Contes à rebours

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CONTES À REBOURS

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DU MÊME AUTEUR

Poésie

Axiales Delta d'une main (Prix Voronca) Traduit de la mer (Prix Interfrance)

Romans

Jésus noir Le Mot de passe (Éd. Buchet /Chastel , 1992) Les Yeux cernés (Éd. Buchet /Chastel , 1993)

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GEORGES BAUDOUIN

CONTES À REBOURS

Contes et nouvelles

ÉDITIONS BUCHET/CHASTEL 18, rue de Condé, 75006 Paris

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ISBN : 2-7020-1613-8

© 1994, Éditions Buchet/Chastel, Paris

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays

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I

LE CRI

Mlle Hor t ense avait l 'orgasme jubilatoire. Elle ne poussait pas ces gloussements de d indon satisfait qui indiquent au par tenai re la progression de la pet i te bê te qui m o n t e ni ces feulements de tigresse a t te ignant une proie l onguemen t disputée : elle n 'é tai t pas f e m m e de demi-mesures.

C ' é t a i en t de g randes o rgues ca théd ra l e sques , des hymnes , des péans qui tenaient de l 'alléluia et de la m a r c h e nuptiale avec orchestre et chœurs.

Une telle apo théose se voulait ignoran te du vulgaire et l ' idée de susciter dans le voisinage in ter rogat ions et suppo- sitions n 'en tacha i t en r ien sa cer t i tude d ' a t t e indre des som- mets interdits à tous les autres. L 'ascension vers ces ins-

t a n t s d ' é t e r n i t é ne p o u v a i t s ' i n q u i é t e r d u « q u ' e n dira-t-on ». Mlle Hor t ense était seule au m o n d e avec u n

complice qui n 'avai t peut-être pas les mêmes raisons de méconna î t r e le reste de l 'univers.

Inquiet de la p ropor t ion ina t t endue que p rena ien t les expressions de volupté de sa belle, il s 'était acoquiné avec un vieux p h o n o g r a p h e dans l 'espoir d ' en t end re « La Che- vauchée » des Walkyries d o m i n e r en puissance l ' hymne à la joie qu ' en tonna i t sa bien-aimée. Malheureusement , ses modestes moyens ne dépassaient pas l 'utilisation de soixante-dix-huit tours si bien qu ' au bou t de quelques

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minutes Wagner épuisé devait laisser partir seule, vers une ligne d'arrivée encore lointaine, cette innocente rivale qui n'avait nul besoin d'orchestre pour clamer son bonheur d'exister et sa farouche intention de parvenir au septième ciel.

Dans le vieil immeuble, cette manifestation inhabituelle avait suscité, sinon des vocations immédiates, du moins des interrogations subtiles. Cet accident probable ne semblait pas devoir requérir l'intervention des pompiers ni d'une ambulance. Ce cri ou plutôt cette exaltation salvatrice n'était-elle point le fait d'une joie très pure sollicitée par un succès inattendu ? Mais sa prolongation infirmait l'hypo- thèse : la joie n'a pas l'ardeur du plaisir.

On s'interrogeait car jamais on n'avait entendu si lon- guement exprimée cette soif d'absolu, cet appel vers d'autres contrées paradisiaques. Jusqu'au moment où les mâles, moins inventifs mais plus réalistes, trouvèrent à cet enthousiasme vocal une discrète parenté avec les manifes- tations d'ordre conjugal où la part laissée à l'autre ne don- nait pas lieu à de tels témoignages de reconnaissance ni de tels transports d'allégresse. Ils percevaient difficilement qu'un de leurs semblables put susciter un tel déferlement d'harmoniques dont le son fondamental devait se situer dans l'intimité la plus secrète et la plus orgueilleuse.

A la stupéfaction s'était substituée l'admiration qui lais- sait la place à la jalousie puis au scepticisme pour sombrer dans l'incrédulité. Auraient-ils moins que cet inconnu le don de vibration générateur de démesure ? En quoi ce qui- dam pouvait-il les supplanter et les narguer ? Ils se conso- laient en admettant que les meilleurs solistes n'ont pas tou- jours à leur disposition l'instrument qui glorifie leur génie en apportant à la traduction de leurs dons le rayonnement de la grâce. Ils en voulaient à leurs partenaires harassées de n'avoir point ce supplément d'âme qui eut glorifié leur

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mâle vigueur par une démonstration de gratitude haute- ment exprimée qui leur eut fait, dans le voisinage, une réputation flatteuse, mais non usurpée, de dextérité élé- gante, de compétence ingénieuse et de cette perpétuelle invention féérique qui les eût situés hors du commun. Car c'étaient des dominateurs rentrés.

À bien y réfléchir, le responsable de ces hurlements sau- vages n'était probablement pas l'initiateur qui pouvait, à juste titre, s'inquiéter de ce constant fortissimo là où un sublime allegro ma non troppo eut suffi à combler l'orgueil de sa virilité et la satisfaction du devoir accompli.

Ce joyeux luron n'avait peut-être sollicité que d'un doigt distrait le démarreur de ce moteur en furie. Bricoleur du dimanche, il s'inquiétait de ne point trouver les raisons de cette surchauffe inattendue. Mais les femmes ne l'enten- daient pas de cette oreille. La couturière du troisième qui avait un mari épuisé et un amant en rupture de santé s'émerveillait à l'écoute de ce festin qui s'accompagnait d'un tintamarre de vaisselle. Un homme comme ça ne peut être qu'un dur, songeait-elle en entrevoyant l'adjectif. Son duo de figurants lui paraissait bien terne face à ce premier rôle, cette star de la libido explosive. Sans bien admettre qu'elle se fût livrée, en pareil cas, à de telles extravagances vocales, elle supposait que de tels résultats ne pouvaient avoir qu'une cause dévastatrice.

Et comme elle eût aimé être dévastée. Ravagée, piétinée, émiettée !

De son rez-de-chaussée, la gardienne s'inquiétait surtout de savoir d'où provenaient ces vociférations perturbatrices. Le bon ordre de l'immeuble exigeait qu'on ne battît point les tapis après neuf heures et qu'on cessât tout bruit à vingt-deux heures. Or il était vingt et une heures passées de cinq minutes ce qui portait l'embarras à son comble. Le devoir exigeait toutefois qu'elle déterminât l'endroit, le lieu

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et l'étage témoins de ces éruptions hystériques semeuses d'opprobre.

S'étant remis en mémoire les bobines constipées des locataires des étages nobles, elle conclut que de telles ardeurs ne pouvaient se concevoir que dans les chambres de service, spécialement au sixième que l'absence d'ascen- seur prédisposait à une gymnastique préparatoire de nature à mettre en jambe et en appétit les affamés de la galipette à répétition.

Quelqu'un a dit qu'en amour le plus agréable est de monter l'escalier. Bien que dans son comportement tout affirmât le contraire, Mlle Hortense, du haut de son sixième, allait donner bien des satisfactions préparatoires à ses soupirants.

Elle venait d'emprunter la chambre d'une collègue en vacances de sorte que son signalement échappait à la mémoire sans défaut d'une concierge atterrée à l'idée qu'un couple hors normes venait d'investir le calme bour- geois et la sérénité conservatrice d'un immeuble soumis, de longue date, aux calomnies aseptisées et aux méchancetés de bon ton.

Ces débordements créèrent, dans les étages, des inter- rogations qui n'allaient pas toutes dans le même sens. Cer- tains admiraient cette belle santé que d'autres se refusaient à reconnaître sous prétexte d'une utilisation, verbalement superlative, de sentiments destinés à l'ombre et au recueil- lement. L'amour n'est-il pas une prière adressée à l'autre ?

Des dames qui se seraient crues déshonorées, si en pareil équipage, elles avaient laissé échapper le moindre soupir, s'interrogeaient sur les avantages du rugissement extatique dans la petite comptabilité du plaisir. Il n'était pas impos- sible qu'un halètement bien rythmé eût le privilège d'amé- liorer le rendement d'un moteur à explosions répétitives en lui conférant une cadence de nature à le porter au paroxysme.

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Le kinésithérapeute de l'entresol qui n'apportait pas, dans l'accomplissement de ses tâches conjugales le même soin ni la même rigueur qu'il prodiguait à sa clientèle fémi- nine, expliqua longuement à son épouse qu'un chahut si fréquent et si fort ne provenait aucunement de déborde- ments libertins mais étaient le fait d'un canular d'étudiants qui trouvaient excitant de troubler le calme d'une maison honnête en lui administrant l'enregistrement de bruits invraisemblables par leur intensité. Là où les autres imagi- naient la vie, il n'entendait qu'un disque !

La dame qui, ne disposant que de peu de souvenirs per- mettant un rapprochement, s'apprêtait à se ranger à cet avis apaisant, se trouva toute émoustillée à l'écoute d'un phénomène qui dépassait ses souvenirs et ses sens. Elle res- sentait un appel joyeux qu'elle n'avait pu jusqu'alors expri- mer, une invitation au voyage, une raison de vivre, un besoin d'être. Tout en elle se mettait à sourire face à un mari au visage navré. Elle attendait des réponses à ce sou- dain bonheur en forme d'interrogations. Cette inconnue qui, oublieuse des bonnes manières, se mettait tout à coup, à grands sons de trompe, à inviter ses sœurs au festin de la vie, l'émerveillait, l'étourdissait en l'affranchissant de tous les tabous dont son existence était encombrée. Devant cette haute marée salvatrice, son mari lui paraissait brus- quement falot, presqu'irréel, un être sans épaisseur promis aux plaisirs furtifs de rencontres hasardeuses. Conquis mais pas conquérant ! Elle ne ressentait pas le désir sexuel que semblait appeler cette Lorelei, du haut de sa colline, mais un grand bien-être, un immense appétit et une séré- nité qu'elle n'avait jamais connue jusque-là.

La gardienne se sentait investie d'un nouveau pouvoir. Capitaine d'un vaisseau menacé par une tempête d'un genre nouveau, elle s'apprêtait à faire face avec la détermi- nation d'un vieux loup de mer. D'abord, elle n'admettait

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pas qu'une étrangère vint, sans crier gare, affirmer la puis- sance d'un organe qui devait ridiculiser celui des honnêtes citoyens. Ensuite, point n'était besoin de ponctuer de hur- lements de sauvages une modeste fonction qui requiert l'obscurité et la discrétion. Et pour couronner le tout, s'in- troduire dans une maison sans se présenter préalablement aux préposés à sa garde relevait de la grossièreté la plus évidente : une véritable insulte à la charge de concierge. D'une volonté farouche, elle résolut d'entreprendre l'ascen- sion des six étages, fait d'autant plus méritoire qu'elle avait décrété depuis trois ans que ses varices lui interdisaient le nettoyage des paliers supérieurs aux troisièmes, tâche dévolue à son mari qui s'en acquittait d'un balai soumois déplaçant la poussière vers la cage afin sans doute de resti- tuer à sa conjointe cette part de travail qu'elle lui avait scandaleusement attribuée.

S'aidant de la rampe et de sa fureur, elle accéda enfin aux chambres de bonne, ainsi nommées parce que ce ne sont guère de bonnes chambres, glaciales en hiver, torrides en été, où l'eau est parcimonieuse, l'électricité défaillante et les toilettes au fond du couloir.

Elle s'étonna de trouver là un paysage quasi inconnu : il est des provinces que les monarques ne visitent jamais parce qu'elles ne sont désservies que par de mauvais che- mins, que les impôts rentrent mal ou que les habitants ont la fibre révolutionnaire : ces trois raisons, la concierge les faisait siennes, grognant après ces locataires du sixième qui salissent tant d'étages quand les autres se contentent de bien moins, qui rouspètent pour des riens et dont les pour- boires, faute de moyens, se situent à la limite de la limo- nade ou de l'eau minérale.

Mais le petit dieu Éros devait veiller à la sécurité de ses protégés car dès que la surveillante parvint au sommet, il glissa les amoureux au plaisir ostentatoire dans les bras de

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Morphée qui s'acquitta de sa tâche en les plongeant dans un sommeil réparateur propre à leur assurer des lende- mains qui chantent encore plus fort et un aujourd'hui pré- servé de méchanceté.

Elle colla une oreille inquisitrice à chaque porte, lorgna les trous de serrure, constata que le ménage de son mari n'avait pas cette subtile distinction qui caractérisait le sien dans les escaliers à tapis. Elle n'était finalement pas venue pour rien et se vengerait sur son homme des insultes faites à sa dignité et à ses ulcères variqueux.

Les vieilles filles avaient été les demières à imaginer les raisons du tumulte. Elles avaient cru tout d'abord à une querelle de ménage ce qui les avait fort excitées en leur rappelant les bienfaits d'un chaste célibat. N'ayant perçu aucun bruit de vaisselle fracassée, elles avaient déduit qu'on était en présence d'un couple qui, bien qu'en désac- cord, demeurait soucieux du bon ordre de la maison, cir- constance atténuante. Il ne pouvait s'agir que de gens économes qu'une subite crise de nerfs avait éloignés pour un temps des sentiers balisés de la bienséance.

Bien sûr, ces hurlements intempestifs généraient une atmosphère pénible en cet immeuble où il ne se passait jamais rien. Certes, la longueur de la querelle était de nature à empêcher d'apporter à la télévision une écoute attentive exigée par la haute tenue des émissions récréa- tives, mais entendant les réflexions narquoises des voisins accourus aux fenêtres, elles avaient compris que ce vacarme intéressait plus les corps que les esprits, ceux-ci embrumés par ceux-là ayant cessé de philosopher pour lais- ser à la bête le soin de hurler à la vie. Le premier réflexe d'horreur passé, on s'avisa que le duel se muait en duo, à ceci près que l'un des partenaires se confinait dans un mutisme étrange, belle preuve de retenue ou de pudeur face au torrent qui exsudait d'un corps furieusement solli- cité.

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Cet enthousiasme intriguait. Comment peut-on porter si haut le flambeau d'un plaisir que leurs pieuses pensées condamnaient ? Cette publicité pour le fruit défendu leur semblait aussi incongrue que les défilés d'anarchistes à pan- cartes ou les chants de révolutionnaires assoiffés de sang. Encore que ce couple inconnu, s'il confirmait si fort les avantages d'une literie à toute épreuve n'était pas pour autant ennemi de la liberté qu'il défendait avec ses moyens vociférants.

Quant aux jeunes garçons, alertés dans leur intimité aux aguets par ces appels au stupre, ils réalisaient in vivo l'exal- tation de leur chair sans recours aux manipulations fami- lières et s'étonnaient d'une telle puissance d'évocation.

Cette femme, imprégnée d'affolement, hoquetante de plaisir, invoquant tous les dieux de l'Amour du plus angé- lique au plus dépravé, cette femme hors femme qui déchirait les conventions, inventait la joie, suscitait l'en- thousiasme, était-elle, par la grâce de sa seule voix, annon- ciatrice et rédemptrice ? Sa voix qu'ils habillaient du corps de leurs voluptés, du regard de leurs désirs, pénétrait en eux pour les délivrer de la timidité, de la honte, de la peur en extirpant la part de jeunesse attachée aux rites, à l'ata- visme et au fond d'habitudes ancestrales qui les avait mar- qués du signe du cheptel héréditaire. Ils ne cherchaient pas l'origine de ce cri qui venait de très loin, au-delà de l'im- meuble, de la ville, du fond de ces contrées que fréquente l'inconnu, couleur d'homme, cet ami proche et lointain dont ils rêvaient d'endosser la silhouette. Ce qu'ils sen- taient en eux, plus que la volupté c'était l'étincelante bouf- fée qui soulève l'écorce : la vie. Le cri qu'ils entendaient, qui les pénétrait devenait pur comme une trajectoire ora- geuse : inventeur d'images, faiseur de mots, créateur d'angles, le cri cherche, à travers l'élan, la solution du mur, de la porte, de l'oreille : il cherche l'écho pour en faire un

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esclave et emprunte à la nuit ses mesures de ciel. Il trace au-delà de l'ombre une frontière sonore dont la pureté blesse le bruit d'une coupure aux lèvres minces sifflant vers les étoiles. Le cri...

Lorsque Mlle Hortense parut enfin au bras de son compagnon, chacun s'étonna de la trouver si laide : petite, grosse, myope, coiffée d'un chignon à l'ancienne. Un visage ingrat exempt de maquillage. Elle confiait son bras à un homme chauve et bedonnant, court sur pattes. Mais leurs regards étaient à ce point amoureux, si merveilleuse- ment assortis que leurs disgrâces prenaient une autre dimension.

Les gens de l'immeuble les regardaient sans prononcer un mot, hébétés, émus peut-être, étrangement hagards. Ils ne parvenaient plus à accorder leurs pensées, ni à laisser coïncider les images qu'avait suscitées le cri avec ce couple étonnamment étranger à leur imagination. Ils avaient été fascinés par cet appel venu du fond de la vie et ne parve- naient plus à l'habiller. Tous les repères étaient effacés, les images se décomposaient, les pensées ne s'envolaient plus.

Mais si, d'aventure, vous croisiez Michel-Ange dans la rue, le reconnaîtriez-vous ?

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II

L'IDENTITÉ PERDUE

Mis à part le talent, il avait tout pour réussir : son père qui avait eu le bon goût de naître avant lui et mieux encore, après un grand-père plus doué, avait légué une industrie encore prospère et toujours familiale dont les perfor- mances s'amenuisaient d'année en année avec la descen- dance.

Son mariage avec une riche héritière avait compensé, pour un temps, l'affaiblissement des fonds propres car sa femme qui n'avait que la beauté de sa dot avait été som- mée de comprendre qu'une affaire en développement manque obligatoirement de trésorerie sans qu'on lui répli- quât que l'expansion restait à venir : c'était, dans son esprit, une femme comblée car il lui faisait ponctuellement un petit cadeau à la nouvelle année et l'amour le samedi soir. Une si belle constante ne parvenait pas toutefois à enthousiasmer cette âme résignée qui voyait dans le mariage un placement improductif et un rêve évaporé. L'intelligence de Catherine, inversement proportionnelle à sa beauté, si elle ne rôdait plus que dans des chemins sans issue, avait cependant perçu très tôt les insuffisances d'un époux aux prises avec des responsabilités qui le dépas- saient d'une bonne tête de patron.

Alain-Bernard Cluny avait autrefois séjoumé dans une

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université américaine où il avait appris à boire du Coca- Cola, et avait tiré de cette expérience l'habitude de mettre les pieds sur son bureau, exercice que sa petite taille ren- dait parfois incertain : péremptoire jusqu'aux talons, il pen- sait affirmer ainsi une autorité qu'on avait tendance à contester.

À la mode d'outre-Atlantique, il se faisait appeler A.B.C., sigle à travers lequel ses collaborateurs entrevoyaient un début d'alphabétisation. Il avait une voix de fer sur une volonté de velours de sorte que les échos de ses colères qui se heurtaient violemment aux murs retombaient piteuse- ment en infertile crachin. Il avait placé à certains postes de responsabilité les secrétaires qui lui avaient peu résisté ce qui prouve que la prostitution n'a pas toujours besoin de trottoirs, mais en assujettissant les services concernés, il affaiblissait d'autant son entreprise face à une concurrence qui, depuis belle lurette, avait remplacé le droit de cuissage par le marketing et l'informatique.

Fort heureusement, certains vieux collaborateurs plus fidèles à la société qu'au président avaient, en catimini, comblé les manques, corrigé les erreurs et rectifié les bévues dont le patron se rendait coupable.

Le nettoyage industriel ne réclame qu'une technique élé- mentaire dans laquelle A.B.C. s'était tout entier investi mais la poésie des monobrosses et l'exaltation que pro- curent les auto-laveuses ne semblaient guère soulever l'en- thousiasme des clients qu'il invitait volontiers ce qui le cha- grinait fort en lui retirant l'unique occasion de briller : il cherchait alors à se rattraper par des plaisanteries de gar- çons de bain du style «Je pense donc j'essuie » mieux adaptées aux circonstances mais qui ne faisaient pas sur l'interlocuteur l'effet d'hilarité qu'il était seul à percevoir. Il abrutissait ses hôtes en croyant faire un numéro de pres- tige sur la flatteuse opinion qu'il avait de lui-même mais ne

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p a r v e n a i t q u ' à l a s s e r d e s a c h e t e u r s q u i t r o u v è r e n t t o u s l e s

p r é t e x t e s p o u r d é c l i n e r l e s i n v i t a t i o n s s u i v a n t e s .

L e v é t ô t , A . B . C . p a r c o u r a i t l e s d i f f é r e n t s s i t e s o ù , d è s s i x

h e u r e s d u m a t i n p e i n a i e n t s e s o u v r i e r s , e n p r e n a n t s o i n d e

f a i r e r a p p o r t e r a u c l i e n t l e d é t a i l d e s a v i s i t e c o n f i r m é e p a r

u n e l e t t r e c a r s a p u b l i c i t é p e r s o n n e l l e n e s o u f f r a i t a u c u n e

i n s u f f i s a n c e . T r o p o r g u e i l l e u x p o u r c o n n a î t r e s e s d é f a u t s , i l

n ' é t a i t p e r s p i c a c e q u e p o u r d é b u s q u e r c e u x d e s a u t r e s c e

q u i l u i a s s u r a i t u n e s u p é r i o r i t é e x e m p t e d e r é p l i q u e s u r s o n

e n t o u r a g e .

I l n e d é d a i g n a i t p a s d e f a i r e p e u p l e c e q u i l u i v a l a i t ,

a u p r è s d e s o u v r i e r s , u n e s y m p a t h i e n é e d ' u n e f a m i l i a r i t é

p l u s p r o c h e d u c o p i n a g e q u e d e l ' a m i t i é : i l s e p r e n a i t p o u r

u n p a t r o n d e c h o c i g n o r a n t s u p e r b e m e n t l e s s o u r i r e s s u b a l -

t e r n e s e t l e s c h u c h o t e m e n t s a n c i l l a i r e s .

T a n t b i e n q u e m a l , l ' e n t r e p r i s e a v a i t s u r v é c u g r â c e à l a

v i g i l a n c e d e s d i r e c t e u r s q u i l e p l u s s o u v e n t a g i s s a i e n t s a n s

e n r é f é r e r a u x i n s t a n c e s s u p é r i e u r e s . M a i s l e s r é s u l t a t s ,

d ' a n n é e e n a n n é e , p a s s a i e n t d u m é d i o c r e a u m a u v a i s s i

b i e n q u e l e s f i n a n c e s d e l a s o c i é t é a p p e l a i e n t f u r i e u s e m e n t

u n s a u v e t e u r : A l a i n - B e r n a r d C l u n y v o u l a i t i m p é r a t i v e m e n t

ê t r e c e l u i - l à .

I l p a r c o u r u t l e s c o m p t e s d e l a f i r m e c o m m e o n v i s i t e u n

m u s é e , n e s ' i n t é r e s s a n t p a s à c e q u ' i l c o m p r e n a i t m a l p o u r

s ' e x t a s i e r d e v a n t l e s c h i f f r e s d o n t i l c o n t r ô l a i t l a s i g n i f i c a -

t i o n . O n l u i f i t c o m p r e n d r e , à d e m i - m o t s , q u ' i l n e d e v a i t

p a s r a b a i s s e r l e s d o c u m e n t s e t r a p p o r t s f i n a n c i e r s à s o n

n i v e a u m a i s s e h i s s e r à l a h a u t e u r d e c e u x - c i . A v e c b o n n e

v o l o n t é , i l a c c e p t a d ' e s c a l a d e r s a n s r e c h i g n e r c e s m o n -

t a g n e s d e s t a t i s t i q u e s , s e f i t e x p l i q u e r p a r l e m e n u l a s i t u a -

t i o n d e l a s o c i é t é e n a p p r é c i a n t l a m i n e d e c e l l e - c i s a n s

m a q u i l l a g e n i c o m p l a i s a n c e . L a m a i s o n é t a i t c h a n c e l a n t e .

O n a u r a i t p u c r o i r e q u ' i l é t a i t i g n a r e a l o r s q u ' i l n e p r é -

s e n t a i t q u ' u n e p a r e s s e i n t e l l e c t u e l l e , v i t e e x p u l s é e d e v a n t

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l ' h o r r e u r d e s r é s u l t a t s . D a n s s o n e s p r i t , l e c o m m e r c i a l

c o m m a n d a i t t o u t , p o u r l u i l a p r o g r e s s i o n d u c h i f f r e d ' a f -

f a i r e s é t a i t l e r e m è d e m i r a c l e d e s o r t e q u e s e s s o i n s s ' a p p l i -

q u a i e n t p l u s a u x s e r v i c e s e x t é r i e u r s q u ' a u x o r g a n e s i n t e r -

n e s . C o m m e c e r t a i n s p a t r o n s , i l c l a s s a i t l e s c o l l a b o r a t e u r s

e n p r o d u c t i f s e t i m p r o d u c t i f s c e q u i p r o v o q u a i t l ' é n e r v e -

m e n t d e c e u x - c i s a n s c r é e r l ' e n t h o u s i a s m e d e c e u x - l à .

I l r é u n i t l e s d i r e c t e u r s , a p p e l a d e s c o n s u l t a n t s , s ' e n q u i t

d e l ' o p i n i o n d e c o n f r è r e s p o u r s i t u e r s o n e n t r e p r i s e , h a r -

c e l a l a c h a m b r e s y n d i c a l e d e q u e s t i o n s p r o f e s s i o n n e l l e s , l u i

r e p r o c h a l ' i n s u f f i s a n c e d e s t a t i s t i q u e s q u i , p r o p o s é e s q u i n z e

j o u r s p l u s t ô t , n ' e u s s e n t p a s é t é p a r c o u r u e s . F a u t e d e

m o y e n s , i l v a n t a i t u n f l a i r q u ' i l j u g e a i t i n f a i l l i b l e e t c o n s i d é -

r a i t q u e l a r é u s s i t e d ' u n e m a i s o n t i e n t p l u s a u n e z d u

p a t r o n q u ' a u c e r v e a u d e s c a d r e s e t à l a s u e u r d e s o u v r i e r s .

I l f a u t r e c o n n a î t r e q u ' e n c e r t a i n e s c i r c o n s t a n c e s i l a v a i t ,

c o n t r e l ' a v i s d e t o u s , a d o p t é l a m e i l l e u r e s o l u t i o n c e q u ' i l

r a p p e l a i t a v e c f o r c e d é t a i l s à c h a q u e o c c a s i o n . P l u s c r a i n t

q u ' a i m é , p l u s j a l o u s é q u ' a p p r é c i é , i l n e d e v a i t q u ' à s a p o s i -

t i o n d e p r é s i d e n t d e n ' ê t r e p a s o u v e r t e m e n t c r i t i q u é . E n f i n

c o n v a i n c u q u e l a s i t u a t i o n s e r a i t v i t e d é s e s p é r é e s ' i l n e

t r o u v a i t p a s l e s c i n q m i l l i o n s q u i m a n q u a i e n t p o u r a s s u r e r

l e s p r o c h a i n e s é c h é a n c e s , i l v o u l u t c o n v a i n c r e s a f e m m e d e

l a n é c e s s i t é d ' a s s o c i e r s a b e l l e - m è r e a u p a r c o u r s c a h o t i q u e

d ' u n e e n t r e p r i s e e n d i f f i c u l t é .

E n d i g n e h é r i t i è r e , C a t h e r i n e s ' e n q u i t d u s o r t d e s a d o t

q u ' i l a v a i t t r a n s f o r m é e e n d o t a t i o n p u i s p e r d u e d e v u e

d a n s l ' h é m o r r a g i e d u d é f i c i t .

S a n s p e r d r e d e s a s u p e r b e , c a r i l n e s e s o u v e n a i t q u ' à

p e i n e d e c e t a p p o r t m a t r i m o n i a l q u i p r e n a i t p l a c e e n t r e l e s

c a d e a u x d e s a m i s e t l a v i r g i n i t é d e l ' é p o u s é e , i l e n v o u l a i t à

C a t h e r i n e d ' a v o i r d i s p o s é d ' u n e l a i d e u r i m m u a b l e e t d ' u n

a r g e n t q u i n e l ' é t a i t p o i n t .

« M a c h è r e , i l t e f a u t a d m e t t r e u n e f o i s p o u r t o u t e s q u e

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les sociétés réclament des fonds de roulement de plus en plus importants. L'expansion exige de nouveaux investisse- ments. De belles affaires nous sont proposées qui ne pour- raient être réalisées sans un minimum de trésorerie.

- Quelle expansion ? Quelle trésorerie ? Dumontier m'a avoué que cette année le chiffre d'affaires baisserait de 5 % à 8 %. Je n'ignore pas que la trésorerie s'améliore quand la facturation diminue. De qui te moques-tu ?

- Les clients paient de plus en plus tardivement. C'est le lot commun.

- Applique à tes foumisseurs un traitement identique. Fais-les attendre.

- Tu sais bien que 70 % de nos frais directs sont consti- tués par des salaires qu'il est impossible de différer sans risque de grève. Et en pourcentage, la paie augmente plus que la facturation.

- Parce que l'invariant de ta formule de révision est trop élevé.

- Mais deux clients sur trois refusent toute idée d'aug- mentation.

- Parce que tes commerciaux ne connaissent pas leur métier. Et je ne vois pas pourquoi ma mère devrait se rui- ner pour retarder une fin inéluctable.

- Qui te parle de fin inéluctable ? Notre société est des plus saines.

- Ma dot a été engloutie, je suppose que c'est largement suffisant. »

A.B.C. ne s'attendait pas à une défense aussi rugueuse et rébarbative. « Décidément, se dit-il, elle est vraiment laide. »

À ses yeux, Catherine devait se servir de sa disgrâce pour l'effrayer. Un peu comme ces croque-mitaines qui pre- naient des bobines monstrueuses pour terroriser des géné- rations entières de petits enfants sans défense. Il l'avait

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épousée par intérêt et c'est par ce même intérêt qu'il entendait dépouiller Belle-Maman. Et comme celle-ci venait déjeuner le dimanche suivant, il n'insista pas, persuadé que la vieille dame apprécierait, sans les avertissements de sa fille, les bienfaits d'un placement judicieux.

La mère de Catherine n'avait pas le ton flamboyant de son gendre ni le visage ingrat de sa fille : c'était un petit être trotte-menu, confit en dévotions dont le principal mérite était de passer inaperçu. Comme elle parlait peu, on ne la trouvait pas idiote et comme elle aimait rendre ser- vice, on en déduisait qu'elle devait être facile à exploiter.

A.B.C. exposa son plan avec la certitude des bonnes consciences, teintée de ce petit plus qui engendre les bonnes affaires. Catherine avait beau faire des signes déses- pérés, secouer la tête dans le sens négatif, lever les yeux au ciel pour le prendre à témoin de tant d'ignominie, soupirer pour faire part de ses suffocations, rien n'y faisait : Marthe, sa mère, était subjuguée par A.B.C. étonnée par cette faconde qu'il déversait sur elle.

Alain-Bernard faisait son numéro de charme, parlant du ministre qu'il avait croisé une fois dans sa vie mais dont il affirmait être le confident, du président du Crédit Lyonnais qui n'était en fait que le directeur de la succursale locale et du patron d'une grande entreprise de publicité qui lui avait adressé une lettre d'accord à la suite d'une commande effectuée par sa société. Il voguait sur une mer de certi- tudes en évitant que Marthe n'aperçût les récifs qui bril- laient dans les yeux de sa fille chérie.

Ses plus gros clients étaient des intimes, dans l'intimité desquels Marthe serait introduite si elle acceptait ses mer- veilleuses propositions. La vieille dame était aux anges, tout lui paraissait merveilleux :

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« Quand M. le curé va savoir cela, il ne va pas en reve- nir ! »

Cette pieuse pensée illustrait sa joie. Son gendre était un grand homme. Et si élégant. Et si péremptoire. Ce sont les affaires qui forgent de tels hommes en leur donnant cette pugnacité, ce dont de maîtriser le destin ! Elle se laissait gri- ser, elle se laissait glisser : cette voix de la providence lui proposait, à la veille de la soixantaine, ce qu'elle n'avait jamais osé espérer. Elle serait quelqu'un, quelqu'un d'autre que cette petite rentière provinciale qui se partageait entre les messes et les confitures. L'exaltation du mercredi voué à la préparation du catéchisme n'était rien à côté de l'inti- mité des grands de ce monde.

Elle avait fait de solides études qui ne lui avaient servi qu'à observer de loin la fulgurante carrière d'un mari, chef d'une entreprise africaine qui sentait bon le sable chaud et la sudation de burnous. Il ne mélangeait point le monde ouvert des affaires et celui clos de la famille. S'il fermait les yeux pudiquement sur ses petites combines profession- nelles il jetait un regard féroce sur les dépenses domes- tiques. Une fois mort, la fortune frauduleuse qu'il avait amassée s'était trouvée sanctifiée par les mains pures de Marthe et augmentée par de judicieux placements. Mais elle était restée en jachère improductive, laissant s'écouler le temps, le temps des espoirs fous, de la jeunesse qui s'ef- face et de la vieillesse qui ne brûle plus que de souvenirs peu à peu flétris. Au fil des ans, elle s'éteignait et ne restait de la jeune fille d'autrefois qu'une légère tension du regard, une vivacité de l'œil qui n'avait pas abdiqué, comme si ces années d'abnégation devaient lui valoir les indulgences plénières, une sorte de récompense qui n'at- tendrait pas l'au-delà. Une timidité tenace s'était plaquée sur ce caractère jadis orgueilleux qui n'avait jamais trouvé à s'employer dans une vie professionnelle.

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Elle avait lu les classiques et les modernes, s'était initiée à l'économie. Elle était venue à Paris pour s'inscrire à l'École du Louvre, assister aux conférences du Collège de France. Elle avait acheté les meilleurs disques, visité tous les musées à portée de voiture et pourtant elle demeurait extérieurement insignifiante et intérieurement désempa- rée. L'idée de se rendre utile et de participer, eût-ce été de loin, au sauvetage d'une entreprise l'enthousiasmait et semblait donner un sens à sa vie.

Cet argent, qui ne lui servait qu'à vivre sans but, serait à ses yeux d'un bien meilleur usage en lui permettant d'accé- der à un poste qui, pour être de figuration, portait en lui les promesses d'une occupation enfin digne d'intérêt. Pro- pulsée par Alain-Bernard, elle se sentait valorisée. Elle avait hâte d'arriver au bureau avant l'heure, de déjeuner au res- taurant d'entreprise, de quitter les lieux après les autres, toutes choses exaltantes pour quelqu'un dont l'existence sonne le creux. Elle n'envisageait pas la perte de sa fortune et, l'eût-elle fait, qu'elle n'eût peut-être pas regretté de tro- quer le cloître de sa grande maison campagnarde pour le studio parisien de l'aventure. Elle sentait le souffle puis- sant, le frisson d'un autre monde dont elle avait été exclue, un monde actif de dirigeants, celui des affaires dont son éducation s'était méfiée car l'odeur de l'argent est aux anti- podes de celle de la sainteté. L'argent n'a pas d'odeur disent ceux qui le possèdent.

Marthe déchirait tout à coup cinquante ans de certi- tudes, elle se jetait dans des bras inconnus sans souci de l'avenir comme ces vieilles belles qui rompent avec leur dignité pour s'enticher d'un gigolo. Marthe ne raisonnait plus et les mises en garde de Catherine, affolée à l'idée qu'Alain-Bemard, ne se satisfaisant pas de sa dot, englouti- rait aussi son héritage ne recontraient que sourires de commisération et haussements d'épaules incrédules.

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Marthe, bienheureuse, se laissait porter par le tapis volant que lui offrait son gendre. Au diable, les tempêtes !

Elle arriva au bureau, le p remie r jour , avec une heure d 'avance. Tou t était désert et le gardien du rez-de-chaussée lui refusa l ' en t rée ce qui lui sembla de mauvais augure. Elle se rendi t au magasin du matér ie l et des produits où on lui fit c o m p r e n d r e que l 'endroi t était s t r ic tement réservé au personne l d 'exploi tat ion. Elle a t tendi t donc les premiers employés qui, n ' é t an t au couran t de rien et r edou tan t les brutales colères du pa t ron , lui r e c o m m a n d è r e n t la pat ience dans la salle d ' a t t en t e de l ' embauche.

« Pour une entrepr ise de net toyage, cette maison est p r o p r e mais elle n 'es t pas nette. » Cette r emarque justifiée lui pa ru t de na tu re à confor te r sa présence dans les lieux. Elle y voyait un tout peti t débu t d'utilité.

Enfin, pa ru t la secrétaire d'A.B.C. D 'une beau té provo- cante, soulignée p a r un maquil lage excessif, elle ne d o n n a pas à Mar the cette impression de compé tence qu'elle guet- tait sur chaque visage. Il ne lui vint pas à l 'esprit que les cri- tères de sélection de son gendre différaient g r a n d e m e n t de ceux que r e c o m m a n d e n t les revues économiques et profes- sionnelles. La j e u n e fille eut u n sourire las p o u r lui indiquer qu'elle était au couran t de son arrivée dans la société et l ' introduisi t dans u n minuscule bu reau que le pa t ron avait fait l ibérer à son intention.

Marthe, cons ta tan t que les tiroirs étaient vides, y intro- duisit les cahiers d'écolier, gommes, crayons et stylos qu'elle avait amenés avec elle dans u n cartable tout n e u f qui sentai t la r en t rée des classes ainsi que des coupures de presse détachées so igneusement dans des j o u r n a u x profes- sionnels.

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Une heure plus tard, A.B.C. faisait son apparition l'invi- tant à le suivre à travers l'immeuble afin de lui faire connaître les directeurs et cadres de la société. À chaque présentation, il adressait, par-dessus la tête de la vieille dame, un petit sourire entendu signifiant qu'elle n'avait pas plus d'importance qu'une tirelire, même dotée de la parole.

Marthe, en effet, semblait bien inodore et incolore à des gens habitués à l'esbroufe et aux vantardises de M. le pré- sident-directeur général. Toutefois, le secrétaire général qui était de la vieille école crut devoir, par politesse, lui rendre visite : il se mit à sa disposition pour lui présenter les sta- tuts de la société, l'organigramme, les derniers bilans, les comptes d'exploitation mensuels, les comptes clients, l'état de la trésorerie et tous documents dont elle pourrait avoir besoin. Marthe étonnée, le remercia avec un peu trop d'ex- cès et lui recommanda d'apporter les éléments de nature à lui faciliter la compréhension de la marche de la société. Elle voulait tant savoir comment cela s'imbriquait ! En pos- session de ces pièces, elle plongea avec délices dans un uni- vers de chiffres qu'elle n'eût point soupçonné quelques jours plus tôt. De temps à autre, elle téléphonait à son pourvoyeur de documents.

« Une précision, s'il vous plaît. Qu'entendez-vous par comptes de tiers ? » Ou encore : « Comment appréhende- t-on les frais semi-proportionnels ? »

Informée et sitôt rassurée, elle retoumait à ses chères études. Elle se fit plus tard expliquer le fonctionnement de l'informatique qu'elle s'étonna de trouver moins compli- qué qu'elle n'imaginait.

« Ce qui m'intéresse dans l'ordinateur, c'est moins sa technique que sa logique. Et aussi l'étendue de ses possibili- tés. Connaître tous les renseignements dont il dispose afin de l'utiliser au maximum. »

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Quelques jours plus tard, on installa u n écran dans son minuscule bu reau et p iano tan t assidûment , elle acquit peu à peu une b o n n e connaissance de l 'entreprise. Elle s 'éton- nait de la simplicité de ses rouages.

A.B.C. avait été amusé p a r cet te frénésie d ' apprendre , intr igué p a r son in térê t p o u r l ' informat ique et inquiet à l ' idée q u ' o n lui présenta i t tous les comptes. Se raccrochant à la cer t i tude qu'elle n 'y comprendra i t à peu près rien, il voulut ca lmer les ardeurs des courtisans de la vieille dame

mais o n fit observer qu'elle p ré tenda i t ne fournir d ' a rgent qu ' en tou te connaissance de cause. Elle voulait tout savoir et tout apprendre .

Mar the s 'é tonnai t que le magasinier ne tint que des fiches de stock approximatives , qu 'on n ' imposâ t pas aux chantiers la t enue de tab leaux de do ta t ion de matériel ,

q u ' o n laissât aux inspecteurs le soin de faire la différence en t re les heures complémenta i res et les heures supplé- mentaires . Elle se rendi t sur les lieux de travail, in terrogea les cont remaî t res et appri t que ceux-ci se faisaient une pet i te réserve de matér iel (pour des raisons honorables d'efficacité et de dépannage immédia t ) qui ne figurait sur aucun d o c u m e n t et cons ta ta que le contrôle était à peu près nul.

Compte tenu du faible nombre d'actionnaires, le conseil d'administration et l'assemblée générale se tenaient le même jour. Pour sa première apparition, Marthe fit une déclaration qui stupéfia :

« On m'a demandé d'accorder un prêt important à la société mais, compte tenu des renseignements que j'ai pu obtenir, j'ai changé d'avis. »

Le directeur général qui ne disposait que de deux actions

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uniquement destinées à lui permettre d'assister aux séances et lire son rapport leva vers A.B.C. un regard acca- blé : tout s'effondrait brusquement. La vieille dame venait d'apprendre que la situation était désespérée et refusait de s'engager ce qui était bien compréhensible.

Catherine souriait aux anges : sa mère retrouvait la terre ferme, elle avait enfin compris ce que valait son gendre et accessoirement ses qualités de manager. On allait enfin sauver ce qui pouvait l'être encore.

L'oncle Antoine Cluny qui avait eu la bonne idée de miser sur une affaire encore prospère mais omis d'en suivre la trajectoire pour ne se réveiller qu'à la veille du dépôt de bilan tutoyait l'apoplexie.

Son frère Jérôme qui avait, par principe, toujours lié ses affaires aux siennes, entrevoyant l'étendue du désastre, se mit à rugir :

« Voici quatre ans que nous ne touchons plus de divi- dende, que nous courons tous à la ruine. Où sont les belles promesses ? À chaque conseil, on nous annonce que la situation s'est encore dégradée. Que tirerions-nous de la vente de la société ?

- Bien peu de choses, assura Marthe. J'ai pris mes ren- seignements. Cette affaire ne vaut guère que le prix de la casse. Moins les dettes. »

Le commissaire aux comptes et le secrétaire général qui se chargeait du rapport du conseil approuvèrent. A.B.C. baissait la tête. Cette défaite était la sienne, son incurie avait précipité le déclin. L'exposé qu'il venait de faire l'ac- cusait plus encore car, persuadé que sa belle-mère apporte- rait une aide substantielle, il avait volontairement noirci le trait. Dans un sourire que les autres reçurent comme un défi, Marthe ajouta :

« J'ai songé que si je faisais un prêt, les intérêts supplé- mentaires obéreraient plus encore l'entreprise. Aussi ai-je

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pensé, si vous en êtes d'accord, à devenir actionnaire. Je lie donc mon sort aux vôtres, n'est-ce pas ? »

Ceci dit avec un innocent sourire qui ramena les pulsa- tions cardiaques à un niveau vertueux. Était-elle bête, cette petite mère qui ne voyait pas le gouffre s'ouvrir sous ses pas ! Risquer la ruine en une seule phrase !

Les deux vieux oncles, mieux renseignés qu'elle, suggé- rèrent simultanément de lui revendre leurs parts mais Marthe comme illuminée, précisa :

« La société, je devrais dire notre société a besoin de tous ses moyens, l'argent que j'apporte doit être un plus et non l'objet d'une transaction. Il servira à rembourser les dettes, donc à diminuer les frais financiers. On n'abandon- nera pas un navire en difficulté. Ou nous sommes tous soli- daires ou je n'entre pas dans le capital. A vous de faire le choix. »

On se hâta de la rassurer : les deux oncles plaisantaient, bien sûr, il suffisait de voir leurs trognes, rougies sous la mitraille des gueuletons, virer au livide pour s'en convaincre. Ils hochaient la tête dans le sens affirmatif, penauds de n'avoir pu se dégager du désastre prochain.

Catherine qui avait cru un moment que sa mère avait recouvré la raison, était furieuse de la tournure que pre- naient les événements.

A.B.C. respirait. Il avait frôlé la catastrophe. Marthe avait finalement un petit quelque chose de sympathique qu'il n'avait jamais décelé.

Et dans un sourire complice et mutin, la vieille dame acheva :

«Je dois retoumer chez moi pour régler tout cela. Je serai de retour dans une dizaine de jours et alors on verra de quoi nous sommes capables. »

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A.B.C. s'était fait aménager un bureau présidentiel exa- gérément grand car, dans son esprit, le Saint des Saints se doit d'impressionner aussi bien le client que le subalteme par une sorte de magie née de la démesure et de la solen- nité. Le piédestal qui le soutenait se devait d'être royal !

Avant de parvenir dans les lieux où le maître pensait, il convenait de franchir l'obstacle du secrétariat où l'on s'as- surait que le solliciteur disposait d'un rendez-vous confirmé et qu'il n'était point en avance, car en ce cas, on devait le prier d'attendre l'heure fixée et parfois un peu plus car il eût été de mauvais ton que le président n'eût rien à faire même s'il était confronté à un épineux problème de mots croisés.

A.B.C. aimait son bureau. C'était pour lui, comme une décoration de haut niveau qu'il portait avec une emphase teintée de recueillement. Son père et son grand-père s'étaient contentés, en leur temps, de pièces modestes, à peine mieux aménagées que celles des cadres : dans cette différence, il apercevait une supériorité que les résultats infirmaient. A.B.C. puisait son importance aux marques extérieures du commandement : il lui fallait une splendide voiture et un chauffeur stylé comme bon nombre de ses confrères car cette corporation cherchait encore à compen- ser le peu de cas que sa clientèle faisait d'elle par un appa- rat de nouveau riche. Cette ostentation avait parfois pour effet d'indisposer des acheteurs qui concevaient mal qu'un pâle foumisseur s'affichât dans une luxueuse limousine conduite par un chauffeur à gants blancs quand les prési- dents des plus grands groupes se rendaient seuls au bureau dans une voiture de petite cylindrée plus facile à manœu- vrer et à garer dans la capitale.

Alain-Bernard ouvrit la porte de son bureau et s'arrêta

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stupéfait... Une femme d'un blond platiné, habillée à la demière mode, était installée à sa place, si absorbée par les chiffres qu'elle ne leva pas la tête.

« Que faites-vous là ? Où vous croyez-vous ? demanda A.B.C. scandalisé.

- Pour l'instant chez vous et bientôt chez moi. » Marthe se redressa, toisant son gendre : son double

apparaissait enfin en pleine lumière. Transformée, moder- nisée, d'une élégance raffinée, elle avait rajeuni de vingt ans. Ses cheveux, poivre et sel, et son chignon de dame patronesse s'étaient soumis aux injonctions d'un grand coiffeur qui, en les décolorant et les modelant, offrait à son visage le vrai reflet de sa vie intérieure, qu'accentuèrent la maquilleuse et le couturier.

« Voyez-vous, mon gendre, avant de reprendre une affaire, on se trouve placé face à une alternative : une entreprise en perdition, si elle est gérée par des gens compétents n'a que peu de chances d'être sauvée, si, par contre, elle est aux mains d'incapables, tout devient pos- sible. Nous nous situons ici dans le second cas. Votre affaire va à vau-l'eau parce que vous ne dirigez rien. Le magasin est un véritable self-service où les inspecteurs se servent sans le moindre contrôle, le compte clients est de 20 % supérieur en durée à la moyenne de la corporation, les commerciaux se préoccupent plus de visiter les clients existants qu'à en trouver de nouveaux. L'informatique vous apporte des renseignements que vous ne consultez guère si j'en crois les conclusions que vous en tirez. Le ser- vice paie et personnel se plaint de votre incurie car il attend des ordres précis depuis des mois. Certains inspec- teurs passent leurs après-midi qui à jouer à la pétanque, qui au champ de course, et j'en passe. J'ai fait la liste de tout ce qui ne fonctionne pas et de ce qu'il convient de faire pour y remédier. Nous allons réunir les chefs d'agences, les chefs

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de secteurs et les inspecteurs en les mettant au pied du mur. Et ceux qui ne voudront ou ne pourront pas suivre iront porter ailleurs leurs belles qualités. Jointes à celles de Catherine, mes actions assurent la majorité. En consé- quence, nous réunirons une assemblée générale extra- ordinaire et un conseil qui m'accorderont la présidence que je conserverai le temps nécessaire à remettre cette société sur ses rails. Après nous verrons bien. »

Elle prit un temps, le dévisagea sans aménité et haussa le ton :

« Quant à vous, je suis désespérée de constater à quel point vous avez cassé cette entreprise. Songez que nous avons dans ce métier un prix de revient affecté à 75 % de main-d'œuvre. Chaque mois, l'informatique vous indique le nombre d'heures payées. Avec le montant de la paie et le chiffre d'affaires vous pouvez déterminer, en quelques secondes, le prix de l'heure vendue et le prix de l'heure payée. Il suffit de les rapporter chaque mois sur du papier millimétré. Vous aurez ainsi deux courbes. Si elles s'éloignent, votre affaire s'améliore, si elles se rapprochent c'est l'inverse. Ainsi, vous êtes informé, grosso modo, dès la fin de mois, sans attendre les précisions du compte d'ex- ploitation qui, elles, vous permettront d'affiner vos déci- sions. Mais tout ceci est trop simple. Mon mari m'a tou- jours dit : " Il n'y a, dans les affaires, que des problèmes simples et des gens qui les compliquent. " Vous pouvez dis- poser. »

Métamorphosée, Marthe prit en mains les destinées de la société. Elle convoqua le personnel et lui fit savoir que désormais la rigueur et l'imagination seraient les maîtres mots de l'entreprise. Elle réduisit son gendre à un rôle mineur, le confinant dans le bureau minuscule qu'on lui avait attribué à son arrivée, lui retirant sa limousine de fonction pour lui allouer une voiture de service, en ampu-

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t an t ses émo lumen t s de 40 %. Le chauffeur fut invité à

re joindre le personne l ouvrier. Q u a n t aux secrétaires deve- nues chefs de service qui s 'é taient penchées avec bon t é sur la sexualité d'A.B.C. elles furent priées d 'al ler po r t e r à la concur rence les bienfaits de leurs belles ardeurs et de leurs

ouvrages de dames spécialisées. Mar the redonna i t à cet te entrepr ise endormie une

vigueur nouvelle, u n appét i t de réussite. Elle engagea Cather ine à s ' intéresser à la société car elle avait les quali- tés requises p o u r p r é t end re à sa succession. En quelques mois, les résultats devinrent positifs, les cadres avaient oublié la moros i té et vouaient à Mar the une confiance

totale. E m p o r t é e par la spirale du succès, elle alourdissait ses r emont rances , et parfois humiliait ses collaborateurs. Mal p r épa rée à vivre l 'exaltation, elle cherchait une victoire écrasante q u a n d il eût suffi d ' une réussite que chacun eût appréciée. Il lui arrivait de m a n q u e r de mesure.

Les années antérieures, si longues, si m o m e s aiguisaient u n appét i t de vengeance. Mais quelle vengeance ? Elle d e m a n d a i t répara t ion aux autres de son insignifiance d'au- trefois. Elle tenait u n e revanche sans concevoir que c'était de son passé qu'elle voulait laver l 'affront. Il n 'y avait qu'elle en face d'elle. Et l 'humiliat ion du miroir à deux faces.

Quelques semaines plus tard, revenue p o u r quelques jours dans sa pet i te ville, elle s ' é tonna d 'ê t re à peine recon- nue : cet te f e m m e fardée, habillée c o m m e une parisienne de catalogue, aux cheveux de courtisane, aux ongles de fai- n é a n t e ne pouvait être la Mar the qu'ils connaissaient. La ra ideur de sa démarche , son por t de tê te altier, cet air cons tan t de défi et cet te façon de fixer les gens ne pou- vaient ê t re ceux de la Mar the habituelle, la Mar the accueil-

lante, souriante, effacée, p rê te à r e n d r e service à chacun, la Mar the don t o n s 'accordai t à dire qu'elle irait droit au

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paradis. On supposa qu'elle avait un amant. Ou plusieurs. Car Paris, c'est bien connu, est une ville de perdition. Elle y laisserait sa fortune et sa santé. Et son honneur. On osait à peine la regarder.

Elle vit dans le regard des autres cette nouvelle image qu'elle projetait et qui l'effraya. Sa mise à l'écart discrète mais implacable lui parut une mise à mort. Le curé ne l'ap- pelait plus. Elle qui, dans la grande ville avait déployé un savoir-faire, un caractère et une volonté de conquête magnifique sentait qu'ici toutes ces qualités se trans- formaient en défauts.

Elle redevenait timide devant les gens simples, emprun- tée face à des regards sincères, inquiète de constater qu'on l'évitait. Le souvenir de son succès de chef d'entreprise s'es- tompait pour ne laisser place qu'à la défaite de la femme au sourire angélique. Recto et verso semblaient s'ignorer. A Paris, elle s'imposait aux autres, ici on l'incarcérait. Et c'était la femme d'ici qui souffrait en cherchant à savoir ce qu'elle avait commis de si atroce. Le masque de fausse jeu- nesse et de fermeté lui faisait mal : mal aux rides, mal aux cheveux gris, mal aux robes sans âge : un dédoublement de personnalité ressenti comme un écartèlement. Marthe aux deux visages dont l'un avait peur de l'autre.

Était-elle plus heureuse ici que là-bas ? Autrefois qu'aujourd'hui ? Honte de son accoutrement ? Ou de son insignifiance passée ? Peut-être qu'à son retour dans la capitale, tout serait inversé, elle reprendrait son aplomb et ses certitudes. Elle aurait voulu connaître les raisons pro- fondes de son désarroi. Ici, elle voulait être aimée, là-bas seulement admirée. Elle ne savait plus si elle était modeste ou orgueilleuse. Seules, les circonstances la transformaient. Ballottée, Marthe n'était que le jouet de son souci, suivant le lieu, d'apparaître ou de disparaître.

Ses deux visages ne se superposaient pas, ils se défiaient

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dans un antagonisme inquiet. L'angoisse de savoir qu'à Paris, l'on méprisait le petit être chétif qu'elle avait été, et de constater qu'ici on toumait le dos à cette fausse coquette. Dans les deux cas, elle avait honte de son image et de la vie qu'elle menait. Elle avait cessé de s'estimer comme elle avait cessé de s'aimer.

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III

LA VILLE SILENCIEUSE

Un vol lent d'oiseaux tristes repeint un ciel sans couleur. À la vue de la ville haute qui frémit sous les labiales d'un nom pur, couvrant une colline au passé décomposé, ville où le mystère est mutisme et la paix n'est qu'absence, l'Homme s'arrête : il s'étonne de cette surdité imposée, du casque invisible pesant aux oreilles, du silence cultivé dans une profondeur où se noient les voix et les tumultes, les cris et les angoisses, un silence si lent qu'il éteint tout, en clouant les lèvres de la brise.

Il marche vers les demeures où ne palpitent plus que des vies sans ombre. Il va vers d'autres hommes qui ne verront en lui qu'une bouche humide de paroles et le plaindront sans doute d'arriver si tard. Passager d'un seul printemps, ganté d'azur, chaussé de vent, silhouette cousue de lumière, il apporte l'autre miroir aux facettes en forme d'interrogations. Il veut découvrir le monde inconnu où le mutisme règne.

De la première femme qu'il approche, il ne reçoit qu'un regard de défi aussitôt refermé puis s'adressant à un groupe de jeunes, il perçoit l'injure comme une forme de dédain attelé à la lèvre engourdie. Ils sont quatre muets qui lui jettent dans l'œil, vite purulent :

« Toi, timonier de mots étranges, inventeur d'âmes,

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bâtisseur d'autres ombres, naufrageur d'images, que viens-tu faire sur cette terre sans vocable que les hommes ont choisie pour cultiver la pureté de leur vérité ? Qui es-tu plaisancier du cœur, aux intentions indolentes, qu'espères-tu de ta curiosité ? Ici le mensonge est mort de faim car il ne trouvait plus d'aliment à sa mesure qui est aussi la tienne. Si tu viens rêver parmi nous, couds ta parole à ta pensée pour ne laisser suinter que le vrai. Monte au sommet de la ville, entre dans la plus haute mai- son, tu y trouveras notre raison d'être et ceux qui te rece- vront, s'ils te reçoivent, te diront, en voguant sur des mots furtifs et malléables, ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne sommes plus : ils t'indiqueront l'haleine des phrases, la couleur de la vérité, ils t'expliqueront la lumière. Ils regarderont pour toi le paysage que tu n'as pas su voir et recueilleront la beauté que tu n'as pas apprivoi- sée. Et ils te montreront l'idéale splendeur du cœur. »

Toutes ces choses dites à la pointe de l'âme car il n'en percevra qu'une grande douceur.

Il parvient à la ville et observe le sommet. Lentement, il gravit les degrés et s'arrête à la première auberge. Il entre et chacun se fige : tous corps immobiles, tous visages pétri- fiés. Il approche et fait tinter une pièce. Une main invisible lui tend un verre d'eau qu'il reçoit comme un symbole : pureté, transparence, clarté. Il sait qu'en quittant les lieux, tous reprendront le cours de leurs gestes : sa présence impose l'immobilité. Il n'est pas des leurs.

Pérégrin, il cherche à s'immiscer dans l'épaisseur de leurs certitudes et s'étonne de constater que tous cachent leurs mains : dans les manches, dans les poches, sous le chandail. Comme s'ils voulaient être muets et manchots. Des hommes qui cachent leurs mots, leurs regards comme leurs mains.

Peut-être ont-ils des mains qui parlent, qui invoquent.

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Des mains qui disent en bâtissant, des mains qui indiquent le chemin tortueux qu'ils ont choisi. Des mains qui n'im- plorent pas parce qu'elles sont pures.

Du regard, l'Homme efface l'étonnement et pose un doigt sur le bras d'une vieille femme souriante : ce sourire est un aveu de bonheur. Ou d'indifférence. On sourit aussi par commodité et parfois par lassitude. Mais ici, le sourire ne peut mentir, il participe à la vérité, il tient lieu d'affirma- tion. Il doit être péremptoire ou ne pas être.

Immobile et comme noyée autour de ses lèvres ave- nantes, elle regarde l'Homme pour l'encourager à se rendre plus loin, plus haut. Bien plus haut. Il la remercie d'un hochement de tête qu'elle feint de ne pas voir.

Il sort et croise un chien qui le suit sans le flairer ni aboyer. Sans même le voir. Il suit avec son âme de chien, son habitude de chien. Lui aussi observe le mutisme comme une religion, tenu en laisse par la croyance de ses maîtres. Un bâtard promu au rang de seigneur. Il va et revient pour baliser le chemin, cadrant le territoire dévolu à l'Homme. Chien de troupeau pour le seul survivant d'une secte oubliée. Il ne halète pas, il respire. Il ne flaire pas, il espère. Si l'Homme cherche à le caresser, il esquive, s'il veut le chasser, il le toise. Par défi. Le chien ne menace pas, ne regarde pas, il garde.

Peut-être protège-t-il l'Homme contre lui-même, contre ses habitudes anciennes, ses automatismes, ses raisonne- ments d'homme, ses impulsions. Car il se méfie, le chien, de toutes les ambiguïtés de ces créatures qu'on lui a ensei- gné à craindre et à aimer, choisissant tout seul ceux qu'il doit craindre et ceux qu'il veut aimer. S'appuyant du regard sur les gestes de l'autre, se fiant à sa simple impres- sion de chien, il tranche avec son cœur ou avec ses crocs. Sans en référer à quiconque.

Le vêtement de l'Homme a une odeur de voyage qui fait

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rêver, c'est un passant qu'on accompagne, passager du temps, promeneur ensoleillé. Il lui paraît bardé de curiosité avec cette façon de chercher à travers les murs, de ques- tionner de l'œil, d'interroger les pierres du chemin parce qu'elles ont vécu des millions d'années et qu'elles savent l'histoire du monde que ni les chiens ni les hommes ne peuvent encore connaître.

« Un humain avide de découvrir, pensait le chien, c'est un être aimanté, attiré par l'astre de la vie et de la mort. Inventeur de mots inconnus qu'il se récite à voix basse, c'est aussi une créature peu perceptible, au profil incertain mais qui marque sa présence par une odeur de vie, un par- fum hominien qui remonte du fond des âges. »

Côte à côte, l'Homme et le chien se soutiennent et s'af- frontent, ils entendent une musique sacrée que scande leur cœur dans l'habitude fabuleuse du corps. Ils montent, ils gravissent, attendant le supplice du jour dans les fossés de l'Occident.

Derrière le grand bois, la nuit s'habille en sombre tragé- dienne et guette les illusionnistes du sommeil, petits complices aux récompenses d'étoiles : marchands de sable en réclame pour la morte-saison.

L'Homme et la nuit veulent arriver ensemble à la plus haute maison, elle parce qu'elle sait, lui parce qu'il veut savoir. Et comprendre.

Le chien sent la présence proche de la nuit car seul, il pénètre son humidité. Il lui parle un langage de nuit, modulé comme une brume légère. Il la sait inexorable, nourrie d'heures et de minutes qui se désagrègent en passé ténébreux. Il croit à un rendez-vous entre la nuit, l'Homme et la maison haute dans la fatalité du temps comme si devait survenir une explosion à la fusion de ces trois pôles.

Ils montent sans se regarder tout en sachant que la pré- sence de l'autre enrichit les profils et affine les reflets dans la lumière du soir.

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Une église ouverte, privée de lumière, leur barre la route. Grande masse de pierres désertées dont les cloches se sont effondrées dans un glas d'éternité. Portes béantes sur le ciel orageux de la fin des temps. D'anciennes prières pétrifiées jonchent le sol dont le labyrinthe morcelé livre ses secrets comme une morte dénudée par le viol. La lampe rouge est assassinée et l'orant ne prie plus dans le marbre.

Ils contoument l'édifice et montent encore : ils s'élèvent, ils gravissent, ils se hissent au cœur de la ville pour parvenir à sa tête et atteindre son front. Frapper au front, frapper au sommet comme on frappe à la porte des coups auxquels personne ne répondra mais que chacun ressentira comme une interrogation hautaine. Toucher enfin la maison haute, la maison la plus haute gardée par l'orage à l'instant de la nuit. Conjonction de regards et de temps.

Il entre, suivi d'une rumeur d'hommes qui lui res- semblent, il entre en ce temple du silence d'où cent paires d'yeux l'interrogent et le jaugent. Tous les présents ont une main enfouie dans une marionnette, petite poupée prétexte au changement de ton, à la conversion de voix : tous sont ventriloques et observent l'Homme du fond de leur silence. Ils ont transformé leurs paroles pour leur offrir d'autres sonorités, d'autres aspérités aux couleurs de la vérité. Et sans apercevoir une seule lèvre remuer, sans distinguer celui qui s'adresse à lui, il entend :

« Toi qui viens du pays où l'on nomme l'erreur, où le mensonge éteint toute lucidité, sache que tu entres dans le temple de la sincérité. Nous avons remplacé les termes hasardeux par la franchise la plus pure. Ce que nos voix ne parvenaient pas à extraire, ce bruit venu du fond des corps le livre sans ambiguïté. Grâce à lui, nous sommes revenus à l'intransigeance et à la vérité, cette forme suprême de la liberté, il nous mène au cœur de la lucidité, il évite les

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