et des auditeurs ....... 106

§2- Questionnaire 2007 : un outil « scientifique », une approche rationnalisée .......................... 109

Section 2- Permanence du modèle et instrumentalisation de l’instrument ........................................ 114

Chapitre 3- L’audit « version soft », réinterprétation par ECHO de la demande externe de contrôle? ..................................................................................................................................................................... 117

Section 1- Idées et instruments, quels apports pour notre recherche ? ................................................ 117

§1- Interêts et limites de l’approche par les instruments ..................................................................... 117

§2- Le nouveau management public, un référentiel ; l’audit, une croyance ? ............................ 120

Section 2- Vers un contrôle euphémisé, adapté aux ONG ; vers un audit remodelé, conciliable avec l’identité d’ECHO ...................................................................................................................................... 125

§1- L’audit, partie emmergée d’une architecture de contrôle en panoptique ? ............................ 125

§2- L’audit réinterprété, s’adapter aux pressions externes tout en conservant son identité ..... 128

CONCLUSION GENERALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138

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INTRODUCTION GENERALE

Comme toute organisation recevant des fonds européens, les Organisations Non

Gouvernementales (ONG) sont contrôlées par audits. Bien au-delà de la sphère européenne, la

thématique de la « nécessité » des audits portant sur l’usage des fonds des associations trouve

un écho considérable dans les discours politico-médiatiques. Puisque les ONG recourent à la

générosité du public, il est nécessaire de s’assurer que l’argent récolté est dépensé selon les

souhaits des donateurs, afin de maintenir la confiance de ces derniers. En raison de certains

abus qui ont menés à des scandales de mauvaise gestion voire de fraudes, les audits seraient

« justifiés ». En plus de leur fonction de surveillance, ces procédures de contrôles intensifs

concourraient à améliorer la fourniture d’aide humanitaire, en incitant à la rationalisation de

l’aide, à l’amélioration du professionnalisme et à la responsabilisation des acteurs.

Si les audits occupent une place croissante dans le secteur des ONG, ces dispositifs de

contrôles s’appliquent et se diffusent dans tous les secteurs économiques, politiques et

sociaux, et notamment les services publics. L’audit, et son fondement, la nécessité de rendre

des comptes (accountability), se seraient développés depuis les années 1980 grâce au

processus d’exportation de modèles de conduite des organisations propres à la sphère

entrepreneuriale1. Les politiques de contrôle, au nom de la responsabilité et de la

transparence, se seraient diffusées dans l’action publique sous l’impulsion des règles du

Nouveau Management Public. Cette doctrine, qui prône de rapprocher le mode de gestion des

administrations de celui des entreprises privées, se serait répandue dans de nombreux Etats,

menant à des réformes administratives2. Selon Pierre Muller, la diffusion internationale de

cette doctrine de gestion publique s’inscrit dans un référentiel global de marché. Pour les

tenants de la notion de référentiel3, élaborer une politique publique consiste d’abord à

1 Valérie Boussard, Sociologie de la gestion : les faiseurs de performance, Paris : Collection Perspectives sociologiques, Edition Belin, 2008 et Michael Power, The audit explosion, Demos, 1994, et The Audit Society. Rituals of verification, Oxford University Press, Oxford, 1997 2 Philippe Bèzes, « Gouverner l’administration: une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », Thèse de doctorat de science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, sous la direction de Jaques Lagroye, 2002. 3 Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, Edition l’Harmattan, Collection Logiques Politiques, Paris, 1995 ; Pierre Muller et Yves Surel, L’analyse des politiques publiques, Edition Montchrestien, Paris, 1998 ; Yves Meny et Jean-Claude Thoenig, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1989 ; Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral

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construire une image, une représentation de la réalité. Le référentiel serait une articulation

entre quatre niveaux de perceptions du monde : les valeurs (comme l’éthique, la

responsabilité, l’accountability) ; les normes, qui sont un écart entre le réel perçu et le réel

souhaité (réel souhaité : un système de contrôle interne des ONG qui soit professionnel et

proche de celui des entreprises commerciales) ; les algorithmes, des relations causales qui ici,

supposeraient qu’il existe un lien entre le type d’organisation de l’ONG (management, gestion

financière, etc.) et l’efficacité dans la mise en œuvre de l’aide, ou qu’il existerait un lien entre

bonne gestion des ONG et bonne gestion de la DG ECHO ; et enfin, les images (l’ONG

professionnelle, accountable, auditable, transparente, bonne gestionnaire, …).

L’audit se présenterait alors comme une nécessité fonctionnelle, et tant l’instrument

que le référentiel dans lequel il s’inscrit seraient caractérisés par leur neutralité et leur

universalité. Mais comprendre l’imposition de l’audit dans un service public européen en

charge d’humanitaire, suppose de s’écarter du postulat fonctionnaliste selon lequel l’action

des décideurs serait une démarche politique et technique qui cherche à résoudre des

problèmes par le biais d’instruments. La technique serait alors neutre par essence, et ne

poserait que des problèmes secondaires1. Pourtant, derrière cette prétendue neutralité, des

« effets collatéraux » importants apparaissent.

Quelles sont par exemple les conséquences sur les ONG ? La concurrence entre

associations d’urgence pour l’accès aux fonds, et le rôle majeur dans le financement joué par

les bailleurs institutionnels (banques de l’humanitaire de l’Union Européenne, de l’ONU, des

Etats, etc.) ont un impact sur la manière dont les ONG accueillent, subissent, résistent,

interprètent, accompagnent, promeuvent les contrôles. Les ONG qui décident de recourir aux

fonds publics intègrent les requêtes des bureaucraties qui les financent afin de maintenir leur

partenariat et s’assurer des rentrées financières suffisantes pour poursuivre leurs actions.

Rationalisation des savoir-faire, du recrutement des membres, des procédures appliquées, les

ONG se « professionnalisent », se transforment sous les effets des demandes de leur

environnement. Elles se font parfois même les porteuses du message prônant la nécessité des

en Europe. Idées et pratiques gouvernementales, Paris, l’Harmattan, 1994 ; Yves Mény, Pierre Muller, Jean-Louis Quermonne, Politiques publiques en Europe, Edition l’Harmattan, Collection Logiques Politiques, Paris, 1995 ; Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, Que Sais-je ? n°2534, 1990 1 Isabelle Bruno, « Déchiffrer « l’Europe compétitive ». Etude du benchmarking comme technique de coordination intergouvernementale dans le cadre de la stratégie de Lisbonne », Thèse de doctorat en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, sous la direction de Christian Lequesne, 2006.

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contrôles. En cas de scandales, comme dans le cas de la dérive tchadienne de l’Arche de Zoé1,

de nombreuses ONG humanitaires françaises réagissent2, en condamnant des pratiques

qu’elles qualifient de douteuses qui provoqueraient l’amalgame et jetteraient le discrédit sur

les associations de solidarité. Le feuilleton médiatico-judiciaire des compagnons d’Eric

Breteau suscite une importante question: « Les ONG sont elles insuffisamment contrôlées? ».

Les grandes ONG françaises répondent qu’aujourd’hui, une ONG se doit d’être

professionnelle, et soumise aux contrôles de ceux qui la financent. «On ne fait plus de

l’humanitaire sans une évaluation qui va donner lieu à un projet, puis à un rapport, puis à un

audit financier. Nous sommes plus contrôlés que les entreprises », assure Alain Boinet,

directeur de l’ONG Solidarités. Pendant l’affaire « Arche de Zoé », la Direction Générale

d’Aide Humanitaire de la Commission Européenne, la DG ECHO, est alors citée dans la

presse comme un bailleur de fonds modèle, qui sélectionne avec soin les ONG appelées à

devenir ses partenaires (donc à recevoir des fonds pour mettre en œuvre des projets approuvés

par ECHO sur le terrain), et comme un auditeur exigeant, qui déclenche des contrôles

réguliers et pointilleux, tant sur le terrain où ont lieu les actions qu’aux sièges de ses ONG

partenaires. Pourtant, si les audits d’ECHO se centrent sur l’utilisation de l’argent et le

respect des procédures, certaines ONG regrettent qu’ils ne portent pas sur la qualité de

l’action menée sur le terrain. L’audit comme outil de contrôle, loin d’être neutre, produit des

effets sur le secteur dans lequel il agit.

Si l’instrument n’est pas neutre, il n’est pas non plus tout puissant. La prise de distance

par rapport aux thèses fonctionnalistes, ne nous mène pas pour autant à adhérer à une vision

déterministe, où l’instrument serait capable de produire des effets indépendants de toute

volonté et imposerait sur le cours des évènements sa logique propre. L’instrument est saisi par

divers acteurs, gouvernants, gouvernés et exécutants, les usages qui en sont faits et les effets

produits sont multiples. Audits et contrôles se sont certes diffusés, mais ces pratiques et

discours sont l’objet de luttes, de négociations, suscitant des résistances qui impliquent un

grand nombre d’acteurs.

1 Jugés et condamnés aux travaux forcés par la Cour criminelle de N’Djamena pour avoir tenté d’emmener en France 103 enfants « orphelins, fuyant le conflit du Darfour », en octobre 2007, les membres de l’association l’Arche de Zoé ont été extradés en France, et condamné à 8 ans de prison ferme. Fin mars 2008, le Président tchadien signe un décret leur accordant la grâce présidentielle. Toutefois, certains membres de l’association restent visés par une instruction menée par le Parquet de Paris pour « exercice illégal de l’activité d’intermédiaire en vue d’adoption », « aide au séjour irrégulier de mineurs étrangers en France », et « escroquerie ». 2 Damien Roustel, « L’action humanitaire interpellée », L’Humanité, 28/12/2007, ainsi que Sophie Coignard, « Ces ONG incontrôlables », Le Point, 22/11/2007

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Différents types d’acteurs interviennent dans le processus d’audits à ECHO. Des entreprises

commerciales fournissent une prestation de service à une administration publique en

contrôlant la gestion d’associations sans but lucratif. Ces associations sans but lucratif

fournissent une prestation de service à l’administration publique en mettant en œuvre des

actions humanitaires sur le terrain. Trois types d’acteurs sont ici présents autour du processus

d’audit - administration publique, organisation non gouvernementale et entreprises

commerciales - avec des modèles de gestion, des histoires, des systèmes de valeurs et des

mandats très différents.

Les approches par le rôle du Nouveau Management Public, le référentiel et le rôle des

idées ne nous permettent pas de rendre complètement compte de la place de l’audit dans ce

service public européen centré sur l’humanitaire. Comment analyser sociologiquement

l’audit ? Nous proposons alors de recourir à d’autres approches, qui soulignent aussi les

limites de ces travaux (sur le référentiel et le Nouveau Management Public).

Une voie d’entrée de l’analyse de l’audit comme instrument technique est offerte par la

sociologie des sciences, et plus spécifiquement par la sociologie de la gestion et la sociologie

de la comptabilité1. La gestion, le contrôle, la comptabilité et l’audit sont présents dans notre

quotidien, dans de nombreuses activités et sphères de la vie non seulement économique mais

aussi sociale. Pourtant les études sociologiques de terrain sur ces sujets sont rares. Les

recherches portant sur les audits ont, selon Carlos Ramirez2, principalement porté sur la

profession comptable au sein des grands cabinets d’audits et notamment les « Bigs »3, ou

encore sur les relations entre auditeur et audité. Selon ces recherches, l’audit est difficile à

1 Eve Chiapello et Carlos Ramirez (dir.), « Sociologie de la comptabilité », numéro thématique (vol. 10) de la revue de l’association française de comptabilité Comptabilité-Contrôle-Audit, juin 2004, Paris, Editions Vuibert; Dans le numéro thématique de cette revue de gestion, spécialistes en sciences de gestion, et sociologues abordent la profession comptable, le lange comptable et le contrôle de gestion, par études de cas, des enquêtes statistiques et la démarche historique. L’ouvrage de Valérie Boussard, Sociologie de la gestion : les faiseurs de performance, retrace les processus de diffusion et de multiplication des pratiques de gestion et de management dans le monde contemporain, vers une forme sociale moderne de conduite des organisations. L’auteur décrit les étapes historiques de développement des formes gestionnaires et les grands principes théoriques qui les fondent, et se penche sur les experts (managers, consultants, universitaires) qui les fabriquent et les diffusent. Il s’agit de questionner la légitimité et l’hégémonie des formes managériales en observant ce que la gestion dit, fait, et d’analyser les écarts entre les discours et la pratique. 2 Carlos Ramirez, « Sociologie de la comptabilité », in Bernard Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, 2ème édition, 2009, Economica, p.1270-1278 3 Notamment Carlos Ramirez, « Du commissariat aux comptes à l’audit. Les Big 4 et la profession comptable depuis 1970 », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 146-147, mars 2003, p. 62-79 ; aussi Brian T. Pentland, « Getting Comfortable with the Numbers : Auditing and the Micro-production of Macro-order », Accounting, Organizations and Society, vol. 18, n° 7-8, 1993, p. 605-620 ; 15, n°2, 2006, p. 153-179 ; Henri Guénin, Le travail réel des auditeurs légaux, Thèse de doctorat en sciences de gestion sous la direction de Michel Fiol, HEC Paris, 2008.

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définir, car il constitue un assemblage d’acteurs, de techniques et d’interactions convergeant

vers l’obtention d’un même produit- le rapport d’audit-, mais dont la nature varie

considérablement selon le type d’audit, le type de client, le type de cabinet, le pays et

l’époque dans lequel il a lieu. Les sociologues de l’audit se sont ensuite concentrés sur la

question « de la légitimité de la pratique, autrement dit comprendre comment la multiplicité

des modalités de la pratique a été progressivement effacée et homogénéisée pour constituer un

produit universel, commercialisable en étant capable de répondre à la multiplicité des besoins.

Cette homogénéisation a été paradoxalement rendue possible par le fait qu’il n’existe pas non

plus de consensus sur ce que doit être un audit. » Les études ont alors portée sur la

normalisation de la pratique d’audit, en observant le comportement des professionnels1, et sur

la croissance de l’industrie de l’audit. Pour Michael Power, professeur à la London School of

Economics nous vivrions dans une « société de l’audit »2, une société où l’audit s’est diffusé

dans la sphère publique après avoir explosé dans le secteur privé. Selon lui, l’important n’est

pas de savoir comment l’audit a été fait ou quels sont ses effets mais de savoir qu’il a été fait,

ce qui implique que ce que l’audit contrôle (dans l’organisation) ait été rendu « auditable ».

Si les travaux de terrain portant sur les audits sont rares, c’est aussi le cas des travaux sur la

sociologie de la comptabilité, un autre instrument de la gestion des organisations, sur lequel

ont travaillé Eve Chiapello et Carlos Ramirez. Selon ces auteurs, après les travaux de Marx,

Sombart et Weber, la sociologie s’est désintéressée de la question comptable3 et, de manière

plus générale, des domaines d’activité fortement techniques, que ces domaines soient de

1 Christopher Humphrey et Peter Moizer, « From Techniques to Ideology : an Alternative Perspective on the Audit Function », Critical perspectives on accounting, vol. 1, n°3, 1990, p. 217-238 2 Michael Power, The audit explosion, Demos, 1994, et The Audit Society. Rituals of verification, Oxford University Press, Oxford, 1997. Dans le second ouvrage, l’auteur cherche à comprendre le succès de l’audit, objet obscure et technique, mais surtout outil utilisé comme fer de lance de réformes managériales de politiques publiques (notamment en Grande Bretagne), grâce à sa prétendue neutralité. Il s’interroge sur l’impact de l’explosion du nombre d’audits sur les organisations tant privées que publiques. Selon l’auteur, le succès de l’audit ne réside pas dans l’efficacité de cette technique (efficacité d’ailleurs relative vu le nombre de faillites et d’échecs retentissants que l’audit n’a pas su éviter) que dans sa capacité à maintenir sa réputation de fiabilité et d’efficacité malgré les scandales. C’est grâce à ses caractéristiques d’adaptabilité et d’indétermination (indétermination sur ce qu’est un audit, sur les manières de le faire, sur les effets obtenus) que l’audit s’étend dans divers sphères de la vie sociale. La thèse de Power est que pour pouvoir opérer, l’audit doit rendre « auditable » son environnement. Il a donc une influence sociale, et agit comme un « gouvernement à distance », qui pousse à l’auto-contrôle, au développement de contrôle interne à l’organisation, à l’instauration de mesures comptables ou de réformes organisationnelles non pas parce qu’elles sont plus efficaces, mais parce qu’elles pourront être l’objet de contrôle. 3 Par contre, une sociologie de la comptabilité, élaborée par des comptables faisant de la sociologie, s’est constituée à l’intérieur de la discipline comptable, notamment au sein des social studies of accounting, développées par la revue Accounting, Organizations and Society. Notons aussi que ce qui est dit ici à propos de la comptabilité et de l’audit ne concerne pas le contrôle de gestion, qui lui a fait l’objet de nombreux travaux de recherche en sociologie des organisations.

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l’ordre de la technologie, de la science, des statistiques ou de la comptabilité. Selon Corine

Eyraud1, plusieurs raisons peuvent être avancées. Le sujet est hautement technique voire

opaque, les sociologues manquent de compétences techniques pour l’appréhender, et ces

difficultés constituent indéniablement des barrières à l’entrée. Les travaux de sociologie des

sciences de Bruno Latour et Michel Callon, dans les années 1980, ont apporté une toute

nouvelle façon d’appréhender ces objets, non plus seulement comme des techniques mais bien

comme des objets sociaux, proposant de dépasser la séparation entre ce qui relève du social et

ce qui relève du technique/économique. Ils ont démontré que cette division, loin d’être donnée

ou évidente, est socialement construite, et qu’elle constitue un des enjeux des rapports

sociaux.

Enfin, une autre raison expliquant le faible nombre de recherches sociologiques sur la

comptabilité et l’audit peut aussi être trouvée du côté des auditeurs et des comptables eux

même. Peu visible, entretenant la discrétion voire même le secret, la profession comptable est

difficilement accessible pour les observateurs extérieurs.

Nous pouvons pour décrire l’approche qui sera la notre dans ce mémoire à l’égard de l’objet

« audit », reprendre la définition proposée par Eve Chiapello, de la « sociologie

externaliste »2. Pour la sociologie externaliste -souvent l’œuvre de sociologues- si la

comptabilité ou les audits sont des objets techniques, ils sont aussi le reflet « du contexte

social dans lequel ils s’encastrent. L’attention est portée sur les jeux de pouvoir qui

s’organisent autour de la mesure comptable, sur les facteurs culturels, idéologiques,

institutionnels qui influencent les pratiques comptables et les comportements de ceux qui sont

concernés par ces pratiques. Ces approches ont l’avantage de montrer que, sous une apparence

de neutralité, la comptabilité non seulement informe mais donne aussi forme au monde

social.». Nous ne prétendons donc pas analyser la méthode d’audit elle-même et ses

techniques.

1 Corine Eyraud, « Comptabilité (publique et d’entreprise) et sociologie, ou l’analyse sociologique des catégorisations sociales », in Eve Chiapello et Carlos Ramirez (dir.), « Sociologie de la comptabilité », Comptabilité-Contrôle-Audit, déjà cité, p. 29-47 2 Elle oppose cette « posture externaliste » à la « posture internaliste », dont les travaux, souvent réalisés par des praticiens de la comptabilité et de l’audit, « abordent directement le langage comptable, pris dans sa singularité. Ils mettent l’accent sur le fait qu’il s’agit là d’un outil conventionnel de quantification et de représentation de l’économie et notamment de l’économie de l’entreprise. Cette caractéristique est alors mise au premier plan de l’analyse, qu’il s’agisse d’étudier le contenu même des conventions et la place des fameux facteurs sociaux dans leur transformation ou le rôle social spécifique de l’outil comptable. ». Elle reproche à la posture externaliste de ne pas poser, ou peu, « la question de la technique elle-même et de la façon dont l’objet et le formatage cognitif qu’il implique sont socialement construits. En somme, elles traitent la comptabilité comme n’importe quel autre objet social. »

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Une autre voie d’entrée est l’approche par les instruments d’action publique,

développée par Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès1. Les auteurs proposent d’explorer un

domaine encore peu développé en France dans l’analyse des politiques publiques : les

instruments d’action publique2 (IAP). Ceux-ci doivent être vus non comme relevant de

simples choix techniques mais comme relevant également d’une dimension politique. Les

auteurs proposent grâce à une sociologie politique des instruments, de «mettre en évidence les

enjeux de pouvoir, les processus de naturalisation et de dépolitisation, de légitimation ou de

délégitimation des instruments, et les effets qu'ils produisent» (p. 237). L’objet n’est donc pas

de se centrer sur les objectifs des politiques publiques, ni même sur la nature des instruments3

d’action publique, mais bien de comprendre les raisons justifiant le recours à tel ou tel

instrument, et les effets produits par ces choix. L’ouvrage est donc centré sur

«l’instrumentation», c'est-à-dire sur les problèmes posés par le choix et l’usage des

instruments.

L’audit, instrument d’action publique, constitue un dispositif à la fois technique et social qui

organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique -un service de la

Commission européenne- et ses destinataires -les ONG- en fonction des représentations et des

significations dont il est porteur (qu’est ce que la « bonne gestion ? », « en quoi la bonne

gestion financière améliore l’efficacité sur le terrain ? Qu’est ce qu’une ONG

« professionnelle » ? Etc.). L’audit serait un dispositif technique à vocation générique porteur

d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la

régulation. L’audit aurait donc vocation à s’appliquer à des problèmes sectoriels divers

(vocation générique), et serait porteur d’une certaine vision du rapport entre la société et la

politique, sur le contrôle. 1 Pierres Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.) Gouverner par les instruments, Presses de Science Po, Paris, 2004. Cette approche s’inspire de la sociologie de l’Etat et du gouvernement –les auteurs s’inscrivant dans l’approche wébérienne de la bureaucratie et dans la tradition Foucaldienne d’analyse du pouvoir et de la gouvernementalité- de la sociologie des sciences, l’histoire des techniques, les travaux de science de gestion et de sociologie du travail. 2 L’instrument est un «outil, technique, moyen d’opérer et dispositif qui permet de matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale», mais aussi «un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des significations dont il est porteur» (p. 13). 3 Les définitions de l’ouvrage peuvent être appliquées à notre objet. L’instrument est un type d’institution sociale. Ici, l’instrument est l’audit des ONG d’urgence, organisé par la DG ECHO et mis en œuvre principalement par des cabinets d’audits privés. La technique est un dispositif concret opérationnalisant l’instrument. Dans notre cas, différents documents contractuels et diverses méthodes formalisent l’audit, comme l’analyse de la gestion des risques. L’outil est un micro dispositif au sein d’une technique, comme le questionnaire de contrôle interne, qui vise à analyser la nature du système de contrôle interne des ONG, et leur capacité à résister aux risques (de faillite, de mauvaise gestion, de fraude, etc.).

Page 13: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Selon les auteurs, il s’agit d’ouvrir la boîte noire des instruments, considérés comme un type

particulier d’institution sociale1. L’audit ne serait pas l’un des outils classiques de contrainte,

mais plutôt un outil incitatif, « moderne », issu des idées néolibérales, et cette approche

permettrait de révéler le politique dissimulé dans le technique. Les instruments sont un moyen

de saisir la nature du rapport entre gouvernants et gouvernés, de théoriser la politique, car les

enjeux autour des instruments soulèvent des conflits entre différents acteurs, intérêts,

organisations. Chaque instrument est «une forme condensée de savoir sur le pouvoir social et

les façons de l’exercer».

Enfin et surtout, les instruments ne sont pas neutres, ils structurent l’action, produisent des

effets propres et spécifiques, parfois indépendants des objectifs affichés. Les auteurs

entendent ici s’écarter de la plupart des travaux abordant les instruments dans le champ des

politiques publiques, qui sont marqués par une forte orientation fonctionnaliste. Ces travaux

reposent sur des postulats. L’action publique est conçue dans un sens pragmatique, comme

une démarche de résolution de problèmes par des instruments. On raisonne en termes de

naturalité des instruments, et de recherche de la meilleure adéquation possible avec les

objectifs retenus. La problématique centrale est celle de l’efficacité des instruments, et la

recherche de nouveaux instruments est souvent envisagée face aux lacunes des outils

classiques. Ces approches enfin s’attachent à analyser le choix et la combinaison des

instruments dans une approche de l’action publique conçue en termes de management et de

régulation de réseaux. Les auteurs nous invitent à dépasser ces postulats, en se centrant sur la

spécificité des instruments et on rompant avec l’illusion de leur neutralité.

Nous proposons de questionner ces approches par les instruments et par le référentiel, en

observant une politique « par le bas », du côté des acteurs exécutants, les auditeurs.

Ce mémoire de recherche concerne donc le financement de l’aide humanitaire, au

travers de la relation entre les ONG d’urgence et ECHO, le bailleur institutionnel de l’Union

Européenne. Cette relation est ici analysée en se penchant sur un instrument de contrôle utilisé

par ECHO pour contrôler la « bonne utilisation » des fonds européens par ses ONG

1 Les IAP sont bien des institutions car ils déterminent en partie la manière dont les acteurs se comportent, créent des incertitudes sur les effets des rapports de force, conduisent à privilégier certains acteurs et intérêts et à en écarter d’autres, contraignent les acteurs et leur offrent des ressources, véhiculent une représentation des problèmes (p. 16)

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partenaires : l’outil d’audit. A la suite d’Isabelle Bruno1 dans sa thèse sur le benchmarking,

nous n’entendons pas expliquer la transformation des activités politiques (d’un service de

l’Union européenne, des ONG) en décelant sa genèse dans les idées néolibérales. Nous

voulons étudier comment et dans quelle mesure un type d’activité managériale –contrôle par

l’audit- se diffuse dans des secteurs autres que l’entreprise commerciale et comment et dans

quelle mesure des instruments construisent l’activité politique. Comment rendre compte de

la place de l’audit dans un service public centré sur l’humanitaire ? Comment un

instrument tel que l’audit peut-il s’imposer dans des secteurs a priori peu ouverts, car

mus par des logiques potentiellement antagonistes ou contradictoires ?

Comment analyser l’importation de « savoir managériaux » (techniques de gestion et

d’analyse des risques, instruments d’audits financiers et de systèmes, notions de « bonne

gouvernance » et de « gestion saine et efficace », recours à des cabinets d’audits implantés et

reconnus dans le secteur privé commercial) dans le contexte particulier de la politique

européenne d’aide humanitaire, une sphère à priori éloignée de l’entreprise pour lequel

l’audit était forgé ?

Comment les discours et pratiques managériales se sont elles imposées dans un service

public et dans des associations humanitaires, deux types d’organisations marquées pour

la première par des logiques et référents de service public, d’intérêt général, et pour les

secondes de don, de générosité et d’éthique de conviction ?

Nous entendons, dans la lignée du travail collectif dirigé par Cécile Robert2 sur les

transformations managériales contemporaines des activités politiques, questionner le succès

des discours et pratiques managériales. Ces dispositifs se présentent sous des formes et des

contenus divers et polysémiques. Pourtant, par delà leur hétérogénéité apparente, ils possèdent

certaines références communes: ils font référence à la recherche d’efficacité, par la mesure,

l’évaluation, la valorisation de la performance ; ils promeuvent autonomie et responsabilité

1 Isabelle Bruno, Déchiffrer « l’Europe compétitive ». Etude du benchmarking comme technique de coordination intergouvernementale dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, Thèse de doctorat en science politique sous la direction de Christian Lequesne, Institut d’Etudes Politiques de Paris, 2006. 2 Cécile Robert (dir.), « Le management », Politix Vol.20, N° 79/2007. Dans ce numéro, diverses contributions portant sur la managérialisation des activités politiques sont rassemblées : Philippe Aldrin sur l’univers professionnel des permanents socialistes, Anne-Sophie Petitfils sur le recrutement des nouveaux adhérents au sein de l’UMP, Thomas Alam et Jérôme Godard sur les politiques de l’emploi et de l’administration, Julie Gervais sur les hauts fonctionnaires du corps des Ponts et Chaussées, Baptiste Giraud sur le syndicalisme, Sylvain Lefèvre sur le marketing direct au sein des ONG, Jean-Noël Jouzel sur l’univers de la santé professionnelle, et Fabrice Bardet sur le recensement de la population.

Page 15: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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individuelle ; ils accordent une importance primordiale aux formes organisationnelles et aux

procédures, ainsi qu’à leur adaptation continuelle. Cécile Robert poursuit : « Si enfin, ces

principes « managériaux » revendiquent d’avoir été initialement forgés par et pour le monde

de l’entreprise, ils prétendent toutefois à une forme d’universalité, qui justifierait de leur

application à d’autres univers sociaux, indépendamment des contextes nationaux,

institutionnels et professionnels. ». La managérialisation s’est diffusée avec succès non

seulement dans sa sphère d’influence d’origine, les entreprises commerciales, mais elle a été

importée et s’est propagée dans des espaces sociaux qui semblent à première vue éloignés des

logiques marchandes.

Une interprétation commune de ce phénomène de managérialisation présente les discours et

pratiques managériales comme un ensemble unifié de savoir et de savoir-faire, voire même

une idéologie, qui s’imposerait dans divers secteurs sans rencontrer de résistances. Cette

approche peut être dépassée en se penchant sur la diversité des formes que revêt le

management, en tentant d’éclairer les raisons pour lesquelles discours et pratiques se diffusent

avec autant de forces, en observant les résistances et les discours alternatifs et concurrents.

Au sein des dispositifs louant recherche d’efficacité, de la performance, par la mesure,

l’évaluation, la responsabilisation, et la promotion de procédures et de certaines formes

organisationnelles, les politiques de contrôle de la gestion de l’organisation et plus

particulièrement d’audit sont un excellent exemple de pratiques managériales. Notre objet, la

politique de contrôle pratiquée par la Commission européenne sur les ONG d’aide

humanitaire, se révèle extrêmement intéressant car il comporte à la fois un mécanisme de

contrôle de la gestion des organisations, un contrôle par la hiérarchie, un contrôle par le

règlement et les procédures -caractéristiques des organisations bureaucratiques-, un contrôle

par l’audit et un contrôle par la culture d’entreprise. Nous nous pencherons en détail sur le

contrôle par les audits, qui est l’une des formes de contrôle le plus répandu depuis les années

soixante. Ce travail de recherche est centré sur un objet au sujet duquel les travaux de

sociologie politique sont peu nombreux, ce qui pousse le chercheur à s’inspirer de diverses

approches (sociologie et sciences de gestion, sociologie des organisations, sociologie des

instruments, rôle des idées, approche institutionnelle) pour saisir son objet. Au-delà de

l’originalité de l’objet, le secteur étudié présente également plusieurs intérêts. L’aide

humanitaire semble a priori éloignée des logiques d’efficacité organisationnelle et de profit

de l’audit, étant plutôt tournée vers des référents de désintéressement, d’éthique, voire de

militantisme. L’aide humanitaire pratiquée par un bailleur institutionnel, sous l’angle des

Page 16: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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enjeux liés au financement, est peu fréquemment étudiée. Rares sont aussi les travaux de

sociologie internes des organisations internationales et européennes. La troisième innovation

de ce travail réside dans la manière d’étudier l’objet : l’audit est observé non pas seulement

par les discours mais par les pratiques des acteurs exécutants sur le terrain, non seulement

comme une technique mais comme une ressource pour certains acteurs. Ce travail entend

également contribuer à une sociologie de l’Union Européenne, en observant l’architecture

institutionnelle des politiques de contrôle. Enfin, une autre originalité de ce travail est que le

rôle des idées et la sociologie des instruments sont abordés par le bas, au niveau des acteurs

exécutants.

Pour mener notre démonstration, nous nous appuyons sur l’étude des activités du

secteur des audits externes de la direction générale d’aide humanitaire –DG ECHO – de la

Commission européenne. Le terrain étudié– un service administratif de la Commission

européenne travaillant tant avec des auditeurs de cabinets privés qu’avec des associations

caritatives - présente également plusieurs intérêts. Il nous permet d’observer l’importation

des discours sur l’efficacité, la responsabilité, l’importance des procédures, et des pratiques

qui en découlent, dans deux espaces (ONG et administration publique), très différents de

l’entreprise.

Nous avons choisi ECHO parmi les différents bailleurs pour son approche particulière du

partenariat avec les ONG. Les bailleurs ont des manières différentes de déléguer la

responsabilité à leurs partenaires1 et donc imposent avec plus ou moins d’exigences

l’obligation de rendre des comptes. Selon François Grünewald du groupe URD (Urgence

Réhabilitation Développement), certains bailleurs se présentent comme partenaires de

l’acteur opérationnel, s’investissent dans l’action, dans la compréhension des situations, dans

le montage des projets, sont présents sur le terrain. D’autres bailleurs fonctionnent davantage

comme des banquiers, seulement responsables de la gestion des fonds, mais laissant à l’acteur

opérationnel la responsabilité de la qualité de l’action. Enfin, certains ont tendance à se

considérer comme opérationnels, c'est-à-dire acteurs directs de l’aide. La relation avec les

agences humanitaires est parfois de l’ordre de la sous-traitance voire même (cas extrêmes) de

la subordination. Le donneur d’ordre est responsable de toutes les actions, même celles mises

en œuvre par son « préposé ».

1 François Grünewald, “Can partnership between NGO and donors strengthen quality of humanitarian aid?”, janvier 2003 (urd.org).

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Le choix d’étudier la DG ECHO comme bailleur est ici justifié par le fait que cette

administration s’investit de manière particulière dans le partenariat. Dans le cas des audits, les

règles applicables et les impacts des audits sont discutés avec les partenaires, nous offrant

divers opportunités d’observer les interactions entre fonctionnaires européens et membres

d’ONG. De plus, comme la responsabilité est partagée entre le bailleur et ses partenaires, la

DG ECHO surveille ses partenaires avec attention, car l’administration peut être tenue

responsable des actions mises en œuvre par l’ONG.

Notre protocole de recherche est constitué d’observations directes, d’analyse

documentaire et statistiques et d’entretiens semi-directifs.

C’est principalement par le biais d’observations directes menées lors d’une phase de cinq mois d’immersion dans ce service que le sujet a été appréhendé. Le choix de l’observation directe s’est « imposé » par la possibilité d’y effectuer un stage, qui offrait une facilité d’accès et un droit « officiel » d’enquêter dans un milieu relativement clos (accès aux documents, participation aux réunions, séminaires et conférences,…). La décision d’opter pour une observation à visage découvert, bien que difficile à assumer parfois, a incontestablement été perçue comme une volonté de transparence, et a permis d’accéder à des informations pertinentes et d’être invitée à des réunions « pouvant servir pour la recherche ».

Les difficultés rencontrées lors de cette phase d’observation ont été d’entrer en contact avec des personnes d’un milieu social élevé, de nationalités et d’âges différents, expertes dans un domaine tout à fait inconnu (enquête par dépaysement qui s’efforce de rendre familier ce qui est étranger). Pour atteindre une maitrise suffisante du « langage indigène » administratif et technique, des normes de comportement, des efforts singuliers ont dus être déployés. De même, il a été indispensable de rapidement comprendre le planning, d’identifier les acteurs, et surtout les luttes internes, les alliances et les tensions. Il s’est avéré nécessaire de réaliser rapidement une auto-analyse, permettant d’objectiver le passage inconfortable et permanent de la position d’observateur-extérieur à celle de stagiaire-participant, afin de prendre conscience des manières par lesquelles la situation très peu répandue « d’étudiant chercheur » pouvait perturber l’observation.

Néanmoins, grâce à un important travail d’appropriation du langage et des pratiques des auditeurs, grâce aussi à des efforts mutuels de communication et de compréhension, les relations ont été très bonnes. Les auditeurs se sont montrés de plus en plus curieux de la démarche de recherche en sociologie, puis de plus en plus impliqués, allant jusqu’à faciliter le recueil de données ou en recommandant des noms de personnes à rencontrer.

Toutefois, par respect de la confidentialité et du devoir de réserveh, un nombre important de données ne sont volontairement pas reprises ici (chiffres, sources, citations de documents internes, noms et lieux) et seules les informations rendues publiques, celles issues d’entretiens ou celles validées par les auditeurs de la DG ECHO apparaissent dans ce mémoire.

L’analyse documentaire a représenté un maillon important de ce travail de recherche.

La lecture des documents d’ECHO ainsi que les rapports des diverses autres institutions -notamment la Cour des Comptes- a donné des indications précieuses sur l’historique des audits dans cette Direction Générale et sur les modifications dans la politiques de contrôle. Cette étape permettait

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notamment de mettre en lumière les cadres techniques, juridiques et économiques s’imposant à l’Office d’aide humanitaire et plus particulièrement au secteur des audits externes. Les documents du secteur des audits externes (méthodologie, rapports d’activités, etc.) ont permis quant à eux de vérifier, compléter et approfondir la compréhension des données recueillies par l’observation et les entretiens.

D’autres informations ont été recueillies par le biais d’entretiens semi-directifs, avec des

membres de la DG ECHO et des acteurs humanitaires, membres d’ONG.

Des entretiens semi directifs ont été menés avec des membres de la DG ECHO (auditeurs, juristes et financiers d’ECHO) et des membres d’ONG d’urgence, pour recueillir le discours des acteurs eux-mêmes sur leurs propres pratiques et représentations. Plusieurs grilles d’entretiens ont été établies, pour les auditeurs d’ECHO, pour les financiers d’ECHO, pour les cabinets d’audits privés, pour les personnels d’ONG. Chaque grille d’entretien était personnalisée, pour y intégrer des questions spécifiquement adressées à chaque organisation, sur la base d’une préparation documentaire approfondie, et ensuite modifiée au fil de la recherche et de l’évolution de la problématique.

L’objectif des entretiens était de recueillir des faits, des expériences personnelles et des anecdotes, centrées autour des relations de contrôle entre ECHO et les ONG, et d’analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux évènements et interactions auxquels ils participent.

Il nous semble nécessaire de préciser quels ont été les deux plus grands obstacles à surmonter

de ce mémoire, afin aussi de présenter nos excuses au lecteur si quelques erreurs de traduction

s’étaient glissées dans ce mémoire.

Tout d’abord, la plongée ethnographique dans le monde inconnu de l’audit financier et la comptabilité fut un long et difficile parcours. Cette discipline hautement technique ne nous était absolument pas familière, ce qui a rendu l’immersion parfois pénible. La difficulté fut accentuée par le fait que la principale langue de travail est l’anglais. Découvrir une discipline, travailler, interagir, mener entretiens et observations, tout se faisait en anglais, et l’un des grands défis de ce mémoire a été un gigantesque travail d’appropriation du langage administratif européen et comptable en deux langues, puis de traduction de tous les documents nécessaires à ce mémoire.

Dans une première partie, nous nous pencherons sur le développement de la place de

l’audit au sein de la DG ECHO. L’audit peut apparaître comme une nécessité fonctionnelle et

sembler évident. Certains facteurs semblent faciliter l’intégration de l’audit dans l’humanitaire

européen. L’audit possèderait des « qualités intrinsèques », comme sa neutralité et son

effectivité, qui lui ont permis d’investir l’espace commercial, puis les espaces institutionnels

et associatifs (Chapitre 1). La doctrine du Nouveau Management Public dans laquelle il

s’inscrit a permis de l’intégrer dans les réformes de modernisation des administrations

publiques européennes (Chapitre 2). Si l’instrument d’audit s’est imposé dans les politiques

européennes, il produit néanmoins des effets sur les secteurs dans lesquelles il s’applique et la

neutralité de ses effets n’est alors qu’apparente. Dans le secteur de l’aide humanitaire, les

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réformes managériales, inscrites dans la politique de nombreux bailleurs de l’humanitaire,

dont ECHO, ont un impact sur les ONG d’urgence qui dépendent des financements publics.

Les enjeux liés à l’accès aux fonds sur le marché hyperconcurrentiel du don, les scandales et

crises qui ont miné la crédibilité des ONG, la dépendance aux bailleurs publics, ont incité de

nombreux acteurs de l’humanitaire à intégrer les réformes managériales, par la

professionnalisation et la rationalisation des procédures, voire même par une redéfinition de

l’éthique humanitaire. (Chapitre 3).

Nous verrons ensuite que le développement des audits au sein d’ECHO ne peut se

comprendre par une simple lecture en termes de « nécessité » de l’instrument. En effet,

l’étude de terrain laisse apparaître un important décalage entre les ambitions de l’audit et ses

usages réels. Nous adopterons une approche par le bas, pour voir par quels dispositifs

pratiques, de quelle manière et via quels acteurs l’instrument s’impose (ou non) sur notre

terrain. Les changements récents dans la politique de contrôle et notamment le recours à la

sous-traitance ont profondément modifiés les audits externes. L’importation de l’audit chez

ECHO ne se fait pas sans difficultés, car au sein même de leur administration, les auditeurs

n’ont pas toujours le soutien nécessaire. La collaboration inters-service pour mener à bien les

audits est parfois difficile, le soutien de la Direction est en demi-teinte, la politique d’audit est

faiblement visible, ce qui rend relativement marginale la place des audits au sein de la DG.

Nous proposons alors de tenter de comprendre comment et pourquoi un instrument

relativement marginalisé se maintient et se développe malgré tout, occupant une place

croissante. Ce qui peut sembler dysfonctionnel peut se révéler fonctionnel à un autre niveau.

Selon nous, l’audit se développe de manière croissante car il répond à d’autres logiques. La

DG ECHO évolue dans un environnement institutionnel où elle tente de gagner et garder une

place légitime. L’audit est développé alors pour participer à la légitimation et la revalorisation

du secteur humanitaire dans les politiques européennes. La légitimation passe aussi, au niveau

interne, par la légitimation de ses acteurs. L’audit exhorte les ONG à standardiser leurs

formes organisationnelles et leurs pratiques, pour se rapprocher d’une forme « idéale »

(définie comme telle) de l’ONG d’urgence. Cette incitation se fait de manière douce et non

coercitive, par le développement de l’autocontrôle. Si l’audit s’adapte aux logiques

spécifiques du secteur humanitaire, il s’adapte aussi aux requêtes issues de l’espace

institutionnel européen. L’audit tente alors de s’imposer en tant que « réponse » à ces

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injonctions, issues de deux secteurs, qui semblent parfois contradictoires. L’instrument

d’audit est alors le fruit d’un « bricolage », et en définitive un instrument remodelé et

réinterprété.

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PARTIE I - L ’AIDE HUMANITAIRE PRISE PAR LES INSTRUMENTS ET

PRATIQUES MANAGERIALES

Afin de répondre à notre question sur l’importation des pratiques et discours

managériaux dans le secteur institutionnel européen et dans le secteur associatif des ONG

d’urgence, une partie introductive, théorique et nécessairement aride s’impose. Selon une

approche fonctionnaliste, l’audit peut apparaître comme une nécessité, comme la « réponse »

à un « problème ».

Nous commencerons par définir ce que sont les discours et pratiques managériales, et plus

particulièrement la gestion et l’audit. Nous adoptons ici une perspective historique pour

retracer les grandes étapes d’un instrument, forgé dans le monde de l’entreprise commerciale,

qui s’est ensuite diffusé dans d’autres secteurs, grâce à sa prétendue neutralité. La doctrine du

Nouveau Management Public dans laquelle il s’inscrit a permis de l’intégrer dans les réformes

de modernisation des administrations publiques européennes Selon nous, des évènements

historiques (chute de la Commission Santer) ont été instrumentalisés par certains acteurs

(Parlement européen, Cour des Comptes, OLAF, etc.), afin de faciliter et d’accélérer la mise

en œuvre de réformes managériales. Si l’audit s’est progressivement intégré dans les

politiques européennes, il est loin d’être neutre, comme nous pouvons le voir dans le cas de la

politique européenne d’aide humanitaire. Les réformes managériales, inscrites dans la

politique de nombreux bailleurs de l’aide d’urgence, ont un impact sur les ONG qui

dépendent des financements publics. Les ONG ne sont pas devenues « naturellement » des

« multinationales de la solidarité » ou des « entreprises caritatives », par la seule puissance

d’une idéologie dominante qui s’impose à tous. Les enjeux liés à l’accès aux fonds sur le

marché hyperconcurrentiel du don, les scandales et crises qui ont miné la crédibilité des ONG,

la dépendance aux bailleurs publics, ont incité de nombreux acteurs de l’humanitaire à

intégrer les réformes managériales, par la professionnalisation et la rationalisation des

procédures.

Le Nouveau Management Public et les formes managériales constitueraient une matrice

d’idées néolibérales qui s’imposerait à tous. L’audit s’imposerait dans les services publics car

il permettrait de rattacher la réalisation de l’intérêt général à la nécessité de rendre des

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comptes aux « citoyens-contribuables-clients ». Il s’imposerait dans l’humanitaire en liant

l’éthique humanitaire au devoir de responsabilité et d’accountability, qui rendraient

« nécessaires » la professionnalisation.

Nous ne prétendons pas présenter ici une approche diachronique exhaustive du

développement de l’audit, de la diffusion des idées managériales, et écrire « l’histoire

officielle » du Nouveau Management Public. Nous proposons de repérer des tendances qui

s’incarnent dans des évènements particuliers, dans le profil d’acteurs ou d’institutions, nous

permettant d’éclairer le développement de l’audit sur notre terrain, la DG ECHO, point de

rencontre entre audit, ONG et institution européenne.

CHAPITRE 1- L’AUDIT, UN INSTRUMENT « NEUTRE ET EVIDENT » DE GESTION DE L’ORGANISATION

L’audit semble s’imposer avec la force d’une hégémonie, non seulement dans

l’entreprise commerciale qui fut son berceau, mais aussi dans d’autres secteurs où on

l’attendait moins. Ce serait grâce à ses qualités intrinsèques - neutralité, universalité,

efficacité- que cet instrument se serait propagé sans rencontrer de résistances.

Ce premier chapitre a pour ambition de définir tout d’abord ce qu’est l’audit. Pour ce faire,

nous réinscrirons cet outil de la comptabilité et de la gestion dans le contexte historique qui

l’a vu naître et se développer. Il s’agit d’analyser la gestion1 – et l’un de ses instruments,

l’audit- comme des objets, modalités « évidentes et incontournables » de conduite des

organisations, en retraçant la naissance et la diffusion de la forme gestionnaire. Nous

observerons ensuite à qui s’applique l’audit, en nous penchant sur deux secteurs

« inattendus » où il s’est propagé, les associations sans but lucratif et les administrations

publiques européennes.

SECTION 1- HISTOIRE DE LA GESTION ET DE L’AUDIT-CONSEIL : DE LA

NAISSANCE A UNE IMPOSITION HEGEMONIQUE

Selon Valérie Boussard dans son ouvrage, Sociologie de la gestion. Les faiseurs de

performance, la gestion semble omniprésente et envahissante, voire hégémonique, si l’on

1 Selon l’ouvrage de Valérie Boussard, Sociologie de la gestion : les faiseurs de performance, Paris : Collection Perspectives sociologiques, Edition Belin, 2008, ainsi que celui dirigé par Jean-Philippe Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer, L'invention de la gestion : histoire et pratiques, L'Harmattan, Paris, 1994.

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regarde la diffusion de ses pratiques dans le temps et l’espace. Elle serait symbole d’efficacité

au sens où elle représenterait le seul et le meilleur moyen, pour une organisation, de produire

efficacement. Grâce à leurs prétendues qualités d’efficacité, neutralité et universalité, gestion

et audit se seraient diffusés avec la force de l’évidence et imposés dans divers espaces

sociaux.

§1- APPARITION ET DIFFUSION DE LA LOGIQUE GESTIONNAIRE

La plupart des manuels de gestion ou de management font remonter la genèse de ces

activités aux temps les plus anciens1. Conduire, contrôler et diriger une organisation ne sont

pas des activités nouvelles, mais les modalités gestionnaires contemporaines sont, elles, bien

différentes de celles qui existaient aux origines.

A partir du XVIIIème siècle en Occident, on voit apparaître de nouvelles façons de concevoir

la conduite des organisations, avec de nouveaux termes (ou de nouveaux usages de ceux-ci)

pour les définir. Au XVIIème siècle, le verbe administrer (du latin administrare, « prêter son

aide ») est utilisé pour désigner la conduite des affaires publiques (« administrer la cité »). A

partir de 1841, le terme gestion est emprunté au latin gestio dans le sens de « action de gérer,

exécution ». Enfin, le dernier terme apparu (1896), le verbe manager, a commencé à

s’appliquer au domaine du sport (to manage, « s’entrainer, dresser » en équitation) avant de

s’appliquer à celui de l’économie. Management est particulièrement employé depuis la fin du

XVIIIème siècle pour désigner un ensemble de personnes chargées de la gestion et de la

direction d’une institution, d’une organisation, d’une entreprise. Selon Valérie Boussard, un

nouveau vocabulaire lié à la conduite des organisations émerge donc en même temps que se

séparent détention de la propriété et travail (gestion) de cette propriété.

Au début du XIXème siècle (1830), la comptabilité industrielle se développe. Les actionnaires

des conseils d’administration ont alors besoin d’un moyen de surveiller les centres de

production dont ils sont physiquement éloignés. Après 1870, aux Etats Unis comme en

France, l’industrie entre dans une phase d’intensification du travail. Augmenter le profit,

augmenter la productivité et contrôler le travail sont les nouveaux enjeux. Frederick Winslow

Taylor élabore une nouvelle doctrine en développant l’étude expérimentale et la modélisation

1 Mésopotamie, Egypte ancienne, Grèce antique, Chine,… Toutefois, dater l’apparition d’une discipline représente avant tout un enjeu pour ses acteurs, car inscrire la discipline dans une histoire longue, ou la rattacher à des généalogies prestigieuses permet de la légitimer ou l’ennoblir.

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mathématique, et à partir des années vingt, son approche gestionnaire commence à se

répandre et à devenir légitime, quittant progressivement le seul domaine du travail de

production. En France, l’ouvrage d’Henri Fayol, Administration industrielle et générale, paru

en 1925, traduit les efforts pour fonder des techniques d’administration dont les principes sont

proches de la démarche scientifique. La collecte d’information et leur retraitement statistique

deviennent la base d’une discipline en expansion.

La fin du XIXème siècle constitue un tournant majeur. Les savoirs gestionnaires

s’institutionnalisent dans le champ académique, puisque les universités ouvrent des

formations à la gestion1 (management ou business aux Etats Unis). Cette reconnaissance

institutionnelle marque la formalisation d’un champ de pratiques et de savoirs, constitués en

discipline depuis la fin du XIXème siècle sous des appellations et des usages très diversifiés.

Si la gestion a évolué durant trois siècles, l’audit est marqué lui aussi par quelques

évènements historiques significatifs. Cette technique de vérification a évolué dans le temps et

s’est progressivement imposée, non seulement comme une moyen de contrôle des comptes

« fiable et légitime », mais aussi comme une technique d’amélioration de l’entreprise.

§2- L’AUDIT, DE LA VERIFICATION COMPTABLE A L’EXPLOSION DU CONSEIL

Selon Michael Power2, l’audit existe, sous diverses formes3, depuis les origines de la

vie commerciale. Selon les manuels consacrés à l’audit et la gestion l’audit financier moderne,

1 C’est plus tardivement qu’aux Etats Unis, à partir de 1968, que, dans la lignée de l’Université Dauphine nouvellement crée, les universités françaises homologueront cette nouvelle discipline. Voir sur ce sujet la thèse de Fabienne Pavis, Sociologie d'une discipline hétéronome. Le monde des formations en gestion entre universités et entreprises en France. Années 1960-1990, Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Michel Offerlé, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, janvier 2003, ainsi que l’ouvrage de Marie-Emmanuelle Chessel et Fabienne Pavis, Le technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, 2001. Selon ces auteurs, la genèse de la gestion, nouvelle discipline dans l’enseignement supérieur, se fait sous l’impulsion de hauts fonctionnaires, de patrons et d’enseignants. C’est d’abord grâce à une rhétorique économique internationale et une politique de promotion de l’enseignement de la gestion, lancé dès 1960 via l’OCDE au nom du « progrès économique et social » que la discipline s’institutionnalise. La gestion entre prudemment à l’université via la création des Instituts d’administration des entreprises (IAE) en 1955, tandis que les écoles de commerce enclenchent un mouvement de réforme pour entrer dans l’enseignement supérieur. Cette réforme implique un « brouillage du droit d’entrée », avec le remplacement des praticiens enseignants, et des professeurs de disciplines traditionnelles (comme le droit ou les langues), par des enseignants professionnels de gestion, faisant aussi le plus souvent de la recherche. On observe dans l’enseignement de la gestion en France une prééminence d’une logique d’établissement (HEC, Dauphine, les Graduate Business Schools, etc.) sur une logique disciplinaire. 2 Michael Power, The audit explosion et The Audit Society. Rituals of verification, déjà cités. 3 Les premiers audits financiers semblent avoir été oraux dans leur forme et juridiques dans leur structure. Avec l’augmentation et la complexification des transactions, l’audit a subi des modifications avec l’évolution des traces comptables et des états financiers, qui ont acquis valeur de preuve et sont venus compléter la tradition orale.

Page 25: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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en tant que pratique individuelle indépendante de la comptabilité, a commencé à prendre

forme au milieu du XIXème siècle. Audit vient du latin audire, qui signifie écouter. L’audit

repose –selon les praticiens- sur une idée très simple, relevant du « bon sens » : lorsqu’un

individu (le principal) confie à un tiers (l’agent) ses ressources économiques, il faut exercer

un contrôle sur lui, les hommes étant « par nature » faibles et peu fiables. Ainsi, la nécessité

d’un contrôle exercé par les principaux sur les agents donne naissance à l’audit. Selon Alain

Mikol 1, l’audit était mené à l’origine par le propriétaire lui-même, afin de contrôler que

l’intendant travaillait correctement, et qu’il traduisait fidèlement le résultat de son travail dans

les comptes annuels. Cette tâche est progressivement confiée à des professionnels, qui

formeront la profession d’auditeur. Dans la seconde partie du XIXème siècle, des associations

de comptables apparaissent, répondant aux demandes d’expertise des entreprises et aux

exigences de contrôle des compagnies industrielles par l’Etat. La fonction des auditeurs est

double : ils doivent juger (« la gestion de l’organisation menée par les dirigeants est-elle

pertinente ? » et « les résultats obtenus sont-il satisfaisants ? ») et certifier (« l’activité de

l’entreprise a-t-elle été fidèlement exprimée dans les comptes annuels, conformément aux

normes en vigueur ? »). L’auditeur doit appartenir à l’un des corps professionnels reconnus

dans ce domaine et dispose d’un certains nombre de droits et de devoirs qui assurent son

indépendance et lui permettent d’exercer la fonction d’audit.

Le secteur se développe autour d’une activité d’expertise-comptable et d’audit, à partir de la

tradition comptable anglo-saxonne. C’est en Angleterre que naissent, au milieu du XIXème

siècle, les premières sociétés de comptabilité2, dont la taille est très réduite. Pendant toute la

première moitié du XXème, les firmes anglo-saxonnes se développent au rythme de la

croissance de leurs clients3. En 1957, ces sociétés fusionnent et se lancent dans l’activité de

conseil en management. Jusqu’à la fin des années 1960, les plus grandes sociétés de conseil

s’articulent autour d’un cabinet britannique ou d’un cabinet américain dont le cœur de métier

est l’audit. Les cabinets sont membres de réseaux, ils s’échangent des clients et parfois des

1 Alain Mikol, « Formes d’audit », in Bernard Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, 2ème édition, 2009, Economica, p.841-851 2 Par exemple, Price Waterhouse est fondé à Londres en 1849. A la fin du XIXème siècle, elle ouvre une succursale aux Etats Unis où les banques d’investissement et grandes firmes ont besoin d’experts en comptabilité et finance. Au début du XXème siècle, Price Waterhouse est la société comptable la plus connue dans le monde, avec, à la fin des années 1930, cinquante-sept bureaux dans le monde. 3 Raymond Béthout, « Audit, les grands acteurs », in Bernard Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, 2ème édition, 2009, Economica, p.49-71, explique ainsi par exemple que « Hastings & Sells (aujourd’hui DTT) devient auditeur de General Motors en 1919, société qui est encore aujourd’hui client de Deloitte, comme d’ailleurs la ville de Chicago, dont l’audit lui fut confié en 1900. De nombreux exemples pourraient être donnés sur le lien entre le succès des entreprises et le succès de leurs auditeurs. »

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associés (partners), mais ils ne partagent pas encore un modèle commun de fonctionnement

(formation, normes, politiques de ressources humaines). Au début des années 1980, ces

sociétés entament un vaste mouvement de rachat et de fusion1, aboutissant à la création de

huit sociétés dominant par leur taille et leur chiffre d’affaire le marché du conseil : les Big

Eight2. A la fin des années 1980, les Bigs passent de huit à six, puis cinq, puis quatre3, alors

surnommés les Fat Four : Deloitte, Ernst & Young, KPMG, PriceWaterhouseCoopers

(KWC). En même temps, le modèle de fonctionnement se transforme : ce ne sont plus des

entreprises d’origine anglo-saxonne s’appuyant sur un réseau de représentation à l’étranger,

mais des cabinets multinationaux standardisant leurs méthodes en vue de la conquête de parts

de marché4.

L’activité change elle aussi, car les auditeurs commencent à se spécialiser dans le conseil

fiscal, le conseil en organisation du travail, le conseil en stratégie, etc. L’apparition de

l’informatique dans les grandes entreprises accentue ce passage vers l’activité de conseil. Un

audit implique nécessairement un contrôle de l’informatique, audit informatique qui mène à la

formulation de recommandations pour améliorer l’efficience… Avec l’apparition des comptes

consolidés5 à partir des années 1970, les cabinets anglo-saxons conseillent les entreprises qui

souhaitent établir ce type de comptes. Le mot audit, dès 1980, ne signifie plus seulement

« vérification comptable », mais aussi « conseil » et dès la fin des années 1980, c’est

désormais le conseil qui constitue l’essentiel des services commercialisés par les grands

cabinets6.

1 Sous l’influence de divers facteurs, comme l’internationalisation de grands clients, les phénomènes de globalisation, la recherche de productivité, en particulier par l’externalisation… 2 Les “Big Eight” sont: Arthur Andersen; Coopers & Lybrand; Deloitte Haskins & Sells; Ernst & Whinney; Peat, Marwick, Mitchell (devenu KPMG en 1986); Touche Ross; Price Waterhouse et Arthur Young 3 En 1989 a lieu la fusion d’Arthur Young avec Ernst & Whinney, puis, en 1990, Deloitte Haskins & Sells fusionne avec Touche Ross et un cabinet japonais (Tohmatsu). Les Big Eight deviennent les Big Six, puis, avec en 1998, la fusion entre Price Waterhouse et Coopers & Lybrand, ils deviennent les Big Five. Arthur Andersen disparaît en 2002 à la suite du scandale Enron, ce qui n’en laisse que quatre. 4 Carlos Ramirez, « Du commissariat aux comptes à l’audit. Les Big 4 et la profession comptable depuis 1970 », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 146-147, mars 2003, p. 62-79, et Raymond Béthout, « Audit, les grands acteurs », in Bernard Colasse (dir.), Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit, 2ème édition, 2009, Economica, p.49-71 5 Issu de l’anglais « to consolidate », qui signifie « grouper », la consolidation des comptes, consiste en une agrégation des comptabilités des sociétés qui composent un groupe en une entité unique. 6 Pour des développements plus récents, notons qu’à la fin des années 1990, le secteur connaît une croissance florissante. Par contre le début du XXIème siècle est marqué par des évènements dont les conséquences sont encore difficiles à évaluer pour le secteur de l’audit et notamment pour les Big : éclatement de la bulle Internet qui provoque de sérieux dégâts au niveau boursier, scandale de l’affaire Enron et la descente aux enfers du cabinets Arthur Andersen, provoquant une chute de confiance qui affecte durement la crédibilité des Big, attentats du 11 septembre qui provoquent des conséquences dans les domaines économiques et financiers. Dans plusieurs pays, les autorités de régulation proposent des mesures pour renforcer l’indépendance des auditeurs, et

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Avec le développement de la gestion et l’audit-conseil, les instruments se sont sophistiqués,

les doctrines se sont diffusées et les savoir-faire institutionnalisés. En parallèle, on assiste à la

diffusion, voire la contagion des discours et pratiques managériales et gestionnaires à des

secteurs qui semblaient a priori tout à fait étrangers aux logiques créées pour les entreprises

commerciales capitalistes.

§3- LA CONTAGION DES FORMES MANAGERIALES

La gestion apparaît avec les premiers entrepreneurs capitalistes. Les grandes

entreprises sont aussi pionnières en matière de création et de diffusion des méthodes de

gestion, puisqu’elles mettent en place les méthodes de dernière génération. La gestion, qui

relève du domaine économique, s’est progressivement imposée comme principe hégémonique

légitime, généralisable à toutes les sphères d’activités économiques et sociales. Les dispositifs

de gestion touchent aussi les entreprises publiques (exemples d’EDF, France Telecom, La

Poste) mais aussi des services publics comme le service public hospitalier, l’Education

Nationale, les mairies,… Concernant les audits, le marché du contrôle et du conseil aux

entreprises se complète lui aussi d’une offre en direction d’autres champs : administration,

Etat, santé, éducation, etc. Même les syndicats et les associations sans but lucratif, bien que

situés à un pôle encore plus éloigné de l’entreprise capitaliste, sont touchés par la gestion. Il

en ressort une assimilation possible de toute organisation à une entreprise privée. Services

publics et associations devenant des entreprises « comme les autres », les dispositifs de

gestion y seraient développés pour aider à leur efficacité.

Nous pouvons relever l’influence majeure de l’œuvre de Peter Drucker dans la diffusion des

méthodes managériales au « non profit sector ». Le management, dissocié de l’économie et de

la sociologie, se répand comme technique à part entière sous l’impulsion des ouvrages du

« Pape du management »1. Il écrit en 1945 Concept of the Corporation, un ouvrage

décortiquant l'organisation managériale de l'entreprise, et il invente le métier de consultant. En

la période 2003-2007 « âge d’or » est marquée par un retour à la croissance, mais avec la crise de 2008, l’avenir est loin d’être écrit… 1 Né en 1909 à Viennes, il est l’un des théoriciens américains du management. Docteur en droit, professeur de philosophie et de science politique, il conseille le PDG de General Motors et développe sa théorie du management. Il travaille ensuite comme consultant auprès d’associations, d’organisations caritatives ou d’administrations. Ses principaux ouvrages sont The Concept of Corporation, en 1945 ; An Introductory View of Management, en 1977 ; Innovation and Entrepreneurship: Practice and Principles, en 1985 ; Managing the Non-Profit Organization: Practices and Principles, en 1990 et The Post-Capitalist Society, en 1993.

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1990, il publie Managing the Non-Profit Organization: Practices and Principles, qui

transpose aux sphères non commerciales les principes du management moderne.

Concernant ces secteurs publics et associatifs touchés par le management, Baptiste Giraud1

décrit le travail des cabinets de conseil en management social. Apparus dans les années 1970,

ils se sont spécialisés dans le domaine de la gestion des relations avec les organisations

syndicales et des conflits sociaux. Dans un autre domaine, Thomas Alam et Jérôme Godard2

se penchent quand à eux sur les politiques de l’emploi et de l’alimentation, pour montrer que

dans ces domaines, des savoirs managériaux ont été importés au milieu des années 1980 pour

l’emploi et à la fin des années 1990 pour l’alimentation. Sylvain Lefèvre3 analyse la genèse et

l’institutionnalisation du fundraising, technique de collecte de fond privé au sein des ONG,

directement inspirée des méthodes de marketing direct et de la vente par correspondance.

Nous avons parcouru quelques jalons de l’histoire la gestion et l’audit, et sans prétendre

produire une explication fournie de la manière dont ces formes managériales se sont diffusées

et imposées, nous constatons que ces instruments sont présents dans divers secteurs de la vie

sociale. Si ces instruments se sont diffusés par des étapes historiques, ils s’incarnent aussi

dans des discours, des grands principes, une rhétorique, que nous nous attacherons maintenant

à analyser.

1 Baptiste Giraud, « Le syndicalisme saisi par le management. Les conditions de production d’une expertise managériale de l’action syndicale au prisme de ses investissements diversifiés », Politix, Vol.20, N° 79/2007, p. 125-147 2 Thomas Alam et Jérôme Godard, « Réformes sectorielles et monstration de la modernité. Les usages des savoirs managériaux dans les politiques de l’emploi et de l’alimentation », Politix, Vol.20, N° 79/2007, p. 77-100 3 Sylvain Lefèvre, « Le sale boulot et les bonnes causes. Institutionnalisation et légitimation du marketing direct au sein des ONG », Politix, Vol.20, N° 79/2007, p. 149-172

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SECTION 2- LES GRANDS PRINCIPES DU DISCOURS MANAGERIAL ET LEUR INSCRIPTION DANS LES TECHNIQUES

Nous commencerons par analyser le discours de la gestion sur elle-même, en reprenant

le raisonnement développé par Valérie Boussard. Nous définirons ensuite les grands principes

justifiant l’audit, pour finir par l’illustration de discours managérial inscrit dans des pratiques.

L’analyse des principes sous-jacents est indispensable, nous disent Pierre Lascoumes et

Patrick Le Galès1, car elle permet de déconstruire les discours d’efficacité, de « neutralité » et

de modernité autour des instruments d’action publique, discours qui servent parfois à

dissimuler d’autres objectifs, ou à dépolitiser des questions politiques.

§1- MAITRISE, PERFORMANCE, RATIONALITE

L’hypothèse centrale défendue par Valérie Boussard est qu’au-delà de l’ensemble a

priori hétéroclite de pratiques et de savoirs théoriques, une même forme de conduite des

organisations se dessine. Les grands principes de l’idéologie gestionnaire reposent sur un

triptyque. Le premier définit la raison d’être de la gestion : contrôler et maîtriser une

organisation. Le second fixe un objectif : permettre aux organisations d’être efficaces et

performantes. Le troisième en détermine les modalités : l’utilisation d’une approche

méthodique et rationnelle des problèmes.

La maîtrise et le contrôle sont normatifs : il s’agit d’orienter le fonctionnement vers plus

d’efficacité en vue d’atteindre une organisation performante, selon des définitions préétablies.

Le terme clé traduisant ce processus est celui d’optimisation (des ressources, des moyens, de

l’organisation, des hommes, des délais, etc.). Le troisième principe est la « rationalité ». La

gestion formule des décisions et des méthodes d’action qui sont élaborées à partir d’analyses,

de mesures, de comparaisons, mais aussi de formalisation des problèmes et de modélisation

des solutions. La gestion, et l’audit en tant qu’instrument de la gestion s’efforcent de ramener

le fonctionnement de l’organisation à un ensemble cohérent de connaissances obéissant à des

lois (et vérifiées par des méthodes expérimentales), par une approche « scientifique » des

problèmes.

1 Pierres Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.) Gouverner par les instruments, Presses de Science Po, Paris, 2004

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Ces grands principes s’incarnent dans des règlements, des procédures, des pratiques, comme

nous pouvons le voir dans l’audit financier. Les pratiques en matière d’audit peuvent varier

considérablement, selon les types d’audits1, les cabinets qui les effectuent, la règlementation

et les critères appliqués, et en fonction de l’audité. Face à cette grande diversité de pratiques,

les auteurs s’accordent sur le fait qu’il est très difficile de définir ce qu’est un audit, puisqu’il

n’existe pas de consensus sur la véritable nature de l’audit. De plus, les définitions officielles

produites dans des documents juridiques ou promotionnels sont souvent élaborées par les

auditeurs eux mêmes, et constituent une projection idéalisée et normative des espoirs placés

dans cette pratique. Ces définitions affirment une possibilité plutôt qu’elles ne décrivent des

faits réels. Définir l’audit, c’est donc en grande partie essayer de montrer ce qu’il pourrait

faire. L’audit financier, la première des formes d’audit, qui a servi de modèle aux autres

formes, est en général défini comme « un examen indépendant des relevés de comptes d’une

entreprise et l’expression d’une opinion les concernant ». Nous pouvons voir ici les éléments

essentiels que contient l’audit : l’indépendance des auditeurs par rapport au sujet audité,

l’aspect technique sous la forme de recherche de preuves et l’examen de documents,

l’expression d’une opinion fondée sur les preuves et la mention d’un objet clairement défini,

ici, les états financiers.

Selon Michael Power, définir l’audit nécessite également de décrire le système de l’audit

financier, qui est constitué de plusieurs niveaux. L’audit financier repose tout d’abord sur des

connaissances officielles. Ces règles sont au départ routinières, élaborées de manière ad hoc

au niveau de la pratique et parviennent peu à peu au niveau de la théorie. Elles sont codifiées

d’abord en interne puis de manière abstraite au niveau des instituts professionnels et des corps

réglementaires. Toutes ces procédures, qui possèdent divers degrés d’autorité formelle,

constituent ce que l’on appelle souvent les pratiques « communément admises »2. Le

deuxième niveau de connaissances concerne les mécanismes qui répandent ces connaissances

procédurales auprès des professionnels. Ils impliquent divers degrés d’enseignement3 formel

et informel, en interne ou en externe, de formation et de socialisation. A ce niveau, les

professionnels acquièrent des styles de comportement et de discours –les règles tacites de la

1 On pourrait établir une différence entre un audit a postériori et un audit a priori, entre une vérification et une révision, entre un contrôle de la régularité des transactions et un audit d’optimisation des ressources, entre l’audit des entreprises publiques et celui des entreprises privées, entre les audits financiers et non financiers, entre l’audit, l’évaluation, l’inspection, entre les grands et les petits audits, entre les audits externes et internes, etc. 2 Nous retrouvons ici les méthodes d’échantillonnage et d’analyse des risques, par exemple, que nous aurons l’occasion d’observer dans la seconde partie du mémoire. 3 Comme les formations internes, les mises à jour techniques, les conférences, séminaires, et autres formes de « formation continue ».

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présentation- ainsi que des compétences pratiques. Le troisième niveau de ce système est le

niveau pratique, où sont prononcés et rédigés les jugements d’audits. Ici, la production de

déclaration de certitudes est liée à des interactions internes complexes entre l’auditeur et

l’audité, puisque les « faits » en matière d’audit et de comptabilité sont négociés avec le

client. Ces niveaux d’élaboration et de diffusion des connaissances sont, dans le cas de l’audit

financier, très institutionnalisés et le système de l’audit financier demeure un modèle puissant.

Modèles puissants incarnant la modernité et l’efficacité, l’audit et la gestion, grâce à leur

technicité, leur neutralité, leur scientificité, se présentent comme des « one best way », des

réponses et remèdes apportés aux problèmes et maux des organisations qu’ils gouvernent.

Pour comprendre ce que sont la gestion et l’audit, il faut aussi se plonger au cœur des

organisations. La gestion se montre alors sous un certain nombre de productions écrites (la

formalisation de principes ou de règles), des productions orales (des discours), et des

productions techniques (des codes, des standards, des logiciels, des procédures, des grilles,

des tableaux, etc.). Afin de donner un peu « de chair » à cette partie plutôt aride et théorique,

nous proposons un exemple pratique rencontré sur le terrain.

§2- LORSQUE LES DISCOURS SE LISENT DANS LES OUTILS

Voici un outil rencontré lors de nos observations de terrain :

Unit Management Plan

Ce document est un compte rendu annuel des activités d’une unité spécifique d’une administration. Il centralise les rapports d’activité des quatre sous secteurs qui constituent cette unité. Ce n’est pas un document d’audit, mais un document de gestion de l’unité à laquelle appartient le secteur des audits.

Il se présente sous la forme d’un rapport d’une trentaine de pages, distribué aux services du directeur général de la structure, aux différents chefs de secteurs et à tous les membres de l’unité, qui peuvent ainsi prendre connaissance des activités de leurs collègues. Le « Unit Management Plan » est présenté par le chef d’unité, les chefs de secteurs et certains fonctionnaires lors d’une réunion officielle avec le directeur général, qui s’y rend assisté de ses plus proches collaborateurs. Ce document se subdivise en plusieurs parties, à l’intérieur desquelles se trouvent plusieurs sections, service par service et réalisées par chacun d’entre eux.

Le document présente tout d’abord une vue générale de l’unité : les principales missions, par secteur de l’unité sont rappelées. La structure est présentée à l’aide d’un organigramme de l’unité, les ressources humaines sont détaillées (avec un tableau répartissant le personnel entre les secteurs, en les dénombrant selon leur statut/grade dans l’administration). La dernière sous partie est consacrée (illustrée par un tableau) à une répartition des ressources financière (budget) dans l’unité entre les différents secteurs. La seconde partie du document est intitulée « Achievements of the Unit » pour l’année écoulée. Cette partie -où des tâches techniques sont listées- est subdivisée en quatre sections, correspondant respectivement aux activités accomplies par les divers secteurs. La troisième partie concerne les objectifs à atteindre pour l’année en cours, objectifs eux même dérivés d’un autre document, le « Annual Management Plan », qui concerne toutes les unités de l’administration. Par secteur, les objectifs sont listés, des plus généraux jusque dans des détails. Ces détails comprennent des chronogrammes, des objectifs chiffrés de résultats, des délais à respecter, du personnel supplémentaire à recruter… La quatrième

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partie –beaucoup plus courte- est intitulée « Risk to achievement of objectives », et elle s’attache à lister les obstacles éventuels qui pourraient compromettre l’atteinte des objectifs fixés précédemment. Enfin, la dernière partie, de conclusion, rappelle les changements récents qui ont affecté l’organisation en termes d’augmentation de charge de travail, de manque de personnel et de ressources. Puis les conclusions sont brièvement détaillées par secteur.

Cet outil est donc lui-même la combinaison et l’articulation de plusieurs instruments de base : les parties narratives concernant chaque secteur sont issues des rapports d’activités, les calculs statistiques et indicateurs chiffrés sont le résultat d’un suivi automatisé des données (nombre d’audits de siège, nombre d’audits de terrain, etc.), puis de leur retraitement spécifique. Les plannings sont issus de l’application informatique de gestion de projet utilisée par les équipes pour la planification des tâches.

Cet outil est extrêmement fréquent, dans tout type d’organisation. Si la nature des données et

leur présentation sont susceptibles de varier d’un cas à l’autre1, l’outil sert à chaque fois à la

maîtrise du fonctionnement de l’organisation, car au travers de cet outil (écrits, chiffres et

graphes), c’est la transparence de l’organisation qui est visée. Le contrôle ne peut s’effectuer

que par rapport à des normes prévues auxquelles sont comparées les données, et les écarts

entre les deux situations sont au cœur du compte rendu d’activité. Il s’agit, pour les

responsables de s’expliquer, se justifier, « rendre des comptes », sachant que ce qui est visé,

c’est l’atteinte des objectifs. Par exemple retrouver dans les objectifs pour l’année en cours

des objectifs qui avaient été fixés l’année précédente et n’ont pas été atteints est du plus

mauvais effet.

Cet outil ambitionne d’objectiver l’organisation, en la décomposant en éléments qui

permettent son analyse dans le détail. Il normalise le fonctionnement de l’organisation, et

nous pouvons voir ici une logique commune articulée autour de la recherche d’un idéal pour

l’organisation. L’objectivation s’appuie sur une représentation rationnelle du fonctionnement

organisationnel, tandis que la fixation d’objectifs et l’évaluation cherchent à produire de la

performance. Si cet outil se présente comme neutre, il incorpore pourtant des éléments du

discours gestionnaire, même si ces derniers ne sont qu’implicites. En matière de gestion, les

techniques sont aussi des objets dans lesquels se lisent les discours, et les discours portent eux

même sur la présentation de ces techniques. Saisir la gestion, c’est donc saisir les deux

niveaux, celui du discours et celui des techniques, mais dans leurs imbrications et leurs

articulations.

Ce document de gestion permet de contrôler l’organisation, de la juger, selon des critères ici

décidés en interne. Pour pouvoir être contrôlée, cette unité administrative doit être

1 Selon le type de structure et d’activité, on peut y retrouver des données de production (volume, qualité, délai), des données financières (coûts, trésorerie, etc.), des données commerciales (clients, parts de marché, chiffre d’affaire, etc.).

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contrôlable. Appliquant cette logique à l’audit, Power explique que pour être auditées, les

organisations doivent être « auditables ». L’audit s’est présenté tout d’abord comme faisant

partie d’une boîte à outils de diagnostic. Toutefois, l’audit n’est pas seulement un moyen de

constater. L’audit pour être efficace exige en effet un environnement (systèmes, instruments

de mesure de la performance) qui rende un certain type de vérifications possibles.

Entrons alors dans le champ des institutions européennes et des ONG de l’humanitaire, afin

de voir comment ces organisations sont devenues «auditables».

Page 34: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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CHAPITRE 2- L’AUDIT AUX PRISES AVEC LES LOGIQUES DE SERVICE PUBLIC ET D’INTERET GENERAL DE LA

COMMISSION EUROPEENNE

La gestion, l’audit, les impératifs d’accountability, issus du monde de l’entreprise, se

sont diffusés aux organisations caritatives, mais aussi aux administrations publiques. Au

niveau européen, c’est sous l’impulsion de la doctrine néolibérale du Nouveau Management

Public que de nombreuses réformes managériales auraient été mises en œuvre. Le Nouveau

Management Public et les formes managériales constitueraient une matrice d’idées

néolibérales qui s’imposerait à tous. L’audit s’imposerait dans les services publics car il

permettrait de rattacher la réalisation de l’intérêt général à la nécessité de rendre des comptes

aux citoyens-contribuables- clients.

Pour appréhender l’importation et l’appropriation des formes managériales au sein de l’Union

européenne, nous observerons dans une première partie certains jalons de l’histoire

mouvementée de la construction des politiques de contrôle de l’usage des fonds, dans une

approche par les institutions. Selon nous, des évènements historiques (chute de la

Commission Santer) ont été instrumentalisés par certains acteurs (Parlement européen, Cour

des Comptes, OLAF, etc.), afin de faciliter et d’accélérer la mise en œuvre de réformes

managériales.

Puis nous nous centrerons sur la petite DG ECHO, « bras humanitaire de l’Union », pour

expliquer comment les politiques de contrôle, dictée par son environnement, sont intégrées

dans sa propre stratégie de contrôle, et répercutées sur ses partenaires ONG.

SECTION 1- UNION EUROPEENNE ET POLITIQUES DE CONTROLE : EPISODES D’UNE HISTOIRE MOUVEMENTEE

Le contrôle s’incarne dans des discours, des techniques, mais aussi dans des

institutions, dans des hommes, ce qui nous mène à nous pencher sur quelques acteurs clé du

contrôle des fonds dans l’architecture européenne (et de l’environnement de l’audit à ECHO).

Nous avons choisi de nous pencher sur la Cour des Comptes Européenne (European Court of

Auditors, ou ECA), et l’Office de Lutte Anti Fraude (OLAF), deux institutions de contrôle

institutionnalisées dans un contexte de scandales politico-médiatique. Leur existence et leur

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35

mandat sont révélateurs de la prise de conscience de l’UE sur la nécessité de rendre des

comptes de l’usage des deniers européens, et de rendre visible ces politiques de contrôle. En

même temps, les difficultés récurrentes que rencontrent ces contrôleurs pour asseoir leur

légitimité sont elles aussi révélatrices des problèmes de décalage qui surviennent entre idéal-

ambitions et réalité-usages. Si le contrôle s’incarne dans des acteurs et des institutions, ceux-

ci expriment par leurs discours et mettent en forme par leurs pratiques une certaine

représentation du contrôle. Nous verrons dans un second temps comment le discours

managérial, fondé sur la doctrine du New Public Management, est aujourd’hui diffusé par les

acteurs dans l’enceinte européenne.

§1- DEUX ACTEURS DU CONTROLE DE L’USAGE DES FONDS EUROPEENS

La genèse de la politique de contrôle de l’usage des fonds communautaire est liée à

l’histoire institutionnelle européenne. Au lieu de la présenter sous la forme d’un « récit

historique », nous proposons de passer par l’histoire de ses institutions, qui nous éclaire sur le

contexte qui les a vues naître.

Pour présenter la Cour des Comptes européenne, commençons par le discours de l’institution

sur elle-même1 :

« Dans chaque système institutionnel, la fonction de contrôle est, en règle générale, considérée comme l'un des éléments garantissant la gestion démocratique des affaires publiques. Cette gestion revêt traditionnellement deux aspects, distincts mais complémentaires : le contrôle dit "interne" et le contrôle dit "externe". La gestion des fonds publics ne peut se passer d'un contrôle externe approprié. La création d'une Cour des comptes européenne a suivi cette même logique et a coïncidé avec deux événements particulièrement importants, à savoir l'élargissement des pouvoirs du Parlement européen en matière de contrôle budgétaire et le financement intégral du budget de l'Union européenne par des ressources propres. Devant ces changements et l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen en matière d'exécution du budget, il était impératif de procéder à un changement qualitatif du contrôle externe de ce dernier.

Ainsi, sous l'impulsion du Président de la commission du contrôle budgétaire du Parlement européen, la Cour des comptes a été instituée par le traité de Bruxelles en 1975, et elle entrée en fonction en 1977. La Cour des comptes européenne a été élevée au rang d'institution en 1993 (traité de Maastricht), ce qui a ainsi renforcé son indépendance et son autorité vis-à-vis de ses pairs. La Cour est désormais appelée à fournir une déclaration d'assurance (DAS) concernant la fiabilité des comptes ainsi que la légalité et la régularité des opérations sous-jacentes au budget communautaire.

Son rôle a été confirmé et renforcé en 1999 (traité d'Amsterdam), où la Cour a été confortée dans son droit d'effectuer des audits en matière de bonne gestion financière, a clarifié son rôle dans la lutte contre la fraude et a accru ses possibilités de former des recours devant la Cour de justice pour protéger ses prérogatives à l'égard des autres institutions de l'UE. (…)

1 Tiré du site http://eca.europa.eu/portal/page/portal/aboutus/abouttheeca/history

Page 36: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

36

La création de la Cour des comptes illustrait l'exigence d'une conscience financière, expression employée par le Président de la Cour de Justice des Communautés de l'époque, Monsieur Hans KUTSCHER, pour la définir en octobre 1977. »

Dans l’Union européenne, comme dans la plupart des Etats, il existe un corps d’audit

suprême, la Cour des Comptes européenne1, organe supranational qui travaille en

collaboration avec les organes nationaux des pays de l’UE. La Cour des Comptes, selon

Michael Power, est passée d’un programme continu d’audits systématiques à une mission plus

globale qui a atteint son apogée avec l’ « affirmation d’une certitude » concernant la fiabilité

financière et la régularité des comptes de la CEE. C’est ce que l’institution exprime avec

fierté lorsqu’elle parle de : « (d’avoir été) élevée au rang d'institution en 1993, ce qui a ainsi

renforcé son indépendance et son autorité vis-à-vis de ses pairs. La Cour est désormais

appelée à fournir une déclaration d'assurance (DAS)2 concernant la fiabilité des comptes

ainsi que la légalité et la régularité des opérations sous-jacentes au budget communautaire ».

Bien qu’elle accède au statut d’institution en 1993, la Cour a connu des difficultés

constitutionnelles et opérationnelles, du fait de différents facteurs3 : l’absence d’une

communauté européenne de l’audit, les liens imparfaits avec les organes d’audit nationaux,

des relations ambivalentes avec le secteur du Parlement européen responsable du budget,

l’hostilité de la Commission européenne4 face aux critiques émises à l’égard des contrôles

internes du budget européen, une alliance malaisée entre l’audit de régularité et l’audit

d’optimisation, l’inexistence du moins jusqu’à une époque récente d’une fonction d’audit

interne au sein de la Commission et une culture de la dépense opposée aux valeurs de

restriction. Si le travail de la Cour a gagné en importance avec l’augmentation du budget

européen, l’échec de la politique de contrôle est apparu clairement dans le contexte du

scandale de la fin des années 1990.

1 Michael Power, The audit society, déjà cité, p. 104-105 2 La Cour des comptes européenne fournit chaque année au Parlement européen et au Conseil une déclaration d'assurance (DAS) concernant la fiabilité des comptes de toutes les recettes et dépenses de la Communauté (c'est-à-dire qu'elle vérifie si chaque euro versé au budget de l'UE et dépensé par celui-ci a fait l'objet d'une inscription comptable correcte) et la légalité et la régularité des opérations sous-jacentes (c'est-à-dire qu'elle vérifie si le paiement a été effectué dans les délais, si la documentation est complète, si toutes les conditions juridiques ont été respectées, etc.). 3 Ian Harden, Fidelma White et Katy Donnelly, The Court of Auditors and Financial Control and Accountability in the European Community, University of Sheffield, Faculty of Law, 1995; et Ian Harden, "The Court of Auditors and financial control and accountability in the European Union", European public law, n° 4, 1995, p.599-632; et pour une bibliographie plus complète sur la Cour des Comptes européenne, voir http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/2612293.PDF 4 L’histoire de la cour européenne des auditeurs reflète aussi les tensions et les conflits avec la commission européenne. Les auditeurs de la Commission européenne questionnent et critiquent régulièrement l’approche et la méthode des auditeurs de la Cour.

Page 37: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Evoquer les fraudes et le scandale ayant mené à la chute de la Commission Santer, nous incite

à présenter aussi l’Office de Lutte anti Fraude1, dont l’existence est liée à la Cour des

Comptes européennes et à l’histoire européenne des contrôles.

Selon Véronique Pujas, c’est dans les années 1970, avec l’attribution de ressources propres

aux institutions communautaires – indépendantes des Etats membres- qu’émerge la nécessité

de prendre en compte au niveau européen les problèmes de fraude et de corruption.

Quasiment dès sa création, la Cour relève des irrégularités et des fraudes, surtout dans l’aide

agricole, secteur représentant plus de la moitié des dépenses communautaires. Ces

détournements récurrents2 sont exposés dans les rapports de la Cour, mais aussi communiqués

et commentés devant les représentants élus par la Commission de contrôle budgétaire du

Parlement européen (Cocobu). Si elle est compétente pour contrôler les comptes

communautaires, la Cour des comptes manque de ressources et de compétences pour réaliser

des enquêtes et des investigations sur les fraudes. La Cocobu se joint à sa requête de

développer une politique communautaire de lutte anti fraude, et la Commission décide, en

1987, de la création d’une Unité de coordination de la lutte anti-fraude (UCLAF). Pourtant

irrégularités et fraudes continuent d’être relevées par la Cour. L’agence supranationale de

détection des fraudes n’a pas de réelle indépendance, ni les moyens adéquats, et aucun

pouvoir de sanction puisque les effets punitifs sont confiés à la responsabilité des Etats

membres. Bien que les effectifs de l’UCLAF soient renforcés, qu’elle soit placée sous la

responsabilité de la commissaire suédoise chargée des questions de contrôles budgétaires et

financiers, les fraudes se poursuivent, montrant les défaillances et faiblesses de la structure.

Selon Véronique Pujas, c’est cette incohérence entre construction du problème et moyens

adoptés pour le résoudre, placée dans un contexte institutionnel spécifique, qui mène à la

première crise du premier semestre 1999.

Dans le cadre de l'exercice de la décharge budgétaire de 1998, les auditeurs relèvent des cas

de fraudes et des pratiques de népotisme, que la Commission ne réprime pas. Le Parlement

exprime alors sa défiance, provoquant les tensions qui aboutissent à la crise institutionnelle du

premier semestre 1999. Le contexte s’y prête particulièrement, puisqu’alors que son activité

législative diminuait depuis quelques années, le Parlement affiche par sa prise de position sa 1 La partie concernant l’Office de Lutte anti fraude est une synthèse de l’article de Véronique Pujas, « Les difficultés de l’OLAF pour s’imposer en tant qu’acteur légitime de la protection des intérêts économiques et financiers européens », Cultures & Conflits, n° 62, printemps 2006, pp. 107-127.

2 En 1984, 1994, 1995 et en 1998, à l’occasion de la procédure de la décharge budgétaire

Page 38: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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claire intention d’utiliser ses nouveaux pouvoirs en matière de codécision et de contrôle

budgétaire. De plus, en pleine année électorale, il affiche son activisme en matière de

transparence, attirant l’attention médiatique. La décharge concernant le budget de 1998 est

repoussée, deux motions de censure votées. Un comité de sages est constitué, « experts

indépendants » dont la mission est d’établir un rapport « apolitique et extérieur aux

institutions », sur les accusations du Comité de contrôle budgétaire à l’encontre de la

Commission. Les conclusions sont très négatives pour la Commission, qui est accusée de

lacunes et négligences dans la prévention et la punition des déviances de ses propres services.

C’est alors que le Président de la Commission Jaques Santer démissionne, entrainant avec lui

tout son collège. L’OLAF1 est institué en 1999, en remplacement de l’UCLAF, mais restera

marqué par les conditions de sa naissance, sur fond de scandale de mauvaise gestion et de

contexte d’urgence pour rétablir la légitimité d’une Commission durement touchée.

Les institutions incarnent le contrôle, non sans difficultés, comme nous avons pu le voir. Mais

la décision de les institutionnaliser ne dépend pas seulement d’évènements historiques

particuliers. Les politiques de contrôle seraient avant tout fondées sur des principes de

management public, qui ont vu le jour dans les années 1980 et s’intègrent, aujourd’hui encore,

dans les discours des acteurs. L’audit, traduction du contrôle ne serait alors qu’un symptôme

d’une forme de « maladie » bien plus contagieuse

§2- LA DOCTRINE DU NEW PUBLIC MANAGEMENT, FONDEMENT DES

POLITIQUES DE CONTROLES

Apparues dans les années 1960 aux Etats Unis et au Royaume Uni, cette doctrine2 de

Nouvelle Gestion Publique s’est traduite dans les années 1980-1990 par des réformes

administratives dans les économies de nombreux Etats continentaux, scandinaves,

1 Après la création de l’OLAF, d’autres polémiques surviennent, mettant en évidence les lacunes structurelles de l’Office. Selon Véronique Pujas, l’OLAF « ne cumule pas les garanties d’indépendance nécessaires à la mise en application de la protection des intérêts économiques et financiers européens, que ce soit du point de vue de son indépendance fonctionnelle (budget et statut de ses personnels et directeur), de son imputabilité (absence de contrepouvoirs effectifs), des garanties juridiques qu’elle n’offre pas et de ses effets punitifs renvoyés à la responsabilité des Etats. En somme, cet office anti-corruption ne possède pas les moyens d’exercer un contrôle effectif des ressources communautaires. » 2 Inspirée par le néo-libéralisme de Friedrich von Hayek, Milton Friedman et de l’école de Chicago, cette doctrine emprunte aussi certains concepts à la sociologie des organisations (Merton, Gouldner, Crozier), à la théorie économique des choix collectifs (Buchanan, Downs).

Page 39: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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méditerranéens et anglo-saxons1. La bureaucratie hiérarchique ayant prouvé son inefficacité,

alors que les marchés sont réputés efficaces, la « solution » consiste à rapprocher le mode de

gestion des administrations des entreprises privées. Le Nouveau Management Public est la

mise en œuvre de « l’ensemble de processus d’organisation, de pilotage et de contrôle des

organisations publiques qui visent à améliorer leur efficacité et leur efficience dans le

contexte de leurs compétences »2. Cette doctrine prône des mesures de réduction de dépense

de l’Etat, le contrôle des coûts, la transparence financière, la contractualisation, la gestion par

la performance, les réformes budgétaires, les réorganisations par le développement d’agences,

la décentralisation, le développement de nouveaux contrôles,… un ensemble d’idées

empruntées au cadre conceptuel des pratiques administratives du secteur privé.

Deux raisons principales nous incitent à prendre en compte ici la doctrine du Nouveau

Management Public. Tout d’abord, tous les auteurs cités dans la première partie sur la

sociologie de la gestion, de la comptabilité et de l’audit s’accordent à penser que la diffusion

des discours et pratiques managériales a été accélérée par les réformes administratives

impulsées par cette doctrine. Ensuite, les tendances récentes observables dans le management

et la gestion financière des bailleurs d’aide humanitaire peuvent être reliées aux réformes de

la mouvance néolibérale du New Public Management. Adaptée à l’aide humanitaire des

bailleurs, celle-ci est focalisée sur la recherche d’efficacité et d’efficience, tandis que les

relations avec les partenaires privés (ONG) se contractualisent, et que les fonds sont alloués

pour servir un objectif particulier et prédéfini. Les implications se traduisent aussi en termes

d’exigences accrues sur la planification stratégique, sur l’accountabilty, la gestion financière

et le contrôle de gestion, la gestion des ressources humaines, le contrôle de la qualité et

l’ évaluation. Enfin, la culture financière inhérente au nouveau management public se

manifeste au niveau européen3 par le principe de « trois E » : Economie, Efficience et

Efficacité. Le principe d’économie implique la responsabilité d’obtenir les meilleures

1 Voir notamment François-Xavier Merrien, « La Nouvelle Gestion publique, un concept mythique », Lien social et Politiques, n°41, 1999, p. 95-103 ; Luc Boltansky et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999 ; Peter Aucoin, « Administrative Reform in Public Management: Paradigms, Principles, Paradoxes and Pendulums », Governance: An International Journal of Policy and Administration 3,1990, p.115-137 ; Bruno Jobert, Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, l’Harmattan, 1995 ; François Lacasse, La Gestion publique en mutation. Les réformes dans les pays de l’OCDE, Paris, OCDE, 1995 ; Pierre Bauby, « L’Europe des services publics : entre libéralisation, modernisation, régulation, évaluation », Politiques et management public, mars 2000 ; Florence Piron, « La production politique de l’indifférence dans le Nouveau management public », Anthropologie et Sociétés, vol. 27, n° 3, 2003, p. 47-71; dossier de Denys Lamarzelle, Le management public en Europe, Europa, 2008, (http://www.unilim.fr/prospeur/fr/prospeur/telechargements/management_public.pdf). 2 Denis Lamarzelle, Le management public en Europe, déjà cité, p. 5 3 Bien que, selon Michael Power, elle se soit manifestée relativement tardivement

Page 40: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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conditions d’acquisition des ressources. Le principe d’efficience correspond à la

responsabilité de s’assurer qu’on obtient un rendement maximal à partir des ressources

employées ou qu’un minimum des ressources est utilisé pour atteindre un rapport

production/service donné. Le principe d’efficacité, c’est la responsabilité de s’assurer que le

résultat est conforme aux intentions définies dans les programmes.

Loin de prétendre faire une analyse de la doctrine du Nouveau Management Public en Europe,

nous n’en retiendrons que les domaines qui se rattachent spécifiquement à notre sujet : gestion

financière et contrôle, évaluation et accountability. Nous proposons pour illustrer notre propos

de nous pencher sur des discours rencontrés lors d’une conférence, intitulée « Conference on

risk of error in community programmes ». Elle était organisée par la Direction Générale (DG)

Budget de la Commission européenne. Elle a lieu les 8 et 9 octobre 2007, dans un centre de

conférences de la Commission européenne à Bruxelles.

« Conference on risk of error in community programmes »

L’initiative de cette conférence fait suite à un rapport de la Cour des comptes européenne1 qui a déclaré que les paiements réalisés dans le domaine des dépenses communautaires comportent beaucoup trop d’erreurs2. La cour a alors enjoint la Commission et les Etats membres à intensifier leurs efforts pour mettre en œuvre des systèmes de contrôle et de surveillance efficaces afin de mieux maitriser les risques. Cette conférence a pour but selon le discours officiel de la DG Budget « de créer un forum de discussion avec les représentants des Etats membres en couvrant les différents concepts de risques liés au contrôle et à la gestion des fonds communautaires. La conférence explorera comment les stratégies de contrôle peuvent être développées. »

Le Vice Président de la Commission européenne, Siim Kallas ouvre la conférence par un discours de bienvenue et d’introduction, qui reflète parfaitement les préoccupations de l’institution qu’il représente :

Comment gérer le risque d’erreur dans les dépenses communautaires ? Cette question est extrêmement importante. Pour veiller à la crédibilité des programmes de financement communautaire, nous devons montrer que les crédits sont dépensés de façon appropriée et avec discernement. Or les systèmes de financement qui attribuent des subventions dans toute l'Union européenne et dans le monde entier comportent des risques intrinsèques. (…) Nous avons connaissance de ce risque d'erreur. Nous savons, sur la base de notre propre travail, ainsi que de celui de la Cour des comptes, que des erreurs se produisent et que, dans certains secteurs, elles atteignent un niveau inacceptable. (…) (Mais) nous considérons que les objectifs politiques en valent la peine, et nous devons, bon gré mal gré, accepter un certain niveau de risque. Cependant, nous ne pouvons pas attendre du public et des contribuables qu'ils se résignent, et nous-mêmes ne devons pas nous résigner, devant le gaspillage d'un certain pourcentage des crédits qui est imputable aux erreurs. Nous devons montrer que nous sommes conscients des risques et que nous gérons activement ces risques.

1 Il s'agit de l'auditeur externe (ou indépendant) de l'UE, dont la principale mission est de contrôler les comptes et l'exécution du budget de l'Union européenne. La Cour des comptes est composée d'un ressortissant de chaque État membre. 2 Déclaration d’assurance relative à l’exercice 2005 contenue dans le rapport annuel de la Cour des comptes européenne sur l’exécution du budget.

Page 41: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

41

Il reste encore des progrès à accomplir. Aujourd'hui, lorsque des taux d'erreur élevés sont signalés, il apparaît trop souvent que nous n'avons pas d'autre réponse à apporter que de continuer à augmenter le nombre d'audits et de contrôles. La présente conférence vise à trouver les moyens de gérer le risque d'erreur de manière appropriée, en améliorant l'efficacité des contrôles actuels et en veillant à ce que la preuve de l'existence de ces contrôles soit visible par tous.

Nous pouvons tirer plusieurs enseignements de cette observation : tout d’abord, gestion

financière, audit et accountability sont au centre de la conférence. La gestion financière

publique concerne d’abord les grands équilibres budgétaires, mais aussi le suivi des dépenses

des opérations menées. Pour pouvoir juger des résultats obtenus, des objectifs doivent avoir

été définis. Une large part de la conférence est centrée sur ce que recouvre la notion de

« risque acceptable »1, ce qui illustre combien la définition de critères est importante. Le

contrôle de gestion s’est développé dans le secteur public via différentes instruments, comme

les audits financiers, les tableaux de bords ou la comptabilité analytique. L’évaluation selon

sa définition classique permet de porter une appréciation sur l’efficacité d’un programme,

d’une politique ou d’une action, après avoir étudié leurs effets réels par rapport à des objectifs

prévus et à des moyens mis en œuvre. L’audit au niveau européen correspond à l’une des

manières d’évaluer les programmes, sur leur aspect financier2. Les audits sont ici décrits

comme les seuls moyens de rendre compte de l’usage des fonds, et l’objet de la conférence est

de chercher à améliorer les techniques à l’intérieur de cet instrument.

Ensuite, ces questions sont affaire de spécialistes, et de spécialistes particulièrement légitimes.

Les personnalités présentes montrent l’importance que les institutions placent dans ces

questions de contrôle de l’usage des fonds. Cette conférence rassemble cent cinquante

participants, dont la plupart sont des représentants des Etats Membres. Financiers,

comptables, auditeurs, tous sont chargés de la mise en œuvre des programmes

communautaires à l’échelon national. Treize des institutions suprêmes d’audit et de contrôle à

l’échelon national sont aussi représentées (comme la Cour des Comptes française). Des

représentants des Autorités budgétaires de l’union européenne sont également présents, ainsi

que des représentants de la Commission Budget du Conseil, un représentant de la

Commission de Contrôle Budgétaire du Parlement européen (Cocobu), et des membres de la

1 Ce point sera l’objet de débats parfois houleux entre représentants des Etats membres et institutionnels. 2 Selon Michael Power, en raison de l’ « amincissement de l’Etat » préconisé par le New Public Management, audit, évaluation et d’inspection auraient alors pu occuper l’espace « laissé vacant ».

Page 42: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Cour des Comptes européennes. Parmi les officiels sont présents Siim Kallas1, vice président

de la Commission européenne et Commissaire pour l'administration, l'audit et la lutte

antifraude, et c’est lui qui prononce le discours d’introduction. Brian Gray, Directeur général

adjoint de la Direction générale du Budget, ancien fonctionnaire de la Cour des Comptes

Européenne, dirige la réunion et anime les débats. D’autres hauts fonctionnaires font aussi

partie des officiels, principalement des personnalités occupant des postes à responsabilité dans

la DG Agriculture2.

De plus, nous pouvons voir que le Nouveau Management Public demande aussi une

responsabilité accrue des services publics, en termes de performances. Le nombre d’erreurs

est associé à une mauvaise performance, et a d’ailleurs été épinglé par le « grand auditeur de

l’Union », la Cour des Comptes.

L’idée d’accountability est rattachée à l’importance qui est placée sur le citoyen-client du

service public-contribuable, devant lequel l’administration doit rendre des comptes en

prouvant que l’argent a été bien dépensé. « Nous ne pouvons pas attendre du public et des

contribuables qu'ils se résignent, et nous-mêmes ne devons pas nous résigner, devant le

gaspillage d'un certain pourcentage des crédits qui est imputable aux erreurs. Nous devons

montrer que nous sommes conscients des risques et que nous gérons activement ces risques.

(…)La présente conférence vise à trouver les moyens de gérer le risque d'erreur de manière

appropriée, en améliorant l'efficacité des contrôles actuels et en veillant à ce que la preuve

de l'existence de ces contrôles soit visible par tous. » L’obligation de rendre des comptes est

clairement exprimée, ainsi que la nécessité que les contrôles soient visibles, et il est fait

référence au citoyen-contributeur. Selon Michael Power, « les contribuables et les citoyens,

tout comme les actionnaires, constituent des points de référence mythiques qui représentent 1 Véronique Pujas souligne son activisme dans l’article « Les difficultés de l’OLAF pour s’imposer en tant qu’acteur légitime de la protection des intérêts économiques et financiers européens », Cultures & Conflits, n° 62, printemps 2006 : « Le nouveau commissaire responsable de la DG administration, audit et Lutte anti-fraude, Siim Kallas, a lancé quatre initiatives dans le domaine de la transparence concernant les commissaires européens (adoption d’un code de conduite et déclaration financière de leurs intérêts financiers), la publication d’un registre des groupes lobbyistes travaillant auprès des institutions européenne (conséquence de l’affaire Eurostat entre autres), la production de plus d’information sur les bénéficiaires des fonds communautaires, une orientation vers la stratégie classique et discutable du « shaming and punishing », et la publication de listes noires d’entités entachées par des affaires de fraudes. » 2 Il est possible d’expliquer la surreprésentation de la DG Agriculture par le fait qu’elle représente plus de 54 milliard d’€ sur un budget de 130 milliard en 2009, et c’est donc la première politique européenne, suivie par la politique régionale, pour 34 milliards en 2009. De plus, cette politique -mise en œuvre par les Etats membres- est tristement célèbre pour les nombreuses fraudes et détournements, souvent relevés par la Cour des Comptes. Enfin, un nouveau système de contrôle des fonds agricoles - le système intégré de gestion et de contrôle (IACS)- a été instauré et il est présenté comme « a successful risk management system », ce qui permet à la Commission européenne de s’auto- féliciter de ses efforts, tout en enjoignant les états membres à faire de même.

Page 43: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

43

l’objet du New Public Management ». La force de l’audit repose sur sa capacité à établir un

lien entre les références au service public, à la démocratie, à la saine gestion des finances

publiques

Parce que le système est démocratique et transparent, le citoyen est informé des décisions, y

prend part, peut exprimer sa défiance ou son désaccord. Parce que l’administration produit un

service (public), les usagers doivent pouvoir exiger qualité et efficacité. Parce que les citoyens

sont des contribuables, et parce que l’argent est public, l’administration est responsable

devant eux. Elle se doit alors de rendre des comptes sur l’usage des fonds, et de gérer ceux-ci

de manière économe. L’audit permet de rassembler le tout dans la notion d’accountability.

L’audit commercial pourrait alors s’intégrer au sein d’un service public, car il traduit certaines

préoccupations éthiques de l’administration publique en termes économiques, sans provoquer

de conflits de valeurs. Selon le discours managérial, l’audit n’a pas pour but d’augmenter le

profit, mais de rendre compte aux citoyens, de mieux dépenser les fonds publics, d’être plus

transparent et plus démocratique.

En partie sous l’influence de la doctrine du New Public Management, les institutions

européennes ont progressivement intégré la recherche d’efficience, d’efficacité et d’économie

dans leur gestion des fonds. L’histoire ne s’est pas fait sans heurts, et elle s’est incarnée dans

des scandales, des prises de positions d’acteurs, dans la création d’institutions. Après avoir

présenté certains acteurs clé de l’architecture institutionnelle des politiques de contrôle

(Parlement européen, Cour des Comptes, OLAF), nous allons nous pencher sur le niveau

micro, pour voir comment ces formes managériales sont importées, appropriées, diffusées,

dans un petit service de la Commission, la DG ECHO.

SECTION 2- POLITIQUES DE CONTROLE DANS L’AIDE HUMANITAIRE

EUROPEENNE

La DG ECHO, acteur principal de ce mémoire est le point de rencontre entre les trois

domaines abordés dans cette première partie1. Nous commencerons par retracer la naissance

et l’institutionnalisation de la politique européenne d’aide humanitaire, pour ensuite nous

pencher sur les difficultés qui naissent de son multi positionnement, entre son environnement

institutionnel et son environnement humanitaire. Nous introduirons ici un thème qui sera

1 Point de rencontre entre l’audit, les institutions européennes et le secteur des ONG d’urgence, que nous aborderons dans le prochain chapitre.

Page 44: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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central tout au long de ce mémoire. Au cœur de la DG ECHO se cristallisent les difficultés de

concilier différentes logiques. La logique managériale d’efficacité, appliquée à un service

publique, est ici traduite en mettant la priorité sur le respect des structures, des règles et

procédures, et sur l’importance du contrôle de l’usage des fonds. La logique de

l’environnement humanitaire de la DG place quand à elle la priorité sur l’efficacité

opérationnelle, dans une logique de désintéressement et d’éthique. Les audits et contrôle,

cœur de notre sujet, sont eux aussi au centre de ces enjeux de position : la DG ECHO les

organise, dans le respect des règles européennes, et tente de les adapter aux spécificités de son

action et de ses partenaires.

§1- LA DG ECHO, UN ACTEUR MULTIPOSITIONNE, EN QUETE D’IDENTITE…1

L’Union Européenne intervient depuis sa création dans l’aide au développement et

l’aide humanitaire, qui constitue une aide transversale. Depuis les années 1970, elle

intervenait par les services de relations extérieurs de la Commission européenne, au moyen

des procédures habituellement utilisées pour l’aide au développement, c'est-à-dire

relativement lourdes et longues. Le contexte international change avec la fin de la guerre

froide, où l’on observe une augmentation des crises et conflits dans le tiers monde,

augmentant la demande d’action de la communauté internationale. Les enjeux se

complexifient, imposant un besoin de rationalisation et de professionnalisation des

mécanismes d’aide et d’intervention, ainsi que des acteurs impliqués dans ces actions.

Avec la guerre du Golfe, l’afflux de réfugiés kurdes et la perspective d’une crise imminente

dans les Balkans, la structure existant au sein de la DG Développement semble insuffisante2,

les procédures inadaptées (trop lourdes et longues pour répondre à un contexte d’urgence), les

actions insuffisamment coordonnées et cohérentes, ce qui pousse au diagnostic d’un manque

d’efficacité de l’action humanitaire de la communauté. L’amélioration de l’efficacité passe -

selon les institutions- par l’adoption d’une approche plus systématique de l’aide humanitaire,

la centralisation et l’institution d’un centre décisionnel unitaire et cohérent pour en assurer la

gestion. L’Office d’aide humanitaire est créé en 1992, puis consacré en 1996 par le

1 Cette partie est très largement inspirée du travail de recherche de Master 1 : Sara Belleil, « La politique européenne d’aide humanitaire, les ONG d’urgence et ECHO », Mémoire de Master 1 de Science Politique, sous la direction d’Yves Buchet de Neuilly, juin 2007, Université de Lille2. 2 Voir le Communiqué de presse, La commission décide de créer l’office européen d’aide humanitaire, Référence P/91/69, le 06/11/1991

Page 45: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Règlement d’Aide Humanitaire (RAH)1, qui définit la mission de la petite structure : gérer la

mise en œuvre de toutes les actions d’aide humanitaire de la Communauté, en priorité à

destination des populations du tiers monde, par des actions de secours immédiats mais aussi

de prévention des catastrophes et de reconstruction.

La direction générale pour l’aide humanitaire n’intervient pas directement sur le terrain, mais

son assistance est distribuée et mise en œuvre par ses partenaires, ONG, agences des Nations

Unies, ou organisations internationales (comme celles dépendant du Comité International de

la Croix Rouge). De ce fait, les contrats- cadres de partenariat (CCP)2, qui définissent les

rôles, les droits et les obligations des partenaires ainsi que les dispositions juridiques

d’application, sont à la base de son travail. Depuis sa création en 1992, ECHO s’en est

toujours servi, bien que ces contrats cadres aient évolué dans le temps. Par le contrat cadre

(CCP), ECHO a développé une démarche (peu commune parmi les bailleurs de fonds) de

partenariat avec les ONG, qui sont associées à l’élaboration de certaines politiques par des

mécanismes de consultation et de dialogue.

Le service d’aide humanitaire cherche à affirmer son rôle dans son environnement, vis-à-vis

des autres acteurs de l’humanitaire (ONG, agences des Nations Unies, Croix Rouge, autres

bailleurs, etc.). La DG ECHO peut être caractérisé comme un acteur multipositionné, « à la

recherche de son identité ». C’est à la fois une Direction Générale appartenant à la

Commission européenne, et donc une institution, aussi le plus important bailleur spécialisé

dans l’aide humanitaire et même à certains égards une « super ONG ».

En tant que Direction générale de la Commission européenne, la DG ECHO est composée de

fonctionnaires européens qui passent d’une Direction Générale à une autre au gré des règles

de mobilité européenne et des perspectives de carrière. ECHO agit dans la cadre du

Règlement Financier commun à toutes les institutions européennes et sous la surveillance des

Autorités Budgétaires et de la Cour des Comptes. ECHO devenue en 2004 une Direction

1 Règlement sur l’aide humanitaire (RAH)- Règlement (CE) n° 1257/96 du Conseil du 20 juin 1996 concernant l’aide humanitaire, JO L 163 du 2.7.1996, p 1-6. Sur la création de l’Office d’aide humanitaire, voir Emery Brusset, Christine Tiberghien, Trends and risks in EU humanitarian action, p.55, Report 11, April 2002, ainsi que Tasneem Mowjee, Joanna Macrae, Accountability ans influence in the European Community Humanitarian Aid Office, Backgroud Research paper for HPG report 12, December 2002, p.1, et Evaluation of the European commission’s directorate general for humanitarian aid (DG ECHO) 2000-2005, 23 June 2006, by GFE Consulting Worldwide, PP. 2 et 11

2 Voir les documents disponibles sur le site Internet d’ECHO : http://ec.europa.eu/echo/partners/fpa_en.htm

Page 46: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

46

Générale, était en 20071 structurée de la manière suivante. Dirigée par Peter Zangl2, son

directeur général, la DG est placée sous le contrôle politique du commissaire Louis Michel, en

charge du « développement et de l’aide humanitaire ». Composée d’environ 200

fonctionnaires, la DG ECHO représente une petite structure comparée à celles dédiées à l’aide

au développement (environ 1500 fonctionnaires).

Elle se compose d’une unité

« Questions politiques, Relations

avec les institutions européennes, les

partenaires et autres donateurs, de la

Stratégie et coordination générale, de

l’Evaluation et des financements

thématiques », et de deux directions.

La direction A « Opérations » se

compose de cinq unités : trois unités

géographiques, une unité dédiée à

l’aide alimentaire et la préparation

des catastrophes et une unité

« Information et Communication ».

La direction B « Ressources,

Finances, Questions juridiques » se décompose en trois unités : l’unité B1 « Budget, Audit,

Informatique et Archives », (c’est principalement sur le secteur Audit de cette unité que se

centrera notre étude) l’unité B2, principal interlocuteur des ONG, qui traite de « Gestion

financière, questions juridiques et de procédure », (l’un des acteurs importants de cette

recherche) et enfin l’unité B3 « Ressources humaines ».

ECHO possède également une unité d’audit interne, auparavant partagée avec la DG AIDCO,

d’aide au développement. Les audits externes de ses partenaires et contractants sont effectués

par des fonctionnaires d’ECHO (de l’Unité B1) mais aussi par des auditeurs du secteur privé,

tandis que les évaluations d’ECHO (évaluations externes des plans globaux et des opérations

1 Quelques changements ont été instaurés par l’équipe du nouveau directeur. Ce sont principalement les unités géographiques qui ont été restructurées pour s’adapter aux zones géographiques correspondant aux urgences humanitaires. 2 Jusqu’au 1er avril 2008, (et pendant l’enquête de terrain) elle était dirigée par Antonio Cavaco.

Page 47: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

47

financées) sont confiées à des consultants externes indépendants, qui ont l’expérience du

terrain et de l’évaluation de l’aide humanitaire. Ces consultants sont liés par un contrat de

prestation de service à ECHO, qui les sélectionne après un appel à manifestation d’intérêt et la

présélection dans une base de données.

L’organigramme même de la DG ECHO -sa séparation en deux directions distinctes- révèle

les tensions d’identité qui la traversent : les unités géographiques, en lien avec les actions de

terrain et les projets des ONG sont nettement séparées des unités en charge des aspects

politiques, de l’élaboration des règles et du contrôle du respect des procédures.

En tant que service de la Commission européenne, la DG ECHO est intégrée dans l’espace

institutionnel européen, un environnement fait de règles, de procédures, de jeux de pouvoir,

de pratiques, qui la contraignent et encadrent son action, mais aussi permettent sa survie. Sa

naissance, sa structuration, les règles qu’elle applique, son histoire sont liées intimement à

l’histoire institutionnelle européenne.

ECHO appartient également à un autre espace, celui des bailleurs de l’humanitaire, et c’est ici

ses rapports avec ses partenaires ONG que nous analyserons.

En tant que bailleur, ECHO définit les choix politiques d’allocation des ressources, élabore un

cadre réglementaire complexe qui comprend autant la sélection et l’évaluation de ses

partenaires opérationnels que les conditions de mise en œuvre des actions humanitaires,

participe à l’élaboration de discours, normes et principes pour la communauté humanitaire

dans son ensemble… C’est ECHO qui est chargée de l’instruction, de la gestion, du suivi et

de l’évaluation des actions, et qui veille à la coordination entre ses activités et celles des Etats

membres, ainsi qu’à la cohérence des actions des organismes internationaux. ECHO est un «

leader », une véritable usine de production de procédures, de savoir-faire, de normes et

standards de qualité et de « bonnes pratiques », diffusés pour la communauté internationale

dans son ensemble, et qui inspirent de nombreux autres bailleurs. Ce « spécialiste de

l’humanitaire » développe des pratiques et des discours destinés à structurer l’espace

humanitaire.

Pour ce qui l’apparente à une ONG, ECHO possède un important réseau d’experts sur le

terrain, environ une centaine de personnes qui ne sont pas des fonctionnaires recrutés par

Page 48: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

48

concours, mais des assistants techniques qui bénéficient de contrats spéciaux.1 Ces experts,

souvent des « anciens » d’ONG et d’organisations internationales, possèdent une longue

expérience du travail humanitaire (entre 5 et 10 ans en moyenne), et sont présents sur le

terrain, faisant l’interface dans les relations quotidiennes entre les ONG présentes sur une

crise et le siège d’ECHO à Bruxelles.

Il est en tant que bailleur reconnu pour son approche « NGO friendly 2», et pour son activisme

en faveur de ses partenaires, tout en étant critiqué, en tant que « plus grand auditeur

humanitaire », pour ses contrôles réputés tatillons. ECHO joue avec les règles européennes

pour les adapter au secteur de l’urgence, mais ECHO joue également un rôle crucial de

transformation des modes de fonctionnement des acteurs de l’humanitaire pour les adapter au

règles européennes.

ECHO montre une volonté de s’adapter à la structure du champ des ONG humanitaires

(adaptation aux contraintes d’urgence et aux spécificités de ces acteurs), notamment en

agissant pour modifier le cadre européen auquel il appartient (ECHO a négocié et obtenu des

dérogations et exemptions à plusieurs obligations issues du Règlement Financier). Pourtant,

bien que la DG se dise consciente de la lourdeur des contraintes administratives et financières

qu’elle fait peser sur ses partenaires, et qu’elle affiche une volonté constante de simplification

des procédures, celles-ci s’alourdissent en réalité, tandis que les audits et contrôles se

multiplient.

La DG ECHO est une organisation où se sont diffusées les formes managériales et qui les

diffuse à son tour dans le secteur humanitaire, une organisation en tension entre

l’environnement européen et l’environnement humanitaire, en tension entre les contrôles

qu’elle subit et ceux qu’elle répercute sur ses partenaires. Pour la Commission européenne,

l’aide humanitaire est un domaine « à risque » et les ONG doivent être particulièrement

contrôlées. Voyons à présent comment les contrôles et audits s’intègrent dans la politique

d’ECHO, et quelle stratégie de gestion des risques de mauvaise gestion des fonds la DG

ECHO a établi.

1 Voir à ce sujet : Tasneem Mowjee, La dimension humanitaire de la politique étrangère européenne, chapitre 7 de l’ouvrage de Petiteville Franck. 2006. La politique internationale de l’Union européenne. Paris: Presses de Sciences-Po, pp. 122-123 2 Par rapports à d’autres bailleurs qui préfèrent financer les agences des Nations Unies que les ONG.

Page 49: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

49

§2- … GERANT UN DOMAINE ET DES ACTEURS « A RISQUE », A CONTROLER

“La Commission européenne cherche constamment à améliorer les disciplines et les

méthodes d’une meilleure gestion financière. Il lui appartient de gérer les financements de

manière irréprochable, ainsi que de s’assurer du meilleur rapport coût/efficacité des projets

qu’elle finance, et, dans ce cadre, ECHO effectue régulièrement des audits financiers et

comptables aux sièges des organisations humanitaires et sur le terrain.”, nous dit le discours

officiel de la DG ECHO.

Le budget de l’aide humanitaire est essentiellement issu d’une ligne spécifique (Titre 23

« Aide humanitaire ») du budget général de la communauté, auquel sont ajoutés les fonds

réservés au titre de l’aide humanitaire et aide d’urgence pour les pays ACP1 dans le Fonds

Européen de Développement (FED). De plus, en cas d’urgence particulière, la Commission

peut solliciter l’autorité budgétaire (Parlement et Conseil) pour demander un renforcement de

ses moyens par la mobilisation de la réserve pour les aides d’urgence. Le chapitre du budget

général de la communauté consacré à l’aide humanitaire est divisé en quatre lignes: le

financement de toutes les opérations humanitaires, les activités alimentaires (depuis le

1/01/2007), le financement des opérations de soutien opérationnel et de prévention des

catastrophes et les dépenses d’appui

Le tableau ci-dessus nous montre l’évolution du budget d’ECHO entre les années 2003 et

2007. Il est relativement constant, entre 600 et 800 millions d’€ par an. Depuis 2007, l’aide

1 Afrique, Caraïbes, Pacifique

Page 50: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

alimentaire a été ajoutée (auparavant gérée par l’aide au développement) ce qui augmente le

budget qui aujourd’hui s’approche du milliard d’

Au fur et à mesure des années, plusieurs mesures ont été adoptées pour améliorer la gestion de

l’aide : tout d’abord, la signature avec plus de 200 membres d’un accord

qui prévoit notamment l’obligation pour le partenaire

soumettre aux contrôle, vérifications et audits

nouvelle structure organisationnelle de l’Office, assortie de la création de trois nouvelles

unités. ECHO est désormais structuré de manière à ce que la gestion des re

séparée de l’évaluation des besoins d’aide humanitaire et de la préparation des contrats avec

les partenaires.

Les audits et évaluations appartiennent à la ligne budgétaire «

expenditure » voir graphique ci con

Organisations Internationales),

pour les projets en cours ; les audits des bureaux d’ECHO sur le terrain

Agreement (accord de subvention d’activités de promotion et de fo

humanitaire) ; et enfin les vérificati

Center, HPC).

Nous nous centrerons ici sur les audits des ONG partenaires d’ECHO, plus particulièrement

sur les audits de siège. Ce choix se justifie par le fait que

rôle clé dans la définition des procédures qui seront ensuite appliquées tant au niveau du

terrain qu’au siège, et c’est là que se trouve généralement le département de contrôle financier

1 Qui comprend 3 millions pour les audits, 2 millions pour les évaluations, près de 2 milltemporaires et intérimaires, et plus d’un millions pour le système d’informatique HOLIS et l’information400 000€ pour les formations universitaires

alimentaire a été ajoutée (auparavant gérée par l’aide au développement) ce qui augmente le

qui aujourd’hui s’approche du milliard d’€.

s années, plusieurs mesures ont été adoptées pour améliorer la gestion de

: tout d’abord, la signature avec plus de 200 membres d’un accord-cadre de partenariat,

qui prévoit notamment l’obligation pour le partenaire de rendre des comptes et de se

ntrôle, vérifications et audits ; ensuite l’adoption en février 2006 d’une

nouvelle structure organisationnelle de l’Office, assortie de la création de trois nouvelles

unités. ECHO est désormais structuré de manière à ce que la gestion des re

séparée de l’évaluation des besoins d’aide humanitaire et de la préparation des contrats avec

Les audits et évaluations appartiennent à la ligne budgétaire « dépense d’appui

» voir graphique ci contre), qui représentent 1% du budget global annuel

d’ECHO, soit environ 9 millions d’€ par an. A l’intérieur de

cette ligne budgétaire, les audits représentent un budget de

près de 3 millions d’€ par an (graphique ci dessous), sachant

que le cout le plus important pour ce secteur est le contrat

passé avec les cabinets d’auditeurs externes.

Cinq types d’audit et vérifications existent

d’audits ou vérifications des partenaires (

ONG, vérifications pour les agences de Nations Unies et

Organisations Internationales), tout d’abord aux sièges des organisations et ensuite sur terrain

; les audits des bureaux d’ECHO sur le terrain ; les audits des

(accord de subvention d’activités de promotion et de fo

vérifications des centrales d’achats (Humanitararian Procurement

ci sur les audits des ONG partenaires d’ECHO, plus particulièrement

sur les audits de siège. Ce choix se justifie par le fait que le siège d’une organisation joue u

rôle clé dans la définition des procédures qui seront ensuite appliquées tant au niveau du

terrain qu’au siège, et c’est là que se trouve généralement le département de contrôle financier

Qui comprend 3 millions pour les audits, 2 millions pour les évaluations, près de 2 milltemporaires et intérimaires, et plus d’un millions pour le système d’informatique HOLIS et l’information

€ pour les formations universitaires (réseau NOHA) et 400 000€ pour les études d’impact50

alimentaire a été ajoutée (auparavant gérée par l’aide au développement) ce qui augmente le

s années, plusieurs mesures ont été adoptées pour améliorer la gestion de

cadre de partenariat,

de rendre des comptes et de se

ensuite l’adoption en février 2006 d’une

nouvelle structure organisationnelle de l’Office, assortie de la création de trois nouvelles

unités. ECHO est désormais structuré de manière à ce que la gestion des ressources soit

séparée de l’évaluation des besoins d’aide humanitaire et de la préparation des contrats avec

dépense d’appui »1 (« support

tre), qui représentent 1% du budget global annuel

€ par an. A l’intérieur de

cette ligne budgétaire, les audits représentent un budget de

€ par an (graphique ci dessous), sachant

que le cout le plus important pour ce secteur est le contrat

d’auditeurs externes.

existent : deux types

des partenaires (audits pour les

agences de Nations Unies et

organisations et ensuite sur terrain

; les audits des Grant

(accord de subvention d’activités de promotion et de formation sur l’aide

Humanitararian Procurement

ci sur les audits des ONG partenaires d’ECHO, plus particulièrement

le siège d’une organisation joue un

rôle clé dans la définition des procédures qui seront ensuite appliquées tant au niveau du

terrain qu’au siège, et c’est là que se trouve généralement le département de contrôle financier

Qui comprend 3 millions pour les audits, 2 millions pour les évaluations, près de 2 millions pour les agents temporaires et intérimaires, et plus d’un millions pour le système d’informatique HOLIS et l’information,

€ pour les études d’impact ponctuelles.

Page 51: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

51

chargé de contrôler les flux financiers et les relations avec les bailleurs. Les audits de siège

sont les plus approfondis, car ils comprennent des éléments de contrôle interne et d’analyse

des risques (et mènent à des recommandations pour améliorer le style de management de

l’ONG), en plus des éléments purement financiers et comptables (qui peuvent mener à des

demandes de recouvrement des sommes perçues lorsque certains coûts sont considérés

comme « non éligibles »). Ils demandent donc un investissement important aux partenaires

audités, en termes de moyens humains (avec parfois le recrutement de personnel devant

préparer l’audit), de temps (consacré à l’archivage, classement et tri des factures), d’argent

(coût du rapatriement des documents du terrain au siège, coût des milliers de photocopies,…).

Cet investissement, parfois perçu comme une charge administrative excessive, n’est pas

toujours apprécié par les ONG, comme en témoignent les plaintes qui seront analysées.

Les audits constituent un outil qui s’intègre plus largement dans la stratégie de gestion des

risques de la DG ECHO.

Dans le cadre de son évaluation annuelle des risques, la DG ECHO a établi un registre des

principaux risques. Le premier risque identifié, selon le discours officiel, est l’environnement

difficile dans lequel opère l’aide humanitaire, environnement caractérisé par son caractère

imprévisible, volatile, par son insécurité et un accès problématique aux victimes. Le second

risque est que le contrôle soit insuffisant sur le terrain, notamment dans les cas où l’accès est

difficile, ou lorsque la neutralité de l’aide humanitaire n’est pas respectée. Un autre risque est

lié aux problèmes de sécurité : destruction, vols de marchandises comme des véhicules ou des

installations ; problèmes liés à la sécurité physique et psychologique du personnel comme les

maladies, le manque d’expérience, le manque de formation, etc. ; violence contre les

travailleurs humanitaires comme les arrestations, les enlèvements, les tortures, les meurtres.

Le quatrième risque, celui qui nous intéresse tout particulièrement1, est dû au fait que l’aide

humanitaire est mise en œuvre par des tierces parties. Ces partenaires ne sont pas placés sous

le contrôle direct et immédiat de la DG ECHO. Le risque est alors que la mise en œuvre de

l’aide humanitaire ne mène pas toujours aux résultats escomptés, soit du fait d’insuffisance de

suivi (monitoring) soit en l’absence d’informations pertinentes requises pour l’analyse des

besoins par le partenaire. Il existe aussi un risque qui est que le partenaire « n’apprécie pas

1 Car l’audit est une réponse à ce risque spécifique

Page 52: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

52

pleinement » les aspects administratifs, financiers et légaux de l’environnement politique et

réglementaire de l’Union Européenne, et ceux d’ECHO en particulier.

La DG ECHO a défini une stratégie de contrôle, en réponse aux risques identifiés. Lorsque

l’institution présente sa politique de contrôle, divers échelons sont identifiés :

Quelles est la stratégie de contrôle ?

Les contrats de partenariats constituent une procédure de contrôle en amont : une ONG qui veut devenir partenaire d’ECHO doit passer plusieurs étapes d’un processus de sélection, correspondant à une procédure d’accréditation, une « barrière à l’entrée » qui exclut de fait les structures les plus petites ou les moins professionnalisées.

Une fois enregistrées dans la liste des partenaires, les ONG doivent soumettre des propositions de projets, selon les priorités définies par ECHO, et si le projet est accepté, il est financé. Une seconde étape de contrôle se produit dans l’étude du projet, car les compétences opérationnelles (connaissance du terrain, expérience, ressources humaines, etc.) sont analysées en détail, et si plusieurs ONG candidatent pour un même projet, la « meilleure » ONG obtiendra « le contrat ». L’identification des actions à financer (réalisés par les membres des unités géographiques) se base sur un système d’analyse des besoins, et les partenaires sont sélectionnés avec une grande attention. Les partenaires sont liés à la DG ECHO par un contrat-cadre de partenariat comportant des règles précises et des obligations de rendre des comptes.

Le suivi des actions (monitoring) est organisé par le biais d’un réseau d’une centaine d’experts d’ECHO (technical assistants) sur le terrain, tandis qu’un contrôle de l’avancement des projets est organisé par les unités géographiques et les experts de terrain qui suivent chaque contrat.

Les partenaires ont l’obligation de produire des rapports financiers et narratifs, intermédiaires et finaux pour justifier leurs dépenses, et ces rapports sont analysés par les services opérationnels et financiers de la DG ECHO (unités géographiques et unité B2) pour contrôler l’éligibilité des coûts.

Des visites régulières sont organisées sur le terrain par les membres des unités géographiques, les auditeurs et les membres de la direction (Management) de la DG ECHO. Enfin, des audits financiers sont organisés aux sièges des partenaires de façon régulière, et des audits de terrain sont également menés, par des firmes privées d’audit.

Quels sont les coûts de contrôles ?

Le coût des assistants techniques concerne les tâches que les experts de terrain réalisent pour porter assistance à la DG ECHO dans l’évaluation des besoins humanitaires, dans l’identification des projets, dans la supervision sur le terrain et le suivi des projets financés par ECHO. Le calcul de ces coûts inclut le coût des experts, le coût des bureaux d’ECHO sur le terrain, et le coût du personnel temporaire au siège qui est spécialement recruté pour aider les experts individuels dans leurs tâches administratives. On considère que ces 95 assistants techniques passent 50% de leur temps dans des activités liées au contrôle.

Le personnel du siège réalise aussi des tâches liées au contrôle. Le personnel des unités géographiques (60 personnes) passe 25% du temps de travail à des missions de supervisions et de contrôle des opérations financées par ECHO : évaluation des projets, contrôles journaliers des progrès des projets, analyse des rapports des partenaires sur leurs activités. Le personnel des unités financières (30 personnes) passe 50% de son temps à contrôler les propositions de projets, et aussi à analyser l’éligibilité des coûts dans les rapports finaux. Le personnel du secteur des audits (6 personnes) passe 100% du temps dans des activités de contrôle. Dans d’autres unités, beaucoup de personnes sont impliquées dans des activités reliées au contrôle, comme l’élaboration des instruments contractuels ou de gestion du cycle de projet, dans le suivi des audits, etc. Il est estimé que tout le personnel d’ECHO (124 personnes en plus) passe 10% de son temps dans des activités de contrôle.

Au total, le coût des contrôles mis en place par la DG ECHO est estimé à 24, 7 millions d’€ pour l’année 2007, ce qui représente 3,1% de son budget annuel.

Page 53: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

53

De très nombreuses activités de la DG ECHO sont consacrées au contrôle, de l’élaboration

des règles et des pratiques au suivi des activités, en passant par les tâches de conseil.

L’approche développée, fondée sur une identification des risques qui nécessiterait une

réponse sous forme d’une stratégie de contrôle, est à la base même de l’audit. La logique

managériale semble présente dans biens des aspects de la petite DG ECHO.

La DG ECHO répercute sur les ONG les obligations de respect des procédures et de bonne

gestion des fonds, par la sélection de ses partenaires, et par le biais de divers échelons de

contrôles et d’audit. En même temps, ECHO dépend des ONG avec lesquelles elle travaille,

en tant que bailleur, comme nous l’avions vu dans le paragraphe précédent.

Les tensions naissant de l’identité multiple sont notamment observables en ce qui concerne les

audits. Certains fonctionnaires d’ECHO, qui travaillent directement en relation avec les autres

institutions, sont extrêmement favorables aux multiples audits et contrôles qu’ECHO

répercute sur ses partenaires, puisqu’ils participent à accroître la légitimité de la petite DG

vis-à-vis des Autorités suprêmes, tandis que les membres les plus « opérationnels »,

travaillant au contact du terrain ou à proximité des projets des partenaires, n’hésitent pas à

critiquer l’excessive rigueur et le formalisme des auditeurs. Pour ceux qui voient ECHO

comme un « bailleur modèle » en devenir, certains se réjouissent qu’il soit « le plus grand

auditeur du monde humanitaire» et qu’il impulse par là un modèle de gestion transparente aux

autres bailleurs, tandis que d’autres se centrent sur la comparaison entre les exigences

comptables d’ECHO par rapport à d’autres bailleurs et ne voient pas d’un très bon œil cette

tendance marquée à ce que certaines ONG surnomment le « micro management ».

L’audit n’est pas un outil neutre qui ne produirait que des effets d’ordre secondaire. Cet

instrument intégré dans la politique du bailleur provoque un impact sur le mode de

fonctionnement des ONG qui dépendent de lui financièrement. Penchons nous alors sur les

ONG pour saisir les grands débats et enjeux qui agitent ce secteur, à propos du contrôle de

l’usage des fonds.

Comment les réformes managériales s’intègrent-elles dans un champ dont la logique est

caractérisée par les références à l’éthique, au don, à la générosité ? Comment l’audit

s’impose-t-il comme solution aux problèmes de responsabilité des acteurs et de maintien de la

confiance des donateurs que rencontrent les ONG ? Comment un instrument forgé pour les

Page 54: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

54

entreprises commerciales recherchant le profit s’adapte-il aux ONG, pour lesquelles l’argent

est un sujet sensible, voire « salissant » ?

CHAPITRE 3- L’AUDIT AUX PRISES AVEC LES LOGIQUES

DE DON, DE GENEROSITE ET D’ETHIQUE DE CONVICTION

DE L’AIDE HUMANITAIRE

Le secteur de l’action humanitaire, en pleine expansion depuis une vingtaine d’années,

représente d’énormes flux financiers transitant par de nombreux acteurs aux intérêts fort

variés, du contribuable ou donateur, de l’entreprise mécène au bailleur institutionnel1, par

l’intermédiaire d’organisations internationales, de fondations privées ou d’ONG2, avant

d’arriver aux bénéficiaires ultimes : les populations les plus défavorisées. Pour pouvoir

exister, toute organisation humanitaire dépend de la volonté et de la fidélité de ses donateurs

qu’ils soient publics ou privé. La presse et le grand public ont une attitude versatile face à

l’action et à la gestion des ONG, tandis les scandales financiers et l’image d’amateurisme de

certaines associations peuvent faire naître un certain scepticisme. On pourrait ici parler avec

le langage des sciences de gestion des « externalités négatives » produite par les associations

malhonnêtes ou négligentes au préjudice des organisations viables, et qui constituent une

source de vulnérabilité pour l’ensemble des ONG. L’accès aux financements privés comme

1 En matière de financement institutionnel, on distingue traditionnellement bailleurs institutionnels bilatéraux et bailleurs institutionnels multilatéraux. Les premiers sont des ministères et agences des Etats, comme par exemple ceux des Etats Unis (USAID), du Japon (JICA), d’Australie et du Canada. En Europe, les plus importants bailleurs sont les Pays Bas, le Royaume Uni (DFID), l’Allemagne, le Danemark (DANIDA) et la Suède. Les bailleurs institutionnels multilatéraux sont principalement l’Union Européenne (DG ECHO), ainsi que divers agences et fonds des Nations Unies (FAO, UNHCR, WFP, UNICEF…) 2 Le terme « ONG », pour organisations non gouvernementales ne comporte pas de définition communément admise. Philippe Ryfman, dans son ouvrage, Les ONG, (Paris, La découverte, 2004, p. 28-29.) propose de lister un certain nombre de caractéristiques permettant de définir les ONG : la notion d’association (regroupant des personnes privées autour d’un idéal ou de convictions, dans le but de construire un projet au bénéfice d’autrui), la forme juridique particulière (association, organisme non lucratif), le rapport aux puissances publiques comme privées (des liens existent avec les instances dirigeantes locales, nationales ou internationales, avec les entreprises et les groupes religieux, mais ces liens doivent exclure toute forme de domestication), la référence à des valeurs (« impliquant, en même temps qu’un engagement librement consenti, la volonté affichée d’inscrire l’action associative dans une dimension citoyenne insérée dans un cadre démocratique »), le caractère transnational de l’action. Les ONG dont nous parlons dans ce mémoire correspondent aux critères fixés par la DG ECHO, c'est-à-dire qu’elles sont devenues partenaires suite à une procédure de sélection. Elles doivent être reconnues en tant qu'organisation sans but lucratif dans un des États membres de l'Union européenne d'après la législation en vigueur dans cet État et avoir son siège dans un pays de l’UE (ce qui exclut les grandes ONG américaines, par exemple). Elles doivent posséder les capacités administratives, opérationnelles et financières suffisantes pour mener des projets à terme, démontrer leur autonomie financière, leur expérience spécifique sur le terrain en matière d’aide humanitaire, des résultats positifs d’opérations antérieures, leur impartialité et leur neutralité dans la délivrance de l’aide, leur capacité de coordination sur le terrain, ... Environ 200 ONG sont actuellement partenaires d’ECHO.

Page 55: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

55

publics s’opère de façon générale, pour les associations humanitaires, au sein d’un univers

désormais hyperconcurrentiel. L’argent constitue un point névralgique qui laisse apparaître à

la fois les exigences croissantes des donateurs et les stratégies des ONG pour l’obtention et la

conservation des financements.

Nous tenterons dans ce chapitre de comprendre quels sont les liens entre ONG et

managérialisation, comment la « nécessité » du contrôle a été importée, et comment elle

s’adapte dans un secteur marqué par les référents au don, à la générosité et à l’éthique.

Nous commencerons dans une première partie par mettre en lumière les principales

caractéristiques du champ humanitaire, en nous centrant sur les acteurs de notre terrain: ONG

et bailleurs institutionnels. Selon Pascal Dauvin et Johanna Siméant1, c’est sous l’effet de

l’augmentation des masses financières que les ONG gèrent et sous l’effet des exigences des

bailleurs sur la gestion de ces fonds, que les ONG se professionnalisent voire se

bureaucratisent. Les réformes managériales, inscrites dans la politique de nombreux bailleurs

de l’humanitaire ont un impact sur les ONG d’urgence qui dépendent des financements

publics. Les enjeux liés à l’accès aux fonds sur le marché hyperconcurrentiel du don, les

scandales et crises qui ont miné la crédibilité des ONG, la dépendance aux bailleurs publics,

ont incité de nombreux acteurs de l’humanitaire à intégrer les réformes managériales, par la

professionnalisation et la rationalisation des procédures, etc. Même les valeurs humanitaires

s’en trouvent modifiées. La référence à la responsabilité des ONG, à la « bonne gestion

financière » et l’accountability, sont intégrées par les acteurs humanitaires, dans ce que l’on

pourrait appeler la version « moderne » de l’éthique humanitaire. Sans aller jusqu’à la vision

extrême d’une collusion consciente des stratégies, on peut observer dans cette appropriation

des demandes des bailleurs une convergence objective d’intérêts entre grandes ONG et

bailleurs de fonds, pour pérenniser et légitimer l’action humanitaire.

Serait-ce à dire que le modèle des ONG s’uniformise, et ce de manière irrémédiable? Les

ONG seraient-elles en passe de devenir « naturellement » des « multinationales de la

solidarité » ou des « entreprises caritatives », par la seule puissance d’une idéologie

dominante qui s’impose à tous ? Dans un second temps, nous tenterons de répondre à cette

question en nous attachant à éclairer les rapports complexes entre ONG et gestion.

1 Pascal Dauvin, Johanna Siméant & CAHIER, Le travail humanitaire : Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris : Presses de Science Po, 2002, pp. 105-113 et pp. 265-293.

Page 56: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

56

SECTION 1- STRUCTURATION DU CHAMP HUMANITAIRE, EN TENSION

ENTRE ARGENT ET ETHIQUE

Les organisations non gouvernementales ont connu depuis une cinquantaine d’année

une croissance fulgurante et un grand succès auprès du public (comme en témoigne le nombre

de donateurs privés), des médias comme auprès des acteurs décisionnels, dans les instances

nationales ou internationales. Parallèlement à la forte augmentation de leurs ressources

financières et techniques, ces associations ont développé une véritable expertise1 pour

« dénicher » de nouveaux partenaires (comme les entreprises privées via le mécénat), de

nouvelles sources de financements (publiques ou privés, grâce aux techniques de marketing et

de fundraising, etc.). L’analyse de leur positionnement dans le dispositif international de

l’aide révèle ainsi l’existence d’un système sophistiqué d’interactions2 et de partenariat avec

les grands bailleurs publics, les agences des Nations Unies comme avec les Etats3. Loin de

constituer un bloc homogène qui formerait une « société civile mondiale », le secteur de la

solidarité se caractérise par sa diversité, « nébuleuse » d’organisations4 nées dans des

contextes historiques particuliers qui marquent de leur « empreinte » certaines des valeurs et

mode de fonctionnement. De même que leurs origines diffèrent, les tailles et les poids

financiers5 des ONG d’urgence sont variables et entraînent de grandes disparités de poids

politique, et de capacité de recherche de fonds supplémentaires. Des tendances communes se

dessinent néanmoins, comme la professionnalisation, l’attention portée aux stratégies de

positionnements face aux financements, et l’importance accordée aux valeurs et à l’éthique. Si

l’on se penche sur l’environnement des ONG, les demandes incessantes des bailleurs

institutionnels en faveur de plus de transparence et d’efficacité provoquent un impact sur la

manière dont les ONG se structurent, agissent, rendent des comptes. En effet « du siège au

terrain », le secteur humanitaire est touché par les réformes managériales, comme on peut le

1 Marcel Merlin, « Exigences, enjeux, dilemmes de l’humanitaire », Numéro spécial de la Revue Médecine tropicale sur « L’Humanitaire », 2002, conclusion du numéro « Enjeux et défis de l’Humanitaire au XXI siècle», p. 6 2 Emil Cock, Le dispositif humanitaire, géopolitique de la générosité, Paris : L’Harmattan, 2005 3 Sur la stratégie des gouvernements et leurs intérêts à intervenir dans l’humanitaire, voir notamment : Wolf- Dieter Eberwein et Paul Grossrieder, « L’ordre humanitaire en disparition ? Entretien avec Paul Grossrieder », Cultures & Conflits n°60 (2006) pp. 151 4 Pour une typologie des ONG retraçant l’histoire de l’humanitaire, voir le document du groupe Groupe URD, “Les associations de solidarité internationales intervenant dans les contextes de crises, essai de typologie opérationnelle », novembre 1999. Pour une distinction entre ONG « dunuantistes » et « wilsoniennes », voir Abby Stoddard, « Humanitarian NGOs: challenges and trends », Briefing n°12, HPG Papers, July 2003 5 Par exemple, le budget de l’une des plus grosses ONG anglo-saxonne, World Vision (1,5 milliard d’€), est amplement supérieur à celui de la DG ECHO (800 million d’€), tandis que le budget de MSF, la plus importante ONG française, est d’environ 600 millions d€.

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voir dans l’introduction de pratiques aujourd’hui extrêmement répandues, de la planification à

l’évaluation, en passant par le développement de départements de contrôle interne.

§1- ENJEUX LIES A L’ACCES AUX FINANCEMENTS ET PROFESSIONNALISATION

DES ONG

La professionnalisation des ONG est l’une des manifestations de l’irruption de

discours et pratiques managériales dans ce secteur de la solidarité. Selon Pascal Dauvin et

Johanna Siméant1, la professionnalisation recouvre un « triple processus de concentration de

l’expertise, de revendication accrue d’une spécificité et de la codification qui en découle, et de

développement de modèles de compétence passant par la salarisation ». La salarisation voit

apparaître la division du travail et l’augmentation du nombre de salariés aux sièges, dotés de

compétences techniques et gestionnaires. Le processus de concentration de l’expertise est à

mettre en lien avec divers facteurs : l’augmentation des masses financières à gérer, et les

exigences consécutives des donateurs en terme de transparence, exigent la possession de

savoirs comptables et gestionnaires. La complexification des procédures administratives

d’accès aux financements nécessite des connaissances institutionnelles et juridiques. De plus

les ONG se spécialisent2 dans des domaines d’intervention précis, en y augmentant leur

capacité d’expertise. La revendication d’une spécificité de l’humanitaire (par rapport à l’aide

au développement et à la « solidarité internationale ») s’affiche par l’apparition d’écoles

professionnelles de formation aux « métiers de l’humanitaire », la codification croissante par

la mise en place de chartes de bonnes pratiques et de standards de qualité destinés à renforcer

la crédibilité des ONG auprès des donateurs, le développement de statuts spécifiques et la

délégitimation de l’amateurisme.

Si avec la multiplication du nombre d’ONG, la concurrence entre elles pour l’accès aux fonds

s’est intensifiée, on peut noter une monopolisation des fonds alloués par quelques

mastodontes3. Les stratégies de positionnement sont alors cruciales : se spécialiser dans une

« niche » (logistique, nutrition, réfugiés, médecine de guerre, enfance,…) pour en devenir 1 Pascal Dauvin, Johanna Siméant & CAHIER, Le travail humanitaire : Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris : Presses de Science Po, 2002, et Pascal Dauvin, Johanna Siméant, ONG et humanitaire, Paris : L’Harmattan, 2004. A propos de la professionnalisation, les auteurs parlent d’ONG médicales françaises. 2 Afin de se différencier de ses concurrentes, les stratégies sont diverses, et peuvent mener à devenir LE spécialiste incontournable d’un grand secteur d’intervention, comme l’aide médicale d’urgence pour MSF et MDM, la nutrition pour ACF, l’appareillage pour handicapés pour HI, etc. 3 Selon le HCR, 75% des fonds alloués à l’aide d’urgence sont captés par 20 des plus grosses ONG européennes et nord américaines. Voir : Joanna Macrae, The new Humanitarianisms: A review of trends in global humanitarian action, p 15

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l’expert incontournable, se structurer en organisation transnationale, se positionner clairement

aux yeux des médias et du grand public par rapport au droit humanitaire ou à une tradition

religieuse ou éthique… Les ONG sont aussi conduites à adopter des stratégie de captation des

ressources1 en tentant de maintenir leur indépendance à l’égard de leurs donateurs: diversifier

les sources de financements, chercher l’équilibre entre la part de fonds privés et la part de

fonds publics, ou au contraire choisir de favoriser un type de financement sur un autre,

développer le marketing humanitaire et rationaliser la collecte de fonds privés …

Pour capter et maintenir l’accès aux financements, l’ONG doit prendre en compte les attentes

de ses bailleurs. Sous l’effet des réformes administratives impulsées par le Nouveau

Management Public, les règles changent : les obligations de « bonne gestion financière » et

d’ « accountability » font leur apparition.

Les exigences des donateurs et surtout des bailleurs publics, derrière le raccourci de « bonne

gestion financière » sont légion, et la liste ici est loin d’être exhaustive : la dépense doit être

régulière (respectant les règles juridiques et comptables établies par le bailleur dans le cadre

contractuel et la convention de financement,…) ; la dépense doit être sincère (bien enregistrée

et comptabilisée jusqu’à la reddition des comptes, avec transparence,…) ; la dépense doit être

justifiée (selon la méthodologie d’analyse des besoins, en accord avec les priorités établies par

le bailleur) ; la dépense doit être fidèle (à la volonté du donateur, c'est-à-dire affectée

directement aux populations ou au terrain pour lesquels l’argent à été versé) ;…

Comme d’autres acteurs de l’aide, les ONG humanitaires se trouvent de plus en plus

interpellées sur leur mode de fonctionnement, leur mode de gestion, leur niveau de frais de

structures, leurs coûts salariaux,… Dès lors, la mise en place de pratiques visant à améliorer le

contenu, la performance et la crédibilité des programmes devient déterminante : amélioration

des procédures internes, recours à la planification stratégique, mise en place de processus de

cartographie et de contrôle des risques et de démarches qualité. Face à la multiplication des

contrôles d’innombrables corps administratifs d’inspection nationaux, européens,

internationaux, ainsi que par des cabinets d’auditeurs mandatés par des bailleurs publics ou

privés, les ONG doivent aussi se doter des moyens adéquats. Ils requièrent la mise en place de

procédures toujours plus sophistiquées de redevabilité, et du personnel supplémentaire

1 Voir à ce sujet l’étude réalisée dans le cadre du Groupe de Travail sur les Financements Internationaux de COFRI de Coordination Sud, rédaction de Laurence Menet et Nervine Naguib, Les ONG françaises et les Financements institutionnels internationaux ; pratiques et besoin d’appui, 2005

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compétent pour assurer le contrôle de gestion, la surveillance étroite des dépenses au siège

comme sur le terrain…

Le partenariat ONG/ bailleurs de fonds – enjeu d’accès et de conservation des financements -

constitue donc une incitation à la structuration et la rationalisation des procédures de gestion

financière et opérationnelle.

La concurrence et des stratégies de captation de ressources, provoquent des changements chez

les ONG non seulement dans leur gestion financière et leur organisation, mais aussi dans les

débats sur l’éthique et les valeurs qui agitent le secteur. Les premiers temps de l’humanitaire

étaient marqués par une logique de vocation, d’éthique et de valeurs. La complexification des

crises associée au développement de la professionnalisation auraient favorisé l’apparition

d’une approche plus technicienne et moins militante de l’aide humanitaire. L’éthique pourtant

fait son « grand retour ». Serait-ce un moyen pour des organisations parfois accusées de se

bureaucratiser à l’excès, en faisant un usage stratégique de références valorisées, de ré-

enchanter leur positions, de se réinscrire dans les mythes fondateurs des humanitaires « par

vocation »? Ou est ce que le secteur humanitaire, en pleine mutation, cherche à retrouver ses

fondements ?

Ces questions ne sont pas tranchées. Toujours est il que du coté des humanitaires, certaines

questions font l’objet de débats récurrents. Pourquoi l’attention est aujourd’hui aussi

fortement portée sur l’argent dans l’humanitaire, parfois autant que dans certaines activités

commerciales ? Pourquoi la compétition féroce pour l’accès aux fonds, les scandales, les

accusations de fraudes et de gaspillage, les cas de mauvaise gestion défrayent si souvent la

chronique concernant l’aide humanitaire ? Y aurait il plus de fraude et de mauvaise gestion

qu’ailleurs, ou est-elle à cet endroit là plus insupportable qu’ailleurs ? Et pour quelles

raisons ?

§2- VERS UNE VERSION « MODERNISEE » DE L’ETHIQUE ET DES VALEURS

HUMANITAIRES ?

Selon Philippe Ryfman1, la réponse passe souvent, au sein des ONG, par le recours à

la notion d’éthique humanitaire. « Le souci premier ne doit il pas être pour une ONG

d’optimiser la réalisation de sa mission sociale, autrement dit son mandat ? A quoi servirait 1 Philippe Ryfman, “Non-governmental Organizations: an indispensable player of humanitarian aid”, International Revue of Red Cross, N° 865, vol. 89, pp. 21-45, mars 2007

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qu’une association dispose de financements, de ressources humaines et de moyens matériels

conséquents, si elle s’avère incapable de mener à bien des programmes pertinents,

répondants à des besoins réels et, si nécessaires, inscrits dans la durée ? » D’après Bruno

Duffé1, l’action humanitaire prend appui sur des fondements de solidarité et de générosité que

la philosophie a souvent relié à l’éthique2. L’éthique humanitaire se traduit sous la forme de

valeurs dont les trois piliers sont l’humanité, l’impartialité et l’indépendance. D’autres

principes existent, de types incitatifs ou indicatifs, comme l’universalité, l’engagement, la

responsabilité, la neutralité, la transparence, l’information et le témoignage.

L’éthique est aussi traduite en règles morales propres à un groupe. Les règles morales propres

aux finances des ONG parlent notamment de l’impératif de « bonne gestion financière » et

rejettent le gaspillage des ressources. D’autres règles morales sont communes à de

nombreuses ONG, comme celles qui concernent la responsabilité vis-à-vis des donateurs

(publics ou privés) de rendre compte de la bonne utilisation des fonds (respect des procédures

et des règles financières), ainsi que la responsabilité vis-à-vis des populations bénéficiaires de

l’aide.

Ces règles morales peuvent s’écrire sous forme d’interdits - dont la transgression entraine des

sanctions au sein du groupe –et même se muer en loi. La fraude est ainsi punie en France par

des dispositions du Code Pénal, et les ONG « fraudeuses » sont unanimement dénoncées et

critiquées par le groupe. A un niveau intermédiaire, la morale peut être traduite en charte

(principes généraux), en code de conduite ou de déontologie (versant éthique se référant à des

principes et versant juridique en référence à la loi). Tant les ONG d’urgence3 que les bailleurs

institutionnels4 se sont dotés de chartes régissant leurs activités.

Certaines ONG se sont engagées dans la défense des valeurs humanitaire et de l’éthique au

moment d’évènements clé dans l’histoire de l’humanitaire : dans les années 1970 et 1980,

l’humanitaire bénéficie d’un très large consensus populaire, s’imposant sur des critères de

solidarité et de générosité, et bénéficiant de la pleine confiance des donateurs. Dans les années

1990, avec la création de la DG ECHO, nouveau banquier de l’humanitaire, de nombreuses 1 Bruno Duffé, “L’éthique humanitaire, Guide synergie qualité, Propositions pour des actions humanitaires de qualité », pp. 12-28, rapport pour Coordination Sud, 2005. 2 Selon la définition du Robert : l’éthique est la science de la morale, l’art de diriger la conduite 3 Comme les projets Sphère, People in Aid, le HAP ou le Compas Qualité 4 Les bailleurs institutionnels se sont engagés au respect de certains principes par la signature le 17 juin 2003 à Stockholm du Good Humanitarian Donorship (GHD), une déclaration commune définissant les principes et bonnes pratiques pour l’aide humanitaire, qui a été approuvé par le Comité d’Aide au développement (CAD) de l’OCDE en avril 2006.

Page 61: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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ONG naissent, surnommées les « ECHO Babies », parfois suspectées d’être plus attirées par

la manne financière européenne que par l’engagement pour les valeurs humanitaires. En 1995,

la première évaluation multi-bailleurs concernant les opérations d’assistance internationale

suite au génocide rwandais fait apparaître les effets désastreux des négligences ou du manque

d’expérience des équipes humanitaires, et produit une prise de conscience chez les acteurs

humanitaires de leur responsabilité (opérationnelle) vis-à-vis des populations. En 1996, le

scandale de l’ARC (Association de Recherche sur le Cancer), largement relayé par la presse,

mobilise l’opinion publique. En 2004, ce sont les sommes gigantesques déversées sur l’Asie

du Sud Est à la suite du Tsunami qui soulèvent la polémique quant à leur gestion et à leur

efficacité. Le champ humanitaire n’échappe pas plus que de nombreux autres champs

politiques, économiques, culturels, aux scandales et aux accusations1. Les donateurs et

bailleurs, dont la confiance a été « trahie », demandent des mécanismes de contrôles accrus,

tandis qu’en parallèle, ils se structurent et s’équipent de leurs propres organes de suivi et

contrôle des dons. La crise de confiance fait émerger le risque d’un discrédit éclaboussant tout

le champ humanitaire, et mettant son existence même en péril. On assiste alors à une collusion

visible entre des acteurs, habituellement concurrents, pour agir de concert à la préservation et

à la défense du champ humanitaire, alors menacé. Une série d’initiatives inter-ONG2 se

développent, comme autant de tentatives pour répondre à la question de la responsabilité et de

la recherche de qualité.

En 1989 naît le Comité de la Charte, organisme de contrôle des associations et fondations

chargé de promouvoir une plus grande rigueur pour permettre le « don de confiance », puis

c’est le Code de conduite pour les ONG et le Mouvement de la Croix Rouge (1995), le Code

de Bonne Pratique de l’ONG « People in Aid » (1997), le groupe de recherche ALNAP

(Learning, Accountability, Performance in Humanitarian Action en 1997), le Projet Sphere

(1997), le Médiateur Humanitaire (Humanitarian Ombudsman Project) remplacé par le HAP

(Humanitarian Accountability Project) en mars 2000, le Compas Qualité et le Compas

Dynamique du Groupe URD.

Cette démarche des ONG de valorisation des valeurs et de l’éthique humanitaire peut être vue

comme un recentrage des positions d’acteurs qui, bien que concurrents habituellement,

1 Voir Michael Schloms, « Le dilemme inévitable de l’action humanitaire », Cultures & Conflits n°60 (2006) p. 85 2 Pour plus de détails sur les outils développés par les ONG françaises sur ces démarches d’éthique et de qualité, voir aussi le dossier Ethique et qualité, (http://www.coordinationsud.org/spip.php?rubrique156)

Page 62: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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retrouvent ici leur intérêt commun : que le champ existe. Se développe alors une complicité

objective entre eux, par delà les luttes qui les opposent, puisqu’ils ont en commun la volonté

d’entretenir la croyance en la valeur des enjeux de leur champ. La quête de reconnaissance

des valeurs humanitaires et de l’éthique portée par les ONG concerne aussi bien l’extérieur

(donateurs privés et publics, opinion publique, médias,…) que l’intérieur (entre ONG). Au vu

des budgets croissants auxquels elles ont accès, et face aux crises de confiance, ces démarches

ont ainsi pour but de « rassurer » le donateur en certifiant1 le respect d’un certain nombre de «

bonnes pratiques » de gestion.

Les exigences de professionnalisation, issues tant de la concurrence entre ONG que des

incitations des bailleurs, sont, nous l’avons vu, souvent reliées au concept d’accountability.

Pour faire face aux accusations de mauvaise gestion et d’amateurisme, les ONG répondent par

l’éthique et les valeurs2, qui comprennent la nécessité de rendre des comptes. Les questions de

financement ont ainsi modifié la définition même des valeurs humanitaire, et l’accountability

peut être vue comme une version « moderne », adaptée aux nouveaux enjeux d’un champ

professionnalisé. Mais comment définir ce concept d’accountability? Quelles en sont les

différentes acceptions, et notamment celle portée par les bailleurs ?

§3- ACCOUNTABILITY, POUR QUI, VERS QUI, COMMENT ?

La notion d’accountability revêt des formes bien différentes selon l’acteur qui en parle

et selon l’endroit d’où il s’exprime. Responsabilité, qualité, contrôle de l’efficacité et de la

performance, l’accountability revêt ces différentes significations selon le locuteur et le public

auquel il s’adresse.

Du côté des bailleurs, avec l’accroissement du volume financier de l’aide sont apparues des

préoccupations pour améliorer efficacité, performance et accountability3. Le choix de

l’allocation des ressources humanitaires devient de plus en plus complexe du fait de

l’augmentation du nombre de crises (conflits, catastrophes naturelles,…) et du nombre de 1 Sur les enjeux liés à la certification, voir les rapports d’Hugo Slim, “By What Authority? The Legitimacy and Accountability of Non-governmental Organisations”, International council on human rights policy, 2002 (jha.ac) et les travaux du groupe URD : Actes des troisièmes universités d’automne de l’humanitaire, « Labellisation, certification : menaces ou opportunités pour les ONG ? », pp. 7-61, septembre 2005 (urd.org) 2 Si l’éthique et les valeurs sont à l’origine de l’humanitaire, les années 1990 ont vu naître de nouvelles ONG accusées d’être plus intéressées par l’accès aux fond, notamment européens, que par le respect des principes. Se recentrer sur la promotion des valeurs permet alors aux ONG anciennes ou plus engagées éthiquement de se différencier de ces structures et de les marginaliser. 3 Parfois traduit par « redevabilité », voire même « responsabilité », ici entendu dans le sens de « rendre des comptes »

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partenaires opérationnels potentiels (ONG, agences des Nations Unies, Organisations

Internationales de la famille de la Croix Rouge,…). Chaque bailleur développe alors sa propre

expertise en termes d’analyse des besoins, sa stratégie de sélection des partenaires de mise en

œuvre, selon ses propres principes et politiques. Les cadres d’action des bailleurs sont ensuite

traduits en pratiques par le biais de procédures de soumission de projets, de signature de

contrats et d’évaluation des performances et résultats. La qualité de l’aide humanitaire est

avant tout de la responsabilité des acteurs eux-mêmes : chaque organisation est responsable de

ses actions, de ses équipes, de la gestion des fonds, et la globalité du système humanitaire

repose sur cette responsabilité avec des mécanismes de contrôles multiples et de plus en plus

nombreux, notamment en ce qui concerne la gestion des fonds.

Selon le discours officiel du bailleur ECHO, deux types d’accountability semblent pouvoir

être distingués1 : l’obligation contractuelle pour les partenaires de rendre des comptes au

bailleur et l’obligation (morale) vis-à-vis des personnes défavorisées. L’approche peut donc

être « top-down » (du bailleur à l’ONG) ou « bottom-up » (des populations défavorisées aux

ONG). Le Consensus Européen pour l’Aide Humanitaire2 dit à propos de

l’accountability : « La notion de responsabilité dans le contexte de l’aide humanitaire couvre

à la fois la responsabilité vis-à-vis des citoyens européens quant à la bonne utilisation des

fonds publics et la responsabilité vis-à-vis des personnes qui ont besoin d’aide (…) Les

mesures concernant la responsabilité (accountability) comportent les éléments suivants :

contrôle financier des opérations humanitaires et établissement de rapports, évaluation des

résultats et de l'efficacité, analyse des coûts et de l'impact des différentes options

d'intervention, démarche de qualité, transparence, approches de l'aide axées sur la

participation, et communication ». Une architecture complexe se dessine : les ONG doivent

rendre des comptes à leur bailleur, par le biais de divers pratiques et instruments, et le bailleur

à son tour doit rendre des comptes aux Autorités Budgétaires, qui elles, rendent des comptes

aux « citoyens européens ».

L’accountability se rattache tantôt aux notions de responsabilité et de qualité, valeurs phares

dans le secteur humanitaire, tantôt aux impératifs de contrôle de l’efficacité et de la

1 Nous verrons dans la seconde partie que l’accountability est avant tout « top-down ». 2 Le Consensus Européen pour l’Aide Humanitaire, signé le 18 décembre par les Présidents de la Commission Européenne, du Parlement Européen et du Conseil de l’Union Européenne qui représente les 27 Etats membres, est une déclaration commune des trois institutions de l’UE qui vise à poser la vision stratégique de l’Union sur l’aide humanitaire.

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performance, pour les bailleurs. De ces acceptions différentes naissent des tensions, qui se

répercutent dans les contrôles et les audits.

Nous l’avons vu dans cette première section, les ONG se professionnalisent, du fait de la

complexification des crises humanitaires, de la concurrence entre elles, et sous les demandes

des bailleurs. Cette professionnalisation se traduit par une rationalisation des procédures de

gestion administrative, financière et opérationnelle. La demande de professionnalisation

repose sur une exigence d’accountability et de plus grande transparence, venue des bailleurs,

mais aussi de donateurs. Rendre des comptes est aussi rattaché par les acteurs humanitaires à

l’éthique humanitaire, comme réponse de la communauté des ONG aux risques de discrédits

que les scandales du passé ont fait peser sur elles. Un humanitaire du groupe URD (spécialisé

dans la recherche de démarche qualité) s’exprime ainsi à propos de l’accountability :

« La double responsabilité est devenue une règle d’or, pas toujours encore bien appliquée : responsabilité envers les bailleurs publics et les contribuables, ainsi qu’envers les donateurs du public et du privé ; responsabilité envers les populations pour lesquelles nous travaillons et au nom desquelles nous mobilisons des ressources parfois importantes. Ces règles de l’«accountability» sont au cœur de débats nombreux, elles sont en tout cas reconnues comme formant le sel de la bonne gouvernance. Mais leur mise en œuvre ne s’improvise pas. La gestion, la rédaction de termes de référence pour des évaluations, la mise en place de processus d’apprentissage demandent des compétences de plus en plus pointues. Une nouvelle génération d’humanitaires est née : après les French Doctors, les DESSiens. Comment allons-nous marier, pour les nouvelles générations, les froides exigences de professionnalisme et les chaudes valeurs de l’engagement citoyen et militant ? »1

Du côté des ONG, la notion est polysémique, comme nous le voyons dans l’extrait cité ci-

dessus. Elle est ici présentée comme « sel de la bonne gouvernance », ce qui traduit une

appropriation du vocable des bailleurs par les humanitaires. Comme nous le voyions

précédemment, cette nouvelle version de l’éthique qui nécessite des compétences « de plus en

plus pointues » (référence implicite à la professionnalisation) serait associée à une nouvelle

génération d’humanitaires, les « DESSiens », opposés à l’ancien modèle des « French

Doctors ». Les oppositions entre « ancien » et « nouveau » sont exprimés explicitement par

« les froides exigences du professionnalisme » opposées aux « chaudes valeurs de

l’engagement citoyen et militant ». Cet extrait reflète certains des débats sur les questions de

positionnement et d’affirmation d’identité au sein du champ, que nous souhaiterions aborder à

présent. Nous proposons dans la section suivante une mise en garde contre les analyses issues

1 François Grünewald, du groupe URD (Urgence, Réhabilitation, Développement), à l’adresse : http://www.urd.org/fr/activites/publication/fichier/Diplo21.pdf

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des sciences de gestion, et les analyses produites par les humanitaires à propos d’eux-mêmes.

Ces approches usent des comparaisons, des oppositions et des jugements normatifs pour se

définir, s’identifier, se classer, par rapport à la managérialisation, selon que cette dernière soit

considérée « souhaitable » ou « à craindre ». Tel n’est pas notre objet. Au-delà des

oppositions, c’est bien plutôt la coexistence de deux types de discours que nous souhaitons

souligner, coexistence que nous constatons à propos des réformes managériales et des audits.

La mis en garde dans cette section est aussi une invitation à nous rappeler la nécessité de

replacer dans leur contexte les prises de positions des acteurs que nous rencontrons au cours

de ce mémoire, de les nuancer et de les mettre en rapport notamment avec le positionnement

de ces acteurs dans le champ1.

1 Qu’ils soient issus d’auditeurs ou de membres d’ONG, les avis exprimés à propos des audits et contrôles, de l’accountability et de la professionnalisation sont parfois très tranchés. Pourtant, les mêmes acteurs tiennent souvent des discours différents selon les circonstances et leur auditoire.

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SECTION 2- LES ONG ET LA GESTION : AU-DELA DES OPPOSITIONS

Associer argent et d’humanitaire, associer managérialisation et associations sans but

lucratif, c’est toucher un point névralgique. Ces thèmes sensibles semblent percuter de front

les idéaux naïfs de générosité et d’altruisme, car ils questionnent les frontières poreuses entre

intérêt privé et mission de service public, entre désintéressement et but lucratif, et mettent à

mal l’opposition stéréotypée entre l’ONG philanthropique et militante et la société

commerciale avide de profit. Pourtant, comme le dit Sylvain Lefèvre, le chercheur ne doit pas

céder à la tentation de s’approprier les oxymores de « multinationales humanitaire», ou de

« business de la solidarité », mais plutôt tenter de questionner leur succès et d’éclairer les

biais qu’ils comportent.

§1- VERS DES MULTINATIONALES DE LA SOLIDARITE… UNE EVOLUTION

« NATURELLE » ?

Selon certains auteurs, praticiens des sciences de gestion, les associations, et

notamment les ONG, sont des « objets ambivalents »1 qu’il s’agit de qualifier, des êtres

hybrides qu’il est nécessaire de distinguer des administrations publiques et des entreprises.

Erwan Queinnec2 compare ces trois types d’organisations, en se focalisant sur le lien entre ce

qu’elles sont d’un point de vue organisationnel, et ce qu’elles fournissent d’un point de vue

opérationnel. Selon l’auteur, la capacité de l’organisation à durer et à prospérer est en principe

dans un lien d’étroite dépendance par rapport à son aptitude à satisfaire les exigences des

acteurs pertinents de son environnement.

Pour Erwan Queinnec, la situation des ONG est hybride. Du point de vue organisationnel,

elles se rapprochent des entreprises commerciales. En effet, les ONG, comme les firmes,

doivent pour durer et prospérer fournir un service humanitaire de qualité, satisfaisant les

acteurs pertinents de leur environnement (bénéficiaires finaux, et surtout bailleurs et

donateurs). Les administrations publiques doivent quant à elles produire et distribuer des

1 Voir l’article au titre révélateur d’Erwan Quiennec, « L’ambivalence être/objet des organisations humanitaires : un objet de recherche pour les sciences de gestion », Revue internationale des sciences sociales 2003/3, n°177, p 557-580. 2 Erwan Quiennec, Jacques Igalens, coord., Les organisations non gouvernementales et le management, Paris : Edition Vuibert, Collection « Vital Roux » , 2004. Cet ouvrage mêle des contributions d’universitaires en science de gestion et sociologie, avec des contributions de professionnels de l’humanitaire.

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biens et services, et satisfaire les « contribuables-usagers ». Du point de vue opérationnel,

l’objet des ONG est redistributif, donc public, ce qui les rapproche a priori de

l’administration publique. Pour une administration publique, l’offre et la demande sont

déconnectées l’une de l’autre et si les usagers se montrent mécontents des performances de la

structure, l’administration ne sera pas pour autant menacée ou sanctionnée. Par conséquent, la

survie d’une organisation publique est très imparfaitement couplée à son aptitude à satisfaire

les demandes privées. Au contraire, dans le cas des entreprises, la survie de l’organisation est

intimement liée à l’efficacité opérationnelle, car il est indispensable que ses parties prenantes

soient satisfaites de ses performances et maintiennent leur confiance. La survie d’une

association sans but lucratif est elle aussi fortement dépendante de la satisfaction de ses

participants économiques – notamment ses bailleurs – bien que celle-ci ne soit pas érigée en

objectif final théorique de l’organisation. En conséquent, l’association est en réalité plus

proche de l’entreprise que du service public.

Cet « état des lieux » d’Erwan Queinnec est présenté de manière « quasi neutre », en utilisant

des termes techniques, pour en arriver à un constat « non discutable ». Le débat arrive ensuite,

avec une présentation des conflits de valeur et d’identité1 au sein des ONG provoqués par le

processus de professionnalisation, et ses implications économiques et managériales. Ici,

l’approche est ouvertement normative, reposant sur une série d’oppositions idéales typiques.

Les auteurs opposent ainsi valeurs militantes (idéal type du « bénévole », avec pour valeurs de

référence la philanthropie, le désintéressement, la citoyenneté et la responsabilité) et valeurs

professionnelles (idéal type du salarié, avec pour valeurs de référence la qualification, la

standardisation, le service et la neutralité). Selon les auteurs, certaines ONG (notamment

françaises) montrent de la méfiance à l’encontre des méthodes de management qui peut aller

jusqu’à une « aversion viscérale » chez les plus « intégristes ». « La peur d’être comparés à

des entreprises commerciales peut être vue comme une déclinaison de la double aversion du

monde militant envers l’intérêt (condamnation morale de l’appât du gain et célébration du

désintéressement sur laquelle est bâti le crédit symbolique des ONG) d’une part et une

certaine conception du réalisme d’autre part (crainte que la logique de bureau ne vienne brider

1 Erwan Queinnec, Patrick Valéau, François Vedelago, « Les conflits de valeur au sein des ONG et des associations de solidarité : portée et signification pour le management », in Les organisations non gouvernementales et le management, déjà cité,p. 136. L’ouvrage est publié dans la collection « Vital Roux » dont le triple objectif, rappelé en première page du livre, est de: « Contribuer au développement du sentiment d’entreprise, sans oublier que l’entreprise vit en société. », « Accompagner le management dans sa quête d’identité et de sens, sans se départir d’une distance critique à l’égard des modes et des idéologies managériales. », « Participer à la globalisation de la connaissance, sans renier la singularité française. ».

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l’entreprenariat associatif, et que la dimension technique ne vienne effacer l’éthique et l’utilité

sociale) ». Ces oppositions, nous disent ils, semblent parfois plus relever du discours

idéologique et incantatoire que de la réalité pratique. Si la plupart des ONG affirment leur

nécessaire distance avec le monde du « politique » et de « l’économique », la méfiance que

certaines manifestent à l’égard du management et de la professionnalisation est

« proportionnelle à leur degré d’imprégnation idéologique et d’activisme militant ».

En résumé, les ONG fonctionnent bien comme des entreprises, et si certaines refusent ces

transformations contemporaines (inévitables), c’est en raison d’un « idéalisme associatif

opposé au réalisme managérial et technique », c'est-à-dire parce qu’elles représentent la forme

ancienne et dépassée des ONG. Sylvain Lefèvre1 répond à ces auteurs que le chercheur n’a

pas à trancher entre « vrai » et « faux », mais à observer pour « saisir les jeux de légitimation

et de disqualification à l’œuvre ». Il s’agit de «tenir ensemble» à la fois les transformations

objectives de la managérialisation des ONG et les déplacements subjectifs qui les rendent, aux

yeux des acteurs (et aux dires des prescripteurs de normes) tour à tour « naturelles » ou «

nécessaires », « logiques » ou « anormales », « insupportables » ou « valorisantes ».»

§2- LE PIEGE DE LA METAPHORE ENTREPRENEURIALE

Sylvain Lefèvre dans sa thèse de doctorat sur la collecte de fonds privés par la

méthode du fundraising au sein des ONG, développe une réflexion sur la nécessité de se

déprendre d’une perspective normative pour construire un objet de recherche. Selon lui, au

départ, « l’affaire semble entendue » : les ONG artisanales et fondées sur une éthique

militante auraient laissé la place à de véritables entreprises privées, institutionnalisées et

bureaucratisées. Le terme de « multinationales de l’humanitaire », utilisé pour décrire ces

transformations, est largement relayé par les médias, mais aussi par les humanitaires eux

même lorsqu’ils déplorent, dénoncent, voire au contraire légitiment ce nouvel « état de fait ».

Sylvain Lefèvre poursuit sa réflexion en relevant les soubassements normatifs dissimulés

derrières ces oxymores. Cette métaphore entrepreneuriale soulève plusieurs interrogations :

elle décrirait une invasion du modèle capitaliste qui s’impose à toutes les organisations de la

même manière. Pourtant, le secteur des ONG est loin de constituer un bloc homogène. Les

transformations managériales se font à des rythmes différents selon les ONG, (les ONG

anglo-saxonnes et nordique ont intégré ces réformes bien avant les ONG dites « latines », par 1 Sylvain Lefèvre, Mobiliser les gens, mobiliser l’argent; les ONG au prisme du modèle entrepreneurial, Thèse de doctorat en science politique sous la direction de Frédéric Sawicki, Université de Lille2, novembre 2008.

Page 69: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

69

exemple) et surtout selon des modalités particulières1. On observe en effet diverses formes de

résistance, mais aussi des mouvements de promotion et d’accompagnement de ces évolutions.

Décrire des transformations complexes et progressives comme si elles étaient déjà achevées,

et de manière uniforme, c’est aussi définir des frontières normatives, de « mondes

antagonistes ». Parler d’« ONG dénaturée », « ONG marchande », c’est adhérer à l’approche

selon laquelle la managérialisation corromprait la « vraie ONG », celle qui est pure. Au

contraire, opposer « amateurs » et « professionnels », c’est valoriser les ONG qui choisissent

la voie de la « modernité », de l’efficacité, et discréditer les autres. Pourtant, les discours sont

loin d’être aussi tranchés dans la réalité, et les positions sont bien plus complexes. Par

exemple, nombreux sont les acteurs qui tentent de réconcilier ces deux positions, célébrant les

avantages de la « modernisation » pour les ONG, tout en appelant à « garder son âme ». Ce

type de propos, démontrant une aptitude à articuler les deux discours, se rencontre souvent à

propos des audits : s’ils sont jugés nécessaires, car permettant aux organisations humanitaires

de s’améliorer, ils sont en même temps critiqués lorsque les normes qu’ils promeuvent sont

« inadaptées » au secteur humanitaire. De plus, ce sont les acteurs les plus engagés dans la

promotion des importations entrepreneuriales qui célèbrent le plus l’identité associative. Nous

l’avions vu à propos de l’éthique humanitaire, la promotion des valeurs propres au secteur

peut aussi servir de fondement pour justifier des réformes de « meilleure gestion financière »,

ce qui démontre la stérilité d’une pensée opposant association-militante-amateur et entreprise-

commerciale-professionnelle.

Se positionner sur ces questions représente aussi un enjeu stratégique pour les acteurs et les

organisations, car c’est affirmer son identité, se démarquer des autres structures, s’imposer

comme celui qui sait où sont les frontières à ne pas franchir… Pour le chercheur, au lieu de

tenter de prendre partie, il s’agit plutôt de prendre en compte la coexistence de ces deux types

de discours : l’un sous forme de dénonciation du rapprochement entre entreprise et

association, l’autre présentant leur union comme souhaitable et/ou nécessaire. Nous

proposons plutôt de nous pencher dans ce mémoire sur la manière dont certains acteurs issus

1 Une comparaison entre ONG selon leur taille en termes de poids financier, leur ancienneté, leur nationalité, leur dépendance aux fonds publics serait intéressante et pourrait faire l’objet d’une nouvelle recherche. Quelques indicateurs de managérialisation pourraient être identifiés, comme l’existence et le poids du département de contrôle interne ; la taille (en nombre de salariés) des départements administratifs et financiers par rapports aux départements opérationnels ; la formation des salariés à la comptabilité, aux procédures des bailleurs ; la participation et l’investissement de l’ONG aux forums promouvant les démarches qualité ; etc.

Page 70: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

70

des ONG s’approprient la managérialisation, dont ils s’accommodent, encouragent ou

résistent à l’importation de discours et pratiques issues du secteur privé.

L’auteur éclaire un autre biais à propos des liens entre ONG et entreprises, qu’il nomme « le

constat d’une fatalité ou la désignation de « coupables » ». L’irruption dans le secteur caritatif

de recettes managériales serait « inévitable », liée à l’hégémonie de modèle de l’entreprise

privée. Il faudrait alors s’adapter au plus vite (à cette évolution globale « de la

marchandisation du monde ») pour éviter d’être dépassé. Une autre forme de fatalisme

s’applique à l’histoire « naturelle » des organisations, qui inévitablement, quittent les ardeurs

et les excès de la jeunesse (donc des premiers temps) pour se bureaucratiser et se

rationnaliser inévitablement avec la maturité.

Nous l’avons vu dans ce chapitre, les instruments et pratiques managériales ont investi le

secteur caritatif, et les ONG sont devenues « auditables ». La nécessité de l’audit s’imposerait

dans l’humanitaire en liant l’éthique humanitaire au devoir de responsabilité et

d’accountability, qui rendraient « nécessaires » la professionnalisation et l’intégration des

requêtes des bailleurs. Ce serait alors grâce à sa capacité à « se fondre » dans des principes

éthiques valorisés dans l’humanitaire que le devoir d’accountability, impliquant la

professionnalisation, investirait le champ humanitaire. Ce n’est pas la recherche de profit de

l’audit commercial qui est mise en avant, mais la recherche d’efficacité, de responsabilité, et

la possibilité de maintenir la confiance et les fonds des bailleurs. Ce n’est pas en heurtant de

front des valeurs fortes que l’audit s’impose, mais en les « modernisant ».

La professionnalisation implique des changements dans les modes de faire et de penser. Les

enjeux que représentent l’accès aux financements (concurrence, pression des bailleurs)

accentuent et accélèrent les réformes en cours. La notion d’éthique humanitaire est parfois

instrumentalisée par les acteurs pour maintenir la confiance des donateurs, et les incitations au

respect du principe d’accountability sont extrêmement fortes. Nous avons souhaité aller au-

delà des analyses proposées par des praticiens de la gestion et des humanitaires sur les ONG

« multinationales de solidarité », selon lesquelles ces organisations ressembleraient de plus en

plus aux entreprises, en prenant garde aux pièges de la métaphore entrepreneuriale et aux

biais normatifs qu’elle comporte.

Page 71: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

71

Le décor est planté : formes managériales, institutions européennes et ONG

humanitaires se rencontrent au cœur de la DG ECHO.

A première vue, l’aide humanitaire semble prise par les instruments et pratiques

managériales. Reprenons certaines caractéristiques des instruments pour les appliquer à notre

objet. Seules les ONG les plus « professionnelles » peuvent travailler avec ECHO, c'est-à-dire

celles qui cumulent expérience, poids financier, « bonnes pratiques » (notamment en terme de

tenue de la comptabilité, de type d’organisation, de crédibilité des dispositifs de contrôle

financier, notoriété, etc.). Les ONG financées par la Commission européennes sont donc

sélectionnées sur ces critères pour signer un contrat de partenariat, et les amateurs sont

écartés. Les instruments de type législatif et financier –le contrat liant les ONG à ECHO, la

procédure d’audit- conduisent à privilégier certains acteurs et intérêts et à en écarter d’autres1.

Les obligations que les ONG doivent remplir au nom de l’accountability, du devoir de rendre

des comptes à leur bailleur, impliquent qu’elles acceptent les contrôles réguliers des financiers

et des auditeurs européens. Cela implique aussi qu’elles obéissent aux recommandations que

leur font les auditeurs (qu’elles modifient leur structure organisationnelle, la tenue des

comptes, qu’elles adoptent des chartes, des codes, qu’elles améliorent leurs procédures de

contrôle interne, de lutte anti fraude, etc.). Les instruments utilisés par ECHO déterminent

donc en partie la manière dont les acteurs se comportent.

Selon Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, les instruments créent des incertitudes sur les

effets des rapports de force. Les ONG qui ont investi des ressources particulières dans le

développement de leur système de contrôle interne, ou dans leurs « bonnes pratiques »

financières pourront obtenir certains « avantages » tandis que les ONG qui fonctionnent

encore sur le mode associatif et pas assez sur le modèle entrepreneurial seront « éduquées »,

incitées à « évoluer » par des contrôles plus intensifs et plus fréquents, voire par des sanctions

financières en cas d’erreurs. Ce système est depuis peu inscrit dans le marbre, nous le

détaillerons dans une seconde partie, avec un tri des ONG en partenaires « A »2, qui seront

auditées sur toutes leurs Actions, plus souvent, et les partenaires « P »3, qui elles ne sont

1 Notons que cette sélection d’acteurs « légitimes » dans le champ, effectuée par la DG ECHO, recoupe très largement les règles que les ONG s’appliquent entre elles au sein de leur propre champ. 2 « Control Mechanism A »

3 « Control Mechanism P »

Page 72: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

72

auditées que sur leurs Procédures1 et une échantillon de leurs projets. Les instruments

contraignent les acteurs et/ou leur offrent des ressources.

L’audit humanitaire repose sur un postulat (qui reste à démontrer): une ONG

« professionnelle », c'est-à-dire dont le mode de gestion ressemble le plus à celui d’une

entreprise commerciale privées est la mieux à même de gérer les risques et d’être

accountable, mais aussi, par un lien de causalité contestable, la mieux à même (si elle est

professionnelle dans sa gestion comptable, administrative et financière) d’être efficace sur le

terrain. Les instruments véhiculent donc une représentation des problèmes, ils ne sont pas des

outils neutres, mais au contraire, ils sont porteurs de valeurs, révélateurs d’une interprétation

du social.

Nous nous interrogeons sur la manière de rendre compte de la place de l’audit dans un service

public en charge d’humanitaire, sur la manière d’expliquer le succès des discours et pratiques

managériales au sein de secteurs qui y sembleraient a priori étrangers. Cette première partie

propose une réponse que nous questionnerons par la suite: l’instrument est un moyen de

résoudre un problème, selon l’approche fonctionnaliste. Son développement semble

nécessaire et évident. Le Nouveau Management Public et les formes managériales

constitueraient une matrice d’idées néolibérales promouvant la responsabilité, la transparence,

la redevabilité. Ces idées se diffuseraient dans divers secteurs, comme sur notre terrain, dans

un service public européen et au sein d’associations caritatives. L’audit, instrument neutre,

universel, technique, s’imposerait dans les services publics car il permettrait de rattacher la

réalisation de l’intérêt général à la nécessité de rendre des comptes aux citoyens-

contribuables- clients. Il s’imposerait dans l’humanitaire en liant l’éthique humanitaire au

devoir de responsabilité et d’accountability, qui rendraient « nécessaires » la

professionnalisation.

Nous proposons à présent d’entrer davantage dans l’échelon micro, d’ouvrir la « boite noire »

des audits, de nous pencher sur le pratiques quotidiennes du service d’audits externes

d’ECHO. La sociologie par les instruments nous invite dépasser l’approche fonctionnaliste,

selon laquelle les instruments doivent être questionnés à l’aune de leur efficacité, en cherchant

plutôt à comprendre les raisons justifiant le recours à tel ou tel instrument, mais aussi les

effets produits par ces choix. C’est pourquoi la prochaine partie, basée sur des observations de

1 Partant du principe que leur système de contrôle interne est suffisamment fiable et solide pour que les auditeurs lui accordent leur confiance.

Page 73: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

73

terrain, des entretiens et l’analyse des documents de l’institution, a pour ambition de regarder

travailler ces acteurs, les voir interagir avec leur environnement, au sein de l’administration,

avec les autres institutions, avec les ONG, avec aussi les auditeurs privés sous traitants. Nous

pourrons alors déceler comment les formes managériales s’incarnent dans le travail quotidien,

comment elles sont perçues par les différents acteurs.

Page 74: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

74

TRANSITION - QUAND L ’AIDE HUMANITAIRE RESISTE AUX

INSTRUMENTS ET PRATIQUES MANAGERIALES

Selon le discours officiel de la DG ECHO, l’objet des audits externes est de

« s’assurer que les subventions accordées par la DG ECHO à ses partenaires sur la base

d’accord écrits, ont été dépensées en accord avec les règles établies. Ces accords écrits

ouvrent le droit aux départements de l’UE1, d’entreprendre des audits des organisations

humanitaires ». Les engagements non respectés par les partenaires de la DG ECHO, peuvent

donner lieu à des demandes de recouvrement (remboursement) des paiements effectués. Le

résultat du travail d’audit mène également à des recommandations destinées à améliorer la

gestion financière des partenaires et à minimiser les risques de contrôle interne. Enfin, la

dernière « fonction » des audits est de donner au Directeur Général de la DG une « assurance

raisonnable » que les fonds ont été bien dépensés, lors de la procédure de Déclaration

Annuelle d’Assurance devant les Autorités Budgétaires.

L’aide humanitaire semble prise par les instruments et pratiques managériales, l’audit

s’imposant comme un instrument nécessaire et évident. Pourtant, les usages qui sont faits de

l’instrument sur notre terrain montrent que la place de l’audit est paradoxalement marginale.

1 Auditeurs de la Commission européenne, de l’Office de lutte anti fraude, et à d’autres organismes mandatés comme la Cour des Comptes,…)

Page 75: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

75

SECTION 1- LA RELATIVE IMPOPULARITE DES AUDITS,

CONSCEQUENCE DE L’EXTERNALISATION ?

En 2002, suite aux demandes répétées de la Cour des Comptes, la DG ECHO prend la

décision d’externaliser une partie de ses audits à des cabinets privés. Grace à la sous-traitance,

le nombre d’audit est augmenté. De plus, à partir de 2006, la direction d’ECHO décide

d’augmenter l’effectivité des recouvrements. L’implication pour les ONG est que dorénavant,

elles devront (en principe) rembourser les sommes considérées comme non éligibles, alors

qu’auparavant, les ordres de recouvrements n’étaient pas toujours concrétisés.

Pour certaines ONG, le changement apporté par le fait que ces premiers audits de siège soient

réalisés par des auditeurs du secteur privés, associé au fait que les recouvrements des sommes

sont présentés comme devant être désormais effectifs, est assez mal perçu.

Alors que la fonction d’audit externe existait dans la DG ECHO depuis 1995, depuis 2002,

certains audits sont sous traités à des cabinets privés d’experts. L’externalisation a plusieurs

conséquences, qui constituent des sources de tensions avec les ONG auditées. Tout d’abord,

le service d’audit externe de la DG ECHO recoure à des cabinets privés classiques. La plus

grande part de leur chiffre d’affaire est constituée par l’audit d’entreprises commerciales, ils

ont peu d’expérience des audits d’associations, et de l’aide humanitaire. Ensuite, le recours

aux experts permet une augmentation du nombre de contrôle, ce qui est mal perçu par

certaines ONG, qui y voient une surcharge de travail et une augmentation de la probabilité

d’être sanctionnées.

La plupart des ONG, selon les auditeurs, ont bien compris et accepté la nécessité de contrôler

les fonds, de rendre compte à leur bailleur qui lui-même doit des comptes aux Autorités

Budgétaires. Il n’est pas rare que des ONG remercient les auditeurs des recommandations

apportées et des conseils donnés, et les auditeurs en ont de nombreux exemples. Néanmoins,

l’arrivée des auditeurs externes, et surtout l’arrivée des recouvrements a été parfois reçue avec

hostilité1. Nous proposons d’analyser ces discours de mécontentement -qui ne sont pas

représentatifs des ONG auditées dans leur ensemble- parce qu’ils apportent un éclairage

pertinent sur notre problématique. Ils nous permettent de déceler et ainsi d’analyser, dans le

1 Ce qui concerne, nous le répétons, certaines ONG

Page 76: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

76

discours de certains acteurs, les conflits de valeurs qui constituent de potentiels freins à

l’importation et l’intégration d’une logique considérée comme commerciale dans une logique

considérée comme associée au don et à la générosité.

Un membre d’une ONG française fortement dépendante des fonds européens et premier

partenaire d’ECHO disait à propos des audits :

Déjà c'est une obligation de la part d'ECHO, d'auditer, comme organisme de l'Union Européenne, dans le cadre de ce règlement financier, c'est une obligation. Ensuite, il y a..., ils ont choisi de faire des audits de manière régulière, ce qui est intéressant, et toujours dans une démarche d'améliorer ce qui peut... Après la question, c'est que les audits ne sont pas donnés, ils préfèrent mettre les moyens ailleurs… Ça, je pense que je suis d'accord qu'il y ait plus de personnel dans les unités opérationnelles et moins dans les

unités d'audits1. Donc ils ont choisi de faire ça (les audits externes) au travers d'un appel d'offres pour choisir les auditeurs privés. Ce qui pose problème forcément, parce qu'il y a des décalages entre heu… le niveau de connaissance des uns et des autres, du milieu des ONG, d’ECHO, des règles d'ECHO,... Ce sont des auditeurs classiques, privés, qui débarquent sur quelque chose qu’ils ne connaissent pas, et donc, ça pose des problèmes. Dans les audits, on a parlé de ces tours d'audit faits à l'extérieur, mais il y a des audits aussi menés par le personnel d'ECHO. Alors moi je trouve, c'est mon avis personnel, qu’ils sont beaucoup plus pertinents que quand ce sont des auditeurs extérieurs parce que le personnel d'ECHO connaît ECHO, connaît les ONG, connaît le terrain, connaît plein de trucs... Là, nous par exemple, on a eu un audit l’année dernière en Somalie par quelqu'un d'ECHO, et on n'a pas accepté toutes les recommandations, à chaque fois on avait des arguments pour ne pas les accepter, mais elles étaient toute pertinentes, moi j'ai trouvé. Et c'est vrai qu'il n'en avait pas une qui était à côté de la plaque, ce qui n'est pas le cas avec les recommandations des auditeurs privés.

Ce membre d’ONG souligne les différences qui apparaissent entre des « auditeurs privés qui

débarquent sur quelque chose qu’ils ne connaissent pas du tout », et font des

recommandations « à côté de la plaque » et les auditeurs d’ECHO qui connaissent ECHO, les

ONG et le terrain, et font des recommandations « toutes pertinentes ». Il semblerait que les

auditeurs d’ECHO, bien que leur positionnement soit ambigu, semblent plus « proches du

terrain » et plus « impliqués dans l’humanitaire » que leurs homologues du secteur privé.

Afin d’analyser les modalités d’importation de l’audit au sein de l’humanitaire, il semble alors

intéressant d’étudier la figure et les propriétés des importateurs afin de déceler quelles sont les

ressources dont ils disposent pour permettre à l’audit de s’acclimater à l’humanitaire. Les

auditeurs d’ECHO sont engagés dans la promotion de cette « révolution managériale ».

1 Ce membre d’ONG rappelle qu’ECHO a choisit d’investir davantage dans les unités opérationnelles (qui gèrent les relations avec les ONG sur le terrain) que dans les audits, ce qui correspond à l’organisation des ONG elles-mêmes, qui investissent davantage dans les dépenses de terrain que dans les frais de fonctionnement du siège. Ce choix d’ECHO sert aussi les intérêts des ONG, qui préfèrent voir se multiplier les appels à propositions pour des projets de terrain (possibilités d’obtenir des fonds, donc des recettes) que les audits (qui représentent un coût, auquel s’ajoutent les possibilités de sanction).

Page 77: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Etudier leurs activités et discours permet aussi d’obtenir quelques clés pour comprendre

comment ils s’adaptent à leurs interlocuteurs dans les normes qu’ils diffusent et dans les

modes de légitimation de leurs pratiques.

La fonction d’audit de la DG ECHO a été instaurée en 1995 et réorganisée lors de la

restructuration de la DG ECHO en 2000. L’audit a alors été séparé des tâches relatives au

budget et à la gestion financière de la DG. Cette séparation avait pour objectif de promouvoir

une indépendance opérationnelle et l’effectivité du secteur d’audits externes, ce qui a été

renforcé par le recrutement de personnel et des ressources supplémentaires. La séparation

entre les divers niveaux de contrôle s’est accentuée au fil du temps, pour s’achever dans la

réforme de 2006, où le secteur d’audit externe a été inclus dans l’unité B1, tandis que l’unité

chargée de la gestion financière s’associait avec le secteur juridique dans l’unité B2. L’unité

B1 est aujourd’hui composée de quatre secteurs : le budget, les audits externes, l’informatique

et les archives.

Le service d’audit externe d’ECHO est composé d’une équipe très réduite qui, comme

d’autres services d’ECHO, est confrontée à un manque de personnel.

La Cour des comptes demandait depuis les débuts d’ECHO un renforcement des effectifs

d’audit, mais toute la DG souffrait d’une situation de sous effectif chronique. Une solution à

laquelle la Commission européenne a souvent recouru dans ce cas consiste à sous traiter une

partie des ses activités à des experts1. Le recours aux spécialistes est relié aux caractéristiques

d’un « bon gouvernement », un « état manager » ouvert aux agents extérieurs2. Dans une

recherche permanente d’efficacité et de qualité, tout en maîtrisant les coûts, le recours aux

experts est mythifié. L’expertise constituerait pour la Commission un moyen de légitimer ces

décisions, en les présentant sous un aspect « dépolitisé », indépendant de tout intérêt partisan,

ce qui faciliterait la neutralisation des controverses et oppositions. On observerait alors une

appropriation de l’expertise par la Commission, qui l’instrumentaliserait pour en faire une

ressource politique, fondant la justification des actions et décisions non sur la légitimité de

l’élection, mais sur celle de la rationalité.

1 L’expertise fait référence à une compétence issue du champ scientifique (juridique, économique, opérationnelle,…) utilisée dans le cadre de la Commission européenne. Du fait de l’absence de services administratifs assurant le travail de diagnostic et l’analyse d’impact, le recours à des contributions extérieures est « nécessaire ». 2 Hélène Michel, « La «société civile » dans la « gouvernance européenne », éléments pour une sociologie d’une catégorie politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°166-167, mars 2007, p. 32

Page 78: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

78

Les services de la Commission européenne doivent s’appuyer sur ces groupes d’intérêts

(lobby) et acteurs privés, qui constituent des ressources techniques indispensables, en termes

d’expertise, d’information, de connaissances spécifiques, utiles vu la technicité de certaines

des politiques publiques européennes. Il y a aussi un intérêt stratégique pour les différentes

DG de la Commission à bâtir des bases fidèles alliées, prêtes à défendre les positions de la

DG auprès de laquelle ils interviennent en préférence, et dont elles dépendent en partie.

L'élan pour restructurer le secteur des audits est venu de plusieurs sources comprenant les

résultats de l'évaluation d'ECHO faite en vertu de l'article 20 du règlement d'aide humanitaire,

du processus de réforme lancé par la nouvelle Commission et des recommandations émises

par la Cour des comptes. La fonction d'audit externe a été renforcée depuis juillet 2002, car

les audits de siège sont maintenant effectués par un réseau de cabinets privés d’audits, liés au

secteur des audits externes d’ECHO par un contrat. En raison du manque de personnel et du

prix de ces audits (coût de déplacement de fonctionnaires européens), il était difficile de

maintenir une couverture suffisante d’audit des projets, et impossible de l’augmenter. Selon le

discours développé en interne, c’est donc pour des raisons de coût et d’efficacité (augmenter

le nombre d’audits) que ces audits ont été externalisés en les réunissant dans un contrat joint

avec les audits de siège. Le recours à des cabinets d’experts reconnus permet certainement

aussi de donner un sceau de légitimité au contrôle.

C’est un consortium de cabinets spécialisé dans de nombreux domaines de l’audit et du

conseil qui est choisi pour aider les auditeurs d’ECHO dans leur tâche. Ce consortium est

caractérisé par une structuration en réseau international, la promotion de valeurs

d’indépendance et d’intégrité, la nécessité de rétablir la confiance dans le professionnalisme

des firmes. Pour ces firmes d’audits, l’audit est –selon une formule classique- pourvoyeur de

solutions pour le business, que ce business soit tourné vers le domaine commercial (profit) ou

vers le domaine social (non profit). Cette association -sous le même vocable « business »-

d’activités commerciales et caritatives postulant qu’un même outil décliné différemment

apporterait des solutions dans des domaines quasi-interchangeables, est potentiellement

porteur de conflit de valeurs. C’est le type d’élément mobilisé dans les débats opposants deux

types de discours : l’un sous forme de dénonciation du rapprochement entre entreprise et

association, l’autre présentant leur union comme souhaitable et/ou nécessaire. Rappelons que

l’ambition du chercheur est de prendre en compte la coexistence de ces deux discours, non de

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prendre partie, dans le but de comprendre les appropriations différenciées de discours et

pratiques managériales.

Les jugements mutuels des ONG sur les auditeurs privés et des auditeurs privés sur les ONG

illustrent cette opposition. Dans certains cas, les cabinets membres de cette association qui

travaillent avec la DG ECHO sont mal perçu par certaines ONG, dépeints comme appartenant

au monde de ceux qui manipulent, accumulent et sollicitent l’argent, ceux qui font du « dirty

work »1. Ils sont alors étiquetés voire stigmatisés -par certaines ONG- considérés comme aux

antipodes de la logique de désintéressement qui serait censée fonder l’action humanitaire. En

contrepartie, ces ONG sont perçues comme hypocrites et intolérantes par les auditeurs des

cabinets privés. Dans la plupart des cas toutefois, les relations entre auditeurs privés et audités

sont caractérisées par un respect mutuel exempt de jugement normatif.

Les cabinets d’audits ne travaillent pas directement avec la DG ECHO. Afin de coordonner et

superviser le travail des différentes firmes, un petit groupe de spécialistes a été constitué pour

servir d’interlocuteur direct aux auditeurs d’ECHO et représenter un point central de

communication avec le travail de la DG ECHO, le Central Management Team (CMT).

Chaque mois, le secteur d’audits externes d’ECHO rencontre le CMT dans les bureaux

d’ECHO pour une réunion portant sur l’avancement des audits en cours, sur les éventuels

problèmes rencontrés par les auditeurs, sur le paiement des contrats achevés, sur les

modifications dans la méthodologie2, etc.

Avec l’arrivée des auditeurs externes en 2002, le nombre d’audits explose littéralement.

Cette inflation des audits implique que le rôle des auditeurs externes de la DG ECHO change.

Ils passent moins de temps à réaliser des audits et plus de temps à les gérer : d’auditeurs, ils

deviennent des « managers ». La gestion du processus d’audit implique de sélectionner et

préparer les partenaires et les projets pour les audits, de manager les audits effectués par les

auditeurs des cabinets privés, en les supervisant et en les guidant3. Les auditeurs contrôlent

aussi le travail des différentes firmes, en vérifiant leur méthodologie, la qualité de leurs

rapports, en lien avec le Central Management Team (CMT) présent à Bruxelles. Une très

1 Voir la thèse de Sylvain Lefèvre, déjà cité, sur le « dirty work » de ceux chargés, au sein des ONG, de la collecte des fonds par le marketing direct. 2 Modifications dans la politique d’audit d’ECHO ou changements dans le cadre contractuel avec les partenaires 3 Ils planifient et réalisent aussi les audits des accords de financements de type « Grant Agreement», les audits des bureaux régionaux d’ECHO sur le terrain, ainsi que les missions de vérifications des Organisations Internationales et agences des Nations Unies

Page 80: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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large part de leur temps est désormais dévolue à la relecture et aux corrections apportées aux

rapports d’audits des firmes sous traitantes. Les rapports d’audits sont communiqués

systématiquement aux partenaires et au Management d‘ECHO, et sur demande aux services

de la Commission comme l’IAC (Internal Audit Capability), l’IAS (Internal Audit Service), la

Cour des Comptes,…

Les conséquences de l’externalisation (augmentation du nombre d’audits, arrivée d’auditeurs

privés aux profils et méthodes différents) et ses effets sur l’impopularité relative des audits

peut être placé dans le contexte plus large des critiques émises à l’égard des audits en général.

En centralisant les plaintes les plus fréquemment entendues lors d’entretiens avec des ONG,

certains sujets récurrents apparaissent: l’audit reflèterait la tendance fâcheuse au « micro

management » de la DG ECHO (méthode « tatillonne » et intrusive, s’intéressant au moindre

détail), la méthodologie des audits manquerait de clarté, les standards d’audit seraient

inadaptés au secteur humanitaire, certaines recommandations seraient trop standardisées, la

charge de travail et le coût de préparation des audits serait trop élevé pour les ONG, etc. Il ne

s’agit pas ici de se prononcer sur la pertinence de ses plaintes, sur la mauvaise ou bonne foi

des plaignants, ni de juger si les récriminations sont ou non justifiées. Par contre, nous

pouvons y voir des éléments intéressants sur les résistances de certains acteurs, qui nous

incitent à adopter une vision nuancée des rapports de pouvoir entre auditeurs et audités.

Quelques unes de ces ONG n’hésitent pas à présenter leurs doléances et tenter de défendre

leurs intérêts (surtout lorsqu’elles contestent des recouvrements) parfois même en se fédérant

pour s’essayer à une stratégie unifiée de lobbying. Elles ne sont donc pas ici dans la position

de sous traitants qui subissent avec passivité des contrôles exigeants, mais elles utilisent leur

légitimité opérationnelle (valorisation de leur connaissance du terrain, de leur expérience dans

l’action humanitaire et dans la qualité de celle-ci), pour s’opposer à la légitimité technique

(compétences techniques en comptabilité et gestion financière) des auditeurs. Les auditeurs se

montrent à l’écoute et s’investissent pour améliorer leur communication, notamment à

l’occasion de la Conférence Annuelle des Partenaires, où ils organisent un atelier-débat avec

les ONG sur l’accountability et en mettant en ligne sur le site d’ECHO des documents

pédagogiques sur la méthodologie et le déroulement du processus d’audit. Ainsi, nous

sommes éloignés d’une image présentant des auditeurs tout puissants, qui dictent leurs lois et

imposent leurs visions. Il semblerait que l’outil d’audit n’impose pas sa légitimité et son

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autorité de manière univoque au sein de ses partenaires et au sein d’ECHO, mais rencontre

parfois quelques résistances.

SECTION 2- LE PROCESSUS D’AUDIT A ECHO ET LE DEFI DE LA

COLLABORATION INTER-SERVICES

Mener un audit implique de respecter un processus complexe d’enchaînement de

divers phases. Certaines de ces étapes relèvent de la seule responsabilité des auditeurs, comme

la sélection des candidats, la planification des audits, la réalisation du contrôle sur les lieux et

la rédaction du rapport provisoire. Par contre, le suivi de l’audit nécessite la collaboration de

divers acteurs, dont les ONG auditées, mais aussi d’autres services d’ECHO. Cette division

des tâches est censée être favorable aux ONG, afin d’éviter des jugements trop sévères des

auditeurs, qui provoqueraient de nouvelles plaintes. Les services impliqués dans la

collaboration sont les unités géographiques et l’unité B2, des services dont les tâches sont de

faciliter le travail des ONG, en s’assurant qu’elles respectent les règles européennes.

La planification des audits est l’une des tâches qui revient aux auditeurs d’ECHO, qui

établissent chaque année un plan d’audit (Audit Plan). Les audits de siège menés par les

auditeurs sous traitants de la DG ECHO se focalisent sur les systèmes financiers mis en place

pour enregistrer et recenser les coûts reliés aux différents projets financés. L’objectif de base

était en 20071 d’auditer tous les partenaires tous les deux ans2, en couvrant un échantillon de

projets pour les partenaires les plus importants, ou la totalité des projets pour les partenaires

plus petits. La plupart des partenaires ont été audités deux fois dans les quatre dernières

années. Un audit de siège est estimé en moyenne en 2008 à 15 000€. Les audits de terrain se

focalisent sur les systèmes et les opérations des partenaires3 par rapport à des projets en cours,

1 Le cycle d’audit est depuis 2008 élargi à trois voire quatre ans, pour les partenaires dont les résultats d’audits de siège des deux premiers cycles ont été satisfaisants, dont le système financier est considéré comme stable, dont les recommandations des rapports d’audits précédents ont été suivies. Pour ceux dont les résultats sont moins satisfaisants, le cycle d’audit reste en principe de trois ans. 2 Le cycle de deux ans avait été choisi pour coïncider avec la durée des actions financées par ECHO qui est de maximum 18 mois. 3 La sélection des partenaires qui recevront une visite d’audit de terrain se fait sur plusieurs critères : tout d’abord en fonction du montant total annuel des fonds reçus d’ECHO (les plus « gros » partenaires sont donc audités plus souvent), ensuite en fonction du nombre de contrats signés entre ECHO et un partenaire, puis en fonction du pays d’opérations. Les auditeurs essayent pour limiter les coûts de missions de regrouper les audits de différents projets de diverses organisations en fonction de la proximité géographique Le choix se fait aussi en fonction des résultats du dernier audit réalisé par les auditeurs d’ECHO (surtout si les résultats n’étaient pas satisfaisants), et les audits de siège sont également pris en compte pour décider de planifier un audit de terrain. Il existe aussi des audits « sur requête spéciale », qui sont commandés par d’autres services d’ECHO aux auditeurs. Ils sont justifiés sur la base de « risques perçus », c’est à dire des éventuels problèmes soulevés par les experts de terrain

Page 82: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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dans le pays où l’opération humanitaire a lieu. Jusqu’en juillet 2006, seuls les auditeurs

d’ECHO réalisaient ces audits. Ces audits représentaient un investissement important (en

général deux à trois semaines de mission à l’étranger, deux à quatre fois par an pour chacun

des quatre auditeurs, pour un coût d’environ 4500€ par mission en 2007, estimés à 6000€ en

2008).

Le plan d’audit réalisé initialement est fréquemment sujet à des modifications, selon les

conditions changeantes de sécurité, d’accès, etc. Ainsi, les auditeurs présents au Tchad en

février 2008 ont dus être rapatriés en urgence après une attaque des rebelles à proximité de

N’Djamena, la capitale du Tchad où ils auditaient plusieurs organisations. De la même façon,

l’audit planifié au Népal a du être repoussé en raison des résultats incertains des élections, qui

pouvaient faire craindre des attaques de groupes de guérillas. Les éléments climatiques (du

type mousson) sont également susceptibles de repousser une mission d’audit en rendant

l’accès à certains aéroports ou voies d’accès difficile ou impossible. Ces éléments nous

rappellent que les auditeurs ont sans cesse à l’esprit les spécificités du secteur humanitaire,

dès la réalisation du plan d’audit, et que pratiquer l’audit de terrain à ECHO est bien différent

de la pratique de l’audit commercial en entreprises privées.

Une fois l’audit inscrit dans le plan annuel, il doit être planifié puis réalisé sur les lieux. La

planification/préparation implique de s’informer sur le partenaire, sur les aspects financiers

(bilans, comptes de résultats, rapports annuels, rapports d’audits, etc.) et opérationnels. Les

paramètres principaux de l’audit (étendue, objectifs, ressources nécessaires, délais, principaux

facteurs de risques, échantillonnage, etc.) sont déterminés. C’est une phase d’échange

d’informations entre l’auditeur et l’audité (nombreux échanges de coups de téléphones,

d’emails, demande de documentation, explications, etc.), de préparation et de familiarisation à

l’environnement à auditer. Cette phase est cruciale, car si les contacts sont bons l’audit se

passera dans de meilleures conditions que si dès les premiers échanges de courriers, les

tensions apparaissent.

ou les unités géographiques, qui peuvent attirer l’attention des auditeurs sur un projet qui se déroule mal, ou sur certaines craintes spécifiques (retard important, évènement imprévu…). Ces audits « sur requête spéciale » représentent 10% des audits planifiés, et d’après l’expérience acquise par le passé, les demandes peuvent concerner des allégations de fraude, des irrégularités financières ou des cas de mauvaise gestion. Ces requêtes spéciales sont analysées en étroite collaboration l’OLAF lorsque cela se révèle nécessaire (en cas de fraude avérée).

Page 83: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

83

Comme pour tout audit de société commerciale, il est impossible que les auditeurs d’ECHO

vérifient en détail tous les contrats que les partenaires ont conclus avec ECHO. L’auditeur

doit (conformément à sa mission) cependant évaluer les méthodes et les procédures que le

partenaire a mises en place pour fournir des informations précises, effectuer ses opérations et

gérer efficacement les opérations financées par ECHO. Si le partenaire a des systèmes de

contrôle efficaces, l’étendue des tests des transactions pourra être réduite. L’évaluation du

contrôle chez le partenaire est effectuée à l’aide de l’«Internal Control Questionnaire» (ICQ)

qui est envoyé au partenaire. Grâce aux réponses au questionnaire, les auditeurs étudient et

évaluent le système de contrôle interne du partenaire et établissent une analyse des risques. En

accord avec l’audité, et souvent après quelques négociations, les auditeurs déterminent une

date pour se rendre sur place.

Vient ensuite le stade de réalisation de l’audit : les auditeurs testent l’efficacité des systèmes

de contrôle interne (tests de conformité1) et procèdent à des tests détaillés de certains contrats

conclus avec ECHO (tests de corroboration2). De manière concrète, les auditeurs s’installent

dans un local prêté par le partenaire, pour « éplucher » les centaines de documents officiels et

de factures, réaliser des entretiens auprès des personnes clé de l’organisation, etc. Ils

cherchent à s’assurer que tous les fonds versés par ECHO au partenaire correspondent à des

écritures dans son système de comptabilité et qu’elles sont toutes justifiées par des factures ou

autres pièces justificatives. Si elles ne le sont pas, le risque pour l’ONG est que certains coûts

soient déclarés inéligibles et qu’ECHO en demande le remboursement. L’ONG est informée

de principales conclusions des auditeurs lors d’une réunion qui clôt l’audit sur le terrain.

Les auditeurs appartenant aux cabinets privés sous-contractants de la DG ECHO n’imposent

pas de décision à l’audité, leur travail consistant à éclairer les décisions des auditeurs et des

financiers de la DG ECHO, qui sont les seuls à avoir un pouvoir de décision et de contrainte.

Il faut donc ensuite que le rapport final soit constitué, puis approuvé. (Voir graphique ci-

dessous). La réunion entre l’auditeur et l’audité qui clôt l’audit sur les lieux est très

importante, car elle permet au partenaire de répondre aux éventuelles objections des auditeurs,

sachant que ces réponses (qui par exemples expliquent l’absence de certains documents, ou

justifient certains coûts, etc.) sont intégrées au rapport provisoire d’audit (draft). Ce draft est

1 L’objectif d’un contrôle de conformité est de déterminer si le partenaire suit les procédures ou règles établies par l’organisation. Ce type de test est effectué en même temps que l’analyse du risque. 2 Il est destiné, dans tout audit, à vérifier si un élément pris individuellement est correct. Dans le cas spécifique des contrats d’ECHO, le but est d’examiner la preuve des articles remboursés au partenaire.

Page 84: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

84

transmis aux unités géographiques, qui connaissent très bien les partenaires, leurs projets, les

zones géographiques dans lesquelles ils opèrent et peuvent ajouter des éléments importants

pour aider à la prise de décision. Les unités financières (B2) se centrent dans leur analyse sur

les aspects juridiques et financiers. Elles doivent par exemple se prononcer sur les règles

fiscales en vigueur dans les pays d’opérations, sur le calcul de la TVA, et surtout sur les règles

de procédures d’achat. La coopération entre service n’est pas toujours aisée, et les auditeurs

attendent parfois pendant un certain temps les avis des autres unités, ce qui peut parfois créer

de l’agacement voire des conflits.

26/10/07

Rapport provisoire d’audit envoyé à l’ONG

Réunion de clôture avec réponses de l’ONG

Rapport Provisoire (draft)+ Réponse ONGTransmises au CMT, puis à la DG ECHO

APPROBATION DU RAPPORT FINAL

Les auditeurs privés intègrent les commentaires d’ECHO

Les auditeurs privésenvoient le Rapport

Final

Draft transmis aux unitésgéographiques et financières pour

validation des faits et de leur interprétation

DG ECHO B1 vérifie si le rapport est cohérent et

raisonnable

La planification et la réalisation des audits relèvent de la seule responsabilité des auditeurs,

mais le rapport final ne peut être approuvé sans l’intervention d’autres. Ces rapports sont

utilisés par l’ordonnateur pour prendre les décisions financières et effectuer l’évaluation

globale des partenaires qui est organisée chaque année, en prenant en compte l’évaluation des

risques et les décisions opérationnelles relatives aux accords de subvention.

Les conclusions de l’audit mènent la plupart du temps à une demande de recouvrements de

certaines sommes dont l’ONG n’a pas su justifier la bonne utilisation. Le travail (Voir

graphique ci-dessous) est divisé en deux parties : tout d’abord, il s’agit d’établir le montant

final à recouvrer. C’est en analysant le rapport d’audit et en consultant les ordonnateurs des

unités géographiques des partenaires que ces montants sont établis. Les unités géographiques

Page 85: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

85

doivent ainsi se prononcer sur les conclusions des rapports d’audit, accepter ou rejeter certains

recouvrement potentiels, en argumentant leur choix.

Action de la B2

Réponse de l’ONG

Ordre de recouvrement

DG ECHO B1 envoie une note de pré-information pour

obtenir l’accord de l’ONG

B1 analyse la réponse de l’ONG

Les unités géographiques et financières donnent leur

opinion sur les coûtsinéligibles

DG ECHO B1 envoie une note d’information en plus du rapoort

final pour guider la réflexiondes unités géographiques et

financières

B1 demande sinécessairedavantage

d’informations

Ensuite, grâce aux informations reçues (ou non) par les unités géographiques, le personnel du

secteur d’audit doit se prononcer sur le montant des recouvrements « certains et dus » avant le

lancement de la première lettre d’information. La deuxième partie implique le recouvrement

effectif, qui est confié aux financiers de l’unité B2.

Un membre de l’unité financière cite cet exemple : « Une ONG avait obtenu un contrat de

reconstruction après un tremblement de terre. Ils ont reconstruit une berge, pour un montant

de 3 500€, en passant par un contractant local. Par contre, ils n’avaient jamais signé de contrat

avec leur partenaire local. Donc les auditeurs, selon une lecture stricte des règles européennes,

ont demandé le recouvrement de cette somme en l’absence de pièce justificative. Nous, avec

l’unité géographique et les experts d’ECHO sur place, on a essayé de négocier. La berge était

reconstruite, les experts l’ont vu, l’ONG a reconnu son erreur et s’est engagée à ne pas la

refaire à l’avenir, alors on a pu annuler le recouvrement. »

Les recouvrements sont selon la Cour des Comptes une composante indispensable de la

politique de contrôle. Lorsque la Cour cite quels sont les avantages de la politique de contrôle,

les recouvrements sont « un avantage direct». « Le contrôle peut toutefois présenter d'autres

avantages, comme l'effet dissuasif qu'exerce sur le demandeur la possibilité d'être contrôlé et

Page 86: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

86

de se voir infliger des sanctions. (…) Enfin, si des erreurs sont détectées, les mesures prises

pour récupérer les paiements indus doivent être efficaces et il faut infliger des sanctions

administratives appropriées ou, en cas de fraude, engager des poursuites. Si ces mesures sont

inefficaces, le contrôle effectué n'apportera aucun avantage financier, et l'effet dissuasif

perdra de sa crédibilité. »

Avant 2002, l’audit n’était pas une priorité pour la DG ECHO, et les ONG pouvaient

bénéficier de subventions sans risque d’être sanctionnées, et sans que la probabilité d’être

auditée ne soit très forte.

En 2004-2005, le budget audité est constant par rapport à la période 2002-2003, mais les

recouvrements potentiels sont bien supérieurs. Cette période correspond à une seconde vague

d’audits. Les ONG sont considérées comme ayant compris le processus d’audit, et les

auditeurs appliquent les règles plus strictement. Les coûts considérés comme non éligibles

augmentent donc.

D’années en années, les ordres de recouvrements s’accumulent, sans être suivis d’effets, ce

qui fait perdre tout effet dissuasif au volet « sanction » des audits. Pour trouver une solution à

l’important retard pris dans le suivi des conclusions d’audits, en prenant en compte

l’insuffisance de personnel et que le recouvrement d’anciennes créances n’est pas prioritaire,

il est décidé d’annuler de nombreux ordres de recouvrement.

La direction d’ECHO décide donc de clôturer sans suite des centaines de rapports d’audits qui

comportaient des sommes à recouvrer, ce qui affaiblit considérablement l’autorité des audits

vis-à-vis des ONG et des autres unités de la DG.

Le recouvrement des sommes déclarées inéligibles est peu effectif et fait apparaître des

difficultés de collaboration avec les unités géographiques et financières. Les auditeurs ne

cessent de rappeler que leurs collègues ne respectent pas les délais. Mais étant donné que les

ordres de recouvrements ne sont pas favorables aux ONG, les auditeurs ne peuvent pas

clôturer de dossier sans les remarques des autres unités, car celles-ci ont pour tâches de

diminuer les coûts inéligibles et les montants des recouvrements.

D’autres indicateurs révèlent que les auditeurs et les audits sont marginalisés au sein des la

DG ECHO. La direction de la DG, et la communication officielle n’accordent que peu de

légitimité et de visibilité au contrôle.

Page 87: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

87

SECTION 3- LA FAIBLE VISIBILITE DES AUDITS DANS LA

COMMUNICATION DE LA DG ECHO

Dans sa communication officielle, la DG ECHO choisit de ne faire apparaître les

audits qu’en tant qu’élément secondaires. Comme beaucoup d’organisation, la DG investit

dans la communication à l’intention du public et de ses partenaires, via des brochures,

rapports, site Internet. Dans cette présentation de soi, les aspects opérationnels (l’humanitaire

de terrain) sont omniprésents, que ce soit sous la forme de témoignages de bénéficiaires

(comme le témoignage de Daklha, « mon jardin potager au milieu du désert », ou « la vie de

Mariam » en territoires palestiniens), de vidéos ou de photos. La visibilité des audits est

faible, comme nous pouvons le voir tout d’abord sur l’outil interactif distribué aux partenaires

et ensuite sur le site Internet.

L’outil interactif de communication naît lors de la conférence annuelle des partenaires en

décembre 2007, où un nouveau contrat cadre de partenariat (CCP) entre en vigueur. A cette

occasion, un outil pédagogique est développé par l’unité B2 d’ECHO, la « formation

interactive au nouveau CCP », distribué sous forme de CD aux ONG partenaires et mis en

ligne sur le site d’ECHO1. Cet outil présente le partenariat entre la DG ECHO et les ONG.

Travailler avec la DG ECHO consiste en trois étapes (durant chacune environ trente minutes

de questions, réponses et tests): « préparer une action humanitaire », « mettre en œuvre une

action humanitaire » et « clôturer une action humanitaire ». Chacune des parties est

décomposée en questions. Par exemples, pour la dernière partie, qui nous intéresse, les

questions sont les suivantes : « que faire des fournitures résiduelles ? », « quels sont les coûts

éligibles ? », « comment informer des résultats obtenus et demander le paiement final ? »,

« que se passe-t-il après la liquidation ? », etc.

La partie « que se passe-t-il après la liquidation ? », commence ainsi : « félicitations, votre

action est clôturée et liquidée. Mais ce n’est pas tout à fait fini…. » Il reste selon le guide

interactif trois étapes : la tenue des documents comptables, les questions liées au droit

d’accès, et « comment se préparer pour l’audit ? ». Sur l’audit un texte d’une dizaine de lignes

rappelle aux ONG leur obligation de coopérer avec les services de la Commission. C’est tout

ce que contient le « chapitre » sur les audits, aucun lien vers la méthodologie, très peu

d’explication. Il n’est nul par fait mention que d’autres documents existent ou puissent être

1 HTTP://EC.EUROPA.EU/ECHO/FILES/ABOUT/ACTORS/FPA/TRAINING/INTERFACE.HTML, visité en juillet 2009

Page 88: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

88

consultés. Il faut aller rechercher dans la bibliothèque de l’outil pour y trouver, en dernière

position d’une liste déroulante, les questionnaires de contrôle interne des audits de siège et de

terrain.

Pour obtenir d’autres informations sur les audits, le site web d’ECHO contient une page

consacrée aux audits1. Cette page est située dans l’onglet « financement », qui contient des

informations sur le budget d’ECHO, sur les décisions de financement par pays, les différents

types de subventions et d’appels d’offre. La page dédiée aux audits contient deux rubriques.

La mission de contrôle d’ECHO est la première rubrique. La seconde fournit des explications

sur le cadre de l’audit : objectifs, plan d’audit et domaine d’audits, méthodologie, indication

des résultats d’audits et les ressources du secteur d’audit externe. Deux documents concernant

les partenaires sont disponibles en téléchargement : le plan d’audit d’ECHO et le rapport

d’audit annuel de 2007, rédigés par le service d’audit externe d’ECHO.

La visibilité des audits est donc faible à ECHO, et pourtant, la Direction fait pression sur les

auditeurs pour qu’ils communiquent publiquement sur les contrôles, ce qui pourrait sembler

être une tentative de valoriser l’audit et lui donner sa place au sein d’ECHO. Mais la demande

de la Direction pourrait être interprétée pas seulement pour faciliter l’intégration de l’audit

mais aussi pour rassurer les ONG suite aux plaintes que certaines d’entre elles ont formulées.

Au delà des indicateurs d’une volonté affichée de managérialisation de l’aide humanitaire

européenne, un décalage est observable entre les objectifs revendiqués et les usages qui sont

faits de l’audit à ECHO. Les recouvrements sont peu effectifs, l’autorité des auditeurs est

contestée, la politique d’audit est peu valorisée au sein d’ECHO, les relations sont parfois

tendues avec la Direction et les services d’ECHO, ainsi qu’avec les partenaires.

Ainsi, l’aide humanitaire résiste aux instruments et pratiques managériales.

Les thèses fonctionnalistes, selon laquelle un instrument est un moyen de résoudre un

problème, et qu’il doit être analysé sous l’angle de l’efficacité montrent alors leurs limites.

Les fonctions coercitives et dissuasives de l’audit sont peu remplies, l’instrument semble

« peu optimal », voire dysfonctionnel, et il est relégué à une place marginale. Pourtant, bien

que contesté, l’audit perdure et continue de se développer au sein d’ECHO. L’efficacité de

l’instrument ne suffit pas alors à expliquer son développement, et d’autres manières de rendre

compte de sa croissance au sein d’ECHO doivent être recherchées. 1 HTTP://EC.EUROPA.EU/ECHO/FUNDING/AUDIT_FR.HTM, visité en juillet 2009

Page 89: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

89

Nous proposons alors dans une troisième partie de déplacer le regard. Ce qui peut sembler

dysfonctionnel, pourrait être fonctionnel à un autre niveau. Selon nous, l’audit se développe

car il répond à d’autres logiques, qui ne sont pas purement managériales.

Page 90: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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PARTIE I I - LES USAGES NON-MANAGERIAUX DES

INSTRUMENTS MANAGERIAUX

Comment comprendre qu’un instrument peu effectif (au regard du discours officiel) se

maintienne, qu’un service administratif investisse dans une activité peu valorisée ? Comment

comprendre ce décalage entre le « dire » et le « faire » ? Ce décalage nous amène à déplacer

le regard sur un autre questionnement : ce qui peut sembler être une dysfonction peut se

révéler en fait fonctionnel à un autre niveau, et constituer une ressource pour certains acteurs.

L’audit est bien plus, alors, qu’une histoire de contrôle entre auditeurs et audités. Nous

testerons cette hypothèse en nous penchant sur deux niveaux : le niveau de l’environnement

de contrôle, d’ECHO vis-à-vis de la Cour des Comptes et le niveau bureautique, au sein

d’ECHO.

Selon nous, l’audit se développe et occupe une place croissante car il répond à d’autres

logiques, comme la légitimation d’une politique publique, l’instrumentalisation d’instrument

au service de luttes bureaucratiques, l’affirmation de l’identité d’une administration,…

Nous commencerons par nous pencher sur le niveau de l’environnement institutionnel de

contrôle de la DG ECHO. Nous proposons d’observer les rapports entre la DG ECHO et la

Cour des Comptes, pour développer une première hypothèse : peut-être que l’enjeu de l’audit

pratiqué à ECHO n’est pas de moraliser l’action humanitaire en instaurant un contrôle effectif

de l’usage des fonds, mais plutôt de participer à la légitimation et à la revalorisation (relative

et précaire) du secteur humanitaire (politique relativement « dominée ») dans les politiques

européennes. L’important alors ne serait pas que l’audit soit efficace, mais simplement qu’il

existe.

Nous verrons ensuite que la légitimation passe aussi, au niveau interne, par la légitimation de

ses acteurs. Nous nous pencherons sur l’intérieur de la DG ECHO, en observant l’un des

outils de la politique de contrôle, le questionnaire de contrôle interne des ONG. Cet outil

contribue à créer un modèle de l’ONG idéale, et l’audit ne serait pas un instrument de

professionnalisation des ONG, mais de standardisation de leurs formes et pratiques.

Page 91: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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Cet instrument n’est pas seulement un outil de standardisation des ONG, mais aussi une

incitation pour les ONG à se contrôler elles-mêmes. L’audit ne serait alors que la partie

visible d’un système de contrôle bien plus étendu, et bien plus performant, semblable au

panoptique de Bentham développé par Foucault. En regardant l’audit comme intégré dans un

système global, nous nous interrogerons sur les intérêts et limites de l’approche par les

instruments, ainsi que sur le rôle des idées dans les politiques publiques. Si l’audit s’adapte

aux logiques spécifiques du secteur humanitaire, il s’adapte aussi aux requêtes issues de

l’espace institutionnel européen. Nous analyserons, grâce à l’approche de sociologie

organisationnelle de Christina Boswell, la manière dont ECHO a réinvesti l’exigence de

contrôle dictée par son environnement, en l’adaptant et la réinterprétant. L’audit tente alors de

s’imposer en tant que « réponse » à ces injonctions, issues de deux secteurs, qui semblent

parfois contradictoires. L’audit est alors le fruit d’un « bricolage », et en définitive un

instrument remodelé et réinterprété.

Page 92: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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CHAPITRE 1- L’AUDIT « VERSION COUR DES COMPTES », UN INSTRUMENT DE LEGITIMATION DE L’AIDE

HUMANITAIRE ?

Si nous revenons à la définition de départ, l’audit, instrument d’action publique

constitue un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux

spécifiques entre la puissance publique -un service de la Commission européenne- et ses

destinataires -les ONG- en fonction des représentations et des significations dont il est

porteur. En définitive, au vu des usages- confidentiels- qui sont faits des audits à ECHO

(mauvaise acceptation par certaines ONG et par certains autres services d’ECHO, peu de suivi

et d’effectivité), il semblerait que l’audit soit moins destiné aux partenaires ONG qu’aux

Autorités Budgétaires de l’Union Européenne. Quel serait alors le message que véhicule

l’audit ? Nous proposons de tester une hypothèse centrale : l’audit servirait à assurer que la

petite DG utilise ses fonds selon le dogme des « trois E », avec efficience, efficacité et

économie, malgré les stigmates de mauvaise gestion qui l’ont marquée. Selon une seconde

hypothèse, la DG ECHO devrait d’autant plus lutter pour sa reconnaissance qu’elle travaille

avec des acteurs, les ONG d’urgence, réputés peu fiables et peu « professionnels », en

comparaison avec les entreprises commerciales, les institutions centrales des Etats membres et

les lobbys, principaux partenaires de l’UE. Nous proposons de nous pencher sur les

représentations que la Cour des Comptes exprime par ses opinions à propos de la DG ECHO,

en analysant dix ans de rapports annuels relatifs aux exercices 1997 à 2007.

Page 93: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

93

SECTION 1- DES STIGMATES DES DEBUTS A LA RECONNAISSANCE

Selon le service d’audits externes, dans son rapport d’activités 2007, « l’objectif de

rechercher l’efficience, l’efficacité et l’économie s’applique autant sinon plus aux audits

qu’aux autres activités de financements européens. Dans ce contexte, la Cour place une

confiance importante dans les activités et les résultats du secteur des audits externes, comme

l’une de ses bases pour fournir son opinion dans le cadre de la déclaration annuelle

d’assurance. » Nous proposons dans cette partie d’observer les rapports entre ECHO et la

Cour de Comptes, grâce à l’analyse de dix ans de rapports de la Cour, de 1997 à 2007.

§1- DE 1995 A 2002, LES RAPPORTS EN DEMI-TEINTE DE LA COUR DES COMPTES

Le premier rapport de la Cour des comptes sur l’aide humanitaire est un « rapport

spécial »1 qui analyse la politique d’aide humanitaire mise en place par la Commission

européenne entre 1992 et 1995. Le suivi des observations faites par la Cour dans ce rapport

apparaît dans le rapport annuel relatif à l’exercice 19982, publié fin 1999. La Cour relève

qu’ECHO, en raison d’un manque de personnel, a eu recours de manière excessive au

personnel temporaire, aux prestataires de services et aux consultants. De plus, une enquête de

l’UCLAF (qui deviendra l’Office de Lutte Anti Fraude) a mis en lumière un certain nombre

de contrats irréguliers, comme nous l’avions expliqué en première partie. La Cour rappelle les

accusations et les poursuites dont font l’objet divers membres de la DG. En ce qui concerne

les audits, la Cour s’inquiète que la mission d’audit de la DG ne soit pas suffisamment

développée, et que les audits déjà réalisés ne donnent pas lieu à des recouvrements effectifs :

Depuis 1996, l’unité d’audit d’ECHO a entrepris soixante seize missions d’audit couvrant 70 à 80 % des dépenses auprès d’organisations qui ont signé le CCP. La Cour est particulièrement préoccupée par le fait que ces missions d’audit ont eu pour conséquence immédiate l’établissement d’ordres de recouvrement portant sur un total de 3,2 Millions d’ECU à récupérer auprès de douze organisations partenaires.

Dans le rapport annuel sur l’exercice 1998, la Cour rappelle ce même point :

1 Rapport spécial n° 2/97 sur les aides humanitaires de l'Union européenne entre 1992 et 1995- JO C 143 du 12.5.1997 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/173846.PDF). Deux autres rapports spéciaux ont été consacrés à l’aide humanitaire : Rapport spécial n° 2/2001 relatif à la gestion de l'aide humanitaire d'urgence en faveur des victimes de la crise du Kosovo (ECHO) - JO C 168 du 12.6.2001 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/172939.PDF) et Rapport spécial n° 3/2006 relatif à l'aide humanitaire apportée par la Commission européenne en réponse au Tsunami- JO C 170 du 21.7.2006 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/173649.PDF) 2 JO C 349 du 03.12.1999 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134179.PDF). Notons que dans le rapport annuel relatif à l’exercice 1997, il n’est pas fait référence aux audits, mais à un problème de manque d’effectif que rencontre la petite DG. (JO C 349 du 17.11.1998) (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134456.PDF)

Page 94: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

94

Les services de la Commission devraient prévoir d’autres mécanismes de contrôle; par exemple, ils pourraient organiser des missions d’audit, de préférence en collaboration avec ECHO, de telle manière que les comptes des ONG relatifs aux projets en cause soient vérifiés, par exemple, au moins tous les cinq ans.

La Commission européenne (la DG ECHO) répond qu’elle n’a pas les effectifs nécessaires

pour organiser des audits systématiques des contrats avec les ONG.

Dans l’attente de la révision du règlement financier, la Commission est tenue de vérifier la légalité et la régularité des contrats qu’elle passe avec les ONG. Elle partage l’avis de la Cour qu’il aurait lieu d’orienter, à l’avenir, les contrôles sur les résultats et de modifier en conséquence le règlement financier. La Commission ne dispose pas des effectifs nécessaires lui permettant de procéder à des audits systématiques des contrats ONG.

Le rapport annuel relatif à l’exercice 19991, publié fin 2000, commence par une introduction

rappelant la crise de confiance, la chute de la Commission Santer et les réformes qui ont

suivis. Dans le rapport relatif à l’exercice 20002, aucun commentaire de la Cour ne concerne

les audits et les procédures de contrôle. Le rapport de l’année suivante3 , publié fin 2002,

consacre son introduction à la réforme de la Commission européenne en 2001. La cour

rappelle aussi, à l’occasion de son 25ème anniversaire, que : « Quiconque lira les rapports de la

Cour depuis qu’elle a commencé ses travaux sera frappé par le nombre de fois où elle a dû

répéter des observations similaires concernant la nécessité d’améliorer la gestion des fonds

communautaires, à tous les niveaux et dans tous les domaines du budget». Le rapport cette

année là analyse les aides extérieures de l’UE en se ciblant sur l’aide humanitaire. L’audit

nécessiterait une augmentation des ressources humaines et financières, afin de permettre une

meilleure couverture de contrôle, et la Cour demande que les audits soient suivis d’effets.

La réforme ne traite pas suffisamment de l’audit fait par ou pour la Commission des fonds communautaires au niveau des intermédiaires et bénéficiaires finaux. De plus, les ressources humaines et financières, déjà insuffisantes dans le passé, ont été allouées en quantité moindre en 2001, et ont donc limité le nombre d’audits effectués. L’importance de ces audits est considérable, plus particulièrement en vue du degré élevé de gestion externe à la Commission. La Commission devrait traiter rapidement cette question pour garantir la définition de programmes d’audit systématiques, y compris en prévoyant clairement les responsabilités nécessaires à l’intérieur de la Commission afin que les conclusions des rapports d’audit soient suivies d’effets. La DG ECHO récuse ces accusations, en répondant qu’elle a augmenté les ressources et fait

appel à des cabinets privés :

Dans le domaine de l’aide humanitaire, la Commission a engagé une société d’audit externe en vue de la réalisation d’audits pour le compte de l’Office d’aide humanitaire (ECHO). Chaque partenaire d’ECHO pourra ainsi être soumis à un audit tous les deux ans. Quelque 50 audits ont d’ores et déjà été commandés. L’an dernier,

1 JO C 342 du 01.12.2000 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134190.PDF) 2 JO C 359 du 15.12.2001 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/133987.PDF) 3 JO C 295 du 28.11.2002 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134031.PDF)

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l’Office d’aide humanitaire a consacré des sommes considérables à la réalisation d’audits auprès de ses partenaires. Entre 1995 et 2002, plus de 130 audits ont été exécutés. De plus, les ressources humaines consacrées à l’audit (audits sur le terrain et autres types d’audits) sont à présent trois fois plus importantes. La Cour a procédé à un audit approfondi de l’aide humanitaire, notamment en effectuant des

contrôles aux sièges de partenaires d’ECHO et sur le terrain. Les systèmes de contrôles

internes des ONG sont encore critiqués :

La qualité des contrôles internes varie considérablement en fonction de la taille et des ressources de l’organisation responsable de la réalisation des actions. Les contrôles internes portant sur la tenue des pièces justificatives s’avèrent souvent insuffisants. Cela vaut notamment pour les organisations de plus petite taille où les décisions arrêtées ne sont pas toujours documentées de manière adéquate et où les pièces justificatives sont parfois perdues ou détruites. Les contrôles internes portant sur les procédures d’achat et d’appel d’offre sont critiqués par

la Cour, et les irrégularités notées sont jugées « préoccupantes ». La Cour relève qu’en raison

de la complexité des procédures, et en raison de l’inexpérience de certains partenaires, les

ONG (dans six cas sur 27) « éprouvent des difficultés à appliquer comme il convient les

procédures financières et d’appel d’offre». Elle reproche à la Commission (à la DG ECHO) de

n’avoir pas assez formé ses partenaires. La DG ECHO répond (en italique) que grâce aux

audits systématiques et obligatoires, associés aux efforts de communication et de formation de

ses partenaires, les effets positifs ne tarderont pas à apparaître.

Le fait que la Commission n’ait pas fourni d’orientations aux partenaires responsables de la réalisation des opérations, notamment les ONG, est en partie à l’origine des procédures de contrôle interne non satisfaisantes mises en place au niveau des organisations concernées. La Commission a déjà pris des mesures pour augmenter le nombre d’audits des partenaires, en particulier les ONG. Dans le nouvel appel à propositions, la procédure d’audit est maintenant systématique pour chacun des projets ONG. Dans le secteur de l’aide humanitaire, la Commission considère que les lignes directrices, les instructions, le nombre de réunions et de contacts, de même que les contrôles et les audits portant sur les partenaires responsables de la mise en œuvre sont relativement étendus. Toutefois, les services de la Commission cherchent constamment à apporter des améliorations à cet égard afin d’obtenir des résultats plus satisfaisants. La Cour fait différentes recommandations à la DG ECHO, auxquelles la DG répond point par

point, (en italique) en se contentant de « copier-coller » ses réponses précédentes :

La Commission devrait prendre des mesures supplémentaires pour faire en sorte que les organisations chargées de la gestion de fonds communautaires renforcent leurs systèmes de contrôle interne, notamment pour assurer le caractère approprié des pièces justificatives et des procédures d’appels d’offres. La Commission devrait définir plus précisément les normes minimales à respecter; En ce qui concerne l’aide humanitaire, la Commission estime que le problème ne porte que sur un petit nombre de cas. Le contrôle du partenaire ECHO, les instructions, la communication, les dialogues, l’évaluation, la surveillance, les contrôles et les audits sont étendus et relativement exhaustifs. Les normes minimales sont communiquées aux partenaires, mais doivent être modifiées et rationalisées en vue d’une application plus cohérente de la part de ces derniers. Dans le cadre de la réforme sont actuellement élaborés un nouveau règlement financier, de nouvelles modalités d’application, ainsi qu’un nouveau contrat-cadre de partenariat.

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La Commission devrait prendre les mesures nécessaires afin de faire en sorte que le nombre d’examens et d’audits effectués par ses propres services ou en son nom soit suffisant pour lui permettre de juger si les procédures de contrôle interne appliquées par ses partenaires sont adéquates, et, dans la négative, de prendre des mesures correctrices; En ce qui concerne l’aide humanitaire, la Commission a engagé en juin 2002 une société d’audit externe en vue de la réalisation d’audits pour ECHO, ce qui augmentera considérablement le nombre d’audits déjà réalisés. Chaque partenaire d’ECHO, en particulier, pourra ainsi être soumis à un audit tous les deux ans. De plus, les ressources humaines consacrées à l’audit ont été multipliées par trois.

§2- LA RECONNAISSANCE PAR LA COUR D’UN SYSTEME EXEMPLAIRE

En 2003, la Cour publie son rapport relatif à l’exercice 20021. Pour la première fois

apparaît un système de notation sur le système d’audit. La conception globale d’audit externe,

les procédures et manuels d’audits, le fonctionnement dans la pratique, les audits internes et

les rapports de responsables sont notés. Trois notes existent : A, qui signifie « Fonctionne

correctement, nécessite quelques améliorations mineures », B, « Fonctionne, mais des

améliorations sont nécessaires», et enfin C, « Ne fonctionne pas de la manière souhaitée ».

Les résultats pour la DG ECHO sont excellents2, « meilleurs » que les services en charge de

l’aide au développement, EuropAid et les délégations de l’Union européenne.

DG ECHO

EuropAid Délégations

Conception globale A B - Procédures et manuels A A A Fonctionnement dans la pratique A B B Audits internes B B B Rapport des responsables A B B

La Cour note qu’en 2002, ECHO « a commencé de mettre en œuvre une approche d’audit

plus globale, qui prévoit l’audit systématique des partenaires chargés de la mise en œuvre

(principalement des ONG). En 2002, quelque 50 ONG (soit environ 330 projets) avaient fait

ou faisaient l’objet d’un audit. ». A partir de cette année 2002, et jusqu’à aujourd’hui, les

résultats excellents de la DG ECHO sont constants.

Ainsi, dans le rapport relatif à l’exercice 20033, les notes d’ECHO restent les mêmes. La

Cour note que les audits sont satisfaisants:

1 JO C 286 du 28.11.2003 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134020.PDF) 2 Sauf pour l’audit interne, qui est à cette époque partagé avec l’office d’aide au développement EuropAid 3 JO C 293 du 30.11.2004 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/495525.PDF)

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En 2002, l’Office d’aide humanitaire a commencé à mettre en place une approche globale visant à auditer les partenaires chargés de la mise en œuvre. Le système en question était pleinement opérationnel en 2003. Les audits ont permis d’évaluer certains éléments comme l’organisation, les procédures et les contrôles internes des partenaires chargés de la mise en œuvre, ainsi que les systèmes comptables et financiers, la culture administrative et les systèmes de recrutement du personnel. Les dépenses encourues dans le cadre de projets mis en œuvre par les partenaires ont fait l’objet de contrôles approfondis. En 2003, 136 partenaires chargés de la mise en œuvre ont fait l’objet d’un audit, ce qui représente quelque 535 projets. La Cour a examiné seize audits, qui se sont avéré de bonne qualité. Les principaux problèmes mis en lumière par les audits en question étaient les suivants : des procédures d’appel d’offres déficientes (sept cas sur seize), des faiblesses affectant les systèmes comptables, des problèmes de rapprochement et d’information financière (sept cas sur seize) et des insuffisances en matière de contrôles des stocks (trois cas sur seize). Les motifs de rejet des dépenses les plus fréquents étaient l’insuffisance des pièces justificatives fournies à l’appui des dépenses et l’inéligibilité des dépenses. Un seul cas de non-respect des procédures d’appel d’offres a été décelé, car la plupart des audits ne comportaient aucun test des procédures d’appel d’offres. Les partenaires chargés de la mise en œuvre se sont engagés à mettre en œuvre les recommandations formulées pour l’amélioration de leurs systèmes. Les montants rejetés seront déduits des paiements relatifs à des projets en cours ou nouveaux. Ces résultats indiquent que l’audit des organismes chargés de la mise en œuvre constitue un instrument efficace de supervision et de contrôle.

Concernant la structure d’audit interne, commune à la DG ECHO et à l’Office d’aide au

développement EuropAid, si les premiers progrès sont visibles, ils sont encore jugés

insuffisants par la cour. Le rapport relatif à l’exercice 20041, revêt une importance particulière

pour les auditeurs, car la Cour examine dans le détail vingt audits externes réalisés par les

auditeurs des cabinets privés.

En 2004, la DG ECHO a effectué 130 audits, dont 70 au siège de partenaires chargés de la mise en œuvre. Ces 70 audits, dont la réalisation avait été confiée à des auditeurs externes, ont couvert quelque 344 projets terminés entre 1998 et 2003. Les 60 autres ont porté sur des projets contrôlés sur le terrain (28 rapports), des subventions (19 rapports) et les services de la DG ECHO (13 rapports). La Cour a tout d’abord examiné 20 rapports d’audit, dont 13 externes. Elle a ensuite vérifié la qualité de ces audits externes en visitant le siège européen de trois partenaires chargés de la mise en œuvre et en y contrôlant chaque fois deux projets. Ces visites ont donné lieu aux observations suivantes: a) les constatations les plus fréquentes des auditeurs externes ont porté sur le manque de pièces justificatives à l’appui des dépenses, qui a constitué la principale raison à l’origine du rejet de certaines dépenses déclarées par les partenaires chargés de la mise en œuvre. Les visites de contrôle effectuées par la Cour auprès des partenaires chargés de la mise en œuvre ont permis de confirmer que la principale cause d’erreurs était le manque de pièces justificatives; elles ont également fait apparaître que même lorsque ce type d’erreur affectait une opération faisant partie de leur échantillon les auditeurs externes n’en avaient pas toujours fait mention; b) un cas de non-respect des modalités de passation des marchés a été détecté par un auditeur externe, mais la plupart des audits n’ont pas comporté une vérification approfondie des appels d’offres. La vérification réalisée par la Cour auprès des partenaires chargés de la mise en œuvre a révélé des erreurs dans les appels d’offres pour quatre des six projets contrôlés.2

Les partenaires chargés de la mise en œuvre se sont engagés à suivre les recommandations formulées dans le programme d’audit de la DG ECHO pour améliorer leurs systèmes de contrôle interne. Des dépenses correspondant à un montant total de 0,5 million d’euros ont été déclarées inéligibles par la Commission, et des

1 JO C 301 du 30.11.2005 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134074.PDF) 2 La DG ECHO répond à cette recommandation : « Jusqu’au milieu de l’année 2004, le contrôle des procédures de passation de marchés par la Commission se limitait à la vérification de l’existence de la soumission retenue. Pour palier la faiblesse révélée, la Commission a étendu les contrôles à la vérification des offres des organisations qui ne sont pas retenues dans le cadre de la procédure d’attribution. »

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ordres de recouvrement ont été émis. Ces résultats indiquent que l’audit des organismes chargés de la mise en œuvre peut constituer un instrument efficace dans le cadre des systèmes de contrôle et de surveillance de la DG ECHO. Les recommandations émises par les auditeurs pour inciter les partenaires à améliorer leur

système de contrôle interne, associé aux ordres de recouvrements sont considérés par la Cour

comme « des résultats pouvant constituer un instrument efficace de contrôle et de

surveillance ». Sanction et conseil sont donc les indicateurs de l’efficacité de l’audit.

Le rapport de la Cour des comptes européenne relatif à l’exercice 20051, fait référence au

rapport très favorable du Service d’audit interne2, qui a « établi la version définitive de

rapports sur le financement d’activités assuré, par l’intermédiaire d’ONG, par la DG ECHO et

EuropeAid. Les constatations qui y figurent sont conformes à celles de la Cour, avec des

recommandations pertinentes concernant l’établissement de rapports, la réalisation d’une

analyse des risques spécifique aux ONG et les audits externes. ». Il est donc demandé de

réviser les audits externes pour permettre une meilleure analyse des risques du partenaire (par

le questionnaire de contrôle interne chez ECHO). Dans son rapport relatif à l’exercice 20063,

quelques difficultés d’interprétation des règles sont soulevées, auxquelles la Commission

répond (en italique) :

Il a été constaté que les règles relatives à l’éligibilité des dépenses et aux procédures de passation des marchés fournissent des définitions ambiguës de certains points, qui mériteraient d’être clarifiées. Les audits effectués auprès de deux partenaires chargés de la mise en œuvre ont montré que les taux de change, l’amortissement des équipements comme les véhicules et les intérêts perçus sur les avances étaient traités différemment par lesdits partenaires, entraînant des variations dans les montants des dépenses éligibles pour des situations par ailleurs similaires. Compte tenu de la mobilité du personnel des partenaires et de la variété des types d’opérations, la Commission tolère une certaine diversité dans l’interprétation des règles d’éligibilité ou de passation de marchés de la part des partenaires chargés de la mise en œuvre. Ceci dit, la Commission a consenti un gros effort pour clarifier l’interprétation des diverses règles financières et contractuelles en publiant des fiches d’information et, dans l’esprit du partenariat, elle a entrepris de former régulièrement les partenaires et accru sa vigilance, de sorte que les partenaires sont aujourd’hui mieux guidés. Différentes techniques d’amortissement des véhicules sont envisageables et la notion d’intérêts sur les paiements de préfinancement a été clarifiée dans les modalités d’exécution du règlement financier, clarification qui se retrouvera dans l’accord de partenariat-cadre révisé entre la DG ECHO et les organisations humanitaires.

1 JO C du 31-10-2006 HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134052.PDF 2 Communication de la Commission au Conseil et au Parlement, Rapport annuel à l’autorité de décharge concernant les audits internes réalisés en 2004, Bruxelles, le 15.06.2005. (http://ec.europa.eu/dgs/internal_audit/docs/Annual%20Reports/2004%20report/COM_2005_257_1_FR_ACT_part1_v1.pdf) 3 JO C273 – 15.11.2007 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/483522.PDF)

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Les audits de siège sont considérés comme satisfaisants, mais la Cour demande de renforcer

les audits de terrain, afin de « contrôler plus efficacement la réalité des dépenses relatives aux

projets ». La Cour recommande donc que :

La DG ECHO clarifie les règles en matière d’éligibilité des dépenses pour éviter les interprétations divergentes.1 Le dosage entre les inspections de la DG ECHO auprès des services centraux des partenaires chargés de la mise en œuvre et les inspections sur le terrain soit reconsidéré afin de parvenir à une meilleure vision de la réalité des dépenses relatives aux projets

Le système de notation est différent cette année-là, mais les résultats sont toujours excellents

pour la DG ECHO au niveau des audits externes, et bonne sur le plan global.. Une nouvelle

notation apparaît avec trois couleurs : « Vert » est « satisfaisant », « Jaune » est

« Partiellement satisfaisant », « Rouge » est « Non satisfaisant ». Le « Blanc » correspond à

« Sans objet : non applicable ou non évalué ».

Système concerné

Procédures et manuels

Contrôles ex ante au titre de la gestion

Audits internes

Contrôles ex post des opérations

Audits externes

Rapports des responsables

Evaluation globale

EuropAid

ECHO

Délégations

Enfin, dans le rapport 20072, les notes sont bonnes pour la DG ECHO, et même excellentes

pour l’audit externe.

Système concerné

Contrôles ex ante contrats paiements

Suivi des organismes de mise en œuvre

Audits externes

Audits internes

Contrôles Administrations nationales

Evaluation globale

EuropAid

Elargissement

ECHO

La Cour recommande à nouveau que les audits de terrain soient augmentés, et s’inquiète de

l’effectivité des recouvrements des sommes déclarées potentiellement non éligibles.

1 Réponse de la DG ECHO : « la Commission a continué à travailler avec les organismes contractants à l’approfondissement de leur compréhension des règles, de façon à limiter les divergences d’interprétation. Des fiches techniques ont été envoyées à tous les partenaires en juin 2007 pour leur fournir une interprétation claire des règles en vigueur. » 2 JO C 286 du 10.11.2008 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/1571577.PDF)

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En 2007, 2,6 % du montant audité a été signalé comme potentiellement inéligible même si, lorsque les ONG auront fourni leurs explications, une partie seulement est susceptible d’être finalement recouvrée. Toutefois, il n’existe aucune disposition permettant d’extrapoler les résultats, et le système d’audit ne fournit donc aucun moyen d’évaluer l’ampleur des dépenses potentiellement inéligibles dans leur ensemble.

Le service d’audit interne, à présent propre à ECHO, est lui jugé insuffisant en termes de

ressources humaines :

Très peu de ressources (un seul auditeur professionnel) ont été affectées à l’audit de la DG ECHO en 2007, et aucun plan d’audit complet n’a été approuvé ou mis en œuvre. Fin 2007, une nouvelle Internal Audit Capability distincte a été mise en place afin d’effectuer les travaux d’audit interne pour la DG ECHO.

En conclusion, la Cour « recommande, afin de pallier ces déficiences, que la DG ECHO

améliore sa stratégie d’audit en garantissant une meilleure couverture des opérations au

niveau des organismes chargés de la mise en œuvre, et plus particulièrement sur le terrain

pour toutes les catégories de partenaires. ». La réponse d’ECHO rejette de manière diplomate

cette recommandation en soulevant deux risques : « augmenter les coûts du contrôle se ferait

au détriment de la mise en œuvre sur le terrain », et « augmenter le nombre d’audit pourrait

susciter le mécontentement de ses partenaires ».

Selon notre hypothèse, les audits auraient pour fonction de rassurer les autorités budgétaires

sur la bonne gestion des fonds d’ECHO. La petite DG n’est pas seulement jugée sur les

audits, mais aussi sur les modifications successives du Contrat Cadre de Partenariat. C’est

donc sur ces deux aspects, l’audit et le cadre contractuel du partenariat que ces

« performances » sont analysées par la Cour. C’est selon nous surtout grâce à l’audit que la

DG ECHO obtient un jugement satisfaisant à partir de 2002 et jusqu’à aujourd’hui. En effet,

c’est bien à partir du rapport de 2003, jugeant les activités de 2002, que les résultats de la DG

ECHO sont jugés satisfaisants par la Cour. Cette année 2002 coïncide avec le recours à la

sous-traitance aux cabinets d’audits externes, et l’explosion du nombre d’audits.

Le contrat cadre de partenariat ne suffit pas selon nous à rassurer la Cour, car les ONG sont

considérées par la Cour comme un facteur de risque, et comme des acteurs « à contrôler ».

Cette représentation des associations humanitaires n’est pas partagée par la DG ECHO, qui

affirme la légitimité et la solidité de ses partenaires. La DG refuse donc la vision selon

laquelle elle devrait plus que d’autres DG prouver sa bonne gestion des fonds, parce que

ceux-ci transitent via des acteurs « fragiles » (qui ne sont pas des entreprises, des

administrations nationales ou des lobbys, donc des acteurs « professionnels » et « crédibles »).

En affirmant son soutien à ses partenaires, la DG ECHO affirme aussi son identité.

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SECTION 2- LES ONG, RISQUE A CONTROLER OU PARTENAIRE A

PROTEGER ?

L’audit est un art, et divers techniques existent. L’approche de la Cour s’est ainsi basée, de

manière croissante, sur le travail réalisé par les auditeurs externes, et a adopté une analyse

basée sur les risques. Etant donné que l’un des risques identifié par la DG ECHO et approuvé

par la Cour est le recours à des tierces personnes, les ONG, la Cour contrôle avec attention ces

« facteurs de risque ». La Cour se base aussi de plus en plus sur l’examen des systèmes de

contrôles des ONG. Le contrat-cadre de partenariat est vu comme un moyen indispensable de

contrôler et encadrer l’action des ONG, et c’est la raison pour laquelle il est attentivement

scruté. Ce n’est qu’à partir de 2005 que la Cour considère l’audit comme un second moyen de

faire face au risque que représentent les ONG, comme nous le verrons dans le paragraphe

suivant.

ECHO devrait d’autant plus prouver sa bonne gestion des fonds que ceux –ci transitent

via des intermédiaires, les ONG. Si nous reprenons dans les rapports de la Cour ce qui

concerne les ONG, cela se vérifie : travailler avec des ONG représente un risque, car leur

système de contrôle interne est fragile et leur respect des procédures insuffisant.

Suite à son « rapport spécial »1 sur la politique d’aide humanitaire de la Commission

européenne entre 1992 et 1995, la Cour s’attache à analyser l’outil spécifique de relation

entre ECHO et les organisations humanitaires, le Contrat Cadre de Partenariat, et exprime2

quelques craintes à l’égard des ONG :

Les conditions générales précisent les exigences draconiennes qui s’imposent aux organisations partenaires en ce qui concerne la tenue d’une comptabilité adéquate pour les opérations financées par ECHO et décrivent la façon dont les pièces justificatives doivent être conservées. Dans le cas où les pièces justificatives ne sont pas envoyées à la Commission avec les déclarations de dépenses détaillées établies à la clôture des actions, il est primordial qu’ECHO dispose d’un programme suffisamment vaste de missions d’audit auprès des organisations, destinées à vérifier si leurs systèmes sont satisfaisants, si leur comptabilité est bien tenue et si les déclarations adressées à ECHO sont exactes.

Dans ce même rapport, un passage est consacré aux Organisations non gouvernementales, qui

nous informe sur la vision qu’en a la Cour :

Tant les ONG européennes que leurs partenaires locaux diffèrent considérablement sur le plan de la nature et de la qualité de leur organisation et de leurs contrôles internes. Dans les cas examinés par la Cour, les procédures de contrôle n’ont été appliquées ni systématiquement ni de manière cohérente.

1 Rapport spécial n° 2/97 sur les aides humanitaires de l'Union européenne entre 1992 et 1995- JO C 143 du 12.5.1997 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/173846.PDF). 2 JO C 349 du 03.12.1999 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134179.PDF).

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Le système de contrôle serait considérablement renforcé si l’audit des ONG et de leurs projets sur place était systématiquement effectué par la Commission. Un tel audit pourrait se fonder sur la sélection annuelle d’un échantillon, à l’instar de la procédure appliquée par ECHO en matière d’aide humanitaire. Les ONG n’assurant pas un suivi permanent de certains projets, des dépenses non étayées par des pièces justificatives ont pu figurer dans les rapports financiers correspondants. L’absence de systèmes appropriés s’observe à tous les niveaux, ce qui signifie bien souvent qu’aucune piste d’audit faisant apparaître la nature exacte des coûts déclarés ne peut être identifiée. De même que la Commission élabore généralement ses systèmes de gestion et de contrôle de manière à pouvoir se concentrer davantage sur les résultats de ses interventions, la mise en place de procédures de suivi et d’audit des dépenses, cofinancées par des ONG, plus efficaces et adaptées aux conditions particulières dans lesquelles ces dépenses ont été encourues s’impose. Les nouveaux instruments et procédures de gestion concernant la mise en œuvre du cofinancement des ONG vont dans ce sens.

Selon la Cour, les systèmes de contrôles internes des ONG n’existent pas toujours. Et

lorsqu’ils existent, ils ne sont pas appliqués de manière suffisamment cohérente et

systématique. Les systèmes de contrôle interne peuvent par exemple être écrits dans des

manuels aux sièges des organisations, mais ne pas être appliquées sur le terrain, ou appliqués

de manières différentes. Lorsque la Cour contrôle des audits externes ayant eu lieu dans l’aide

au développement, elle cite les audits d’ECHO en exemple (pour la sélection des

échantillons), insistant pour que ce soient des auditeurs de la Commission qui supervisent les

contrôles. Selon les conclusions de la Cour, le système de contrôle interne de certaines ONG

comporte des lacunes, auxquelles de nouvelles procédures de contrôle doivent répondre.

Nous l’avons vu, la Cour s’est dans sa méthode, appuyée de manière croissante sur l’analyse

des risques. Et certains des risques dans le cadre de l’aide humanitaire sont dus aux ONG

elles-mêmes :

Le domaine de l’aide alimentaire et humanitaire (…) est par essence un domaine à haut risque, risque encore aggravé par les conditions difficiles que connaissent les pays où ces actions sont réalisées. Vu son caractère urgent, l’aide humanitaire est habituellement programmée et mise en œuvre sur une courte période. Tant pour l’aide alimentaire que pour l’aide humanitaire, il est difficile évidemment d’obtenir des informations probantes et pertinentes attestant que la distribution des produits alimentaires a été effectuée correctement1 (…) de nombreux risques dans le domaine de l’aide humanitaire échappent à son contrôle (à ECHO), à l’exception de la qualité des partenaires choisis pour la mise en œuvre. Comme les années précédentes, les efforts déployés pour réduire les risques ont été centrés sur la procédure de sélection des partenaires chargés de la mise en œuvre ainsi que sur la mise en place d’un système rigoureux d’audit des partenaires retenus.2

La DG ECHO ne peut pas agir sur les risques inhérents à l’action humanitaire. Mais d’autres

risques correspondent aux erreurs imputables aux ONG, et ECHO réduit ce risque par une

1 JO C 295 du 28.11.2002 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134031.PDF) 2 JO C 293 du 30.11.2004 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/495525.PDF)

Page 103: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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sélection drastique de ses partenaires, par les audits et le contrôle de leurs activités. En 2003,

la Cour publie son rapport relatif à l’exercice 20021.

Dans son évaluation des risques présentée dans son rapport annuel d’activité, l’Office d’aide humanitaire a conclu que les risques les plus importants découlaient des caractéristiques des systèmes administratifs et d’élaboration des rapports des partenaires chargés de la mise en œuvre. Dans ce contexte, les contrats cadres de partenariat existants font l’objet d’un réexamen et un nouveau système d’audit des partenaires chargés de la mise en œuvre a été mis en place.2

Le rapport de la Cour des comptes européenne relatif à l’exercice 20053, commence par une

analyse des risques et le diagnostic est le même que les années précédentes: « de nombreux

risques étant inhérents à la fourniture de l’aide humanitaire, ils échappaient à son contrôle,

sauf en ce qui concerne la qualité des partenaires chargés de la mise en œuvre». Alors

qu’auparavant, la seule solution consistait en une sélection drastique des partenaires, cette

année, l’audit est ajouté: « ces risques, inhérents à la fourniture d’aide humanitaire, sont

compensés dans la mesure du possible par les mesures de contrôles mises en place par la

Commission à Bruxelles (comme la sélection et l’évaluation des partenaires chargés de la

mise en œuvre) et sur le terrain (comme la surveillance et l’audit des projets). »

La Cour se basant sur l’analyse des risques, elle se focalise souvent sur le Contrat Cadre de

Partenariat et sur les systèmes de contrôle interne des ONG, incitant la DG ECHO à les

améliorer pour pousser les ONG à se professionnaliser. La Cour demande aussi en 2007 à la

DG ECHO d’augmenter le nombre d’audits sur le terrain pour diminuer le risque de mauvaise

gestion et augmenter le professionnalisme des ONG. Mais ECHO rejette cette dernière

recommandation, expliquant qu’elle ne souhaite pas mécontenter ses partenaires. Nous

pouvons comprendre cette réponse comme une manière pour ECHO d’affirmer le

professionnalisme de ses partenaires, et la primauté du partenariat et de la confiance sur les

contrôles et sanctions. ECHO affirme ici clairement son identité de bailleur humanitaire.

La DG ECHO n’est plus considérée comme mauvaise gestionnaire par la Cour des

Comptes ; elle s’est remise du traumatisme des débuts et des scandales de mauvaise gestion

qui l’ont éclaboussée. Les notes qu’elle obtient sont meilleures que certaines autres DG en

charge des relations extérieures. La place des DG en charge des relations extérieures est

dominée dans les politiques européennes, mais la DG ECHO est citée en exemple parmi elles.

1 JO C 286 du 28.11.2003 (HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134020.PDF) 2 La DG ECHO répond simplement que le « réexamen du contrat cadre de partenariat et l’augmentation du nombre de partenaires de mise en œuvre soumis à un audit permettent de traiter et de gérer ces risques. » 3 JO C du 31-10-2006 HTTP://ECA.EUROPA.EU/PORTAL/PLS/PORTAL/DOCS/1/134052.PDF

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104

En conséquent, elle ne semble pas devoir, plus qu’une autre politique (extérieure), « gagner »

sa crédibilité.

Les audits jouent un rôle dans cette reconnaissance. A partir de 2002, les conclusions de la

Cour des Comptes jugent le système de contrôle de la DG ECHO « satisfaisant », et cette

reconnaissance est stable depuis cinq ans. Les audits sembleraient bien avoir pour fonction de

rassurer les autorités budgétaires, qui surveillent avec une grande vigilance le partenariat avec

des ONG encore trop peu solides dans leur système de contrôle interne et pas toujours fiables

en ce qui concerne le respect des procédures. L’audit confié à des experts extérieurs reconnus

apporterait une assurance qui compenserait en partie les risques que représentent les ONG.

Le processus de légitimation de l’aide humanitaire passe aussi par la légitimation des acteurs

humanitaires eux-mêmes. L’audit peut alors être détourné de son usage premier, ne servant

plus à contrôler et sanctionner, mais à diffuser un modèle. Il devient un instrument de

standardisation des ONG, en les incitants à se conformer à une forme idéale d’ONG « bonne

gestionnaire ».

Page 105: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

105

CHAPITRE 2- L’AUDIT « VERSION CONTROLE INTERNE », UN INSTRUMENT DE STANDARDISATION DES ONG ?

Nous proposons d’analyser un outil que nous avons cité tout au long de ce mémoire :

le questionnaire de contrôle interne, auparavant nommé « questionnaire d’évaluation des

risques ». Il se présente sous la forme d’un formulaire que doivent remplir les ONG

contractantes d’ECHO, qui informe les auditeurs de l’administration du niveau de contrôle

interne dans ces ONG.

Le questionnaire de contrôle interne adressé par les auditeurs aux ONG d’urgence

Ce document est présenté sous la forme d’un classeur Excel, qui comporte plusieurs feuilles de calcul. Ces feuilles sont respectivement intitulées: Résumé, Organisation Conformité, Qualité, Planning, Contrôle financier, Personnel, Procédures d’achats, Fraude et corruption, Pratiques opérationnelles de terrain.

Chacune de ces feuilles comporte un certain nombre de questions, et un nombre maximum de points à atteindre. Par exemple, la feuille Organisation comporte 13 questions pour un total de 47 points, la feuille Qualité 6 questions pour 17 points, Contrôle Financier 52 questions pour 205 points, etc.

Le document comporte, en tout 113 questions auxquelles les ONG doivent répondre pour décrire leur organisation dans les différents domaines mentionnés. Elles répondent par « oui » ou « non », ou grâce à des choix multiples, ou encore en entrant un nombre (« combien de procédures disciplinaires avez-vous engagé l’an dernier ? » ou « Nombre d’audits internes durant l’année ? »). Les questions sont plus ou moins importantes, puisque chaque question possède sa propre valeur maximale. Une question peut « valoir » 1 points, 2 points, 10 points,… selon l’importance des informations qu’elle contient. Ainsi, à la question « Est-ce que l’ONG possède ses propres manuels codifiant les procédures comptables et les procédures de contrôle applicables pour le siège et pour les bureaux sur le terrain ? », le nombre maximum de points à atteindre est de 10 point. Par contre, la question « Est-ce que l’ONG prépare régulièrement un rapport écrit sur son adhésion à un « code de conduite »? » ne « vaut » que 2 points.

Pour chacune des réponses à ces questions, des points sont attribués. Ainsi à la question « Comment les activités de l’ONG sont elles supervisées ? », trois réponses sont possibles : « Pas d’organe de supervision formel», « Comité de supervision (nommé par lui même) », ou «Comité de supervision nommé par élection de ses membres », ici 0 points pour la première, 4 pour la seconde et 8 pour la troisième réponse.

Les points s’additionnent automatiquement au fil des réponses apportées. La somme des points est rapportée au total des points attribués à la feuille. Ce rapport est traduit en un pourcentage correspondant au risque associé à la structure de contrôle interne. Les risques sont ainsi calculés : de 0 à 50%, le risque est considéré comme haut (« High Risk), de 50 à 75%, le risque est moyen (« Medium Risk ») et au dessus de 75%, le risque est faible (« Low Risk »).

Par exemple, si l’ONG a obtenu un total de 16 points sur 22 pour la feuille Personnel, le risque est Médium, avec 73%. En fonction du risque décelé, l’audit sera plus ou moins approfondi, et les recommandations plus ou moins nombreuses.

Page 106: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

106

SECTION 1- L’ONG ET SES RISQUES : DEUX EPOQUES, DEUX OUTILS

Deux questionnaires sont à notre disposition, nous offrant une opportunité d’établir

une comparaison : celui qui est actuellement utilisé, datant de 2007 et un autre qui date de

1998. Le questionnaire de 1998 se situe au début des audits, avant la chute de la Commission

Santer et les réformes de rationalisation, à un moment clé de l’histoire d’ECHO. Nous

proposons d’observer cet outil pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait : nous n’analyserons

pas le classement des ONG qui en résulte, mais l’image de l’ONG idéale qui se dessine au

travers de ces questionnaires.

L’audit, par le biais de son outil, le questionnaire de contrôle interne, est un outil de

standardisation des ONG. Par la diffusion d’un modèle idéal d’ONG, l’audit définit les

critères à partir desquels il juge les audités, et devient donc un système autoréférencé. L’audit

donne l’illusion d’intégrer certaines spécificités des ONG dans son système de référence. En

réalité, il incite surtout les ONG à s’approprier les références dictées par l’audit et à les

intégrer dans leur propre système de fonctionnement. Les ONG deviennent ainsi auditables.

Elles sont alors plus susceptibles d’accepter l’audit, qui lui peut s’imposer de manière plus

diffuse et moins autoritaire.

§1- QUESTIONNAIRE 1998 : DEBUTS DE LA PROFESSIONNALISATION DES ONG… ET DES AUDITEURS

Le questionnaire de 1998 n’indique pas le nombre de points attribués à chaque

question. Il est structuré en sept rubriques : «déontologie, style de fonctionnement et

autonomie de la direction», «structure», «niveaux de responsabilité», «gestion des

programmes», «personnel», «achats» et «comptabilité et rapports financiers». C’est un

document à l’usage des auditeurs, qui doit les guider dans les questions qu’ils posent eux-

mêmes à l’ONG. Chaque rubrique est précédée d’un chapeau introductif expliquant ce que le

contrôle doit déceler.

Déontologie, style de fonctionnement et autonomie de la Direction

Les éléments qui menacent de porter préjudice à la bonne gestion du partenaire, à son type de fonctionnement et au contrôle indépendant sont les suivants : une attitude négative des cadres supérieurs envers les contrôles, qui risque de nuire à l’efficacité du système de contrôle; une certaine désinvolture à l’égard du système de contrôle de gestion, qui dénote soit une mauvaise évaluation des risques menaçant l’organisation, soit une attitude irresponsable en matière de prise de risques; un abus de pouvoir de la part de la Direction pour ne pas tenir compte d’un système de contrôle efficace; une concentration des décisions dans les mains de quelques personnes qui dominent les autres membres de la Direction lorsqu’il s’agit de prendre des décisions.

Page 107: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

107

Il est absolument essentiel de reconnaître ces risques pour évaluer la pertinence de tout système de contrôle de gestion. La Direction devrait montrer en permanence, tant par ses actes que par ses paroles, qu’elle est fermement décidée à appliquer des normes éthiques sévères et devrait comprendre comment les employés interpréteront son message. Les petites ONG n’ont pas toujours de code de conduite, mais cela ne signifie pas qu’elles n’aient pas une culture qui valorise l’intégrité et une attitude éthique.

Structure du partenaire

Une structure organisationnelle qui délimite clairement les attributions de chacun renforce sensiblement l’efficacité du système. Le fait de définir soigneusement la structure organisationnelle et la répartition des tâches permet de mettre chacun face à ses responsabilités.

Les risques qui menacent la structure du partenaire sont les suivants: les responsabilités risquent de devenir floues, certains aspects de la situation étant négligés et échappant ainsi à tout contrôle; la structure de contrôle risque de devenir lourde et de nécessiter plusieurs niveaux de gestion, ce qui se traduirait par une augmentation des coûts; la Direction peut mettre sur pied une structure de contrôle sans tenir compte des informations disponibles; la Direction risque de prendre des décisions sur la base d’informations inexactes ou trompeuses; la Direction risque de se voir communiquer des informations trop tard et de ne pas pouvoir réagir aux événements.

Niveaux de responsabilité du partenaire

L’attribution des compétences, la délégation de pouvoir et l’élaboration des politiques connexes permettent de rendre chacun responsable de ses actions et d’assurer un contrôle adéquat. La structure du système de contrôle dépend largement de la conscience qu’a chacun d’être responsable de ce qu’il fait.

Les risques liés aux responsabilités et aux compétences de chacun sont les suivants : les cadres supérieurs risquent de ne pas accorder suffisamment d’attention aux opérations de l’organisation et de perdre le contrôle de la situation; la charge de travail de certains employés travaillant à des postes clés ou de certains groupes d’employés risque de devenir telle que ces personnes ne seront plus en mesure d’assumer pleinement leurs responsabilités; les cadres supérieurs risquent d’être associés de trop près aux opérations quotidiennes de l’entreprise pour pouvoir préparer l’avenir.

Gestion des programmes

Le financement d’ECHO porte essentiellement sur des projets à petite échelle limités dans le temps. Il est donc nécessaire d’établir si le partenaire a mis sur pied une structure efficace pour la planification, le suivi et l’évaluation des programmes. Le service chargé des programmes doit normalement être la pierre angulaire de l’organisation du partenaire. L’évaluation doit cependant porter uniquement sur les aspects financiers. Objectifs du contrôle: S’assurer que l’ONG a une approche cohérente de la planification, du suivi et de l’évaluation des projets.

Politique du personnel

Une bonne gestion des ressources humaines permet de renforcer l’efficacité du travail effectué en choisissant la personne qui convient pour un poste déterminé et en la préparant à assumer les fonctions qui seront les siennes. Descriptions claires et détaillées des postes, programmes de formation efficaces, politiques d’embauche clairement définies, entretiens d’embauche et de fin de contrat : autant d’aspects importants de la politique du personnel.

Le principal danger dans ce domaine est le manque de qualifications ou la formation insuffisante du personnel, lequel risque ainsi de prendre de mauvaises décisions ou de mettre en œuvre le projet de manière inefficace. Il peut arriver qu’une petite organisation n’ait aucune politique du personnel sur le papier, mais que celle-ci existe néanmoins sous forme d’attentes par rapport au type de personne à engager pour un travail déterminé. Étant donné que les coûts du personnel représentent une grande partie des fonds alloués par ECHO aux projets et que le succès d’une opération dépend largement du degré de qualification du personnel, il convient d’examiner soigneusement ce domaine. Objectifs du contrôle : s’assurer que l’ONG a un personnel suffisamment nombreux et qualifié pour effectuer ses activités ; s’assurer de l’existence de politiques écrites en matière d’embauche, de formation, de promotion et de rémunération du personnel.

Page 108: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

108

Achats

Étant donné que la plupart des fonds alloués aux projets ECHO servent à acheter des biens et des services, le partenaire devrait garder un contrôle satisfaisant sur ces achats.

Pour être satisfaisantes, les procédures d’achat doivent permettre d’acheter des biens et du matériel de la manière la plus efficace et la plus avantageuse possible. Objectifs du contrôle: s’assurer que l’ONG a établi des procédures écrites pour les autorisations d’achats de biens et de services, que les procédures d’achat se déroulent le plus efficacement et avantageusement possible, que les exigences d’ECHO, notamment en matière d’appel d’offres, sont satisfaites.

Comptabilité et rapports financiers

Le personnel d’ECHO doit porter une attention particulière et consacrer le temps nécessaire à l’évaluation des contrôles financiers du partenaire. La raison en est que les transactions financières comportent des risques élevés pour l’organisation et qu’ils ont un impact direct sur la situation financière.

Cependant, il importe de ne pas considérer le contrôle financier comme étant un élément isolé mais de l’examiner dans sa globalité au sein de l’organisation. Objectifs du contrôle : vérifier qu’il existe des méthodes pour identifier, analyser, classer, enregistrer et consigner toutes les transactions. Vérifier qu’il existe des systèmes efficaces permettant de consigner les transactions et que ces systèmes permettent de fournir à la Direction les informations nécessaires au suivi.

Ce document semble être un outil à l’usage des auditeurs, alors que le questionnaire de 2007,

qui doit être rempli par les ONG, implique que les auditeurs soient suffisamment formés pour

en faire une lecture et une analyse pertinentes. A l’intérieur des rubriques, des conseils de

méthode sont donnés aux auditeurs sur les tests et contrôle de conformité qu’ils devront

effectuer pour vérifier les informations :

Rapports financiers: Demander un exemplaire récent du rapport financier mensuel du partenaire, le bilan de l'année précédente et le rapport de gestion. Vérifier si ce rapport et ce bilan : a) analysent la situation financière, b) contiennent un commentaire concernant les résultats, c) font apparaître les principaux indicateurs de rendement, d) contiennent une analyse des écarts entre les résultats réels et les estimations budgétaires, e) fournissent une comparaison entre les résultats de la période écoulée et ceux de la période antérieure.

Audit de siège : Si la mission a été soumise à un contrôle indépendant, demander à voir les exemplaires des rapports. Choisir quelques rapports au hasard +Vérifier qu’ils ont été rédigés de manière professionnelle et qu’ils comportent des conclusions et des recommandations.

La formulation des questions (qui ont disparu dans le questionnaire de 2007) est différente,

beaucoup moins technique « scientifique » dans les termes utilisés, ou beaucoup plus

normative dans les réponses proposées :

« Les relations avec les employés (y a-t-il une rotation importante ?), avec les fournisseurs et les tierces parties telles les bailleurs de fonds sont-elles bonnes ? Par exemple : sont-elles autoritaires, agressives, paternalistes, démocratiques ? ». « La Direction est-elle soumise à des pressions internes pour atteindre des objectifs de

Page 109: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

109

performance irréalistes ? », ou « La fonction comptable est-elle considérée comme un mal nécessaire ou comme un instrument de contrôle des différentes activités du partenaire ? ».

Certaines questions sont extrêmement détaillées. Par exemple concernant les salaires, les

questions en 1998 sont les suivantes:

Y a-t-il une échelle des salaires ? Comment fixe-t-on la rémunération de chacun ? Qui décide de l’échelle des salaires ? L’échelle des salaires est-elle toujours respectée ? Le personnel est-il rémunéré en fonction de son expérience et de ses responsabilités ? Emploie-t-on beaucoup de bénévoles (au siège et sur le terrain) ?

Les questions en 2007 sont plus précises et concernent davantage des procédures:

L’ONG possède-t-elle une politique et des contrôles pour assurer que le personnel est engagé conformément à des critères objectifs ? L’ONG possède-t-elle un manuel des pratiques de rémunération et de politique du personnel ? Comment les niveaux de salaire des expatriés et du personnel de siège sont-ils adoptés ?

Observons à présent le questionnaire suivant.

§2- QUESTIONNAIRE 2007 : UN OUTIL « SCIENTIFIQUE », UNE APPROCHE

RATIONNALISEE

Le contrôle interne de l’ONG est décomposé en neufs rubriques d’inégale importance

si l’on observe le nombre de questions et le nombre de points que chacune contient.

Considérant que le nombre de questions contenues dans chacune des rubriques est un

indicateur de leur importance, les domaines les plus importants sont, dans l’ordre : le contrôle

financier (système financier et comptabilité), l’organisation (structure organisationnelle de

l’ONG), la politique de gestion du personnel, la conformité (des procédures et pratiques des

ONG par rapport au contrat cadre de partenariat, le CCP), les procédures d’achat. Le même

nombre de questions apparaît dans les rubriques portant sur la politique de qualité et de lutte

contre la fraude et la corruption. Enfin, les pratiques opérationnelles de terrain et le planning

réunissent également moins de 5% du nombre total de questions.

Les questions relatives au contrôle financier représentent un peu moins de la moitié de tout le

questionnaire, ce qui indique qu’une « bonne ONG » selon ECHO (et au niveau du système

de contrôle interne) est avant tout une bonne gestionnaire.

Page 110: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

110

Les questions n’ont pas toute la même pondération, la même valeur. Il serait donc utile

d’ajouter un second indicateur, le nombre de points1 attribué à chaque rubrique, qui serait

également un indicateur de leur importance. Les domaines les plus importants, sont dans

l’ordre : le contrôle financier ; l’organisation ; la conformité ; les procédures d’achat ; la

politique de lutte contre les fraudes et la corruption ; le personnel ; le planning ; les pratiques

opérationnelles de terrain et enfin qualité.

1 La meilleure réponse à une question « vaut » de 1 à 10 points, et nous avons classé les questions en fonction de leur importance selon diverses catégories : de 1 à 3 points, de 4 à 6 points, et afin de distinguer les questions jugées les plus importantes, nous en avons fait deux catégories, les questions à 8 points et celles à 10 points. Notons aussi que certaines questions ne se présentent pas sous forme de réponse à choix multiple assortie de points, mais sous forme d’une réponse chiffrée (nombre de personnes, chiffre d’affaire, etc…), non assortie de points.

12%

8%5%

5%

46%

9%

6%5%

4%

Répartition nombre de questions

par rubriques

Organisation Conformité Qualité

Planning Contrôle financier Personnel

Procédures HA Fraude/Corrup° PO Terrain

Page 111: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

111

Encore une fois, le contrôle financier devance très largement les autres rubriques en termes de

points, et nous pouvons observer que tant au niveau du nombre de questions qu’au niveau de

nombre de points, la proportion que représente le système financier par rapport au total du

questionnaire est constante. L’organisation de l’ONG présente quasiment la même stabilité :

12% du total des questions pour 11% des points. Il en va de même pour la conformité, avec

8% des questions et 9% des points. Certains domaines sont d’importance marginale, comme

les pratiques opérationnelles de terrain (4% et 4%), la qualité (5% et 4%), le planning (5% et

5%).

Comment rendre compte de l’importance marginale (en nombre de questions et en points)

des pratiques de terrain et de qualité, qui sont pourtant ceux qui sont les domaines les plus

valorisés par les ONG ? Est-ce que la DG ECHO se repose ici sur ses procédures de sélection

de ses partenaires, qui contrôlent notamment de manière drastique les critères d’expérience de

terrain ? Est-ce que sur les questions de qualité, la DG fait confiance à ses procédures de suivi

par les experts de terrain et les unités géographiques ? Ou plus simplement qu’il est considéré,

du point de vue de l’audit, que le manque d’efficacité sur le terrain ou la piètre qualité sont

moins importantes, voire « moins graves », que la mauvaise gestion financière et le non

respect des procédures ? Ce qui est certain, c’est que les conséquences ne sont pas les mêmes

pour la DG vis-à-vis de son environnement. Un projet qui échoue, ou se déroule de manière

non optimale ne sera pas contrôlé sur ces aspects par les Autorités budgétaires, et seuls

l’ONG, ECHO et les populations bénéficiaires auront connaissance des piètres performances.

11%

9%4%

5%

46%

5%8%

8%4%

Répartition nombre de points

par rubriques

Organisation Conformité Qualité

Planning Contrôle financier Personnel

Procédures HA Fraude/Corrup° PO Terrain

Page 112: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

112

Par contre, le non respect des procédures ou la mauvaise gestion pourraient entraîner des

fraudes, des pertes financières, et autant l’OLAF que la Cour des Comptes sont susceptibles

d’avoir connaissance des ces cas et d’en rendre compte aux Autorités Budgétaires.

Certaines différences apparaissent dans d’autres rubriques : ainsi, les politiques de personnel

représentent 9% des questions, mais seulement 5% des points. A l’inverse, les procédures

d’achat ne représentent que 6% des questions, mais 8% des points, et, plus significatif, les

politiques de lutte anti fraude et corruption qui ne représentent que 5% des questions,

totalisent 8% des points.

Sur 113 questions, 102 ont des réponses à points, et dans ces 102 questions à points, la

moyenne équivaut à moins de 4 points (3,84). Par exemple, pour la rubrique qualité, la moitié

des réponses sont inférieures ou égales à 3 points, et l’autre moitié vaut entre 4 et 6 points.

Rubrique Nombre de questions de 1 à 3 points

Nombre de question de 4 à 6 points

Nombre de questions à 8 points

Nombre de questions à 10 points

Organisation 5 6 2 0

Conformité 3 5 0 1

Qualité 3 3 0 0

Planning 2 2 1 0

Contrôle financier 15 22 3 5

Personnel 3 4 0 0

Procédures d'achats 2 1 1 2

Fraude et Corruption 0 4 0 2

Pratiques op. terrain 0 5 0 0

TOTAL 33 52 7 10

Si les politiques de personnel représentent 9% des questions, mais seulement 5% des points,

c’est parce que sur dix questions, dont trois ne comportent pas de points (nombre de

procédures disciplinaire cette année, nombre de personnel au siège, nombre de personnel sur

le terrain), quatre questions valent quatre points, et trois ne valent que deux points.

Page 113: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

113

A contrario, (voir graphiques ci-dessus1) les procédures d’achat ne représentent que 6% des

questions, mais 8% des points. Si les questions sont peu nombreuses (6 questions), la moitié

d’entre elles ont une forte valeur (la moitié vaut au moins huit points, en vert et violet), et sont

donc d’une très grande importance selon ECHO. De même, les politiques de lutte anti fraude

et corruption qui ne représentent que 5% des questions, totalisent 8% des points, car sur six

questions, deux valent dix points (violet). Les questions sont peu nombreuses sur ce sujet,

mais « mal » y répondre diminue significativement la moyenne obtenue pour cette rubrique, et

augmente mécaniquement le niveau de contrôle que les auditeurs effectueront. La marge de

liberté des ONG est donc extrêmement réduite sur ces sujets, qui sont de grande importance

pour ECHO, car ils concernant directement le risque de perte d’argent.

Quelques observations peuvent être faites sur la formulation des questions. Nous pouvons

noter que bien qu’il n’y ait que 113 questions, certaines d’entre elles contiennent plusieurs

éléments. Par exemple la question « A quelle fréquence une approbation explicite est-elle

donnée par le responsable financier pour les transactions qui ont été contrôlées comme étant

en conformité avec le contrat ? » contient plusieurs assertions : les transactions doivent être

contrôlées au niveau de leur conformité avec le CCP, ce contrôle de la conformité doit être

approuvé par le responsable financier, l’approbation doit être formelle (officielle), et à une

certaine fréquence (à chaque rapport intermédiaire). De plus, les réponses proposées ne sont

pas neutres, ainsi : « l’ONG établit-elle une séparation des tâches concernant les achats ? »

La première réponse possible (zéro point sur dix) est : « Non, l’ONG est trop petite. ». De

même concernant la qualité, le questionnaire propose des standards dans la question (ISO) et

dans les réponses possibles (SPHERE).

1 Bleu : nombre de question de 1 à 3 points/ Rouge : Nombre de questions de 4 à 6 points/ Vert : Nombre de questions à 8 points/ Violet : Nombre de questions à 10 points

33%

17%17%

33%

Procédures

d'achats

67%

33%

Fraude et

Corruption

Page 114: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

114

Le questionnaire de contrôle interne s’intègre -au-delà de l’audit- de manière plus globale

dans la vision que l’institution européenne se fait de l’ONG idéale.

SECTION 2- PERMANENCE DU MODELE ET INSTRUMENTALISATION DE

L’INSTRUMENT

Nous proposons d’identifier les principaux traits de ce modèle de référence, pour

ensuite nous pencher sur les usages –parfois inattendus- qui sont faits de cet instrument.

La comparaison entre les deux questionnaires laisse apparaître des régularités. Tout d’abord,

la plupart des questions contenues dans le questionnaire de 1998 sont reprise dans le

questionnaire de 2007. Le modèle de base de l’ONG idéale perdure dans le temps, et même si

les questions sont formulées différemment et intégrées dans des rubriques différentes, nous

pouvons relever entre les deux modèles des similitudes et des régularités.

D’un point de vue organisationnel et structurel, l’ONG doit adhérer à un code de conduite. La

Direction, composée de membres compétents, doit faire en sorte que les contrôles établis

soient respectés. Elle doit comporter un organe indépendant1 (exemple : Conseil

d’administration) responsable de l’administration, un responsable financier, un service

d’audit interne. Les rôles/tâches/responsabilités/niveaux de rémunération au sein du personnel

et de la Direction doivent être clairement déterminés et respectés. La Direction approuve les

plans et objectifs stratégiques à moyen et court terme, ainsi que les budgets et les comptes

certifiés. Un accent particulier doit être mis sur l’analyse des risques et la circulation des

informations financières.

Sur les pratiques opérationnelles et la gestion des programmes2, les bureaux locaux sont

supervisés par le siège, et les informations doivent bien circuler, grâce à des rapports complets

et réguliers. Les missions de terrain doivent être soumises à divers contrôles, tant par le

personnel du siège de l’ONG (auditeurs internes de l’ONG, services comptables,

opérationnel) que par des auditeurs externes. La comptabilité sur le terrain fait l’objet d’une

surveillance particulière par le siège, grâce à des procédures écrites.

1 En 2007, le questionnaire demande à l’ONG d’adopter une structure bien plus complexe, avec divers comités et organes (comité de rémunération, comité d’audit, comité des risques) 2 L’analyse des besoins était intégrée au questionnaire de 1998, et si elle a disparu en 2007, c’est parce que cette pratique est devenue systématique pour tout partenaire d’ECHO, et c’est même une condition préalable pour prétendre au partenariat.

Page 115: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

115

Le personnel doit être en nombre suffisant (particulièrement dans les domaines clé, comme

les domaines informatique et comptable) pour mener à bien les missions de l’organisation,

sans être surmenés ni contraints d’effectuer des heures supplémentaires. Les membres de

l’ONG doivent avoir été recrutés pour leurs compétences, ils doivent posséder un contrat de

travail et leur poste doit être clairement décrit, ils doivent être formés et évalués

régulièrement.

Les règles de procédures d’achat mises en place par la DG ECHO doivent être respectées

scrupuleusement (qualité et quantité des biens, appels d’offre, recours aux centrales d’achat,

contractualisation des relations avec les fournisseurs, etc.).

La comptabilité et les rapports financiers font l’objet d’un développement particulier dans les

deux questionnaires : la comptabilité doit être établie mensuellement, vérifiée par la direction,

et certains éléments clé doivent apparaître dans le bilan et le rapport de gestion comme les

commentaires des résultats, les indicateurs de rendement, une analyse des écarts entre

résultats réels et estimations budgétaires. La comptabilité annuelle doit être vérifiée par des

auditeurs externes, tandis que l’audit interne doit vérifier le respect des procédures

comptables. Les dépense et recettes, par projet et par donateur, doivent clairement apparaître.

Le questionnaire de 2007 introduit de nombreuses innovations par rapport au questionnaire de

1998. Un accent est mis sur les recouvrements (qui doivent être encodés dans un système

informatique spécifique), sur les procédures de communication à l’intérieur de la structure, et

sur la codification de manuels (pour les procédures comptable, pour le code éthique, pour

l’embauche du personnel, pour les procédures d’achat, pour la lutte contre les fraudes te la

corruption, etc.). L’audit interne, externe et la lutte contre les fraudes et la corruption font

l’objet de questions nombreuses et détaillées démontrant une volonté renforcée d’ECHO pour

que l’ONG développe elle-même ses procédures de contrôle. En matière comptable, les

questions sont également plus nombreuses et beaucoup plus précises, tandis que les pratiques

sur le terrain, et notamment la collaboration avec des consultants, du personnel et des

partenaires locaux (considérés comme facteurs de risques, car non contrôlables par ECHO)

sont aussi l’objet d’attentions.

Si nous observons les questions de grande importance pour ECHO dans le questionnaire de

2007, (huit ou dix points) une ONG idéale devrait au niveau de son organisation, faire

superviser ses activités par un organe spécifique élu et n’employer sur le terrain que des

Page 116: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

116

partenaires d’ECHO. D’un point de vue conformité, l’ONG doit posséder ses propres manuels

codifiant les procédures comptables et les procédures de contrôle applicables tant pour le

siège que pour les bureaux sur le terrain. L’ONG doit, pour son planning, établir un contrôle

budgétaire pour l’organisation toute entière, pour son siège et TOUS ses bureaux locaux. Les

standards comptables utilisés ne doivent pas s’écarter des standards nationaux ou

internationaux, l’ONG doit posséder un service d’audit interne, ses bureaux de terrain doivent

être régulièrement visités par des auditeurs externes européens (s’ils sont locaux, l’ONG

n’obtient que 5 points sur 10). L’ONG doit utiliser un logiciel informatique de comptabilité

protégé contre les modifications qui pourraient être faites par du personnel non autorisé. Elle

doit utiliser ce logiciel non seulement au siège, mais sur tous les bureaux de terrain. Et elle

doit établir des projections des coûts pour les projets de terrain mensuellement.

L’ONG doit établir au siège et sur le terrain une séparation des tâches concernant les achats

(si elle est trop petite et ne le fait pas, elle aura 0 points, si elle ne le fait qu’au siège, elle aura

5 points). Les procédures d’achat doivent être respectées en tout temps, malgré l’urgence ou

les actions inhabituelles. Si les procédures d’achat de l’ONG sont équivalentes à celle

proposée par ECHO (écrites dans l’article 20 du CCP, ces règles sont déjà réputées très

exigeantes), elle n’obtient que 5 points, mais si ses procédures sont plus strictes qu’ECHO,

elle aura 10 points. Enfin, concernant les fraudes et la corruption, L’ONG doit avoir un

programme de formation spécifique pour l’identification et l’évaluation des risques de

corruption et de fraude, non seulement pour les expatriés, mais aussi pour le personnel local,

et cette politique doit être consultable et disponible pour tout son personnel, ses consultants et

le personnel local.

Les questions liées à la qualité ou aux pratiques opérationnelles, considérées comme

fondamentales par les ONG, sont ici d’importance marginale. Une « bonne ONG » selon ce

questionnaire de contrôle interne correspond à un modèle à dominante de saine gestion

financière. Les fondements ont peu variés dans le temps, mais quelques innovations ont été

ajoutées.

Si l’audit s’adapte au secteur humanitaire, il s’adapte aussi aux requêtes issues de l’espace

institutionnel européen, comme nous le verrons dans ce dernier chapitre. L’audit tente alors de

s’imposer en tant que « conciliation » entre ces injonctions, issues de deux secteurs, qui

semblent parfois contradictoires. L’instrument d’audit est alors le fruit d’un « bricolage », et

en définitive un instrument remodelé et réinterprété.

Page 117: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

117

CHAPITRE 3- L’AUDIT « VERSION SOFT », REINTERPRETATION PAR ECHO DE LA DEMANDE

EXTERNE DE CONTROLE?

Ce dernier chapitre confronte les différentes approches théoriques que nous avons

mobilisées dans ce mémoire. Quels sont les intérêts et les limites de l’approche par les

instruments, de l’approche par le rôle des idées ou encore de l’approche foucaldienne ?

L’approche de sociologie organisationnelle développée par Christina Boswell1 nous éclaire-t-

elle?

SECTION 1- IDEES ET INSTRUMENTS, QUELS APPORTS POUR NOTRE

RECHERCHE ?

L’audit implique un jugement, et derrière ce jugement se dissimulent des valeurs, des

représentations, voire des croyances. Observons à présent ce que nous apporte l’approche par

les instruments et par le rôle des idées dans les politiques publiques pour comprendre la

diffusion de l’audit comme instrument de contrôle.

§1- INTERETS ET LIMITES DE L’APPROCHE PAR LES INSTRUMENTS

L’approche par les instruments, que nous nous sommes efforcés d’appliquer à notre

objet de recherche, présente de nombreux intérêts, comme le disent eux même Pierre

Lascoumes et Patrick Le Galès2 : «Elle inaugure une démarche de recherche, qui permet

d’envisager aussi bien l’historicité de l’instrument, que ses contenus cognitifs et normatifs, les

réseaux d’acteurs qu’il tisse et les effets qu’il produit».

Nous avons retracé l’histoire de la politique de contrôle et de l’audit au sein d’une institution

européenne, dans le champ des audits de l’humanitaire. Nous avons voulu identifier les

acteurs qui portent cette innovation managériale, ceux qui résistent, et les effets produits par

le choix de cet instrument. L’intérêt de cette approche est de compléter les regards classiques

sur l’organisation, les jeux d’acteurs, la croyance et les représentations qui dominent

1 Christina Boswell, « Evasion, Reinterpretation and Decoupling: European Commission Responses to the « External Dimension » of Immigration and Asylum”, West European Politics, Vol. 31, N°3, pp. 491-512, May 2008 2 Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès, Gouverner par les instruments, déjà cité.

Page 118: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

118

aujourd’hui largement l’analyse de l’action publique. Il semblerait qu’une nouvelle mode -

n’en déplaise à ses auteurs1- soit née.

Pour autant, quelques limites pourraient, à tout le moins être soulevées. L’approche par les

instruments est centrée sur le rapport à l’Etat, à sa transformation, sa réforme. Dans de

nombreuses contributions de l’ouvrage, l’Etat est décrit à travers ses institutions centrales ou

locales (sauf dans le cas de l’Union Européenne, où là encore, ce sont les institutions centrales

qui sont citées) ; ce qui pourrait sembler réducteur, entendu que les acteurs autres qu’étatiques

ou institutionnels ont ici bien peu de place.

Au vu des nombreuses et différentes définitions, et observant la variété des instruments

relevés dans l’ouvrage, nous pouvons nous demander ce qu’est exactement un instrument, et,

ce qui n’en est pas. Il semble en fin de compte que ce terme puisse englober tant de dispositifs

et de politiques qu’in fine que nous doutions de son caractère opératoire et de capacité à

éclairer notre sujet. Les instruments d’action publiques ne risquent ils pas de devenir un mot

valise ou un concept nébuleux ?

Si nous revenons sur les définitions de l’ouvrage pour les appliquer à notre objet d’étude :

alors l’instrument est un type d’institution sociale, ici, l’audit financier et de système des

ONG d’urgence, audit organisé par la DG ECHO et mis en œuvre principalement par des

cabinets d’audits privés. Alors la technique est un dispositif concret opérationnalisant

l’instrument (documents contractuels et divers méthodes formalisent l’audit, comme l’analyse

de la gestion des risques), et alors l’outil est un micro dispositif au sein d’une technique,

(ratios et systèmes de calcul sur la solvabilité des ONG, ou le questionnaire de contrôle

interne, qui vise à analyser la nature du système de contrôle interne des ONG, et leur capacité

à résister aux risques).

Les instruments, techniques et outils peuvent être détournés de leurs usages initiaux, par des

acteurs aux intérêts divergents. Cette récupération peut affaiblir les effets de l’instrument.

L’unité d’objectif n’est pas complètement démontrée entre un instrument, ses techniques et

ses outils. Les objectifs de ces différents éléments peuvent être contradictoires.

L’audit, instrument d’action publique, constituerait un dispositif à la fois technique et social

qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires

1 Les auteurs précisent bien dans leur conclusion qu’ils ne prétendent pas promouvoir une nouvelle école ou un nouvel outil théorique.

Page 119: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

119

en fonction des représentations et des significations dont il est porteur. L’instrument a parfois

d’autres destinataires que ce qu’il prétend : l’audit semble moins dirigé vers les ONG que vers

les Autorités Budgétaires dans le cas de la DG ECHO. Par ailleurs, l’instrument est porteur de

représentations et de significations diverses selon les acteurs, et ne peut donc s’imposer de

manière évidente ou s’appliquer de façon homogène : effet de standardisation, effet de

légitimation, effet d’incitation à l’intégration de normes, effet dissuasif, … Selon les acteurs,

qu’ils soient la Cour des Comptes, la direction de la DG ECHO, les auditeurs fonctionnaires

ou issus des cabinets privés, ONG « professionnelles », ONG « amateur », les effets du choix

et des usages de l’instrument d’audit sont multiples, et parfois contradictoires.

Les instruments créent des incertitudes sur les effets des rapports de force. Les ONG qui ont

investi des ressources particulières dans le développement de leur système de contrôle interne,

ou dans leurs « bonnes pratiques » financières sont « récompensées », tandis que les ONG qui

fonctionnent encore sur le mode associatif et pas assez sur le modèle entrepreneurial sont

« sanctionnées » par des contrôles plus intensifs et plus fréquents, et sont, en conséquence,

plus exposées au risque de sanctions financières en cas de coûts inéligibles. L’instrument

d’audit participe ainsi à renforcer des incertitudes sur des rapports de force qui lui

préexistaient. Il ne les crée pas.

Les instruments contraignent les acteurs et/ou leurs offrent des ressources. Nous pensons que

les contraintes et les ressources dépendent, plus que de l’instrument lui-même, de la place des

acteurs dans le jeu.

Les instruments véhiculent une représentation des problèmes, ils ne sont pas des outils

neutres, mais au contraire, ils sont porteurs de valeurs, révélateurs d’une interprétation du

social. L’une des hypothèses qui guident les auteurs est que « de nombreux instruments ont

été importés sous l’influence des idées néolibérales du Nouveau Management Public qui ont

provoqué la restructuration de l’Etat». Penchons nous alors particulièrement sur le rôle des

idées dans les politiques publiques et plus précisément sur le Nouveau Management Public,

comme référentiel, cadre idéologique ou paradigme, et analysons son apport.

Page 120: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

120

§2- LE NOUVEAU MANAGEMENT PUBLIC, UN REFERENTIEL ; L’AUDIT, UNE

CROYANCE ?

L’approche cognitive des politiques publiques1 « s’efforce de saisir les politiques

publiques comme des matrices cognitives et normatives constituant des systèmes

d’interprétation du réel, au sein desquels les différents acteurs publics et privés pourront

inscrire leur action ». Ces analyses regroupant des approches parfois très différentes se

rejoignent sur la conviction qu’il existe des valeurs et des représentations générales, des

normes sociales globales qui influent sur les comportements sociaux et sur les politiques

publiques. Ces normes générales se traduisent en instruments d’action publique, en méthodes

d’action pour réaliser des buts et objectifs. Si la matrice cognitive et normative partagée par

un certain nombre d’acteurs est productrice d’identité, elle est aussi le lieu d’affrontements et

de conflits entre acteurs et entre visions concurrentes, laissant apparaître tant des logiques de

sens que des logiques de pouvoir.

Nous avions postulé en première partie de ce mémoire que l’audit est un outil intégré dans

une politique de contrôle qui s’est diffusée au sein des administrations nationales et

internationales sous l’influence de la doctrine du Nouveau Management Public. Recherche

d’efficacité, d’efficience et d’économie, importance accordée à l’accountability, l’audit a été

forgé dans le cadre du Nouveau Management Public, selon de nombreux auteurs rencontrés

au cours de ce mémoire2. Le Nouveau Management Public se serait diffusé tant dans les

institutions européennes, porté par certains acteurs, que dans le secteur des ONG, qui serait

« contaminé » par la forme entrepreneuriale.

Si le Nouveau Management Public était un référentiel global, quel serait le référentiel

sectoriel ? Qui le définirait ? Quels seraient les médiateurs, les porteurs du changement ? En

quoi cette approche nous aiderait-t-elle à saisir les modalités d’importation et d’appropriation

différenciées de l’audit ?

Le Nouveau Management Public est un concept bien trop vaste pour nous aider à comprendre

le processus d’acclimatation des audits au sein d’une institution européenne, et en direction

1 Pierre Muller et Yves Surel, L’analyse des politiques publiques, Edition Montchrestien, Paris, 1998, p. 47-54. 2 Sociologie de la gestion, de l’audit et approche par les instruments.

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121

d’organisations dédiées à l’urgence. Comme le souligne Olivier Mériaux1, nous proposons de

nous méfier d’une lecture fonctionnaliste du référentiel qui pousserait vers un biais

historiciste : « La tentation est grande de faire la genèse des politiques, en ordonnant des

processus complexes du passé en référence à des valeurs actuelles, qui ne sont en fait que des

valeurs qui se sont imposées parmi d’autres et que notre regard rétrospectif permet de

désigner comme dominante. ». Nous pouvons par contre adopter une vision plus stratégique.

Les systèmes de valeurs ou idéologies sont des ressources à la disposition des acteurs, des

moyens pour légitimer leurs pratiques, et non une matrice idéologique qui déterminerait leur

perception de la réalité et leurs actions.

Les conceptions des « trois E », les acceptions recouvrées par le terme

d’accountability sont diverses selon les acteurs et leurs représentations des problèmes

conflictuelles.

Pour la Cour des Comptes, en quête de légitimité, l’audit est l’instrument suprême de contrôle

de l’usage des fonds, et de supervision des activités de la Commission européenne, qui se

rattacherait à l’idée de démocratie.

Pour les ONG les mieux dotées, l’audit peut constituer un « label », une manière de consacrer

leur professionnalisme, mais est aussi une charge, parfois une intrusion. Pour elles,

l’accountability est polysémique. L’audit ne recouvre qu’une partie de l’acception, sur le

versant de la transparence financière et de la responsabilité vis-à-vis du bailleur.

Pour la DG ECHO, l’audit permet de construire et de maintenir sa légitimité auprès de son

environnement de contrôle, ainsi que d’agir sur les formes légitimes d’organisation, de

fonctionnement et de pratiques des ONG.

Pour les auditeurs de la DG ECHO, l’audit permet d’une part d’une part de pérenniser la

survie d’ECHO en fournissant l’assurance à son directeur général que les fonds ont été bien

dépensés, et d’autre part de professionnaliser les ONG par la diffusion des « meilleures »

normes et pratiques. Toutefois, l’audit est aussi un instrument peu valorisé, critiqué, enjeu de

luttes de pouvoir infra bureaucratiques.

1 Olivier Mériaux, « Référentiel, représentation(s) sociale(s) et idéologie », in Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, déjà cité, pp. 49-68

Page 122: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

122

Pour les auditeurs des cabinets privés, l’audit est un outil avant tout technique, « neutre » et

« scientifique ».

Le même instrument n’est donc pas porteur des mêmes représentations et des mêmes

valeurs selon l’époque, selon les acteurs, selon leur réseau de contraintes et de ressources.

L’approche par les instruments échoue à expliquer ces diverses modalités.

Si l’on ne voit les référentiels produits que comme le résultat des conceptions des élites

dirigeantes (Cour des Comptes, Commission européenne), alors, nous dit Philippe Warin1, le

risque est de provoquer un désaccouplement (decoupling) entre ce système de représentations

dominantes (effectivité du contrôle, rôle important de la sanction) et le monde vécu par les

acteurs exécutants. Nous en voulons pour exemple que les auditeurs d’ECHO, recevant des

consignes de la Cour des comptes pour accentuer l’effectivité des audits, sont sous la pression

de la direction d’ECHO afin de ne pas entraver l’action des ONG par un excès de contrôle. A

l’échelon des exécutants, les représentations dominantes semblent avoir subi une distorsion.

Ces idées sont modifiées par l’interprétation des agents exécutant, c'est-à-dire grâce aux

opérations de codage et de décodage, s’incarnent dans des discours, s’inscrivent dans leurs

pratiques, qui elles-mêmes dépendent de leurs intérêts, conscients ou non…

Nous souscrivons à la critique de Fabien Desage et Jérôme Godard2 « À trop se focaliser sur

la recherche d’un « sens partagé » par tous les agents, à la fois résultat et force motrice de

l’action collective, les applications de ces théories dites « cognitives » à l’analyse des

politiques publiques locales nous paraissaient entrer en résonance avec les discours tenus par

les acteurs eux-mêmes et faire trop souvent l’économie d’observations sociologiques et

historiques poussées des pratiques. Elles voilaient au final l’existence de luttes, ou d’usages

différenciés des dispositifs par des acteurs aux horizons temporels, aux engagements

institutionnels et aux intérêts distincts. »

Une autre approche cognitive de l’action publique repose sur le rôle essentiel que

joueraient les systèmes de croyance.

1 Philippe Warin, « Les politiques publiques, multiplicité d’arbitrages et construction de l’ordre social », in Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, déjà cité, pp. 85-102 2 Fabien Desage et Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales », Revue française de science politique, vol. 55, N°4, aout 2005, p. 633-661

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Selon Emile Durkheim1, la croyance est un état de l’opinion, qui consiste en des

représentations. Nous pourrions tenter d’établir un parallèle entre croyance religieuse et

croyance dans les formes managériales. Selon Durkheim, « Toutes les croyances religieuses

connues, qu’elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles

supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en

deux classes, en deux genres opposés, (…) que traduisent assez bien les mots de profane et de

sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre

tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse».

Certains acteurs de notre recherche partageraient-ils une croyance dans les vertus intrinsèques

des réformes managériales ? Cette croyance supposerait une classification en deux formes

opposées, entre professionnel et amateur (ou artisanal). De cette distinction dérivent d’autres

systèmes d’opposition, entre bon et mauvais gestionnaire, entre organisation solide et

organisation fragile d’un point de vue de la gestion. De ces diagnostics naîtraient des

prescriptions pour agir sur le professionnalisme des ONG, via l’audit notamment. Les

auditeurs, qu’ils soient auditeurs de cabinets privés, fonctionnaires de la DG ECHO ou

membres de la Cour des Comptes, porteraient, chacun à leur manière, cette croyance dans la

managérialisation et dans l’instrument d’audit. Les auditeurs semblent convaincus de la

validité de l’audit quelle que soit l’effectivité de l’audit, sa reconnaissance, la méthode par

laquelle il s’exprime.

Il est important, nous dit Pierre Bourdieu2, de ne pas masquer la croyance dans l’institution,

par la croyance que l’institution organise. Ainsi, peut être que certaines des ONG parmi les

mieux dotées, ainsi que certains fonctionnaires de la DG ECHO croient partager la croyance

dans la professionnalisation comme si elle était extérieure à tous, alors que cette croyance est

portée par l’institution, et qu’elle implique indirectement une croyance dans l’institution qui la

porte ?

Au-delà des croyances, les politiques publiques sont indéniablement porteuses de

valeurs, d’idées, de représentations du monde. Selon Alain Faure, la réussite (relative) du

concept de référentiel est de combiner deux dimensions fondamentales3 : la dimension

1 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, Quadrige, 5e édition, 2005 (1912), p. 92-93 2 Pierre Bourdieu, « Sociologues de la croyance et croyances de sociologues », Archives Sciences Sociales des Religions, 63/1, janvier-mars 1987, pp. 155-161 3 Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, Que Sais-je ? n°2534, 1990, p. 60

Page 124: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

124

intellectuelle (cognitive) , le processus de construction d’une vision du monde qui va

déterminer la perception des acteurs intervenant dans le système de décision ; la dimension du

pouvoir , le processus par lequel on va instaurer une nouvelle hiérarchie entre les acteurs, l’un

des groupes en présence faisant accepter son leadership au sein du système et sa place centrale

dans le processus politique. Cette combinaison serait selon Olivier Mériaux typique de

l’influence de l’analyse foucaldienne

Approche par les instruments et approche par le référentiel se réclament de Michel Foucault,

qui confronte les normes disciplinaires –imposées par un pouvoir diffus, multiforme et

toujours plus fortement intériorisé- avec les résistances individuelles et collectives. Nous

proposons alors de nous pencher sur le concept de panoptique de Foucault, selon lequel

l’audit s’apparente à une forme adoucie et intégrée du contrôle, qui convainc les audités de

s’autocontrôler. Nous finirons par confronter cette approche à la critique formulée par

Christina Boswell, qui propose d’identifier les différentes manières par lesquelles une

administration répond aux demandes de contrôle.

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SECTION 2- VERS UN CONTROLE EUPHEMISE, ADAPTE AUX ONG ; VERS

UN AUDIT REMODELE, CONCILIABLE AVEC L’IDENTITE D’ECHO

L’audit est au centre d’un système de contrôle bien plus vaste et puissant que

l’instrument lui-même. L’audit provoque un effet d’appropriation des normes et des contrôles

qu’il génère sur les membres des ONG. En cela, il s’apparente au panoptique, un système de

contrôle discret et efficace, basé sur la persuasion, l’incitation à l’intégration des normes par

les acteurs contrôlés.

Cette nouvelle forme de contrôle ne s’impose d’elle-même. Elle correspond à une rationalité

propre à ECHO. La DG interprète à sa manière les requêtes de contrôle qui sont issues de son

environnement institutionnel. Au lieu de s’adapter complètement aux injonctions de

changement des institutions européennes, la DG les réinterprète pour les rendre conciliables

avec la protection des ses autres intérêts, notamment son identité de bailleur humanitaire et sa

proximité avec les ONG, qui en retour, lui apportent leur soutien.

§1- L’AUDIT, PARTIE EMMERGEE D’UNE ARCHITECTURE DE CONTROLE EN

PANOPTIQUE ?

A la lecture du chapitre1 consacré au panoptique de Bentham, les similitudes avec

l’architecture de la politique de contrôle de la DG ECHO sur ses ONG partenaires sont

frappantes : « À la périphérie, un anneau, au centre, une tour. » L’architecture est plus

complexe chez la DG ECHO que dans l’univers carcéral : au centre se trouve la Direction

Générale en son siège à Bruxelles. Ce centre est lui-même constitué de plusieurs unités, qui

ont toutes en charge des tâches de contrôle : direction d’ECHO, unités juridiques et

financières de la B2, unités géographiques, audits,…

A la périphérie se trouvent les sièges des ONG partenaires. Elles sont l’objet de la part de leur

bailleur, d’audits, de contrôles, d’évaluations. Un second anneau périphérique est constitué

par les ONG de terrain. Ces dernières sont surveillées au moyen de divers vecteurs. Par le

centre qui audite, contrôle et évalue. Par les bureaux d’ECHO sur le terrain, qui supervisent

1 Michel Foucault, Surveiller et punir, déjà cité, pp. 197-229

Page 126: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

126

leur travail journalier et rendent compte au centre de leurs conclusions et lui transmettent des

informations (afin d’ajuster les contrôles que celui-ci organisera).

Et si le véritable contrôle était ailleurs ?

Selon Foucault, l’effet majeur du panoptisme est « d’induire chez le détenu un état conscient

et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir ; faire que la

surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans l’action ; que

cette appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir

indépendant de celui qui l’exerce, en bref, que les détenus soient pris dans une situation de

pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. »

Le questionnaire de contrôle interne des ONG, nous l’avons vu, n’est pas seulement un outil

de standardisation des organisations. C’est une incitation à l’autocontrôle. Développer l’audit

interne, multiplier les comités de surveillance, élaborer des procédures permettant au siège de

contrôler l’action du terrain, et au terrain de rendre des comptes au siège, autant de moyens

pour que l’ONG se contrôle elle-même. L’ONG, comme le détenu, devient porteur et rouage

du contrôle.

Nous comprenons alors les recommandations de la Cour des Comptes à renforcer le contrôle

interne des ONG, et la consécration du nouveau contrat cadre de partenariat1 comme

appartenant à une même logique : que l’ONG intègre le contrôle et devienne son propre

surveillant.

Ce dispositif qui « automatise et désindividualise le pouvoir », permet le perfectionnement et

l’intensification de son exercice. En agissant directement sur les individus qui intègrent la

nécessité de s’autocontrôler, il permet de « réduire le nombre de ceux qui l’exercent, tout en

multipliant le nombre de ceux sur qui on l’exerce », il permet d’intervenir à chaque instant, à

chaque niveau, de maintenir une pression constante, afin de prévenir l’erreur. Sa force serait

alors de « ne pas intervenir directement, mais de constituer un mécanisme dont les effets

s’enchaînent mécaniquement ».

Cette « technologie du pouvoir » comporte toute une série d’instruments, de techniques, de

procédés, de niveaux d’application, de cibles, … Elle « caractérise, classifie, spécialise, elle

distribue le long d’une échelle, répartit autour d’une norme (professionnalisation,

1 Qui valorise le modèle de l’ONG qui possède un système de contrôle interne solide et fiable.

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127

accountability), hiérarchise (les ONG) les unes par rapport aux autres, disqualifie ou

invalide ».

Le questionnaire de contrôle interne, ne dessine pas seulement un modèle de l’ONG idéale, il

incarne le contrôle, par l’effet d’appropriation des normes et des contrôles qu’il génère sur les

membres des ONG.

Le contrôle est alors basé sur la persuasion, l’incitation à l’intégration des normes par les

acteurs contrôlés. L’audit externe, avec ses sanctions financières, est un contrôle coercitif.

Est-ce qu’il serait « passé de mode » ? Aurait-il vocation à disparaître au profit d’une forme

de contrôle plus subtile et discrète, voire plus pernicieuse ?

Encore une fois, le contrôle, nonobstant sa forme, ne s’impose pas de lui-même. Les acteurs

peuvent s’en saisir comme d’une ressource.

Ainsi, pour la DG ECHO, le développement et la promotion du contrôle de ses partenaires a

plusieurs implications. Développer le contrôle interne des ONG d’urgence permet de

professionnaliser ses partenaires. Crédibiliser ses ONG, notamment auprès de la Cour des

Comptes, est un enjeu pour la survie même de l’institution, car l’assurance d’une bonne

gestion financière permet la disponibilité des fonds. La DG ECHO dépend de l’activité de ses

partenaires. Plus que de les renforcer, la DG a tout intérêt à faire des ses partenaires des

alliés. En retour, les ONG, grâce à leurs capacités de lobbying auprès des institutions

européennes renforcent le positionnement de la DG ECHO. La DG ECHO, méconnue du

public, dépend de l’image positive des ONG et de la « société civile », de leur visibilité, et de

leur légitimité.

Le développement des systèmes de contrôle interne des ONG, revêt aussi un enjeu financier :

plus les partenaires amélioreront leur autocontrôle, moins la DG ECHO devra investir en

temps et moyens financiers dans les audits. De surcroît le développement de structure et de

procédures de contrôle interne au sein des ONG ne sont pas pris en charge par la DG ECHO,

permettant à cette dernière de réaliser des économies.

Pourtant, professionnalisation et développement des structures de contrôle interne sont déjà à

l’œuvre chez les ONG les mieux dotées. Ces ONG cumulent toutes les ressources nécessaires

dans le champ : poids financiers, forme de l’organisation, expérience dans le champ

humanitaire, possession d’une expertise reconnue dans un domaine spécifique, légitimité et

Page 128: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

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popularité auprès du public et des médias, participation aux forums et arènes permettant aux

ONG de produire des normes pour la communauté humanitaire dans son ensemble, etc. Mais

le secteur des ONG est loin de constituer un bloc homogène, et les transformations

managériales s’y font selon des modalités et des rythmes différents. On y observe diverses

formes de résistance, mais aussi des mouvements de promotion et d’accompagnements de ces

évolutions. Pour les ONG fortement dotées, qui accompagnent ces évolutions, les enjeux sont

assez proches de ceux de la DG ECHO : survie de l’organisation, accès aux fonds, quête de

visibilité, de reconnaissance, de légitimité. Il semblerait donc que certaines formes et

pratiques managériales se soient diffusées, au sein de l’institution européenne, et au sein des

ONG d’urgence.

Développer un système de fonctionnement managérial se résumerait-il à des raisons

stratégiques, voire cyniques ? Les comportements de certains acteurs n’auraient-il alors

d’autre but que de maximiser leur profit, leurs intérêts, en fonction de préférences ? Comment

expliquer que l’audit se maintienne, même privé d’effectivité ?

Selon Christina Boswell, les approches rationalistes, qu’elles soient wébériennes ou

foucaldiennes, ont pour défaut d’attribuer à l’organisation une forme de rationalité. Pourtant,

une organisation ne doit pas être appréhendée comme orientée exclusivement (ou de manière

prédominante) vers la réalisation de ses buts, son mandat, ou vers une extension de son

pouvoir.

§2- L’AUDIT REINTERPRETE, S’ADAPTER AUX PRESSIONS EXTERNES TOUT EN

CONSERVANT SON IDENTITE

Christina Boswell propose une analyse de sociologie organisationnelle pour expliquer

comment les organisations (ici, différentes Directions Générales de la Commission

européenne) s’adaptent au changement et répondent aux pressions de leur environnement.

Les organisations sont confrontées à une augmentation du nombre et de la complexité de leurs

tâches. C’est de manière sélective que l’organisation perçoit et internalise les demandes

venant des acteurs de son environnement. En même temps, les organisations doivent et

veulent survivre, ce qui implique qu’elles se soucient de leur légitimité vis-à-vis de

l’extérieur. Pour la Commission européenne, les demandes extérieures proviennent des

comités du Parlement, du Conseil, de la Cour des Comptes, mais assez peu du public.

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129

Comment la Commission, analysée non pas comme un acteur homogène, mais comme une

« multi-organisation », interprète et répond aux demandes variées émanant de son

environnement ? Comment établit-elle les priorités, entre ces demandes de l’extérieur et les

autres demandes (comme la demande de cohésion interne, ou le maintien de la loyauté de ses

membres) ?

Christina Boswell détermine trois variables clé qui influent sur les réactions des différentes

DG face aux pressions extérieures : le degré de sensibilité à l’environnement, la force de

l’idéologie interne de l’organisation et l’origine de sa légitimité.

Concernant le degré de sensibilité à l’environnement, les directions travaillant dans des

domaines fortement politisés seraient plus sensibles à leur environnement, tandis que d’autres

DG seraient davantage préoccupées par leur cohésion interne, ou par les demandes issues

d’acteurs clé de leur environnement, comme des groupes de lobby ou des « clients ». La force

de l’idéologie interne de l’organisation concerne le degré jusqu’auquel les membres partagent

des croyances et des valeurs communes sur le rôle et la mission de leur organisation. Enfin, la

réponse dépend d’où l’organisation tire sa légitimité. Les organisations dans les secteurs

techniques tirent leur légitimité de ce qu’elles produisent (outputs) et leurs performances sont

évaluées et mesurées en termes de produits. Les organisations dans les secteurs institutionnels

tirent leur légitimité des ajustements symboliques entre leur structure formelle et leur

rhétorique. Il peut se produire une divergence entre les mandats et buts de l’organisation

(structure formelle) et les normes, croyances et pratiques des actions quotidiennes de ses

membres (structure informelle). Dans ce cas il peut se produire un « institutional

decoupling », qui permet à l’organisation de concilier des demandes tant internes qu’externes,

malgré leurs contradictions.

Grâce à la combinaison de ces variables clé, l’auteur propose quatre types de réponses

(idéales-typiques) : l’adaptation complète, l’évasion, le désaccouplement institutionnel, et la

réinterprétation.

L’ adaptation complète est le cas dans lequel l’organisation internalise totalement et met en

place les programmes qui correspondent à la demande externe. Dans le scénario de l’évasion,

la stratégie de l’organisation est d’ignorer les pressions de son environnement, ou de faire le

minimum d’efforts pour y répondre. Dans le cas du « institutional decoupling »,

l’organisation répond aux pressions extérieures, mais en ajustant plus ses structures formelles

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130

que ses pratiques. Par la réinterprétation, l’organisation répond à la pression externe en

reformulant la demande d’action. Elle internalise les demandes dans ses propres termes, les

adaptant pour qu’elles conviennent à ses buts et priorités.

Les réponses des organisations peuvent se présenter sous deux formes. Tout d’abord, la

structure organisationnelle ou la rhétorique peuvent être modifiées: changement dans les

rôles, les fonctions, les positions hiérarchiques des membres de l’organisation ; changements

dans la structure des interactions avec les autres départements ou les institutions ; changement

de rhétorique dans la communication publique par le site Internet, les documents officiels, etc.

Ensuite, les réponses peuvent être axées sur un changement dans ce que l’organisation produit

(bien ou service), dans ses interventions sur la société. Ces changements sont plus difficiles à

observer, mais peuvent être appréhendés par l’examen des modifications substantielles dans la

mise en œuvre de la politique, dans l’allocation des ressources, dans les projets mis en œuvre

sur le terrain.

Nous pourrions situer la DG ECHO, dans le cas d’une organisation proche de son

environnement politique, à forte imprégnation idéologique, qui tire sa légitimité tant de sa

structure formelle que de ce qu’elle produit.

Face à la demande externe de contrôle accru de l’usage des fonds, issus du Parlement

européen, du Conseil et de Cour des comptes, la DG ECHO a adopté une stratégie d’évasion

durant les premières années. De sa création jusqu’en 2000, elle a mobilisé peu de moyens

pour répondre aux exigences d’accountability : son service d’audit est embryonnaire (tant en

moyens humains que financiers), sa méthodologie est balbutiante, ses audits sont peu

nombreux et leur suivi inexistant.

A partir des années 2000, en réaction aux accusations de mauvaise gestion qui mettent en

danger la crédibilité de la DG, la stratégie de la DG ECHO se transforme. Le service d’audit

est restructuré, son budget singulièrement augmenté, un contrat de sous-traitance instauré, la

couverture d’audit en est sensiblement augmentée, tandis que la méthodologie se rationalise.

La rhétorique et la communication auprès des ONG et du public sont axées sur la transparence

et l’accountability.

Pourtant, nous sommes dans un cas non pas d’adaptation complète comme il semblerait de

prime abord, mais bien d’adaptation des règles : le suivi des recommandations est très peu

efficace, la collaboration entre unités est chaotique, l’effectivité des recouvrements est

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infinitésimale, ce qui neutralise tout effet coercitif et affecte l’autorité et la légitimité même

du processus d’audit. La demande de contrôle est adaptée au but et à la mission de la DG

ECHO, qui est et reste de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire et donc de faciliter le

travail de ses partenaires ONG. Le contrôle demandé par les Autorités Budgétaires est mis en

place de manière formelle, mais pas de manière effective, car il entre en conflit avec les

demandes issues des ONG, acteurs clé de l’environnement de la DG ECHO.

Nous pouvons, à la suite de Christina Boswell, tirer quelques enseignements de cette

approche. Les organisations n’agissent pas toujours d’une manière que les observateurs

extérieurs qualifieraient de rationnelle : étendre leur sphère d’influence, leurs compétences, ou

pour atteindre des objectifs politiques spécifiques. Elles sont parfois plus intéressées par le

maintien de leur légitimité interne ou par le maintien de la cohérence de l’idéologie dans

l’organisation. C’est certainement le cas de la DG ECHO malgré des demandes de contrôles

plus poussés, d’audits plus fréquents et de sanctions plus effectives. Pour un certain nombre

de raisons a priori « non rationnelles », l’organisation a préféré dans un premier temps

construire son autonomie et son identité. Ses priorités se sont portées sur la sélection de ses

partenaires, sur l’élaboration de normes et pratiques destinées au champ humanitaire dans son

ensemble plutôt que sur les contrôles financiers. Lorsque sa crédibilité a été vigoureusement

mise en cause, la DG ECHO, face au risque de manque de soutien politique, dans un instinct

de survie, a intégré de manière complète les normes de contrôle qui ne contrevenaient pas à ce

qu’elle avait construit jusque là : une approche « NGO friendly ».

Page 132: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

132

Afin de comprendre le décalage entre le « dire » et le « faire », nous avons déplacé

notre regard sur un autre questionnement : et si ce qui peut sembler être une dysfonction se

révélait en fait fonctionnel à un autre niveau, et constituait une ressource pour certains

acteurs ? Et si l’audit n’était pas qu’une histoire entre auditeurs et ONG ? Nous avons testé

cette hypothèse en nous positionnant sur deux niveaux : le niveau de l’environnement de

contrôle, d’ECHO vis-à-vis de la Cour des Comptes et le niveau bureautique, au sein

d’ECHO.

Lorsque nous observons les rapports entre la DG ECHO et la Cour des Comptes, nous

constatons que l’enjeu de l’audit pratiqué à ECHO n’est pas de moraliser l’action humanitaire

en instaurant un contrôle effectif de l’usage des fonds, mais plutôt de participer à la

légitimation et à la revalorisation du secteur humanitaire dans les politiques européennes.

L’important alors n’est pas que l’audit soit efficace, mais simplement qu’il existe. Au sein de

la DG ECHO, le questionnaire de contrôle interne des ONG contribue à créer un modèle de

l’ONG idéale. L’audit n’est pas un instrument de professionnalisation des ONG, mais de

standardisation de leurs formes et pratiques, et d’une incitation pour les ONG à se contrôler

elles-mêmes. L’audit n’est alors que la partie émergée d’un système de contrôle bien plus

étendu, et bien plus performant, semblable au panoptique développé par Bentham et repris par

Foucault. En regardant l’audit comme intégré dans un système global, nous nous sommes

interrogés sur les intérêts et limites de l’approche par les instruments, ainsi que sur le rôle des

idées dans les politiques publiques.

Nous avons achevé ce parcours en revenant sur les rapports entre la DG ECHO et son

environnement, pour voir dans l’audit « version soft » une interprétation de la demande

externe de contrôle conciliable avec l’attachement d’ECHO pour son mandat humanitaire et

l’alliance avec les ONG.

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133

CONCLUSION GENERALE

Comment expliquer le succès des discours et pratiques managériales, ces dispositifs

qui font référence à la recherche d’efficacité, par la mesure, l’évaluation, la valorisation de la

performance, qui promeuvent autonomie et responsabilité individuelle, accordent une

importance primordiale aux formes organisationnelles et aux procédures ? Nous avons voulu

dépasser les approches présentant les discours et pratiques managériales comme un ensemble

unifié de savoir et de savoir-faire, voire même une idéologie, qui s’imposerait dans divers

espaces sociaux sans rencontrer de résistances.

Nous avons inscrit ces grandes interrogations sur un terrain, cherchant à expliquer le

développement de l’audit au sein d’un service public travaillant avec des associations

humanitaires. La problématique opposait alors la logique commerciale de l’audit, basée sur la

recherche d’efficacité au service du profit, la logique des administrations publiques, reliées au

service publique et à l’intérêt général, et la logique humanitaire, avec des référents au

désintéressement, à l’éthique et à l’engagement militant.

Le résultat central de notre recherche est que bien que l’audit soit marginalisé, il se

développe pourtant et occupe une place croissante. Comment résoudre ce paradoxe ?

Ce mémoire propose des pistes de réponse, mais la question reste ouverte. Nous proposons

d’identifier quelques unes des conditions qu’il semble indispensables de réunir pour que

l’audit s’impose dans l’humanitaire :

La première condition est un travail sur les valeurs, un travail délicat de justification de

l’audit, de l’ accountability et de manière plus vaste, de la managérialisation. Une partie

de la réponse passe par la nécessité de « construire des ponts » entre des valeurs qui

peuvent sembler antagonistes ou contradictoires.

Sous l’influence de la doctrine néo-managériale, les exigences d’efficacité, d’économie et de

redevabilité se sont imposées, se rattachant à la figure du citoyen-client du service public-

contribuable, devant lequel l’administration doit rendre des comptes en montrant que l’argent

a été bien dépensé. L’accountability est le principe rassemblant ces exigences. C’est en

établissant un lien entre les références au service public, à la démocratie, à la « saine »

gestion des finances publiques que l’audit issu des entreprises commerciales peut s’intégrer

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dans les politiques publiques. Ce type de contrôle apparaît comme une réponse à certaines

préoccupations éthiques de l’administration publique et les traduit en termes économiques, en

évitant de provoquer des conflits de valeurs. Selon le discours de l’administration publique

managérialisée, l’audit n’a pas pour but d’augmenter le profit, mais de rendre compte aux

citoyens, de mieux dépenser les fonds publics, d’être plus transparent et plus démocratique.

Sous l’influence des bailleurs qui financent plus et contrôlent davantage, le secteur

humanitaire s’approprie aussi ces référents managériaux. La concurrence et les stratégies de

captation de ressources provoquent des changements chez les ONG, non seulement dans leur

gestion financière et leur organisation, mais aussi dans les débats sur l’éthique et les valeurs

qui agitent le secteur. Si la genèse de l’humanitaire était marquée par une logique de vocation,

d’éthique et de valeurs, la complexification des crises associée au développement de la

professionnalisation auraient favorisé l’apparition d’une approche plus technicienne et moins

militante de l’aide humanitaire. Les questions de financement ont ainsi modifié la définition

même des valeurs humanitaire, et l’accountability peut être vue comme une ressource, une

version « moderne » de l’éthique, adaptée aux nouveaux enjeux d’un champ professionnalisé.

La nécessité de l’audit s’imposerait dans l’humanitaire en liant l’éthique humanitaire au

devoir de responsabilité et d’accountability, qui rendraient « nécessaires » la

professionnalisation et l’intégration des requêtes des bailleurs. Ce serait alors grâce à sa

capacité à « se fondre » dans des principes éthiques valorisés dans l’humanitaire que le devoir

d’accountability, impliquant la professionnalisation, investirait le champ humanitaire. Ce

n’est pas la recherche de profit de l’audit commercial qui est mise en avant, mais la recherche

d’efficacité opérationnelle, de responsabilité, et la possibilité de maintenir la confiance et les

fonds des bailleurs. Ce n’est pas en heurtant de front des valeurs fortes que l’audit s’impose,

mais en les « modernisant ».

Le succès de l’importation de l’audit reposerait dans sa capacité à traduire des fondements

managériaux en principes valorisés dans des secteurs éloignés de son berceau commercial.

Mais discours, idées et rhétorique ne suffisent pas à imposer une pratique. Selon notre

enquête de terrain, l’audit est parfois contesté, marginalisé, et le stigmate associé au profit ou

au modèle de l’entreprise commerciale (des cabinets d’audits privés par exemple) se

maintient. Un important décalage est observable entre les objectifs revendiqués et les usages

qui sont faits de l’audit à ECHO. Il doit être légitimé en permanence, par l’adaptation des

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135

règles aux ONG, par la mise en avant des pratiques de terrain, par des opérations de

communication, etc. Le rôle de ceux qui légitiment l’audit apparaît alors comme central.

Alors, une deuxième condition se dessine : les instruments managériaux doivent être

appropriés et réinterprétés par l’institution.

Les instruments et pratiques managériales peuvent difficilement être imposés tels quels. La

DG ECHO est à la fois une institution européenne, un bailleur qui se veut leader de

l’humanitaire, et une super ONG. Elle doit composer avec cette identité multiple, et si l’audit

lui est imposé parce qu’elle est institution, il doit être retraduit et réinterprété pour s’accorder

avec les autres dimensions de son identité. La DG ECHO marginalise l’audit, tout en lui

laissant une place croissante, ce qui semble être un paradoxe. Le paradoxe n’est qu’apparent.

Le multi positionnement d’ECHO, dans le champ institutionnel européen, marqué par les

réformes managériales et le primat de l’expertise, et dans le champ humanitaire, marqué par la

liberté des acteurs et la diversité des structures permet de comprendre les stratégies

apparemment antagonistes d’ECHO.

La DG ECHO évolue dans un réseau de contraintes (recours à des acteurs peu reconnus par

les autorités budgétaires, action dans un domaine à risque, image ternie par le passé) et de

ressources (alliance avec les ONG, bénéfices tirés de leur image et leur légitimité). L’enjeu de

l’audit tel que pratiqué à ECHO n’est pas de moraliser l’action humanitaire en instaurant un

contrôle effectif de l’usage des fonds, mais plutôt de participer à la légitimation et à la

revalorisation du secteur humanitaire dans les politiques européennes. L’important alors n’est

pas que l’audit soit efficace, mais simplement qu’il existe. La mobilisation de références

légitimes revêtues du sceau de la scientificité permet d’attester, sinon de conforter, la

crédibilité des partenaires d’ECHO et de leur professionnalisme. L’audit donne aussi aux

ONG un label « managérial », qui, dans une stratégie de légitimation, ennoblit le secteur

humanitaire par son « économisation », et lui accorde un surcroît de légitimité.

La demande pressante des Autorités Budgétaires pour une augmentation des audits et des

contrôles est réinterprétée par la DG ECHO. User d’un audit « version soft », privé d’aspect

coercitif, permet de concilier les requêtes de l’environnement avec l’attachement d’ECHO

pour son mandat humanitaire et son partenariat avec les ONG. Car ECHO est aussi un bailleur

qui cherche à asseoir son partenariat avec les acteurs clé de son environnement, les grandes

ONG d’urgence. Celles-ci demandent une plus grande reconnaissance de leur

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136

professionnalisme, et c’est ce qu’ECHO leur offre en les incitants à s’autocontrôler. Au cœur

de la DG ECHO se cristallisent les difficultés de concilier différentes logiques. La logique

managériale d’efficacité, appliquée à un service publique, est ici traduite en mettant la priorité

sur le respect des structures, des règles et procédures, et sur l’importance du contrôle de

l’usage des fonds. La logique de l’environnement humanitaire de la DG place quand à elle la

priorité sur l’efficacité opérationnelle, dans une logique de désintéressement et d’éthique. Les

audits et contrôle sont au centre de ces enjeux de position : la DG ECHO les organise, dans le

respect des règles européennes, en les adaptant aux spécificités de son action et de ses

partenaires. L’audit est utilisé par ECHO comme une ressource, au service de la légitimation

de la politique d’aide humanitaire. Le recours à un audit doux et peu coercitif, est un moyen

de résoudre les contradictions de son environnement, en donnant l’illusion du contrôle, tout en

maintenant ce qui est nécessaire à la DG ECHO : l’alliance avec les ONG et la protection de

son identité de « bailleur modèle », leader de l’humanitaire.

Par les usages qu’elle fait de l’audit, la DG ECHO marque aussi en la masquant sa stratégie

politique. L’outil technique est mobilisé pour contourner la question des orientations

politiques d’une action publique. La célébration du modèle de l’ONG « professionnelle » par

le nouveau contrat-cadre de partenariat consacre ainsi, tout en l’occultant, un nouveau mode

de contrôle, intégré par les acteurs. De plus, tout en semblant reconnaître la diversité des

structures, l’outil affirme surtout tout en la dissimulant la politique de standardisation des

ONG. C’est une stratégie de technicisation de l’action et d’euphémisation de sa dimension

politique. Ainsi, sans que cela ne soit spécifique à notre terrain, les instruments participent à

la construction de l’activité politique, en lui donnant chair et en orientant ses finalités.

En guise d’ouverture, nous souhaiterions proposer une autre manière de poursuivre

et d’enrichir ce travail d’analyse des relations entre ECHO et les ONG, autour d’un objet

managérial.

Dans ce mémoire, nous avons noté à diverses reprises les collusions qui existent entre la DG

ECHO et certaines ONG, qui cumulent un certain nombre de ressources valorisées dans le

champ. Il serait intéressant d’explorer en quoi, et de quelle manière ces ONG participent à

l’importation de réformes managériales dans le champ humanitaire.

Dans la vision que nous avons développée ici, les règles d’ECHO s’imposent –tout en

s’adaptant- aux ONG. Il serait stimulant d’y ajouter l’observation de la relation inverse, des

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ONG vers ECHO. Le projet pourrait être d’analyser les interactions entre une institution

européenne, la DG ECHO, et ses ONG partenaires, sous le regard de la politique

d’évaluation de l’efficacité des actions humanitaires (démarches qualité, procédures

d’accréditation et de certification), une autre innovation managériale.

Plusieurs niveaux sont ici imbriqués : l’institution élabore des normes, les ONG nationales les

appliquent, et transforment leurs pratiques pour s’adapter à ces règles. En même temps, les

ONG tentent d’influer sur l’institution, d’apporter leur expertise et de participer au processus

d’élaboration des normes. Elles changent donc la politique d’évaluation, et influent sur la

manière dont l’institution définit la qualité de l’aide humanitaire. Enfin, les ONG

s’approprient et adaptent les règles de l’institution à leur propre structure, selon leur culture,

leur cadre de pensée, leurs ressources, leur degré de dépendance.

Il pourrait être stimulant de combiner approches « bottom up » et « top down », afin d’éviter

le tropisme bruxellois en l’enrichissant du regard national.

Mais ceci serait l’objet d’une autre recherche…

Page 138: CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES PRATIQUES …

138

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Note d’information de la Cour des comptes européenne concernant le rapport spécial n° 3/2006 relatif à l’aide humanitaire apportée par la Commission européenne en réponse au tsunami, ECA /06/14, 19 juin 2006

Rapport spécial n° 2/97 sur les aides humanitaires de l'Union européenne entre 1992 et 1995- JO C 143 du 12.5.1997 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/173846.PDF)

Rapport spécial n° 3/2006 relatif à l'aide humanitaire apportée par la Commission européenne en réponse au Tsunami- JO C 170 du 21.7.2006 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/173649.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2007, JO C 286 du 10.11.2008 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/1571577.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2006, JO C273 du 15.11.2007 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/483522.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2005, JO du 31-10-2006 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134052.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2004, C 301/188 JO du 30.11.2005 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134074.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2003, JO C 293 du 30.11.2004 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/495525.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2002, JO C 286 du 28.11.2003 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134020.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 2001, JO C 295 du 28.11.2002 http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134031.PDF

Rapport annuel relatif à l’exercice 2000, JO C 359 du 15.12.2001 http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/133987.PDF

Rapport annuel relatif à l’exercice 1999, JO C 342 du 01.12.2000 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134190.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 1998, JO C 349 du 03.12.1999 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134179.PDF)

Rapport annuel relatif à l’exercice 1997, JO C 349 du 17.11.1998 (http://eca.europa.eu/portal/pls/portal/docs/1/134456.PDF)

COMITE D’EXPERTS INDEPENDANTS

Comité d’experts indépendants, Premier rapport sur les allégations de fraude, de mauvaise gestion et de népotisme à la Commission européenne, 15 mars 1999, pp.56-145

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COMMISSION EUROPEENNE

Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Assesment and future of Community Humanitarian Activities, évaluation accomplie en vertu de l’article 20 of Regulation (EC) 1257/96, COM (1999) 468 final, Brussels

Commission européenne. 2004. Un acteur mondial : les relations extérieures de l’Union européenne. Luxembourg : Office des publications officielles des Communautés européennes.

Communication, Aide de l’UE : fournir une aide plus importante, plus efficace et plus rapide, COM(2006) 0087 du 02.03.2006

Communication au Conseil et au parlement européens, Financement du développement et efficacité de l’aide- Les défis posés par l’augmentation de l’aide de l’Union européenne entre 2006 et 2010, COM(2006)0085 du 02.03.2006

European Commission, Directorate General Jutice, Freedom & Security, Study to assess the extent of abuse of non-profit organisations for financial criminal purpose at EU level, Teams of experts from Matrix Insight, 18/02/2008

European Commission, Manuel du participant au training: Introduction to External Audit developed for the EC by the Demos Group, 2006

European Commission, Support du cours AIDCO: Introduction à l’audit des operations externes, developed by Isabelle Bulthez- Ernst & Young, Willy Swartjes-Aidco G2, Septembre 2007

DG ECHO

Manual Project Cycle Management, June 2005

Evaluation of the European commission’s directorate general for humanitarian aid (DG ECHO) 2000-2005, 23 June 2006, by GFE Consulting Worldwide

Brochure ECHO: Aide humanitaire européenne, principes et valeurs

Guide synergie qualité : Propositions pour des actions humanitaires de qualité

« Non-Paper » de la Commission européenne, DG ECHO, L’Union Européenne et l’Aide Humanitaire. Questionnaire adressé aux parties prenantes, décembre 2006

Financial report 2007, Global overview of the humanitarian assistance in 2007

Sondage spécial de l’Eurobaromètre (http://ec.europa.eu/cgi-bin/etal.pl) Special Eurobarometer 268/ Wave 65.4- TNS Opinion & Social de juin- juillet 2006 Humanitarian aid, faisant suite à un premier sondage identique en 2001 EB55.1 Europeans and humanitarian aid

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Analysis of « quality management », tools in the humanitarian sector and their application by the NGOs, by Christian Bugnion, Consultant Transtec, ECHO-PARTNERS Annual Conference 14-15 October 2002

Analyse des systèmes de gestion des ressources humaines applicable aux ONG dans le secteur humanitaire, par Jonathan Potter, Maggie Pankhurst, Minna Rohonen, Michael Kunze, ECHO-PARTNERS Annual Conference 14-15 October 2002

DG for Humanitarian Aid- ECHO, Financial report 2007

Manuel d’audit: procédures pour les contrôles effectués aux sièges de nos partenaires, version projet 02/1998

Audit plan 2007: External Audit Sector DG ECHO, 2006

Audit plan 2008: External Audit Sector DG ECHO, 2007

Annual Audit Report, Overview of audit activities 2006

Annual Audit Report, Overview of audit activities 2007

IAS (Internal Audit Service)

Final Audit of Non Governmental Organisations in DG ECHO, 05/10/2005

Follow up Audit Report on NGOs funding in DG ECHO, 6/06/2007

PARLEMENT EUROPEEN

European Parliament Committee on Budgetary Control, European Parliament Working document, DT/40312PA. Doc, (PE 285.782), 16 February 2000

Rapport de la Commission du développement (rapporteur : Alain Hutchinson), Coopérer plus, coopérer mieux : le paquet 2006 sur l’efficacité de l’aide de l’UE, A6-0270/2006

Communication Parlement européen, Conseil, Commission, Consensus européen pour le développement, Journal Officiel de l’Union Européenne, C 46/1-19 du 24.02.2006