Contestation ou consolidation du pouvoir? aspects de la manipulation de themes traditionnels dans la...

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ffhwyof Europcanldeas. Vol. 3. No. 3. pp. 273-280.1982 PritttedinGreatBtitain. 0191~6599/[email protected] @ 1982Pergamon PresLtd. OU CONSOLIDATION DU ~UV~~? ASPECTS DE LA MANIPULATION DE THEMES TRADITIONNELS DANS LA SATIRE POLITIQUE (LONDRES 1819-20) Pendant toute 1’annCe 1820 et jusqu’en 1821 au moins, une impression- nante s&e de pamphlets illustres s’ajuutant aux caricatures et autres poemes satiriques vilipende le Roi, la Reine, ainsi que les hauts dignitaires de 1’Etat.” A vrai dire, les chases ont commence fin 1819, quand les Radicaux londo- niens ont trouve dans la satire le moyen d’exprimer de fagon detournee leur resistance B la politique gouvernementale. En effet, la situation est des plus difficiles. Depuis 1815, la montee de l’agitation reformatrice a et& severemerit r&primCe. La presse a cite progressivement muselee, en 1817 et surtout en 1819. Le rassemblement pacifique de Manchester le 16 aofit 1819 a CtC sauvagement reprime par la milice des yeomen, et si le ‘Massacre de Peterloo’ a marque une &ape dans la conscience ouvriere, l’evenement a d’abord servi de pretexte a une repression intensifiee. A partir de 1820, B la mot-t de George III, lorsque le Regent - devenu George IV - se trouve maitre de ses decisions, les attaques se font plus precises et un sujet s’impose, Cclipsant tous les autres; les dCmClb de George avec Caroline, son Cpouse legitime, dont il cherche & se debarrasser a tout prix. 11est vrai que l’occasion est trop belle. Le Regent, vieux dandy debau- ch&, mar% plus ou moins secretement a une catholique dans sa jeunesse, est une figure assez impopulaire a Londres. 11a ete plusieurs fois conspue par la foule et ses demeles conjugaux font recette. ‘Marie avec Caroline de Brunswick en 1795 dans le but de resoudre ses problemes d’argent, il a rapidement cherche a obtenir le divorce en accusant sa femme de mener une vie debauchee (ce en quoi il avait probablement raison, 2 ceci pres que sa propre inconduite Ctait plus flagrante encore). II s’est d’autre part montre tyrannique envers leur fille Charlotte (qui devait mourir en couches en 1817). En 1814, Caroline, excedee, a fini par s’embarquer pour le Continent, oti elle a ment une existence tapageuse, espionnee par les envoy& de son mari. Elle a par contre obtenu asset tot le soutien d’un certain nombre de Whigs et de Radicaux influents, ainsi que la sympathie du peuple, generalement hostile au Regent. D&s son avenement en fevrier 1820, le nouveau roi prend toutes mesures pour obtenir du Parlement la reconnaissance de la culpability de Caroline et la proclamation du divorce. Tous les elements des rapports sont alors discutes au tours d’une sorte de prods public, et comme une partie de la classe politique, prenant la defense de la reine, examine en retour la conduite du roi. c’est toute la vie privee du couple royal qui se trouve deballee sur la place publique, sous la forme de jugements ou parodies de jugements, caricatures, 273

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ffhwyof Europcanldeas. Vol. 3. No. 3. pp. 273-280.1982 PritttedinGreatBtitain.

0191~6599/[email protected] @ 1982 Pergamon PresLtd.

OU CONSOLIDATION DU ~UV~~? ASPECTS DE LA MANIPULATION DE THEMES

TRADITIONNELS DANS LA SATIRE POLITIQUE (LONDRES 1819-20)

Pendant toute 1’annCe 1820 et jusqu’en 1821 au moins, une impression- nante s&e de pamphlets illustres s’ajuutant aux caricatures et autres poemes satiriques vilipende le Roi, la Reine, ainsi que les hauts dignitaires de 1’Etat.” A vrai dire, les chases ont commence fin 1819, quand les Radicaux londo- niens ont trouve dans la satire le moyen d’exprimer de fagon detournee leur resistance B la politique gouvernementale. En effet, la situation est des plus difficiles. Depuis 1815, la montee de l’agitation reformatrice a et& severemerit r&primCe. La presse a cite progressivement muselee, en 1817 et surtout en 1819. Le rassemblement pacifique de Manchester le 16 aofit 1819 a CtC sauvagement reprime par la milice des yeomen, et si le ‘Massacre de Peterloo’ a marque une &ape dans la conscience ouvriere, l’evenement a d’abord servi de pretexte a une repression intensifiee.

A partir de 1820, B la mot-t de George III, lorsque le Regent - devenu George IV - se trouve maitre de ses decisions, les attaques se font plus precises et un sujet s’impose, Cclipsant tous les autres; les dCmClb de George avec Caroline, son Cpouse legitime, dont il cherche & se debarrasser a tout prix. 11 est vrai que l’occasion est trop belle. Le Regent, vieux dandy debau- ch&, mar% plus ou moins secretement a une catholique dans sa jeunesse, est une figure assez impopulaire a Londres. 11 a ete plusieurs fois conspue par la foule et ses demeles conjugaux font recette. ‘Marie avec Caroline de Brunswick en 1795 dans le but de resoudre ses problemes d’argent, il a rapidement cherche a obtenir le divorce en accusant sa femme de mener une vie debauchee (ce en quoi il avait probablement raison, 2 ceci pres que sa propre inconduite Ctait plus flagrante encore). II s’est d’autre part montre tyrannique envers leur fille Charlotte (qui devait mourir en couches en 1817). En 1814, Caroline, excedee, a fini par s’embarquer pour le Continent, oti elle a ment une existence tapageuse, espionnee par les envoy& de son mari. Elle a par contre obtenu asset tot le soutien d’un certain nombre de Whigs et de Radicaux influents, ainsi que la sympathie du peuple, generalement hostile au Regent.

D&s son avenement en fevrier 1820, le nouveau roi prend toutes mesures pour obtenir du Parlement la reconnaissance de la culpability de Caroline et la proclamation du divorce. Tous les elements des rapports sont alors discutes au tours d’une sorte de prods public, et comme une partie de la classe politique, prenant la defense de la reine, examine en retour la conduite du roi. c’est toute la vie privee du couple royal qui se trouve deballee sur la place publique, sous la forme de jugements ou parodies de jugements, caricatures,

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affichettes ou libelles dont l’audace n’a degale que la grossierete. Un flot de littdrature plus ou moins orduriere envahit les rues de Londres. cependant que la question continue B etre discutee au Parlement pratiquement jusqu’a la fin de I’annee 1820. Caroline elte-meme rentre triomphalement de son exil en juin et recoit force processions, adresses et declarations. notamment de la part des artisans londoniens organises en delegations des divers corps de metiers.* Elle ne tarde pas a apparaitre comme une figure populaire. couram- ment associee a l’idee de Reforme. Fin novembre. le gouvernement est contraint d’abando~n~r toute esp&e de poursuite. Caroline a gagne. et cette victoire est marquee a Londres par des illuminations g&kales. Mais B partir de janvier 1821, le mouvement s’essoufle. 11 semble difficile d’obtenir davan- tage, et les Whigs abandonnent la partie. D’autre part, un certain nombre de voix loyalistes (dument encouragees?) finissent par se faire entendre, et Caroline elle-meme a accept6 une pension, ce qui la rend moms credible comme victime et comme symbole de la lutte contre le privilege et l’arbi- traire. De plus, les preparatifs pour le couronnement de George IV contri- buent a detourner l’attention, et le Roi cherche a reprendre une attitude plus conciliante. Le couronnement, en juillet, auquel Caroline essaiera vainement d’assister, puis les funerailles de Caroline, qui meurt le 6 aotit, marquent la fin de ce qui est apparu par bien des c&es comme un intermede carnavales- que. L’ordre est restaure sans conteste. Plus rien ne se passe a Londres pendant au moins une decennie, et d’ailleurs Londres ne sera jamais plus veritablement le centre de l’agitation politique.

La situation ayant CtC brievement Cvoquee, il reste a signaler certains des problemes que pose une etude de ces pamphlets, problemes en fait inherents a ce type de documents. Difficile de les repertorier, difficile de savoir ce que represente l’~chantiIlonnage existant, difficile d’evaluer leur impact. Divers temoignages parlent dune avalanche de pamphlets et d’un retentissement populaire. Les elements dont on arrive a disposer sont, dans le meilleur des cas, le prix, le nombre d’editions, l’auteur (parfois), l’editeur (en general, mais pas toujours).3 Ces derniers sont le plus souvent, surtout pour les pamphlets radicaux, de petits editeurs marginaux, localids dans certaines rues de la Cite. Certains impriment eux-memes. Le catalogue de leurs publications peut Ctre plus ou moins exact, plus ou moins fourni (incluant d’autres types de pamphlets ou des succes de la litterature d’opposition, que les grands Cditeurs n’osent pas diffuser) ou totalement inexistant. Beaucoup d’entre eux apparaissent et dispa- raissent, trop rapidement pour que les listes d’editeurs qui ont CtC tentees pour cette periode soient v~ritablement satisfaisantes.4 Sans pretendre a une anaiyse exhaustive, on peut du moins, a t’interieur du corpus existant, dater les pamphlets principaux annonces dans la presse, evaluer le nombre d’exem- plaires, chercher les imitations et les ripostes que le sucds de telle ou telle formule n’a pas manque de provoquer. On peut quelquefois retrouver dans un autre document, par exemple une oeuvre 5 caractere litteraire ou la correspon- dance d’une personnalite contemporaine, la reprise d’une expression ou d’une image empruntee a une satire connue. On peut, en fait, Ctablir une chronologie sommaire, qui co’incide a peu de chose prb avec l’agitation populaire telle qu’elle s’exprime sous d’autres formes. 5 Le volume de la production augmente

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en 1820 jusqu’a atteindre un maximum entre juillet et decembre. L’initiative revient incontestablement aux Radicaux, les pamphlets loyalistes apparaissant plutot comme des ripostes. Plus tard se developpe un courant de satire gros- siere, plus proche des canards et des feuilles a sensation, dont la verve s’exerce un peu n’importe comment et contre n’importe qui. Au debut de I’annee 1821 paraissent encore plusieurs pamphlets radicaux importants, qui visent d’ail- leurs a une analyse politique plus poussee, depassant largement le probleme de Caroline. Des caricatures continuent a paraitre, puis pratiquement plus rien. Apres aout 1821, seulement quelques comptes rendus des funerailies. La production de satire politique illustree, d’apres les catalogues qui ont pu Ctre dresses, est pour ainsi dire arretee. On peut aussi chercher a identifier des structures ou des themes communs a toutes ces publications. Pamphlets radi- caux et loyalistes sont finalement tres proches de par leur forme et leur presentation, d’autant que certains dessinateurs parmi les plus doues n’hesitent pas a travailler pour les deux &es sans grand effort supplementaire d’imagination.6 Quant au contenu lui-meme, il se retrouve, tout au plus inverse, dans des series de pamphlets radicaux et loyalistes, les situations utilisees Ctant toujours les memes-vues de I’autre cot&

Dans ce contexte, et compte tenu des reserves formulees a I’tgard de l’exploitation de ces documents, on peut maintenant suggerer certaines remar- ques a propos de la presentation des figures du roi et de la reine, telle qu’elle ressort du texte illustre, ou plutbt de I’image explicitee par le texte. 11 aurait Cvidemment fallu pouvoir reproduire un echantillon suffisant de ces textes et illustrations, malgre leur valeur litteraire et graphique i&gale. 11 y aurait certainement aussi une distinction a faire entre les divers pamphlets en fonction de leur caractere, et notamment des priorites accordees a l’illustration, a la denonciation du roi, ou a une ebauche d’analyse politique, si Ckmentaire soit-elle. Les pamphlets qui ont servi de base a cette reflexion, pamphlets les plus significatifs, les plus diffuses, sont des textes au contenu assez violent, d’ou ressort essentiellement l’attaque personnelle renforde par l’illustration.7

Dans les pamphlets radicaux, on retrouve, au-deli des details vestimentaires et autres, une sorte de portrait-type du mauvais roi, mauvais mari (il y a tout un Ctalage de ses debauches et de ses vieilles maitresses, il est meme pire que N&on selon un polemiste) chassant sa femme qu’il accuse injustement, mau- vais p&e ayant longtemps sequestre sa fille, mauvais chef de famille, incapable finalement d-assurer sa descendance (Charlotte, son unique fille est morte en couches), mauvais chef de I’Etat, servi par de mauvais conseillers, usant de procedes les plus vils pour gagner un mauvais prods (chantage, subornation de ttmoins qui d’ailleurs sont incapables de jouer leur role jusqu’au bout). Parmi les personnages qui l’entourent se detachent les profiteurs corrompus, princi- palement les hommes d’Eglise, et les hommes de loi vendus au pouvoir, qui exercent une parodie de justice. Dans certains cas, ce sont d’ailleurs les memes. Une des images les plus frappantes est celle d’un ecclesiastique gros et gras benissant d’une main, et tenant la potence de l’autre, illustration parfaite du role des Cveques qui siegent a la Chambre des Lords. juridiction supreme du royaume.8

Caroline apparait alors comme la ‘vierge persecutee’, ou du moins comme la

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figure mythique de la victime offenske. Sa veritable personnalitl n’est ividem- ment pas en cause. De toute fafon, elle n’est jamais que l’inverse ou le pendant du roi, l’autre terme de l’alternative. Elle est souvent dkfendue, soit par Britarmia,’ reprksentation, symbolique courante de I’Angleterre, ou peut-2tre dkj& du peuple anglais, soit, dans des pamphlets nettement plus engagks. par une allkgorie de la LibertC.” Dans certains cas mCme. elle est vraiment associke, assimilke B I’Angleterre telle que le peuple la voit et c’est elle qui personnifie ta reconqukte des droits, du vkitable hkritage du peuple anglais contenu dans la Grande Charte. I1 Parfois aus si, elle est accompagnke de sa fille Charlotte, jeune princesse intelligente et bonne, morte avant 1’2ge et trks populaire en tant qu’image, mythique 1;8 aussi, d’une royauk non corrompue. Chez les loyalistes la situation est retourke, et on fait appel B d’autres figures traditionnelles. C’est Caroline qui est la pkcheresse, ou bien la sorcikre B la tZte d’un ramassis de brigands, les Radicaux, qui veulent mettre 2% sac le royaume. Le roi se bat pour maintenir l’ordre, aid& par ses bons et loyaux aux serviteurs. Wellington et les autres. 11 faut reconnaitre que Ie tableau est en g&&al beaucoup moins convaincant. I1 est apparemment difficile m&me pour ses dkfenseurs, d’accrkditer l’image de George IV, roi impartial et vertueux, injustement critiquk.

Des dew c&s, ce sont des personnages plus grands que nature, des stkrko- types familiers qu’on exhibe et c’est tout un schema prkexistant qu’on cherche g rkutiliser. II semble en effet qu’on soit en prksence, plutbt que de themes ou de stCrCotypes isol&, d’une representation globale du fonctionnement de la sociCtC impliquant le triomphe ultime, millknariste, du bien sur le mal. Le dkordre existant correspond & une pkiode de chaos, 2 laquelle il sera mis fin par l’intervention d’une figure de justice. Le conflit, a quoi toutes les pCrip&ies de Ia rkalitk, de la ‘bagarre’ entre George et Caroline, peuvent se rbsumer, se pose en termes simples, en termes de morale. Et c’est au nom d’un ordre moral implicite que le public est invit6 a s’indigner contre la situation telle qu’elle lui est d&rite dans les pamphlets. 11 s’agit, par la satire, de lui montrer B quel point l’ordre normal est bafouk; ii s’agit surtout de le faire rCagir affectivement contre une situation contraire & l’ordre intCriorisC dans Ie schkma de pensee traditionnel.

Et force est de constater que le message essentiel des Radicaux est pass& George IV a be1 et bien &C ridiculid, il est pas& B la post&it6 sous les traits du ‘dandy de soixante ans’, incapable de gouverner, plus prCoccupC de ses den- telles ou de son palais chinois que de la condition de ses sujets.‘* Le schCma moral fonctionne parce que l’antithese est suffisamment nette. George IV est v~ritablement le ndgatif du bon roi, done le mkchant, celui qui doit Ctre vaincu. 11 n’y a apparemment aucun doute quant & l’interprktation du message et c’est ce qui explique le retentissement des pamphlets radicaux. Car pour Ctre effi- cace, la satire doit se fonder sur la dknonciation d’une dCgCnCrescence, de la distance entre la &alit6 et l’ordre idCal incontest& servant de rCf&ence. Si cet ideal n’est pas suffisamment solide, s’il y a une ambiguitk, la satire manque son objet. Ce qui est assez souvent le cas dans les pamphlets loyalistes. 11 est vrai que, si Caroline peut sans grand inconvknient &tre we harpie, quelqu’un qui exerce le pouvoir, B plus forte raison d’une man&e critiquke mCme par des

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Ccrivains assez peu au fait des questions politiques peut difficilement apparaitre comme un personnage positif. Le bon roi Ctant toujours plus ou moins un roi mort, ou legendaire, dont I’image sert precisement a confondre I’usurpateur. Quant aux quelques pamphlets qui attaquent sans discrimination le Roi, Caro- line, et tout le milieu de la Cour, ils ne parviennent pas & imposer la represen- tation d’un ordre different, democratique, parlementaire ou autre. La satire y releve plutot du ‘deballage de linge sale’, d’une Cnorme farce, oti les hauts personnages du royaume semblent sortir d’une quelconque tour des miracles. D’oti un certain succbs de scandale, quelques petites histoires fort divertis- santes, mais sans consequences, rapidement oublibes.

Au-dela du sucds de scandale, du defoulement collectif, se repose done le probkme de l’impact reel des satires. Pratiquement plus d’activite satirique, ni d’agitation politique a Londres, peu de chose meme en 1830-1, ou pendant le Chartisme. Bien entendu il faudrait envisager les diverses raisons, sociales et Cconomiques, expliquant l’emergence d’autres centres. Bien entendu Cgale- ment, la presse ayant et6 muselee p le mouvement radical desarticule s le reseau de diffusion des pamphlets, si important soit-il pour la propagation des idees subversives, ne pouvait en aucune facon se substituer a une organisation politique. 11 ne saurait Ctre question d’ignorer l’engagement politique reel des pamphletaires, ni la critique sociale vehiculee meme indirectement par la plupart de ces feuilles. 11 y aurait certainement aussi une distinction a faire entre les divers pamphlets en fonction de leur caractke, et notamment des priorites accordees a l’illustration, a la denonciation du roi, ou a une Cbauche d’analyse politique, si Clementaire soit-elle. Les pamphlets qui ont servi de base Q la presente reflexion, pamphlets de toute evidence les plus significatifs, les plus diffuses, sont en fait des textes assez violents, d’ou ressort essentielle- ment l’attaque personnelle reforcee par I’illustration.

Critique.sociale done et contestation du pouvoir. Mais on peut etre tent6 d’aller plus loin, au-de18 de l’histoire Cvidente, ou officielle, et de s’interroger sur l’evolution des representations mentales et la facon dont un texte peut Ctre ressenti par la conscience ou le subconscient d’un groupe social a une periode donnee. Le jeu sur les stereotypes ne peut-il avoir des effets divers, imprevus par I’auteur? Et comment I’histoire des images ou des idees dominantes s’articule-t-elle avec celle des Cvenements?

11 est assez frappant de constater avec quelle sympathie, pour ne pas dire avec quel enthousiasme est accueillie Victoria en 1837 - et ce, y compris dans I’opinion populaire. 11 s’agit d’une figure de purete, qui rachete 1’Angleterre de ses mtchants oncles, etc.13 Le rapprochement est parfois fait avec Charlotte. L’insistance est mise sur l’avenement d’un ordre moral, familial, et une impor- tance croissante est accordee aux bons conseillers du souverain - ou de la souveraine - au bon premier ministre, qui d’ailleurs acquiert nombre des prerogatives du souverain. Le systbme politique anglais est extraordinairement stable au milieu d’un monde tourmente. Comme si I’ordre moral et politique n’avait jamais ete aussi solide, comme s’il s’etait trouvt renforce au travers meme des contestations. 11 conviendrait d’examiner de nombreux facteurs pour rendre compte d’une situation aussi complexe. Mais il est permis de s’interroger sur l’impact global de ces fameux pamphlets de 1820. N’y avait-il

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pas en fin de compte une certaine ambiguitk du propos? 11 s’agissait en principe, au moment de la publication. de vilipender la

monarchic, du tnoins le rnonarque rCgnant, en des terrnes tels que celui-ci ne pourrait poursuivre les pamphlktaires sans se ridiculiser encore davantage. Effectivement, le gouvernrnent a dQ renoncer aux poursuites judiciaires. et la presse elle-m&e, lorsqu’elle a pu recommencer B se dkvelopper. notamrnent hors de Londres, a de ce fait bknCfici6 d’une tolkrance. d’une 1ibertC un peu plus grandes. Ces pamphlets, qui par certains c6tks prkfiguraient les grandes revues satiriques, ont sans doute contribuk & faire admettre comme 16gitime la reprksentation -et la dknonciation - des vices du pouvoir et de la sociCtC des puissants, au nom d’une moralisation de la vie publique, meme si Ie dCveloppe- ment de la presse devait conduire B toutes sortes de manifestations, bonnes et mauvaises.

A moyen terme par contre, on pourrait se demander si l’ordre social, purifil, expurgk de ses 616ments les plus condamnables~ n’a pas It6 consolidk, en quelque sorte r6g6nCrC. Est-ce que la satire, lorsqu’elle se rCf&e B un certain id&al pour censurer la rCalitC, n’est pas condamnke B consolider cet ordre, qui est avant tout un ordre moral? En ce sens la satire serait plut6t rkactionnaire, prkconisant le retour B la puretC d’un ideal, la restauration d’un ordre qui peut $tre plus ou main; mythique. Y a-t-ii une antinomie fondamentaie entre satire et rkvolution, changement social ou politique? Attaquer George IV au nom d’une morale de l’ordre familial, du bon roi honnke et bourgeois, conduisait B r&lamer implicitement un souverain part de toutes ces vertus, Nt-ce une

femme. Mais cela ne remettait pas en cause le principe de la soumission des sujets B un chef absolu, chef de famille ou d’Ctat. Mais cela ne conduisait nullement B dkfendre la reprCsentation parlementaire, l’kgalitk des droits ou la ddmocratie. Pourtant certains des Radicaux poursuivaient consciemment cer- tains de ces objectifs. 11s ont peut-&re eu tort d’utiliser l’arme de la satire? Encore fallait-il avoir le choix. La satire est une arrne des faibles, qui permet de se battre dans une situation d’infkioritk. Dans ce cas prkcis, elle a permis B une opposition radicale londonienne de continuer 3 se faire entendre alors que les autres moyens d’expression lui avaient CtC retires. Le retentissement des pamphlets a Cd un Clement important dans une bataille qui a failli, d’aprks plusieurs tknoignages, entrainer la chute du gouvernement en 1820. 11 a sans conteste contribuk B amener un rekhement de la rkpression, et par 18 mCme, une Cvolution qui s’est fait sentir dans toute I’Angleterre.

Peut-Ctre aussi qu’$ plus long terme il a entrain6 une kg&e modification du stCrCotype lui-m&me, le bon rnonarque Ctant perqu de plus en plus comme une incarnation parfaite des vertus domestiques bourgeoises, et non comme un hkros au prestige personnel. Ceci conduisait notamment 2 la feminisation possible du st&otype, le femme ostensiblement v&krCe comrne gardienne du foyer devenant naturellement la gardienne du royaume. 11 sernble bien que soient apparues B cette Cpoque, et B cette Cpoque seulement, les chansons et les historiettes sur la ‘bonne reine Elizabeth’.14 Ceci impliquait d’autre part un changement dans les rapports entre le souverain et son peuple, une certaine dbacralisation au rnoins de la personne, sinon de la fonction monarchique, et

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peut-etre la possibilite ulterieure d’un transfert ou partage de souverainete a l’inttrieur de systbme existant.

11 est Cvidemment bien difficile de determiner dans quelle mesure la modifi- cation du stereotype ne fait que traduire la realite, avec un decalage plus ou moins important (George IV Ctait deja un monarque constitutionnel, et pour tout dire bourgeois), et dans quelle mesure elle constitue une man&e nouvelle d’apprehender le monde, de se situer a l’interieur de ce monde nouveau. En tous cas la plasticite du modele lui permet de rester operatoire, de durer. Influence conservatrice, done, de cette satire trop attachee a l’attaque person- nelle, a l’kalage de la vie privee ?ls Ou influence plus profonde, par laquelle un schema de pensee s’est modifie suffisamment pour prendre en compte les transformations de la realite politique et sociale qui s’est ainsi perpetuee et preparee a integrer, a digerer une evolution limide?

En fait, il semble bien que le pamphletaire joue, soit condamne a jouer sur des elements qu’il ne controle pas: les principes moraux, les stereotypes ancres dans l’esprit des gens, les structures mentales peut-etre, en tous cas sur des elements relevant de la longue duke. 11 recherche une action immediate, mais la manipulation quasi-aveugle des representations collectives risque fort d’en- trainer une autre action, a plus long terme, totalement differente. 11 travaille au jour le jour, sur les aspects les plus circonstanciels de la realite sociale, mais il se fait tout de mtme pieger par une histoire presque immobile, celle des schkmas culturels, qu’il contribue par ailleurs h faire Cvoluer, ti long terme. d’une faGon qui ne peut pas Ctre mkanique ni lineaire.

Institut d’Anglais Universitt de Provence

Michkle Paris

NOTES

1. Ces documents se trouvent essentiellement au British Museum et a la Bodleian Library. 11s sont assez ma1 repertories, des textes de nature differente ayant pu Ctre relies ensemble. La John Johnson Collection de la Bodleian Library a le merite de regrouper diverses feuilles satiriques sur l’affaire Caroline. Mais pour ce qui est des pamphlets, il faut surtout recourir au catalogue des illustrations (M. D. George, ‘Catalogue of political and personal satires’, Prints and Drawings Department, British Museum). Sans compter les caricatures, feuilles illustrees. potmes precedes d’un frontispice. simples notices et comptes-rendus, on arrive ainsi a identifier environ quatre vingts pamphlets ou poemes illustres, parus entre dtcembre 1819 et les premiers mois de 1821. qui constituent un genre particulier. objet de la presente etude.

2. Pour le deroulement des evenements a Londres, voir J. Stevenson, ‘The Queen Caroline affair’, dans London in the Age of Reform, ed. J. Stevenson (1977). Voir Cgalement, dans un contexte plus general, E. P. Thompson, The Making of the English Working Class (1963); I. J. Prothero, Artisans and Politics in Early 19th Cenfury London (1979).

3. Ainsi, pour le pamphlet le plus important de la periode, qui bien qu’anterieur a l’affaire Caroline a servi de modele aux loyalistes comme aux radicaux. on a les elements suivants: W. Hone. The Political House That Jack Built (Londres,

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decembre 1819). Illustrateur: G. Cruikshank. Au moins 54 Cd., ce qui signifie plus de cent mille exemplaires, (chiffre record), une edition a la main pouvant represen- ter entre deux milte et deux mille cinq cents exemplaires. Pour les estimations. voir R. D. Altick, The Comnzon Reader (1957). S’il est facile d’identifier les editeurs principaux. officiels. et encore possible de retrouver les imprimeurs declares comme tels, les notions d’editeur et d’auteur de pamphlets sont extremement floues et on ne peut esperer obtenir une information complete. Voir toutefois H. J. Luke, Jr. ‘Drams for the vulgar: a study of some radical publishers’, these de I’Universite du Texas, 1963. Voir J. Stevenson, op. cit. II faut ici parler de George Cruikshank, premier iliustrateur et createur de genre avec William Hone, qui s’est veritablement plagie lui-meme et, tout en continuant a collaborer avec Hone, est alle travailler chez les loyalistes (essentiellement W. Wright pour plusieurs pamphlets reunis dans The Loyalist’s Magazine). ainsi d’ailleurs que chez d’autres editeurs radicaux. Certains Cditeurs, Cgalement. ont pu etre tends - ou plus ou moins forces - de louer le double jeu. 11 semble bien que J. Johnston ait publie, en plus de nombreux textes d’opposition, au moins un pamphlet loyaliste, The Loyal Man in the Moon, en fevrier 1820. Les pamphlets les plus typiques sont apparemment ceux de W. Hone, illustres G. Cruikshank, particulierement The Queen’s Matrimonial Ladder, 44 Cd. (aoiit 1820), Non Mi Ricordo, 30 Cd. (septembre 1820). Assez significatifs sont egalement les pamphlets publib par W. Benbow, T. Dolby, J. Fairburn, E. Wilson chez ies radicaw. J. Aspeme et W. Wright chez Ies loyalistes. Voir une selection interes- Sante dans un ouvrage recent, E. Rickword, Radical Squibs and Loyal Ripostes (1971). Voir le Magistrat ecclesiastique qui introduit le dernier paragraphe de The Political House That Jack Built. Voir notamment les vignettes de l’echelle de carton qui accompagne The Queen’s Matrimonial Ladder. Voir notamment la reproduction de la scene peinte par George Cruikshank pour decorer la boutique de Hone lors de la celebration de la ‘victoire’ de la Reine, c’est-a-dire de I’abandon de la procedure de divorce. La gravure a ete inseree ulterieurement dans un autre pamphlet: The Political Showman -At Home! (avril 1821). La Grande Charte apparait presque toujours en bonne place dans les illustrations. Dans The Political House, par exempie, elle symbolise la richesse de I’Angleterre. Elle peut m&me figurer dans le titre d’un pamphlet. Voir ainsi T. Dolby, The Queen and Magnn Chartu, or The Thing That John Signed (septembre ou octobre 1820). Voir le ‘Dandy of sixty’ caricature par G. Cruikshank dans The Political House That Jack Built, et les deux dernieres illustrations de The Queen’s Matrimonial Ladder. Voir les temoignages contemporains, par exemple le journal de Greville. Voir notamment The Oxford Dictionary of Nursery Rhymes. Les conclusions de cette etude portent sur un type de satire personnelle tres precistment datee, et ne s’appliqueraient peut-etre pas automatiquement a d’autres textes satiriques de structure et de contenu differents.