Conjecture de Catalan

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Chapitre I La conjecture de Catalan : genèse d’un problème Deux nombres consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes. C’est à cette brève affirmation, porposée par Charles Eugène Catalan (1814 à Bruges - 1894 à Liège) à la communauté mathématique en 1844, que nous consacrons ce chapitre. Nous l’abordons sur le plan de l’histoire des idées, en expliquant son origine de façon détaillée, ainsi que certains énoncés de même nature qui l’ont précédée. Nous illustrons également certaines étapes de sa résolution. En revanche, le niveau mathématique requis pour exposer sa résolution complète dépasse de loin le niveau de ces notes. Nous renverrons donc en fin de chapitre aux différents textes qui détaillent la démonstration. L’équation x m - y n =1 est un problème diophantien , c’est à dire une équation dont les coefficients sont des nombres entiers et les solutions cherchées sont également entières ou rationnelles. Les questions de ce type relèvent en général de l’Arithmétique. Le terme diophantien fait référence au mathématicien grec Diophante d’Alexandrie (200/214 – 284/298), qui consacra son travail à la résolution de tels problèmes. Il a ainsi compilé une impression liste de telles questions dans les 13 tomes de son oeuvre majeure, l’Arithmetica. L’exemple “royal” de problème diophantien est le “dernier théorème de Fermat”. Il s’agit en fait d’une conjecture écrite en 1637 par Pierre de Fermat dans la marge de son exemplaire de l’Arithmética. Son énoncé est le suivant : Il n’existe pas de nombres naturels non nuls x, y et z tels que x n + y n = z n , dès que n est un entier strictement supérieur à 2. 1 Elle ne fut résolue que 357 ans plus tard, en 1994, par le mathématicien anglais Andrew Wiles. Cet exemple illustre à merveille ce que Carl-Friedrich Gauss appelait le “charme particulier de l’Arithmétique” : la simplicité des énoncés jointe à la difficulté des preuves ! I.1 Un nouveau défi pour la communauté mathématique En 1825, l’ingénieur et mathématicien August Leopold Crelle crée la revue mathématique Journal für die reine und angewandte mathematik (Journal de mathématiques pures et appliquées ), encore publiée de nos jours. Les plus grands mathématiciens y contribueront par leurs articles ou leur correspondance. Elle est communément appelée Journal de Crelle. En 1844, le mathématicien franco-belge Charles Eugène Catalan envoie à l’éditeur de ce journal une courte lettre, que ce dernier publie. Elle dit ceci : Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir énoncer le théorème que je crois vrai, bien que je n’ai pas réussi à le démontrer complètement. D’autres seront peut-être plus heureux. Deux entiers consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes. Autrement dit, l’équation x m - y n =1, dans laquelle les inconnues sont entières et positives, n’admet qu’une seule solution. 1. Il existe en revanche une infinité de solutions si n =2, telle que (2, 3, 5). On les appelle triplets pythagoricien s. 1

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Une histoire des problèmes ayant mené à l'énoncé de la conjecture de Catalan

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Chapitre I

La conjecture de Catalan : genèse d’unproblème

Deux nombres consécutifs, autres que 8 et 9, ne peuvent être des puissances exactes.

C’est à cette brève affirmation, porposée par Charles Eugène Catalan (1814 à Bruges - 1894 à Liège) à la communautémathématique en 1844, que nous consacrons ce chapitre. Nous l’abordons sur le plan de l’histoire des idées, en expliquantson origine de façon détaillée, ainsi que certains énoncés de même nature qui l’ont précédée. Nous illustrons égalementcertaines étapes de sa résolution.

En revanche, le niveau mathématique requis pour exposer sa résolution complète dépasse de loin le niveau de ces notes.Nous renverrons donc en fin de chapitre aux différents textes qui détaillent la démonstration.

L’équation xm−yn = 1 est un problème diophantien , c’est à dire une équation dont les coefficients sont des nombresentiers et les solutions cherchées sont également entières ou rationnelles. Les questions de ce type relèvent en généralde l’Arithmétique. Le terme diophantien fait référence au mathématicien grec Diophante d’Alexandrie (∼200/214 –∼284/298), qui consacra son travail à la résolution de tels problèmes. Il a ainsi compilé une impression liste de tellesquestions dans les 13 tomes de son oeuvre majeure, l’Arithmetica.

L’exemple “royal” de problème diophantien est le “dernier théorème de Fermat”. Il s’agit en fait d’une conjecture écriteen 1637 par Pierre de Fermat dans la marge de son exemplaire de l’Arithmética. Son énoncé est le suivant :

Il n’existe pas de nombres naturels non nuls x, y et z tels que

xn + yn = zn,

dès que n est un entier strictement supérieur à 2. 1

Elle ne fut résolue que 357 ans plus tard, en 1994, par le mathématicien anglais Andrew Wiles. Cet exemple illustreà merveille ce que Carl-Friedrich Gauss appelait le “charme particulier de l’Arithmétique” : la simplicité des énoncésjointe à la difficulté des preuves !

I.1 Un nouveau défi pour la communauté mathématiqueEn 1825, l’ingénieur et mathématicien August Leopold Crelle crée la revue mathématique Journal für die reine

und angewandte mathematik (Journal de mathématiques pures et appliquées), encore publiée de nos jours. Les plus grandsmathématiciens y contribueront par leurs articles ou leur correspondance. Elle est communément appelée Journal deCrelle.

En 1844, le mathématicien franco-belge Charles Eugène Catalan envoie à l’éditeur de ce journal une courte lettre,que ce dernier publie. Elle dit ceci :

Je vous prie, Monsieur, de bien vouloir énoncer le théorème que je crois vrai, bien que je n’ai pas réussi à ledémontrer complètement. D’autres seront peut-être plus heureux. Deux entiers consécutifs, autres que 8 et 9,ne peuvent être des puissances exactes. Autrement dit, l’équation xm−yn = 1, dans laquelle les inconnues sontentières et positives, n’admet qu’une seule solution.

1. Il existe en revanche une infinité de solutions si n = 2, telle que (2, 3, 5). On les appelle triplets pythagoriciens.

1

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 2

L’expression “je n’aie pas encore réussi a le démontrer complètement” est un bel euphémisme : rien dans les travaux deCatalan n’indique qu’il ait ne serait-ce qu’approché la solution. Nous y reviendrons. Par ailleurs, un “théorème que l’oncroit vrai” n’est pas, stricto sensu, un théorème : c’est une conjecture. Demander à l’éditeur d’une revue mathématiqueréputée de publier une conjecture, n’est pas une pratique très courante. L’une des raisons qui a pu pousser l’éditeur duJournal de Crelle à accepter est la réputation qu’avait acquise Catalan à cette époque, en donnant en 1839 une bellesolution de ce problème combinatoire : un polygône étant donné, de combien de manières peut-on le partager en trianglesau moyen de diagonales ? 2

Les mathématiciens de l’époque ont tenté, sans succès, de résoudre la conjecture de Catalan. Son énoncé est à nouveaupublié en 1898 dans les Nouvelles annales de mathématiques. Elle est suivie d’une note de Charles-Ange Laisant quirapporte que son collègue Eugène Lionnet, “féru d’Arithmologie”, inclinait à croire la proposition fausse, porté en celapar un “certain instinct des probabilités”.

Sagement, Laisant souligne qu’un tel instinct est “bien trompeur en de telles matières”. Il conclut en estimant que leXIXème siècle ne verrait probablement pas la réponse à la question de Catalan.

Il avait raison, le XIXème siècle n’en verra pas la réponse. Le XXème siècle non plus. Il faudra attendre le XXIèmesiècle, plus précisément l’année 2002, pour que le mathématicien roumain Preda Mihăilescu donne une preuve complètede la conjecture de Catalan [?].

I.2 L’origine de la conjecture de Catalan

I.2.1 Les motivations et tentatives de CatalanCharles Eugène Catalan, en envoyant sa lettre à l’éditeur du Journal de Crelle, n’a exposé aucune des raisons qui l’ont

amené à se poser cette question. Nous allons voir que bien qu’il s’agisse d’un problème diophantien, ce sont des problèmesd’analyse qui l’on amené là. Plus précisément, des problèmes liés à la sommation de certaines séries numériques. En effet,l’un des centres d’intérêts d’Eugène Catalan est le calcul de la somme de séries et d’intégrales convergentes.

Ainsi, dans l’article [?], il applique un procédé d’accélération à la série absolument convergente de terme général(−1)n

(2n+ 1)2 afin d’aboutir à une approximation numérique de sa somme :

G = 0, 915 695 594 177 21 · · ·

Un tel résultat s’obtient par le calcul de quelques termes de la série accélérée. Selon Catalan, il aurait fallu 5 millions determes de la série non accélérée pour obtenir cet résultat ! Signalons qu’on ne sait toujours pas aujourd’hui si le nombreG, qu’on appelle la constante de Catalan, est rationnel ou pas.

Afin de chercher dans les autres travaux de Catalan les raisons qui ont pu l’amener à formuler sa conjecture, on peut seplonger dans recueil intitulé Mélanges Mathématiques. Ses deux volumes rassemblent une bonne partie des articles qu’ila publié tout au long de sa carrière. La réponse se trouve dans un court article de deux pages écrit en 1843 [?, p. 40],joliment intitulé “Quelques théorèmes empiriques”. Il y explique que c’est en étudiant la série

1 +1

3 · 4+

1

7 · 8+

1

8 · 9+

1

15 · 16+ · · · ,

dont le terme général est de la forme1

(p− 1) poù p est une puissance (c’est à dire un entier élevé à une puissance entière

supérieure ou égale à 2), qu’il fut conduit “par induction” à formuler sa conjecture : deux entiers consécutifs autres que 8et 9 ne peuvent être des puissances exactes.

On peut s’amuser de l’expression “théorème empirique” qu’on n’emploierait plus de nos jours. Selon Catalan, il s’agitd’énoncés arithmétiques, dont les démonstrations ou “tentatives de démonstration” sont “égarées”. Ces propositions pré-sentent un intérêt historique, celui de nous montrer les tentatives de Catalan lui-même pour résoudre sa propre conjecture.Voici quelques uns de ces énoncés :

– Si a est un nombre entier et n un nombre premier impair, le seul diviseur commun des nombres a − 1 etan − 1

a− 1est 1 ou n.

– L’équation (x+ 1)x − xy = 1 est impossible en nombres entiers, excepté pour x = 0, x = 1 ou x = 2.

– L’équation xp − 1 = P , dans laquelle p et P sont premiers, n’est vérifiée que pour x = 2, p = 3 et P = 7.

2. On appelle encore aujourd’hui nombre de Catalan ce “nombre de manières”.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 3

– L’équation xy − yx = 1 est impossible en nombres entiers, excepté pour x = 3 et y = 2 (et la solution triviale(0, 1)).– L’équation xn − 1 = P 2 est impossible. 3

C’est également dans cet article sur les “théorèmes empiriques” qu’Eugène Catalan avoue avoir “jeté l’éponge” : “aprèsavoir perdu près d’une année à la recherche d’une démonstration qui fuyait toujours, j’abandonnai cette recherche fati-guante”. On peut estimer qu’il a bien fait : ses “théorèmes empiriques” montrent bien qu’il avait une approche de saconjecture basée sur des techniques d’arithmétique élémentaire, très éloignées des méthodes algébriques profondes qui ontété nécessaires pour la résoudre.

On trouve enfin dans [?] une chose étonnante. Catalan mentionne un article deM. Housel [?], qui contiendrait la preuvede sa fameuse conjecture ! On trouve cet article de M. Housel dans le premier volume des Mélanges Mathématiques. Nousdevons confesser n’avoir pas pas pris le temps d’étudier cet article de 7 pages, qui semble ne s’appuyer que sur des notionsd’arithmétique élémentaire. En effet, pour les raisons que nous venons d’exposer à propos des “théorèmes empiriques” deCatalan, il nous paraît impensable que cet article contienne une quelconque preuve de la conjecture. Catalan lui-même necite l’article de Housel, supposé résoudre un problème auquel il a consacré en vain une année de recherches, que dans unenote en bas de page. Nous n’avons par ailleurs trouvé mention de l’article de M. Housel dans aucun texte consacré à laconjecture de Catalan et son histoire, ce qui nous confirme dans notre opinion.

Si M. Housel, ou quelque autre mathématicien contemporain d’Eugène Catalan, avait prouvé la conjecture de Catalandans un article élémentaire de 7 pages, ça se saurait !

I.2.2 Sur la sommation de quelques séries.

Revenons sur la série de terme général1

(p− 1) poù p est une puissance. C’est dans l’article [?], paru en 1842 dans le

Journal de Mathématiques Pures et Appliquées, qu’Eugène Catalan se consacre au calcul de la somme de cette série et dequelques autres. Le résultat principal de cet article est le suivant :

Identité de Goldbach. Si l’on donne aux entiers m et n toutes les valeurs possibles, différentes de l’unité, on aura∑ 1

mn − 1= 1, (I.2.1)

pourvu que dans cette somme, on ne compte qu’une seule fois une même fraction résultant de deux ou plusieurs systèmesde valeurs attribuées à m et n.

Par exemple, la fraction1

4095=

1

212 − 1=

1

46 − 1=

1

84 − 1=

1

163 − 1=

1

642 − 1ne doit être comptée qu’une fois dans la somme.

On considère donc la suite des entiers supérieurs ou égaux à 2 :

2, 3,4, 5, 6, 7,8,9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24,25, 26,27, 28, 29, 30, 31,32, . . .

à laquelle on retire les nombres qui ne sont pas des puissances :

4, 6, 8, 16, 25, 27, 32, 49, . . .

Puis on soustrait 1 à chacun de ces nombres :

3, 5, 7, 15, 24, 26, 31, 48, . . .

et on désigne par (un)n∈N le terme général de la suite obtenue. Il s’agit donc de démontrer que la série de terme général1/un converge est a pour somme 1.

Catalan attribue cet énoncé à Christian Goldbach, et sa preuve à Leonhard Euler, en 1737. Il déplore que la preuved’Euler repose sur l’usage de la somme de la série divergente

1 +1

2+

1

3+

1

4+ · · · ,

et se propose d’en donner une autre, plus rigoureuse. Nous reviendrons plus loin sur l’approche d’Euler (section I.3.2), etcet usage audacieux qu’il faisait des séries divergentes.

3. Un énoncé très similaire a été obtenu par V.-A. Lebesgue en 1850 [?]. Ce mathématicien n’est pas à confondre avec le célèbre père dela théorie moderne de l’intégration, Henri Lebesgue.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 4

Nous exposons maintenant la preuve de Catalan, et la lecture “moderne” que l’on peut faire de l’énoncé de Goldbach.Ensuite nous verrons dans l’article [?] où apparaît la série qui a motivé l’étude de la conjecture de Catalan.

Preuve de l’identité de Goldbach par Eugène Catalan. Bien qu’il n’emploie pas l’expression, Catalan considère que la sommeà calculer est celle d’une série double. Pour cela, on désigne par (rm)m∈N une énumération des nombres “non-puissances”,c’est à dire des nombres qui ne s’écrivent pas sous la forme pq où p et q sont des entiers naturels différents de 1. Il peutainsi énumérer sans répétition les nombres puissances à l’aide de la suite double (rnm)m∈N,n≥2. Par exemple, le nombre16 = 42 = 24 ne sera énuméré qu’une fois, sous la forme 16 = 24.

Le preuve utilise entre autre les deux identités élémentaires suivantes :

∞∑i=1

1

ri=

1

r − 1et

∞∑i=2

1

ri=

1

r (r − 1), pour tout r > 1.

La série de Goldbach s’écrit comme la série double∞∑

m=0

∞∑n=2

1

rnm − 1. On a alors :

∞∑m=0

∞∑n=2

1

rnm − 1=

∞∑m=0

∞∑n=2

∞∑k=1

1

rnkm

=

∞∑m=0

∞∑k=1

∞∑n=2

1

rnkm(I.2.2)

=

∞∑k=1

∞∑m=0

1

rkm (rkm − 1).

Or tout nombre entier supérieur ou égal à 2 s’écrit de façon unique sous la forme rkm avec m ∈ N et k ≥ 1 (toutnombre entier est soit un nombre non-puissance, soit le carré d’un nombre non-puissance, soit le cube d’un nombre non-puissance,. . . ). Ainsi la suite double

(rkm)m∈N,k≥1 énumère sans répétition l’ensemble des entiers supérieurs ou égaux à 2.

On a par conséquent prouvé l’égalité∞∑

m=0

∞∑n=2

1

rnm − 1=∑q≥2

1

q (q − 1)(I.2.3)

(que Catalan note sous forme condensée∑

1rn−1 =

∑1

q(q−1) ). Or il est bien connu que

∑q≥2

1

q (q − 1)= lim

N→∞

N∑q=2

1

q (q − 1)= lim

N→∞

N∑q=2

(1

q − 1− 1

q

)

= limN→∞

(1

1− 1

2+

1

2− 1

3+ · · ·+ 1

N − 1− 1

N

)= lim

N→∞

(1− 1

N

)= 1,

ce qui démontre l’identité de Goldbach.

Remarque I.2.1. On voit qu’a plusieurs reprises dans cette preuve il s’agit de permuter les signes sommes. Bien que Catalanne justifie pas cette opération, elle est valide. Il s’agit d’un résultat maintenant “classique” sur les séries doubles à valeurspositives, dont voici l’énoncé et la preuve. On rappelle que la somme S de la série de terme général ui ∈ R+ est l’élément` ∈ R+ = R ∪ {+∞} défini par

S = limN→∞

N∑i=0

ui = supN∈N

N∑i=0

ui.

Théorème de “Fubini” pour les séries doubles. Soit (ai,j)(i,j)∈N2 une suite double à termes positifs. Alors

+∞∑i=0

+∞∑j=0

ai,j

=

+∞∑j=0

(+∞∑i=0

ai,j

)(dans R+).

Remarque I.2.2. Nous mentionnons le nom de Fubini entre guillemets : en effet, l’énoncé ci-dessus, bien qu’étant un casparticulier du célèbre théorème de Fubini, a été démontré bien avant, et se démontre de façon très élémentaire.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 5

Démonstration. Il suffit de montrer que

∞∑i=0

∞∑j=0

ai,j

= supn∈N

n∑i=0

n∑j=0

ai,j

.

On remarque dans un premier temps que pour tout n ∈ N

n∑i=0

n∑j=0

ai,j

≤ n∑i=0

+∞∑j=0

ai,j

≤ ∞∑i=0

+∞∑j=0

ai,j

,

et donc

supn∈N

n∑i=0

n∑j=0

ai,j

≤ ∞∑i=0

∞∑j=0

ai,j

.

Réciproquement, on note que pour tous n, p ∈ N :

p∑i=0

n∑j=0

ai,j

≤ max(n,p)∑i=0

max(n,p)∑j=0

ai,j

≤ supn∈N

n∑i=0

n∑j=0

ai,j

.

Donc, en passant à la limite quand n→ +∞, on obtient, pour tout p ∈ N :

p∑i=0

∞∑j=0

ai,j

≤ supn∈N

n∑i=0

n∑j=0

ai,j

,

puis, en passant à la limite quand p→ +∞ :

∞∑i=0

∞∑j=0

ai,j

≤ supn∈N

n∑j=0

(n∑

i=0

ai,j

),

ce qui démontre l’égalité voulue.

Remarque I.2.3. Catalan note dans [?, p. 4] que l’identité (I.2.2) peut être réécrite sous la forme∞∑

m=0

∞∑n=2

1

rnm − 1=

∞∑n=2

∞∑m=0

∞∑k=1

(1

rkm

)n

=

∞∑n=2

∞∑q=2

1

qn=

∞∑n=2

(ζ (n)− 1) ,

où la fonction ζ de Riemann est définie sur s > 1 par

ζ (s) =

∞∑n=1

1

ns.

On déduit donc de l’identité de Goldbach la relation∞∑

n=2

(ζ (n)− 1) = 1.

Catalan note que la somme de la série des nombres transcendants ζ (n)−1 est égale à 1. Cette affirmation de transcendanceest plus qu’audacieuse. En effet :

– On sait depuis Euler que ζ (2n) est un multiple rationel de π2n. Puisque π est transcendant, ζ (2n) l’est également.Mais en 1842, la transcendance de π, si elle est fortement suspectée, n’est pas encore démontrée. Elle ne le sera quebien plus tard, dans l’article de Lindemann paru en 1882 dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences [?].

– A l’heure actelle, on sait que ζ (3) est irrationnel [?], et qu’une infinité de nombres ζ (2n+ 1) sont irrationnels [?].L’origine de la conjecture de Catalan se situe à la page 8 de l’article [?]. C’est l’endroit où, après avoir obtenu une

belle preuve de l’identité de Goldbach, Eugène Catalan se pose naturellement la question : peut-on évaluer la somme dela série ∑ 1

mn − 1,

dans laquelle chaque fraction est comptée autant de fois qu’elle se présente ?

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 6

Disons tout de suite qu’il n’aboutit pas à une identité aussi belle que celle de Goldbach. Puisqu’on autorise la répétitiondes puissances, il est clair que la somme cette nouvelle série, qu’elle soit finie ou non, doit être strictement supérieure à 1.Catalan montre que cette somme est finie, et en donne une approximation numérique. Voici comment il procède.�

Lemme I.2.4. Si on désigne par (rm)m∈N une énumération des nombres non puissances, et par iN le nombre dediviseurs (différents de 1) d’un entier N ≥ 2, alors :

∞∑m=0

∞∑N=2

ik − 1

rNm= 1.

Démonstration. On utilise l’identité de Goldbach :

1 =

∞∑m=0

∞∑n=2

1

rmn − 1=

∞∑m=0

∞∑n=2

∞∑k=1

1

rnkm

=

∞∑m=0

∞∑N=2

iN − 1

rNm, en posant N = nk.

Lemme I.2.5. Avec les notations précédentes :

∞∑m=0

∞∑n=2

n− 1

rnm − 1=π2

6.

Démonstration. On utilise l’identité∞∑

n=2

(n− 1) an =a2

(1− a)2, pour tout a < 1.

On a∞∑

m=0

∞∑n=2

n− 1

rnm − 1=

∞∑m=0

∞∑n=2

(n− 1)

∞∑k=1

1

rnkm=

∞∑n=2

(n− 1)

∞∑n=2

∞∑k=1

1

rnkm

=

∞∑n=2

(n− 1)

∞∑q=2

1

qn=

∞∑q=2

∞∑n=2

n− 1

qn=

∞∑q=2

1/q2

(1− 1/q)2

=

∞∑q=2

1

(q − 1)2 =

∞∑p=1

1

p2

=π2

6,

d’après une identité bien connue depuis Euler.

Catalan obtient alors aisément le résultat suivant :�

Proposition I.2.6. La série ∑ 1

mn − 1,

dans laquelle chaque fraction est comptée autant de fois qu’elle se présente, est convergente.

Démonstration. Considérons comme précédemment une énumération (rm)m∈N des nombres non puissances supérieurs ouégaux à 2. On utilise à nouveau le fait que tout “nombre puissance” peut s’écrire sous la forme rNm avec N ≥ 2, mais ilfaut cette fois tenir compte des répétitions, en écrivant que

rNm = (rpm)q

pour tout diviseur p de N autre que 1. On a donc, en désignant par iN le nombre des diviseurs de l’entier N , et enremarquant que iN < N , ∑

avec répétitions

1

mn − 1=

∞∑m=0

∞∑N=2

iN − 1

rNm − 1<

∞∑m=0

∞∑N=2

N − 1

rNm − 1=π2

6

d’après le lemme précédent.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 7

Catalan complète cette courte démonstration en remarquant que grâce à l’identité

1

r − 1− 1

r=

1

(r − 1) rpour tout r > 1,

on a ∑avec répétitions

1

mn − 1=

∞∑m=0

∑N≥2

iN − 1

rNm − 1=

∞∑m=0

∑N≥2

iN − 1

rNm+

∞∑m=0

∑N≥2

iN − 1

(rNm − 1) rNm

= 1 +

∞∑m=0

∑N≥2

iN − 1

(rNm − 1) rNm(grâce à l’identité (I.2.4))

= 1 +1

3 · 4+

1

7 · 8+

1

8 · 9+

2

15 · 16+

1

24 · 25+

1

26.27+

1

31 · 32+

1

35 · 36+ · · ·

C’est précisément la série dont il dit dans [?] que son étude l’a mené à formuler la conjecture :Les seuls nombres puissances consécutifs sont 8 et 9.

I.2.3 L’identité de Goldbach : la preuve d’EulerL’identité prouvée par Euler dans [?], et dont Catalan a voulue donner une preuve “plus rigoureuse” dans [?] relève

d’un problème général : l’étude des séries dont le terme général un n’est ni donné comme une fonction explicite de n, nipar une relation de récurrence à partir des premiers termes.

Le problème général que traitent Euler et Goldbach est exposé dans les premières lignes de [?] : la série de Goldbach enest un bon exemple. Il n’est pas du tout facile d’exprimer le terme général de la série

1

3,1

7,1

8,1

15,1

24,1

31, . . .

comme une fonction de n ou à l’aide d’une relation de récurrence. C’est d’ailleurs l’un des aspects intéressants de l’approchepar série double de Catalan, qui permet de simplifier l’expression du terme général. Mais ça n’est pas ce qu’a fait Euler.

L’article d’Euler [?], paru en 1744 dans la revue Commentarii academiae scientarum Petropolitanae, est un articleimportant. C’est là en effet qu’Euler introduit la célèbre fonction zeta, définie par

ζ (s) =∑

p premier

1

ps,

dont il démontre qu’elle a une somme infinie pour s = 1 (Théorèmes 7 et 19 de [?]). Il redémontre ainsi, à l’aide detechniques d’analyse, le fait qu’il existe une quantité infinie de nombres premiers. Cette démonstration apparemmenttortueuse d’un énoncé facile est le point de départ d’une importante branche des mathématiques, la théorie analytiquedes nombres. Nous revenons sur ces notions dans le chapitre [].

Cette preuve repose sur l’usage dans des manipulations algébriques d’une “quantité infinie” : la somme de la sérieharmonique de terme général 1/n. Il écrit cette somme comme étant la somme d’une autre série de terme général un,n ≥ 0, et déduit l’identité voulue de l’égalité

∞∑n=1

1

n=

∞∑n=0

un.

Démonstration de l’identité de Golbach par Euler. On pose

x = 1 +1

2+

1

3+

1

4+

1

5+

1

6+

1

7+ · · ·

La preuve consiste à retrancher successivement de x les sommes des puissances de1

2, puis des puissances de

1

3, puis de

1

5,

. . . , c’est à dire finalement de retrancher de x la somme de toutes les fractions de la forme1

pq, p ≥ 2, q ≥ 1. On utilise

l’identité∞∑q=1

1

pq=

1

p− 1.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 8

Ainsi1

2+

1

4+

1

8+ · · · =

∞∑q=1

1

2q= 1,

et doncx− 1 = 1 +

1

3+

1

5+

1

6+

1

7+

1

9+ · · · .

Ensuite, puisque1

2=

1

3+

1

9+

1

27+

1

81+

1

243+ · · · =

∞∑q=1

1

3q,

on ax− 1− 1

2= 1 +

1

5+

1

6+

1

7+

1

10+

1

11+ · · · .

On ne retranche pas les puissances de 1/4 qui ont déjà été retranchées avec les puissances de 1/2. En retranchant à nouveau

1

4=

1

5+

1

25+

1

125+ · · · =

∞∑q=1

1

5q,

il restex− 1− 1

2− 1

4=

1

6+

1

7+

1

10+ · · · .

On obtient finalement

x− 1− 1

2− 1

4− 1

5− 1

6− 1

9− · · · = 1, c’est à dire

x = 1 +

∞∑n=0

1

rn − 1,

c’est à dire la série de fractions unitaires dont les dénominateurs, augmentés de 1, sont les entiers qui ne sont pas despuissances. Or

x = 1 +1

2+

1

3+

1

4+

1

5+

1

6+ · · · .

On en déduit, par soustraction :

1 =1

3+

1

7+

1

8+

1

15+

1

24+

1

26+ · · · ,

c’est à dire la série de fractions unitaires dont les dénominateurs, augmentés de 1, sont les entiers qui sont des puissances,dont la somme est la série de Goldbach.

Remarque I.2.7. Euler sait naturellement que la série harmonique diverge, c’est à dire que x est une “quantité infinie”.Mais selon lui, ça n’est pas une raison pour ne pas travailler avec, et l’utiliser dans des manipulations algébriques. Onpeut même comparer deux quantités infinies, comme le montre l’étonnant dernier théorème de ce même article [?] :

Théorème. La somme des inverses des nombres premiers :

1

2+

1

3+

1

5+

1

7+

1

11+

1

13+ · · ·

est infinie, mais “infiniment inférieure” à la somme de la série harmonique

1 +1

2+

1

3+

1

4+

1

5+

1

6+

1

7+ · · · .

Et la somme de la première série est “comme le logarithme” de la somme de la seconde.

Nous reviendrons sur cet énoncé dans le chapitre [] consacré aux nombres premiers. Pour l’instant, on peut se demandersi on (Catalan lui-même, par exemple) aurait pu écrire une preuve rigoureuse de l’identité de Goldbach, dans l’esprit decelle d’Euler, c’est à dire en faisant un usage rigoureusement correct de la série harmonique. C’est en effet possible commele montre la démonstration suivante que nous extrayons de l’article [?], de L. Bibiloni, P. Viader, et J. Paradìs.

Cette démonstration s’appuie sur une estimation asymptotique des nombres harmoniques

Hn =

n∑k=1

1

k

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 9

qu’on obtient par les méthodes classiques de comparaison séries-intégrales :

Hn ∼ log n quand n→ +∞

(il suffit de sommer l’encadrement 1/ (k + 1) ≤´ k+1

kdx/x ≤ 1/k pour k = 1, . . . , n).

Démonstration rigoureuse de l’identité de Goldbach par la méthode d’Euler. Nous admettons l’identité

1

n− 1=

1

n+

1

n2+ · · ·+ 1

nk+

1

nk (n− 1), ∀n, k, 2 ≤ n < k

Soit n ≥ 2 un nombre non-puissance. L’idée est de retrancher de Hn, autant qu’il est possible, la somme des nombres1/rkn.

On commence par les puissances de 2. Soit k2 ≥ 1 défini par 2k2 < n < 2k2+1. A l’aide de l’identité ci-dessus, on peutécrire

1 =1

2+

1

22+

1

23+ · · ·+ 1

2k2+

1

2k2 · 1,

ce que nous soustrayons de Hn pour obtenir

Hn − 1 = 1 +1

3+

1

5+

1

6+

1

7+

1

9· · ·+ 1

10+ · · ·+ 1

n− 1

2k2 · 1.

Nous avons ainsi effacé de Hn tous les inverses des puissances de 2, y compris 1/2 lui même. Nous soustrayons ensuite

1

2=

1

3+

1

32+

1

33+ · · ·+ 1

3k3+

1

3k3 · 2,

où k3 est défini par 3k3 ≤ n < 3k3+1, pour obtenir

Hn − 1− 1

2= 1 +

1

5+

1

6+

1

7+

1

10+ · · ·+ 1

n− 1

2k2 · 1− 1

3k3 · 2.

Et on recommence de la même manière. Notons que la suite ki est décroissante (en fait, quand i >√n, on a ki = 1). On

obtient ainsi

Hn − 1− 1

2− 1

4− 1

5− 1

6− 1

9− · · · =

∑p ≥ 2, rp < nr non puissance

1

rp − 1= 1−

(1

2k2 · 1+

1

3k3 · 2+ · · ·+ 1

nkn · (n− 1)

).

On rappelle que par définition, pour tout i ≤ n, n < iki+1 ≤ i2ki . Par conséquent,√n < iki et

1

iki · (i− 1)≤ 1√

n· 1

i− 1, i ≥ 2.

Donc

1

2k2 · 1+

1

3k3 · 2+ · · ·+ 1

nkn · (n− 1)≤ 1√

n

n−1∑i=1

1

i=Hn−1√

n.

Puisque Hn ∼ log n quand n → +∞, les quantités Hn−1/√n et Hn−2/

√n− 1 sont de limite nulle quand n → +∞. En

remplaçant n par une suite (an) d’entiers non-puissances qui tend vers +∞, on en déduit que

1 =

∞∑m=0

∞∑n=2

1

rnm − 1,

c’est à dire l’identité de Goldbach.

I.2.4 La série de Goldbach : correspondance entre Goldbach et Daniel BernoulliIl est naturel de se demander quelle était l’approche originale de Goldbach dans la preuve de l’identité (I.2.1). On en

sait d’avantage en consultant la correspondance entre Goldbach et Daniel Bernoulli (dont on trouve plusieurs extraitsdans [?]). Voici ce qu’on peut lire.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 10

1. Dans le post-scriptum de la lettre de Goldbach à Bernoulli datée du 31 janvier 1729, on trouve l’affirmation suivante(sans démonstration). On considère la suite (un) dont le terme général est obtenu en effaçant de la suite de terme général(n+ 1)

2 tous les termes qui sont non seulement des puissances carrées, mais également des puissances 3ème, ou 4ème,etc. . . (autrement dit, c’est la suite de terme général r2m, où rm = 2, 3, · · · énumère les nombres non puissances). On pose

vn =1

un − 1. Alors Goldbach affirme que :

1

4+

1

9+

1

16+

1

25+ · · · = 1

3+

1

8+ 0 +

1

24+

1

35+

1

48+ 0 + 0 +

1

99+ · · · , c’est à dire

∞∑n=1

1

(n+ 1)2 =

∞∑n=0

vn.

2. Dans sa lettre à Bernoulli datée du 14 avril 1729, Goldbach affirme que la proposition contenue dans le post-scriptumde sa lettre précédente n’est qu’un cas particulier d’un théorème général, dont il donne une autre application. Il s’agit dela somme de la série

1

3+

1

7+

1

8+

1

15+

1

24+

1

31+ · · · ,

(c’est à dire la série de Goldbach) qu’il affirme être égale à 1. Il s’engage, si D. Bernoulli lui exprime qu’un tel résultat est“digne de son attention”, à fournir l’énoncé de ce théorème général ainsi que sa preuve.

3. Le 28 avril 1729, D. Bernoulli répond qu’il serait “très curieux de savoir la démonstration du post-scriptum et del’identité 1

3 + 17 + 1

8 + 115 + 1

31 + · · · = 1”.4. Goldbach donne la réponse suivante dans une lettre ultérieure en 1729 dont on ignore la date précise. L’enoncé de

son “théorème général” est le suivant

Théorème I.2.8. Soit m un entier strictement positif. Alors la somme de la série de terme général1

(n+ 1)m est égale

à la somme de la série de terme général1

(n+ 1)m − 1

, dans laquelle on a omis les termes pour lesquels n + 1 est une

puissance (c’est à dire un nombre de la forme pq où p et q sont des entiers supérieurs ou égaux à 2).

Remarque I.2.9. Goldbach illustre cette affirmation par les deux cas particuliers m = 1 et m = 2 :

m = 1,1

2+

1

3+

1

4+

1

5+

1

6+

1

7+ · · · = 1

1+

1

2+ 0 +

1

4+

1

5+

1

6+ 0 + 0 + · · · ,

m = 2,1

4+

1

9+

1

16+

1

25+

1

36+

1

49+ · · · = 1

3+

1

8+ 0 +

1

24+

1

35+

1

48+ 0 + 0 + · · ·

On aura reconnu dans le terme de gauche de l’exemple m = 1 la série harmonique, c’est à dire la série de terme général1n , qui est notoirement divergente. Ce fait était bien connu de Goldbach. L’identité qu’il obtient pour m = 1 n’est passelon lui une absurdité ; elle exprime simplement le fait que deux quantités infinies sont égales.

Le cas m = 2 n’est autre que la série que Goldbach donne dans le postscriptum de sa première lettre à D. Bernoulli.

Démonstration. Voici la démonstration donnée par Goldbach (on suppose m ≥ 2). Si de la série∑

n≥01

(n+ 1)m on extrait

la série1

2m+

1

4m+

1

8m+

1

16m+ · · · ,

dont la somme est égale à1

2m − 1(c’est une série géométrique de premier terme

1

2met de raison

1

2m), on obtient une

deuxième série. Si de cette nouvelle série on extrait la série

1

3m+

1

9m+

1

27m+

1

81m+ · · · ,

dont la somme est égale à1

3m − 1, on obtient encore une nouvelle série.

On recommence. Dans cette dernière, les termes de la forme1

(4p)m ont déjà été effacés lorsqu’on a effacé les termes de

la forme1

(2p)m . Donc on enlève la série

1

5m+

1

25m+

1

125m+

1

625m+ · · · ,

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 11

dont la somme est1

5m − 1, pour obtenir une nouvelle série.

En poursuivant de la sorte, on efface tous les termes de la série initiale, pour aboutir à la série nulle. On a ainsi prouvéque la série initiale est égale à la série

1

2m − 1+

1

3m − 1+

1

5m − 1+ · · ·+ 1

rm − 1+ · · · ,

où r n’est pas une puissance.

Remarque I.2.10. Dit en termes plus modernes à l’aide d’une énumération (r`)`≥0 des nombres non-puissances, cettepreuve de Goldbach s’exprime ainsi :

∞∑n=2

1

nm=

∞∑k=1

1

(2k)m +

∞∑k=1

1

(3k)m +

∞∑k=1

1

(5k)m + · · · =

∞∑`=0

∞∑k=1

1

rkm`=

∞∑`=0

1

rm` − 1.

Goldbach explique ensuite très évasivement dans ce dernier courrier comment on déduit l’identité de Golbach, en sommantson ’théorème général” pour m = 2, 3, . . . C’est effectivement très facile. A tel point que nous pouvons donner une démons-tration complète de l’identité dans l’esprit des lettres de Goldbach, en considérant comme d’habitude une énumération(r`)`≥0 des nombres non-puissances :

∑p puissance

1

p− 1=

∞∑m=2

∞∑`=0

1

rm` − 1=

∞∑m=2

∞∑`=0

∞∑k=1

1

rkm`(série géométrique de raison

1

rm`)

=

∞∑m=2

∞∑n=2

1

nm(regroupement de termes du théorème général)

=

∞∑n=2

∞∑m=2

1

nm=

∞∑n=2

1

n (n− 1)(série géométrique de raison

1

n)

= 1

Conclusion. Nous ne savons pas si Euler était informé de ces échanges entre Goldbach et Bernoulli. C’est bien possible,mais il est tout à fait probable qu’il souhaitait apporter sa propre démonstration basée sur la somme de la série harmonique,en vue d’autres développements importants qu’il fait dans l’article [?] (notamment autour de la fonction ζ).

Toujours est-il qu’il est manifeste à travers ces échanges que Goldbach disposait d’une preuve tout à fait convenablede l’identité (I.2.1). En fait, cette preuve, à peine remaniée, est exactement celle que Catalan a donnée !

Toutefois, il est vraisembable que Catalan ignorait en 1842 le contenu des échanges entre Goldbach et Daniel Bernoulli.En effet, ça n’est qu’en 1843 que Paul-Heinrich Fuss a publié dans [?]le contenu partiel de la correspondance entreEuler, Goldbach, Nicolas Fuss et divers membres de la famille Bernoulli (Johan (I), Nicolas et Daniel). Catalan pouvaitdonc penser, comme il le suggère au début de [?], que l’unique preuve connue en 1842 de l’identité (I.2.1) était celle quedonne Euler dans [?].

En un certain sens, c’est une bonne chose. Si Catalan avait su qu’une autre preuve, acceptable celle-là, existait déjà,peut-être ne se serait-il pas intéressé à la question.

Et peut-être n’aurait-il pas entamé les réflexions qui l’ont mené à soumettre à la communauté mathématique sa célèbreconjecture, dont la résolution a permis de développer de nombreux concepts algébriques, riches et variés !

I.3 La “préhistoire” de la conjecture de CatalanIl s’avère qu’au moins deux cas particuliers de la conjecture de Catalan ont été démontrés bien avant 1844. Ces deux

cas relèvent véritablement de questions diophantiennes, et n’ont pas de lien (apparent) avec la sommation des séries. Nousne savons pas si Catalan avait connaissance de ces deux exemples. Nous consacrons cette section à leur étude.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 12

I.3.1 Le théorème de GersonidesEn 1343, le compositeur et “Maître en science de la musique” Philippe de Vitry s’adresse au mathématicien et

astronome Leo Hebraeus, de son vrai nom Levi ben Gerson, également surnommé Gersonides, le priant “de bienvouloir démontrer une proposition fondatrice de la science de la musique”. Cette hypothèse (suppositum) concerne unepropriété particulière des nombres harmoniques (numeri harmonici), c’est à dire les nombres de la forme 2p3q, p, q ∈ N 4.Il s’agit de démontrer l’affirmation suivante :

De toutes les paires (a, b) de nombres harmoniques, seules (1, 2), (2, 3), (3, 4) et (8, 9) vérifient |a− b| = 1.On peut immédiatement faire la remarque suivante : si deux nombres entiers sont consécutifs, l’un d’eux est impair. Orles nombres harmoniques impairs sont les puissances de 3. On est donc ramené à l’une des deux équations

2n = 3m + 1 et 2n = 3m − 1, n,m ∈ N.

c’est à dire à un cas particulier de la conjecture de Catalan. Gersonides rédigé la preuve de cette affirmation en 1343 dansle texte De numeris harmonicis. Malheureusement, il n’expose pas les raisons qui ont motivé la question de Philippe deVitry (que ce dernier n’a expliquée nulle part ailleurs). On ne peut donc que faire des suppositions. L’une d’elle provientde faits physiques bien connu des musiciens de l’époque :

1. Si une corde produit un son, la même corde réduite au 2/3 produit un son qui est une quinte au-dessus du son initial.Ainsi, si la corde produit un Do (resp. un Ré, ou un Fa), la corde réduite au 2/3 produit un Sol (resp. un La ou unDo).

2. De même, la corde réduite de moitié produit un son un octave au-dessus du son initial (on passe ainsi du Do graveau Do medium, par exemple).

Or l’un de problèmes des musiciens de l’époque était la constitution “parfaite” des notes de la gamme, c’est à dire, le choixdes fréquences les plus harmonieuses qu’il s’agit d’attribuer à chaque note. Depuis l’antiquité, il était bien établi que laquinte “sonne harmonieusement” avec la note initiale. Les musiciens auraient donc rêvé de constituer une gamme (c’est àdire de faire une suite de notes partant par exemple du Do initial pour aboutir à un Do situé plusieurs octaves au-dessus)en suivant le “cycle des quintes” : on part du Do initial, on prend sa quinte Sol, puis la quinte de cette quinte Ré, puis laquinte La de ce Ré, etc. . . , pour aboutir à un Do qui conclut ainsi ce cycle.

Mais en raison du phénomène physique rappelé plus haut, ceci reviendrait à résoudre en nombres entiers l’équation(2

3

)n

=

(1

2

)m

, ou encore 2n+m = 3m,

ce qui est évidemment impossible. En revanche, une solution de l’équation 3m±1 = 2n, avec n etm assez grands, donneraitune bonne approximation. On aurait ainsi une gamme presque parfaite (bien que comportant éventuellement beaucoupde notes), constituée de quintes successives.

La preuve de Gersonides est rédigée dans le style des Eléments d’Euclide, dont les savants médiévaux étaient de ferventslecteurs. On en trouve la traduction complète dans [?]. Elle est faite de 30 propositions. Certaines sont triviales (toutterme de la suite des puissances de 2 est un nombre pair, un nombre pair n’est jamais égal à un nombre impair, deuxnombres pairs différents diffèrent au moins de 2, . . . ), d’autres sont plus subtiles (une puissance de 2 ne diffère jamaisd’une unité du produit d’une puissance de 2 et d’une puissance de 3). Bien qu’elle n’utilise pas le langage des congruencesqui est bien postérieur, cette preuve repose sur la méthode classique de réduction modulo q, pour un entier q convenable.Ici, le choix de q = 8 est pertinent, car toutes les puissances de 2 suffisament grandes sont équivalentes à 0 modulo 8.

Nous en donnons une présentation “moderne”.

Démontration de Gersonides. On considère dans un premier temps l’équation 2n = 3m + 1. Si on la réduit modulo 8, onobtient 0 ≡ 3m + 1 [8] si n ≥ 3. Or 3m ≡ 1 ou 3 [8], donc l’équation ne peut avoir de solutions avec n ≥ 3. On obtientainsi les solutions n = 1,m = 0 et n = 2,m = 1.

On considère ensuite l’équation 3m = 2n + 1. On pourrait songer à faire de même, c’est à dire à raisonner modulo 3q

pour un entier q convenable. Mais si q = 2, l’équation 0 ≡ 2n + 1 [9] admet une infinité de solutions (n = 3 · (2k + 1),k ∈ N). Et q = 3 mène à raisonner modulo 27, ce qui n’est pas commode. On raisonne donc à nouveau modulo 8, endistingant deux cas :

1. Si m est impair, 3m ≡ 3 [8], donc 2n = 3m− 1 ≡ 2 [8] (car 2n ≡ 0 [8] dès que n ≥ 3). On obtient donc n = 1, m = 1.

4. Il ne s’agit donc pas de ce qu’on appelle aujourd’hui les “nombres harmoniques”, c’est à dire les sommes partielles de la “série harmonique”de terme général 1/n.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 13

2. Si m est pair, 3m ≡ 1 [8], donc 2n = 3m − 1 ≡ 0 [8], ce qui laisse une infinité de possibilités. On procède doncdifféremment, en écrivant m = 2k et

2n =(3k − 1

) (3k + 1

).

Les nombres 3k − 1 et 3k + 1 sont donc deux puissances de 2 qui diffèrent exactement de 2. Il ne peut donc s’agirque de 21 et 22, ce qui mène à k = 1, et donc à la solution m = 2, n = 3.

Nous avons donc trouvé toutes les solutions (1, 2) , (2, 3) , (3, 4) et (8, 9).

I.3.2 Euler, Catalan, et la “méthode de descente infinie” de FermatDans le résultat de Gersonides, il s’agissait de trouver deux puissances consécutives des nombres 2 et 3. Le travail

d’Euler [] dont nous parlons dans cette sectiontraite en quelque sorte du problème opposé. Les exposants sont fixés à 2 et3, et il s’agit de trouver des entiers x et y tels que

x2 − y3 = 1.

Euler obtient le résultat suivant :

Théorème. Six et y sont des nombres rationnels positifs tels que x2 = y3 + 1, alors x = 3 et y = 2.

La preuve d’Euler utilise, sans qu’il le mentionne explicitement, une methode qui semble revenir à Pierre de Fermat :la “preuve par descente infinie”. Cette méthode est suffisamment importante en elle-même pour que nous nous y arrêtions.

I.3.2.1 Fermat et la méthode de descente infinie.

Cette methode, sous des formes diverses, est toujours d’actualité en théorie des nombres. Fermat la mentionne avecenthousiasme dans une lettre d’août 1659 qu’il écrit à son collègue Pierre de Carcavi [?, p. 431]. Il en parle commed’une “route tout à fait singulière” par laquelle il est parvenu à démontrer des propositions “si difficiles que les méthodesordinaires, qu’on trouve dans les Livres, sont insuffisantes pour les démontrer”.

Illustrons cette méthode par l’exercice bien connu qui consiste à démontrer l’irrationalité de√2. Supposons en effet

qu’on puisse écrire √2 =

p

q,

où p, q ∈ N\{0}. On écrit alors que p2 = 2q2, ce qui implique que p = 2p1, et donc 2p21 = q2. Donc q = 2q1 et p21 = 2q21 . Onproduit ainsi une suite infinie strictement décroissante de paires (pn, qn) (c’est à dire telles que, pour tout n, pn+1 < pnet qn+1 < qn) telles que p2n = 2q2n. Dit autrement, si la courbe d’équation y2 − 2x2 = 0 contient un point de coordonnéesnaturelles, alors on peut construire une suite infinie strictement décroissante de points naturels appartenant à cette courbe.Ce qui est impossible.

Naturellement, Fermat traite dans sa lettre d’exemples plus délicats, comme ceux-ci (que nous reportons tels qu’ils sontformulés par Fermat - avec l’orthographe de l’époque) :

Théorème. Il n’y a aucun nombre, moindre de l’unité qu’un multiple de 3, qui soit composé d’un quarré et du tripled’un autre quarré (en clair, il n’existe pas de nombre de la forme 3k − 1 qui soit également de la forme x2 + 3y2, oùk, x et y sont des entiers naturels).Il n’y a aucun triangle rectangle en nombres dont l’aire soit un nombre quarré.

Dire que Fermat “traite” ces exemples est assez exagéré. Essentiellement, il énonce sans prouver, en affirmant que ladescente infinie, sous une forme ou une autre, résout la question. Il dit même dans cette lettre des choses inexactes, comme :tout entier de la forme 22

n

+1 est un nombre premier (c’est faux : par exemple, pour n = 5, on a 22n

+1 = 4 294 967 297 =641× 6 700 417). A vrai dire, prouver le premier énoncé par la méthode de descente est inutilement compliqué : un rapideexamen de l’égalité

3k − 1 = x2 + 3y2

modulo 3 montre qu’elle est impossible.En revanche, voyons comme la méthode de descente infinie permet de démontrer le deuxième énoncé. Pour cela, nous

rappelons quelques faits classiques sur les triplets pythagoriciens.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 14

I.3.2.2 Paramétrisation des triplets pythagoriciens

Définition I.3.1. Soient a, b, c trois entiers naturels non nuls.1. Le triplet (a, b, c) est dit pythagoricien si a2 + b2 = c2.2. Le triplet (a, b, c) est dit pythagoricien primitif si a2 + b2 = c2 et a, b et c n’ont pas de facteurs communs (ce

qui, dans ce cas, équivaut à dire que a, b, c sont deux à deux premiers entre eux).

Exemple I.3.2. Les triplets (3, 4, 5), (5, 12, 13) et (8, 15, 17) sont tous pythagoriciens.

La tablette babylonienne baptisée Plimpton 322 (du nom de son propriétaire Georges Arthur Plimpton qui l’avaitacquise auprès d’un marchand d’objets archéologiques en 1922, avant de céder toute sa collection à la Columbia Universityau milieu des années 1930) contient une liste de quinze triplets pythagoriciens écrits en caractères cunéiformes. On estimequ’elle a été rédigée vers −1800. Plusieurs hypothèses ont été formulées sur les procédés et les motivations des ancienspour consigner de telles tables. On s’accorde en général sur une interprétation géométrique, basée sur une familiarité avecles triangles rectangles et une connaissance du fameux “Théorème de Pythagore” bien antérieure au mythique Pythagore(∼−570, Samos - ∼−495, Métaponte).

Le problème général de la paramétrisation des triplets pythagoriciens peut être traité de manière géométrique, arithmé-tique ou algébrique. La méthode arithmétique est exposée dans le Livre X des éléments d’Euclide, plus précisément dansle Lemme 1 de la Proposition 29. Nous exposons d’abord la méthode géométrique, qui s’appuie sur une paramétrisationrationnelle du cercle unité.

Théorème I.3.3. (Classification des triplets pythagoriciens)

1. Les solutions rationnelles de l’équation x2 + y2 = 1 sont{(−1, 0) ∪

(1−m2

1+m2 ,2m

1+m2

): m ∈ Q

}.

2. Tout triplet pythagoricien non trivial est de la forme (da, db, dc) avec d ∈ N \ {0}, et (a, b, c) est un tripletpythagoricien primitif.

3. Pour tout triplet pythagoricien (a, b, c), exactement l’un des deux entiers a et b est pair.

(a) Tout triplet primitif pour lequel a est impair est de la forme(v2 − u2, 2uv, v2 + u2

)où u, v ∈ Z sont des

entiers premiers entre eux de parité opposée.(b) Inversement, un tel couple (u, v) donne un triplet pythagoricien primitif dont la première coordonnée est

impaire.

Démonstration. 1. Soit P0 = (−1, 0). La pente de la droite qui joint P0 et tout autre point du cercle unité S1 estrationnelle. Inversement, pour tout nombre rationnel m, la droite Dm de pente m qui passe par P0 intersecte la cercle S1

en un deuxième point Pm =(

1−m2

1+m2 ,2m

1+m2

).

2. Si (a, b, c) est un triplet pythagoricien non trivial, le triplet (a/d, b/d, c/d), où d = gcd (a, b, c), est un tripletpythagoricien primitif.

3. On considère un point Pm ∈ S1, avec m ∈ Q. En posant m = uv avec gcd (u, v) = 1, on a

Pm =

(1− u2/v2

1 + u2/v2,

2u/v

1 + u2/v2

)=

(v2 − u2

v2 + u2,

2uv

v2 + u2

), gcd (u, v) = 1,

qui donne le triplet pythagoricien(v2 − u2, 2uv, v2 + u2

). Quelle est sa nature ?

S’il existe un entier impair p qui divise v2 − u2 et v2 − u2, alors p divise(v2 − u2

)+(v2 + u2

)= 2v2 ainsi que(

v2 + u2)−(v2 − u2

)= 2u2. Puisque p est impair, il divise u2 et v2, et par conséquent u et v. Donc p = 1. De même si 4

divise v2 − u2 et v2 − u2, alors 4 divise 2u2 et 2v2, donc 2 divise u2 et v2 (et donc u et v), ce qui est impossible. Donc

` = gcd(v2 − u2, 2uv, v2 + u2

)= 1 ou 2.

a. Si u et v sont de parité opposée, alors v2 − u2 est impair, et ` = 1. On note qu’alors la première coordonnée du tripletest impaire, alors que la seconde 2uv est paire.b. Si u et v sont tous deux impairs, alors v2 − u2, 2uv et v2 + u2 sont tous pairs, donc ` = 2. Dans ce cas, le triplet(

v2−u2

2 , uv, v2+u2

2

)est le triplet primitif cherché. On rappelle que le carré de tout nombre impair est congru à 1 modulo

4. Donc, non seulement v2 − u2 est pair, mais il est congru à 0 modulo 4. On en déduit que v2−u2

2 est pair et uv estimpair.

Voici maintenant une autre démonstration, d’essence plus algébrique, du même résultat.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 15

Démonstration algébrique de la paramétrisation des triplets pythagoriciens. On considère un triplet pythagoricien primitif(a, b, c), dans lequel a est impair et b est pair. En posant b = 2n, on obtient c2 − 4n2 = a2. Par conséquent l’équationX2 − cX + n2 = 0 admet deux racines entières r1 et r2, qui vérifient

c = r1 + r2, n2 = r1r2.

Puisque gcd (c, n) = 1, alors gcd (r1, r2) = 1 et on peut écrire r1 = p2 et r2 = q2 (avec gcd (p, q) = 1).Par conséquent

c = p2 + q2, b = 2pq, a = p2 − q2,

qui est bien la paramétrisation cherchée.

Remarque I.3.4. Une paramétrisation des triplets pythagoriciens peut également s’obtenir en étudiant les propriétés del’anneau des entiers de Gauss.

I.3.2.3 Preuve par descente infinie d’une affirmation de Fermat�� ��Proposition I.3.5. Soit (a, b, c) ∈ N3 un triplet pythagoricien. Alors ab n’est pas le double d’un carré.

Démonstration. On peut supposer ce triplet primitif et l’écrire sous la forme (a, b, c) =(2pq, p2 − q2, p2 + q2

)avec

gcd (p, q) = 1, p > q et où p− q et p+ q sont impairs. On a

ab

2= pq (p+ q) (p− q) ,

dans lequel chaque facteur est premier avec les trois autres. Donc si ab/2 est un carré, chaque facteur est un carré, et onpeut écrire

p = x2, q = y2, p+ q = u2, p− q = v2,

où u et v sont impairs et premiers entre eux. Donc x, y et z = uv satisfont x4− y4 = z2. On a u2 = v2+2y2. En réécrivantcette égalité sous la forme 2y2 = (u+ v) (u− v) et en observant que gcd (u+ v, u− v) = 2, on voit que l’un de ces deuxtermes est de la forme 2r2 et l’autre de la forme 4s2, avec

u = r2 + 2s2,±v = r2 − 2s2, y = 2rs.

Par conséquent,

x2 =1

2

(u2 + v2

)= r4 + 4s4,

ce qui signifie que(r2, 2s2, x

)est un triplet pythagoricien, dont l’aire est 2 (rs)2 et dont l’hypothénuse x est strictement

inférieure à l’hypothénuse√x4 + y4 du triangle rectangle initial.

On peut donc terminer la preuve par un argument de “descente infinie”.

I.3.2.4 Un cas particulier de la conjecture de Catalan par L. Euler

Théorème I.3.6. [?] L’équation x2 − y3 = 1 n’a pas d’autres solutions que x = 0, y = −1 ou x = ±1, y = 0, ou encorex = ±3, y = 2.

La preuve complète, bien qu’enchaînant des arguments arithmétiques élémentaires, est un peu longue (et pour toutdire, un peu fastidieuse) pour être exposée intégralement ici. On peut la trouver dans le livre d’introduction à la théoriedes nombres de W. Sierpinski [?, p. 80] ou dans le texte du séminaire de J. Boéchat et M. Mischler consacré à laconjecture de Catalan [?, p. 5]. Nous nous contentons d’illustrer un passage de cette démonstration dans lequel Eulerprocède par un raisonnement du type “descente infinie de Fermat”.

Soient donc x et y vérifiant x2 − y3 = 1. On pose y = y′ − 1, avec y′ = c/b où gcd (c, b) = 1. Nous avons donc

bc(c2 − 3bc+ 3b2

)est un carré strictement supérieur à 1.

La solution non-triviale correspond à c = 3, b = 1, et nous voulons prouver que c’est l’unique solution telle que gcd (b, c) = 1.Si nous remplaçons c par 3c′, nous sommes ramenés à un problème analogue avec c′ et b. Il s’agit donc de montrer quel’équation n’admet pas de solution (b, c) avec gcd (b, c) = 1 et c 6≡ 0 [3].

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 16

C’est pour ce problème qu’Euler raisonne à l’aide d’une “méthode de descente infinie”. Il montre que si une telle solution(b, c) existe, on peut trouver une autre solution (u, t) strictement plus petite que (b, t) en un certain sens. En effet, dansce cas, les nombres b, c et c2 − 3bc+ 3b2 sont premiers entre eux et sont tous des carrés. On peut alors écrire

c2 − 3bc+ 3b2 =(mnb− c

)2, gcd (m,n) = 1 et m,n > 0.

On a doncb

c=

3n2 − 2mn

3n2 −m2,

où 3n2 −m2 et 3n2 − 2mn sont premiers entre eux, sauf si 3 divise m.Supposons que 3 ne divise pas m. On a alors ou bien b = 3m2 − 2mn et c = 3n2 −m2, ou bien b = 2mn − 3m2 et

c = m2 − 3n2. On voit que 3n2 −m2 ne peut être un carré modulo 4, donc c = m2 − 3n2 et b = 2mn− 3m2. Or m2 − 3n2

est un carré, disons(m− 3p

qn)2

où p et q sont des entiers positifs premiers entre eux. Par conséquent

m

n=

3q2 + p2

2pqet

b

n2=

3q2 − 3pq + p2

pq.

Or b est un carré, donc 3q2−3pq+p2

pq est un carré ainsi que pq(3q2 − 3pq + p2

). Euler a donc trouvé deux entiers p et q tels

que pq(3q2 − 3pq + p2

)est un carré. Or le couple (p, q) est, en un sens non précisé par Euler, “plus petit” que le couple

(b, c) : en fait, on peut associer aux couples d’entiers (x, y) sa hauteur H (x, y) = max {|x| , |y|} , qui diminue strictementquand on passe (b, c) à (p, q) dans le procédé d’Euler.

Cette chute de hauteur est la version de la descente de Fermat qu’on trouve dans plusieurs solutions modernes deproblèmes diophantiens.

I.4 La résolution de la conjecture de CatalanComme nous l’avons dit plus haut, la difficulté de la preuve de la conjecture de Catalan nous interdit de l’exposer

complètement ici. Nous nous contentons de mentionner les résultats intermédiaires qui ont mené à sa résolution complète.On se convaint aisément que la résolution de la conjecture de Catalan se ramène à l’étude de l’équation

xp − yq = 1 avec p et q premiers et |x| , |y| > 1. (I.4.1)

En 1850, V.-A. Lebesgue montre que l’équation xp = y2 + 1 n’a pas de solutions entières. Pour cela, il raisonne surl’anneau des entiers de Gaus Z [i] = {a+ ib ∈ C : a, b ∈ Z} (qui est un anneau factoriel), et réécrit l’équation sous la forme

xp = (y + i) (y + i) .

Il montre que le pgcd de y − i et y + i est une unité de Z [i] (c’est l’un des nombres ±1,±i), et réécrit l’équation sous laforme d’une paire d’équations

y + i = is (a+ bi)s, y − i = (−i)s (a− bi)s ,

où s ∈ {0, 1, 2, 3}. On peut alors éliminer y de plusieurs manières, de telle sorte que l’équation obtenue mène à unecontradiction.

Autant la cas q = 2 de l’équation de Catalan se traite (relativement) aisément, autant le cas p = 2 s’est avéré beaucoupplus difficile. En 1965, K. Chao a montre que l’équation x2 − yq = 1, où q est un nombre premier supérieur ou égal à 5,n’a pas de solution. L’une des étapes de la preuve originale de Chao montrait que si une solution existait, alors x > 103.10

9

.Le résultat de K. Chao a été redémontré de façon beaucoup plus élégante en 1976 par E.Z. Chain.

Nous pouvons dès lors supposer p et q premiers impairs. Dans deux articles, publiés en 1953 et 1960, J.W.S. Casselsprouve que si xp − yq = 1, où p et q sont deux entiers impairs, alors p divise y et q divise x. Ce résultat joue un rôleimportant dans la plupart des preuves dédiées à la conjecture de Catalan. Il admet une corollaire facile, démontré parA. Makowski en 1962 : trois entiers consécutifs ne peuvent être des puissances. Cette question figurait sur la liste desproblèmes arithmétiques non résolus de Sierpiński en 1960. La preuve est très courte. En effet, si on considère le système

xp − yq = 1

yq − zr = 1

où x, y, z sont des entiers positifs et p, q, r sont des nombres premiers, il résulte du théorème de Cassels que q divise x etz. Donc q divise xp − zr = 2 et q = 2. La première équation devient xp − y2 = 1, don V. A. Lebesgue a montré en 1850qu’elle était impossible.

CHAPITRE I. LA CONJECTURE DE CATALAN : GENÈSE D’UN PROBLÈME 17

En 1976, R. Tijdeman fait une avancée considérable. Il montre, en s’appuyant sur la théorie de Baker (1969) surles bornes pour les solutions d’équations diophantiennes d’un certain type, que les tailles des solutions x, y, p, q peuventadmettent des bornes effectives. Plus précisément, les résultats de Baker permettent de borner les inconnues x et y. lacontribution de Tijdeman permet de borner les puissances p et q. Contrairement aux articles qui ont suivi, la preuve deTijdeman n’utilise pas le résultat de Cassels. M. Langevin a donné en 1977 l’ordre de grandeur de ces bornes :

max (p, q) < 10106, max (x, y) < exp exp exp exp (700) .

Donc, théoriquement, la conjecture de Catalan peut donc être démontrée par un ordinateur !

Les contributions de P. Mihailescu à la conjecture de Catalan font l’objet d’articles publiés entre 1999 et 2002. Voicicomment on peut résumer ses résultats sur les solutions de l’équation (I.4.1).

Théorème I.4.1. (Résultats de Mihailescu). Soit (x, y, p, q) une solution de l’équation (I.4.1). Alors :1. pq−1 ≡ 1

[q2]et qp−1 ≡ 1

[p2](double critère de Wieferich).

2. Si p, q > 11, alors p ≡ 1 [q] et q ≡ 1 [p].3. p < 4q2 et q < 4p2.

Déduire la conjecture de Catalan de ces énoncés est un exercice plutôt facile.