Conférences de Carême : Trois figures de sainteté pour ...

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1 CONFÉRENCES DE CARÊME 2015 Trois figures de sainteté pour accompagner notre vie chrétienne Saint Augustin ou l’inquiétude du cœur p. 2 Père Luc de Bellescize Saint François de Sales ou le bon usage de ses imperfections p. 13 Père Antoine Louis de Laigue Saint Thomas d’Aquin ou la volonté de devenir saint p. 21 Père Etienne Masquelier NOTRE-DAME DE GRÂCE DE PASSY Carême 2015

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CONFÉRENCES DE

CARÊME 2015

Trois figures de sainteté pour accompagner notre vie chrétienne

Saint Augustin ou l’inquiétude du cœur p. 2 Père Luc de Bellescize

Saint François de Sales ou le bon usage de ses imperfections p. 13 Père Antoine Louis de Laigue

Saint Thomas d’Aquin ou la volonté de devenir saint p. 21 Père Etienne Masquelier

NOTRE-DAME DE GRÂCE DE PASSY

Carême 2015

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Saint Augustin ou l’inquiétude du cœur

« Notre cœur est inquiet tant qu’il demeure loin de toi »

Père Luc de Bellescize

1. Un vieillard qui meurt

Je vois le vieillard qui meurt, fin août 430, dans la pleine chaleur d’Hippone, au nord est de l’Algérie actuelle, laissant au monde une œuvre immense de plus de mille publications. Évêque, il porte l’anneau et la croix, cette croix sur sa poitrine et dans son cœur, comme un signe de l’amour qui sauve, du combat entre la cité de Dieu : immortelle et céleste, et la cité des hommes : idolâtre, violente et déjà morte. En 410 Rome a été mis à sac par les Wisigoths d’Alaric et son long cortège de massacres, d’incendies et de destruction des bibliothèques antiques. Vingt ans plus tard, sa propre ville est assiégée par les Vandales. L’empire romain s’effondre, comme se décompose un immense cadavre. Voici venir, dit le livre de l’Ecclésiaste, « les jours mauvais, avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles (…) quand s’arrête le chant de l’oiseau, et quand se taisent les chansons (…) lorsque l’homme s’en va vers sa maison d’éternité, et que les pleureurs sont déjà au coin de la rue ; avant que le fil d’argent se détache, que la lampe d’or se brise (…) et que la poussière retourne à la terre comme elle en vint, et le souffle de vie, à Dieu qui l’a donné. Vanité des vanités, tout est vanité » (Eccl. 11-12). Augustin a fait écrire en gros caractères les psaumes de pénitence, pour mourir en pauvre et en mendiant de Dieu. « Il les fit afficher sur le mur, écrit son ami et biographe Possidius, de sorte que dans son lit de malade il pouvait les voir et les lire, et il pleurait ». Quatre ans auparavant, Augustin a nommé son successeur, Eraclius. Le 26 septembre 426, dans la basilique de la Paix, il a prononcé ces paroles lors de la Messe : « Dans cette vie nous sommes tous mortels, mais le dernier jour de la vie est incertain pour chaque personne. L’enfance (…) espère parvenir à la vieillesse. La vieillesse, au contraire, n’a aucun temps dans lequel espérer, sa durée même est incertaine. Par la volonté de Dieu, je suis parvenu dans cette ville à la force de l’âge, mais désormais je suis vieux ». Les quatre dernières années de sa vie furent des années de douleur et d’espérance, comme on surmonte un désespoir. « Il traînait sa vieillesse, dit Possidius, dans l’amertume et le deuil, il voyait les massacres et les destructions des villes, les églises privées de prêtres, les religieuses dispersées ». « L’ancien monde s’en est allé », est-il écrit au livre de l’Apocalypse (21). Augustin assiste à l’Apocalypse, au dévoilement du sens ultime de l’histoire. La cité des hommes s’effondre, et seule demeure la cité de Dieu. « Intimior intimo meo », « plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, elle demeure au cœur des croyants renouvelés par la grâce. Augustin, dans ses derniers jours, évoque la vieillesse du vieux monde qui s’en va, divisé, immoral et corrompu, mais aussi l’éternelle jeunesse du Christ : « Ne crains pas, dit il, de rajeunir uni au Christ, ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle ». (Sermon 81, 8). C’est par la Parole sainte, le Logos, le Christ Verbe de Dieu, que peut advenir la paix. « Le plus grand titre de gloire, affirme-il dans sa lettre au comte Darius, est de tuer la guerre grâce à la parole, au lieu de tuer les hommes par l’épée » (lettre 229). Mais était venu pour lui l’heure du grand passage. Il pria qu’on le laisse seul, en dehors des médecins qui venaient l’examiner et des gens qui lui apportaient ses repas. Il se consacra entièrement au silence habité de la prière. Il remit son âme le 28 août 430, et son grand cœur entra dans la paix du Ciel qu’il avait tellement cherchée.

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2. Des « amours honteuses » au regard d’Ambroise

Comme le sont les hommes au grand cœur, Augustin était un homme inquiet. Cor inquietus. Le cœur inquiet ne trouve pas son repos en lui-même, il est en mouvement perpétuel, incessamment déséquilibré et contraint d’avancer, de chercher la paix en dehors de ses propres murs, d’élargir sans cesse, comme dit le psaume, l’espace de sa tente. Au livre de la Genèse, l’homme n’est pas créé dans son état achevé, il est créé non seulement à l’image, mais vers l’image de Dieu. Il est dynamisme, désir, tension vers. Augustin n’eut jamais le sentiment tranquille du rassasiement, il était un homme passionné et insatiable, et le tourment de son âme jaillissait sur son corps. Il fut longtemps esclave des désirs de la chair. Il raconte dans ses Confessions l’histoire de sa vie, de ses péchés, de ses ténèbres mais aussi des grâces reçues et des fulgurantes lumières. La vie d’un homme nous échappe toujours, il est infiniment plus que ce qui se voit, s’entend, se comprend. Malgré l’écriture des Confessions, véritables monuments de spiritualité et de littérature, écrites bien avant Rousseau, le mystère de sa vie d’homme et de son cœur de saint ouvragé par le Christ échappe à toute forme de discours. Il nous ouvre cependant l’histoire de son âme, l’histoire de son corps aussi, tourmenté par la chair et l’expérience du mal, l’histoire d’un homme blessé aux épines des jours qui passent, mais assoiffé de la vie bienheureuse et de la paix du cœur. Il naît dans la province romaine de Taghaste, en 354, d’un père païen, Patrice, violent et volage, qui recevra le baptême juste avant sa mort, et d’une mère chrétienne admirable, Monique, qui pleura beaucoup la vie dissolue de son fils. « Mais l’enfant de tant de larmes, lui dira plus tard l’évêque Ambroise, ne pouvait être perdu ». La conversion d’Augustin fut le fruit des larmes de sa mère et de sa foi : « J’ai bu, écrit-il, l’amour du Seigneur dans le lait de ma mère » (Conf. 3, 4). Il avait un frère, Navigius, et une sœur dont nous ignorons le nom, mais qui fondera un monastère féminin. Il reçut de sa mère une connaissance du Christ, et le rite du sel qui signifiait l’entrée dans le chemin des catéchumènes, sans être encore baptisé. Il était alors courant de passer de longues années dans l’état du catéchuménat. Il confessera avoir toujours été attaché à la figure du Christ, mais s’être éloigné de plus en plus de la pratique ecclésiale, comme cela arrive pour de nombreux jeunes aujourd’hui. Il aimait le Christ, mais sans son Eglise. Il fut très jeune tourmenté par la question du mal. Unde malum ? écrira-t-il plus tard. D’où vient le mal ? Dans ses Confessions, il raconte une première expérience du péché pendant son adolescence, pour la seule jouissance de faire le mal. Le voisin avait un poirier couvert de fruits. Avec une bande d’amis désœuvrés, Augustin vola les poires et les piétina. « Oui, ils étaient beaux, écrit Augustin, ces fruits-là, mais ce n’était pas pour eux-mêmes que les convoita mon âme misérable : j’en avais de meilleurs, et en abondance. Si je les ai cueillis, c’était uniquement pour voler, puisque à peine cueillis je les ai jetés, n’en ayant tiré que le seul régal de jouir joyeusement de mon iniquité : même si j’en ai goûté une bouchée, c’est mon crime qui leur donnait de la saveur ». Il s’interroge alors : « Qu’ai-je donc aimé, moi, dans ce vol ? Peut-être était-ce le plaisir de transgresser ta Loi ? Et peut-être ai-je voulu, par ruse du moins, faute de pouvoir réel, imiter, tel un captif, un acte libre – liberté de manchot ! –, en posant impunément, par une ténébreuse parodie de toute-puissance, quelque chose d’interdit ? » Toute jeune homme, dans l’ivresse de ses vingt ans, Augustin se rendit à Carthage, comme d’autres aujourd’hui partent en Erasmus, pour suivre des cours de rhétorique et devenir professeur. Il y fut un élève extrêmement brillant, mais dissipa sa vie, comme le fils prodigue, dans le libertinage et les spectacles. « Le théâtre me ravissait avec ses représentations pleines des images de mes misères, aliments du feu qui me dévorait ». « Je vins à Carthage et de tous côtés j'entendais bouillonner la chaudière des amours honteuses.

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Je n'aimais pas encore mais j'aimais à aimer. Aimant l'amour, je cherchais un objet à mon amour ; je haïssais la sécurité, la voie sans pièges, parce qu'au fond de moi j'avais faim : je manquais de la nourriture intérieure, de toi-même, mon Dieu, mais ce n'est pas de cette faim-là que je me sentais affamé (…) Et mon âme était malade ; rongée d'ulcères, elle se jetait hors d'elle-même, misérablement avide de se gratter contre le sensible (…) Aimer et être aimé m'était encore plus doux si je pouvais jouir du corps de l'être aimé. Je souillais donc la source de l'amitié des ordures de la concupiscence et je voilais sa blancheur du nuage infernal de la convoitise. Et pourtant, dans l'excès de ma vanité, tout hideux et infâme que j'étais, je me piquais d'urbanité distinguée. Je me jetai ainsi dans l'amour où je désirais être pris. Mon Dieu, ô ma miséricorde, de quel fiel ta bonté a-t-elle assaisonné ce miel ! Je fus aimé. Je parvins en secret aux liens de la jouissance, je m'emmêlais avec joie dans un réseau d'angoisses pour être bientôt fouetté des verges brûlantes de la jalousie, des soupçons, des craintes, des colères et des querelles ». C’est à Carthage qu’il eut un fils, Adéodat, enfant extrêmement brillant, mais qui mourut jeune encore, avec lequel il acheva sa préparation au baptême autour du lac de Côme. Après son temps de formation, Augustin enseigna la rhétorique dans sa ville natale de Thagaste, puis à nouveau à Carthage. Il fut ensuite appelé à Rome, un an, puis à la cour impériale de Milan, en 384. Il obtint à Milan un poste prestigieux de professeur grâce à l’influence du préfet de Rome, le païen Simmaque, hostile à l’évêque de Milan, saint Ambroise. Mais, poussé par la curiosité, Ambroise ayant la réputation d’être un grand prédicateur, Augustin alla l’écouter, pas tant pour se convertir au Christ que par la séduction qu’exerçait sur lui l’art oratoire. Je l’imagine facilement au fond, derrière un pilier. Un jour, il réussit à vaincre sa honte et sa gène, et il se confessa à l’évêque, en lui disant : « Père, j’ai perdu la pureté de ma vie ». Ambroise lui aurait alors confié cette parole puissante : « Il y a autant de mérite à la retrouver qu’à ne l’avoir jamais perdue ».

3. Une double conversion : intelligence et volonté

La conversion d’Augustin sera double, à la fois celle de l’intelligence et celle du comportement, de la volonté. Augustin ne fut donc pas un saint de vitrail, mais un homme tourmenté, inquiet, esclave des désirs de la chair, qui vécut un long combat pour obtenir la paix du cœur et la maîtrise de soi. « Dès ma jeunesse, Seigneur, je vous avais demandé le don de la chasteté, mais je vous avais dit : « Accordez moi Seigneur d’être chaste, mais pas trop vite », car je craignais d’être trop promptement exaucé, trop rapidement guéri du mal impur dont j’étais possédé, aimant mieux être entièrement consumé de ses feux que de les voir entièrement éteints » (Confessions, 7, 8). « Mes vieilles passions, dit-il dans ses Confessions, me tiraient par mon manteau de chair, elles me disaient : « Tu nous congédies, tu ne sors plus avec nous ? ». Deux séductions se battaient à mort en son âme : celle des désirs de la chair, celle du désir de Dieu. « C’est par l’aile des grands désirs, dira plus tard la petite Thérèse, que l’on parvient jusqu’à Dieu ». La grâce nous parvient toujours à la profondeur même de notre péché. Le grand pécheur peut devenir un grand saint, et les grands saints ont toujours ceci de paradoxal qu’ils ont une conscience aiguë d’être de grands pécheurs. L’homme médiocre jusqu’en ses péchés, l’homme mesquin jusqu’en la conscience de ses fautes, ne sera jamais un grand saint, car il faut se reconnaître perdu pour que le Christ vienne nous chercher. Les saints s’assoient à la table des pécheurs. « Tu n’es ni chaud ni froid mais tu es tiède, et je vais te vomir de ma bouche », dit le Seigneur au livre de l’Apocalypse (3, 15). Les petits esprits sont légion, les grandes âmes sont rares : aux uns la morne plaine, aux autres la pureté des lignes de crêtes. Augustin fut une grande âme, un cœur excessif, qui s’est enlisée dans le bourbier de la chair, signe visible de son errance inquiète, de sa faim et de sa soif de Dieu. « Mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu

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vivant », dit le psaume. Le Christ aime les chercheurs, les insatisfaits, les décalés, les nostalgiques, les buveurs idéalistes, et même les prostituées et les grands pécheurs, non pas pour leur péché, mais parce que leur quête inquiète est le signe d’un absolu qui ne s’est pas encore trouvé. La déviance n’est pas toujours le fait d’une âme perverse, elle est aussi souvent l’expression d’une âme trop grande pour le monde, qui se brûle aux fausses lumières parce qu’elle n’a pas encore trouvé Dieu. Si les publicains et les prostituées nous précèdent au Royaume (Mt 21, 31), c’est parce qu’ils sont des êtres de sensibilité et de désir dont le Christ seul peut combler l’angoisse de vivre. Il y a quelque chose de cela chez Augustin, comme plus tard chez Charles de Foucauld, qui faisait venir des caisses de champagne et des femmes légères dans sa garnison d’Afrique du Nord. Entre les grands pécheurs et les grands saints, c’est souvent le même gant retourné. « L’abîme appelle l’abîme », dit le psaume. L’abîme du péché appelle l’abîme de la grâce. C’est parce que le peuple était esclave de Pharaon qu’il a été libéré, c’est parce que l’homme reconnaît son péché qu’il peut s’ouvrir à la puissance du Rédempteur, c’est parce que le fils est perdu qu’il est retrouvé, parce qu’il est mort qu’il peut revenir à la vie. La débauche du corps, qui troubla si longtemps Augustin, manifestait l’inquiétude de son cœur. Le corps est le « sacrement » du cœur et « notre cœur est inquiet, écrit-il dans ses Confessions, tant qu’il demeure loin de toi ». Il dit en parlant du Christ, désigné par les psaumes comme « le plus beau des enfants des hommes », ces paroles qui sont peut-être les plus belles de son œuvre immense : « Bien tard je t’ai aimée, beauté si ancienne et si nouvelle, tu étais au dedans de moi et j’étais au dehors, et c’est du dehors que je te cherchais. Je me ruais, dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures. Tu étais avec moi et je n'étais pas avec toi, retenu loin de toi par ces choses qui ne seraient point, si elles

n'étaient en toi. Tu m'as appelé, et ton cri a forcé ma surdité ; tu as brillé, et ton éclat a

chassé ma cécité ; tu as exhalé ton parfum, je l'ai respiré, et voici que pour toi je soupire ;

je t'ai goûtée et j'ai faim de toi, soif de toi ; tu m'as touché, et je brûle d'ardeur pour la paix que tu donnes. Maintenant, toute pleine sera ma vie remplie de toi, mais jusque là, trop vide encore de toi, je pesais sur moi ». Augustin fut un amoureux de la beauté. Mais « le drame de la beauté, écrit François Cheng, c’est que l’homme est capable de la faire mentir », de la prostituer, de la vendre, de la détourner du vrai et du bien. Le Christ est la seule beauté qui ne peut pas mentir, car il est l’icône du Père. Les beautés de la terre peuvent devenir des idoles qui enferment, la beauté du Christ ouvre au Père éternel. « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Augustin pesait sur lui parce qu’il était encore trop vide de ce Dieu qu’il désirait de toute son âme, trop vide de la véritable beauté qu’il cherchait à saisir en embrassant la grâce éphémère des créatures qui passent. Charles Péguy pressent quelque chose du tourment augustinien quand il écrit que les « âmes habituées, celles qui se font une carapace de vertu, ne mouillent pas à la grâce », ou quand il dit qu’avec « un désordre vivant, il y a toujours de la ressource et de l’espoir, mais qu’il n’y a plus aucun espoir avec un ordre mort ». Il y a une parole du Christ énigmatique en saint Mathieu (12). Le démon, dit Jésus, après avoir été chassé, erre dans les landes désolées. Puis il se dit, je vais retourner chez moi. A son retour, il trouve la maison balayée, bien rangée et en ordre, alors il revient avec six démons pires que lui, et l’état de cet homme devient pire que le premier. Que signifie cette parole ? Que celui qui veut ordonner sa vie par lui-même, balayer sa propre maison de ses propres forces, deviendra un repère de démons, alors que celui qui ouvre son désordre à la vie de Dieu pourra ordonner sa vie. Augustin eut l’humilité d’ouvrir à son Seigneur les méandres de son âme, les blessures de son cœur. On pourrait reprendre, en contemplant sa vie morale dissolue, puis sa pacification progressive, le poème de Patrice de La Tour du Pin : « Les médiocres seuls, les domestiqués, ne pourront comprendre son

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amertume. Ils n’entendent pas, perdus dans la brume, la cri farouche des oiseaux traqués ». Le bourgeois rassasié, sans grand péché, mais sans grande question ni grand drame, bien propre dans sa maison bien rangée, n’a pas assez d’inquiétude dans le cœur pour s’ouvrir au Royaume. Certains sont des anxieux assoiffés de recevoir le feu de l’Esprit Saint et la paix du cœur dans la miséricorde du Christ, d’autres sont surtout préoccupés de savoir si la concierge a bien allumé le chauffage et si leurs actions sont toujours aussi rentables. Nous nous retrouvons sans doute à la frontière de ces deux postures face au mystère de notre propre existence. Les uns brûlent de connaître l’Eternel, les autres se contentent du temporel jusqu’à peser sur eux-mêmes, car Dieu se donne toujours à la mesure de notre cœur.

4. Deux inquiétudes

Il y a donc deux inquiétudes, l’une païenne, qui est l’obsession des choses, l’autre évangélique, qui est la soif de Dieu. « Ne soyez pas inquiet pour votre corps de ce dont vous le vêtirez, dit le Seigneur, ne soyez pas inquiets de ce que vous mangerez, tout cela les païens le recherchent, mais vous, cherchez le Royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît » (Lc 12). La sainteté serait d’être dans la paix des choses et dans l’inquiétude de Dieu, comme l’épouse du Cantique : « J’ai interrogé les gardes, qui font la ronde dans la ville. Avez vous vu celui que mon cœur aime ? Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé, sa fuite m’a fait rendre l’âme » (Ct 3). Le Pape François dit, dans une homélie sur saint Augustin : « Regarde au plus profond de ton cœur, regarde à l’intime de toi-même, et demande toi : as tu un cœur qui désire quelque chose de grand ou un cœur endormi ? Ton cœur a-t-il conservé l’inquiétude de la recherche ou l’as tu laissé étouffer par les choses, qui finissent par l’atrophier ? Augustin se laisse inquiéter par Dieu ». « Eros et thanatos ». L’amour et la mort. Les deux mystères où l’homme retrouve son âme d’enfant, tombe de sa superbe, perd pied et avance en eau profonde. Avec son incapacité à ordonner sa vie par lui-même, Augustin est ébranlé par l’expérience de la mort d’un de ses amis les plus chers. « Nous avions grandi ensemble, nous avions été à l’école, nous avions joué ensemble », dit saint Augustin. « Elle m’était bien douce, cette liaison entretenue au foyer des mêmes sentiments ». « Je l’avais détourné de la vraie foi, pour l’amener à ces fables de superstition et de mort qui coûtaient tant de larmes à ma mère. Mais te voilà, Seigneur, et tu retires cet homme de la vie. Dévoré de fièvres, il gisait sans connaissance dans une sueur mortelle. Il fut baptisé à son insu, sans que je m’en misse en peine, persuadé qu’un peu d’eau répandue sur son corps insensible ne saurait effacer de son âme les sentiments que je lui avais inspirés. Il s’en trouva mieux, et en voie de salut. Aussitôt que je pus lui parler, je voulus rire, pensant qu’il rirait avec moi de ce baptême qu’il avait reçu en absence d’esprit et de sentiment. Mais il eut horreur de moi, et avec une admirable liberté, il m’ordonna de cesser de parler ainsi. Je contins les mouvements de mon âme, attendant que sa convalescence me permît de l’entreprendre à mon gré. Mais peu de jours après il mourut ». Augustin vit alors le deuil sans la consolation de la foi, c’est à dire dans la nuit du néant, sans la flamme de l’unique espérance, car hors de la foi, la mort est néant : « La douleur de sa perte voilà mon cœur de ténèbres. Tout ce que je voyais n’était plus que mort. Mes yeux le demandaient partout, il m’était refusé. Et tout m’était en horreur, car tout était vide de lui ». (Conf. 4, 4).

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5. Du foisonnement au firmament.

Le trouble de la chair, l’angoisse face à la mort, furent chez Augustin la manifestation visible de l’inquiétude de son intelligence. Augustin était un amoureux de la vérité. Il ne cessa de la chercher comme on désire l’eau vive dans les sables du désert. Il abandonna la foi catholique à son adolescence, incapable d’en voir le caractère raisonnable et déçu par la lecture de la Bible, où il se perdit dans un foisonnement désordonné qui n’avait pas la noblesse des grands discours construits de la sagesse romaine. La Bible est pleine de rapines et de meurtres, de signes incompréhensibles, de débauches et de sang, et Dieu y trace un chemin de lumière dans les ténèbres des hommes. Mais Augustin n’avait pas encore trouvé la Lumière. « Je m’agitais, je soupirais, je pleurais, j’étais en proie au trouble, il n’y avait pour moi ni repos ni sagesse. Je portais une âme déchirée et sanglante qui ne souffrait plus de se laisser porter par moi, et je ne savais où la déposer (…) C’est vers vous, Seigneur, qu’il fallait la hausser, mais je n’en avais ni la volonté ni la force. Vous étiez dans ma pensée inconsistant et irréel. Ce n’était pas vous, mais un vain fantôme, et mon erreur était mon dieu. Si j’essayais d’y reposer mon âme, elle tombait dans le vide et s’affaissait sur moi, et je restais pour moi même comme un lieu désolé, où je ne pouvais me tenir, et que je ne pouvais quitter ». Il constate avec amertume que la recherche de la sagesse et la maîtrise de l’art rhétorique ne seront pas suffisantes pour réformer sa vie. Il vit douloureusement cette contradiction entre son immense intelligence, sa formation reconnue par tous, et les esclavages intimes de sa vie. Il fait l’expérience en son cœur d’un divorce intime. Il désire le Ciel de l’intelligence mais demeure enfoncé dans le bourbier de sa volonté. « Des ignorants se lèvent, et prennent le ciel de force, écrit-il dans ses Confessions, et nous, avec notre science sans cœur, nous nous roulons dans la chair et le sang » (8, 8). Le premier pas de la conversion de son intelligence au Christ consista, à Carthage, en la lecture d’un ouvrage de Cicéron disparu, l’Hortensius. Ce texte éveilla en lui l’amour de la sagesse : « Il changea littéralement ma façon de voir », si bien qu’à l’improviste, « tout vain espoir perdit de sa valeur, et je désirai avec une incroyable ardeur du cœur l’immortalité de la sagesse ». C’est ensuite qu’il entreprit la lecture de la Bible, et qu’il fut déçu par son foisonnement désordonné. Il n’y trouva pas l’élévation de la philosophie. A ce stade, il rencontra les manichéens. Ils se présentaient comme des chrétiens, même s’ils refusaient la divinité du Christ, et promettaient une religion totalement rationnelle. C’est une gnose, qui conçoit Dieu sans visage incarné. Troublé par le scandale du mal, Augustin trouve dans le dualisme manichéen une première explication. Pour eux, le monde est divisé en deux principes coéternels, le bien et le mal qui expliquent ainsi la complexité de l’histoire. En découle une morale dualiste qui plaît d’autant plus à Augustin qu’elle est très élevée pour le cercle des initiés et des élus. Ressemblance frappante avec les loges maçonniques actuelles : appartenir au manichéisme ouvrait des perspectives faciles de carrière. Augustin, brillant et ambitieux, en profita. Mais son exigence intellectuelle épuisa rapidement cette doctrine à propos de l’éternel duel entre le bien et le mal. Qu’est ce que le mal ? « Il est privation d’un bien » dit Augustin. Il n’a donc pas de substance propre, puisqu’il détruit ce qui est. Donc « ce qui est » précède nécessairement ce qui le détruit. Pour détruire un bien, il faut déjà que ce bien existe. Il y a donc, en stricte logique, une préexistence du bien par rapport au mal. « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, est-il écrit dans la Genèse, et cela était très bon ». Serait-ce donc la Genèse qui dit vrai ? Son cœur hésitait encore… Le basculement intellectuel d’Augustin se fit dans l’écoute des sermons d’Ambroise. Le prestigieux évêque de Milan lui donna la clef de toute l’Ecriture en la personne du Christ. Grâce à lui, et donc grâce à l’Église qui lit et interprète les textes sacrés, il passa du foisonnement des Écritures au firmament

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des Écritures. Ambroise avait une lecture typologique de l’Ancien Testament. C’est à dire que toute parole de l’Ancienne alliance ne peut trouver sa pleine lumière et son accomplissement que si on la considère comme la prophétie du Christ à venir, lumière de toute l’Écriture. L’Ancienne Alliance chemine dans un clair-obscur vers la bienheureuse lumière. « Dans l’Ancien testament, écrira Augustin plus tard, le Nouveau est endormi, dans le Nouveau, l’Ancien ressuscite ». « J’étais heureux, dit-il, d’entendre Ambroise répéter souvent dans ses sermons, comme une règle recommandée avec le plus grand zèle : « La lettre tue mais l’esprit vivifie ». Et lorsque, écartant le voile mystique, il découvrait la signification spirituelle de textes qui, entendus selon la lettre, semblaient enseigner une erreur, « il ne disait rien qui me choquât, bien que j’ignorasse encore s’il disait la vérité » (Confessions, 4, 6). La vérité, c’est le chant d’un enfant qui la lui donna. « Si vous ne redevenez pas comme les enfants, dit le Seigneur, vous n’entrerez pas au Royaume des Cieux » (Mat 18). C’était à Milan, dans un jardin. Encore pris dans ses contradictions, Augustin écrit « je pleurais, dans l’amère contrition de mon cœur. Et voici que j’entends, de la maison voisine, une voix, voix de jeune garçon ou de jeune fille, je ne sais. Elle dit en chantant et à plusieurs reprises : Tolle, lege. Prends et lis. Je pris le livre de l’apôtre, l’ouvris et lu en silence le premier chapitre où tombèrent mes yeux : « Ne vivez pas dans la ripaille et l’ivrognerie, ni dans les plaisirs impudiques du lit, ni dans les querelles et les jalousies, mais revêtez vous du Seigneur Jésus Christ, et ne pourvoyez pas à la concupiscence de la chair ». Je ne voulus pas en lire davantage, c’était inutile. A peine avais-je fini de lire cette phrase qu’une espèce de lumière rassurante s’était répandue dans mon cœur, y dissipant toutes les ténèbres de l’incertitude » (Conf. 12, 8). Dès lors Augustin va s’engager résolument sur le chemin du Baptême, et il recevra cette grâce des mains de saint Ambroise, dans la cathédrale de Milan, à la Veillée pascale de l’an 387. Il se retira alors en Afrique, et dans un petit monastère fondé de ses mains avec quelques amis, et se consacra à la vie contemplative et à l’étude. Mais le rêve ne dure que trois ans, et il est choisi comme évêque. « Il me faut sans cesse prêcher, discuter, reprendre, édifier, être à la disposition de tous. C’est une lourde charge, un grand poids, une immense fatigue ». « Quand tu étais jeune, Pierre, tu mettais toi même ta ceinture, et tu allais où tu voulais. Quand tu seras vieux, un autre te mettra ta ceinture et te mènera là où tu ne voudrais pas aller » (Jn 21). L’épiscopat est un honneur aux yeux des hommes, il l’est sans doute en vérité, mais dans l’invisible vie intérieure, toute charge ecclésiale demande une mort à soi-même, et plus la charge est lourde, moins l’homme s’appartient. Augustin voulait connaître le repos de son monastère. Il mourra évêque, écrasé de labeurs et de fatigues, assistant à la fin d’un monde, assoiffé de connaître enfin le monde nouveau. Il me fait penser au grand pape Benoît XVI qui avait préparé sa retraite en Allemagne et qui fut appelé à devenir successeur de Pierre. Il y a entre ces deux hommes une connivence de pensée, mais sans doute aussi de vie, du moins en ce qui concerne l’amour de la sagesse et la charge de l’épiscopat.

6. Devenir soi en Dieu

La conversion d’Augustin associe à la fois la dimension morale, la metanoia, le changement de comportement, et l’illumination de l’intelligence. Ces deux dimensions, l’intelligence et la volonté, sont liées intimement, et doivent le devenir toujours davantage, pour que l’homme puisse vivre selon ce qu’il croit être juste, bon et beau. On ne peut se convertir sans comprendre, sans avoir fait l’expérience de la vérité du Christ. C’est le Christ, lumière du foisonnement de l’Ecriture, qui transforme l’opacité des figures de l’Ancienne

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Alliance en firmament, qui dessine un sens. C’est le Christ qui chasse les ténèbres de la vie dissolue d’Augustin et le révèle à lui-même. Il comprend alors qu’il est lui-même l’homme ancien, et qu’il doit devenir l’homme nouveau. L’ancien monde s’en est allé, « le vieux monde croulant de péché », comme l’écrit Bernanos, et avec lui s’en va l’empire de Rome sous les coups des barbares, et voici surgir la nouveauté du Salut, l’homme intérieur et véritable. « Tu étais au dedans de moi, Seigneur, et j’étais à l’extérieur de moi ». « Rentre en toi-même, écrit Augustin, c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » (De vera religione, 39). Etre éloigné de Dieu équivalait à être éloigné de lui-même. « Seigneur, dit-il, tu étais à l’intérieur de moi dans ce que j’ai de plus intime, et plus au-dessus que ce que j’ai de plus haut » (Conf. 3, 6). « Tu étais devant moi, et moi je m’étais éloigné de moi-même, et je ne me retrouvais plus » (Conf. 5, 2). Plus l’homme cherche la vie intérieure, plus il devient lui-même, plus il épuise ses forces dans les idoles de la vie extérieure et les ténèbres du péché, plus il devient étranger à lui-même et s’aliène. « Deviens ce que tu es », disait saint Augustin. « Deviens aussi ce que tu reçois ». Le chemin qui conduit à soi-même passe par un autre que soi. Le Christ en sa miséricorde nous donne à nous-mêmes, nous donne de recueillir nos éclatements, d’habiter notre propre demeure en devenant le Temple de Dieu. « Maintenant, remplie sera ma vie toute pleine de toi. Jusque là, trop vide encore de toi, je pesais sur moi ». Le Christ, Verbe de Dieu, Logos éternel, nous donne aussi d’unifier les deux puissances que sont la foi et la raison. C’est par sa raison qu’Augustin se sépara de l’Eglise catholique, mais l’exigence de rationalité fut telle qu’elle le conduisit aux portes de la foi. L’expérience de la foi, la grâce de la rencontre du Christ illumina sa raison. Elles sont, dira saint Augustin, « les deux forces qui nous conduisent à la connaissance » (Contre les académiciens sceptiques 3, 20). Le sermon 43 exprime cette cohérence retrouvée entre la foi et la raison : crede ut intellegas : « crois pour comprendre ». La foi ouvre la route pour franchir la porte de la vérité. Mais aussi : intellege ut credas : « Comprends pour croire ». La recherche de la vérité nous permet de nous tenir à la porte de la foi, et l’expérience de la foi ne nous fait pas démissionner de la raison. Car il y a aussi une science de la foi, une scrutation incessante des raisons de croire et de la connaissance des mystères.

7. Ni relativisme, ni fondamentalisme J’aimerais tirer deux leçons de cette conversion de l’intelligence et de l’agir. La première c’est que la vérité existe. Nous l’avons trop oublié car nous vivons dans un monde complètement passé au relativisme intellectuel et moral. C’est à dire un monde qui méprise la sagesse, car s’il n’y a pas de vérité, il n’y a pas de philosophie ni de recherche. Dans les débats médiatiques sur les sujets sociétaux, il n’y a généralement aucun service de la vérité. Il ne s’agit pas d’avancer ensemble vers une raison qui nous dépasse, mais d’écraser son interlocuteur. C’est le triomphe des sophistes et des ricaneurs. « Heureux l’homme, dit le premier psaume, qui ne siège pas avec ceux qui ricanent ». Mettez un sophiste, un habitué des médias dominants, rompu aux séductions de l’écran, qui n’a probablement pas passé sa vie à lire saint Augustin, face à Benoît XVI, augustinien d’immense envergure intellectuelle. Sur un plateau télé, pour des spectateurs gavés de platitudes et de prêt à penser, c’est le sophiste qui l’emporte. Pourquoi ? Parce que Benoît XVI pense que son interlocuteur est au service d’une vérité qui toujours nous dépasse et qu’ils vont chercher ensemble dans l’humilité de l’intelligence, en se laissant éclairer chacun par ce que l’autre peut dire de bon, alors que le sophiste n’a pas mis sa parole au service du Logos. Il est dans le bon mot, l’incapacité à écouter, l’écrasement des idéologies et des fausses évidences, l’empire du mensonge, la moquerie et la certitude qu’il n’y a de vérité que circonstanciée et relative. Mais si tout est relatif, cette parole même est relative, et donc suspecte. Qu’au moins celui

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qui prétend que tout est relatif s’applique à lui-même sa propre parole. Et si tout est relatif, il n’y a rien à chercher, et l’homme demeure prisonnier d’un bateau ivre, sans pouvoir jamais trouver l’objet de sa quête. Combien est actuelle cette parole d’Augustin : « Il me semble qu’on doive reconduire les hommes à l’espérance de trouver la vérité » (lettre 1). Il l’écrit au Ve siècle. Elle n’a vraiment rien perdu de son actualité. Nous sommes convaincus que l’idée qu’il y a une vérité est fasciste et totalitaire, et que tout est affaire d’opinions. Je discutais il y a déjà quelque temps avec un homme politique qui me disait qu’il était contre l’euthanasie, ce qui ne pouvait que me réjouir. Mais quand je lui ai demandé les raisons de sa position il m’a répondu : « Ce serait une erreur, l’opinion n’est pas prête à cela ». La vérité, pour lui, même si tous ne sont pas ainsi, dépendait de l’évolution de l’opinion commune et non pas d’une réflexion rationnelle sur le bien commun. Un directeur de Science-Po Aix a eu ces paroles stupéfiantes rapportées par l’ancien aumônier des parlementaires : « J’apprends à mes étudiants à pouvoir dire n’importe quoi en donnant l’illusion d’une parfaite sincérité ». C’est ce que Benoît XVI appelait la « dictature du relativisme ». Elle signe la fin de toute philosophie et de toute recherche du vrai. Si tout est relatif, les hommes ne peuvent plus marcher ensemble dans la même direction, car il ne peut pas y avoir d’authentique dialogue s’il n’y a pas de vérité commune. Le relativisme engendre le cloisonnement, l’individualisme, le communautarisme et la puissance des lobbies. Si « chacun a sa vérité » alors chacun demeure dans l’étroitesse de lui-même, et celui qui pèse le plus lourd impose son point de vue. C’est ce que nous voyons en France, où des minorités agissantes, bien placées dans les réseaux médiatiques et politiques, parviennent à modifier des législations universelles et imposent à tous leurs particularismes. Ce n’est pas la vérité qui engendre la mort, c’est la renonciation à la vérité qui constitue la plus grande violence qui soit, car elle enferme les hommes dans la relativité des opinions et dans la loi du plus fort. Augustin fut un assoiffé de la vérité, et donc un homme humble qui s’en faisait le serviteur. « Je t’ai aimée bien tard, beauté si ancienne et si nouvelle ». Il la chercha de toute son âme, de tout son cœur et de toute sa force. Il la chercha parce qu’il était cherché par elle. « Tu ne me chercherais pas, lui dit le Seigneur, si je ne t’avais pas déjà trouvé ». La vérité est une personne, le Logos s’est fait chair, s’est approché de nous. Si Dieu est vraiment transcendant, Il peut dévoiler son mystère dans l’humilité de la chair, entrer dans l’immanence sans renoncer à ce qu’Il est. C’est ce que l’Islam n’a pas compris. Il a pourtant balayé, trois siècles plus tard, toute l’Afrique du Nord, et le diocèse du berbère Augustin, ce qui demeure une énigme spirituelle de l’histoire. Beaucoup de musulmans développent une conscience profonde de l’existence de Dieu, avec certaines attitudes qui peuvent nous enseigner et qui sont dignes d’admiration. Mais il n’en demeure pas moins que l’Islam est une considérable réduction de la révélation judéo-chrétienne. Il exalte la transcendance de Dieu, mais enferme Dieu dans l’au-delà de sa toute puissance. « Il y a dans l’Islam, disait le responsable de l’œuvre d’Orient, une forme d’idolâtrie de la transcendance ». Or il fait partie de la toute puissance d’entrer dans l’impuissance de la Croix du Christ sans renoncer à elle-même. La toute puissance c’est l’humilité de l’amour et l’humiliation de la douloureuse Passion. Augustin ne se convertit pas à un concept, mais à un visage, visage souffrant de la croix dressée comme une sentinelle de l’espérance, visage glorieux du Christ dans la maison du Père. « Tu avais converti tout mon être à toi » dit-il au Christ dans ses Confessions (8, 12). Si la vérité a revêtu le visage d’un homme, nous n’aurons jamais fini de la connaître. Il y a deux écueils dans la question de la vérité. La première est donc le relativisme, qui affirme qu’il n’y a de vérités que passagères et mouvantes, selon les circonstances de l’histoire. L’autre impasse est celle du fondamentalisme, de la crispation de la vérité dans

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un concept figé, qui ne s’ouvre plus à la lumière. Benoît XVI disait de l’affirmation de la foi par les mots du Credo qu’ils ne prétendaient pas épuiser le Mystère de Dieu dans des concepts, mais ouvrir une fenêtre sur l’Invisible révélé en Jésus Christ. « Deus semper maior ». Dieu est toujours plus grand que nous, le Verbe est toujours plus grand que la parole des hommes, même si cette parole trace le chemin vers lui. Dans la condition terrestre, notre âme est l’épouse du Cantique qui recherche sa face. « C’est ta face, Seigneur que je cherche, ne me cache pas ta face » (Ps 26). Cette certitude de ne pas posséder la vérité comme une chose ou une idole, mais de nous laisser toujours davantage habiter par elle et de la servir humblement, Augustin la manifesta à la fin de sa vie dans son ouvrage intitulé les Retractationes, les « révisions ». Il voulut soumettre à la critique ses très nombreuses œuvres. « J’ai compris, écrit-il, qu’une seule personne est véritablement parfaite et que les paroles du Sermon sur la montagne ne sont réalisées que par une seule personne, Jésus lui-même. En revanche, toute l’Eglise, y compris les apôtres, doit prier chaque jour : pardonne nous nos offenses, comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés ». Péguy est très augustinien quand il écrit ce texte magnifique : « Tout ce qu’on a dit est comme rien. Une eau qui s’écoule, un creux, un rien dans le creux de la main. Tout ce qu’on a passé n’est rien, devant ce qui reste à passer. Et on se sent tout petit, on est si petit devant la réalité. Si petit bonhomme. J’admire ces grands intellectuels qui du fond de leur moleskine mènent la réalité à coupe de bâton. Ça a beau être un bâton de commandement, on se sent si petit, si totalement insuffisant. » Augustin transmet évidemment un savoir immense. Mais il transmet d’abord une inquiétude. « L’homme qui veut rester fidèle à la vérité, dit encore Péguy, doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs ». « Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement ».

8. L’inquiétude du cœur « Cor inquietus », notre cœur est inquiet. Je revois le vieillard qui meurt, fin août 430, dans la pleine chaleur d’Hippone, au nord est de l’Algérie. Il a produit une œuvre immense. Il est évêque, il porte l’anneau et la croix. La croix sur sa poitrine et dans son âme, comme signe de l’amour qui sauve, du combat entre la cité de Dieu, immortelle et céleste, et la cité des hommes marquée par l’idolâtrie, la violence et la mort. Il sait que c’est d’abord en son cœur que l’homme doit livrer le combat, il sait que nous sommes tous à la frontière, tous sur la brèche. Il a placardé autour de son lit les psaumes de pénitence, les psaumes des ténèbres qui appellent la lumière, les psaumes du désert qui désire l’eau vive. Il sait que le repos ne peut se trouver qu’en Dieu, il espère que son dernier souffle fera déchirer le voile qui sépare l’opacité des choses et la Beauté qui demeure, si ancienne et si nouvelle, qu’il a aimée bien tard. Mais il n’est jamais trop tard pour se tourner vers Dieu et devenir soi-même. Il écrit dans le De Trinitate (XV, 28) cette prière si belle qu’il murmurait sans doute au soir de sa vie : « Je t’ai cherché, Seigneur ; j’ai désiré voir par l’intelligence ce que je croyais ; j’ai beaucoup étudié et beaucoup peiné. Seigneur mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi de peur que, par lassitude, je ne veuille plus te chercher, mais fais que toujours je cherche ardemment ta face » (Ps 104, 4). Ô toi, donne-moi la force de te chercher, toi qui m’as fait te trouver et qui m’as donné l’espoir de te trouver de plus en plus. Devant toi est ma force et ma faiblesse : garde ma force, guéris ma faiblesse. Devant toi est ma science et mon ignorance : là où tu m’as ouvert, accueille-moi quand je veux

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entrer ; là où tu m’as fermé, ouvre-moi quand je viens frapper. Que ce soit de toi que je me souvienne, que ce soit toi que je comprenne, que ce soit toi que j’aime ! ».

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Saint François de Sales

ou

l’art d’utiliser ses imperfections

Père Antoine Louis de Laigue

Introduction

La préparation de cette conférence a coïncidé avec une rencontre de l’équipe de couples que j’accompagne et qui a réfléchi sur un thème très contemporain : « Devenir soi, rester soi-même ». Cette manière d’envisager notre existence nous est connaturelle, marquée par la conscience de la singularité individuelle. Elle se décline sur le mode du bonheur, de l’épanouissement de soi, et se monnaye en diverses propositions de spiritualités – le marché ne connaît pas la disette1. Mais il est en réalité difficile de saisir avec justesse cette question de l’identité personnelle, du moi – en soi et par rapport aux autres et au regard qu’ils portent. La réflexion de ce soir nous invite assez fortement à nous décentrer, c’est-à-dire à ne pas partir de notre moi et de la conscience que nous pouvons en avoir. Saint François de Sales a consacré une part non négligeable de son existence à guider des personnes sur le chemin de la vie chrétienne, sur le chemin de la sainteté. La conviction sous-jacente de ce travail d’orfèvre est que chacun, en choisissant de suivre le Christ Jésus, parvient à sa pleine stature. Mais aussi que cette « pleine stature » ne constitue pas le but premier de la recherche. C’est retrouver la question de notre bonheur ou de notre plénitude d’être, à chacun. Mais c’est la situer dans la lumière, éteinte la plupart du temps ou cachée. On peut s’interroger sur soi, en effet, sur ce que l’on est ou ce que l’on voudrait être, mais on peut aussi se perdre dans l’entrelacement de ces interrogations qui se renvoient à l’infini les unes aux autres. Il en est qui malheureusement ne cessent de se chercher eux-mêmes sans se trouver. Et c’est bien là que nous percevons la nécessité d’une lumière ou d’une voie qui permette de sortir avec sûreté du roncier des incertitudes qui irritent les consciences contemporaines2. Le psaume 138 (139) offre une clé. Vous pourrez le lire et le méditer. Je me contente ici de l’évoquer. Il indique le cadre à l’intérieur duquel évoluent la pensée et l’action de saint François de Sales. Ce cadre est celui de la Révélation biblique, celui de l’alliance nouvelle et éternelle. « Seigneur, tu me sondes et tu me connais. » Le psaume commence par ces mots. Notons simplement l’affirmation d’une relation fondatrice, manifestée par le dialogue et l’usage des pronoms « je » et « tu » ; relevons la position exprimée, inverse de celle souvent prise par la quête inquiète de nos contemporains, fondée ici dans l’assurance communiquée que je suis connu de Dieu. J’apprends ainsi à le connaître, qui se fait 1 Par exemple, de Brenda SHOSHANNA, Vivre sans peur. Sept principes pour oser être soi, traduction par Michèle GARÈNE Belfond, Paris, 2011. 2 On en trouve des illustrations dans l’étude de Catherine TERNYNCK, L’homme de sable. Pourquoi l’individualisme nous rend malades, Seuil, Paris, 2011.

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connaître, et je me réjouis de le connaître. Je ne suis jamais mieux moi-même que dans cette louange adressée au Créateur, sans nul retour sur soi-même. Mais, en tout cas, au commencement une quête, un désir ou une recherche intérieure habite le cœur de celui ou de celle qui vient interroger l’Eglise. La première parole qui pourrait y répondre emprunte sa force à la Sagesse : Si tu veux connaître qui tu es, prends résolument le parti de te laisser enseigner. Il me semble que saint François de Sales éduque ainsi à entendre et à éclairer, sans jamais faire oublier que celui qui entend et éclaire n’opère pas de lui-même et demeure pour son propre compte un marcheur.

Quelques éléments de biographie François de Sales naît en 1567 à quelques lieues d’Annecy (sur la paroisse de Thorens, dans le duché de Genevois dépendant du duché de Savoie) et meurt en 1622 à Lyon (couvent de la Visitation), en réputation de sainteté (il sera béatifié en 1661, canonisé en 1665 et proclamé docteur de l’Eglise universelle en 1877). Ce sont 55 années denses, dont voici quelques éléments. Après ses premières années passées en famille, de 6 à 11 ans, François de Sales sera écolier au collège s’Annecy, avant de poursuivre ses humanités à Paris au collège de Clermont jusqu’à l’âge de 21 ans (grammaire, humanités, philosophie, théologie). Il connaît en cette période, vers 1586-1587, ses vingt ans par conséquent, une grave crise intérieure dont on connaît mal les causes (scrupules/angoisse de la damnation ?). Toujours est-il qu’au bout de trois à six semaines il en est guéri, après une prière à Notre Dame (le Souvenez-vous). Il part ensuite à Padoue pour suivre des études de Droit, selon la volonté paternelle qui le veut avocat. François en sort docteur en droit, civil et canonique. Pendant cette période, il lit beaucoup, notamment les grands auteurs chrétiens (Pères, Docteurs, Spirituels). Il découvrira les Théatins, dont Scupoli qui écrivit un Combat spirituel dont François de Sales ne se sépara plus. A son retour, « alors qu’un beau mariage s’apprête pour lui et que le duc de Savoie veut l’élever à la dignité de Sénateur3 », François fait part de son intention d‘entrer dans les ordres. Il est ordonné prêtre en 1593. Commence une activité de prédication, notamment avec la reconquête catholique du Chablais, mais aussi quelques missions diplomatiques variées. Il fait un nouveau séjour à Paris, en 1602 et est sacré à son retour évêque d’Annecy à la mort de son évêque, Mgr Granier. En 1604, à l’occasion d’un Carême prêché à Dijon, François de Sales rencontre la baronne de Chantal, veuve, qui le prend pour directeur. En sera issue la création de l’ordre de la Visitation, avec de nombreux monastères. Publication à Lyon, en 1608, de l’Introduction à la vie dévote – recueil ordonné de conseils pour progresser dans la vie chrétienne. Cet ouvrage rencontre un succès important. En 1650, il aura déjà été traduit en 17 langues. En 1616, publication à Lyon, du Traité de l’amour de Dieu. François de Sales mourra, trois ans après son retour d’un dernier séjour à Paris.

3 René BADY, François de Sales, Collection Les écrivains devant Dieu, DDB, Paris, 1970, p. 9. Dans cet exposé, les références aux œuvres de François de Sales renvoient à l’édition de La Pléiade 1969, avec les abréviations suivantes IVD pour L’Introduction à la vie dévote et TAD pour le Traité de l’amour de Dieu.

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La vie dévote Introduction à la vie dévote. Les mots « dévot » ou « dévotion » exhalent un parfum de vielle armoire de campagne. Ils apparaissent surannés, désuets. On ne les entend guère autrement que d’une manière péjorative, associés de surcroît au mot « faux » : « faux dévot », « confit en dévotion » comme ces fruits gorgés de sucre, qui ne sont plus frais et qui écoeurent. Le Tartufe n’est jamais loin. La difficulté est que le « faux » a détourné de vouloir être le « vrai ». Tartufe qui fit rire, instilla un mal durable. Le serpent originel en profita pour renouveler la gamme de ses suggestions empreintes de défiance. Pourtant le dictionnaire (au moins le Robert dans son édition de 1971) énonce ceci : « dévot », « qui est sincèrement attaché à la dévotion et à ses pratiques », et « dévotion », « attachement sincère et fervent à la religion et à ses pratiques. Sincérité et ferveur indiquent ici l’authenticité d’une attitude religieuse. Le mot « pratiques » contient aussi en germe le risque d’une authenticité frelatée. Les prophètes l’ont toujours eu dans le viseur de leurs oracles. Saint François de Sales ne l’ignorait pas non plus qui, au tout début de son Introduction, met en garde la candidate, Philothée, pour qu’elle sache discerner la vraie monnaie de la fausse. Faisons connaissance avec le maître spirituel :

« Arélius peignait toutes les faces qu’il faisait à l’air et ressemblance des femmes qu’il aimait, et chacun peint la dévotion selon sa passion et fantaisie. Celui qui est adonné au jeûne se tiendra pour bien dévot pourvu qu’il jeûne, quoique son cœur soit plein de rancune ; et n’osant point tremper sa langue dedans le vin ni même dans l’eau, par sobriété, ne se feindra point de la plonger dedans le sang du prochain par la médisance et calomnie. Un autre s’estimera dévot parce qu’il dit une multitude d’oraisons tous les jours, quoiqu’après cela sa langue se fonde toute en paroles fâcheuses, arrogantes et injurieuses parmi les domestiques et les voisins. L’autre tire volontiers l’aumône de sa bourse pour la donner aux pauvres, mais il ne peut tirer la douceur de son cœur pour pardonner à ses ennemis ; l’autre pardonnera à ses ennemis, mais de tenir raison à ses créanciers, jamais qu’à vive force de justice. Tous ces gens-là sont vulgairement tenus pour dévots, et ne le sont pourtant nullement. Les gens de Saül cherchaient David en sa maison ; Michol ayant mis une statue dedans un lit et l’ayant couverte des habillements de David, leur fit accroire que c’était David même qui dormait malade : ainsi beaucoup de personnes se couvrent de certaines actions extérieures appartenantes à la sainte dévotion, et le monde croit que ce soient gens vraiment dévots et spirituels ; mais en vérité ce ne sont que des statues et fantômes de dévotion » (IVD 1, I, §2).

La citation est un peu longue, mais elle nous renseigne bien sur la manière de faire propre à saint François de Sales. Il aime à donner des exemples ou à proposer des illustrations de ce qu’il indique et qui concerne la vie spirituelle. Il révèle ainsi une grande culture, bien sûr, mais surtout une grande sagacité à propos du cœur humain. Son discernement sûr suppose la finesse d’observation et de jugement. On le voit dans la manière vive qu’il a de brosser quelques esquisses de personnages familiers de la comédie humaine. Mais il ne procède pas par curiosité ni ne fulmine contre eux. Il se borne à mettre en évidence la fausseté du jugement que porte sur eux la renommée commune et qu’ils portent sur eux-mêmes. Son propos ici n’est pas d’accuser – tant mieux si ses traits éclairent tel ou tel – mais de donner à sa lectrice les moyens de se prémunir contre des jugements et pratiques qui risquent de l’éloigner de son projet. Ainsi apprenons-nous déjà que chacun voit midi à sa porte, même s’il s’en défend, et que les individus ont souvent propension à absolutiser leur point de vue bien qu’il soit relatif par nature. Nous apprenons aussi, dans le même mouvement, que

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l’être humain court toujours le risque de dissocier l’extérieur ou l’apparence du réel et de l’intérieur. En un autre chapitre, saint François donne à sa lectrice le modèle vivant à partir duquel envisager son existence chrétienne, son existence de véritable dévote. Il s’agit du Christ Jésus, doux et humble de cœur. En une belle image, il lie ces deux vertus l’une à l’autre comme sont mélangés l’huile et le baume parfumé qui composent le saint chrême. Il nomme ainsi douceur et humilité le « chrême mystique ». Mais, tout aussitôt, il prévient Philothée :

« Mais prenez garde, Philothée, que ce chrême mystique composé de douceur et d’humilité soit dedans votre cœur ; car c’est un des grands artifices de l’ennemi de faire que plusieurs s’amusent aux paroles et contenances extérieures de ces deux vertus, qui n’examinent pas bien leurs affections intérieures, pensent être humbles et doux et ne le sont nullement en effet ; ce que l’on reconnaît parce que, nonobstant leur cérémonieuse douceur et humilité, à la moindre parole qu’on leur dit de travers, à la moindre petite injure qu’ils reçoivent, ils s’élèvent avec une arrogance non pareille. (…) Que si étant piqués et mordus par les médisants et ennemis nous devenons fiers, enflés et dépités, c’est signe que nos humilités et douceurs ne sont pas véritables et franches, mais artificieuses et apparentes » (IVD 3, VIII, §2).

L’écart entre l’extérieur et l’intérieur constitue donc un indice qui suggère de se laisser corriger ou ajuster à la vertu que l’on désire acquérir et pratiquer. Il devient un critère de discernement. Mais l’observation générale sur l’hiatus ne conduit pas à discourir sur autrui ou les malheurs de la comédie sociale, elle aboutit à l’application du critère « aux affections intérieures » de Philothée, comme du saint lui-même. Une fois encore, ce qui est indiqué comme précieux et solide renvoie à cette intériorité en laquelle chacun s’oriente et se tient finalement devant Dieu. « La vraie et vivante dévotion présuppose l’amour de Dieu, ains elle n’est autre chose qu’un vrai amour de Dieu » (IVD I, 1, §3). Aimer vraiment Dieu, voilà en quoi consiste la vertu de dévotion. Si le mot ne nous convient pas, conservons en tout cas la réalité qu’il nomme, parce qu’il y est question du cœur de la vie chrétienne. Et ce cœur pourrait être désigné comme l’accomplissement personnel de l’alliance avec Dieu. Sans entrer ce soir dans les détails de la pensée salésienne sur cet amour, il convient cependant de percevoir que la visée ultime de cet amour en l’âme est l’union de volonté entre la personne et Dieu. La grâce dispose, la charité reçue « donne la force de bien faire », la dévotion désigne la perfection de cette charité divine en nous qui « ne nous fait pas seulement bien faire », mais qui « nous fait opérer soigneusement, fréquemment et promptement ». Le Docteur de l’amour divin indique ici le flux de cet amour en la créature et la manière dont il la façonne, à partir de tous les états ou actes en lesquels elle se déploie. Ce ne sont donc point pratiques ou apparences, même si les pratiques particulières soutiennent la personne dans son union progressive à l’amour créateur.

Les obstacles Sur ce chemin, Philothée, qui représente toute personne désireuse de s’unir ainsi à Dieu, Philothée doit savoir qu’elle peut être tentée par celui que saint François de Sales nomme l’ennemi. Au détour d’une phrase, le voici démasqué. Et aussitôt, le terrain a été débroussaillé et la personne affermie peut choisir l’action juste ou la disposition spirituelle à développer. Ainsi peut-on lire, à propos de la tristesse :

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« L’ennemi se sert de la tristesse pour exercer ses tentations à l’endroit des bons ; car comme il tâche de faire réjouir les mauvais en leur péché, aussi tâche-t-il d’attrister les bons en leurs bonnes œuvres ; et comme il ne peut procurer le mal qu’en le faisant trouver agréable, aussi ne peut-il détourner du bien qu’en le faisant trouver désagréable. Le malin se plaît en la tristesse et mélancolie, parce qu’il est triste et mélancolique et le sera éternellement, dont il voudrait que chacun fût comme lui » (IVD 4, 12, §2).

Le maître spirituel ici décrit le visage invisible et l’esprit selon lequel l’ennemi procède. L’ennemi n’a pouvoir que de travestir, et c’est pourquoi sa puissance est illusoire mais sa séduction dangereuse. C’est pourquoi aussi il ne faut ni le surestimer ni le sous-estimer. François en profite donc pour préciser qu’il existe deux sortes de tristesse. Elle peut produire en l’âme miséricorde et pénitence ; mais elle peut produire six mauvais effets : « angoisse, paresse, indignation, jalousie, envie et impatience » (au même endroit, §1). Il faut donc se fier aux paroles du Sage, cité par le Docteur : « La tristesse en tue beaucoup et il n’y a point de profit en icelle ». Il donnera ensuite quelques conseils utiles en cas d’accès de tristesse. Il est un autre ennemi sur le chemin de l’union à Dieu, c’est l’amour propre. Saint François, pour rassurer les âmes inquiètes, dira que son amour-propre lui survivrait quelque temps encore après sa propre mort. C’est dire. Mais c’est aussi connaître le cœur de l’homme et la manière dont il peut se laisser emporter hors du chemin sur lequel il veut marcher. Dans le chapitre consacré à la patience, qui s’apparente à ce qui relève du pâtir et donc de la passion, il indique au détour d’une phrase que « l’amour-propre nous fait toujours ressentir les injures plus grandes qu’elles ne sont ». C’est un fait, et il n’y a pas à épiloguer ou à se lamenter. En revanche, s’il y a besoin de se plaindre d’avoir été lésé ou calomnié, il est recommandé de ne pas faire ses plaintes « à des personnes aisées à s’indigner et mal penser », mais « il faut que ce soit à des âmes tranquilles et qui aiment bien Dieu ». Pourquoi ? Parce que « autrement au lieu d’alléger votre cœur, elles le provoqueraient à de plus grandes inquiétudes ; au lieu d’ôter l’épine qui vous pique, elle la ficheront plus avant en votre pied » (IVD 3, III, §6). La personne doit donc apprendre à composer avec son amour-propre. Imaginer le combattre est un duel avec soi-même perdu d’avance et vouloir l’éliminer n’a pas de sens. Il n’est pas de bonne politique en effet de vouloir rabaisser soi-même son amour-propre ou d’en émonder les ramures. C’est alors subrepticement lui redonner la primauté, car c’est par dépit de soi-même que risque le plus souvent d’agir la personne en ces circonstances. La honte inavouée d’un amour-propre déçu de soi-même est une vive morsure faite à la conscience de soi. Il est donc nécessaire d’emprunter des voies détournées, comme celle qui consiste à accueillir tout bonnement les humiliations, véritables ou supposées, comme celle qui a été suggérée à l’instant et qui consiste à choisir judicieusement les oreilles auxquelles nous murmurons nos confidences. Mais l’amour-propre peut aussi jouer un rôle central dans l’inquiétude. L’inquiétude est fille de la tristesse, écrit François. Elle constitue le « mal le plus grand qui arrive en l’âme ». « Car, comme les séditions et troubles intérieurs d’une république la ruinent entièrement et l’empêchent qu’elle ne puisse résister à l’étranger, ainsi notre cœur étant troublé et inquiété en soi-même perd la force de maintenir les vertus qu’il avait acquises, et quant et quant le moyen de résister aux tentations de l’ennemi, lequel fait alors toutes sortes d’efforts pour pêcher, comme l’on dit, en eau trouble » (IVD 4, XI, §3).

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Quelle est donc l’origine de cette inquiétude, sa cause ? Sans doute faudra-t-il du temps pour la déceler précisément, et probablement y en aura-t-il plusieurs. Mais voici clairement indiquée la nature de l’eau empoisonnée : « L’inquiétude provient d’un désir déréglé d’être délivré du mal que l’on sent, ou d’acquérir le bien que l’on espère ; et néanmoins il n’y a rien qui empire plus le mal et qui éloigne plus le bien, que l’inquiétude et empressement » (au même endroit, §4). La méthode fondamentale, par laquelle la volonté se fait plus docile à Dieu lui-même, dans l’indifférence à ce qui pourrait être donné ou obtenu, cette méthode consiste à se recueillir, à se ramasser intérieurement :

« Quand vous serez pressée du désir d’être délivrée de quelque mal ou de parvenir à quelque bien, avant toute chose mettez votre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir votre jugement, et puis, tout bellement et doucement, pourchassez l’issue de votre désir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables ; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mais sans empressement, trouble et inquiétude ; autrement en lieu d’avoir l’effet de votre désir vous gâterez tout et vous embarrasserez plus fort » (IVD 4, XI, §4).

Saint Paul évoque la sérénité qui est la marque des disciples du Christ. Elle ne traduit pas une absence de mouvements, d’incertitudes, de combats particuliers. Leur absence renvoie plus à la mort qu’à la vie. La sérénité n’est pas nonchalance et encore moins désinvolture, elle correspond à l’assurance paisible de la personne qui chemine avec Dieu et ne le quitte jamais. Elle apprend constamment à vivre en bonne intelligence avec sa nature humaine. Car le désir des biens spirituels peut produire en la personne des effets contraires. Le premier, qui s’apparente à l’oubli de la présence divine et de son appel originel, consiste à s’attrister puis à s’inquiéter précisément de ne pas être parvenu au degré de perfection que l’on espère ou que l’on imagine. Ce que l’on appelle en langage contemporain « l’image de soi ». Elle peut agir de manière destructrice et décourageante, portant au cœur le glaive du découragement. Et cela est contraire au dessein de Dieu qui appelle la créature à lui pour l’unir à sa vie.

Tout par amour, rien par force Ainsi donc cette route ne manque pas de surprises qui contribuent à purifier le désir et affermir la volonté de parvenir à l’union habituelle avec Dieu, avec vivacité et simplicité. Plus on avance sur ce chemin plus apparaît certaine la faiblesse de la créature humaine. On ne trouvera jamais chez saint François de Sales des plaintes ou des reproches, mais plus sûrement l’expression d’une humilité constante, qui, en l’âme, correspond à la ressemblance avec le maître doux et humble de cœur. La patience à l’égard des contrariétés s’enracine dans l’acceptation que notre nature humaine est blessée, sans avoir pour autant perdu sa noblesse ni l’appel à l’union dans l’amour divin. Au contraire même, si l’on suit la troisième préface eucharistique de la Nativité : « Lorsque ton Fils prend la condition de l’homme, la nature humaine en reçoit une incomparable noblesse ». La douceur salésienne n’est donc pas mièvrerie, sentimentalisme ou angélisme. Elle traduit une bienveillance et une espérance en la capacité humaine à répondre, selon ses moyens propres, à l’attrait du Seigneur qui l’attire à lui – dans l’état qui est le sien et qui n’est pas forcément celui de la consécration religieuse. Ainsi écrit-il à propos du chrême mystique, que « l’humilité nous perfectionne envers Dieu et la douceur envers le prochain » (IVD 3, VIII, §1). La douceur qui s’oppose à la violence ou à l’autoritarisme correspond en réalité à la puissance créatrice. Elle donne l’existence et n’écrase pas l’existant, elle veille plutôt à

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son achèvement. En ce sens elle est une juste expression de l’autorité ou de la paternité qui fait grandir. Au contraire de la douceur, la colère qui peut s’emparer de l’âme sous diverses formes est mauvaise conseillère. Ainsi est-il nécessaire, enseigne saint François de Sales, de « résister au mal et de réprimer les vices de ceux dont nous avons la charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement », car on obtient plus par amour et persuasion, ou raison, que par force ou violence. Il est même déconseillé de feindre la colère ou d’imaginer pouvoir la maîtriser, car elle s’insinue, à la manière du serpent qui une fois passée la tête entre tout entier. Et elle met en ébullition l’esprit, l’échauffe (voir IVD, 3, VIII, §4-5). S’il est bon de pratiquer la douceur envers autrui, par complaisance en l’amour même de Dieu, il est bon de la pratiquer à l’égard de soi-même. Ce ne sera pas être toutefois doucereux ou mielleux. Enracinée en tout ce que nous avons déjà indiqué, cette douceur constitue la marque de saint François de Sales et elle a influencé don Bosco et ses successeurs, qui tiennent leur nom du Docteur de l’amour divin. Comme nous l’avons indiqué, cette manière d’être trouve son origine dans un regard qui épouse le regard du créateur qui appelle à l’union. La douceur, envers soi-même et envers autrui, envers celui est éduqué ou accompagné, est une manière de coopérer à l’action patiente de Dieu lui-même. Saint François de Sales indique au fond une manière de se conduire, en bonne intelligence avec les commandements divins et la nature humaine. Elle consiste à faire de nos imperfections, et de nos péchés mêmes, l’occasion d’accueillir davantage la miséricorde et de grandir en liberté intérieure. Elle éduque à regarder Dieu lui-même, car à chaque fois qu’est donnée et prise l’occasion de s’ajuster, c’est un pas avec Dieu et vers Dieu qui est simplement fait. Le maître, comme le Maître, guide avec une douce fermeté et elle lui est possible en raison de son humilité. Mais on voit aussi que sur ce chemin la personne peut être tentée. La plus grande tentation consiste à se retourner sur soi. Cela est manifeste dans la manière dont saint François de Sales indique que nous ne devons nous dépiter « jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections ». S’il est bon en effet de regretter ses erreurs ou ses péchés, de s’attrister peut-être un temps de ses limites, il n’est pas bon que cela soit d’une manière « aigre et chagrine, dépiteuse et colère ». C’est entrer dans un enchaînement se petits péchés qui embrument l’esprit et contribuent à l’écarter de lui-même et de sa quête. Non sans humour, notre auteur le décrit ainsi : « En quoi font une grande faute plusieurs qui, s’étant mis en colère, se courroucent de s’être courroucés, entrent en chagrin de s’être chagrinés, et ont dépit de s’être dépités ». Ils croient avoir détruit le premier courroux par le second, mais il surgira à nouveau (IVD 3, IX, §1). Cercle vicieux, peut-on dire, cercle d’où le Seigneur veut tirer sa créature. Cercle d’où elle a été arrachée par le Christ. C’est donc l’œuvre du salut qui est ainsi accueillie sous la conduite de saint François de Sales. Il ne sert à rien de se reprendre intérieurement avec colère ou amertume. Il est expédient en revanche d’apprendre à se reprendre avec douceur et fermeté. Mais nous savons probablement quelle patience et quelle persévérance il faut pour y parvenir. Dans cette douceur et le travail nécessaire pour la faire croître, sans doute trouverions-nous et le don du salut et l’accueil de ce don. On trouve ici un écho à la demande du psalmiste adressée au Seigneur : « Seigneur, corrige-moi sans colère et reprends-moi sans violence » (Psaume 37, 2) ; ou à la demande du

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Seigneur lui-même : « N’imite pas les mules et les chevaux qui ne comprennent pas, qu’il faut mater par la bride et le mors » (Psaume 31, 9). « Il est bon d’attendre en silence le salut de Dieu » (Lamentations 3, 26) : mystérieuse sentence ; elle vise l’essentiel : dans la vie spirituelle, s’agiter en tout sens engendre plus de mal que de bien et c’est « dans le secret » que le Seigneur apprend au fidèle « la vérité » (Psaume 50, 8)

L’interrogation initiale, sur la manière dont la personne peut espérer devenir elle-même, cette interrogation reçoit une portée renouvelée à la lumière de ces quelques éléments de la doctrine salésienne. Et nous dirions simplement que la vie dévote – la vie chrétienne – traduit exactement la manière dont les baptisés sont appelés à être dès à présent des fils et des filles adoptifs du Père. C’est l’identité la plus commune et la plus personnelle de chacun d’entre nous. Suivant le Seigneur Jésus, doux et humble de cœur, chacun découvre que sa joie la plus intime lui est offerte dans l’union à la volonté du Père. Chacun peut alors s’éprouver tel qu’en lui-même Dieu le rejoint et l’élève. Il ne quitte pas la condition humaine mais la reçoit, en passe d’être transfigurée. Il apprend surtout à ne point se regarder, car son secret, il le connaît en connaissant son Créateur. C’est une des faces du mystère du Maître doux et humble de cœur, révélé dans ce dévoilement : « Tout m’a été remis par mon Père et nul ne sait qui est le Fils, si ce n’est le Père ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Luc 10, 22). « Tout par amour, rien par force » : la devise de saint François de Sales exprime le don spirituel qu’il a reçu pour l’Eglise et l’humanité. A dire vrai, elle correspond à l’agir divin lui-même. Et saint François de Sales est un bon maître pour accompagner notre engendrement et notre enfantement à la vie de l’amour divin – temporel et éternel.

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Saint Thomas d’Aquin ou la volonté d’être saint

Père Etienne Masquelier

Introduction

Comme nous l’avons compris grâce aux deux premières conférences, un saint est unique. Dieu appelle chacun à la sainteté en partant de ce qu’il est. Ainsi, chaque saint reflète un aspect différent du visage du Christ. Dans la très belle biographie Saint Thomas du Créateur4, l’auteur anglais Chesterton reproche « aux hagiographes leur tendance à rendre la sainteté conventionnelle en faisant tous les saints identiques. Alors qu’en fait ils diffèrent entre eux autant et même plus que les assassins »5.

Les pères de Bellescize et de Laigue nous ont dessiné les portraits de deux saints immenses de notre culture occidentale : saint Augustin et saint François de Sales. Le premier portait une inquiétude au cœur, Dieu lui-même la creusa pour attirer cette âme ardente. Le second, l’accompagnateur spirituel François de Sales devint l’instrument du Seigneur pour amener à lui de nombreuses Philothées, et enseigner à tout pécheur que les imperfections sont des lieux de grâce. Tous deux, saint Augustin et saint François de Sales, furent théologiens, pasteurs, prêtres et évêques. Saint Thomas d’Aquin refusa, quant à lui, la charge de l’épiscopat pour les raisons que nous verrons.

Au moment de scruter la vie de saint Thomas d’Aquin, nous nous posons tous la même question : a-t-il quelque chose de concret à nous enseigner pour notre vie chrétienne d’aujourd’hui ? Si nous partons de son image d’Épinal, il est permis d’en douter. Un gros moine, très intellectuel, auteur de quantité d’ouvrages comme la très fameuse Somme théologique, dont les volumes peuvent agréablement garnir les rayons d’une bibliothèque et y prendre la poussière. En outre, cette figure n’est-elle pas un peu désuète, surannée ? N’est-il pas le témoin d’un moyen-âge très chrétien qui a disparu avec l’avènement de la modernité ? Dans l’inconscient collectif, saint Thomas est trop compliqué, inutile, voir rétrograde. Il faut dire que sa réputation d’homme inaccessible n’est pas infondée. Sa production intellectuelle, la puissance de ses raisonnements, la technicité de ses exposés, l’ampleur de son travail forcent le respect. Et, pour être complet, nous devrions mentionner également l’influence des thomistes et des anti-thomistes de toutes les époques qui ne sont pas étrangers à l’image que nous avons aujourd’hui de lui.

Pourtant, derrière la statue de marbre, il y a un homme de chair et de sang. Le cerveau du génie est alimenté par le sang d’un cœur qui bat. Un amour passionné et passionnant anime tout l’être du « bœuf muet de Sicile » - surnom donné par ses camarades étudiants à l’université de Paris.

La pensée du moyen-âge occidental est dominée par deux grandes figures. Saint Augustin vit le crépuscule de l’Antiquité et sera l’autorité de référence de tous les théologiens médiévaux. Saint Thomas en revanche vit plutôt à la fin du moyen-âge, au 13ème siècle. Il est le contemporain de saint Louis et de l’empereur Frédéric II, de l’érection des cathédrales gothiques et de la naissance de l’université de Paris dans le « quartier latin ».

Ces deux hommes peuvent être facilement mis en vis à vis. Augustin insiste sur la grâce, Thomas se fait le chantre de la bonté de la nature. Le premier philosophe avec Platon, le second avec Aristote. Les protestants se réclament d’Augustin et récusent le 4 G. K. Chesterton, Saint Thomas du Créateur, Dominique Martin Morin, Poitiers, 2011, 170p. 5 p.83

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travail de Thomas. Le premier se raconte et disserte sur sa propre histoire dans laquelle Dieu a agi ; le second ne parle jamais de lui. Le désir insatiable du converti d’Hippone face à la force tranquille du théologien d’Aquin. Le feu et l’eau.

Il est commode et très fécond intellectuellement d’opposer nos deux penseurs. De même, il est bien pratique, pour l’histoire des idées, de mettre Platon et Aristote face à face. L’opposition permet de souligner certains aspects, de faire ressortir les originalités de chaque pensée. Mais il faut nous garder des facilités ou raccourcis intellectuels et ne pas oublier qu’Aristote fut élève de Platon, et que Thomas cite Augustin à longueur de page. En effet, l’évêque d’Hippone est l’auteur le plus cité dans la Somme théologique (après l’Ecriture sainte bien évidemment).

Mais, au-delà des influences intellectuelles réciproques, opposer nos deux saints diamétralement serait oublier qu’ils aiment le même Christ, servent l’unique Eglise, et baignent dans le flot d’une tradition commune. Augustin et Thomas n’ont cherché, dans leur vie comme dans leur œuvre, que le visage divin.

Pour manifester cet amour unique qui les fit vivre l’un et l’autre, citons leurs dernières paroles avant de mourir. Au crépuscule de sa vie, saint Augustin s’exprime en ces mots (cités à la fin de la conférence du P. de Bellescize) : « Je t’ai cherché, Seigneur ; j’ai désiré voir par l’intelligence ce que je croyais ; j’ai beaucoup étudié et beaucoup peiné […] fais que toujours je cherche ardemment ta face »6.

Thomas quant à lui articule dans un dernier souffle ces paroles recueillies par son secrétaire Raynald de Piperno : « Je vous reçois, ô salut de mon âme. C'est par amour de vous que j'ai étudié, veillé des nuits entières et que je me suis épuisé ; c'est vous que j'ai prêché et enseigné. […] mais si jamais je me suis mal exprimé, je me soumets au jugement de la sainte Église romaine dans l'obéissance de laquelle je meurs »7.

La jeunesse d’un saint

a. Une voie toute tracée

« Dieu écrit droit avec des lignes courbes » rappelle Paul Claudel en citant un proverbe portugais. Ainsi peut-on résumer l’itinéraire spirituel de tant de personnes, convertis, reconvertis, baptisés adultes ou simple recommençants. Qui ne peut témoigner des blessures, brisures, tournants et retournements d’une vie de foi ? En revanche, concernant saint Thomas, on a l’impression que Dieu écrit droit avec des lignes droites.

Thomas est le dernier fils d’une famille puissante et cultivée, apparentée lointainement à Frédéric II empereur du Saint Empire germanique. Les comtes d’Aquino, d’origine lombarde, sont établis depuis plusieurs siècles en Italie du Sud, à mi-chemin entre Naples (qui appartient à l’empereur) et Rome (cité du pape). En cette première partie du 13ème siècle, les tensions sont importantes entre l’empereur Frédéric II et le pape Innocent IV qui déposera celui-ci en 1245. Landolphe, le père de Thomas, soutient les intérêts de l’empire alors que sa mère Théodora, plus pieuse, est en faveur du successeur de Pierre. Aimon le frère aîné est fait prisonnier en Terre Sainte pour le compte de Frédéric II alors que le second frère, Renaud, est d’abord partisan de l’empereur puis bascule du côté du pape et sera finalement mis à mort par l’empereur. Thomas et sa famille le considèreront comme un martyr pour la cause de l’Eglise8.

6 Saint Augustin, De Trinitate XV, 28. 7 Cité par Marie-Joseph Nicolas dans l’introduction de Somme théologique TOME 1, Paris, Cerf, 2004, p.24. 8 Voir Jean-Pierre Torell, Saint thomas d’Aquin, l’homme et son œuvre, tome I, CERF, Paris, 2012, p.16-31

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Notre saint naît autour de 1225 dans le château familial de Roccasecca. Benjamin de la famille, il est promis aux ordres et entre tout jeune enfant (autour de six ans) au monastère prestigieux du Mont-Cassin, première fondation de saint Benoît et lieu d’origine du monachisme occidental. La famille prévoit que Thomas devienne un jour l’abbé du monastère. Ce dernier est un jeune moine dévot, contemplatif et travailleur. Tout semble simple et facile.

b. Un appel imprévu

Mais, à cause des luttes entre la papauté et l’empire, la vie et le calme du monastère sont bientôt troublés. A l’âge de 14 ou 15 ans, Thomas est donc envoyé poursuivre ses études à Naples où il va faire la rencontre qui changera sa vie. Des frères habillés de blancs sillonnent la ville, ils sont à la fois enseignants et mendiants. Saint Dominique leur fondateur est mort quelques années plus tôt (1221). Thomas trouve enfin sa vocation : une vie passée à la contemplation des mystères de Dieu et le partage de ces trésors dans l’enseignement. En outre, et plus fondamentalement, la radicalité de ces frères et la pauvreté évangélique l’attirent.

Les ordres mendiants sont encore relativement nouveaux. Quelques années seulement se sont écoulées depuis que l’italien François d’Assise et l’espagnol Dominique de Guzman ont réformé l’Eglise endormie et la papauté installée, en optant pour la pauvreté extrême alliée à un zèle apostolique sans nuance.

Séduit, Thomas a pris sa décision, il ne sera pas bénédictin et encore moins père abbé du célèbre Mont-Cassin. De notre point de vue contemporain, nous ne mesurons pas véritablement le changement de vie qu’implique ce choix. Mais la famille de Thomas regarde le volte-face du petit dernier d’un très mauvais œil. Chesterton s’exprime ainsi : « Rien ne montre mieux la profondeur de l’abîme qui séparait l’ancien monachisme du nouveau et la gravité de la révolution opérée par François et Dominique. Thomas veut être moine ? Les portes s’ouvrent toutes grandes sans un bruit, et le long des allées couvertes du monastère un superbe tapis se déroule qui le conduira au siège d’abbé mitré. Thomas veut être frère prêcheur ? Toute sa famille fond sur lui comme une bête féroce »9. Selon le mot du père Chenu, thomiste distingué, « le refus du Mont-Cassin est chez Thomas d’Aquin l’exact réplique du geste de François d’Assise »10.

c. Le bœuf inflexible

Le voilà persécuté pour son choix. Sur ordre de sa propre mère, ses frères l’enlèvent alors qu’il voyage vers Paris pour commencer sa formation de dominicain. Ils le ramènent au château et l’enferment tout simplement, sans autre forme de procès. Ils veulent le persuader d’abandonner son projet indigne de la famille du comte d’Aquin. Mais saint Thomas n’est pas un doux intellectuel rêveur, il est plutôt un homme déterminé, à la volonté inébranlable. Dans l’épreuve de force, la placidité du « bœuf muet » est un avantage. Peu lui importe de scruter le mystère de Dieu dans une cellule de moine ou dans la prison de son propre château familial, et le temps joue en faveur de ce soldat de Dieu qui peut tenir un siège.

Il demeure plus d’un an en captivité11, mais sa constance finit par vaincre tous ses adversaires, les grands de ce monde, son père, sa mère et ses frères de sang. Il est enfin libre de rejoindre ses frères en Christ à Paris. Et, signe supplémentaire de sa bonté affable,

9 G.K.Chesterton, Saint Thomas du Créateur, p.51. 10 Cité par Jean-Pierre Torell p.31 11 Quinze mois peut-être, selon Jean-Pierre Torell, p. 26.

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il ne tiendra pas rigueur à ses proches et entretiendra d’excellents rapports avec eux, toute sa vie durant.

d. Une sainte colère

Un épisode de sa captivité mérite pourtant d’être relaté pour mieux cerner notre personnage. J’imagine que la bonne torture pour le faire plier eût été de lui supprimer ses livres. Apparemment, ses frères n’y ont pas songé et recourent à un moyen plus frustre. L’anecdote est racontée par Guillaume de Tocco, qui fut à la fois un compagnon de la fin de sa vie, son premier biographe et le promoteur de la cause de canonisation.

Le docteur angélique n’est pas sorti souvent de ses gonds. Il renversera tous les obstacles et brisera toutes résistances intellectuelles par la pugnacité de son esprit et par l’endurance de sa volonté. Mais, ce soir-là, en un éclair, il se fait violence. Le bœuf devient taureau enragé.

Ses frères ont décidé d’introduire une prostituée réputée pour sa très grande beauté dans la chambre où ils le tiennent reclus. Peut-être n’espèrent-ils pas le faire chuter, mais plus simplement le troubler ou créer un scandale qui lui sera préjudiciable.

Voici la scène. Alors que le timide jeune homme ignore tout de la machination, la jeune femme en tenue d’Eve pousse la porte de la chambre. Thomas n’entend pas, il est absorbé dans ses pensées en contemplant le feu de la cheminée. Surpris, il se jette sur l’âtre, se saisit d’un tison incandescent et chasse en hurlant la pauvre créature horrifiée. Chesterton achève le récit de l’événement en ces termes savoureux : « Il serait curieux de savoir ce que la malheureuse a pu penser de ce dément formidable, jonglant avec les flammes et apparemment disposé à incendier le château. Après sa fuite, Thomas s’est jeté sur la porte à grandes enjambées, l’a fermée, verrouillée et barrée. Dans un élan passionné, il a enfoncé son brandon dans le bois du vantail et tracé, comme un sacramental brûlant le signe de la croix, puis est allé se rasseoir sur ce siège d’étude pérenne, cette chair de philosophie, ce trône secret de contemplation, d’où il ne se lèvera jamais plus ». Cette anecdote nous est précieuse puisque le masque du placide Thomas s’est fissuré l’espace d’un instant, révélant l’être passionné qu’il n’a jamais cessait d’être.

La colère est très souvent dangereuse. Pourtant, il y a des saints emportements : celui de Jésus au Temple, de saint Paul scandalisé par l’attitude de saint Pierre vis-à-vis du parti judéo-chrétien12, les cris d’indignation des papes ou les croisades des saints contre le péché. Il est possible – difficile mais possible – qu’une colère soit sainte. La haine elle-même peut se révéler un sentiment juste. En effet, la sainteté est la haine du péché, « je les hais d’une haine parfaite » dit le psaume (138-139, 21-22). Quand l’Adversaire est violent, il faut le vaincre avec douceur, patience et endurance. Mais lorsque l’ennemi se fait séducteur, délicat, discret, convaincant, qu’il fait de belles promesses en les susurrant à l’oreille, qu’il se drape de modestie et de candeur, alors il faut se faire net, brusque, tranchant et le jeter dehors, sans perdre une seconde, sans lui laisser le temps d’injecter son venin. « L’amour de la maison du Seigneur fait mon tourment » dit l’Ecriture13 () à propos du Christ qui chasse les marchands du temple avec un fouet de corde. Le cœur de Jésus se serre de tendresse et de fureur quand il s’agit de la maison paternelle. Puissions-nous avoir un tel zèle et une telle passion pour l’Eglise notre maison maternelle.

A la suite du Christ et de saint Thomas, soulignons qu’il est juste et bon d’aimer et de haïr, de vibrer de joie ou de colère. Le disciple est à l’image de son maître, incarné. En effet, le but de la foi catholique n’est pas d’éteindre les ardeurs d’une humanité trop agitée pour en faire un troupeau d’hommes et de femmes serviles, ni d’entretenir une atmosphère aseptisée où on ne parlerait d’amour qu’en termes sucrés et fleuris. Nous comprenons bien

12 Galates 2,11 et suivants. 13 Psaume 68, 10 citant en Jean 2,

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que la vie de Thomas ne fut pas linéaire, ni sans combat. Très jeune, son choix de la pauvreté dominicaine a configuré sa vie. Comme tous les saints, il a été mené au jardin des Oliviers, a dû livrer le combat et opter pour le Christ contre les séductions du monde. Il lui a fallu renoncer au confort et épouser la croix.

Aristote et l’audace intellectuelle de Thomas

a. Redécouverte d’Aristote au 13ème siècle

Bien plus encore que sa jeunesse, la vie intellectuelle de saint Thomas fut une lutte de tout instant et une œuvre de longue haleine. Seule une idéologie douteuse a pu faire croire au conservatisme du docteur d’Aquin. Bien au contraire, il fut intellectuellement très audacieux à son époque.

Au moyen-âge, la philosophie de Platon et de son émule Plotin règne en maître. Les grandes autorités théologiques comme Augustin ou Denys sont imprégnées de platonisme. Et voici, qu’au début du 13ème siècle, l’occident chrétien redécouvre, par les penseurs arabes (Averroès et Avicenne mais aussi le juif Maimonide), les œuvres d’Aristote. Néanmoins celles-ci, accessibles uniquement dans des traductions passablement corrompues, sentent le souffre. Elles contiennent des idées opposées à la foi (comme l’éternité du monde ou l’esprit unique et commun à tous les êtres rationnels). Le pape interdit même l’enseignement d’Aristote dans les universités.

A la suite de son maître en théologie saint Albert le Grand14, Thomas montre la pertinence des outils philosophiques d’Aristote. Il ne s’agit pas d’adopter les conclusions de ce dernier, mais d’utiliser et de tordre les concepts aristotéliciens dans le sens chrétien. « Saint Thomas ne conduit pas le Christ à Aristote, mais Aristote au Christ » dit encore Chesterton15. Mais, le soupçon est encore bien présent chez les protestants qui rejettent la théologie catholique, en particulier parce qu’elle introduit des mots non bibliques et des concepts du païen Aristote.

L’image trop froide et conservatrice de Thomas d’Aquin ne rend pas justice à sa démarche intellectuelle novatrice qui éclaire encore la question très actuelle de l’inculturation de la foi chrétienne. A son époque Thomas assimila sans peur le meilleur de la culture païenne et le génie des peuples pour la plus grande gloire de Dieu.

b. Histoire d’une âme

Prenons un seul exemple de la façon qu’a Thomas d’assumer l’aristotélisme et lui faire dire la foi chrétienne : l’exemple de l’âme. L’anthropologie dominante à l’époque restait marquée par le jeu de mot platonicien entre soma (le corps) et séma (la prison). Le corps était encore souvent considéré comme une prison pour l’âme et la mort comme la libération de celle-ci.

L’anthropologie d’Aristote est toute autre. Pour lui, comme pour Thomas, l’âme et le corps sont intimement ou organiquement liés l’un à l’autre, comme la forme et la matière. L’âme sans le corps est gravement amputée. La mort, c'est-à-dire la séparation entre les deux, est donc une grande violence et la résurrection corporelle devient alors la seule voie « naturelle » pour l’épanouissement véritable de l’âme.

Notons cependant qu’Aristote lui-même n’a jamais affirmé l’immortalité de l’âme personnelle, qui n’a pas de sens dans son système : elle doit mourir avec le corps du défunt.

14 A Paris, dans le quartier latin, lui est dédié la place « Maubert » qui est une contraction de « Maître Albert ». 15 Chesterton, p.27.

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Thomas emprunte donc à Platon l’immortalité de l’âme et à Aristote son lien intrinsèque au corps pour exprimer la vérité biblique de la résurrection. L’âme de la théologie catholique n’est ni celle de Platon, ni celle d’Aristote.

c. Nature et grâce

Pour Platon, philosophe et mathématicien, le monde réel est celui des Idées alors que la vie concrète n’est que le pâle reflet projeté sur le mur d’une caverne. Au contraire, pour Aristote, philosophe et biologiste, le monde concret est celui que l’on doit étudier. Etienne Gilson résumait ainsi l’opposition des deux grecs : « Platon parlait concrètement de notions abstraites. Aristote […] parlait abstraitement de choses concrètes »16. En théologien, Thomas reprend l’intuition aristotélicienne : la création et le monde très concret que nous avons sous les yeux permettent de remonter au Créateur. Dit autrement, la nature est en continuité avec la grâce. « La grâce ne contredit pas la nature, elle la perfectionne », dit-il souvent.

Nous sommes souvent tentés d’admirer, et parfois plus que de raison, les convertis violents. Nous pouvons être spécialement attirés par les phénomènes miraculeux qui manifestent la puissance de Dieu. Néanmoins, son action ordinaire ne se fait pas en rupture avec la nature mais en continuité avec elle. Dieu s’appuie sur notre nature pour faire de nous des saints, à partir de ce que l’on est, très modestement. De manière ordinaire, la grâce travaille et façonne l’être créé que nous ne cessons d’être. Thomas a bien montré que le Créateur (de la nature) et le Sauveur (qui nous donne la grâce) sont un seul et même Dieu. L’aventure de la sainteté peut suivre une trajectoire douce et linéaire, comme dans la majeure partie de la vie de notre saint dominicain.

L’amoureux de la Vérité

a. Le bourreau de travail

Saint Thomas est un homme de génie et également un travailleur acharné. L’œuvre est colossale pour un homme qui meurt avant cinquante ans et inégalée dans l’histoire de la pensée. Il a produit des commentaires de dizaines de livres bibliques et des évangiles, il a aussi compilé les citations des Pères dans un recueil appelé la Catena Aurena, la chaîne d’or. Il a commenté les œuvres d’Aristote ou de Denys l’Aréopagite, produits des ouvrages autour de questions disputées ou à la demande du pape lui-même. Il a enfin conçu trois « Sommes » qui ont pour projet d’embrasser l’ensemble du mystère17. La dernière, la Somme théologique, en trois parties, est inachevée. Elle comporte pourtant 512 questions – c'est-à-dire des grands sujets traités – et 2669 articles. Chacun de ces articles, s’étalant sur 3 ou 4 pages, comprend une liste d’objections, une citation d’autorité (de la Bible ou des pères de l’Eglise), une réponse argumentée, et enfin une réponse détaillée à chacune des objections soulevées. Jean-Pierre Torrell a calculé que notre saint a produit l’équivalent de 12 pages A4 par jour pendant les dernières années de sa vie18 (alors que les écrivains contemporains tiennent difficilement une moyenne de 4 à 5 pages par jour, sur des sujets souvent moins élevés…). L’Aquinate fonctionnait avec une équipe de collaborateurs qui étaient à la fois secrétaires, frères et compagnons. A la manière des grands joueurs d’échecs

16 Etienne Gilson, L’Etre et l’essence, Vrin, Paris, 2000, p.49 17 Le Commentaire des Sentences, la Somme contre les Gentils et la Somme théologique, et en outre un résumé de la Somme théologique appelé le Compendium de théologie. 18 Jean-Pierre Torell, p.267

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qui font des parties simultanées il dictait jusqu’à cinq ouvrages en même temps à ceux-ci, souvent dépassés par son agilité d’esprit et sa force de travail.

Dire qu’il est un génie inégalable est vrai, mais il est pourtant un homme comme nous, qui n’avait pas une science infuse, mais qui a mis toute la force de son caractère au service de l’œuvre à laquelle Dieu l’appela. Pour être juste, notre admiration doit d’abord se porter sur l’effort de sa volonté et non sur la pureté cristalline de son intelligence qui n’en est que le fruit surélevé par la grâce divine.

Dans les travaux auxquels Dieu nous appelle, saint Thomas est un intercesseur, non pas tant pour découvrir des lumières sur des mystères très élevés, que pour tendre notre volonté à aimer et servir Dieu et notre prochain.

b. Corps et âme pour la Vérité

L’œuvre théologique et philosophique de saint Thomas est gigantesque, or « rien de grand ne se fait sans passion » disait le philosophe Hegel. Le moteur de la vie du docteur angélique ne peut donc être qu’une passion amoureuse. A travers les méandres d’une vie moins lisse qu’il n’y paraît, nous avons déjà découvert un homme embrasé, prêt à tout pour son Seigneur. Ajoutons qu’au crépuscule de sa vie, arrêté dans son voyage vers le concile de Lyon II auquel le pape le conviait et qu’il ne rejoindra jamais, il se fit lire et commenta encore, presque agonisant, le Cantique des Cantiques, ce poème d’amour biblique entre David et sa Bien-aimée, entre le Seigneur et l’âme de son disciple.

Thomas ne s’est jamais mis en avant dans ses ouvrages, aucune mention de lui, pas d’autobiographie spirituelle à la manière des Confessions. Un seul verbe est à la première personne dans son œuvre et répété 2669 fois dans la Somme Théologique : « respondeo », « je réponds ». La seule parole personnelle signe son implication totale pour la vérité qu’il sert et défend sans relâche. Il n’est pas effacé derrière son œuvre théologique, il y est totalement investi. L’amour de la Vérité a embrasé tout son être sans rien laisser, aucun jardin secret, nul égocentrisme. Le Dieu trois fois saint règne sur lui sans partage.

Gangrené par un relativisme qui épouse à la fois notre désir d’autonomie à tout crin et notre grande paresse intellectuelle, notre monde a peur de la vérité qui est souvent taxée de totalitarisme. Pour Thomas, la vérité est infiniment désirable et suprêmement attirante. Il a vraiment vécu une passion dans tous les sens du terme : il est mort d’épuisement pour celui qui est la Vérité en personne. Pour lui la quête intellectuelle est bien une histoire d’amour. « L’homme aime la vérité qu’il croit, y réfléchit sérieusement, et l’embrasse de tous les arguments qu’il peut trouver pour cela »19.

Comme tant de saints, il nous invite à retrouver un rapport amoureux à la vérité et à creuser notre désir du vrai, du beau, du bon. C’est à nous, disciples de la Vérité en personne, de présenter encore et toujours le visage séduisant de celle-ci. La sortie du relativisme ambiant ne se fera pas tant par la victoire d’une idée sur une autre, que par la redécouverte de la beauté de la Vérité et de la joie que procure sa recherche.

Le Christ est la Vérité en personne et Saint Thomas ne l’a jamais ignoré. Si ses journées étaient entièrement consacrées à l’étude, il commençait pourtant chacune d’elles en célébrant la messe lui-même avant d’entendre une seconde messe célébrée par un autre frère. Tous ces biographes mentionnent qu’il ne perdait aucun instant, ne prolongeait jamais les repas et déclinait toute invitation ou distraction. Mais, en revanche, il interrompait souvent ses travaux pour se rendre à la chapelle. Guillaume de Tocco nous raconte : « Toutes les fois qu’il voulait étudier, entreprendre une dispute, enseigner, écrire ou dicter, il se retirait d’abord dans le secret de l’oraison et priait en versant des larmes afin d’obtenir l’intelligence des mystères divins ». Parfois, il appuie sa tête contre le tabernacle en attendant que Dieu lui-même lui inspire la solution d’un problème ardu. En

19 Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae q.2 a.10 rép.

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une autre occasion, il demande son avis au Christ sur sa défense du mystère eucharistique en déposant le manuscrit devant le crucifix de la chapelle.

c. Intelligence et amour à l’image du Dieu Trinité

Selon Thomas, l’intelligence et l’amour sont appelées à s’unir aussi intensément chez la créature que chez le Créateur. Or notre Dieu est Trinité, et Thomas reprend et développe une idée déjà présente chez ses prédécesseurs20.

Le Père est Dieu en tant qu’origine, le Fils est Dieu comme Verbe, discours ou intelligence de Dieu. Enfin, l’Esprit est le lien d’amour21 en Dieu. Donc en Dieu Trinité, l’intelligence (le Fils) et l’amour (l’Esprit) sont indissociablement uni et ne forment qu’un.

Ainsi, la créature qui aime en réfléchissant et qui pense en aimant est à l’image du créateur trinitaire. Les milliers de pages sous sa plume sont le fruit de l’amour de Thomas. Notre société a tant besoin que l’amour soit purifié par la vérité et que celle-ci soit assouplie et rendue belle et séduisante par l’amour.

d. Pour ses chers étudiants

Moine dès six ans, Thomas a consacré toute sa vie à son Créateur, mais toujours dans le plus grand service des créatures. La visée première de ses œuvres est contemplative, mais son objectif second et indissociable est d’enseigner et de communiquer la joie entrevue à l’intérieur du mystère, de dévoiler peu à peu l’immense beauté de la Vérité. « Il est encore plus beau de contempler et d’enseigner que de contempler » dit-il. La devise de Thomas devient, après sa mort, celle de l’ordre dominicain tout entier : «Contemplata aliis tradere » « communiquer aux autres le fruit de ce que l'on a contemplé »22.

Pour cette raison il refusa tous les postes de commandement et les honneurs ecclésiaux. Il est convaincu que sa vocation au service de l’Eglise est celle de la recherche et de l’enseignement. La charge des âmes, mais surtout les préoccupations du monde, le détournerait de son travail. Il refusa l’évêché de Naples, le chapeau de cardinal, comme il renonça à la mission de général des dominicains. Enfin, il veut être commandé pour être certain de faire la volonté de Dieu, demeurer pauvre et obéissant et consacrer toutes ses forces à la contemplation théologique.

Autre touchante sollicitude pour ses étudiants qu’il aime par-dessus tout, il annonce dans le prologue de la Somme avoir écrit l’ouvrage pour les débutants ! Son souci fut d’ordonner la matière dans un effort pédagogique pour présenter de manière claire les vérités divines et favoriser ainsi l’apprentissage : « Le docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés, mais aussi instruire les commençants, selon ces mots de l'Apôtre (1Co 3,1-2) : "Comme à de petits enfants dans le Christ, c'est du lait que je vous ai donné à boire, non de la nourriture solide. " Notre intention est donc, dans cet ouvrage, d'exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants. Nous avons observé en effet que, dans l'emploi des écrits des différents auteurs, les novices en cette matière sont fort empêchés, soit par la multiplication des questions inutiles, des articles et des preuves ; soit parce que ce qu'il leur convient d'apprendre n'est pas traité selon l'ordre même de la discipline, mais selon que le requiert l'explication des livres, ou l'occasion des disputes ; soit enfin que la répétition fréquente des mêmes choses engendre dans l'esprit des auditeurs lassitude et

20 Le traité de la Trinité est constitué des questions 29 à 46 de la Prima de la Somme théologique. 21 Selon Romains 5,5. 22 Somme Théologique IIa IIae, q.188, a.6

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confusion. Désirant éviter ces inconvénients et d'autres semblables, nous tenterons, confiants dans le pouvoir divin, de présenter la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra. »

Conclusion : une vie de paille livrée au feu divin

Le saint d’Aquin est une source d’inspiration pour notre monde occidental déprimé : une vie passionnée, une unité entre l’âme et le corps, une intelligence qui aime et une charité intelligente. Enfin, le témoignage de l’humilité de ce génie immense. Au soir de son existence, cette vie acharnée au travail semble à Thomas une très pauvre offrande pour son Seigneur. Depuis un an, il a arrêté d’écrire. A son compagnon Raynald qui l’interroge, il répond « A côté de ce que j’ai contemplé, tout ce que j’ai écrit me semble n’être que la paille ». Ultime hommage de la pauvre créature à la transcendance du Créateur. Jusqu’au dernier souffle, le théologien demeure à genoux devant le mystère.

Chers frères et sœurs, puisse l’engagement de tout l’être, l’amour ardent et l’humilité toute pure de saint Thomas nous inspirer pour aujourd’hui et pour demain.